MUTA ELOQUENTIA

Claude Mellan (d’après Poussin), frontispice des Œuvres d’Horace (détail)

On fait souvent naître l’art moderne du divorce entre l’image et la littérature, à laquelle elle aurait été trop longtemps subordonnée. Depuis la Renaissance et son Ut pictura poesis, la peinture d’histoire s’était efforcée de s’assimiler les règles et les finalités de la poésie et du théâtre antiques. Sous la force de la conception humaniste des arts, la peinture devient parole muette et se veut la « sœur » de la rhétorique, autant que de la tragédie. Aussi le tableau sacré ou profane prend-il souvent l’apparence d’une scène ouverte au jeu des passions humaines, des plus douces aux plus terribles, en vue de la traditionnelle catharsis. Nourri d’Aristote et d’Horace, tout un courant théorique prétend fonder l’invention picturale sur les correspondances entre l’ordre des formes et l’ordre des mots. Dessin, couleur, composition et même imagination sont appelés à procéder de façon identique au royaume du visuel et au royaume du verbe. On attend d’une peinture à contenu littéraire qu’elle respecte scrupuleusement sa source textuelle, construise l’action et conduise ses protagonistes avec une efficacité entrainante, voire édifiante. « Lisez l’histoire et le tableau, écrit Nicolas Poussin à Chantelou en avril 1639, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet. » En vérité, le lien entre peinture et rhétorique a toujours été de tension plus que d’harmonie, les peintres prenant vite conscience des particularités de leur médium et de la force supérieure du visible sur nous. Cette conscience d’une spécificité des arts visuels se creuse à la fin du XVIIIe siècle.

A mesure que le génie individuel entend rivaliser avec le cursus institutionnel, et l’image avec le texte, les peintres redéfinissent l’ancien dialogue des muses, n’empruntent plus nécessairement leurs sujets à la littérature ou se logent dans ses vides. Mais cette redéfinition n’équivaut pas, loin s’en faut, à la pleine autonomie qu’on associe souvent à l’évolution de la peinture française après David. Sans parler de la critique d’art de Baudelaire, Maurice Barrès ou du Claudel de L’Œil écoute, les exemples de Girodet, Ingres, Delacroix, Chassériau, Gustave Moreau, Manet, Picasso ou Matisse permettent de réévaluer la part de « l’ancien monde » dans l’art des modernes.  Avant les travaux décisifs de Marc Fumaroli (L’Ecole du silence, Flammarion, 1991) et de Jacqueline Lichtenstein (La Couleur éloquente, Flammarion, 1989 et Les Raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Gallimard, 2014), le lecteur français disposait de peu d’ouvrages capables de l’initier à ce que Marc Fumaroli appelait « l’écoute symbolique ». La seule exception notable était l’ouvrage de Rensselaer W. Lee (1898-1984), ancien disciple de Panofsky, Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture XVe-XVIIe siècles, dans la belle traduction de Maurice Brock. Parue en 1991 chez Macula, elle revient en librairie, sous la même enseigne (2024, 26€) : on ne saurait trop en encourager la lecture. En plus de saluer la nouveauté des travaux de Michael Baxandall, la préface de l’édition italienne de 1974, qu’on lira ici, donna à Lee l’occasion de corriger ce que son texte, en 1940, véhiculait de poncifs au sujet des Carrache ou de Charles Le Brun. Il n’eut pas le temps d’en faire de même au sujet de l’Académie royale, vengée plus tard par les publications cruciales de Jacqueline Lichtenstein et de Christian Michel. Stéphane Guégan

*Voir aussi, Stéphane Guégan, « Poussin ou la parole retrouvée », Le Débat, Gallimard, septembre-octobre 1994, p. 78-84, accessible en ligne sur Cairn.

De la scène au tableau

Sur les planches, faut-il peindre ou faut-il feindre ? Traduire un ressenti ou produire un savoir ? Eprouver les sentiments à représenter, en cherchant le contact brutal du public, ou dominer sa sensibilité, en vue d’un effet d’art supérieur ? Diderot, note Laurence Marie, donne l’impression, illusoire, d’être passé d’une théorie à l’autre. Son magnifique Paradoxe sur le comédien, l’un de ses derniers écrits, suggère une lecture moins binaire, et plaide plutôt l’unité de l’émotion et du sang-froid, de la vérité et de la science, du naturel et de l’idéal. Ce sont les mots de Diderot, assez génial pour ne pas les opposer. Du reste, insiste-il, le plus important, outre l’introduction au théâtre de ce que les bienséances proscrivaient ou nommaient sans le montrer, c’est l’illusion scénique, le quatrième mur, le saisissement du spectateur, corps et esprit. Loin de partager la haine des plaisirs dramatiques d’un Nicole et d’un Rousseau, il en défend l’utilité au nom du divertissement, de l’esthétique en soi, et des effets politiques du voir-ensemble. A ce public en communion, Voltaire, fort de ses séjours londoniens, promettait dès les années 1730 moins de conversations et plus d’événements, plus d’actions que de paroles. Diderot se lance dans une bataille qui a débuté avant lui, conspue la raideur déclamatoire et réclame, Eschyle en tête, un regain de vigueur corporel et verbal. Ce n’est pas à définir et contraindre l’acteur qu’aspire son Paradoxe, c’est à promouvoir un « spectacle rénové », étayé de « tableaux frappants », une morale en mouvement, non un catéchisme, résume Laurence Marie, qui assortit son édition serrée, brillante et surprenante, d’un florilège de textes pris aux Anciens comme aux comédiens et comédiennes d’aujourd’hui. Puisque Diderot associe nouveau théâtre et nouvelle peinture dans un même destin, et que le Paradoxe mentionne aussi bien Raphaël et Titien que Lagrenée, les annexes comprennent quelques extraits des célèbres Salons du maître. La sensation qu’à produite sur lui le Bélisaire de David en 1781 est bien connue, Diderot citant Racine à l’appui du tableau volontiers théâtral, au sens où le peintre, un ami de Sedaine et des Chénier, un mordu de la Comédie-Française sous Louis XVI, entendait le mot. David Alston et Mark Ledubury ont définitivement éclairé cette passion de la tragédie propre à électriser ses pinceaux, eux aussi de feu et de glace. SG / Diderot, Paradoxe sur le comédien, édition présentée, établie et annotée par Laurence Marie, Gallimard, Folio classique, 7,80 €. Quant aux lectures du texte par les acteurs actuels, voir Laurence Marie, Les Paradoxes du comédien, Gallimard, 22,50 €.

DE L’ÉTRANGE À L’ÉTRANGER

catalogue-magritte-centre-pompidouC’était en 1979 et le Centre Pompidou avait deux ans, pour paraphraser qui vous savez… Une rétrospective Magritte s’y organise, la chose n’est pas banale alors, et ses commissaires encore moins, Jean Clair et David Sylvester. Pour son retour en France, le peintre du caché-montré, trouble-fête aux images trompeusement lisses, s’offrait des avocats de choc. La mort de Magritte, douze ans plus tôt, avait ouvert l’ère des bilans. Le leur tenait compte du vif intérêt que les générations successives, celles du Pop, de la Bad Painting et de l’art conceptuel, avaient porté au maître du surréalisme. On n’en avait pas fini avec lui et ses turpitudes plus ou moins glacées (toucher au fonctionnement des signes, n’est-ce pas toujours les salir un peu ?) Comme le facteur sonne toujours deux fois, pour paraphraser cette fois-ci le James M. Cain qui mit Camus sur le chemin de son style (voir plus bas), Magritte revient au Centre, quarante plus tard. Si Clair et Sylvester avaient salué l’émule de Giorgio De Chirico, ce que Magritte fut autant que le délicieux Pierre Roy (la critique intelligente les associait encore sous l’Occupation), Didier Ottinger exalte le doctus pictor, figure bien connue depuis Alberti, et que le XXe siècle n’a pas rayée de ses feuilles de présence (contrairement à ce que le sot formalisme nous demande de croire). Le fait est que cette peinture pense autant qu’elle se dépense, joue les mystérieuses autant qu’elle revient constamment à ce que Magritte appelait L’Évidence éternelle, l’Éros qui mène le monde et fissure le regard. Nul besoin d’être Michel Foucault, aficionado du Belge érectile, pour deviner ce qui s’avoue derrière les pipes ou les nez dilatés du maître ! À l’inverse, sans la science exégétique d’Ottinger et des auteurs de son catalogue, une bonne part des intentions de Magritte et de ses références aux mythes fondateurs du logos occidental serait restée lettre morte. Intentions, logos et même méthode, ce sont des mots qu’on ne prononce pas souvent à son sujet. Or c’est tout le propos de cette exposition, promise au succès, que de nous rappeler que le surréalisme, inassimilable à la mystique des derviches tourneurs, aura visé les mécanismes secrets, mais concrets et donc analysables, de la pensée, du rêve ou du langage derrière l’arbitraire, l’automatisme et la gratuité irrationnelle dont il se réclamait. Clarté de l’obscur…

magritteDuchamp, Picabia, Magritte… Les passions de Bernard Marcadé, docteur es-mauvais esprit, sont aussi connues que légitimes. L’art véritable lui a toujours paru jeter le doute sur « l’ordre des choses », miroir aux alouettes dont Magritte s’emploie très tôt à déchirer les illusoires reflets. Que de vitres cassées chez lui, de fenêtres ouvertes sur l’intérieur, d’ombres parlantes, d’air liquide, de forêts démontables, de corps pétrifiés ou, a contrario, de statues vivantes ! Dans le format renouvelé, plus vertical et plus riche en images, des grandes monographies de Citadelles § Mazenod, il suit ainsi pas à pas les étapes d’un artiste en froid avec bien des dogmes de la modernité. La peinture, c’est beaucoup plus que la peinture, aurait pu dire Magritte s’il avait lu Chardonne. René attribuait justement à Chirico l’audace d’avoir sorti leur discipline de sa vaine quête d’une autonomie étouffante et d’un cheminement linéaire. On comprend que Magritte ait pu, dès 1946, encenser les tableaux que Picabia avait peints sous l’Occupation, nus hyperréalistes aux charmes sûrs, à propos desquels une poignée de malheureux parleraient d’art fasciste en 1976… La rengaine moderniste et le ronron du bon goût furent donc autant d’objets d’agacement. Magritte s’affranchit très tôt des attentes de l’avant-garde, futuriste ou puriste, Marcadé y insiste, de même qu’il signale l’importance des nus féminins du début des années 20. Mais le « choc émotionnel » que le jeune peintre dit alors rechercher s’écarte de la brutalité des sens : son lyrisme, sa violence parfois, celle d’un lecteur de Sade, Lautréamont, Nietzsche et Bataille, menace le spectateur, le déboussole sans l’enflammer tout à fait : nous demeurons au bord du gouffre, au seuil du cauchemar ou à la lisière du rêve érotique. La retenue mène au fragment, le silence à la stridence, jamais à l’enveloppement. Freud, dont Marcadé minimise à tort l’emprise sur Magritte, parlerait à bon droit de « retour du refoulé » au sujet de la période vache (les tableaux lâchés de 1947, mes préférés).

9782754107471-001-TSi Marcadé durcit trop également l’opposition à/de Breton (la couverture reproduite de Qu’est-ce que le surréalisme ? – 1934 – appelait une autre approche sur ce point), il fait le meilleur usage de son propre « mauvais goût » (excellentes pages sur les périodes Renoir et vache) et de la philosophie que convoque l’œuvre entier. Oui, en 1958, les impayables Vacances de Hegel disent la répugnance du peintre envers toute résolution dialectique. Deux ans après la saignée hongroise, ajouterais-je, Magritte donnait définitivement congé à ses tocades communistes vaguement hégéliennes… Tenu de bout en bout, ce livre parle politique et esthétique avec la souplesse qu’exige la plasticité du peintre, avant et après la seconde guerre mondiale. Marcadé s’intéresse enfin aux sources de ce peintre très dissimulateur, note les convergences d’époque (Max Ernst, Dali, le Picasso des corps disloqués), piste les traces de la peinture ancienne et commente l’apport des nouveaux médiums. Les Jours gigantesques, en couverture du collectif consacré à Voir double (Hazan), plonge directement sa spirale mobile et son sadisme étrangement fusionnel dans la fascination du moment pour le cinéma (Paul Nougé, le gourou de Magritte, l’enregistre immédiatement en 1928). Les films, à cette date, ne parlent pas encore, mais ils usent ou mésusent des mots, opèrent des disjonctions, comme le symbolisme loufoque avant eux. En dehors du génial Satie, souvent et dûment évoqué, il me semble qu’on néglige beaucoup ce que Magritte prolonge de la culture visuelle propre à la la fin du XIXe siècle. Sa peinture, pour le dire comme Marcadé, emploie la mimesis contre elle-même, elle n’est pas la première à le faire, ainsi que le rappelle précisément la brillante réflexion d’ensemble que propose l’ouvrage d’Hazan sur l’ambiguïté visuelle. Frapper d’incertitude notre rapport au monde et notre foi dans la langue commune ne fut pas l’apanage des surréalistes, pas plus que le brouillage des codes à travers lesquels nous pensons stabiliser le réel. Ni Magritte, ni Dalí, autre expert de l’énigme visuelle, n’en monopolise le prestige. André Breton, tout en se prévalant d’une rupture radicale, n’a cessé de rappeler que l’entreprise de sape intellectuelle dont il fut le prophète s’amarrait à une très ancienne tradition. Aux marges de la normalité esthétique, il reconnaissait la permanence d’un « art magique » traversant les âges et les cultures.

Stéphane Guégan

*Magritte. La trahison des images. Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, jusqu’au 23 janvier 2017. Le catalogue, sous la direction de Didier Ottinger (39,90€), se présente comme une suite d’essais (voir notamment celui, très juste, de Jacqueline Lichtenstein sur les liens entre la théorie ancienne du beau et Éros).

**Bernard Marcadé, Magritte, Citadelles § Mazenod, 235€.

***Michel Weemans (dir.), Voir double. Pièges et révélations du visible, Hazan, 75€.

THE STRANGER IS BACK

9782070178582_1_75Parmi les questions qui obsèdent les campus américains depuis un certain temps, il en est une qui touche L’Étranger de Camus : pourquoi ce jeune Français d’Algérie, 26 ans au moment où paraît son premier roman, n’a-t-il pas nommé la victime de Meursault ? Malgré les quatre coups de révolver qui l’abattent dans la lumière d’un été aveuglant, pourquoi « l’Arabe » mord-il la poussière sans dévoiler son patronyme ? Il faut ne rien comprendre à L’Étranger, récit d’une dépersonnalisation contagieuse, à la littérature (française, s’entend) et à la situation historique d’alors pour s’en étonner et, pire, en faire grief à Camus. Au moins, Alice Kaplan, qui a écrit sur le procès bâclé de Brasillach un livre important, épargne-t-elle de telles tracasseries à notre Albert national. En quête de l’Étranger (Gallimard, 22 €) est indemne de tout soupçon anachronique envers ce beau et bref roman de 1942, dont elle retrace le difficile accouchement et la réception aussi délicate. Elle dit bien en quoi la lecture du Facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain libéra Camus de ses pannes. Pour nous faire éprouver la « vie livrée à l’absurde » de Meursault, meurtrier sans raison ou presque, l’écriture de Camus s’astreint à un principe continu de fragmentation, de dissociation et de stagnation, qui doit au roman américain et à la volonté un peu insistante de fixer un type. Son personnage meurt de ne pas savoir mentir avant de faire de sa condamnation à mort la voie d’un salut intérieur. La passion de la vérité prend finalement des accents christiques qui déplurent, avec raison, à Jean Paulhan, bien qu’il poussât Gaston à publier ce roman de « grande classe ». Une partie de la critique n’y vit toutefois que compassion pour un « déchet moral », étranger au redressement national. Blanchot, lui, s’enthousiasma pour cette image de la « nature humaine » dépouillée de « toutes les fausses explications subjectives ». La génétique réussit mieux à Kaplan que l’étude de la réception. Elle en donne un aperçu partiel et partial. Qualifiant brutalement Drieu d’« intellectuel pronazi », elle néglige le rôle qu’il joua dans la publication de L’Étranger et son accueil. La correspondance entre Camus et Malraux, qui appuya lui aussi le benjamin, le met pourtant en évidence. Or Kaplan cite cette correspondance, qui vient de paraître (Gallimard, 18,50€). De même, omet-elle de parler en détail de l’article que Drieu fit écrire dans la NRF qu’il dirige à la demande des Allemands, mais en veillant aux intérêts de la maison et de la vraie littérature. Cet article, signé Fieschi, a bien saisi la part du matricide et du mal social dans l’apparente atonie de Meursault. Camus dut lui-même reconnaître que la critique avait été médiocre en zone libre et « excellente à Paris ». Pourquoi dès lors ne mentionner qu’en note la carte postale bien connue que Gaston, toujours lui, adressa à son poulain si prometteur ? Il n’avait pas échappé au patron que la presse avait été « absurde » envers Camus, hors Marcel Arland et… Fieschi. Il aurait pu ajouter Blanchot. L’histoire de la littérature sous la botte est bien à réécrire. SG (sur la correspondance Camus/Malraux, voir mon « Malraux avec nous », La Revue des deux mondes, octobre 2016, 15 €)

Matière grise

Il n’est peut-être pas de peintres vivants plus célébrés que Gerhard Richter. Depuis la rétrospective du MoMA, qui fêtait 40 ans de création en 2002, les bilans de son œuvre se sont succédé à un rythme effréné, de sorte que l’exposition est devenue l’un des médiums favoris du grand artiste. Celle que propose Hans Ulrich Obrist, à la Fondation Beyeler, ne déroge pas à la règle. Isolant les séries du peintre, elle se veut le fruit d’un dialogue, comme l’atteste l’entretien autour duquel le catalogue a été bâti. Entretien qui, entre autres considérations fertiles, revient sur l’attachement de Richter aux valeurs du romantisme allemand et éclaire sa position à l’égard du gauchisme des années 1960-1970, position qui se distingue des analyses habituelles de sa fameuse série October 18, 1977. Le fascisme dont la «bande à Baader» invoquait sans cesse la mainmise, pour mieux justifier son terrorisme, Richter en venait doublement. Né en 1932 et formé dans la RDA de l’après-guerre, il avait vécu le brutal passage du nazisme au communisme… Il devait mieux mesurer ensuite ce que peindre librement veut dire. Avant de rejoindre l’Allemagne de l’Ouest, le réalisme socialiste et le décor mural l’auront préparé aux différentes «déconstructions» dont il devait procéder jusqu’à aujourd’hui. «Inventer la peinture tout en la détruisant», loger en son cœur la réflexion sur ses limites et ses pouvoirs, déplacer le sens même de la «représentation», invalider sans cesse la frontière entre figuration et abstraction, a toujours conditionné une démarche aux antipodes du formalisme. La série, béquille usuelle des artistes sans idée, ne s’épuise pas chez lui dans la mise en évidence du processus. En détournant l’imagerie de masse, aux confins de l’hyperréalisme et du décodage ludique, les premiers cycles font advenir une beauté paradoxale: cette peinture déborde déjà la simple question de la facture et de la fracture entre médias anciens et nouveaux.

Si conscient soit-il du défi que constituent photographie et vidéo, assorties alors d’une aura subversive qui en expliquait le succès, Richter n’abandonne pas le terrain de la peinture à l’amertume de ses privilèges perdus. La «fin» de la peinture, il n’y croit pas et l’affirme avec une de ses séries les plus fortes. Elle n’avait jamais été reconstituée depuis la dispersion de ses panneaux. Lors de la Biennale de Venise de 1972, Richter visite la Scuola Grande di San Rocco et tombe en arrêt  devant L’Annonciation du Titien de 1535. La toile va lui inspirer cinq variations plus ou moins elliptiques: elles refusent ainsi de défigurer leur référent de façon progressive, et se dérobent au triomphe prévisible d’une lecture entièrement abstraite. Au départ, le projet relevait du classique exercice d’admiration: «je voulais simplement l’avoir, en moins en copie, confiait-il récemment à Hans Ulricht Obrist. Je n’y suis pas arrivé, c’était une chose tout à fait impossible, car toute cette merveilleuse culture est perdue. Il ne nous reste qu’à nous accommoder de cette perte et à en faire quelque chose malgré tout.»

La thématique mariale, Richter le sait, se prête idéalement à cette méditation sur ce qu’il importe de transmettre : chacune des cinq toiles, allégorique en soi, joue avec sa propre disparition, et communique à son faire, larges coups de brosse et matière somptueuse, une manière de suspens vénitien. Jamais inerte, la matière pense et les titres, souvent à double entente, confirment cette intelligence des apparences, qui n’est jamais plus évidente qu’à travers les thèmes issus du vieux fonds romantique. Face à son Iceberg dans le brouillard, dont la touche fondante épouse son sujet, face à ses innombrables évocations de la forêt ou de la terre mère, le souvenir remonte des tableaux de Friedrich, Carus, Courbet et Cézanne, quatre artistes passionnés de sciences naturelles. Alexis Drahos, jeune chercheur français, a consacré un livre sensible à la façon dont l’imaginaire des quatre éléments s’est renouvelé sous leur désir commun de saisir le réel comme un champ d’énergies organiques. Dans son Voyage à l’île de Rügen, Carus parle des «innombrables blocs de granite que les flots primordiaux roulèrent jusqu’à ces côtes depuis la Scandinavie, avec leur glaces des premiers âges». Richter, qui collectionne Courbet et cite Nietzsche, peint aussi en héritier d’une pensée du monde qui semble trouver sa place naturelle dans la lumière de Renzo Piano. Stéphane Guégan

*Gerhard Richter, Picture/Series, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 7 septembre 2014. Superbe catalogue au format oblong, sous la direction de Hans Ulricht Obrist, 62,50CHF.

*Alexis Drahos, Orages et tempêtes, volcans et glaciers. Les peintres et les sciences de la Terre aux XVIIIe et XIXe siècles, Hazan, 40€.

Débat… La philosophie actuelle aime à trancher de tout. L’art, hélas, est souvent la victime de ce verbiage, de cette «tyrannie», aurait dit Pascal, témoin aigu de l’éternelle tendance des phraseurs à la confusion des «ordres». Priver son lecteur d’entrer dans l’intelligence d’une question, en mêlant des arguments hétérogènes, c’est faire acte d’autorité illégitime, c’est faire reculer la connaissance et humilier la vérité. On pourrait y voir une preuve du grand relativisme ou du grand flou dans lesquels nous baignons, et qui postulent le primat du sensible, entendu comme émotion immédiate, frisson participatif, sur l’intelligible, qui serait secondaire, voire étranger à l’expérience esthétique en sa nature profonde. Ceci, pour nous être familier, vient de loin, comme Jacqueline Lichtenstein nous le rappelle utilement. Agacée par la prolifération des discours qui prétendent rendre compte de l’art en ignorant son objet, ou en méprisant le savoir de l’historien et la parole du créateur, cette spécialiste de l’âge dit classique situe la racine du mal dans « le tournant esthétique pris au XVIIIe siècle, à la suite de Kant […]. L’idée d’autonomie du jugement de goût par rapport au jugement de connaissance et celle d’autonomie de la théorie esthétique par rapport à la pratique artistique sont non seulement  à l’origine de la plupart des impasses philosophiques de l’esthétique, mais elles ont contribué à faire de l’esthétique cet asile de l’ignorance auquel elle ressemble malheureusement très souvent.» Vous aurez compris que l’auteur déverse sa rage salutaire sur les nouveaux pontifes de «la théorie pure», que cette pureté revienne à répéter que le jugement esthétique ne relève que du critère de plaisir, ou qu’elle autorise à détourner la complexité du fait artistique au profit d’une logorrhée autoréférentielle. Nous nous pensions débarrassés de l’hérésie kantienne, qui réduisait abusivement l’art et sa jouissance à un acte désintéressé, extérieur aux multiples processus cognitifs de toute perception individuelle, cette idée continue, en réalité, à justifier deux attitudes complémentaires, la valorisation de l’expérience brute et la dévaluation de l’expert. Le mépris des «gens du métier», très porté chez les enfants de Derrida et consort, ne date pas d’aujourd’hui.  Le livre de Lichtenstein, là encore, porte le feu ou le fer contre les idées reçues. Ce n’est pas la «démocratisation» du jugement artistique, à partir de l’essor de la presse et des expositions, qui en a élargi la compréhension. Au-delà des logiques de pouvoir qui causèrent sa perte, le milieu académique prérévolutionnaire, que l’auteur connaît si bien, fut le lieu d’une réflexion, entre théorie et praxis, dont le sens allait se perdre et qu’il importe de réexaminer à titre d’antidote. SG

*Jacqueline Lichtenstein, Les Raisons de l’art. Essai sur les limites de l’esthétique, Gallimard, NRF Essais, 17,90€.