Lettre ouverte

Cher Jean Clair, Je viens de relire votre grand pamphlet de 2003, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, et je ne peux résister au désir de vous témoigner ma pleine reconnaissance. S’attaquer à un tel mythe de la mémoire collective, un an après l’exposition si brillante, si bienveillante aussi de Werner Spies au Centre Pompidou, il en fallait du toupet et de la constance ! De la témérité, même. Le milieu ne vous avait pas encore pardonné d’avoir remis à l’honneur Bonnard, Balthus et la Vienne 1900, d’avoir exhumé les Réalismes du XXe siècle (cette « hérésie »), et d’avoir fait de Marcel Duchamp, intouchable idole, l’héritier direct de Léonard et de Jules Laforgue plus que des iconoclastes immatures… Eh bien, vous vous êtes jeté dans l’arène comme si de rien n’était. Au moment de vous écrire, je me suis demandé qui, en dehors de vous, au début des années 2000, quand s’ouvre l’ère post-11 septembre, malmenait tant la vulgate du surréalisme et ceux qui avaient, et ont toujours, intérêt à la perpétrer, journalistes mystifiés, libertaires de salon ou universitaires en mal de frissons à bon compte. J’ai donc cherché d’autres réfractaires, aucun. D’autres insubordinations, aucune. C’est à peine si certains, moins aveugles à l’imposture stalinienne que les fidèles du culte, s’étaient permis de condamner le ralliement de nos rêveurs à la faucille et au marteau. Au fond, votre essai ne fraternise qu’avec la dissidence des premiers temps et, d’abord, avec la voix, chère entre toutes, de Brice Parain

Celui qui fut l’un de vos mentors, et l’un de vos introducteurs à la NRF des années 1960, avait fait du chemin. Vous avez souvent dit votre dette envers ce fils de paysan, brûlé par l’expérience du front en 1916-18, et qui trouva dans la philosophie et, pensait-il, dans le communisme, une réponse au désarroi de la génération perdue. A la sienne et à la vôtre, il apportait une connaissance intime de la Russie soviétique, résultat d’un séjour officiel en 1925-26 et de sa foi en l’éveil d’« un nouvel Homme ». Parain, en effet, s’est convaincu des bienfaits du stalinisme et le clame, en novembre 1929, par l’entremise de la NRF. Alors que « l’affaire Roussakov » ébranle le mythe de l’URSS, mais laisse froid un René Crevel, lui réplique durement à ses adversaires politiques. Le rouge idéal requérait discipline et cécité volontaire, n’est-ce pas ? En 1933, la coupe déborde. Le brillant agrégé avait cru que le communisme « détruirait le mensonge », établirait « une vérité humaine ». Force fut de constater, à l’inverse, que la Terreur s’était installée en Russie. La plupart des surréalistes n’ont pas, eux, rompu si tôt, sans parler d’Aragon, prêt à toutes les apostasies. En 1936, Parain applaudit au Retour de l’U.R.S.S. de Gide, attaqué de toutes parts pour « trahison ». On peut comprendre votre attachement indéfectible à ce Parain-là, d’autant qu’il n’a pas attendu 1939 pour débusquer derrière le nazisme et son racisme « une révolution contre la raison ».

N’est-ce pas ce grief que vous étendez, en 2003, à Breton et ses séides, à leur esthétique et leur politique ? Tout votre essai, me semble-t-il, tend à démonter la phraséologie surréaliste, tenue généralement pour innocente de sa propre inconséquence, de son mysticisme vague, et ainsi à démontrer un large consentement à l’insensé, à la magie, à une vision ésotérique de l’humain et de l’art. En bref, le surréalisme, dites-vous, n’est autre que le produit d’une alliance monstrueuse entre socialisme et occultisme. Comme Raymond Queneau ou Julien Gracq en témoignent, Breton ne fut pas le dernier à régler sa vie, ses amours parfois rocambolesques et ses multiples activités, littéraires comme marchandes, en fonction des astres, des médiums ou des aveux du hasard. Il n’admettait pas plus la contradiction dans les rangs que le divorce entre l’expression artistique et le Grand Tout. Le retour à l’Unité primordiale, fût-ce au moyen du chaos politique ou de la violence aveugle, constitue l’obsession de l’œuvre et de l’homme, au point de muer son appartement en musée maniaque et en chaudron à ondes positives. Musée, ou plutôt cabinet de curiosités, dois-je dire avec vous. La forêt des signes y dévore l’ordre honni des temples du beau. A force de nier que l’œuvre d’art puisse trouver en elle-même sa fin et sa transcendance, Breton l’aura vidée de son être. Simple médiatrice de l’inconscient et de l’Esprit du monde, la représentation refuse les contradictions du réel et la dualité de l’être.

Au moins Breton n’aura-t-il pas démonétisé la figuration en art, selon l’attitude avant-gardiste la plus courante après 1920, au prétexte qu’il fallait en finir avec « la peinture littéraire » et lui préférer l’insignifiance du sujet ou l’autonomie des formes. Vous notez à plusieurs reprises les liens multiples qui rattachent les surréalistes au romantisme et au symbolisme, des petits larcins de Max Ernst aux fantasmagories érotiques de Gustave Moreau, pour ne pas parler du primitivisme de Gauguin, mieux informé, du reste, des réalités ethnographiques que les surréalistes et leur sens réducteur de l’altérité. La primauté du merveilleux n’a jamais quitté Breton, tantôt chiffonnier du marché aux puces, tantôt poète des épiphanies ordinaires. Par chance, les œuvres échappent aux théories, comme vous le rappelez aussi. S’il fallait se borner au programme surréaliste et à sa morale vacillante, nous aurions fermé la porte à ces chevaliers d’un onirisme assez daté. Même leur anti-modernité, malgré la destruction en cours du vivant, n’est plus la nôtre. Mais laissons à Brice Parain le soin de conclure puisque vous citez ce passage de son autobiographie. Après avoir lu Les Pas perdus (1924), il avait demandé audience à Breton et, poussé par sa droiture, lui avait signifié son refus de tricher avec le langage, instrument de vérité et non de révélation. « J’étais dans la direction contraire, la vie ». Belle formule balzacienne, et sur laquelle je vous quitterai, cher Jean Clair. Que Dieu nous garde des boules de cristal.

Stéphane Guégan

*Texte extrait du Hors-série Surréalisme de Beaux-Arts, septembre 2024, 13€ // Exposition Surréalisme, commissaires : Didier Ottinger et Marie Sarré, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, jusqu’au 13 janvier 2025 , catalogue 49,90€. En mars 2002, Werner Spies estimait avoir assez de recul pour évaluer à sa juste valeur, esthétique et historique, ce qu’il appelait « la révolution surréaliste », vaste secousse aux retombées multiples. La publicité et les situationnistes, en un demi-siècle, s’étaient emparé des mots d’ordre roboratifs du groupe  ; et le jeu vidéo avait tourné au convulsif et au monstrueux dès avant la fin du XXe siècle. Nul n’a oublié les 600 œuvres réunies au Centre Pompidou et leur articulation au gré d’un parcours voulu avant tout thématique. On sait le double danger d’un tel choix, l’effacement du cadre de production et le nivellement des talents. Spies n’était pas homme à abolir les hiérarchies. Devant les affres du merveilleux ou les spasmes de l’actualité, il ne pensait pas que tous les pinceaux se valaient. C’eût été trahir la mémoire de son cher Max Ernst en qui les deux pôles du surréalisme, le collage et l’écriture automatique, s’étaient, selon lui, définis et accomplis. Eu égard à leur rang éminent, Chirico, Masson, Miró, Magritte et Dali avaient bénéficié d’une faveur identique. La présente exposition, au titre plus sobre, manière d’enregistrer à bas bruit l’échec révolutionnaire, a préféré élargir l’horizon et mêler aux ténors des figures souvent inconnues de la diaspora. Les thèmes chers au mouvement dictent encore la partition d’ensemble, des médiums au cosmos, des chimères aux larmes d’Eros (les surréalistes sont abonnés à la chair triste). A l’heure du désastre, bel optimisme, les commissaires restent fidèles aux deux grandes prophéties de Breton, « Changer la vie » et « Transformer le monde », sous-texte de l’enfilade de salles qui s’enroulent autour du manifeste de 24, comme autant d’effluves de la messe noire initiale. Pourquoi pas ? Le public, à présent, n’a peut-être plus besoin d’être déniaisé quant au côté farce et attrapes de l’ésotérisme surréaliste. Il accepte tout bonnement qu’un certain fantastique, une certaine extension du rationnel, disait Roger Caillois, ouvrent d’acceptables accès à la connaissance de l’humain, du sacré, du désir ou des pulsions de mort. Et puis, comme le rappelait Courbet, les œuvres seraient inutiles si elles se bornaient à remplir une feuille de route imposée. Concernant les œuvres justement, on dira d’un mot que le meilleur, voire les incunables, n’hésitent pas à voisiner ici avec de plus modestes pièces, voire de simples curiosités. Est-ce snobisme de rester froid aux alchimies de Remedios Varo et aux fantasmagories d’autres illuminés, que rassemble, par exemple, la salle de la pierre philosophale ? Il faut croire qu’il n’est pas donné à tous et toutes de la trouver. Du reste, il est mille façons de faire son chemin parmi ce dédale qui se plaît à nous charmer et nous dérouter.

Surréalisme et NRF

Puisque l’exposition du centre Pompidou s’enroule autour du Manifeste du surréalisme de 1924, et fait son profit des autres textes programmatiques de Breton au fil de son parcours, il est de bon sens, ou de bonne guerre, de retourner au « texte », à l’invitation de La Pléiade et de Philippe Forest. Aucun mouvement artistique n’aura autant claironné son avènement salutaire, et bientôt insurrectionnel, martelé sa doxa et sa morale, aucun ne se sera autant auto-épuré et bardé de messianisme, aucune église n’aura buriné, sur fond d’anticléricalisme laïcard, les tables de sa Loi.  Le texte de 1924 et les suivants accumulent les paradoxes, le premier consistant à appuyer sur des cautions scientifiques (Freud, voire Taine) un flux argumentatif très brumeux. Breton pourtant n’hésite pas à allumer de vieilles lanternes, son rejet du réalisme, supposé tributaire du positivisme, rappelle les diatribes du symbolisme 1880, et le clivage entre art prosaïque et art noble, matière et pensée, vie et rêve. Cité à dessein, le nom de Paul Valéry, ennemi du roman et du naturalisme, vient garantir l’énième et trompeuse dénonciation de ceux qui se contentent de dire platement le réel au lieu d’exprimer leur psyché en toute indépendance à la mimésis occidentale, que Breton jugeait trop latine. Un Albert Aurier ou un Joséphin Péladan, en médicalisant le point de vue, n’auraient pas eu de mal à agréer le texte de 24. Il ne leur aurait pas déplu, s’ils n’étaient morts si tôt, de saluer ces cadets, un peu carabins (jusqu’à l’humour), qui s’adonnaient en complet veston aux pratiques occultes. Notons que Les Pas perdus, de Breton et de 1924 toujours, mais à l’enseigne de la NRF, rectifient la fameuse définition du surréalisme en limitant son fonctionnement à « un certain automatisme psychique ». On suivra donc les recommandations de Forest : la relecture du corpus, soit près de 30 ans de théorie rageuse, doit faire sa part aux doutes et apories de son auteur. SG // André Breton, Manifestes du surréalisme, préface de Philippe Forest, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 65€.

« La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur les mots ne mentent pas » : chacun connaît, par cœur, le distique célèbre de L’Amour La Poésie, que Paul Eluard fait paraître en 1929 aux Editions de la Nouvelle revue française. Le premier vers affirme les droits imprescriptibles de la subjectivité propres à toute création souveraine, le second dégage un autre parfum, celui du terrorisme avant-gardiste, qui aime à doter le langage d’une vérité inflexible, et oraculaire. C’est passer des chevaux roses de Baudelaire au Que faire ? de Lénine. Libre à Eluard, bien entendu, d’emprunter aux peintres la vieille recette des complémentaires : Delacroix, Van Gogh et Bonnard ont avant lui demandé au bleu et à l’orange de jeter sur leurs toiles l’éclat que l’on sait en s’aimantant. Le contraste qui en résulte pour l’œil et l’imagination pouvait très bien, du reste, servir le projet d’une poésie « surréaliste », faite de condensation extrême des moyens et d’ouverture du sens à leur richesse évocatoire. L’alliance du centripète et du centrifuge n’était pas neuve en 1929, on peut même y reconnaître un trait natif de la modernité française, que le gage de l’inconscient, souvent affiché par la bande de Breton, ne saurait masquer. De tous les poètes du cercle ardent, Eluard est le plus lyrique au sens presque lamartinien du terme. Dédié à Gala, L’Amour La Poésie chante moins en écrivain automatique qu’en héritier inspiré. Les douleurs capitales l’ont construit. La femme qu’on ne saurait retenir, la douleur de « survivre à l’absence », « Ton existence sans moi », la jeunesse vivifiante et irritante des nuages, la nuit protectrice et angoissante, ces thèmes sont éternels, jusqu’à un certain masochisme érotique, ici et là. Il n’y a pas à s’étonner que les anthologies de la poésie amoureuse à venir y trouveraient grain à moudre. De son côté, Pierre Emmanuel a signalé l’unanimisme, la pente d’Eluard à transformer l’amour en communion universelle, à convertir le dépit en élargissement de soi. Kiki Smith a traduit cette dynamique avec une délicatesse qui rend aussi bien justice à l’atmosphère diaprée du recueil qu’à son régime métaphorique, volontiers tourné vers l’oiseau, l’animal et l’organique quand l’ordre humain se désagrège. SG / Paul Eluard, L’Amour La Poésie, œuvres de Kiki Smith, Gallimard, 45 €.

Le désintéressement des surréalistes, nous dit la vulgate, ne saurait être remis en cause. Ce sont des purs, des dynamiteurs, en révolte contre le veau d’or et l’aliénation sociale. Aussi cette même vulgate, forte d’un consensus hallucinant, veut-elle ignorer leurs liens originels avec le marché de l’art et le mécénat, lui aussi lourd de sens, des élites parisiennes. Nos révolutionnaires, à défaut d’en venir, sont du peuple, et travaillent à son bonheur, mettez-vous ça dans la tête.  Mais qu’en fut-il du milieu littéraire ? Breton et les siens ne se seraient pas abaissés, tout de même, au banal entrisme des débutants aux dents longues ? L’exposition de la Galerie Gallimard scrute, avec un luxe de documents irréfutables, la double stratégie du groupe envers la NRF et Gaston lui-même. Paul Valéry, à qui le jeune Breton fait une cour assidue et adresse ses premiers poèmes mallarméens, ne résiste pas à renforcer son ascendant sur le jeune admirateur de Marie Laurencin. Nous sommes en 1914. Très vite, Paulhan, puis Gide et Rivière, sont soumis au même numéro de charme. La campagne s’avère efficace puisque Breton accède au sommaire de la NRF dès juin 1920. L’année est déterminante, Gide et Rivière, en effet, affichent une certaine sympathie envers l’irrévérence dadaïste, n’eût-elle surtout produit, en fait de renouveau, que sa promesse. En attendant que les œuvres répondent aux provocations, et cessent de se noyer dans le solipsisme ou le spiritisme, mieux vaut les mettre sous contrat, pense Gaston. Gide, dans la maison de Proust, pousse l’Anicet d’Aragon en 1921. L’année suivante, la relance de Littérature, que Breton dirige en vue de liquider Dada, le rapproche de Gallimard, le nouvel éditeur de la revue fractionnelle. Drieu en sera avant de porter le fer lui aussi au cœur de la mêlée. Il fut un des premiers à dénoncer le piège où les surréalistes s’enferment par politique, en tous sens. On ne quittera cette exposition exemplaire sans lire la lettre de Drieu à Gaston (10 septembre 1925) et le rapport de lecture de Camus sur Seuls demeurent de René Char (5 octobre 1943). Quand celui-ci flatte la philosophie du surréalisme, sa « course à l’impossible », celui-là fustige son ami Aragon, traître à la cause de la poésie, par opportunisme personnel et idéologique. Un duel de lettres ouvertes, heureux temps, s’ensuivrait. SG // Des surréalistes à la NRF. Des livres, des rêves et des querelles 1919-1928, Galerie Gallimard, jusqu’au 12 octobre 2024. Catalogue, 9,90€.

Post-scriptum

Avant de s’éteindre cet été, Annie Le Brun eut le bonheur de voir reparaître son Qui vive en une édition augmentée (Flammarion, 21€). Parues en 1991, alors que le Centre Pompidou célébrait André Breton, ces « considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme » sont suivies d’ajouts (au sujet de René Crevel ou de Leonora Carrington) et précédées d’une préface datée de février. On y lit, contre « la spectaculaire transmutation du surréalisme en valeur marchande » et « la neutralisation universitaire », ces lignes qui appellent un regain de résistance, mais aussi un droit d’inventaire : « Une des lignes de force de mon propos de 1991 avait été de représenter l’analogie qui s’était alors imposée à mes yeux entre la dévastation des forêts dans le monde entier et celle qui, de toutes parts, menaçait notre forêt mentale. La plupart n’y virent qu’une métaphore, qui malheureusement n’en est plus une depuis l’avènement de l’ère numérique, dont l’impact corrobore et dépasse les pires appréhensions. »

Conférence à venir, Saint-Exupéry, illustre méconnu, mardi 15 octobre 2024, 19:30/21:00, Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75 005 Paris, en partenariat avec la Revue des deux mondes et en présence d’Aurélie Julia, Jean-Claude Perrier (auteur de Saint-Exupéry. Un Petit Prince en exil, Plon, 2024) et Stéphane Guégan // contact@collegedesbernardins.fr //

DRÔLES DE COUPLES

L’histoire de leur désamour est bien connue, comme l’admiration qu’ils se vouaient mutuellement au départ… Le général Bonaparte a autant vibré à la fièvre des premiers livres de Mme de Staël que l’empereur s’est obstiné à l’écarter de Paris, de peur, dit-il, qu’elle enflamme les têtes de ses récriminations, personnelles ou trop libérales, contre le régime. Sans prétendre le révolutionner, Annie Jourdan rouvre le dossier à partir d’éléments plus fiables que ceux dont ont usé certains de ses prédécesseurs, le terrible Henri Guillemin en particulier. C’est que nous disposons désormais d’une édition non édulcorée de la correspondance de Napoléon et de l’ensemble des lettres de celle qui voulut s’en faire aimer ou, au moins, tolérer.  Entre outre, le regain de faveur dont jouit Benjamin Constant, les travaux d’Emmanuel de Waresquiel sur ces renards de Talleyrand et de Fouché, rendent plus aisé un examen équitable des torts en présence. La première partie du livre d’Annie Jourdan retrace la vie de l’écrivaine et théoricienne politique jusqu’au tournant autoritaire, et largement nécessaire, du Consulat. On y voit une femme aux attraits contradictoires, et mariée hors du cercle des passions libres, butiner souvent ailleurs. Il semble que Constant, autre adepte des liens élastiques, n’ait pas trouvé auprès d’elle le feu qu’il en attendait. Allez savoir. Ce que l’on sait mieux, et que souligne Annie Jourdan, pourtant peu favorable au nouveau Charlemagne, ramène le lecteur aux millions que la France devait au père de Germaine, Necker, malheureux pompier d’une Couronne qui avait couru à sa perte. Cette dette, la fille du ministre de Louis XVI, qui ne déteste pas le luxe, n’est pas prête de l’oublier. Or, le calcul de cet argent dû, capital et intérêt, crée un premier abcès au plus haut niveau de l’État. D’autres sujets d’irritations expliquent l’attitude de Napoléon, qu’on est aujourd’hui tenté de moins noircir que ne le fait l’auteure du Rendez-vous manqué : l’anti-catholicisme de Germaine agace, de même que sa façon de se lier, en France ou en Allemagne, avec les ennemis de l’aigle, parfois plus démagogues que démocrates, ou moins soucieux de la paix européenne que de l’abaissement de la France. Faut-il le blâmer de voir en Madame de Staël le spectre de Rousseau qu’il abomine ? Quelles que soient les dérives de l’Empire, surtout après 1810, Bonaparte craignait davantage, et d’autres avec lui, le retour d’une autre terreur. Et sa politique en matière religieuse fut plus intelligente que notre protestante ne le concédait. « L’impératrice de la pensée » (Sainte-Beuve), bien servie par la plume d’Annie Jourdan, n’aura pas su toujours dompter « l’indiscrète amazone » qui rugissait en elle.

Toutes les expositions dédiées à Claude Monet et à l’impressionnisme ne ménagent pas autant de surprises, d’informations neuves, de rapprochements stimulants, que la nouvelle proposition du musée du Luxembourg. Il n’avait pas échappé aux plus doctes que le peintre de Giverny avait un frère, et l’exploration récente du milieu rouennais avait permis de dégager une figure d’influenceur qui demandait à s’étoffer. Mais nul ne pouvait soupçonner une personnalité aussi attachante et active, un collectionneur aussi insatiable en Léon Monet ? Il était l’aîné de la fratrie et le premier espoir d’une famille typique de la bourgeoisie commerçante, des Parisiens malthusiens vite partis s’installer au Havre et rejoindre le négoce local. Le génie manque singulièrement à cet Adolf Rinck qui portraiture les parents des frères Monet en 1839. Certes, les modèles n’attendaient de lui qu’un savoir-faire sans vague, apte à dire un rang derrière l’image souriante de leur couple sans histoire. A voir ces deux tableaux si convenables et convenus au seuil du parcours, le visiteur comprend beaucoup de choses aux destins qui lui sont contés. Il saisit, par exemple, les raisons qui poussèrent Léon, devenu fabricant de couleurs industrielles, à rejeter le portrait que Claude brossa de lui en 1874 (notre illustration). Ce tableau quasi inédit, d’une écriture fulgurante, aux limites de l’inachevé mais dûment signé, possède l’aplomb avec lequel Manet et Degas avaient rectifié le genre, social par essence, souvent flatteur par faiblesse, sous le Second empire. Mais le feu du regard n’appartient qu’à Léon et à sa volonté de réussir, que symbolise au premier plan une chaîne de montre traitée avec une suprême économie de moyen. La torsion du corps n’est pas moins superbe que les gris et les noirs accordés, sur le mode espagnol, au blanc de la chemise et au beau visage du chimiste lancé. N’était la Lise de Renoir, chef-d’œuvre présenté au Salon de 1869 et aujourd’hui à Berlin, la représentation humaine serait presque absente de la collection de Léon, si bien étudiée et reconstituée par Géraldine Lefebvre, à qui l’on doit un livre important sur Impression, soleil levant (Hazan, 2016). Est-ce à dire que les paysages et marines, où hommes et femmes sont réduits à de distantes silhouettes, rencontraient mieux les attentes de l’amateur, moins disposé aux audaces de la nouvelle peinture quand elles semblaient frapper de disgrâce les créatures de Dieu ? Tout incline à le penser. Quoi qu’il en soit, ce que le Luxembourg réunit des tableaux et des crépons de Léon (il avait aussi la bosse du japonisme) compose, autour de son portrait exhumé et de La Méditation d’Orsay, un fameux bouquet. Mon tiercé gagnant : La Route de Louveciennes de Sisley, Les Petites-Dalles de Berthe Morisot et La Seine à Rouen de Monet, où le bleu du ciel et du fleuve n’a besoin que de rares touches céruléennes pour éclater de vie. De cet ensemble désormais disséminé aux quatre coins du monde, le catalogue (indispensable) de la commissaire restitue l’ampleur, et précise la valeur, en tous sens. Léon Monet a cessé d’être un simple nom, un fantôme de chronique familiale, merci à elle.

Mixte de grand bourgeois et de gamin de Paris, comme aimait à le peindre Maurice Denis, Henry Lerolle (1848-1929) n’était pas sorti de nos mémoires, loin s’en faut. Homme du monde, homme des mondes plutôt, il a marqué le collectionnisme fin de siècle de sa griffe, accumulant les Degas, se tournant très tôt vers Gauguin et Bonnard, osant les attelages de vrais connaisseurs, des nus de Renoir à la Sainte Famille de Poussin (version Cleveland). En musique, son goût et ses relations sonnent au même diapason : Chausson, dont il est le parent par les femmes, Debussy, D’Indy et Dukas eurent pour auditeurs Gide, Pierre Louÿs, Claudel et Mallarmé lors de soirées familiales qui soudèrent une communauté d’élite. Les filles d’Henry, belles comme leur mère (voir le somptueux portrait de Fantin-Latour), ont posé devant les meilleurs, on regrette pourtant que Manet (Lerolle l’a souvent croisé) n’ait pas été de l’autre côté du chevalet au moins une fois… Nous nous consolons avec les photographies de Degas (notre ill.), uniques à tous égards, où Yvonne et Christine ont inscrit leur éclat un peu sombre. On sait qu’elles épousèrent deux des fils d’Henri Rouart, Eugène et Louis, le grand-père de Jean-Marie. L’histoire serait trop belle si Lerolle, avec le temps, n’avait vu son étoile de peintre s’éclipser. Car peintre il fut, au sens plein, comme l’attestent deux de ses chefs-d’œuvre, le portrait de sa mère (Orsay) et À l’orgue (Met, New York). Élève de Lamothe comme Degas, et donc de formation ingresque, il se convertit bientôt au réalisme de son temps, mais sans singer Manet, ni rejoindre les impressionnistes. Drôle de carrière que la sienne, plus proche de ces artistes qui brillent dans les sujets sacrés sous Mac Mahon et chantent la terre de France, la probe ruralité, sous Grévy. Mais le corpus, enfin révélé par un livre salutaire, restitue mille aspects négligés de sa personne et surtout de son œuvre. La contradiction apparente entre le peintre et le collectionneur s’estompe enfin, il y avait aussi en lui un peintre de la vie moderne, un sensuel à fleur de peau, à côté du pieux serviteur de l’Église (le décor du couvent des Cordeliers, à Dijon, est digne de son sauveteur, Lacordaire). Son portrait âgé, génialement charbonné par Ramon Casas, ce proche du jeune Picasso, en offre le prisme inoubliable..

S’il est un peintre américain de génie qui adula Degas, et laissa même une ou deux copies de Manet, ce fut Edward Hopper (1882-1967), virtuose des espaces noués autour de leur vide, des solitudes urbaines, des étreintes froides et des désirs têtus, nourris de frustrations aussi tenaces. L’œuvre ressemble tellement à la macération d’un ermite réfugié au cœur du vieux New York qu’on a largement gommé Josephine, son épouse, des survols rapides de la vie du peintre. Cela dit, mêmes les spécialistes n’ont pas toujours eu la main légère au sujet de Jo et, arguant du caractère difficile qu’elle se reconnaissait, se sont moins intéressés à son œuvre, ses journaux intimes qu’aux transfigurations, le mot n’est pas trop fort, qu’elle subit d’une toile à l’autre. On pense à La Corde de Baudelaire, à Manet, mis en scène par le poème, et au garçon d’atelier, futur pendu, se prêtant à tous les rôles que dictait au peintre du Fifre son inspiration romanesque. Madame Hopper hante l’univers obsessionnel de son mari, les bars, les « diners » (dans l’esprit des Tueurs de Siodmak), les pompes à essence désertes, les dancings et les salles de cinéma vues de la mélancolie des ouvreuses… Comme l’écrit Javier Santiso, qui fait d’elle l’héroïne, la voix unique d’un premier roman, Jo eut le sentiment d’incarner les femmes que son mari peignit à foison sans être jamais vraiment la sienne. Renouant avec la technique du monologue intérieur, qui déporte parfois sa langue ferme et ses fortes images vers un lyrisme plus doloriste, le traducteur de Christian Bobin a du mal à résister aux pièges de son beau sujet. Josephine a-t-elle renoncé aux pinceaux pour s’enchaîner à ceux de Hopper ? Sa carrière d’artiste, bien partie, s’est-elle sacrifiée à la gloire grandissante d’Edward ? Jo en arrive, la fiction aidant, à lui reprocher d’avoir préféré Verlaine et Proust à l’amour fou, la vie rêvée à la vie réelle. Quant à son génie propre, on jugera bientôt sur pièce, puisqu’une partie de ses œuvres qu’on pensait détruites a resurgi en même temps que des papiers du plus haut intérêt. Ce pas de deux, comme dans l’acte 2 de Giselle, eut-il toujours ce goût de cendre ? Il serait étonnant, en effet, qu’un Américain aussi français, fort de son long séjour chez nous avant la guerre de 14, se soit si mal conduit avec les dames. Manet et Degas lui avaient inculqué les bonnes manières.

Les sœurs Lerolle, leurs maris et leurs peintres, Dominique Bona les a fait revivre dans un beau livre de 2012. Douze ans plus tôt, ces « muses de l’impressionnisme » avaient été précédées par une actrice décisive du mouvement, Berthe Morisot. Les femmes de cœur ou de tête dominent les biographies de Dominique Bona qui y a élu aussi bien Gala que Clara (Malraux), les sœurs Heredia que la sœur de Paul Claudel, Colette que Jacqueline, comtesse de Ribes et reine du goût français. Cette galerie de femmes illustres ne procède évidemment pas de la réparation obligée, de plus en plus répandue chez nous. Outre qu’elle aime mettre en scène des couples combustibles à parité égale, l’écrivaine adore se glisser dans les méandres amoureux de certains monstres sacrés de notre littérature, voire de ses confrères du quai Conti. Les ultimes démons de Paul Valéry, qui ne brûla pas qu’en présence de Degas, avaient tout pour lui inspirer un livre poignant, cruel et tendre, comme le sont les ultimes embrasements. Dès la fin des années 1980, pour ne pas quitter les grands fauves, Dominique Bona s’était saisie du cas Romain Gary, première incursion parmi les héros de la France libre. Elle signe, cette année, une véritable fresque, Joseph Kessel partageant l’affiche avec son neveu, l’aussi électrique Maurice Druon. Malgré leur complicité en tout, ce n’était pas une mince affaire que de tresser ensemble leurs destinées remuantes, et de redonner une voix et un corps aux femmes et hommes avec lesquels ils traversèrent la guerre, deux dans le cas de Jef, les déchirures de l’Occupation, l’atmosphère empoisonnée des années 1950-1960, et la vie après le père de substitution, puisque l’auteur des Rois maudits survécut trente ans à celui de Belle de jour. S’ils ne quittent la France qu’en décembre 1942, par les Pyrénées, à pied, seuls avec la nuit et la peur (expédition qui nous vaut la belle scène d’ouverture des Partisans), les deux compères se sont déjà liés à la résistance, en zone libre, grâce à la femme qui les accompagne à Londres, Germaine Sablon, une des « belles » de Kessel, « un cœur qui chante », précisait Cocteau. La vie du trio et leur activisme gaulliste occupent une séquence essentielle du livre et nourrit la réflexion de Dominique Bona sur les nécessités de l’histoire. L’écriture de propagande quelle qu’elle soit déroge rarement aux excès, surtout quand Kessel charge Drieu plutôt que Béraud, son ancien camarade de Gringoire. Druon, de même, souligne sa biographe impartiale, « devra apprendre à mesurer son lyrisme ». Mais la modération convient aussi mal au jeune tribun qu’à l’époque. Le Chant des partisans trouvera pourtant dans la gravité de l’heure un frein à la rhétorique. Le « vol noir des corbeaux sur nos plaines » semble sortir d’un tableau de Millet ou de Van Gogh : c’est que ces slaves de Kessel et Druon restent des artistes, fous de littérature et de peinture, sous les bombes. Ils en verront d’autres… Dominique Bona conte les combats, les livres et les amours à venir comme si chaque jour de leur existence avait été le dernier. La « morale parfaite » de Marc Aurèle veille sur sa forte et émouvante saga « familiale ». Stéphane Guégan

*Annie Jourdan, Le rendez-vous manqué, Flammarion, 23,90€. En 2022, le même éditeur nous donnait l’excellent Sympathie de la nuit de Stéphanie Genand (18€), éminente experte de Germaine de Staël, qui faisait suivre son essai de Trois nouvelles inédites de son auteure préférée. Les amoureux du préromantisme (étiquette éculée mais commode) et du roman noir (anglais) y trouveront leur bonheur et mille preuves que les Lumières ne brillèrent jamais mieux qu’en se confrontant à ce qui leur semblait contraire et les structurait néanmoins, la folie, le monstrueux, les passions indomptables. Dans le même ordre d’idées, et parce que le marquis de Sade, ce concentré du XVIIIe siècle français et du génie de notre langue, a lu et annoté en prison le Delphine de Germaine (dès l’édition de 1803), on ne saurait trop recommander le volume où Michel Delon a regroupé des textes négligés de Sade (La Marquise de Gange et autres romans historiques, Bouquins, 32€). Seul le premier titre connut, anonymement, les presses du vivant de l’auteur (1813), ultime tolérance (quoique paradoxale) accordée à l’éternel prisonnier. Après d’autres, Chantal Thomas ou Jean-Claude Bonnet, Delon se penche sur ces textes injustement relégués qui jouent avec le romantisme contemporain jusqu’au plagiat et surtout l’ironie. La mélancolie doucereuse et l’extase dévote ne sont pas le fort de Sade, qui goûte peu Chateaubriand ou plutôt, fin lecteur d’Atala, perçoit l’ambiguïté du conte exotique. La longue et remarquable introduction de Delon déchiffre d’autres interférences d’époque, notamment le passage de la chronique monarchique à l’histoire des mœurs au cœur de l’essor du roman national. Revenu de ses frasques, mais privé de liberté, Sade avait plus de raisons de se plaindre de l’Empire que Madame de Staël. Napoléon et lui se retrouvaient sur l’horreur de l’anarchie, la haine des foules révolutionnaires, mais l’homme de Justine passait pour l’incarnation du crime et des dépravations du vice. Derrière les barreaux il devait rester muré, et sa famille le pensait aussi. Qu’il est émouvant de lire, à cette lumière, ses annotations de Delphine et notamment celle-ci : « L’inaction du corps, quand l’âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter. »// Léon Monet, frère de l’artiste et collectionneur, exposition visible au Musée du Luxembourg, jusqu’au 16 juillet 2023, commissariat et direction de catalogue (Musée du Luxembourg -RMN Grand Palais, 39 €) : Géraldine Lefebvre. La même signe, sur Léon, l’excellent titre de la Collection Découvertes Gallimard Carnet d’expo, 9,90€ // Aggy Lerolle (dir.), Henry Lerolle, Paris 1848-1929, Éditions Wapica et Société des Amis d’Henry Lerolle, collection « Cultura Memoria », 272 pages, 70 € // Javier Santiso, Un pas de deux, Gallimard, 20 €// Dominique Bona, de l’Académie française, Les Partisans. Kessel et Druon. Une histoire de famille, 24€. Un tel livre, aussi écrit, enflammé qu’informé, mériterait d’être assorti d’un index // S’agissant de l’auteur des Cerfs-Volants, n’oublions pas la délectable suite que Kerwin Spire a donnée à sa biographie (romancée dans le respect des sources) de Roman Gary, elle débute par un inénarrable déjeuner à l’Élysée, à l’invitation du général, plus vert que jamais. Ce volume II possède l’éclat, séduisant et inquiétant, de Jean Seberg (Monsieur Romain Gary : écrivain-réalisateur ; 108 rue du Bac, Paris VIIe; Babylone 32-93, Gallimard, 20,50€).

A voir, à lire :

*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023

https://www.theartnewspaper.com/2023/03/02/degas-and-manets-mix-of-friendship-and-rivalry-chronicled-in-major-new-show

*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.

https://www.samsa.be/livre/manet-degas