IL EST DES MORTS QUI…

Il est des morts qui flottent toujours à la surface de nos mémoires. Celle, par exemple, d’Antoine Bernardin Fualdès dont Géricault ne fut pas le seul à vouloir percer le mystère et exploiter commercialement la fin atroce. Le 20 mars 1817, entre chien et loup, le cadavre d’un inconnu, charrié par l’Aveyron, est repêché. Le malheureux qui a été égorgé et jeté au fleuve d’oubli n’est pas un vulgaire bourgeois. Fualdès, membre d’une loge maçonnique, avait été actif sous la Révolution, et procureur général sous l’Empire. Or, Louis XVIII, chassé par les Cent-Jours, est remonté sur le trône et compte y demeurer. Six dessins de Géricault, très noirs, décomposent le drame en autant de péripéties macabres. La bande dessinée et le cinéma s’inventent. Ces six dessins auraient dû fournir aux vendeurs de lithographie des frissons à bon marché. D’autres artistes, moins talentueux mais plus prompts, ne lui laissèrent pas le temps de sortir de ses incertitudes. Tel était Géricault, souvent paralysé au moment de passer à l’acte. Ces amateurs d’images à sensations étaient, comme Théodore, grands lecteurs de journaux et de fascicules. C’est là qu’entre en scène le héros du dernier livre de Frédéric Vitoux, Henri de Latouche, dont David d’Angers a laissé un portrait peut-être flatté (notre illustration). Le futur pourfendeur des cénacles romantiques tenait son rang parmi les écrivains de la nouvelle école, mais sur le flanc libéral et même républicain. Une prix de poésie et un peu de théâtre, au temps de Napoléon, l’avaient sorti de l’anonymat. Sous les Bourbons, il est un des piliers du Constitutionnel, au titre éloquent. Du reste, le compte-rendu du Salon de 1817 que Latouche y donne, en évoquant l’aiglon, chatouille la censure. On bâillonne, un temps, le journal contestataire. Mais la Restauration est plus libérale que ses détracteurs actuels ne le pensent, précision qui n’est pas inutile. Car le procès Fualdès n’aurait pas provoqué le raz-de-marée européen qu’il causa dans un autre contexte. De l’événement et de sa résonance, Vitoux a tiré un roman aussi excitant qu’édifiant, si un tel déni de justice et une telle mascarade peuvent édifier. Latouche, que l’auteur chérit d’une passion ancienne (ah Fragoletta !), se jette sur ce crime avec l’avidité d’un publiciste sans le sou. On pourrait l’en excuser s’il avait dénoncé les vices de procédure et l’empressement du ministère public à boucler le dossier. Au contraire, il mit sa plume au service d’un témoin à charge qui relevait de la psychiatrie. Géricault l’aurait volontiers campée en monomane de l’amour déçu, cette Clarisse Mazon au verbe aussi soignée qu’exaltée ! Plus agréable que jolie, elle prétendit tout savoir du crime avant de se rétracter, puis de revenir à ses premières déclarations et d’envoyer ceux qu’elle accusait à la mort. Vitoux nous fait comprendre que ce procès, avant celui de Lacordaire, fut aussi celui du romantisme ; la Mazon, retournée par l’appareil judiciaire contre Latouche, l’accuse aussi d’avoir tu son attachement à la couronne et sa détestation de la nouvelle littérature. Politique ou crapuleuse, la mort de Fualdès ? Règlement de compte ou Terreur blanche ? De qui ou de quoi Mazon fut-elle le nom ? Tout simplement, peut-être, de son bovarisme, et de l’homme qui lui fut refusé.

Il est des morts qui ferment une époque. Celle, par exemple, de Roland Barthes, disparu en 1980 à moins de 65 ans, auréolé de divers titres de gloire et d’autant de malentendus. On comprend qu’Antoine Compagnon, très proche de lui dans les années 1970, mette un point d’honneur à dégager le personnage d’une mythologie dont le sémioticien, maître des signes, fut le premier artisan. Rien de plus naturel que de se construire une aura quand il s’agit de fronder, pensait-il, la sclérose intellectuelle des lieux de savoir et de pouvoir. Rien de plus légitime que de vouloir, à l’inverse, confronter l’auteur de La Chambre claire à la camera obscura de ses tiraillements, ou de ses contradictions. Et puisque Barthes n’a cessé de gloser l’écriture des autres, s’intéresser à la sienne permet d’éclairer « sur nouveaux frais », comme dit l’Académie, son triple rapport au texte, à l’édition et à l’économie du livre. Sans tarder, Compagnon nous apprend que Barthes, chantre pourtant de l’inconditionnel et de l’intransitif, n’écrivait que sur commande, information suivie immédiatement d’une autre : répondre à la demande, se plaignait-il souvent, était sa croix et son salut. Dans les années 1950, avant qu’il ne se case, il ne lui était guère loisible de refuser la rédaction d’articles et de préfaces correctement payés. Compagnon, afin d’éclairer ce moment que Barthes aurait qualifié de mercenaire, brosse le large panorama des clubs de livres français qui s’associèrent sa plume. Le Sur Racine, très décevant, en découle, comme sa fameuse analyse de L’Etranger de Camus, roman paru sous l’Occupation et devenu canonique dix ans plus tard. Barthes concède qu’il a bien vieilli pour mieux porter le fer au cœur de sa morale, trop apolitique à ses yeux. On pressent déjà ce que le livre de Compagnon rend limpide, la propension de l’émule de Brecht à décevoir les attentes de son éditeur ou de son lecteur, en vue de jouir de sa liberté et d’y attirer son auditoire. Appuyé par une classe de consommateurs élargie, et le nombre accru des étudiants, le succès du livre de poche secondera cette stratégie après 1960. Ayant rejoint l’Ecole pratique des hautes études, le polygraphe, de son côté, peut se montrer plus exigeant. En matière d’avant-propos à contre-emploi, il signe son chef-d’œuvre avec Vie de Rancé, pour 10-18, « écrite sur la commande insistante de son confesseur », soulignait Barthes. Cette plaidoirie imprévisible et somptueuse en faveur de Chateaubriand, désormais peu goûté par l’intelligentsia, et de l’objet même du livre, la langue sacrée du XVIIe siècle post-tridentin et la mélancolie pré-photographique de l’avoir été. Est-ce à dire qu’on aurait tort d’opposer le premier au dernier Barthes ? Non, si l’on se fie à la docilité qu’il montra d’abord envers le matérialisme historique. Oui, si l’on choisit de se reporter au « refus d’obéir » qu’il a régulièrement opposé à la vulgate moderniste et dont les années du Collège de France constituent l’acmé. Dès avant paraît Le Plaisir du texte et s’affiche l’aveu que la technique du contournement, de la perversion, doit seule conduire la plume de l’écrivain. Le beau titre que Compagnon a donné à son propre livre contient tout un programme, celui de la troisième voie.

Il est des morts qui divisent l’opinion, on l’a vu avec Fualdès, et secouent les consciences, on le voit avec le nouvel appel de Jean-Marie Rouart à une justice plus juste. Noble et ancienne aspiration, elle semble aussi vieille que l’institution judiciaire. Elle possède, du reste, une iconographie qui remonte à l’antiquité et que la peinture, à l’âge classique, a répandue partout, sous les yeux mêmes de nos rois, avant de triompher à l’ère moderne, supposée avoir rompu avec l’arbitraire des temps obscurs. Combien d’images nous la montrent cette belle femme aux yeux bandés, symbole d’impartialité, les mains chargées d’une balance et d’un glaive, symboles de l’équité parfaite et de la légitime répression qui doivent régler le fonctionnement des sociétés évoluées ! Il s’en faut pourtant que les avatars de Thémis et Justitia, de nos jours, agissent, en toute occasion, avec la rigueur souhaitable. Bien sûr, nous entendons le mot, à l’instar de Rouart, dans ses deux sens. Il n’est plus nécessaire d’égrener la liste des combats de l’écrivain. Au début de Drôle de justice, écho possible à Drôle de drame et Drôle de voyage, on lit cet aveu : « De manière compulsive, j’avais toujours écrit sur la justice. Une passion qui parfois frisait l’obsession. De plus, il existait un étrange lien entre mes fictions et mon existence, car loin d’avoir connu la justice sous une forme platonique, je l’avais approchée de près comme journaliste, et même de plus près encore comme inculpé et condamné dans une fameuse affaire judiciaire, celle d’Omar Raddad. » Plusieurs de ses romans se sont construits autour de procès iniques, quelle qu’en soit la motivation. Aucune raison impérieuse, aucune injonction supérieure ne devrait permettre une enquête bâclée ou un manquement aux règles de procédure, Rouart l’évoque, sans bravade inutile, au sujet des martyrs du Mont-Valérien, du procès Laval (on sait ce qu’en a dit Léon Blum) ou du procès des monstres de Nuremberg. Voltaire, Balzac, Gide, Mauriac en sont de bons exemples, le rôle de la littérature est d’alerter, d’alarmer, de « réveiller la société assoupie dans ses préjugés », ou indifférente à la marche de sa justice. Mais il incombe aussi aux écrivains, insiste Rouart, de ne pas confondre le respect des lois, propres à l’Etat régalien, et la « servitude volontaire » (La Boétie), c’est-à-dire l’impuissance à dénoncer l’injustice ou énoncer la part imprescriptible de notre humanité fautive. La « monotonisation du monde », que pointait Stefan Zweig en 1925, résulte aussi de sa moutonisation. Passant en quelque sorte de la théorie à la pratique, Drôle de justice, à mi-chemin, donne à lire une pièce en trois actes, aussi réjouissante que l’humour noir de son auteur et le cynisme sans bornes de ses personnages l’autorisent. Labiche et Kafka en se donnant la main n’auraient pas fait mieux. Démonstration est faite qu’on peut rire du pire tant que le théâtre ici, le roman ailleurs, ne dédouane pas son lecteur du criminel qui veille en lui. Ou n’innocente le représentant du Droit de ses réversibilités impardonnables. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, La Mort du procureur impérial, Grasset, 23€ / Antoine Compagnon, de l’Académie française, Déshonorer le contrat. Roland Barthes et la commande, Gallimard, Bibliothèque des idées, 19€. Du même, on lira La Littérature ça paye, Equateurs, 18€, bel hommage à la lucidité de Marcel Proust quant aux « profits » incommensurables de la lecture dans tous les domaines de l’activité humaine, otium et negotium à égalité/ Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Albin Michel, 14€.

Du côte de chez Barthes

Quand paraît le texte que Barthes rédige sur Artemisia Gentileschi à la demande d’Yvon Lambert, le monde des musées a commencé à s’agiter autour des peintres femmes, notamment des pionnières. Women artists : 1550-1950, au LACMA, en Californie, avait exhibé cinq de ses tableaux en décembre 1976. Mais qui aurait imaginé alors le bond de sa notoriété actuelle et le nombre d’expositions et de publications dont elle a bénéficié en moins d’un demi-siècle ? La synthèse volontairement traditionnelle qu’en a tirée Asia Graziano, riche de tableaux redécouverts ou réattribués, plus étanche aux approches féministes, s’appuie sur une très vaste documentation. Celle-ci, en vérité, est d’une incroyable richesse. La fille d’Orazio Gentileschi, peintre caravagesque lui-même, hérite d’un solide bagage culturel. Beaucoup de lettres en témoignent, dont maintes exhumées par Francesco Solinas. Elles dessinent de leur belle calligraphie la biographie mouvementée de cette artiste itinérante (Rome, Florence, Naples), qu’on ne saurait réduire au viol dont elle fut la victime, viol condamné par la justice du temps, et destiné à être exploité par l’historiographie, européenne et surtout américaine. Quant à se prononcer sur certaines attributions du livre, laissons ce droit aux vrais experts d’Artemisia (notamment Gianni Papi, à qui l’on doit l’exposition essentielle de 1991, et qui a reconstruit le corpus du jeune Ribera). Souvenons-nous que Roberto Longhi, en l’absence des données aujourd’hui disponibles, il est vrai, hésita parfois entre le père et la fille, voire donna à Baglione les tableaux qui revenaient à cette dernière. En 1916, il rendait cependant à Artemisia son chef-d’œuvre : Judith et Holopherne, la version du musée du Capodimonte, l’avait rejoint en 1827, sous l’étiquette du Caravage ! Ce nocturne sanglant nous projette sur la couche du général assyrien, dont Judith a saisi la chevelure avec vigueur. De son autre main, elle décapite le malheureux en faisant une légère moue. Le tableau entrelace les bras des trois protagonistes, Holopherne qui se débat, Judith qui le saigne, et sa servante qui plaque la victime de tout son poids. Aucun autre peintre « caravagesque » n’aura cherché à nous saisir avec une telle violence et à se plier autant aux indications de la Bible. L’exégèse de Barthes glisse de la lecture structurale à la reconnaissance d’une pleine légitimité picturale. Après avoir rappelé que le récit biblique proposait à la fois une narration efficace et un imaginaire disponible, son analyse s’attaque au sens du tableau, plus ouvert que celui du texte qu’il prend en charge. Dans la mesure où l’interprétation de toute peinture reste suspendue entre plusieurs possibles, celle de Gentileschi lui semble exemplairement consciente de ses pouvoirs propres. Cette maîtrise peut se flatter d’avoir eu tous les sexes. La Rome de Simon Vouet, Mellan et Mellin, chère à Jacques Thuillier, ne l’ignorait pas. SG / Asia Graziano, Artemisia Gentileschi, Citadelle et Mazenod, 2025, 149€..

Après une excellente édition des trois premières nouvelles de La Comédie humaine (La Maison du Chat-qui-pelote, Le Bal de Sceaux, La Bourse), prélude aux grands romans de l’Amour, de l’Argent et de l’Art (les trois A), Isabelle Mimouni nous livre son Père Goriot, où le polyphonique se déploie autant que nécessaire et impose, pour ainsi dire, le principe du retour des personnages et, par-là, celui de l’arborescence infinie. Rastignac, ombre de La Peau de chagrin, occupe désormais le cœur de l’action et appelle, en puissance, la figure de Lucien de Rubempré et les courtisanes qui fermeront le cycle. Il appartenait à un monarchiste déçu, et déçu par l’aristocratie, en premier lieu, de peindre le Paris moderne avec le pinceau de Dante. Corruption et prostitution, sous le camouflage de l’ordre social, régissent les hommes et les femmes de la France post-impériale. La pension Vauquer, c’est la fausse Thébaïde dont le premier cercle de l’Enfer a besoin pour y concentrer les ambitions et les rancœurs de la Restauration. « Le monde est un bourbier », proclame Madame de Beauséant ; la parente de Rastignac, qui s’y connaît, profite, on le voit, du génie onomastique de Balzac. Une note liminaire, qu’un carnet de l’écrivain nous conserve, ramène Goriot à son essence noire : un père dépouillé par ses deux filles meurt « comme un chien ». Soit le Roi Lear revisité, moins le fils dévoué. Serait-ce Rastignac ? Et ce martyr de la paternité mérite-t-il notre compassion, ainsi qu’une lecture sociologique, pour ne pas dire marxisante, y inclinerait ? Voyant le Mal partout, Isabelle Mimouni le trouve aussi chez Goriot. Passé douteux (spéculation, activisme sous la Terreur) et pulsions de crime habitent cette victime de l’ingratitude filiale. Et s’il pousse Rastignac dans les bras de Delphine de Nucingen, afin qu’elle découvre enfin les « douceurs de l’amour » dont ce mariage d’argent l’a frustrée, l’appel incestueux n’y a-t-il pas sa part ? Du reste, Vautrin, génie et poète du Mal comme Lacenaire, agit-il si différemment dans le feu que lui inspire le bel Eugène ? Barthes, qui avait une dilection pour Sarrasine, n’a pas pu passer à côté de ça. SG / Balzac, Le Père Goriot, édition d’Isabelle Mimouni, Gallimard, Folio Classique, 3€.

Pas de repos dominical pour les lundistes, et guère plus pour leurs éditeurs. Les gautiéristes et les autres, ceux à qui Théophile ne sert pas d’éthique, devraient se prosterner devant les vingt tomes de critique théâtrale que Patrick Berthier a si bien établis, souvent rétablis, et annotés en maître de l’information à la fois nette et rayonnante. Car ce monument est fait pour parler à chacun, aux amateurs de littérature, de peinture et de musique, bien au-delà des affidés du romantisme français, auxquels Barthes, adepte clandestin de l’art pour l’art, vouait une sécrète affection. Chaque lundi donc, pendant près de 15 ans, le feuilleton du Journal officiel livra sa moisson hebdomadaire d’impressions scéniques, ouvertes à tous les genres, à tous les arts, on l’a dit, libres aussi de saluer les grands morts, les naissances heureuses et les renaissances glorieuses. Entre juin 1869 et février 1872, il enterre, souvent jeunes encore, avec le sentiment donc d’une double injustice au regard de l’humaine médiocrité, Louis Bouilhet, Pierre Dupont (en se souvenant de Baudelaire), Fromental Halévy, ou ses amis de 1830, Bouchardy et Nestor Roqueplan. Du côté des naissances, il salue les débuts de Paul Déroulède et d’Emile Bergerat malgré une fâcheuse tendance au lyrisme intempestif, voire à la véhémence forcée. A l’opposé, le théâtre parnassien s’attire son soutien immédiat, les pièces de François Coppée, et surtout La Révolte de Villiers de L’Isle-Adam, plus excentrique à tous égards. Devenu lui-même un des mentors reconnus du Parnasse contemporain, Gautier leur réclame de ne pas se « restreindre autant ». Le théâtre développe là où la poésie resserre. S’il se sent vieillir à voir pousser cette école qui lui doit tant, sa mélancolie déborde littéralement à chaque allusion chagrine (Balzac), à chaque reprise illustre. Ses ultimes chroniques, après l’Année terrible qui a entamé mortellement sa santé, il les consacre à Nerval et au Ruy Blas d’Hugo. On ne saurait mieux quitter les planches. SG / Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XX, juin 1869 – février 1872, édition de Patrick Berthier, Honoré Champion, 2025, 78€. Sur le Parnasse et l’actualité de Léon Dierx, voir mon article dans la livraison à venir de la Revue des deux mondes.

L’âge béni des lectures intenses s’étire de 11 à 15 ans ; les livres vous prennent alors, ils mettent des mots sur les désirs et les peurs. On a l’impression qu’ils vous choisissent, que vous, le lecteur, vous êtes l’élu ou l’élue. Catherine Cusset a beaucoup lu avant d’écrire, elle a cru aux livres et aux tableaux, à la promesse que son existence leur ressemblerait. Comment ne pas y croire lors de sa précoce rencontre d’A la recherche du temps perdu, roman qui fait de la fiction, de la projection imaginaire de soi sur les autres, le cœur existentiel du récit ? Ses amours de jeunesse, les plus brûlantes à la lire, ont gagné à ce mimétisme une ivresse ou une détresse manifestement irremplacées. Mais la leçon est aussi littéraire. Ma vie avec Proust paie son tribut à la sincérité, à la drôlerie et au courage de Marcel en les pratiquant et les célébrant. Ne pourrait-on penser néanmoins que Proust défend une idée trop solipsiste de la passion amoureuse ? Qu’Odette ne fût en rien le genre du Narrateur m’a toujours semblé un peu forcé. La description des ravages de la jalousie ou de l’impureté des désirs, où Proust égale Balzac et Baudelaire, convainc autrement. Une philosophie pareille s’installe en vous à jamais. Que Catherine Cusset se rassure, l’antisémitisme de Proust est une blague de mauvais goût, Antoine Compagnon et Mathilde Brézet l’ont récemment « déconstruite ». Et le personnage de Bloch, empêtré dans ses masques habiles et ses dérobades moins héroïques, confirme l’incroyance de Proust envers l’absolu des catégories. Du reste, pas plus que Catherine Cusset, je ne crois à son rejet en bloc de l’aristocratie, dont La Recherche, selon Laure Murat, aurait précipité la décrépitude. Certes les élites du faubourg, parce que l’apparence y compte plus que partout ailleurs, ne sauraient se soustraire à l’ironie hilarante de l’écrivain, à sa façon de torpiller les leurres du jeu social. La thèse de la coquille vide, de la classe vidée de substance et de noblesse, souffre d’être trop générale, et ne tient pas assez compte du particulier, de l’individu et de la passion proustienne des lignages, des héritages et des devoirs qu’ils imposent. Le précédent livre de l’auteure avait appliqué à la biographie, celle de David Hockney, la vertu cardinale du roman, qui est justement de restaurer la vie ondoyante des sentiments autour des faits, d’observer la ligne de flottaison si mouvante qui règle nos destins, comme elle intéresse le peintre des piscines. Démarche proustienne, s’il en est, et que confirme Hockney lui-même. Lors de la rétrospective du LACMA, en 1988, l’artiste se demandait « si son œuvre n’avait pas une ambition similaire à celle de Proust, qu’il avait relue au fil des ans et qui était construite comme une cathédrale autour d’une quête spirituelle : la recherche du temps perdu – celle du lien entre nos différents mois qui ne cessaient de mourir tour à tour. » Cette Vie de David Hockney, imaginée et vraie, reparaît enluminée de superbes planches, d’un format carré cher au grand peintre, et d’une délicieuse postface. Un dernier mot : Some Smaller Splashes (2020) est un hommage à Caillebotte ou je ne m’y connais pas. SG / Catherine Cusset, Ma vie avec Proust, Gallimard, 18 €, et Vie de David Hockney, Gallimard, 29 €.

Sartre et Barthes meurent en 1980, le second avec dix ans d’avance sur le premier. A celui-là celui-ci doit le meilleur et le pire. Le pire, c’est la lourdeur idéologique du premier Barthes ; le meilleur, c’est l’inconscient de Sartre, ou le retour du refoulé, soit l’adhésion à la littérature et à la peinture comme la possibilité qui s’offre à l’être humain de s’arracher à sa contingence originelle, en conférant au hasard des formes un ordre transitoire. La Chambre claire, le dernier et meilleur livre de Barthes – bien qu’il porte entre autres deuils celui du roman qu’il ne sut mener à bien, est dédié au Sartre de L’Imaginaire (1940). Certaines dédicaces creusent l’hommage d’une distance. D’un écart. Le Sartre des années 1970, d’une versatilité au moins égale à son productivisme, pouvait continuer à troubler et même fasciner ses cadets, sans parler des gauchistes avec ou sans col Mao. Son omniprésence éditoriale et médiatique les soufflait. Quand il ne signe pas des préfaces à la Blanchot, ou des introductions de catalogue rattrapées par l’esprit des Temps modernes (Rebeyrolle plus révolutionnaire que le Picasso de Guernica en raison de son abstraction sauce cubaine), il tape sur le pouvoir, l’état des banlieues, la justice aux ordres, l’impérialisme américain. L’actualité ne lui donnerait pas tort sur tout, cela dit. Situations X, qui paraît en 1976, avait pour sous-titre « Politique et autobiographie ». On a vu de quelle farine se faisait la première. C’est l’écriture de soi et sa théorisation ultime qui font le prix du livre, dont une nouvelle édition augmentée est parue à la fin de l’année dernière. La part la plus jouissive, dirait Barthes, de ces ultimes confessions prit la forme d’entretiens accordés à Michel Contat pour Le Monde et Le Nouvel Observateur. La figure du pur Sartre, s’agissant de son train de vie ou de sa longue bienveillance envers l’URSS, se fissure, autant que la presse de gauche pouvait s’y résoudre. Encore le pape de l’existentialisme ne parle-t-il pas de l’Occupation ! Remarquable est la santé de son obsession flaubertienne, qu’il partageait avec Barthes. Disons simplement qu’elle relève de la mauvaise conscience chez Sartre, et du précédent libératoire chez son ancien émule. SG / Jean-Paul Sartre, Situations IX, janvier 1970 – juillet 1975, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann, Annie Sornoga, Gallimard, 24€.

BLEU PISCINE

Puisque rien n’interdit de s’instruire par temps chaud et que certaines expositions fort recommandables restent visibles, laissons-nous tenter ou flotter… Du dessin génois aux libellules de Calder, les jeux sont ouverts. De même qu’une piscine bien tenue doit réunir le bon Ph à la bonne température, l’exposition, délicate chimie, requiert de n’être ni neutre, ni tiède… Plutôt que d’aller à Gènes et de risquer la mauvaise rencontre, comme celle de ces Modigliani qui ne semblent pas le fait du génial Livournais, rendons-nous d’abord au Louvre. Génois, ces 80 dessins le sont bien, ils composent le meilleur de ce que  le cabinet d’art graphique abrite en matière de maîtres ligures. Près de cinq cents feuilles, le chiffre impressionne. La qualité de l’inconnu étonne davantage… Hormis Luca Cambiaso, cher aux cubistes, le très nordique Bernardo Strozzi, Castiglione, le chéri de Fragonard, et du pré-goyesque Magnasco, ces artistes ne parlent qu’aux spécialistes les plus pointus, telle Federica Mancini, à qui l’on doit cette exhumation passionnante et le fil d’Ariane des excellents panneaux de salle. Un peu d’histoire, d’abord. En  s’emparant du port le plus actif de la péninsule, lors de la première campagne d’Italie, l’armée du Directoire, paradoxe, mit fin à plusieurs siècles de régime républicain. République patricienne, sans doute, pareille à Venise la rivale, mais République, Gênes avait déjà eu à faire aux Français. 1528, qui marque le seuil du parcours, voit l’amiral Andrea Doria se saisir du pouvoir, troquer François 1er pour Charles Quint et se tourner vers Rome, un an après le Sac. La nouvelle alliance vaut à la ville affranchie de basculer dans la modernité picturale, l’école de Raphaël et le premier maniérisme. Pordenone, Perino del Vaga et Beccafumi administrent aux indigènes le coup de fouet qui manquait au prestige de la Superba, selon le mot de Pétrarque, surnom plus adapté à Gênes qu’à ses pinceaux. 250 ans plus tard, compte tenu du séjour séminal de Rubens et Van Dyck, l’école locale continuait à prospérer sur la vague initiale. S’il fallait citer trois des vraies découvertes que l’exposition propose au grand public, je parlerais d’Ottavio Semino, de Giulio Benso et de Lorenzo De Ferrari (notre photo). Eros solaire, force magnétique, puissance d’entrain… A eux trois, ils disent la valeur du tout. Superbe, confirmerait le poète de Laure.

Walker Evans (1903-1975) n’a jamais coupé, lui, avec la France, il y avait fait ses classes, en tous sens, au lendemain de la guerre de 14-18, il y restera attaché comme aucun autre des géants de la photographie américaine. En 1926-27, l’élève de la Sorbonne apprend notre langue en lisant ou traduisant Gautier, Gide, Proust, Cendrars, bon départ… Sans qu’il le sache encore, Flaubert et surtout Baudelaire (objet d’une adoration équivalente à celle que lui vouera Brassaï), poussent déjà Evans sur la voie du nouveau médium, Flaubert et son réalisme indiciel, Baudelaire et sa relation duelle au moderne, au progrès, à la démocratie, à l’utilité de l’art, au trivial enfin, issu de la culture de masse ou des rejets de la grande ville. Le 1er janvier 1962, sous l’emprise de quelque vision désabusée, il fixe Trash 3, un caniveau en vue plongeante, une sorte de piscine urbaine à la surface de laquelle dérivent mégots et papiers déchus. La beauté de l’insignifiant, son accès au symbolique (et non au symbolisme), le mouvement des eaux usées comme signe du transitoire (et non de la nostalgie), le renversement des échelles et des substances, il n’est nul besoin de s’y attarder plus pour comprendre ce qu’Evans en dit lui-même : «Quand bien même elle s’écarte de la nature, cette image de caniveau a quelque chose de très humain. Elle est baudelairienne. J’aimerais que Baudelaire puisse la voir.» Pour clore le sujet, rappelons avec Gilles Mora, auteur d’une mise au point roborative sur le père putatif de la photographie « impersonnelle », qu’Evans usera constamment du littéraire contre toutes les démarches, le plus souvent américaines, visant à ramener le médium dans les limites de son essence ou de sa valorisation picturale. La rétrospective du Centre Pompidou et du San Francisco MOMA, d’une richesse exceptionnelle, cherche à réconcilier les points de vue, mais privilégie la perspective documentaire, voire sociale ou sociologique, celle qui mène à Bernd et Hilla Becher, à Gursky et Thomas Ruff. Par goût, je préfère l’autre Evans, le flâneur qui tirait de ses profondeurs intimes des images moins nettes, fruits d’un sujet lyrique en crise ou en suspension, mais capable de soutenir le regard des femmes, des zombies métropolitains et des culs-terreux sans céder sur son désir et les complexités du monde moderne. En un mot, l’humain et sa part d’indéchiffrable, plutôt que l’iconisation froide d’une américanité de façade…

La boussole intérieure de Calder ne l’a jamais tenu longtemps éloigné de la France. Atteint du perpetuum mobile qu’il a traduit en douces fulgurances, leur imprimant sa bougeotte, son humour et sa manière toute baroque de fuir la glaciation du visible, il aura enjambé des centaines de fois l’atlantique. La vie et l’art, il fallait que ça bouge et rebondisse. Un homme capable de si bien croquer les chats, dirait Baudelaire, ne pouvait être sculpté lui-même que dans le bon pain. Il l’aura partagé, son pain, avec beaucoup de nos concitoyens. C’était la générosité même, confirme Diego Masson, le musicien et fils du peintre, au détour de l’entretien précis et drôle qu’il a accordé à Benoit Decron, l’inventif directeur des musées de Rodez. C’est, en effet, une trouvaille que d’inviter Calder chez Soulages et de ruiner ainsi l’idée que l’abstraction soit, dans les deux cas, le mot de la fin. Une centaine de pièces de toutes époques vivent sous le feu d’un éclairage subtile, qui n’en fait pas trop, et d’une scénographie aux nappages fluides. La perfection… Dès son premier séjour parisien, la même année qu’Evans, Calder vibre aux sons de la Revue Nègre et trouve le moyen de convertir cette belle plante de Josephine Baker en fil de fer à rondeurs sur ressorts. Malgré ses accointances avec Fernand Léger et les suiveurs de Mondrian, la température ne baissera jamais plus, même quand elle frôle le froid du linceul. Moderne et rustique à la fois, sa Mercury Fountain, salut terrible aux Espagnols de 1937, se joue de la mort et de la fable à un degré où seuls s’établissent les jongleurs éternels. Masson préférait aussi les forces aux formes, le flux du vivant à son gel. Ils étaient faits pour s’entendre, voire se croiser longuement. La victoire allemande, en juin 1940, rendit possible la rencontre, décisive, sur laquelle revient Diego Masson dans l’entretien. Roxbury, où vivait Calder, et New Preston, nouvelle adresse de l’« heureux fugitif » et des siens, sont deux villes du Connecticut que séparent une trentaine de kilomètres. Le petit garçon qu’était alors Diego Masson se rappelle encore combien leur voisin avait enchanté son existence et celle de son père. Son pouvoir de transformer le moindre objet trouvé, comme les boîtes de Coca chères à Evans, faisait merveille. Deux rares curiosités de l’exposition, mes préférées, témoignent de ce moment historique, un encrier de 1943 et un portrait farce de Masson, l’un et l’autre de Calder, la fausse hélice du premier rejoignant le faux masque du second dans la facétie toujours complice qui a uni ces deux immenses poètes.

Il y a du bleu chez Calder et Masson, il abonde, sature et rayonne de joie chez David Hokney. A la couleur mariale, l’Anglais conserve sa pureté, en aficionado des Siennois, de Masaccio et de Piero della Francesca, mais il l’enrichit, dès la mue californienne, d’harmoniques plus crapuleuses. Rien de shocking, cela dit. L’enfant de Bradford, le rejeton de parents affiliés aux bonnes causes, a rarement dépassé les bornes. Sous le soleil du Los Angeles de la fin des années 1960, au bord de ces piscines baptismales qui ont pris place parmi les emblèmes du siècle, dans les portraits totémiques de ses puissants collectionneurs, le trash serait déplacé. Ce n’est ni Francis Bacon, ni Lucian Freud, ni même mon cher Michael Andrews que la France, Jean Clair mis à part, persiste à ignorer. La blancheur immaculée d’une paire de fesses, pâles de tout soleil et donc interdites de regard, le comble, c’est du reste son droit, c’est même un prédicat de sa peinture, qui dégage l’ambiguïté de la clarté, quand d’autres ne la conçoivent qu’en eaux sales. Plus arty que dirty, comme l’eût énoncé Bataille, Hockney n’a pas méprisé les écoles qui ont fait de lui un docte et subtile peintre. Au milieu des années 1950, le débutant puisait aussi bien à Degas qu’à Bernard Buffet, avant de mixer l’abstraction made in USA à la Brit Pop painting. La réussite se paie alors d’une victoire difficile, il l’avouera plus tard, sur l’iconoclasme  ambiant. Avant d’être happé par la Californie de tous ses fantasmes, et de quitter une Angleterre où l’homosexualité resterait illégale jusqu’en 1967, Hockney a connu son chemin de Damas. Eté 1960, Picasso lui jette cette lumière sidérante, cet aveuglement d’en haut, qui le désarçonne. Adhesiveness, cette année-là, se veut la réponse gay aux baigneurs et baigneuses violemment accouplés du maître. Au sortir de la rétrospective de la Tate, le jeune Hockney, « décillé », en a fini avec le modernisme new yorkais. Plis avare de compliments que de blâmes, Clement Greenberg le lui rendra au centuple, neuf ans plus tard, alors que le Californien expose à New York : «Ce sont des œuvres d’art qui ne devraient pas avoir droit de cité dans une galerie qui se respecte.» Sifflets de sots sont fanfares de gloire, disait qui vous savez. Nous le savons aussi, le formalisme américain, en sa version la plus sectaire et américaine (le plan Marshall a aussi bénéficié du soutien actif des intellectuels de gauche), est la bête noire de Didier Ottinger, qui le prouve doublement cette année, en signant un des essais du catalogue Evans et en orchestrant le plus bel hommage que la France ait jamais rendu à Hockney. Au pays d’Ingres, de Manet et de Matisse, cela fait sens. Stéphane Guégan

*Dessiner la grandeur. Le dessin à Gênes à l’époque de la République, Musée du Louvre, jusqu’au 25 septembre 2017. Federica Mancini, Inventaire général des dessins italiens du musée du Louvre. Tome XI. Dessins génois XVIe-XVIIe siècle, Musée du Louvre éditions / Officina Libraria, 96€.

**Walker Evans, Musée d’art moderne, Centre Pompidou, jusqu’au 14 août 2017. Ample et très documenté catalogue sous la direction de Clément Chéroux, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quant au littéraire, comme modèle structurant du photographique, voir l’excellente synthèse de Gilles Mora, Walker Evans en quinze questions, Hazan, 2017, 15,95€.

***Calder. Forgeron de géantes libellules, Musée Soulages, jusqu’au 29 octobre 2017, avec des prêts exceptionnels du Centre Pompidou. Le catalogue (Gallimard, 35€) reproduit le manuscrit du poème que Masson, en 1942, avec écrit pour son « ami américain », loin de cette Europe en guerre, loin de la « vie calomniée », et dans lequel on lit ceci : « Bonjour forgeron de géantes libellules / Sorcier du mercure ta fontaine montrait / Une eau lourde comme les pleurs. »

****David Hockney. Rétrospective, jusqu’au 23 octobre. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quelques analyses thématiques bienvenues, nombreux et utiles éclaircissements sur l’attrait du peintre pour la phénoménologie de la perception et la magie duplicative de ce monde faustien.

Ici Londres

Pas de doute, Roger Fry eut du flair, le nez des pionniers, des audacieux. Aux Grafton Galleries de Londres, à deux pas de la Royal Academy et en manière d’agression caractérisée, l’ami de Virginia Woolf organisait en novembre 1910 une exposition de légende. Manet and the Post-Impressionists reste aujourd’hui un mythe, son catalogue un collector, son affiche un must. Les vrais mythes se méritent, les faux se délitent. En arrachant Manet aux gentils impressionnistes, Fry avait vu juste ; en lui associant plutôt Gauguin et Cézanne que Monet et Renoir, il confirmait son acuité. Mais on a fini par oublier qu’une poignée de Picasso, dessins et peintures, fut présentée à l’autre bout du parcours, ultime coup de clairon dans l’Angleterre si victorienne encore. Manet/Picasso, on en rêve encore ! En 1910, on en riait. Et la presse britannique s’en donna à cœur joie, du grand Chesterton aux tacherons, si contents de taper sur cet Espagnol qui peignait avec ses pieds (dixit l’un d’entre eux)… L’une des œuvres les plus criblées d’ironie crasse se trouvait être le Portrait de Clovis Sagot, pourtant d’un cubisme sagement cézannien. Le tableau de 1909, où sourit la malice du marchand, manque à l’appel parmi ceux qu’a réunis la Tate pour nous raconter les difficiles épousailles de Picasso et de l’art anglais, du vorticisme de Wyndham Lewis au premier Hockney.

Cette petite lacune n’ôte rien à la valeur de la démonstration et à la rigueur du propos. Les aléas d’une rencontre longtemps retardée sont aussi passionnants à étudier que la diversité des réponses que Picasso aura suscitées, voire provoquées, outre-Manche. Le premier conflit mondial ne fera qu’aiguiser les attentes impulsées par Fry. Entre 1910 et 1914, donc, le public anglais découvre brusquement un concentré des différentes manières de Picasso, le style 1901 et la déréliction bleue se joignant au cubisme le plus extrême, celui des Têtes d’homme de 1912 et 1913, réunies à la Tate. La seconde a même appartenu à Fry et conduit le critique, peintre à ses heures, au bord de l’abstraction. D’emblée, la vraie question s’impose : Picasso est-il la boîte de Pandore qui mettra fin à la représentation ou l’intrus qui rend tout possible, même une perpétuelle relance figurative, avec l’amour des femmes ou l’humour des formes pour moteurs ? L’autre point de tension ou d’interrogation, et cette exposition le dit fermement, c’est la différence confessionnelle, culturelle. Les turbulences picassiennes portent en elles un imaginaire proprement catholique, qui migre des taureaux aux bordels, du corps souffrant au corps désirant, du cri voilé des objets aux rondes incertaines de la vie.

A dire vrai, certains peintres insulaires se frottèrent à Picasso et à la modernité parisienne dès avant 1910. Ainsi Duncan Grant, un proche de Fry, approche-t-il les Stein en 1907 et propose-t-il très vite une version très colorée du primitivisme et du cubisme ambiants. Dans le cas de Wyndham Lewis, qui vécut à Paris entre 1902 et 1908, l’émulation tourne très vite à la contestation ouverte. Pour cet acteur central du vorticisme, Picasso ne s’affranchit pas assez de son registre de sujets et de motifs. Qu’une certaine élégance, que certaines concessions mondaines guettent et l’affectent alors, on ne saurait le nier. Lewis, qui a regardé Duchamp et les futuristes, se veut à la fois plus divers et plus mordant.  Ses deux Lecteurs d’Ovide, en 1920-1921, opposent leurs formes coupantes et leurs longues dents au néoclassicisme des baigneuses éléphantesques et inexpressives. C’était de bonne guerre. Du reste, « le retour à l’ordre » de Picasso, plus imprévisible que régressif, ne fut qu’un feu de paille. Si les costumes et décors du Tricorne de Manuel de Falla, donné à Londres en 1919 et en présence d’un peintre tiré à quatre épingles, confortèrent l’impression d’un assagissement, les deux décades suivantes allaient redistribuer les cartes et prouver que l’ogre ne s’était pas assoupi à jamais.

De même qu’elle montre très bien le rôle joué par les revues (Cahiers d’art, Documents, Minotaure, etc.) selon une approche philologique serrée, la Tate explore l’impact des expositions qui se succèdent sur le sol britannique avant la Seconde Guerre mondiale. Si les acheteurs restent rares avant les années 1930, au regard du succès de Matisse et Derain, certains marchands, poussés par Paul Rosenberg, commencent à y croire. Des collectionneurs aussi, Douglas Cooper et Hugh Willoughby, Roland Penrose surtout,  son premier biographe sérieux à qui l’on doit aussi l’achat de La Danse de 1925 par la Tate. Parmi les nouveaux émules de Picasso, on retiendra surtout Ben Nicholson et Henry Moore, l’un et l’autre magnifiquement servis par les commissaires. La délicatesse néo-pompéienne du premier déploie avec une sensualité discrète la « simultanéité profil-face » que Penrose aimait tant chez Picasso.  Quant au paganisme serein de Moore, nourri aussi des odalisques d’Ingres, il savait s’ouvrir à un registre émotionnel moins caressant.  C’est que Moore, qui s’est intéressé au surréalisme, fut aussi le témoin de la gestation de Guernica. Le tableau, dès 1938, traversait la Manche par la volonté de Penrose. Une exposition itinérante s’ensuivit, qui réconciliait le manifeste esthétique et l’étendard politique que Picasso assignait à l’œuvre phare du Pavillon espagnol de l’Exposition Internationale de 1937. C’est ainsi que Guernica fut montré à Oxford et Leeds avant d’être accroché à la Whitechapel Art Gallery de Londres, où un certain Lucian Freud le vit, durable secousse… Au même moment, les revues répandent loin de Paris les baigneuses délirantes de Dinard, les carnages de Minotaure, et l’anti-franquisme baroque d’un Picasso très engagé alors… L’effet de cette « invasion » aurait-il été le même si le climat politique n’y avait contribué ? Cette question, l’exposition ne la pose pas étrangement. Comment oublier pourtant que le ciel de l’Angleterre ne se soit assombri alors d’étranges nuages ou que la politique anglaise, par crainte d’un nouveau conflit mondial, ne se soit montrée d’abord assez conciliatrice envers Hitler ?  On pourrait presque soutenir que Francis Bacon et Graham Sutherland, à un moindre degré d’intensité, se sont inventés au double contact du Picasso le plus déchiré et d’un contexte européen toujours plus oppressant. On ne sait pourquoi, la salle Bacon est la plus faible du parcours, malgré la présence des géniales et hurlantes Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion.

Sans doute les commissaires ont-ils estimé plus nécessaire d’insister in fine sur les variations picassiennes de David Hockney, très marqué par la rétrospective de la Tate en 1960. Hockney admire trop le peintre pour ne pas taquiner celui qui est devenu l’objet d’un culte universel, une façon salutaire de dire la jeunesse de l’œuvre sous la dévotion instituée. Ce processus de starification, dont Picasso fut la victime agissante et donc consentante, on en perçoit les mécanismes en visitant l’exposition de La Piscine. Le musée de Roubaix, réputé pour son exploration sans œillères des années 1930-1940, aborde ici le dernier Picasso à travers les photographies de David Douglas Duncan. Dès la libération, les objectifs s’étaient tournés vers le peintre qui incarnait alors la modernité inflexible, sans que son attitude sous l’Occupation ait vraiment dépassé un attentisme confortable. Mais l’adhésion au PC, dès 1944, transforma cette résistance passive en certificat de bonne conduite. A partir de là, les photographes se déchaînent, Doisneau, Edward Quinn, Cecil Beaton, René Burri et Paul Strand parmi d’autres. L’originalité de Duncan, qui accompagne Picasso entre 1956 et 1973, découle de l’intimité que l’Américain, émule de Robert Capa, sut instaurer aussitôt. Qu’on n’imagine pas la chose facile. La fraîcheur de la vision naît d’une tension permanente. Duncan ruse pour échapper un peu au contrôle que Picasso exerce sur ses photographes. L’éternel matador, l’air de rien, se met en scène, torse bombé et regard de braise. La vraie photographie, c’est le vol.  Les larcins de Duncan valent de l’or. Stéphane Guégan // Picasso & Modern British Art, Tate Britain, jusqu’au 15 juillet 2012, commissaire : Chris Stephens. Catalogue, Tate Publishing, 24,99 £. // Picasso à l’œuvre. Dans l’objectif de David Douglas Duncan, Roubaix, La Piscine, jusqu’au 20 mai 2012. Catalogue, Gallimard, 39 €, dont se détachent les analyses lumineuses de Markus Müller sur la façon dont les photographies « mises en scène » de Picasso nous conduisent au cœur de sa conception artistique.

Puisque nous étions à Londres avec Picasso, restons-y pour signaler la présence d’un tableau insigne au Louvre, L’Exécution de Lady Jane Grey. Le chef-d’œuvre de Delaroche, propriété de la National Gallery de Londres, n’avait pas été vu en France depuis plus d’un siècle et demi. En 1834, quand il exposa cette manière de panorama lacrymal, le peintre est déjà une star du Salon. Si la jeune critique l’étrille (voir notre Gautier, Gallimard, 2011), en raison de sa tiédeur apprêtée et de ses larmes faciles,  la foule l’adule et l’enrichit. La clef d’un tel succès, c’est le mélodrame historique, transposé à la peinture avec la plus grande vraisemblance et la plus poignante émotion possibles. Proche des fouilleurs d’archives, grand amateur de théâtre et d’actrices, Delaroche ressuscitait les victimes du fanatisme religieux et politique. L’horreur des violences fratricides traverse sa peinture réparatrice, qui aime aussi jeter un miroir entre les deux rives de la Manche. La décapitation de Jane Grey, la protestante, victime de sa cousine Mary, la catholique, rapprochait les Bourbons des Tudor, et faisait écho aux tensions dynastiques et confessionnelles propres à la France de Louis-Philippe. Le tableau de 1834 sonnait à la fois comme un rappel et un appel. Rappel des errances de l’aveuglement royal, le sang appelant le sang ; appel à la tolérance et à la fin des divisions. Au service de ce programme empreint de libéralisme modéré, Delaroche déployait une technique sans faille, réconciliatrice à sa manière. La rhétorique très éprouvée, postures et expressions, se fondait dans l’illusionnisme et l’éclat des maîtres du Nord. Scène de martyre, sa Jane Grey caressait l’œil comme un Gérard Dou. Autour de cette immense page, Louis-Antoine Prat a eu la bonne idée de réunir une cinquantaine de dessins, sélectionnés parmi le vaste fonds du Louvre. Choix honnête puisqu’il montre aussi bien le dessinateur besogneux que le portraitiste très inspiré, le trait bête que le vrai coup d’œil et les moments de verve graphique. Encre ou crayon noir, ça vibre et s’agite parfois. SG // Un œil sur l’Histoire, dessins de Paul Delaroche, jusqu’au 21 mai 2012, catalogue de Louis-Antoine Prat, Le Passage / musée du Louvre, 19 €.

La photographie au service des déités modernes, c’est un peu le sujet de l’album que Taschen consacre à Audrey Hepburn. Album parce que le lecteur n’est pas assommé par le volume des textes, réduits à quelques citations éparses. Mais album surtout parce que les célèbres photographies de Bob Willoughby (1927-2009) y respirent à pleines pages, aussi tamisées dans le noir et blanc que tranchantes en couleurs. Esthétique décontractée et doucement glamour à la fois, qui va bien à son modèle et répond au besoin, après la guerre, de renouveler autant les stars que leur image. La rencontre remonte à l’époque de Vacances romaines où la star naissante, 24 ans, crève l’écran pour la première fois et efface d’un coup ce que le film a parfois d’empesé. Nous sommes en 1953. Bob Willoughby, à peine plus âgé qu’elle, contribue à la promotion de la bluette en photographiant celle qui devient aussitôt son amie. Il la suivra sur de nombreux plateaux de cinéma par la suite. Le présent ouvrage, centré sur les années 1953-1966, montre comment Hollywood, à l’heure du déclin amorcé des grands studios, exploite à fond la grâce inouïe de la jeune femme, son nez un peu rond, ses lèvres ourlées, son menton parfait et le long regard de ses yeux en amandes. Plus qu’un corps, Audrey fut un visage. L’habile Bob Willoughby en a recueilli chaque frémissement comme un don du ciel. On s’attache ces photographes-là pour la vie. SG / Bob Willoughby, Audrey Hepburn, Photographs 1953-1966, Taschen, 49,99€.