Cocteau ou tard

«Ne pas rater le dernier acte de sa vie.» Cocteau, en 1962, n’a plus le choix. Ou plutôt, à 73 ans, il fait celui de la virilité, encore et toujours. La mort vient mais il refuse de lui ouvrir sa porte. Habitué à contrôler sa «difficulté d’être», il repousse tout ce qui pourrait l’augmenter. Il nous a prévenus dès 1945: «la vie d’un poète est chose atroce». Inutile d’y ajouter. Le dernier volume du Passé défini s’interrompt le 11 octobre 1963, deux jours avant que Cocteau ne rende l’âme. Son indispensable journal le montre malade, aux prises avec les vertiges et les médecins, il ne le montre jamais désemparé, abattu, face à l’inéluctable. La mort n’est rien, dit Cocteau, c’est mourir, l’ennuyeux. La mort des amis seule l’atteint, celle de Francis Poulenc, qui emporte avec lui les chaudes années 1920, ou celle de Pierre Benoît, piètre écrivain mais ami infaillible. La folle embardée de Nimier, par contre, l’affecte moins qu’elle ne l’étonne: «C’est à peine croyable, car Nimier faisait peu penser à la mort. Il était vif dans tous les sens du terme et même dans le sens le plus détestable: une malice très proche de la méchanceté. Intelligence, arrogance, inculture.» L’éloge funèbre, même pour soi, est marqué au fer rouge. Cocteau réserve ses larmes au cher Paul Morand qui a perdu un fils en Nimier… Quand le tour de Braque arrive, Cocteau salue le sage, et donc le peintre inaccessible au désordre qui lui semble indispensable au génie. L’horreur, bien sûr, serait de voir s’effacer Picasso: «on ne peut imaginer que la mort ose le prendre. Il est une forme intense de la vie contre toutes les formes de la mort.»

Ce que traduisent les ultimes pages du Passé défini, c’est une terreur bien ancrée de la solitude. Cocteau peut s’étourdir au milieu des têtes couronnées et de la jet set, il a besoin des preuves d’amour du dernier carré. En fait de fidélité, Édouard Dermit l’emporte haut la main sur Jean Marais, dévoré par sa carrière de star. On sait que la désertion de Francine Weisweiller fut vécue comme une trahison autrement traumatisante. Certains jours, la conscience de sa supériorité et le rôle qu’il joue quai Conti, lors notamment de l’élection de Jean Paulhan, ne lui font pas une armure suffisante. Il s’abrutit alors d’écritures de toutes sortes, préfaces et articles encadrant le sublime Requiem, qui lui vaudra une lettre non moins sublime de Charles de Gaulle. «Je n’envisage plus le travail que sous forme d’une hypnose me permettant d’oublier ce qui se passe partout sur la terre.» Harcelé par le fisc, Cocteau a doublement besoin de travailler; il ne déteste pas, du reste, se donner le spectacle de sa sûreté de main, à l’instar des peintres qu’il continue à voir, Georges Mathieu, Bernard Buffet et Picasso. Ce dernier ne caresse plus que ceux dont il n’est pas sûr. Cocteau n’a pas son pareil pour décrire le faux reclus de Notre-Dame-de-Vie et l’espèce de dictature qu’il exerce sur son entourage avec la complicité souriante de Jacqueline. Il n’est pas Prix Staline pour rien en 1962! Et Cocteau, qui redoute ses silences autant que sa cruauté, de définir ainsi l’insaisissable: «Sa gloire sera toujours de vaincre ceux qui s’imaginent être plus forts que lui.» Aimer Picasso, c’était bien défier la mort.

Stéphane Guégan

*Jean Cocteau, de l’Académie française, Le Passé défini, VIII, 1962-1963, texte établi et présenté par Pierre Caizergues, Gallimard, 35€. // Du même, Secrets de beauté, édition et présentation par Pierre Caizergues, Gallimard, 11€. Ce texte peu connu de 1945 réaffirme le droit du poète à ne pas s’expliquer, ni à dévoiler ses recettes de cuisine. Au milieu d’aphorismes («Poème sang du silence.»; «Un chef-d’œuvre est une bataille gagnée contre la mort.»; «Les poètes doivent craindre l’adjectif comme la peste.»), il revient constamment à Picasso, «sa primitive» et constante passion.

– Pascal Fulacher et Dominique Marny, Jean Cocteau le magnifique. Les miroirs d’un poète, Gallimard/Musée des lettres et manuscrits, 29€.
Comme Vigny, Hugo, Gautier, Baudelaire et Rimbaud, Cocteau était de ces poètes qui font image de tout. Écriture et dessin chez lui se prolongent l’un l’autre. Raison pour laquelle les envois et dédicaces de Cocteau ont la faveur des bibliophiles. Gérard Lhéritier, dont la passion est connue pour ces petits trésors, a associé son musée au cinquantenaire de la mort du poète. Le livre qui accompagne cette exposition fait la part belle au théâtre et au cinéma dont Cocteau, sous prétexte de rajeunir le merveilleux à la française, fut l’un des grands réinventeurs. La vie elle-même serait atroce, pour employer un de ces mots d’élection, si elle ne ressemblait pas de temps à autre à une scène où le rêve prend corps. Il est ainsi frappant de voir comment Cocteau contrôle sa propre image, brouille personne et personnage en permanence. Son usage hollywoodien de la photographie nous ramène à Picasso auquel le manuscrit autographe de L’Ange Heurtebise aurait tant plu. L’exposition du musée des Manuscrits fermera ses portes le 24 janvier 2014. Ce serait un crime atroce de ne pas s’y rendre avant cette date fatale. SG

Plis et repli

Plus qu’aucune autre peut-être au XXe siècle, la peinture d’Hantaï s’est donné des allures de hasard. L’exilé hongrois, on le sait, a pratiqué le pliage et le froissement, s’ouvrant au bonheur aléatoire de formes qu’il prétendait nées hors de son contrôle. La maîtrise, la domestication de l’imprévu, voilà l’ennemi. Coupons-nous les mains, crevons-nous les yeux, le salut était dans la négation de l’acte et le consentement à la grâce ? Nous forçons à peine quelques formules de cet artiste très catholique, amplifiées par quarante ans de commentaires formalistes, trop heureux d’avoir trouvé un allié de poids à leur vision d’une peinture autosuffisante et presque autocréée. Peut-on y adhérer encore ? À qui veut-on faire croire, en 2013, que l’artiste ait vocation et pouvoir à s’abstraire de son œuvre, à s’absenter de sa réalisation et de sa signification, à n’être qu’un corps intermédiaire, presque un observateur passif du miracle qui s’opère sous ses yeux ? L’usage est de faire coïncider les premières surfaces pliées d’Hantaï avec sa sortie définitive du surréalisme et des impasses de l’abstraction lyrique, voire du mysticisme qui gênait ses premiers admirateurs. De la série des Mariales, en 1960-1962, dateraient le seuil et le vrai commencement de l’œuvre. Leur titre générique, à résonance virginale et rituelle, n’indique-t-il pas qu’Hantaï aurait alors dépouillé son art de ce qui en cachait la vérité profonde, celle du médium, of course ?

Or tout ceci résiste mal à l’actuelle et passionnante rétrospective du Centre Pompidou. Il est vrai que nous nous adressons désormais au peintre en connaissance de cause. Un livre, celui de Molly Warnock, a bousculé de fond en comble la vision commune et commode d’un peintre coupé en deux, replié dans l’abstraction pure après les errements subjectivistes d’un début de carrière empreint d’onirisme, d’obsessions sexuelles et de religion inquiétante. Longtemps soustrait à l’histoire des idées et à l’histoire politique par la doxa des années 1970-1980, Hantaï y rentrait par la grande porte : celle de son compagnonnage significatif avec le surréalisme et celle de son anticommunisme croissant, que devait sceller la mise au pas de Budapest en novembre 1956. Ce simple souci du climat de l’après-guerre créait les conditions d’une lecture nouvelle. Mais l’approche de Warnock se serait révélée beaucoup moins rafraîchissante si elle n’y avait pas pleinement fait droit au catholicisme du peintre, suivant en cela les intuitions de Marcelin Pleynet, et à l’impact décisif de Mathieu au milieu des années 1950. Le Christ, d’un côté, Mathieu, de l’autre, les raisons de faire silence sur la production initiale de Hantaï ne manquent pas. Or, au Centre Pompidou, la surprise vient surtout de ces toiles, celles avec lesquelles il chercha à s’imposer au milieu parisien sans nier ses origines et son goût précoce pour les primitifs italiens, des mosaïques de Ravenne à Giotto et Lorenzetti. Galla Placidia est là pour nous le rappeler… Il faut donc bien aujourd’hui comprendre sur quel terreau et quel terrain s’abat la foudre de Mathieu vers 1955. Les deux hommes sont presque d’exacts contemporains et l’art fulgurant de Pollock va les aider à s’affirmer ensemble. Mais en devenant plus gestuelles, plus horizontales ou plus verticales, les toiles d’Hantaï ne cherchaient pas seulement à se donner pour le produit d’extases ou d’éjaculations souveraines. La marque de Dieu y conservait sa puissance, le sacré sa transcendance. Les rétrospectives, genre académique, ont rarement la vertu de nous faire penser. Celle du Centre Pompidou nous apporte la preuve du contraire. Stéphane Guégan

*Simon Hantaï, Centre Pompidou, jusqu’au 2 septembre. Catalogue sous la direction de Dominique Fourcade, Isabelle Monod-Fontaine et Alfred Pacquement.

*Molly Warnock, Penser la peinture : Simon Hantaï, Gallimard, 29€

*Lydia Harambourg, Georges Mathieu, Ides et Calendes, 24€

L’auteur, une spécialiste de l’abstraction lyrique des années 1940-1960, republie, après mise à jour, la monographie qu’elle avait consacrée au Jackson Pollock français, l’un des artistes les plus maltraités par notre époque. Monarchiste et catholique, membre de l’Institut et révéré au Japon, il aura multiplié, dira-t-on, les motifs de cette détestation générale. Toujours un bon signe à l’heure du fast-food culturel.  Pour ceux que l’omerta agace et peut-être indispose, on conseillera la lecture de cette synthèse énergique, appuyée sur le débat critique que l’artiste a toujours suscité après avoir été poussé, au début des années 1950, par Jean Paulhan, Michaud, Michel Tapié et Malraux. La mort de Mathieu, en 2012, n’a guère suscité d’émotion, ni d’exposition. La meilleure façon de répondre à cette conspiration du silence reste le retour aux œuvres, interdites de cimaises, et aux sources, qu’on ne consulte guère, comme le livre de Molly Warnock en a démontré le profit. La réévaluation de ce « maudit » viendra tôt ou tard. SG