DEUX BATTANTS

Arles et la vie solaire ne coupèrent nullement Van Gogh de sa dévotion précoce aux romans « si anglais » de George Eliot, pétris d’un christianisme altruiste, social, et dégagé du rigorisme anglican comme de certains de ses dogmes (1). Cet insatiable papivore a brûlé à la lecture d’Adam Bede et de Felix Holt, le radical, à l’évangélisme d’en-bas des Scènes de la vie du clergé, mais aussi à l’intensité amoureuse et sacrificielle du Moulin sur la Floss et de Middlemarch, que La Pléiade réunit aujourd’hui. Ce judicieux parallélisme nous rappelle que les mêmes désirs ne conduisent pas aux mêmes fins les jeunes femmes en rupture de ban (2). Si les lettres de Van Gogh se taisent au sujet d’Eliot après 1883, il en est une qui montre que l’idéal religieux et politique de la romancière, sa capacité imageante à faire voir et sentir, ne l’a jamais déserté, même en Provence. Ainsi, à son frère Theo, le 24 septembre 1888, confie-t-il ceci : « Je lis dans la Revue des deux mondes sur Tolstoï – il paraît que Tolstoï s’occupe énormément de la religion de son peuple. Comme George Eliot en Angleterre. » De fait, dix jours plus tôt, l’un des plus éminents contributeurs de la Revue des deux mondes, spécialiste de la Russie, futur pourfendeur de l’antisémitisme et de l’athéisme, plaideur de la cause arménienne, Anatole Leroy-Beaulieu s’était penché sur la religion de Tolstoï, plus consolante que transcendante, et plus soucieuse de faire le bien que de dénoncer le mal. Les « livres d’éveil » d’Eliot, comme les qualifiait Van Gogh, demandent qu’on les lise ainsi, par-delà leur force romanesque et leurs appels à la modernité narrative d’une Virginia Woolf, grande prêtresse de l’éliotisme (3), au même titre que Proust, Brunetière et, aujourd’hui, Mona Ozouf (4).

Si Daniel Deronda (5) est le roman sioniste d’Eliot, Felix Holt, le radical s’avère le plus ancré dans les déchirures et les violences d’une Angleterre se démocratisant avec retard et peine (6). Entre 1829 et 1832, entre l’émancipation des catholiques et la réforme électorale qui troubla le jeu du bipartisme que se disputaient libéraux (Whigs) et conservateurs (Tories), l’échiquier politique voit se dresser un radicalisme qui tente de rallier à lui les couches populaires où peu encore sont en droit de voter. Cette nouvelle force déstabilisante prend ici la double figure de l’opportuniste (un tory dont la famille a usurpé le fief) et un jeune homme fougueux, de plus modeste souche, mais pas loin de céder au fanatisme. Au lieu de dénoncer directement l’action révolutionnaire ou certains effets prévisibles du suffrage universel dont les rouges appellent l’épiphanie, Eliot délègue secrètement cette tâche à la séduisante Esther, fille d’une Française au rude destin, lectrice de Byron et de Chateaubriand dont Felix Holt subit le charme mais condamne les livres. Amour de la vie, sensualité du monde et raideur idéologique, individus et collectivité se livrent bataille, alors que leurs concitoyens se déchirent pour de bonnes ou de viles raisons. Le cœur, passions et noblesse, reste le grand sujet d’Eliot, autant que les réformes nécessaires à l’Angleterre des plus démunis. Le Moulin sur la Floss passe pour le plus autobiographique de ses romans, il entrelace aussi les décloisonnements sociaux de l’heure au destin d’une femme qui, après l’enfance et son paradis à éclipses, connaît les trahisons de l’adolescence, la découverte d’une éthique supérieure aux petitesses du groupe et aux limites de la condition féminine, les conflits enfin de la morale intérieure et de l’épanouissement sentimental… Proust pleurait chaque fois qu’il rouvrait l’histoire fatale de Maggie et Tom, car il en saisissait instinctivement l’authentique substrat.  George Eliot est née Mary Ann Evans en novembre 1819, quelques mois après la future reine Victoria, l’une de ses lectrices à venir. Assez dissemblables furent leurs enfances cependant… Affublée d’une laideur qui la poursuivra, mais d’une intelligence et d’une sensibilité dont elle dotera les plus beaux personnages de son sexe, elle voit le jour en milieu rural, parmi la classe moyenne des travailleurs de la terre, le père est régisseur, la mère fille de fermiers. Dans les Midlands que ses romans font revivre, il n’est pas donné à tous d’échapper aux routes tracées. Les études, où la future George brille et s’éprend à jamais des Pensées de Pascal, font miroiter une alternative au sort commun. Puis la disparition rapide de ses parents la prive d’une situation sociale convenue, au contraire de son frère et de sa sœur aînée. Entretemps Mary Ann a renié, non le Christ, mais le protestantisme institué au contact du courant évangélique et des radicaux de Coventry. À 31 ans, l’orpheline déclassée y prend la tête de la sulfureuse Westminster Review, traduit Feuerbach et s’éloigne un peu plus du surnaturel vertical qu’on sermonne au temple.

La concorde horizontale entre les hommes doit se substituer concrètement à l’ancienne foi : ce sera l’une des perspectives essentielles et existentielles de ses romans. L’autre, on l’a dit, est la plénitude de l’union d’amour, scellée contre toutes les entraves que lui oppose la société. Le lecteur d’Eliot n’oublie jamais d’où elle vient littérairement. Jeune, elle a dévoré Walter Scott, Byron, Jane Austen, mais aussi le roman gothique d’avant 1800 avec son sadisme tourné en plaisir, qui peut prendre le visage et le vêtement noir des parangons de vertu. Rien ne démontre mieux que Middlemarch, son chef-d’œuvre, l’intrusion consciente de l’extraordinaire romantique dans le drame ignoré des vies ordinaires, espace d’un héroïsme de l’ombre ou du scandale, d’un toujours possible refus des oukases qui se disent intangibles. Douze ans après Le Moulin, ce roman de 1000 pages en redéploie la matière intime à l’échelle d’un récit panoramique, à multiples focales et destinées, magistralement cousues ensemble. Le titre désigne le lieu de leur affrontement, tragique ou heureux, brutal ou cocasse, car il n’est pas de réussite individuelle sans victoire sur les réalités, plus ou moins asphyxiantes, du monde extérieur. À la suite d’Edmund Burke, Eliot croit autant au besoin des héritages qu’à la capacité de les réexaminer à la lumière du présent, et se déclare plus libérale (whig) que radicale ; de même, son proto-féminisme, aujourd’hui stigmatisé par les ultras de la libération des femmes, n’écarte ni l’option domestique, ni le choix de la maternité à deux. D’une certaine manière, la plus complète de ses affranchies reste Dorothea Brooke, l’héroïne de Middlemarch à l’exemple de qui la ville entière se découvre capable d’amender ses valeurs, après que la jeune femme eut elle-même connu une révélation personnelle décisive. Rome, destination d’un voyage nuptial qui tourne au fiasco, provoque le dessillement, le renoncement à la résignation, la découverte que la foi et les jouissances de la vie ne s’empêchent pas. Une vie cachée (2019), le dernier film de Terrence Malick, se referme sur les ultimes lignes de Middlemarch : « […] car la croissance du bien dans le monde dépend en partie d’actes qui n’ont rien d’historique ; et si les choses vont moins mal qu’elles ne pourraient pour vous et moi, on le doit un peu au nombre d’êtres qui mènent fidèlement une vie cachée avant de reposer en des tombes délaissées. » Stéphane Guégan

Une version différente de ce texte a paru dans la livraison de décembre 2020 de la Revue des deux mondes.

(1) À maints détours de la correspondance de Van Gogh, sa passion des livres, sa folie littéraire même, continue à nous frapper. Près de 200 auteurs y sont mentionnés et certains livres, le Bel-Ami de Maupassant ou la Germinie Lacerteux des Goncourt ont connu la reconnaissance suprême d’être représentés dans une nature morte aux accents sensuels. Comme le montre Mariella Guzzoni (Les Livres de Vincent, Actes Sud, 29€), le prestige du naturalisme, Zola compris, n’efface en rien la fidélité du peintre au romantisme français et son attrait pour la littérature à consonnance sociale, de Michelet à Carlyle et Eliot. Il partageait, de celle-ci, la haine du didactisme : « Ce que je trouve si beau chez les modernes, c’est qu’ils ne moralisent pas comme les anciens. » /// (2) George Eliot, Middlemarch précédé du Moulin sur la Floss, préface de Nancy Henry et George Levine, introduction et édition d’Alain Jumeau, avec deux essais de Mona Ozouf, Gallimard, La Pléiade, 2020, 69 €. /// (3) On lira, dans l’édition Folio classique de Middlemarch,  le bel essai que Woolf publie sur Eliot en 1919, où se dégagent les singularités de son aînée, absence de la mièvrerie inhérente à une bonne part du roman victorien, goût de la vérité que rien ne saurait dompter, pas même le confort du lecteur, et surtout peinture inoubliable d’héroïnes sortant d’elles-mêmes, et ouvrant leur foi redéfinie à l’inconnu. /// (4) Mona Ozouf, L’Autre George. À la rencontre de George Eliot, Gallimard, Folio, 2020, 8,10€. Une passion ancienne, née à l’école sur le conseil de l’épouse de Louis Guilloux, lie Mona Ozouf à Eliot. Elle le raconte ici avec une émotion intacte, de même qu’elle éclaire, de l’intérieur, les meilleurs livres de la romancière des « cas particuliers ». /// (5) Daniel Deronda (1876), édition et traduction d’Alain Jumeau, disponible en Folio classique, apparaît comme une anticipation du projet que défendra Theodor Herzl de fonder un État juif. /// (6) Felix Holt, le radical, préface de Mona Ozouf, traduction d’Alain Jumeau, inédit en français, Gallimard, Folio classique, 2021, 10,90€.

Après avoir connu le sort des manuscrits que les éditeurs disent arrivés trop tard, démodés, jaunis comme de vieilles photographies, et presque à l’écart de toute actualité, Les Souvenirs militaires de la Grande Guerre de Charles Vildrac (1882-1971) sortent des tranchées de la prudence ou de l’incurie, on choisira, grâce à la pugnacité de Claire Paulhan, qui sait combien 14-18 fut l’électrochoc du meilleur, pour une large part, de la littérature du XXe siècle. Le spectacle des jeunes gens hachés à la mitraillette, les pluies d’obus, puis la boue, l’attente, la peur, le froid et les rats, c’était le dégrisement assuré pour cet ancien de l’Abbaye de Créteil. À vingt-cinq ans, il avait rêvé de fraternité, de collectivisme humain, aux côtés de Georges Duhamel et de Jules Romains. Leur drôle de phalanstère, en plus d’une imprimerie qui fonctionna, abritait les espoirs du nouveau siècle et du nouvel art. Dans le milieu familial de Vildrac, le cœur penchait à gauche, une gauche patriote, teintée des nostalgies communardes (un grand-père déporté en Nouvelle-Calédonie) et du prestige de Rochefort. Vildrac se reprochera de ne pas avoir été dreyfusard à 16 ans et d’avoir conspué Zola en défilant. L’échec de l’Abbaye, forme moins agressive de l’unanimisme qui le porte et colore ses premiers poèmes, le pousse à ouvrir une galerie de peinture, rue de Seine. Elle évoluera, les artistes défendus aussi, de Lautrec et Gauguin à Matisse et Derain. On comprend qu’il se soit rapproché de Roger Fry et du groupe de Bloomsbury dès avant le tragique été 1914. Ses Souvenirs militaires de la Grande Guerre ne gravent pas directement les impressions du fantassin abasourdi, menacé d’une déshumanisation contre laquelle sa jeunesse phalanstérienne s’était construite. Le projet de raconter sa guerre ne se dessinera qu’à la fin des années 1920, qui a vu refleurir le devoir de mémoire. Au contraire du Journal intime et de l’instantanéité diariste, les Souvenirs avouent le travail de reconstruction mnésique. L’horreur de cette tuerie insensée, au milieu d’un quotidien accablant, n’en est certes pas absente. Vildrac accuse, à son tour. Deux-tiers de sa compagnie, des centaines de « copains » ont été engloutis dans l’enfer de Vauquois, dont le seul nom ricane d’ironie involontaire. Mais il sera épargné à Vildrac de vivre, aussi exposé, la fin du conflit. Et ce n’est pas le moindre charme de son livre que de décrire, en homme de l’art, la section de camouflage qu’il rejoint en juin 1916. S’y croise du beau monde, modernes et moins modernes, les  sculpteurs Despiau et Bouchard, les peintres Camoin (vieille connaissance), Boussingault, voire l’inénarrable Guirand de Scevola et « l’illustre et satirique Forain, qui ressemblait à une vieille dame affublée d’un uniforme martial ». Vildrac avait rejoint sans joie le front avec Les Illuminations de Rimbaud en poche et prévu, sans doute, que le feu brûlerait ses vers et son être entier. Les Chants du désespéré paraissent en 1920, à l’enseigne de Gallimard. Cinquante ans plus tard, Françoise Verny, alors chez Grasset, caressera l’idée d’une réédition complète de l’œuvre de Vildrac où eussent figuré Les Souvenirs… Ils durent attendre, nous le savons, une autre éditrice et un autre rendez-vous avec l’histoire. SG (Charles Vildrac, Souvenirs militaires de la Grande Guerre, édition introduite et annotée par Georges Monnet, Éditions Claire Paulhan, 2021, 28€).

NOUS MARCHIONS DANS L’INCONNU

Hartung revient, cela saute aux yeux. Expositions, marché de l’art, publications, les signes s’accumulent, se précisent. Un nouveau bond de popularité s’annoncerait-il ? Ce serait le troisième. Hans Hartung (1904-1989) connut le premier au sortir de l’Occupation allemande, il couronnait son attitude patriotique, on y revient plus bas, et l’explosif de sa peinture d’action. La Libération investit d’une aura positive tous ceux qui  symbolisent alors l’art dégénéré que les nazis les plus bornés avaient pris en grippe. Faut-il rappeler que Goebbels avait une dilection particulière pour l’expressionnisme allemand et la frénésie de Munch? Évoquer le cas de Nolde, partisan du National socialisme de la première heure ? Ce genre de petits détails, bien sûr, n’arrêtent pas le Paris des années 1944-1947, plus soucieux d’excommunier ceux qui se sont mal conduits, de même qu’une bonne part de la peinture figurative, fautive, elle, de se fossiliser aux portes de  l’inconnu. Hartung, lui, avait franchi le pas. En février 1947, Lydia Conti présente 13 de ses peintures les plus ardentes dans sa galerie parisienne… Dix ans plus tôt, on le prenait encore pour un clone de Mirò et de Kandinsky, un tachiste parmi d’autres. Un article de 1938 parle du « balai ivre » de ce « troublant amateur de désordre », comme en écho à la réception du Sardanapale de Delacroix. Le temps a donc joué rapidement en faveur du peintre qu’on perçoit déjà, en 1947, comme un des précurseurs des combats du jour. L’abstraction lyrique, la peinture informelle, au temps du si frondé plan Marshall, ne saurait passer pour la pâle copie, l’ersatz de l’expressionnisme abstrait américain. À l’inverse, Hartung s’exporte.

Plus personne ne stoppera le processus de starisation, et surtout pas Hans, qui aime à recevoir les jeunes et jouer les gourous. En outre, le héros de guerre impressionne, de sorte que sa célébrité, avec l’appui désormais des grands musées, atteint le zénith sous De Gaulle et Pompidou. Ne manquait qu’une bonne biographie à cette fatale ascension. Françoise Verny, qui a du nez, demande alors à la journaliste Monique Lefebvre d’interviewer le peintre auréolé de toutes les gloires. Autoportrait, sous un titre un peu trompeur, on l’a compris, paraît en 1976. Le projet s’inscrit donc dans la dynamique que nous avons dite, et conforte, écrit Thomas Schlesser, « cette idée de primauté ». Le directeur de la Fondation Hartung-Bergman vient d’en diriger la réédition. Elle s’imposait à un double titre. La première version, peu soignée, répétitive, sent trop le travail journalistique. Les recensions les plus magnanimes, en 1976, pratiquent la pirouette. Bernard Noël compare ainsi Autoportrait à la peinture d’Hartung, une suite de gestes plus que de phrases. Nous disposons désormais d’un tout autre livre. On parlerait volontiers de lecture augmentée tant le texte, inchangé, gagne à son appareil de notes, copieux et concis. Rien de superflu dans ces multiples éclairages. Ils se justifient dès que le peintre, qui ne craint pas l’approximation et l’affabulation, déroule le fil d’une vie, il est vrai, chargée en romanesque. Naître à Leipzig, en 1904, dans un milieu de médecins, implique, au départ, maintes concessions à la morale protestante et aux impératifs professionnels. Hartung n’est admis à l’Académie des Beaux-Arts que son bachot en poche.

Dès 1926, tout s’accélère pourtant. Paris magnétise cet Allemand qui se dit lui-même « entêté, absolu, excessif ». Le peintre André Lhote l’accepte parmi ses élèves. Mais Hartung ressent vite l’appel d’alcools plus forts que le post-cubisme NRF. Dans les années 30, on l’a dit, ses fulgurances d’homme pressé inquiètent la critique et lui gagnent l’estime d’un Christian Zervos. La suite, on la connaît déjà… Autoportrait est aussi la photographie plutôt nette d’un XXe siècle particulièrement turbulent. L’épisode de la guerre se détache, bien sûr. Hartung, toujours allemand en 1939, rejoint la Légion étrangère. Par la suite, il passe en zone libre et vit d’abord, au fin fond du Lot, auprès du sculpteur Julio Gonzalez, dont il a épousé la fille. Puis il passe en Espagne et croupit, un moment, dans les prisons de Franco. Sous la pression américaine, il est libéré et rejoint l’Afrique du Nord pour se battre sous l’étoile de la France libre. Il est des vies moins remplies, moins exposées… La nouvelle version d’Autoportrait nettoie cette épopée de son incurie éditoriale première et des scories flatteuses de la mémoire.

On y lit que le jeune Hans, en plus de Rembrandt et Corinth, vouait une admiration infinie aux expressionnistes allemands et notamment à leur pratique de la gravure sur bois, le nec plus ultra du primitif dont l’avant-garde européenne s’éprend des deux côtés du Rhin. Car Itzhak Goldberg, qui leur consacre une somme, sait que Kirchner, Pechstein, Heckel, Nolde et quelques autres, à partir de 1905, pratiquent un art nourri des tentatives les plus sauvages de Gauguin, Munch et Van Gogh, ce Vincent un peu fou qu’on aimera vite germaniser au nom de la fraternité du Nord. Les peintres de la Brücke, de fait, communient dans le culte de l’énergie primale et l’objectif d’un monde remodelé aux couleurs de la volonté, double attrait aux yeux des enfants de Schopenhauer et Nietzsche, le futur Goebbels compris. « Nous voulons une liberté d’action et de vie face aux puissances anciennes établies. » Spontanéité et authenticité prennent valeur de mots d’ordre. Pareil souffle révolutionnaire, la peinture ne pouvait le combler à elle seule. Itzhak Goldberg sait entraîner son lecteur vers d’autres régions du vitalisme expressionniste. Il nous rappelle que l’idéal du « travail collectif » les distingue des Fauves. À l’évidence, la sculpture, taille directe et coloration totémique, contient aussi l’espoir d’une tribalisation possible de l’existence. On ne s’ennuyait pas dans l’atelier de Kirchner et consorts. Les modèles noirs y agitaient le piment de la « brûlante Afrique » (Baudelaire)… Le génial Franz Marc à part, les membres du Cavalier bleu semblent de plus sages soldats de la modernité. Kandinsky et Macke, on le sait, se voyaient, et même se peignaient, en saint Georges de la peinture de l’âme. C’est l’autre versant de la montagne sacrée que Goldberg nous propose d’embrasser de son vaste regard et depuis l’ample iconographie de son livre. L’histoire de l’expressionnisme allemand, en ses deux foyers et deux poétiques, ne s’arrête pas, d’ailleurs, à celle de ses acteurs. Goldberg en fouille aussi les avatars et les effets jusqu’à New York, Paris et à l’Allemagne de la fin des années 1970 (Lüpertz, Fetting…). Là renaît la flamme, je m’en souviens, hors de toute naïveté primitiviste. Il serait bon qu’un musée français consacrât enfin une exposition à cette bad painting made in Germany qui nous semblait si préférable aux éteignoirs de la scène française. But that’s another story. Stéphane Guégan

*Hans Hartung, Autoportrait, sous la direction de Thomas Schlesser, Les Presses du Réel, 16€

*Itzhak Goldberg, Expressionnisme, Les Grands mouvements, Citadelles et Mazenod, 189€.

Ne quittons pas les recensions en souffrance et saluons deux autres livres remarquables, parus aussi avant l’été. Le premier, consacré aux écrits d’art d’August Strindberg (1849-1912), est une vraie révélation. Son nom, dans ce domaine, évoquait surtout sa rencontre inaccomplie avec Gauguin entre les deux séjours tahitiens. Fut-ce, en vérité, l’échec que l’histoire de l’art en a retenu ? On se souvient que Gauguin demande une préface au dramaturge suédois en pensant marquer ainsi publiquement les affinités profondes qui les relieraient. Strindberg hésite, cette peinture possède bien des charmes mais… Il y renonce finalement et écrit pourquoi au sauvage de Montparnasse. Gauguin, que rien n’arrête, publie la lettre de refus. Il tient sa préface. Que Strindberg juge l’Éros de ces vahinés trop solaire et trop catholique à la fois, tant mieux ! Le reste du texte est à relire, car il suggère l’entente que Gauguin avait devinée. On comprend, ce faisant, ce qui attira le Suédois vers l’impressionnisme, les mythologies du Nord, Munch, la photographie. Cette dernière s’installe partout alors, nous rappelle Eléonore Challine, à mi-parcours de l’étonnante enquête à laquelle elle s’est livrée. Si notre société est celle de l’image, dans le pire sens du mot, le XIXe fut le siècle du visible, du spectaculaire et de la reproduction. L’ère de la célébrité ne faisait que commencer, la freine encore un rien de pudeur à l’égard du narcissisme et de l’imposture qui sont notre lot. Le XIXe siècle voit aussi l’essor du musée, qui est encore celui de la culture partagée et de l’éducation de tous, dans le respect de l’État qui le rend possible. La photographie aurait pu avoir le sien, poursuit Challine, si sa nature polymorphe n’avait constitué une difficulté insurmontable. Et pourtant ils sont nombreux, anthropologues racialistes, artistes de tout acabit et même conservateurs après les destructions de 1870-71, à réclamer la création de musées photographiques. On est passé, avec eux, du médium à ses usages. Le premier n’a pas encore de légitimité très stable, sa composante mécanique reste peu solvable dans le périmètre des Beaux-Arts. Quoique privées d’institutions dédiées, les nouvelles images s’introduisent dans les brèches du système, boutiques, ateliers-galeries, dépôt légal, bibliothèque nationale… En 1940, Jean Laran notait que la grande maison avait plus subi que désiré l’intruse.  Au fond, Challine montre que l’échec du musée n’équivaut pas à une défaite de la photographie.  Nous pensions que la France avait tardé à lui reconnaître un statut conforme à sa nouveauté proliférante. Il nous faudra réviser nos jugements, quand bien même il n’existe toujours pas de musée de la photographie comparable à ce que le XIXe en attendait.  SG // August Strindberg, Écrits sur l’art, préface de Jean Louis Schefer, Macula, 18€ // Eléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945), Macula, 33€

Retrouvez mes recensions du Dictionnaire Nietzsche (Dorian Astor, Bouquins Laffont), des Œuvres poétiques croisées de Verlaine et Rimbaud (Quarto / Gallimard) et de la dernière livraison de L’Infini (Gallimard) dans le numéro de rentée de la Revue des deux mondes.