Beat ou pas, lisez ces 165 lettres de Ginsberg, 165 parmi les 3 700 que sa graphomanie a fait éclore entre 1943 et 1997. Éclosion ou plutôt explosion. «Too slow!» C’est ce que les Américains disent des romans rouillés. Eux prennent la plume comme on prend la route. Rien dans les poches, tout dans la tête. L’urgence, le rythme, les sensations saisies au vol, l’âme et l’amour en roue libre, c’est la composante essentielle de leur modernité. Ils ont de qui tenir. Et Ginsberg, à vingt ans, dans le New York du hard bop, se réclame d’un trio français, Rimbaud, Proust et Céline, la prosodie faite flux ou flot, écrit-il souvent. Cet exotisme nous paraîtrait assez banal si sa correspondance n’affichait l’espèce d’autorité intellectuelle que Kerouac, Cassady, Burroughs et Corso lui reconnaissaient. Ginsberg fut un acteur essentiel de la Beat Generation et sa conscience, et peut-être son historien le plus scrupuleux. Drôle de voir ce «pédé youpin gauchisant», selon la formule paradoxalement amicale de Kerouac, tomber sur les journalistes, les éditeurs et les universitaires en flagrant délit d’erreurs. Sa correspondance est à la fois une arme de précision et un agent de liaison. Car il fut le plus nomade de la bande, promenant son bouddhisme farfelu ici et là, du Mexique à Paris, des Indes au Pérou, d’Italie en Espagne, à la recherche d’une authenticité qu’il ne se contentait pas d’idéaliser.
Ayant survécu aux autres, grâce à une santé capable d’encaisser tous ces stupéfiants qu’il jugeait bénins mais qui en tuèrent plus d’un, Ginsberg engrange la matière de sa poésie vertigineuse sous toutes les latitudes, se préoccupe des amis autant que de ses livres, ruse avec l’argent et les servitudes, vitupère contre son pays, la censure post-maccarthyste et la chienlit capitaliste avant de voir s’effondrer une à une, de Cuba aux ultimes sursauts du bloc soviétique, ses dernières illusions. Trop sceptique et informé pour avoir jamais rejoint les «cocos», c’est son mot, l’auteur de Howl raisonnait comme la chouette d’Athéna. Le délire, la bringue, le jazz et le rock faisaient aussi partie de son éthique paradoxale, fondamentalement pacifiste et démocratique. Son entrevue avec Robert Kennedy en 1968 constitue l’un des grands moments de ce volume où alternent lettres connues, relatives à la poésie moderne, et moins connues. Qui s’intéresse à la peinture américaine de l’autre siècle y trouvera du grain à moudre, des cours de Meyer Schapiro au grand Larry Rivers (un des artistes les plus maltraités chez nous). Un exemple pour finir. Depuis Tanger (tiens, tiens) en juin 1957, Ginsberg entretient son pote Robert LaVigne (autre peintre très sous-évalué) des derniers gossips, sa rencontre du fulgurant Francis Bacon via son ami Paul Bowles. Bacon, baskets et Levis, lui dit sa détestation de «l’abstraction» et son culte de De Kooning. D’autres noms suivent, Greco, Cézanne, Bellini, la peinture au meilleur de sa forme, avant que Ginsberg ne fasse état d’une lettre de Corso, installé à Nice : «A vu une expo de Miro, a vu Picasso et lui a crié dessus en français “Je crève la dalle, je crève la dalle”». La pulsion même du temps, son beat. Stéphane Guégan
*Allen Ginsberg, Lettres choisies 1943-1997, édition établie et présentée par Bill Morgan, traduit de l’anglais par Peggy Pacini, Gallimard, Du Monde entier, 29,50€.
La même collection a accueilli en 2010 la traduction du rouleau original de On the road, dédié à Ginsberg et Cassady. Puisque nous avons souligné la ferveur des Beat pour la littérature française, rappelons que cette dernière le lui a bien rendu. C’est le regretté Michel Mohrt qui convainquit Gallimard de publier en 1960 une traduction de la version corrigée de 1957 (Viking Press). Sa préface est à relire. Discrète sur les hallucinogènes et la sexualité peu catholique de la «bande à Kerouac», elle leur attribue une forme d’existentialisme apolitique, évoque le «nouveau romantisme que plusieurs films récents nous ont révélé». Ces gars-là sont à situer quelque part entre James Dean et Marlon Brando, Céline et Melville, Genet et Dylan Thomas. Les «enfants de la nuit bop» ont surtout inventé l’écriture de leur frénésie, de leur vitesse à dévorer la vie. C’est la route pour la route, comme on disait «l’art pour l’art», un siècle plus tôt. «La route est pure», dit Mohrt, en regardant sa propre jeunesse, tumultueuse, dans le rétroviseur. SG
Signalons la parution de Jack Kerouac, Réveille-toi. La vie de Bouddha, Gallimard, 2013, soit ses considérations sur le bouddhisme qui ont nourri Les Clochards célestes (Viking Press, 1958).
Vous cherchiez en vain un moyen de tester vos amis ou vos collègues de bureau, de démasquer les tièdes… Ce moyen idoine, imparable, c’est la correspondance Morand-Chardonne. À la vue de ces mille pages dûment annotées, certains frissonneront d’horreur. Les gros livres, vous plaisantez ou quoi? Une petite injection de littérature, pour meubler les temps morts, cela suffit amplement. Et encore de la prose utile, responsable, partageable. Pas dérangeante. D’abord, qui c’est Chardonne? Les plus savants ou les plus âgés, si vous avez un peu chance, se souviendront vaguement que le très esthète François Mitterrand, dilection et provocation, raffolait du Bonheur de Barbezieux, sereine autobiographie de 1938… Pour les moins sensibles à son style, fait de concision altière et de légère ironie devant les intermittences du cœur et de la vie, Chardonne et ses douceurs charentaises ne suffisent pas à faire oublier le choix de l’Allemagne après la débâcle. Apparemment, la cote de Morand, pléiadisé, se porte mieux. C’est vite parler. Ne suscite-t-il pas aussi haine et détestation depuis que l’on juge les écrivains (surtout ceux de droite) à l’aune de leurs erreurs politiques? Ils sont encore nombreux ceux qui voient moins en lui l’homme pressé que l’homme occupé, la fulgurance née que le viveur trouble, et le réduisent à l’épisode maréchaliste et à ces éternelles poussées d’antisémitisme que Chardonne lui reprochait. Aux âmes pures, qui se boucheront le nez par crainte de se frotter à la réalité des textes et des hommes, on conseillera la lecture de ce que Bernard Frank, le critique littéraire le plus brillant de sa génération, a écrit de nos compères au cours des années 1950. Comment se fait-il que Frank, incarnation du sartrisme vertueux à ses débuts, ait pu se salir les doigts en tendant la main aux deux épurés de 1944?
C’est précisément ce que vous apprendra cette correspondance crépitante d’esprit, qui fournit tout ensemble la meilleure illustration du génie épistolaire français et une photographie exacte du Paris littéraire, au sortir des années de plomb. Si ces 800 lettres ne vous donnent pas le regret des époques à verve et des échanges sans filet, passez votre chemin. La plume en main, nos grands-pères ne craignent plus rien, tranchent et rient de tout, aussi goguenards, lucides ou cruels à propos de la guerre froide, de la bourse qu’au sujet de l’édition et de la presse. Les faits et gestes du milieu sont soumis à une surveillance piquante. C’est que leur retour sur le devant de la scène a débuté. Comme Morand l’exilé a du mal à y croire, alors qu’il en est le premier bénéficiaire, Chardonne lui confirme en avril 1957 qu’ils sont devenus les élus de la nouvelle vague, celle qui doit emporter les idoles du moment : «Cette mode, c’est Malraux, Camus, Sartre, un peu de communisme. Pour ces gars nous n’existons plus ; nous sommes des morts […]. Ce qui importe, c’est la génération qui a entre 30 et 40 ans.» Autant dire Bernard Frank, Déon, Hecquet, Blondin ou Nimier, le chéri de ces messieurs, qui le traitent en fils prodige et prodigue, épient sa santé flottante et encouragent même sa croisade pro-Céline. Morand et Chardonne se grisent en somme de leur jeunesse retrouvée, le clairon des Hussards les galvanise, la hargne de l’adversaire les soude. Car l’ennemi est bien là, il sort du bois dès que Morand, regonflé à bloc, se présente aux portes de l’Académie. Il y essuiera deux échecs avant de trouver le siège que Cocteau et Frank lui souhaitent dès 1957. Son élection, en 1968, suit de peu la mort de Chardonne. Sur leur relation, qu’on imaginerait pure des petitesses et méchancetés qu’ils attribuent aux autres, on lira la belle préface de Michel Déon et on méditera sa conclusion : «L’amitié entre homme de lettres cache d’insondables mystères.» Stéphane Guégan
*Paul Morand, Jacques Chardonne,Correspondance (Tome 1-1949-1960), édition établie et annotée par Philippe Delpuech, préface de Michel Déon, de l’Académie française, Gallimard, 2013, 46,50€. Ajoutons que Morand, dès qu’il en a l’occasion, parle peinture avec conviction et intelligence. Bref, sur toute la ligne, 1950, c’est bien 1917 recommencé.
La littérature abonde sur l’érotisme de Bataille. Bien que le sujet ait perdu l’attrait de l’interdit, il continue à susciter réflexions et contorsions plus ou moins inspirées. Le thème n’est-il pas consubstantiel à son auteur, à sa pensée, être et esthétique, des premiers contes licencieux au livre final sur Manet? Toutes les obsessions de Bataille s’y raccrochent d’une manière ou d’une autre, l’expérience de l’impossible, la transgression des limites, la victoire sur la mort, la souveraineté fugitive, la fiction comme chance du désir. À la fois excès et extase, le plaisir sexuel, et ce qu’il implique d’investissement symbolique ou d’accomplissement subjectif, met l’individu hors de lui, l’arrache à ses pauvres entraves, l’ouvre au sacré, en théorie. L’espèce de mysticisme dévoyé que Bataille propose à ses lecteurs les plus conséquents n’a sans doute jamais visé l’instauration d’un culte, en remplacement du vide religieux des temps modernes. Dans les années 1930, alors qu’il fréquente aussi bien Masson et Picasso que Lacan et Caillois, il y eut pourtant volonté de créer une sorte de groupe d’action directe, incarnant une voie de libération possible entre fascisme et communisme, auxquels il importait de ne pas abandonner l’emprise qu’exerce toute violence sacrificielle sur l’imaginaire et sur les corps. Passé ce moment utopique, que symbolise la flambée d’Acéphale, Bataille choisira l’affirmation individuelle et, comme il l’écrit en 1943, «l’expérience intérieure».
Ce tournant structure le bel essai de Juliette Feyel, qui ne craint pas de s’aventurer sur un terrain surinvesti. Elle le fait avec un grand calme et une érudition maîtrisée, sans héroïser Bataille, ni le dédouaner de ses concepts les plus faibles, les plus éculés aujourd’hui, la sortie du rationnel, la dépense gratuite et l’animalité retrouvée. Feyel prend même plaisir à explorer ces failles afin d’étayer la thèse du livre : les récits les plus lubriques de Bataille, ceux qu’il ne put faire paraître sous son nom, constituent encore la «part maudite» de l’œuvre. Mais ce serait celle où l’auteur de L’Histoire de l’œil se serait «approché au plus près» de son objet et de sa subversion agissante. Si l’ethnologie a souvent coloré ses textes théoriques d’un primitivisme douteux, arqué sur l’opposition convenue entre le civilisé et le sauvage, les grands mystiques ont révélé Bataille à lui-même autant que Sade et Baudelaire. Le lecteur de Durkheim, orphelin de Dieu, fait donc siennes la distinction des sociologues entre profane et sacré et la furia sensuelle du catholicisme à son acmé. Pareille combinaison devait causer une sorte d’épouvante au Sartre des années d’Occupation, dénonçant ce «chrétien honteux» aux autorités morales de la «résistance» intellectuelle. Lecture honteuse, réplique Feyel, qui souligne combien les détracteurs de Bataille ont manqué son «christianisme» athée. Aucune loi morale, aucun impératif utilitaire ne peut vaincre l’aiguillon du désir, lequel ne touche au parfait cristal qu’en se souillant. Mais Bataille, Casanova clandestin, finira par reconnaître au seul livre le privilège de donner à nos fantasmes la chaleur du réel, en les maintenant en tension.
Stéphane Guégan
*Juliette Feyel, Georges Bataille. Une quête érotique du sacré, Honoré Champion, coll. Champion Essais, 25€.
La réflexion sur la peinture restant aux marges de cet essai, rappelons ici que Manet, et notamment Olympia, aura offert à l’ontologie paradoxale de Bataille une manière d’épiphanie. Le chef-d’œuvre de l’art français ouvre ses lourds rideaux sur la pure présence : «C’est la majesté retrouvée dans la suppression de ses atours. C’est la majesté de n’importe qui, et déjà de n’importe quoi… – qui appartient, sans plus de cause, à ce qui est, et que révèle la force de la peinture.» On retrouvera Manet, Picasso, Masson et quelques autres peintres de son musée imaginaire dans mon livre, Cent peintures qui font débat (Hazan, 39€).
Rentrée littéraire (2)
Ce fut d’abord une rumeur, alimentée par le premier intéressé : Yann Moix allait accoucher d’un livre de poids. En d’autres temps, on aurait parlé d’un livre de prix… C’est que le bébé avait eu le temps de s’arrondir in utero. Maintenant qu’il respire et fait ses premières nuits, le dernier né de Moix embarrasse autant la gent littéraire que le héros de Naissance consterne papa et maman. S’agit-il, en effet, d’un gros livre ou d’un grand livre ? Difficile à dire tant il alterne le meilleur et de sacrés tunnels, retient et refroidit, fait rire et fait peur. On n’est peut-être pas forcé de le lire en entier, ou d’une traite, comme me le souffle une amie à qui rien ne fait peur. Moix, éternel moderne, aurait-il ajusté au papier les nouvelles pratiques du net, où l’on butine au hasard en ajoutant benoitement au panier ses glanes aléatoires ? Il y a fort à parier pourtant que ce flot ininterrompu de mots, et de bons mots très souvent, et même de vraie littérature, affronte secrètement de plus grandes ombres que la lobotomie mémorielle de la toile. Moix ne répète-t-il ici et là que le roman du siècle dernier s’est joué entre Proust et Céline, le juif et l’antisémite, pour résumer à sa façon, toujours un rien binaire. Un troisième géant hante Naissance, et c’est évidemment Joyce. S’il évacue joyeusement le très réchauffé complexe d’Œdipe, en racontant la difficile venue au monde du narrateur et ses démêlés avec d’impayables géniteurs, le roman de Moix développe un très évident complexe d’Ulysse. Pas facile de rivaliser avec le flot de l’Irlandais triestin. Il entend, en tous cas, le rejoindre par une incontestable vis comica et par une nette tendance à chasser sur les terres de Bataille, que le livre met en scène avec un humour décapant… L’érotomane d’Orléans, on le sait, tenait pour lettre d’évangile une formule de Saint Augustin : «Inter faeces et urinam nascimur» («Nous naissons entre l’urine et les excréments»). Autant l’annoncer à ses éventuels lecteurs, Naissance est très pipi caca en bonne orthodoxie batailleuse. Quand Rabelais rencontre Jean-Jacques Schuhl et Woody Allen, cela donne Moix et ses émois. Allez, j’y retourne. SG
Des bruts, Chaissac et Dubuffet? Des naïfs, des sauvages… Et puis quoi encore? Évidemment, ça arrange l’histoire de l’art de nous le faire croire et d’héroïser leur contre-culture, pour parler l’idiome de la secte. Eux n’ont jamais opposé une vérité à l’autre. Leur démarche, mois uniforme que commune, aura plutôt consisté à élargir le domaine de l’art à d’autres pratiques, d’autres savoirs, en les tirant d’autres territoires de la création. S’ils en privilégient les marges en apparence, c’est pour mieux en libérer le cœur et les acteurs. L’art des enfants, l’art des simples ou l’art des fous, dont les surréalistes s’étaient déjà réclamés, les poussent plus loin dans l’exploration d’une poésie débridée, déridée, hautement loufoque, où n’auraient plus cours les derniers blocages intellectuels, moraux et presque sociaux de leurs aînés. Le freudisme de salon avait fait son temps, une cocasserie moins convenable, moins soucieuse des formes, à tous égards, ne demandait qu’à faire contrepoids à la sinistrose de l’après-guerre, compassionnelle ou existentialiste. Toute révolution culturelle s’opère à l’intérieur de ses anciennes limites: Chaissac et Dubuffet ne sont pas des autodidactes, des innocents sortis de nulle part et n’aspirant qu’à rester d’anonymes inventeurs. La brutalité ne saurait être qu’une pose, l’inculte une provocation, le rejet du milieu une stratégie provisoire… Et quand Dubuffet, le plus Parisien, le plus versé dans les usages avant-gardistes, lance «l’art brut» en novembre 1947, dans les sous-sols de la galerie René Drouin, Chaissac grogne un peu: «Et vinci. le titien Michel ange et compagnie ne pourrait-on pas appelér ça l’art barbare?»
On respecte ici son écriture et sa ponctuation volontiers fautives, espiègles, conformément aux choix éditoriaux de Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle. Ils viennent de rassembler, en deux volumes aussi indispensables l’un que l’autre, la correspondance que Chaissac échangea avec Dubuffet et Paulhan, le troisième homme de cette cordée pas comme les autres. Sous l’Occupation, en plus des intérêts de la maison Gallimard, NRF comprise, ce dernier avait amplement prouvé son flair en matière de peinture moderne. Formidable promoteur, et même découvreur de talents, il cherche alors, autant que Georges Limbour, une alternative au surréalisme, des successeurs aux gloires vieillissantes, son cher Braque, Picasso, Matisse ou Bonnard. Autrement dit, «l’ancien régime», selon la formule trop radicale d’un Chaissac, qui avait fait son miel de ses aînés et fréquenté Freundlich, Gleizes et Lhote. Dubuffet, avant de jouer les cancres sublimes, tâta aussi des diverses options de la modernité parisienne. Doit-on s’étonner que lui et Chaissac, sans se connaître encore, aient bifurqué au même moment? Les années d’Occupation, on ne le souligne pas assez, furent propices au renouveau de «l’art naïf». Collabo ou pas, une grande partie de la presse plébiscite la sainte ignorance des règles académiques, les peintres de la terre, du populaire, héritiers supposés des imagiers du Moyen Âge, par opposition aux habiles sans cœur ni sincérité. L’authentique, sous le maréchal, fait des adeptes de tous bords.
C’est fin 1943 que Paulhan, œil alerte, commence à s’intéresser à Chaissac et Dubuffet. C’est lui encore qui les pousse à s’écrire et s’épauler. C’est lui enfin qui intègre les deux complices à ses entreprises propres à partir de 1946, la collection Métamorphoses, les Cahiers de la Pléiade, ouverts à Céline parallèlement, et la renaissance de la NRF après 1953. L’aventure de l’art brut reçut donc le soutien de Gaston Gallimard et de son principal conseiller. Raymond Queneau, autre appui de poids, s’emballe également pour ces fantaisistes capables de peindre comme d’écrire d’une verdeur égale… La lecture enfin possible de ces correspondances croisées éclaire donc le paysage intellectuel et artistique de l’après-guerre de façon décisive. La plus grande surprise vient de l’ambition littéraire des deux peintres. Confrontés à un contexte économique très déprimé, Chaissac et Dubuffet, le fauché et le rentier, sont loin de négliger l’écriture pour s’imposer et pour imposer un style. Une certaine communauté graphique ne relie-t-elle pas les deux pans de leur création? Mots et images procèdent presque des mêmes tracés, faussement enfantins. Depuis sa Vendée rustique, Chaissac se dote d’un patois impayable, peuplé d’animaux et de végétations qui lui et nous parlent, un patois très différent des lettres lissées, contrôlées, qu’il avait écrites à sa future épouse en 1941. Mais quand il s’adresse à Dubuffet et à Paulhan, sa verve paradoxale ne connaît plus de limite, conscient que ses correspondants n’en attendent pas moins de lui. Truculentes et scabreuses, ses longues et incessantes missives tranchent sur les réponses de Dubuffet, plus retenues, et sur celles de Paulhan, plus distantes. Leurs échanges dureront près de vingt ans, ils seront sans doute traversés de tensions, de silences et de petites jalousies, ils n’en forment pas moins un des laboratoires les moins connus, les plus savoureux, les plus sûrs, de l’art dit brut. Stéphane Guégan
*Gaston Chaissac/Jean Dubuffet. Correspondance 1946-1964, édition établie, présentée et annotée par Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle, éditions Gallimard / Les Cahiers de la NRF, 45€ (ouvrage publié avec le soutien de la Fondation d’entreprise La Poste et de la Fondation Jean Dubuffet)
*Gaston Chaissac, Lettres à Jean Paulhan 1944-1963, édition établie, annotée et introduite par Dominique Brunet et Josette-Yolande Rasle, éditions Claire Paulhan, 44€ (ouvrage publié avec le soutien de la Fondation d’entreprise La Poste).
*Jusqu’au 28 septembre prochain, la remarquable exposition Chaissac-Dubuffet. Entre plume et pinceau reste visible au musée de La Poste. Alternant œuvres et documents, elle rend compte de l’émulation qui lia les deux artistes à partir de 1946. Remarquable catalogue, Fages éditions, 25€
VERBATIM
p. s. le sujet tout scabreux qu’il peut être pourrait peu être donner matière a petits poëmes pouvant valoir par leur cocasserie. Voici un essais.
ton lait pourtant si bon n’est rien a côté du spasme que tu me procures chèvre bénie et ce n’est pas moi qui te ferais porter des cornes. Comment ma chérie te voudrais-je carpète alors qu’il te faudrait perdre la vie. Tu m’as rendu bouc et je me trouve si bien de ce nouvel état que j’en deviens tout bêta pour le coup d’Etat que je progetait de faire, etc., etc.
Un jour ou l’autre, on revient aux sources, on reprend racine, on efface la buée du petit miroir, celui que chacun porte sur soi. Notre passé, merci Proust, ne prévient jamais. Maintenu dans le flou, rejeté au loin, par crainte ou confort, le voilà qui réclame soudain, comme en photographie, une mise au point. Il y a deux ans, à l’occasion d’une banale démarche administrative, qui la confronta avec les tours et détours d’une histoire familiale particulièrement tortueuse, Anne Sinclair décidait de partir de la redécouverte de son grand-père. Non qu’elle eût oublié le vieil homme qui, au tout début des années 1950, lui avait témoigné affection et attention. Le très smart Paul Rosenberg dirigeait alors une galerie d’art, à New York, de renommée internationale. Elle était loin cependant de jouer encore le rôle qui avait été le sien avant la guerre, à l’époque où Picasso, Braque, Matisse et Bonnard faisaient les beaux jours d’une adresse mythique… Au 21, rue La Boétie, sur deux étages, reliés par un bel escalier qui a survécu, la peinture moderne avait pris ses quartiers et ses marques au cours des années 1910. Elle n’en serait délogée qu’aux premières heures, et rapines, de l’occupation allemande.
Aryanisée en 1940, après avoir été vidée de ses trésors, la galerie connaît immédiatement une seconde disgrâce, plus symbolique, mais non moins dégradante. L’Institut d’étude des questions juives y installe ses bureaux et y entrepose bientôt ses publications nauséeuses. Passons, pour l’instant, sur cette absorption brutale… La rapacité des Allemands, ambassade et services de la Wehrmacht, ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Le reste de la collection, des centaines de tableaux, que Paul Rosenberg avait eu soin d’envoyer en province dès la « drôle de guerre », est « confisqué » en quelques mois, avec l’aide de certains marchands parisiens, qui se font payer au pourcentage… Cette honteuse collusion d’intérêts est chose bien connue depuis la parution du Musée disparu d’Hector Feliciano, qui consacre un chapitre à Rosenberg, à ses « méthodes de vente » et au quartier, véritable « Florence parisienne ». Anne Sinclair a lu Feliciano et le cite. Mais son sujet déborde largement le pillage des collections juives, les aléas de ces œuvres qui quittèrent la France ou furent l’objet de tractations locales, avant d’être restituées à leurs propriétaires pour une part d’entre eux et d’entre elles. Non, le véritable cœur de ce livre, c’est l’étonnante personnalité de Paul Rosenberg et son action décisive, entre les deux guerres, sur le commerce de l’art moderne. Un marché qu’Anne Sinclair, à la suite de Michael C. FitzGerald, aborde comme « central » et non plus « périphérique au développement de l’art moderne ».
L’art moderne, disons-le, dans sa version la mieux armée pour s’ouvrir un public qui venait à peine de digérer Manet, Cézanne et Gauguin. Rosenberg confie cette tâche au Picasso le plus ingresque, au Matisse le plus niçois, au Braque le plus pompéien, etc. Cette écurie plutôt sage, qui s’autorisait quelques écarts tout de même, Rosenberg la porta au zénith en « grand seigneur » (Maurice Sachs) et en businessman avisé. Sa passion pour le dernier Renoir, qu’il partageait avec les artistes de sa galerie, n’obéissait pas moins à son œil d’aigle qu’à son sens des affaires. Notons que ce marchand complet, c’est si rare, n’eut pas les préventions de notre époque pudibonde pour les intempérances ultimes du vieux maître, elles allaient hanter pour longtemps l’éros picassien. Mais, d’un autre côté, il est significatif que le premier peintre à signer un contrat d’exclusivité fut Marie Laurencin, qui avait eu l’audace de n’en pas avoir trop. Léonce Rosenberg, le frère aîné de Paul, s’aventurait, rue de La Baume, sur des eaux plus profondes. Il avait le pied marin et des ambitions dévorantes aussi… Après la guerre de 1914, on l’avait vu tremper dans la liquidation de la galerie Kahnweiler, ce dernier ayant été délesté de son stock parce que, citoyen allemand, il était aussi « boche » que le cubisme ou Kubisme dont il était alors inséparable. L’époque n’était pas seulement aux spoliations officielles. La barbarie des tranchées avait définitivement démonétisé un certain formalisme ou un certain hermétisme. L’appel du « retour à l’ordre » avait saisi les uns dès les années de guerre. Chez les autres, la secousse provoqua une relance salutaire. Il suffit de lire les premiers romans de Drieu et d’Aragon, qui avaient connu le feu, pour mesurer le besoin qu’éprouve l’époque de congédier la gravité desséchante ou la boue mortifère des dernières années. Picasso a appuyé sur l’accélérateur avant les autres, il trouve Rosenberg sur sa route durant l’été 1918. Léonce préfère ne pas monter dans ce train-là. Reste Paul, bien décidé à pousser le Picasso des années Biarritz parmi ses clients les plus huppés. Georges Wildenstein, marchand incontournable pour l’impressionnisme et la peinture ancienne, s’associe à Rosenberg. Ils se partagent le nouveau Picasso de part et d’autre de l’Atlantique, ils vont faire gagner beaucoup d’argent à Pablo, qui quitte Montparnasse pour la rue La Boétie. Au 23, il ingrise à volonté. Sa correspondance avec Rosenberg, qu’Anne Sinclair cite à propos, laisse apparaître la dynamique qui s’installe entre la demande continue d’une clientèle chic et la production indocile d’un peintre dont les tableaux moins séraphiques ou surréalistes trouveront preneurs ailleurs.
Rosenberg ne se jugule pas au point de ne pouvoir montrer un tableau aussi dionysiaque et inquiétant que La Danse (Tate Modern) de 1925. A New York, c’est une autre paire de manches, comme le confirment les lettres de John Quinn (l’homme à qui notre pays doit la présence du Cirque de Seurat sur les cimaises d’Orsay). Mais là encore la patience, l’obstination et le feu sacré de Rosenberg vont payer, comme disent les Américains. Dès l’ouverture du MoMA, en novembre 1929, Alfred Barr s’avère un appui efficace. Dix ans plus tard, la grande exposition Picasso, premier blockbuster de son histoire et consécration d’efforts mutuels, ouvre ses portes alors que l’Europe s’enferme dans la guerre. Les tableaux Rosenberg resteront aux Etats-Unis, comme ceux qu’il avait envoyés à Londres à la fin des années 1930. Avant de quitter la France avec son épouse et leur fille Micheline – la mère d’Anne Sinclair –, une petite partie du stock avait donc franchi l’Atlantique. Elle servira à amorcer une nouvelle boutique sur la 57e rue. Puis, en 1953, Rosenberg déplacera sa galerie et sa famille Uptown, 22 blocs plus haut, en redessinant une fois de plus la géographie du marché de l’art. La guerre et l’Occupation ne furent pas les seuls moments dramatiques de cette success story. En 1932, coup de théâtre, Rosenberg et Wildenstein se séparent. Les experts ont longtemps mis cette rupture spectaculaire sur le compte de « la grande dépression » qui, partie de New York, a finalement touché la France et porté Hitler au pouvoir. C’est, par exemple, ce que laisse entendre l’excellent Dictionnaire Picasso de Pierre Daix. « Je n’avais jamais compris, écrit Anne Sinclair, pourquoi l’association se brisa en 1932, quand Paul récupéra la totalité de la représentation de l’artiste. Ni pourquoi prononcer le nom de cette famille dans la nôtre relevait du tabou. » On parlerait d’un « scoop » si l’auteur ne révélait une de ces déchirures qu’on préfère généralement taire. A la mort de Paul Rosenberg, dans un tiroir bien fermé, une étrange confession se trouvait parmi ses papiers. La lettre date de la fin 1942, alors que son fils Alexandre participe aux opérations militaires d’Afrique du Nord qui vont faire basculer le destin de l’Europe. Paul y rappelle que sa jeunesse ne fut pas aussi « heureuse » que celle de ses enfants, qu’il se sentit très vite « enchainé » aux affaires, il fait état surtout de la douleur qu’il éprouva à voir sa femme lui « échapper » au cours des années 1920, et sa découverte que Marguerite en aimait un autre, Georges Wildenstein en personne, dont la personnalité plus fastueuse, moins sombre, l’avait fascinée.
Cette passion, on se gardera nous-même de la juger à partir de ce document, fût-il traversé par la souffrance d’un homme déchiré. Revenons plutôt 21, rue La Boétie, après sa confiscation par l’Institut d’étude des questions juives. A l’inauguration, le 11 mai 1941, parmi les durs de l’antisémitisme, ceux qui se réclament de Gobineau, de l’anthropologie physique et ceux qui n’en ont pas besoin pour justifier les premières mesures de Vichy, il y a là un certain Céline, dont Gallimard vient de donner une nouvelle édition des Lettres à Milton Hindus. Elles datent des années 1947-1949. Céline vient de sortir de sa prison danoise où l’ont jeté les pamphlets que l’on sait – ceux que de bonnes âmes voudraient ne jamais voir republier. Mais l’histoire, la vraie, n’est pas une pratique d’autruches. Heureusement qu’Henri Godard, dans sa biographie exemplaire (Gallimard, 2011), a montré qu’ils étaient le fruit du pillage systématique des publications de l’antisémitisme contemporain sans s’y réduire. Adossée à la raciologie la plus banale, à la théorie des ennemis de l’intérieur, au pacifisme de gauche, voire à la position de certains juifs, la xénophobie célinienne s’y est donné libre cours dans un torrent obscène qui choqua moins son premier public qu’on pourrait le croire. Bien que cette outrance obéisse d’abord au genre pamphlétaire et soit antérieure au processus d’extermination nazi, elle aura contribué au pire. Mais, comme il le dira à Hindus, cet universitaire américain juif avec lequel il ébauche une correspondance en mars 1947, il n’a jamais appelé au « massacre » des juifs, mais plaidé leur extradition, vers la Palestine même dès Les Beaux Draps (1941). Précisément le livre qui pousserait Hindus, admirateur sans borne du Voyage et de Mort à crédit, à prendre la défense de Céline, au prétexte que ce détestable antisémitisme remonte à la nuit des temps et qu’il importe parfois de séparer littérature et idéologie. Multiple, outre leur verve, est l’intérêt des lettres que l’écrivain envoya à cet avocat inespéré. On y voit Céline cherchant partout des « sympathies de l’autre bord » – pourquoi pas Picasso alors encarté au PC ! – et retrouvant petit à petit pignon sur rue, via Paraz, Dubuffet et Paulhan, qui avaient pris en grippe les inquisiteurs à la petite semaine. On y entend surtout Céline parler cuisine à Hindus, lui dire qu’il avait toujours cherché à libérer la langue, à être une sorte de Manet des mots en fête, toujours traquant la « fleur des nerfs », « la musique de l’âme » et la sensation à vif. Villon et Chateaubriand plutôt que Gide. Quand Drieu fera le bilan du premier xxe siècle, il n’oubliera pas Céline parmi les poètes de la prose. C’était aussi une manière de parler de lui.
Il était temps que Drieu entrât dans La Pléiade. Bien après d’autres, en effet, qui ne le valent guère… Montherlant, Morand, Duras… Et la liste pourrait s’allonger. Drieu prend place parmi les immortels du papier bible, rejoint avec bonheur, honneur, Malraux, Aragon, Giono et Céline, les maîtres de la prose et du roman de l’entre-deux-guerres. Les deux premiers s’en seraient réjouis, à l’évidence. Le vieil Aragon, pour lui opposer la sécheresse scolaire de Gide, aimait à souligner de Drieu qu’il écrivait français. C’était tout dire. Une langue fluide, nerveuse, imprévisible, changeant de ton et de tempo à volonté, dès qu’il s’agit de brusquer le regard sur le motif. Au sujet de cette apparence d’improvisation, Frédéric Grover cite le bel article que Ramon Fernandez consacra à Gilles en janvier 1940 : « Une manière de style parlé transposé dans l’écrit, et qui permet les reprises, les suspens, les changements de registre et de vitesse de la parole. Mais ce style parlé est le contraire de l’éloquence. » Une explication surgit, l’influence de Céline, que Drieu cite, il est vrai, en 1942, parmi les romanciers qui comptent. C’est pourtant une illusion d’optique. Drieu converse avec son lecteur avant le Voyage au bout de la nuit, c’est le Drieu des années 1920, plutôt absent du volume de La Pléiade. Des romans, nouvelles et récits, celui-ci ne retient pas davantage Plainte contre inconnu (1924) que L’Homme couvert de femmes (1925), deux livres sur lesquels une étrange hypothèque pèse à tort. Du premier, on ne trouvera ici que La Valise vide, joli brouillon du Feu follet. Contemporains de la rupture de Drieu avec le surréalisme, ces romans recalés sont supérieurs à leur mauvaise réputation, qu’on les accuse d’être bâclés ou qu’on les lise comme de simples témoignages sur « la misère sexuelle » du temps. Voilà qui ne rend guère justice au joli débraillé de ces livres incomplets et à leur saine verdeur, double libertinage qui permettrait de corriger utilement la vision d’un écrivain fâché avec son époque, crachant sur sa classe d’oisifs licencieux, piétinant les femmes incapables de véritable amour et se donnant finalement aux idéologies dures, seules porteuses d’action positive et de renaissance nationale. L’autre grand absent du volume, Drôle de voyage (1933), se justifie moins encore. Pierre Andreu, qui avait été l’ami de Drieu avant de devenir son premier biographe fiable, le tenait pour l’une de ses plus durables réussites. Et Grover, autre vrai connaisseur, a réservé de belles pages à ce faux roman rose, nonchalamment tendu entre l’hispanisme romantique (Chateaubriand, Gautier) et le lyrisme amer qui sied au contempteur du « monde moderne ».
Le présent volume s’étire plus classiquement d’Etat civil à Récit secret, de l’enfance racontée à la mort annoncée, des premiers émois à l’ultime sursaut, des suicides rêvés au suicide en acte. Moins d’un quart de siècle les sépare, mais une même « fiction confessionnelle » les réunit. Drieu a forgé la formule à partir de l’Adolphe de Benjamin Constant qu’il vénérait. Elle déroule le fil noir d’une autobiographie insaisissable, faite de confidences et de travestissements, d’aveux et de silences, d’interrogations plus que de certitudes, au milieu desquels Le Feu follet et La Comédie de Charleroi fixent le seuil du choix fasciste et du rendez-vous avec l’Histoire, voués eux aussi aux déceptions et aux erreurs, assumées jusque dans la mort. Telle semble avoir été l’intention des éditeurs, à commencer par Jean-François Louette, qui a dirigé une équipe de brillants chercheurs et s’est appuyé sur la grande science rochellienne de Julien Hervier. On ne saurait nier que le résultat présente une grande cohérence et a fière allure. Délestée des premiers et des derniers romans, L’Homme à cheval et Les Chiens de paille, où l’allégorie fatigue un peu, la sélection redonne tout son sens à deux livres aux destins contraires, le formidable Blèche et la plus bavarde Rêveuse bourgeoisie. Si Drieu a toujours excellé au jeu de massacre, culbutant pêle-mêle les notables hypocrites et les intellectuels inconséquents, il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il épingle ses propres veuleries et son héroïsme désespéré. Et à ce compte-là, la concision cruelle de Blèche se révèle tellement plus blessante que la saga noircie des siens. En matière d’autoportrait, mieux vaut éviter les poses avantageuses et la charge familiale. Néanmoins, à relire Rêveuse bourgeoisie dans La Pléiade, la volonté de prolonger Balzac et Flaubert, par la perspective panoramique et satirique, saute moins aux yeux que le souci de dynamiter le roman du xixe siècle une bonne fois pour toute. Ce gros roman n’arrive pas être ennuyeux. Au regard de notre panthéon littéraire, c’est à la fois une manière d’hommage et d’adieu aux grandes formes, désormais incompatibles avec la conscience que les hommes et les femmes de « la génération perdue » ont d’eux-mêmes. La fiction traditionnelle aura perdu quelques plumes dans la boue des tranchées de 14-18, de cette guerre devenue mécanique que Drieu devait apostropher en poète d’abord, et en poète inquiet. Ce sont les belles stances claudéliennes d’Interrogation (1917). Il récidivera, d’ailleurs, et publiera à nouveau de la poésie, Fond de cantine (1920), avant d’inventer une prose qui conserve le chant syncopé de ses vers, rythme vif mais regard sombre. Le ton des premiers romans était donné.
Etat civil paraît en 1921 avec son fameux incipit : « J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ? » Drieu n’a pas trente ans, il regarde déjà en arrière et compte les cadavres, les fausses valeurs, sa jeunesse évanouie, la famille haïe, l’argent impur, les liaisons pour rien, « sans rayon », dira Le Feu follet. On reviendra sur ce moi en quête de définition et d’inventaire, et finalement de réinvention permanente. Raconter une histoire… La chose a cessé d’être évidente vers 1920, comme y insiste Jean-François Louette dans sa magistrale introduction. Il cite, à ce sujet, un article d’Emmanuel Berl, ami indéfectible de Drieu, et bien placé pour comprendre, lui qui en avait le témoin et la cible, les atermoiements de sa vie, de son style et de son antisémitisme, autant de sujets mal compris aujourd’hui. En 1927, à propos de la « mort du roman », Berl enterre en fait le « roman d’évolution », fait de continuité narrative, de personnages taillés dans le bloc, de transparence dramatique et d’éthique rassurante, etc. Il ne faisait que ratifier, amplifier, au vrai, les positions anciennes d’un Flaubert. La guerre avait produit sur la « génération du feu » l’effet dévastateur que la boucherie et les mascarades de 1848 avaient produit sur son aîné. C’était une affaire d’intensité plus que de nature. D’un charnier l’autre. D’une décharge l’autre. Oui, pour renaître à lui, le roman n’avait qu’à se décharger du lisse, du poli, en tous sens, et des longueurs d’antan. A sa première épouse, l’étonnante Colette Jéramec, qui suit le difficile accouchement d’Etat civil faute d’enfants de chair, Drieu dit vouloir électriser le style classique par l’énergie du sport, ce dernier salut des sociétés avachies : « Voilà : il faut percuter et non suggérer. » Résonne ici l’esprit « coup de révolver » de Dada, Picabia et du jeune Aragon, dont Drieu a été le complice fasciné ! Ces insurgés de salon marquent profondément le soldat de 14, décidé à « écrire » autant qu’à « faire des discours qui transformeraient la France. » On attribue souvent encore au fascisme de Drieu une esthétique de la violence et une morale aussi musclée de l’agir ; l’une et l’autre sont pourtant issues de ses années de compagnonnage avec les avant-gardes de l’après-guerre. Il s’agit bien plus que d’une rencontre fortuite et d’un rendez-vous sans lendemain. L’écriture de Drieu préfère de très loin le choc, phrases heurtées et images sidérantes, accélérations et coupures, cynisme et désinvolture, hybridation et provocations, sadisme et masochisme, quête de puissance et faiblesse indécrottable, pétrarquisme et misogynie, au chic du dandy qu’il singea pour épater la galerie.
Pour avoir été notre Fitzgerald, jusqu’à la crise de 1929, Dieu n’en a pas moins porté l’hédonisme des possédants un peu honteux à une incandescence supérieure, et presque meurtrière. Lors de la parution de Gilles, ne pensant pas si bien dire sans doute, Jeanine Delpech parlera d’un « des plus grands poètes de la méchanceté. » Lecteur de Baudelaire, de Nietzche et de Rimbaud, et catholique plus conséquent que le vieux Maurras, Drieu ne rejette aucunement l’idée du mal, indissociable du bien, favorable à l’homme et à la création, à la marche du monde, dès lors qu’on reconnaît sa puissance sans admettre sa tyrannie. Le mal comme lumière, dévoilement, haine de l’inauthentique, des phraseurs, des raseurs… De là, note Jean-François Louette, cette tendance constante à la satire, dans la tradition de Boileau, de La Bruyère et de ceux que l’université française nomme les petits romantiques. En ligne de mire, les modernes, et son entourage d’abord. Au risque de passer pour un monstre, bien avant l’hécatombe de Gilles, Drieu n’épargne personne. Pourquoi se gêner ? L’avant-garde n’a-t-elle pas la gâchette facile, par tueurs interposés ? En août 1923, quelques mois après que les surréalistes eurent salué l’assassinat du monarchiste Maurice Plateau, il lance sa première bombe à leur endroit. La Valise vide, donnée à la N.R.F., dédiée à Eluard, peint au noir l’infortuné Jacques Rigaut, l’un des noceurs du groupe Dada, toujours à court de femmes, d’argent et de drogue, époux malheureux, écrivain stérile, amant à éclipses… Fumeries, fumiste, fumé, en somme. La nouvelle de Drieu choqua. C’est qu’elle ne triche guère et dissèque. Jacques-Emile Blanche, pâle héritier du grand Manet, mais splendide chroniqueur, joue aux vierges effarouchées lorsqu’il écrit, sous l’émotion, à François Mauriac : « Je viens de lire La Valise vide. Comment peut-on se revoir après une pareille infamie ? La précision des faits, les endroits où les scènes se passent semblent tout de même avoir une signification cruelle. Je n’ai jamais lu quelque chose de plus répugnant – car c’est très juste et absolument injuste à la fois. » Ils se revirent pourtant et le bon Blanche fit même le portrait de Drieu, avec esprit, l’année suivante. Il en fallait sans doute plus pour faire voler en éclat cette société de jeunes jouisseurs artificiellement déclassés, et moins unis par l’amitié que par l’émulation, la compétition et les rivalités amoureuses auxquelles Aragon allait se brûler les ailes et sacrifier les liens puissants qui l’attachaient à Drieu. Du reste, Soupault n’y vit pas une attaque ad hominem, et l’intéressé fut flatté qu’on lui dédiât un texte aussi beau et aussi flatteur au fond. Rigault flirta encore quelques années avec le vide, la poisse et l’impuissance littéraire, avant de se tuer. Cette mort inspira à Drieu un Adieu à Gonzague dont on ne peut pas dire qu’il adoucisse les rosseries de La Valise vide. Mais il y aura plus cruel et plus noir encore : soldant une première fois sa brouille avec les surréalistes avant que Gilles ne les accable à nouveau, Drieu fait paraître en avril 1931 Le Feu follet. Le suicide de Rigaut, dans la grande tradition des « maudits » Borel et Verlaine, a beaucoup troublé Drieu ; il le confrontait d’abord à son incapacité à donner, aimer, et vraiment partager. Culpabilité du survivant, diraient les psys. Cette mort adresse une autre question au petit cénacle des jouisseurs et demi-écrivains dans l’effervescence desquels Drieu a traversé les folles années vingt. Valent-ils mieux que le défunt ? Ce cénacle sans foi ni loi n’est-il pas l’avatar des ratés de la littérature, des parias du parnasse, tels qu’un Gautier s’en était fait doublement l’historien, en réhabilitant les Grotesques du xviie siècle et en faisant revivre les Jeune-France de ses vingt ans. Jean-François Louette le rappelle en citant Edmond Jaloux, le critique un peu lourd des Nouvelles littéraires, La Valise vide et Le Feu follet furent rapprochés en leur temps des portraits mi-farce mi-démolition de Gautier. Il me semble, d’ailleurs, que les livres de Drieu contiennent plus de références aux « petits romantiques » qu’on veut bien le dire. Pour ne prendre qu’un exemple, qui nous ramène à sa manie d’interroger indéfiniment ses capacités littéraires, citons Gilles dans le roman éponyme : « On n’écrit que parce qu’on n’a rien de mieux à faire. »
La formule sort des préfaces de Gautier, Maupin et Albertus. C’est une manière d’antiphrase, qui place en réalité la pratique de l’art au-dessus de tout. On ne peut pas s’empêcher d’y entendre aussi la voix du soupçon, cette mauvaise conscience qui aura empoisonné la vie de Drieu, mais sauvé son œuvre. Ce mondain dispendieux aurait pu être un Morand plus débraillé ou un Montherlant plus noir. Mais ce « mythomane à rebours » (Bernard Frank) a préféré plonger le fer plus profond, à la manière du bourreau de Baudelaire, plaie et couteau. Grover avait très bien vu la prégnance des Fleurs du mal chez Drieu. La présente édition la confirme à l’envi. En se donnant à la politique après 1936, notre « poète de la prose » ne fit que se donner une raison supplémentaire de tourmenter son amour blessé de l’écriture et de l’engagement. D’autant que l’époque, à suivre le bilan dressé par Jean-Baptiste Bruneau dans un livre indispensable, n’a pas vraiment ménagé ses livres avant La Comédie de Charleroi. On lui accordait au mieux le charme du dilettante et le flux assez neuf de ses récits les plus lestes. Ce n’était pas un mince compliment, bientôt amplifié par François Mauriac. Or la réputation qu’on lui fit très vite d’érotomane dans le vent, d’observateur pervers des vices contemporains, s’accompagnait souvent de sérieuses réserves sur les capacités du jeune affranchi à se dépasser. A l’évidence, Blèche et Le Feu follet, tout en optant pour l’épure racinienne, visent plus haut que les livres précédents, et témoignent d’une densité physique et stylistique supérieure. On les lira l’un à la suite de l’autre dans La Pléiade, ce qui est une expérience intéressante. Drieu à son meilleur. De l’un à l’autre de ces romans-crise (Albert Thibaudet) s’effondre son mariage avec Olesia Sienkiewicz, et s’affirme l’appel du politique, comme réponse à cette « décadence » de la France, dont il est devenu l’entomologiste complice et acharné à la fois. Car Drieu n’aurait pas sombré dans un tel désamour de la IIIe République s’il n’avait pris plaisir à en jouir et à dénoncer les turpitudes à tous les niveaux de la société et du pouvoir. La plaie et le couteau…
Il y a du Juvénal en lui, mais un Juvénal qui ne s’épargnerait pas lui-même. Le personnage principal de Blèche joue les catholiques fervents pour la galerie, c’est un sauteur sans talent ; quand à Alain, l’homme des addictions et des illusions stériles, il promène à travers Le Feu follet le deuil de ses leurres et le déclin de sa jeunesse avant de « se heurter » à son revolver… Une chute sans rédemption ni explication. Sartre et Camus, avant de le faire oublier, en prirent de la graine. Mais leurs romans de philosophes, voire de professeurs, sont loin de jouer aussi bien avec notre part d’ombre. Le jeune Blanchot a été frappé par la justesse du personnage de Geneviève dans Rêveuse bourgeoisie, et sa prise de parole à partir de la quatrième partie. Epiphanie d’une conscience qui résiste à sa propre histoire… Mais on continuera longtemps à rédiger des thèses sur la misogynie de Drieu, son antisémitisme indécrottable et son apologie finale du nazisme. La publication annotée des écrits politiques de Drieu, pendant souhaitable de ses romans, permettrait de mieux s’expliquer la conduite et l’inconduite d’un écrivain étiqueté collabo sans plus de nuances ni d’analyse historique. Rien qui ne soit contradictoire chez lui, même sa haine proverbiale des femmes et des Juifs, ou son supposé culte du régime hitlérien. Et l’on suivra ici les réflexions d’Hélène Baty-Delalande sur Gilles. Loin d’avoir accouché d’un roman à thèse fasciste, Drieu y réaffirme son inaptitude à épouser les causes faussement révolutionnaires. Stéphane Guégan
Anne Sinclair, 21, rue La Boétie, Grasset, 306 p., 20,50 €.
Hector Feliciano, Le Musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, Folio Histoire, 544 p., 9,40 €.
Céline, Lettres à Milton Hindus 1947-1949, nouvelle édition, Gallimard, 27 €.
Pierre Drieu la Rochelle, Romans, nouvelles, récits, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 65,50 €.