DE QUEL BOIS VOUS CHAUFFEZ-VOUS ?

9782330057794-1Le corpus de Jérôme Bosch (1450-1516), une vingtaine de peintures et une soixantaine de dessins, vient de subir une sévère cure d’amaigrissement. Les fautifs en sont les doctes membres du Bosch Research and Conservation Project (BRCP). Désormais la Bible en la matière se présente sous la forme d’un ample catalogue, 600 pages informées et illustrées,  une manière de codex inépuisable dont Actes Sud publie la version française sans lésiner. Car l’excellence est requise dès qu’on s’aventure sur le domaine de l’attribution et de l’érudition, injustement calomnié par la critique d’art française, qui préfère sans doute la vulgarisation branchée… Texte et images précisent ici les critères qui permettent de retenir telle œuvre ou de rejeter telle autre du corpus boschien. Le lecteur évolue donc en pleine connaissance et transparence de la démarche rigoureuse des catalographes, aussi nets dans l’examen des candidats à l’immortalité que dans l’interprétation historique des élus. Tout bilan philologique fait des victimes. Certaines étaient prévisibles. L’Escamoteur de Saint-Germain-en-Laye, à moins d’être aveugle, ne pouvait être considéré comme du maître de Bois-Le-Duc, bien que l’invention de cette scène de vol, où l’image dénonce la crédulité dont elle est complice, lui en revienne. Sa réalisation a même été précédée par une série de rares dessins. Croire, c’est voir, pour Bosch, et non l’inverse. L’Escamoteur a donc rejoint la moisson posthume des « suiveurs » du peintre, bien plus nombreux qu’on ne le croit.

9782754107730-001-TCar Bosch, bourgeois presque gentilhomme, aura suscité, par son succès même, une légion d’émules ou de copistes. Aussi insatiable que Léviathan, le marché des images, tableaux et gravures, en redemandait. Fantaisies et diableries  se transformaient en or, quelle que fût la clientèle visée ou la composante moralisatrice. Le pire et le meilleur se partagent cette manne tout au long du XVIe siècle. Ainsi Le Portement de croix de Gand, longtemps considéré comme un des chefs-d’œuvre de Bosch a été peint une vingtaine d’années après sa mort, mais dans son sillage. L’attestent le cocasse de certaines trognes animalisées et la grâce, en tous sens, que leur oppose la belle Véronique, porteuse souriante du visage de notre Sauveur dans son voile (vera icona). Trois recalés du BRCP, en provenance tous du Prado ont fait couler beaucoup plus d’encre ces derniers mois. La Tentation de saint Antoine, thème éminemment boschien, est désormais tenue pour l’œuvre d’un suiveur, et les Sept péchés capitaux pour celle de l’atelier. L’Extraction de la pierre de folie, troisième panneau jeté hors du corpus, méritait-il pareil sort ? On peut s’interroger, La qualité  intrinsèque de la peinture, son paysage notamment, et sa provenance réclament sans doute une plus grande clémence. L’œuvre, en effet, a appartenu à Philippe de Bourgogne, évêque d’Utrecht, et doit avoir bénéficié d’une participation du maître. Pleinement autographe, Le Jardin des délices l’est restée quant à lui. Mais le Prado, en l’occurrence, n’avait rien à craindre de ce côté-là. C’est l’une des œuvres les mieux documentées de Bosch, l’une de celles qui s’inscrivent le mieux dans la culture de cour propre aux Bourguignons, aussi proche des attentes du Ciel que des appels de la chair. Reindert Falkenburg, dans une étude magistrale, en a redéployé  la chaîne d’échos, convaincu que ce triptyque princier, ballotté entre Paradis et Enfer, s’ouvrait d’abord aux multiples résonances, morales, religieuses et sexuelles, que son premier public était armé à dégager pour son édification et sa joie, deux domaines menacés des débordements  de la même libido. En adoptant le nom de la ville où il était né, Jérôme tirait du bois force et ancrage, feu salvateur et destructeur simultanément. Stéphane Guégan

*Bosch Research and Conservation Project, Jérôme Bosch. Peintre et dessinateur. Catalogue raisonné, Actes Sud, 99,95€

9782754108478-001-T**Reindert L. Falkenburg, Bosch, Le Jardin des délices, Hazan, 74€. Si l’œuvre de Bosch se prête historiquement et culturellement au protocole de la lecture ouverte chère aux modernes, elle satisfait aussi aux bonheurs de la lecture rapprochée par son culte du détail, séducteur, trompeur, voire faussement délirant. L’ouvrage de Till-Holger Borchert, au-delà de ses propres choix d’attribution et de datation, n’entend pas fixer un lexique invariable, que le peintre se serait contenté d’exploiter en croisant microcosme et macrocosme, variété du monde déchu et unité de sa source divine. L’auteur, au contraire, montre comment ces éléments de langage récurrents doivent être compris en fonction de leur emploi concerté, et souvent inattendu (Bosch par la détail, Hazan, 39,95€). SG

product_9782070105571_195x320Lectures // Les cafés ont tant de choses à donner, tant de rencontres à offrir, à ceux qu’ils attirent. Les solitaires peuvent s’y frotter au reste du monde à leur gré. Nulle obligation de parler ou de partager. On se laisse porter par le désir de l’instant, la poésie  de l’endroit, c’est tout. Les cafés ont toujours formé une part essentielle de la vie de Patti Smith, qui leur rend un  merveilleux hommage dans M Train, où la chaîne volontiers décousue des souvenirs possède la subtile amertume du kawa qu’elle idolâtre. Le Café ´Ino, en plein Greenwich Village, a encore sa préférence parce que l’esprit du lieu, comme ses chaises à deux sous, se moque du temps et des modes. C’est l’esprit du New York de 1965, lorsque Patti Smith quitta le sud du New Jersey pour une existence nettement moins rangée, aux côtés de Mapplethorpe assez vite. Elle avait vingt ans et foi en Rimbaud, Artaud, Genet et Kerouac : « Je crois bien que tout a commencé avec la lecture des histoires de la vie dans les cafés chez les Beats, les surréalistes et les poètes symbolistes français. Là où j’ai grandi, il n’y avait pas de cafés, mais ils existaient dans les livres et s’épanouissaient dans mes rêveries. » Les Beats … J’ai acheté son Just Kids à San Francisco, en 2010, dans l’incontournable librairie City Lights, où quelques poètes de comptoir cherchaient désespérément le génie au fond de leur verre. Patti Smith boit elle du café, des centaines de tasses par semaine, et du meilleur. Cette drôle de nomade, au visage d’indienne de western, promène ou plutôt pousse son obsession de l’or noir à travers le monde, à la faveur de conférences ou de concerts. M Train, écriture et géographie, s’abandonne à sa propre errance, au passé qui fait signe avec la grâce des chers fantômes, au défilement du temps réel qui étire soudain le récit. On comprend mieux sa passion pour le Japon, littérature et cinéma, et qu’elle parle si bien de l’Eyes Wide Shut de Kubrick, son dernier et meilleur film. À partir de 1975, entre la lente agonie  des New York Dolls et  l’arrivée de Richard Hell et des Ramones, Patti Smith fut de celles et ceux qui réveillèrent la scène rock new-yorkaise avant que le punk ne devienne un label de consommation courante. En 1980, elle épousait Fred Sonic Smith, enfant terrible de Detroit, avec lequel elle enregistra le superbe Dream of Life de 1988. Mort prématurément, son guitar hero ne quitte pas M Train d’une page et d’un éternel deuil. La beauté impossible de son visage osseux magnétise plus d’une des photographies du livre. Sans doute, pour Patti Smith, Fred réalisait-il l’idéal énoncé par Wittgenstein : « Le monde est ce qui arrive ». SG // Patti Smith, M Train, Gallimard, 19,50€. Durant l’été 1991, alors qu’elle vit à Detroit avec son mari et leurs deux enfants, Patti connaît sa mid-life crisis… En décembre suivant, elle aura 45 ans et achèvera son premier livre, longtemps caressé, et donc écrit sous la pressante emprise du temps passé. L’enfance et l’adolescence de Patricia, l’autre d’elle-même, se présentent désormais à bonne distance; laquelle rend aux premiers émois, aux premiers choix, leur sens alors opaque. Mais Glaneurs de rêve, qui reparaît en Folio (Gallimard, 4,80€), n’alourdit pas de psychanalyse sa subtile chronique, au plus près du sensoriel et de l’imagination des premiers âges.

Dernières heures !

catalogue-dans-l-atelier-l-artiste-photographie-d-ingres-a-jeff-koonsTout n’est que théâtre dans l’atelier des artistes. Tous y prennent la pose, le modèle, le bric-à-brac plus ou moins délirant et le créateur lui-même, qui se et nous convainc ainsi de sa vocation surhumaine. Les photographes se sont emparés très tôt d’une matière qui pouvait les hisser parmi les beaux-arts, modestement d’abord, avec éclat ensuite… La superbe exposition du Petit Palais, forte de près de 300 clichés, déroule un siècle et demi de dialogues multiples entre le nouveau médium et le laboratoire de ses rivales, peinture et sculpture. Nulle solution de continuité, autre constat, ne coupe ici les anciens des modernes. Même le foutoir d’un Francis Bacon prend sa source dans la profusion décorative des ateliers de la Belle Époque. Devenue aujourd’hui un genre en soi, la photographie d’atelier a seulement brouillé le protocole ancien : qui désormais, de l’artiste et du photographe, est l’objet de l’autre ? SG // Dans l’atelier. L’artiste photographié d’Ingres à Jeff Koons, jusqu’au dimanche 17 juillet. Catalogue, Paris-Musées, 49,90€, une mine…

catalogue-amadeo-de-souza-cardosoLes lévriers d’Amadeo de Souza-Cardoso ont le museau bien effilé des énigmes persistantes. Au fond, qui est ce jeune Portugais qui aimait la chasse et sa campagne autant que la peinture, Paolo Uccello autant que le cubisme, le futurisme et l’orphisme ? Salmon, l’ami d’Apollinaire et de Picasso, le découvre en 1911, aux Indépendants, et lui adresse une de ses légendaires piques. Le nouveau venu « orientalise avec des soucis de décorateur ». Bref, le train de la modernité a laissé derrière lui ce rejeton attardé de l’Art Nouveau et des Ballets russes première manière… Amadeo s’amendera vite, il n’en restera pas moins un moderne à part… La rétrospective du Grand Palais, qu’il eût fallu signaler plus tôt tant celui qu’elle exhume frappe par son originalité, le ramène dans le Paris qu’il découvrit en 1906. Son séjour se brise sur la guerre de 14, pas ses amitiés… Modigliani, Brancusi, les Delaunay… Ce couple peu patriote, fuyant le feu avec leurs disques irradiés en poche, il les retrouvera au Portugal, où notre peintre devait mourir de la grippe espagnole, un comble ! Soumise à un tel destin, l’œuvre aurait pu n’être qu’embryons et promesses non tenues. Or on découvre un artiste plein de lui-même, assez rimbaldien pour joyeusement bousculer la vulgate des avant-gardes et flirter avec le Malevitch le plus explosif. La dernière salle fera date. SG // Amadeo de Souza-Cardoso, Grand Palais, jusqu’au lundi 18 juillet. Catalogue sous la direction de Helena de Freitas, RMN-Grand Palais, 40€. L’exposition profite largement des prêts de la grandiose fondation Calouste Gulbenkian, qui fête ses 50 ans.

Tout est foin !

Dans l’économie fragilisée de la librairie mondiale, le livre d’art va plus mal que ses petits camarades. Sans parler de la crise actuelle, qui vide les TGV et les restaurants, son succès dépendait de privilèges que l’essor d’Internet a sérieusement atteints. Il ne reste plus grand-chose de l’euphorie des années 1980-1990, de ses coups d’éclat comme de sa production massive. La très large diffusion des images a en effet frappé au cœur ces livres, chers, pas tous indispensables, en dehors de publications mémorables, que beaucoup achetaient d’abord pour leur iconographie. Mais faut-il le déplorer? Aujourd’hui, nos écrans magiques donnent accès à une ivresse d’images gratuites, véritable tonneau des danaïdes. Certes, cette manne tient en partie de l’illusion. Combien d’images de mauvais aloi, peu ou mal référencées, combien d’erreurs et combien d’absences trainent-elles dans le ciel étoilé de nos ordinateurs? Il en va de même du texte, fondement du livre jusqu’à plus ample informé… Or le net fait aussi circuler chaque jour une information élargie mais peu différenciée, articles savants, blogs impulsifs ou bouillie pédagogique. L’histoire de l’art étant une science peu contrôlée, elle subit davantage les effets d’une démocratisation des données qui révèle vite ses limites. Comment survivre dès lors à ce marché contraint, déloyal ? Où trouver la plus-value qui assurera la survie des livres d’art. Les éditeurs ont-ils d’autre alternative que de pratiquer les extrêmes en restaurant l’excellence et en éliminant la moyenne gamme ? Or cette dernière occupe encore trop de terrain, fût-ce sous la forme des catalogues d’exposition.

Bosch_CoverComme le Klimt qui l’a précédé, quoique moins luxueusement, le Bosch de Taschen constitue un bel exemple de ces ouvrages où se réconcilient une illustration exceptionnelle, accrue par des cahiers dépliables, et une érudition très sûre. Stefan Fischer a eu la bonne idée de la mettre à la portée de ses lecteurs, ce n’était pas une mince affaire. Rappelons-nous l’aveu du grand Panofsky en 1953, parlant du casse-tête qu’opposait aux déchiffreurs cette peinture, dont les clefs lui échappaient en grande partie. Soixante ans après, les spécialistes sont venus à bout de bien des secrets et de la vision héritée des surréalistes. Bosch le visionnaire, fou de Dieu ou de Satan, génie insécable, inexplicable, à jamais préservé du scalpel des doctes… Bosch, le dernier rejeton de l’obscur Moyen Âge en pleine Renaissance, mêlant sa fantaisie aux correspondances infiniment fertiles du réel et de son imaginaire… L’irrationnel, dès qu’il s’édicte en absolu et éthique, est une mystification dangereuse. Le XXe siècle et notre époque actuelle en sont la preuve. L’œuvre de Bosch le confirme amplement avec ses multiples emprunts à la culture religieuse, matérielle, morale et visuelle du monde où il vécut en notable. Fils et petit-fils de peintres, il n’est pas le premier ni le dernier artiste à avoir adopté, par fierté indigène, le nom de sa ville en guise de patronyme. Bois-le-Duc, Hertogen’bosch en néerlandais, prospère au cœur des Pays-Bas, entre Rhin et Meuse.

Vers 1500, quand Bosch y est déjà pleinement célèbre, la cité s’impose comme l’une des plus riches du duché de Brabant avec Anvers, Bruxelles et Louvain. Plus au Nord, seule Utrecht, alors dominante, lui tient tête. Entre 1450, date approximative de sa naissance, et 1516, année certaine de sa mort, Bosch n’a guère quitté sa ville, signe que les commandes n’y manquaient pas et que le prestige du peintre lui épargnait une vie itinérante. Avant de mourir, il aura peint pour Philippe le Beau, duc de Bourgogne, seigneur de l’essentiel des Pays-Bas, père de Charles Quint. Il appartient donc pleinement à ce moment historique qui voit l’annexion des Flandres par les Habsbourg. Moment qui correspond à de profonds changements d’ordre religieux. La Réforme a été précédée par un siècle de controverses au sein de la communauté chrétienne. Ce n’est plus seulement l’autorité du pape que l’on conteste mais la nécessité des cérémonies, d’une pratique collective, au sein d’une Église affaiblie. D’ailleurs, autant qu’on le sache, Bosch travaille d’abord pour de riches laïcs, princes et bourgeois, tous partisans d’une spiritualité intériorisée, individuelle, faite de choix et non de simple obéissance. Une spiritualité où l’imitation du Christ l’emporte sur les sacrements dans la voie de la grâce.

Le Chariot de foin, v. 1510-1515
Museo Nacional del Prado, Madrid/TASCHEN

La Devotio moderna a donc grossi les demandes de ces triptyques portatifs où Bosch enferme une vision de l’univers et de l’homme. Ils se situaient sciemment à la frontière de la piété et de l’objet de collection. L’insatiable Philippe II, profitant des rapines de guerre, en possédait vingt-six à la fin du XVIe siècle. Or le catalogue de Stefan Fischer ne retient que vingt peintures! Écart significatif, il rappelle que l’amour est aveugle et que le grand Bosch avait suscité un grand nombre de copistes et d’émulateurs. Un nettoyage donc s’imposait, autant qu’une lecture de l’œuvre plus ancrée dans les attentes de son premier public. C’est à quoi s’emploient l’auteur et ceux qu’il cite. Quelle que soit la liberté d’invention du peintre, le délire de ces hybridations végétales ou animales, il fallait situer ce que Stefan Fischer appelle son «grotesque satirico-moral», largement dépendant d’un matériau déjà là, images, proverbes, allusions en tout genre. De même circonscrit-il avec soin le message de ces œuvres qui nous confrontent à la méditation solitaire, à la tentation et au Jugement Dernier. Ce catalogue étourdissant des vices et des vertus post-adamiques ne relève pas du catéchisme puritain. La question du dogme et celle du libre-arbitre s’équilibrent. Œuvre ouverte, en dialogue permanent avec soi, l’image exalte les saveurs de la vie et excite les plaisirs de la vue. Dans les inventaires de Philippe II, le triptyque du Jardin des délices (Prado), qui fait ici l’objet d’un traitement spécial, était désigné comme une «peinture de la variété du monde». Elle avait été peinte pour Henri III de Nassau-Breda, protecteur du grand Gossaert, à l’occasion de son mariage. Un cadeau nuptial sur la pensée du «Soyez féconds», que le peintre avait toujours considéré comme un commandement esthétique. Tout le reste est «foin», aurait dit Bosch. Herbe sèche. Stéphane Guégan

– Stefan Fischer, Hieronimus Bosch. L’œuvre complet, Taschen, 99,99€. Il est amusant que la couverture ait choisi des lettres gothiques, un rien médiévales, pour désigner un artiste que le livre, à bon droit, réinscrit dans la culture de la Renaissance et rapproche même de Botticelli.

Retrouvez nos Cent tableaux qui font débat sur Europe 1, jeudi 23 janvier, à 21h, dans l’émission de Frédéric Taddei, Europe 1 Social Club.