LE ROI DES CHATS

De féline mémoire, ce fut sans doute la dernière exposition à avoir eu le culot de réunir les tableaux les moins « fréquentables » du grand Balthus. New York, capitale de la bienpensance infantilisante, n’était pas encore ce qu’elle est devenue. Au MoMA, qui s’en garderait très probablement aujourd’hui, eut lieu, de septembre 2013 à janvier 2014, Balthus : Cats and Girls – Paintings and Provocations. La traduction française du catalogue lui préféra un prudent Balthus. Jeunes filles aux chats. Quand on lui reprochait sa peinture dérangeante, ses extases d’adolescentes boudeuses, ses irruptions de culottes blanches, ses feux de cheminée allégoriques et ses chats concupiscents, Balthus affectait de n’en rien savoir. De ne rien voir. Mais sa correspondance lui oppose un sévère démenti. Volontaire était l’érotisme outré ou ouaté de ses tableaux, de même que les ronrons inquiétants dont l’âge indécis de ses modèles s’accompagnait le plus souvent. « Mort aux hypocrites ! », s’exclame-t-il, en 1937, au détour d’une lettre adressée à sa première épouse, la singulière Antoinette de Watteville. L’éveil de la libido et la sortie de la puberté étaient avant-guerre liés par une sorte de gène ou d’interdit, rattrapés depuis lors par les révélations atroces sur la pédophilie organisée. Or, Balthus n’innocente pas la sexualité de qui regarde et de qui on regarde, il peint une solidarité d’attentes, d’affects confus, ou d’émois impurs, sous la double lumière du désir et de la vulnérabilité, de la pulsion et de la souveraineté, double lumière qu’incarne très tôt l’ambivalence du chat.

C’est la perte de l’un d’entre eux, on le sait, qui fonde et justifie l’œuvre, avec la bénédiction du poète Rilke. Balthus a onze ans lorsqu’il fait son deuil de celui qui deviendra, pour l’éternité, Mitsou, après la publication, en 1921, de quarante dessins au graphisme faussement naïf, et au climat trompeusement candide. « Trouver un chat, c’est inouï », dit Rilke en préface. Le perdre, c’est l’horreur. De page en page se déploie le récit d’un petit garçon et du jeune chat qu’il a recueilli et finit par voir s’effacer. Précipitant rencontre heureuse et séparation traumatique, cette suite en noir et blanc se fait l’instrument d’une auto-analyse en images, comme si l’intelligence de soi était inapte encore aux mots. Mitsou annonce la multitude de chats promis à habiter et troubler la peinture de Balthus. Certains y lapent du lait avec une sensualité contagieuse, d’autres sèment l’effroi par leur sourire forcé, la plupart se réduisent à leur trouble présence, sentinelle ici, observateur là. Faisons aussi l’hypothèse de leur mémoire pluriséculaire, celle de Balthus lui-même, dernier des modernes à s’être glissé dans la fourrure du pictor doctus. Et plus encore que Giacometti, Francis Bacon ou Jean-Michel Basquiat, à s’être identifié à ces quadrupèdes inapprivoisables. (Lire la suite dans La Revue des deux mondes de mars 2024).

Stéphane Guégan

Triplés malruciens chez Baker Street / Fier d’être un des leurs, après avoir toujours vécu avec eux et les avoir si bien dessinés, André Malraux (1901-1976) connut la longévité des chats, 9 vies. La dernière n’a duré qu’un an et elle nous est joliment contée, la main sur le cœur, par Philippe Langémieux. Entre novembre 1975 et novembre 1976, il s’en est passé des choses à Verrières-le-Buisson, il en est passé des visiteurs et des visiteuses , malgré la maladie, malgré la mort qui chuchote désagréablement à ses oreilles. Malraux pensait l’avoir apprivoisée au fil des plus terribles deuils qui se puissent imaginer, il n’en est rien. Elle reste, d’ailleurs, l’un de ses moteurs, comme le mythe, voire la mythomanie. La crainte d’un départ précipité ne lui fait gaspiller aucune miette du temps.  Les derniers grands livres se peaufinent, L’Homme précaire et la littérature, L’Intemporel ; la télévision, dont il est un spectateur gourmand, le sollicite ; on vient recueillir son témoignage (beau moment avec Dominique Desanti au sujet de Drieu, que le déclin de la France avait perdu et que Malraux continue à vénérer) ; la politique l’ennuie puisqu’elle n’est plus d’action, et que les « experts en impuissance » font passer les intérêts avant la patrie ; ses autres drogues ont changé, et même le whisky laisse souvent place au chocolat, mais rien n’égale un déjeuner, en tête-à-tête, avec une jolie femme, Victoire de Montesquiou et d’autres ; l’art, à haute dose, le maintient en selle entre deux opérations sérieuses ; autour de cet homme qui parle de Napoléon, Mao ou Picasso comme s’il venait de les quitter, il y a enfin le dernier carré, Sophie de Vilmorin, nièce de la défunte Louise, Michaël et François de Saint-Chéron, si fidèles jusqu’à aujourd’hui, et deux chats, qui veillent et devinent… Quand viendra l’heure, le gouvernement, face au vertige, ne trouvera pas les mots. Depuis la rue de Valois, où son ombre reste écrasante, Françoise Giroud, sans convaincre, joue l’agnostique contre le lecteur de Bossuet et de Baudelaire : « Il était l’homme du tragique, celui de la lucidité sans foi. » L’art serait-il vraiment la seule résurrection qui nous soit promise ? A propos, nous verrons en 2026 ce qu’il en est de la permanence de Malraux parmi nous. SG // Philippe Langénieux, Les derniers jours d’André Malraux, Baker Street, 20€ (amusante coquille : le ministre des arts du gouvernement Gambetta en 1881, ce n’est pas Adrien Proust, père de Marcel, mais Antonin Proust, l’ami de Manet) ; chez le même éditeur, Guillaume Villemot, André Malraux. L’homme qui osait ses rêves, 19€ et la nouvelle édition augmentée d’Alain Malraux, Au passage des grelots. Dans le cercle des Malraux, 21€. Le premier trousse à toute vitesse, et en toute empathie, comme dirait un ministre, une biographie de l’homme ivre de grandeur et de hauteur ; le second, portraitiste accompli et musicien inspiré, restitue les harmoniques d’un monde et d’un milieu dont notre nostalgie n’est pas prête de se guérir.

Lacan en images, entre Balthus et Masson / Bonne idée que d’allonger le célèbre psychanalyste de la rue de Lille sur le divan de l’histoire de l’art, et de nous remettre dans l’œil ces images qui ne sauraient montrer qu’en voilant, s’offrir à la vue qu’en la frustrant, ou dire qu’en le niant. Visible, au sens plein, jusqu’au 27 mai, l’exposition du Centre Pompidou-Metz n’a cure des taxinomies propres à l’exercice et son catalogue rose et bleu, avec oculus de rigueur, s’autorise ce que Mallarmé appelait des divagations. Dénué de la politesse des vrais écrivains envers leurs lecteurs, Lacan pouvait les décourager à force de jouer avec les mots ou de les dénaturer, de dépecer la syntaxe au gré des contorsions qui l’amusaient ou des glissements de l’oralité pour amphithéâtres ventrus. Quand on l’interrogeait à ce sujet, Lévi-Strauss ne se privait pas d’avouer qu’il n’y comprenait pas grand-chose, hormis, on l’imagine, ce que lui dictait une curiosité commune pour la symbolique sexuelle et la culture qu’on associe paresseusement aujourd’hui au surréalisme. Au fond, cet étourdisseur était classique de goût, de Courbet à Dalí, de Bellmer et Duchamp à son beau-frère André Masson (par la grâce des sœurs Maklès), le meilleur de la bande. L’heureux et facétieux propriétaire de L’Origine du monde n’eut pas nécessairement la patience des exégèses très élaborées. Parler de la fente de l’infante au sujet des Ménines est à peine digne d’un carabin des années 1920. On le suit mieux lorsque les inversions visuelles du chef-d’œuvre de Velázquez le conduisent à La Chambre de Balthus (1952-1954). Qui oserait aujourd’hui montrer un tel tableau, fiat lux ultra-érotique, en classe ? Lacan ou le monde d’hier. SG Chiara Parisi, Bernard Marcadé et Marie-Laure Bernadac (dir.), Lacan, l’exposition. Quand l’art rencontre la psychanalyse, Gallimard / Centre Pompidou-Metz, 39€.

Séparés, Malraux et Morand ne le furent pas sur tout et par tout. Une certaine conception du roman, Manet, Venise, les chats, le donjuanisme, entre autres ressemblances, les rapprochaient. Mais la guerre accusa la faille qui s’était creusée au temps où le Prix Goncourt 1933 s’était entiché du communisme, bête noire de Morand et illusoire bouclier à la barbarie de même couleur. En date du 19 octobre 1945, le Journal de guerre de l’ambassadeur déchu enregistre une volte-face de l’Histoire plutôt mortifiante : « Il y a vingt ans quand j’étais à l’hôpital de Saïgon, je vis arriver Malraux traqué, […] ayant fait de l’agitation révolutionnaire à Canton, et suspect au gouvernement général de l’Indochine. Et moi, fonctionnaire tranquille du Quai, je ne me doutais pas que, vingt ans plus tard, je serais le proscrit, le suspect alors que Malraux serait le conseiller intellectuel du régime. » Au sujet du tome II du Journal de guerre de Morand, édition de Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2023, 35 €, voir mon article « Les mémoires d’outre-tombe de Paul Morand », Commentaire, n°185, printemps 2024.

ASTRES, DÉSASTRES

Françoise Gilot avait prévenu son cher Jean Cocteau : « Il t’aime et te déteste. » Janusien, Picasso l’était jusqu’au bout des ongles, soignés par superstition, et acérés par plaisir. Sous l’Occupation, durant laquelle il fut le centre d’attentions diverses (et non de menaces, comme l’écrivent d’aucuns), le peintre soumit à un graphologue son écriture emportée et chaotique. « Aime intensément et tue ce qu’il aime ». Du Racine. Cocteau en fit vite les frais. Mais l’étrange amitié qu’il a entretenue désespérément, obstinément avec Picasso, et que Claude Arnaud examine sans littérature, dut peut-être au manque de feu initial son demi-siècle de joies et de souffrances. Rien de comparable aux coups de foudre suscités par Max Jacob et Apollinaire, si on s’en tient aux vrais poètes, aimés, délaissés, trahis avant lui… En 1915, Cocteau avait forcé la porte de Picasso, au risque d’en payer le prix fort un jour. Parade leur tint lieu de lune de miel, le mariage avec Olga, en 1918, de confirmation. Faut-il croire que Picasso ait été un peu jaloux ensuite de Radiguet, dont il a laissé un portrait rimbaldien ? Quoi qu’il en soit, au début des années 1920, estime Arnaud, ce n’est déjà plus ça. La première rupture approche, que précipitent ces dynamiteurs en chambre de surréalistes. Étriller Cocteau présente bien des avantages, on élimine un rival et on disculpe Picasso d’avoir trempé dans « le rappel à l’ordre » cher à l’excommunié. Or la réaction figurative du peintre, sa sortie du cubisme le plus étroit, fertile à son heure, était riche des développements futurs de l’œuvre. Nul autre que Cocteau ne pouvait autant se féliciter du virage qu’il avait favorisé. Quant à bénéficier de la gratitude de Picasso, il ne fallait pas y compter. Au cours des années 30, la correspondance est à voie et voix uniques. Cocteau, expert des soliloques amers, aime pour deux et, malheureux, rongé par l’opium, le fait savoir, aveu d’un besoin d’admiration, d’une attente lancinante, et peut-être d’un masochisme, dit Arnaud, qui ne demande qu’à se frotter au sadisme de Picasso, ajoute l’auteur. Le plus beau est qu’il y eut replâtrage. Entre juin 40 et la Libération, après une quinzaine d’années froides, le dégel débute ; les bonnes âmes, façon de parler, s’en étonnent ou s’en inquiètent. Comment Cocteau, le compromis, et Picasso, l’incorruptible, ont-ils pu frayer dans les mêmes eaux au cours de ces années qu’on dit « sombres » pour se débarrasser de leur ambiguïté ? Arnaud ne craint pas de dissiper de tenaces légendes. Pas plus que Cocteau, Picasso accepte de laisser la culture dépérir sous la botte allemande, et l’on sait depuis peu que don Pablo s’est enrichi à millions alors. Moins fortuné, quoique aussi actif, le poète subit davantage les attaques de la presse bienpensante. En rejoignant le P.C.F. fin 1944, Picasso confirme et conforte son souhait de rester dans la lumière. Cocteau, pour demeurer en cours, doit avaler la mue communiste de son « ami » (« son premier acte antirévolutionnaire »), les leurres de la Pax sovietica et les veuleries de 1956. Son Journal, en silence, étrille « le camarade Picasso », son mélange de lâcheté et de tyrannie. Mais l’amour l’emporte encore sur les moments de dégoût, la vénération sur la détestation. Stéphane Guégan

*Claude Arnaud, Picasso tout contre Cocteau, Grasset, 2023, 20,90€.

D’AUTRES ÉTOILES, D’AUTRES PICASSERIES…

Faisons un rêve ! Sarah Bernhardt, lasse d’être mitraillée par les portraitistes mondains de son temps, ou lapidée par la caricature quelquefois antisémite, se tourne vers Picasso, le nouveau siècle appelant de nouvelles images. La femme la plus maigre de son royaume, au dire de Zola, fait don de sa sveltesse et de ses yeux de braise aux cristallines sécheresses du cubisme. Devenu le Boldini de son temps, l’Andalou l’eût étirée, dilatée et presque fragmentée, au-delà de ce que Georges Clairin s’était autorisé dans le fameux tableau (notre ill.) du Salon de 1876… « Comme si l’exposition du Petit Palais n’était pas assez riche, fastueuse, merveilleusement diverse et théâtrale », me répondent ses commissaires ! On ne saurait le nier. Il fallait, du reste, que cet hommage ressemblât à la vie inhumaine, extraterrestre, de la divine, à cette mise en scène de soi, même loin des planches, aux métamorphoses que réclamaient le drame et le public, aux amours de toutes sortes qu’elle accumulait, à la présence démultipliée que lui assuraient les médias de son temps, jusqu’au cinéma, qui fit d’elle l’un de ses astres, l’une de ses stars plutôt, puisque l’adoubement de l’Amérique et des dollars était passé par là. « Quand même », était sa devise. Qu’on m’aime, disent l’écho et le visiteur d’un parcours qui combine la méthode et l’ivresse, à l’image d’une carrière menée avec l’opiniâtreté des femmes que le génie et le destin propulsent hors de leur sphère d’origine. Juive des Pays-Bas, la mère de Sarah, galante de la Monarchie de Juillet et du Second empire, l’a fait baptiser et élever au couvent. On croirait lire un livret d’opéra, d’autant plus que l’enfant semble s’être imaginée devenir nonne. Le duc de Morny, protecteur des jeunes filles à tempérament, met fin aux désirs de claustration. Elle a 15 ans, entre au Conservatoire, Nadar fixe un visage aux yeux d’amande, aux lèvres volontaires, sous la crinière sombre d’une lionne prometteuse. Les difficultés de sa carrière naissante ne résisteront pas à l’énergie évidente de l’adolescente, à son charme, qu’elle sait mettre à contribution, comme le registre des courtisanes de 1861-1876 nous l’apprend. La fiche d’identification est assortie d’une photographie, qui restera sa grande alliée. L’année terrible ne retarde que peu l’explosion, Ruy Blas, Phèdre, les pièces de Sardou et Rostand semblent avoir été écrites pour elle, certaines le furent. Mucha et ses affiches mobilisent un public, abattent les frontières. A sa mort, en 1923, un an après Proust qui en fit sa Berma, des milliers de fanatiques lui rendent un dernier hommage en se pressant chez elle. Son fils, prince de Ligne par son père (naturel), mais beaucoup moins dreyfusard que sa maman, donnera plus tard au Petit Palais le chef-d’œuvre de Clairin. C’est le roi de la fête. Il occupe le centre magnétique d’une scénographie à vagues successives. Zola, que l’affaire Dreyfus devait rapprocher de l’actrice, apprécia peu la toile en 1876, le corps de Sarah y disparaissait trop sous les sinuosités serpentines d’une robe sans corset, et la vérité du visage s’effaçait derrière un minois « régulier et vulgairement sensuel », digne de Cabanel. Avec son canapé rouge et ses coussins jaunes, Clairin rappelait, en outre, les tapages chromatiques de feu Regnault, son ami, mort en janvier 1871. Zola, l’ami de Manet, cherchait Victorine Meurent là où nous goûtons Gloria Swanson. SG /// Annick Lemoine, Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas (dir.), Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star, Paris-Musée, 39€. L’exposition est visible jusqu’au 27 août 2023.

Le 23 juin 1912, depuis Sorgues, Picasso annonce à Kahnweiler son intention d’aller « au théâtre voir Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias », non la pièce (comme on l’écrit parfois), mais le beau et nouveau film d’André Calmettes. La vamp de plus de 60 ans y incarne les fraiches courtisanes avec l’aplomb érotique d’une débutante. Imaginons une salle de cinéma, à Avignon peut-être, Picasso et Eva Gouel au premier rang, sous le choc de la double magie, Marguerite au grand cœur blessé et les ombres si vivantes de l’écran. La mort de l’héroïne remua-t-elle le peintre si friand, dit-on, des souffrances du deuxième sexe ? Le monstre connut-il alors un de ces émois répréhensibles, même en pensée, même en art ? L’ogre a presque cessé d’être un animal politique ou presque… Le célèbre pamphlet royaliste de Chateaubriand désignait ainsi, à sa chute, un certain général corse, devenu tyran et anthropophage. Grâce à Picasso, objet du lynchage médiatique que l’on sait, le mot a retrouvé des couleurs, plutôt vives. Lui, nous dit-on, se nourrissait exclusivement de femmes, de plus en plus jeunes avec le temps. Laurence Madeline consacre un livre, vif aussi, à huit d’entre elles. C’est une de plus que la légende n’en attribue à Barbe-Bleue, mais le XXe siècle, au théâtre, puis au cinéma (merveilleux film d’Ernst Lubitsch), ne s’est pas privé de modifier la comptabilité de Charles Perrault. On sait que l’écrivain du Grand siècle avait voulu croquer à touches sombres un modèle parfait de cruauté, un fétichiste morbide, plus qu’un érotomane insatiable, sens aujourd’hui privilégié. Il ne se déroule pas un jour sans que Picasso ne se voie attribuer le nom de l’égorgeur ou qu’une manifestation, une performance ne salue le terrible destin de ses victimes. Les hostilités ont, d’ailleurs, commencé bien avant l’ère Me too. « Les femmes du diable », titrait Elle en 1977, le magazine « féminin » confirmait son tournant « féministe ». La diabolisation n’aura fait qu’empirer, et le besoin de ne pas y céder bêtement aussi. Où situer le curseur, se demande Laurence Madeline, qui ne ménage pas le machisme picassien, ni ce que le polygame espagnol fit endurer aux huit compagnes et épouses ? On ne se débarrasse pas facilement des approximations, demi-vérités et autres mensonges en libre accès sur les réseaux de la doxa criminalisante. Au lieu de nous asséner péremptoirement ses conclusions, son livre tisse ensemble huit courtes enquêtes, aussi documentées que possible, aussi variées que le furent ces liaisons dangereuses, et différentes « les femmes de Picasso ». Remercions l’auteure de leur redonner vie, de renseigner leur existence, de cerner chaque liaison dans sa vérité propre, quand la victimisation actuelle les réduit au statut de martyres passives, interchangeables. Germaine, Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise et Jacqueline ne furent pas de simples prénoms, bonnes à baptiser les périodes stylistiques du maître. Malgré la priorité qu’il donna toujours au travail et à sa personne, choix nécessairement destructeur en terrain vulnérable, Picasso ne fit pas de la cruauté le seul moteur de sa biographie amoureuse. Et son art, reflet supposé des viols et violences qui auraient composé son ordinaire, exige d’être interprété en fonction de sa part fantasmatique et souvent auto-ironique. Lui tenir tête n’était pas chose aisée, d’autres que Françoise pourtant y parvinrent. Car il était capable de tout, de déloyauté, de lâcheté, de brutalité, comme d’attentions, de tendresse et de passion, un temps, entre deux tableaux. Fernande Olivier, en 1957, avouait lui devoir « mes plus belles années de jeunesse ». Sous l’idéalisation du souvenir, le cri du cœur. SG /// Laurence Madeline, Picasso. 8 femmes, Hazan, 25€. A réécouter : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/cinquantenaire-de-la-mort-de-picasso-peut-on-separer-l-homme-de-l-artiste-9830416 / A voir : https://www.arte.tv/fr/videos/108957-000-A/picasso-sans-legende/

Prise en tenaille par le rapport Khrouchtchev et l’écrasement de la Hongrie, 1956 fut une annus horribilis pour les communistes français et leurs compagnons de route. Si L’Humanité ne perd pas le sourire, rompue qu’elle est aux tueries et aux purges du grand frère russe, les intellectuels tirent en masse leur révérence. D’autres ménagent le choux et la chèvre. A rebours de Roger Vailland et Claude Roy, Picasso se borne à manifester sa perplexité avec tact, un modèle d’habileté, que Maurice Thorez ne digère pas toutefois. Le peintre n’en est pas moins intouchable… Quoi qu’il ait condamné la saignée de la Hongrie et dénoncé les agissements de « la bureaucratie soviétique », Sartre tape aussi fort, voire plus fort, sur oncle Sam, les atlantistes, le gaullisme et ses séides. Situations VIII couvre une période hautement troublée, elle débute aux lendemains des événements de Budapest, et court jusqu’aux bilans déçus de mai 68. Le Sartre de l’hiver 1956 n’est pas encore pleinement acquis à la critique ouverte du bolchevisme historique. Lénine, cet ami du peuple, lui inspire encore de mauvaises pensées, la certitude, par exemple, qu’il est des politiques, des violences, que telle situation historique, justement, rend « inévitables ». Invoquer la guerre froide, justifiât-elle l’impérialisme soviétique, permet à notre dialecticien d’adoucir sa prise de distance : le printemps de Prague, douze ans plus tard, met définitivement fin à cette mascarade en lui donnant l’occasion, autre audace, de dialoguer avec les romans de Kundera (et accessoirement le Rêveuse bourgeoisie de Drieu). Entretemps, Situations VIII, document capital, aura accroché à son tableau de chasse le Vietnam (et l’étonnante aventure du Tribunal Russell), la colère étudiante (et la contestation des cours magistraux qu’il fait sienne en bousculant à la manière des potaches Raymond Aron), les violences policières (qu’il aborde avec l’imperturbable duplicité de la gauche caviar vis-à-vis de « l’oppression bourgeoise »), l’utopie d’une recomposition du paysage politique, que rendraient nécessaires Mai 68 et l’effritement de l’appareil du PC. Le dernier Sartre se cherche, mais les futures dérives se pressentent à sa façon de penser et destituer l’autorité sous toutes ses formes. Quand le refus inconditionnel de l’ordre se mue en doctrine, en dogme, le danger de l’extrême-gauche pointe son nez. De la conscience et de ses libertés, Sartre paraît ne plus se soucier. Rares sont les exceptions où, au détour d’une des interviews dont il inonde la presse de son cœur, un semblant de remords nous surprend. Au micro de New Left, en janvier 1970, il s’oublie, le temps d’avouer qu’il aimerait se pencher sur « les raisons pour lesquelles j’ai écrit exactement le contraire de ce que je voulais dire ». Vivement Situations IX et X. SG /// Jean-Paul Sartre, Situations VIII, novembre 1966-janvier 1970, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann et Annie Sornaga, Gallimard, 23€. Nos recensions précédentes : Situations II, Situations III, Situations IV, Situations V, Situations VI et Situations VII.

De même qu’on parle de la culture de Montmartre au sujet de Toulouse-Lautrec, la peinture de Basquiat gagne à être comprise parmi les sons, les contorsions et les convulsions du New York « dirty », « arty », de la fin des années 1970, ceux et celles qui rythment et désaccordent Downtown 81. Glenn O’Brien, auquel ce film doit d’exister et le peintre d’avoir décollé, aime à rappeler que son ami Jean-Michel connaissait Miles Davis, John Coltrane et Charlie Parker aussi bien que Picasso, Duchamp et Pollock. Parade, son dispositif scénique et la partition de Satie vivaient en lui à la manière de l’œuvre totale à réitérer, de sorte qu’il signa en 1988, l’année de son overdose mortelle, le rideau de Body and Soul. L’industrie du spectacle, la plus redoutable au monde, avait déjà figé la grâce des commencements et accouché de leur caricature inoffensive. Je suis de ceux qui préfèrent aux « tableaux à quatre mains » de Basquiat et Warhol, incapables de jouer la même partition et d’échapper au BCBG, les œuvres qui se voient à la Cité de la musique, et presque s’entendent. Dans le bas de Manhattan, où le Mudd Club fidélisait une faune internationale encore décalée, l’économie parallèle des petits malins opérait aux marges de la ville en faillite. New York ressemblait chaque jour un peu plus aux images du Vietnam que la télévision venait de déverser sur l’Amérique. Certaines toiles de Basquiat se tapissent de bombes, de mots, d’onomatopées, de signes en tout genre, le tout formant une musique qui n’appartient qu’à la peinture, celle qui produit le sonore au lieu de le traduire. C’était affaire de ponctuation visuelle, de syncope spatiale, d’invasion aérienne, de litanie mystérieuse. Malgré une tendance à la fusion, dont témoignent les milliers de vinyles où Basquiat réinventait l’orphisme des anciens, le jazz des années 1940-50 devient vite la référence majeure. Il imprime des façons d’être, de se vêtir ou de jouer. Avant de se réinventer en peintre des opprimés, en chantre d’une nouvelle négritude, Basquiat fut poète et musicien errant, sans autre prétention que de faire chanter son nom de code, le fameux Samo, et ses haïkus. Première exposition à se saisir du sujet et à en approfondir la connaissance, notamment par les nombreux entretiens qu’abrite le catalogue, Basquiat Soundtracks s’ouvre à la culture de Harlem, domaine de recherche très actif, et sujet d’une prochaine exposition du Met de New York. Au titre des rapprochements à creuser, peut-être ne serait-il pas inutile de se préoccuper davantage du graphisme des disques en provenance alors de Londres. Basquiat, quoique portoricain et haïtien, poussait le snobisme à se dire plus américain qu’européen. Rien, par chance, ne nous oblige à croire ce sampleur fait peintre. SG /// Vincent Bessières, Dieter Burchhart et Mary-Dailey Desmarais (dir.), Basquiat Soundtracks, Gallimard/Philharmonie de Paris/Musée des beaux-arts de Montréal, 39€. Visible jusqu’au 30 juillet.

Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre

Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat

Musée d’Orsay, dimanche 11 juin 2023, 16h00 / Samsa éditions, 8€.

Guillaume Durand

Guillaume Durand
© Marie Grée

L’exposition « Manet / Degas » incite le visiteur à se poser la question de la convergence, de la parenté et de la complémentarité entre deux figures données. Chaque commissaire de l’exposition invite deux personnalités de son choix pour dialoguer librement avec elles, à partir de leur champ de création. Écrivains ou artistes disent de quelle manière ils se confrontent à l’histoire de l’art qui les a précédés.

Guillaume Durand, journaliste et écrivain, est l’auteur de Déjeunons sur l’herbe publié en 2022 aux éditions Bouquins. Pour cet ouvrage, il a reçu la prix Renaudot essai. Lui et Stéphane Guégan, commissaire de l’exposition « Manet / Degas », dialogueront le temps d’une soirée.

Jeudi 4 mai 2023, à 19h00, Musée d’Orsay, auditorium.

La horde phallique

Les années 1980, aux USA surtout, auront vu triompher le jeunisme et l’humanitarisme, deux sources inépuisables de l’imagerie angélique. Côté cinéma américain, c’est le tunnel. La New wave, le hip-hop et la house music remplacent alors le punk sur la scène new-yorkaise… Saisie par une frénésie néo-pop ou néo-primitiviste, quand ce n’est pas le cocktail des deux, la jeune peinture étale sa haine du mauvais blanc, son rejet de toute autorité et son dégoût du nucléaire, son mépris pour Reagan et son horreur de l’argent sale, avant de passer aux affaires, of course. Plus encore que son ami Basquiat et que la flopée d’obscurs tâcherons emportés par la vague, Keith Haring incarne ce moment binaire et s’en fait l’ambassadeur, de Paris à Tokyo, à la faveur d’une transparence idéogrammatique aussi efficace que son carnet d’adresses. Une peinture en érection permanente, qui fait du phallus triomphant son signe identitaire. Signe ? Rien de plus volontairement «plat» que sa peinture. Nulle épaisseur, des formes cernées façon Fernand Léger, des messages ciselés, entre agression drôle et impact maximum. Bref, l’esprit BD hérité de son père, qui n’avait rien d’un castrateur.

Dès les premières salles de cette passionnante rétrospective, vous balancez entre l’agacement et la curiosité. Commençons par l’agacement. Formé à la sémiotique, admirateur des Truisms de Jenny Holzer et du cut-up cher à Burroughs, le chevalier des causes sociétales n’abuse pas de l’esprit de finesse. Du reste, son passionnant Journal contient quelques preuves accablantes de sa philanthropie blessée ou de la haine de soi, du blanc en soi, qu’il affecte. On y apprend d’abord que le jeune homme fut transporté de bonheur durant neuf heures, en mai 1977, à Disneyland. Le 14 octobre 1978, à propos de l’éthique du métier : «Le public a besoin d’art et il est de la responsabilité de celui qui se proclame “artiste” de comprendre que le public a besoin de l’art, et de ne pas faire de l’art bourgeois pour les privilégiés en ignorant les masses. […] L’art peut avoir une influence positive sur une société d’individus.» Plus loin, et plus inquiétant : «Le médium est l’instrument du message.» Cet instrument fait rêver. Il y a mieux, très Foucault : «La plupart du mal sur terre est fait au nom du bien (au nom de la religion, d’un prophète factice, d’artistes débiles, d’hommes politiques, de businessmen). Le concept entier de business n’est qu’un synonyme de contrôle. Le contrôle de la pensée, du corps et de l’esprit.» Or nous sommes alors en 1987 et Keith Haring vient d’ouvrir le fameux Pop Shop dans Soho. Si ligne il y a, elle passe entre l’art et le fric, que le révolté  franchit en prenant le risque de flétrir son image. Mais Warhol, son surmoi, pousse à la roue. Ce sont les années du Concorde et du Ritz en baskets. Sur cette dérive, on lira le catalogue de l’exposition Pop Life (Tate, 2009), radical. Alors que reste-t-il de cette peinture ? Son horror vacui, son détournement des poncifs modernistes et l’énergie même de sa petite entreprise. Une vibration plus qu’un frisson. Stéphane Guégan

Keith Haring, the Political Line, Paris Musées, 320p., 34€.

– Keith Haring, Journal, Paris, Flammarion, 2012, 424p., 26€

Pop Life: Art in a Material World, Tate Publishing, 2009

Ex-fan des Sixties

Fluxus a cinquante ans. Mais il n’y a plus personne pour souffler les bougies. Tous morts. On dénicherait bien un ou deux survivants s’il fallait se persuader que la flamme brûle encore. Ce n’est pas sans risque toutefois. Pour croire à la subversion chic de Yoko Ono ou au lettrisme choc de Ben, mieux vaut s’armer d’une bonne dose de second degré, le fameux relativisme dont notre époque est friande. Tous morts, donc. Et, d’abord, l’homme qui forgea le terme et baptisa le groupe, George Maciunas (1931-1978), Lituanien passé au « bolchevisme » par fidélité aux combats de la Seconde Guerre mondiale et par programme politique. Les adeptes du flux, dadaïstes des Trente Glorieuses, firent coïncider contestation esthétique et revendication idéologique avec l’angélisme incurable des avant-gardes du moment. Vicié par la guerre d’Algérie et le napalm du Vietnam, partagé entre la guerre froide et le virage gauchiste, l’air du temps, au cours des années 1960-1970, a plutôt senti la poudre. Toutes les poudres, du reste. Cénacle mouvant, propice aux pratiques les moins homogènes, et aux chronologies variables selon ses historiens, Fluxus serait officiellement né en septembre 1962, quelques mois avant l’assassinat de Kennedy, en Allemagne de l’ouest.

À Wiesbaden, ville d’eau depuis les Romains, paisible et riche, l’activiste Maciunas organise alors le Festival international Fluxus de la très nouvelle musique, titre qui se rit du culte du neuf tout en adhérant au fond… Le mouvement est parti de New York, of course. Dès 1960, depuis la galerie AG, Maciunas s’amuse à faire trembler la vieille pomme sous un déluge de sons inaudibles. Ses complices, John Cage et La Monte Young, sont déjà des stars de l’underground et des partitions aléatoires. Puisque l’idée est de faire tomber les frontières entre l’art et la vie, slogan du surréalisme américanisé par l’infatigable Marcel Duchamp, qu’on divinise au passage, Fluxus va ajuster sa rhétorique à la vogue récente des performances, où brillent Claes Oldenburg, Jim Dine, Alan Kaprow et un Français de 25 ans, Jean-Jacques Lebel. Le musée de Saint-Étienne n’a pas oublié ce dernier dans l’ambitieuse exposition qu’elle consacre aux cinquante ans du mouvement défunt. Consécration inévitable. La marchandise étant souveraine, nul n’échappe à son destin : le refus des musées devait fournir le meilleur des passeports pour y entrer, l’anti-valeur d’hier devenir une valeur d’aujourd’hui, surtout quand la provocation s’est éventée au profit une flopée d’objets ou de slogans innocents. Seuls Vostell et Nam June Paik ont surmonté cette érosion.

Ils occupent, à Saint-Etienne, l’essentiel des espaces et concentrent ce que Fluxus a conservé d’énergie et de charge critiques (faux-semblants du capitalisme mondialisé ou de l’histoire officielle). Un des panneaux de salle nous apprend que Maciunas se méfiait de l’expressionnisme trash de Vostell, très marqué par Dada et les Combine paintings de Rauschenberg. Où l’on voit que le gourou du groupe avait le nez pour détecter ce qu’il était supposé proscrire, l’art… Le ballet totémique des écrans vidéos, tel que Nam June Paik les orchestrait avec l’humour du détournement, répondait mieux à son esthétique des fluides et des  transferts infinis, vite secondée par une commercialisation en réseau de « produits » estampillés. Le masque de Yoko Ono aux yeux troués faisait un tabac. La révolution, camarades ! Lors du vernissage, Jean-Jacques Lebel m’avoue qu’il trouvait Maciunas « trop stalinien », à son goût, en 1960. Raison suffisante pour fréquenter Fluxus, collaborer le temps d’une performance, sans s’y fondre. Du Lebel des années folles, on voit à Saint-Étienne les montages les plus réactifs à l’actualité politique (De Gaulle, Kennedy, les Russes) et à ses dessous, féminins, les plus souvent. Puisque pin-up il y a, autant les punaiser sur la carte du monde.

S’en dégage un parfum de libertinage direct qui le rapproche de Vostell. Rapprochement que Lebel ne récuse pas. Ce serait récuser une part de lui qui déborde son destin individuel, si l’on suit le dernier essai de Philippe Dagen, L’Art dans le monde de 1960 à nos jours. En amont et en aval du demi-siècle qu’il passe au crible, depuis ses frontières élargies, il y aurait un moment duchampien. Les dates lui donnent raison : 1959 voit paraître le livre de Robert Lebel, le père de Jean-Jacques, sur l’insaisissable Marcel, modèle des agitateurs. Du Pop aux Nouveaux réalistes, de Fluxus aux performances les plus déchirées, Duchamp semble la seule boussole d’une communauté artistique en prise sur une époque qui bouge vite dans ses lignes géographiques, économiques, sociales et mentales. De ce bouillon de culture, chauffé à blanc par la fin annoncée des idéologies de l’avant-guerre, ne pouvait naître qu’un art hybride, matériaux, stratégies, et finalités. Qu’ils adoptent ou contestent le nouvel hédonisme issu de la tyrannie de l’éphémère, les créateurs du moment travaillent à partir du réel lui-même, devenu composante de sa représentation ironique. En cela, malgré la fin des démarches collectives, Dagen ne perçoit aucune rupture majeure dans la situation actuelle, bien qu’il épingle un certain brouillage, dernière ruse du marché de l’art, qui fait du moderne pasteurisé et du provocateur officiel de purs produits financiers. Stéphane Guégan

*Fiat Flux : la nébuleuse Fluxus 1962-1978 /  Jean-Jacques Lebel, musée d’art moderne de Saint-Etienne Métropole, jusqu’au 27 janvier 2013.

*Philippe Dagen, L’Art dans le monde de 1960 à nos jours, Hazan, 35 €.

– Stéphanie Lemoine, L’Art urbain. Du graffiti au street art, Découvertes Gallimard, 13,60 €. Que le Street art ait pignon sur rue désormais, nul n’en doute plus après les expositions du MoCA de Los Angeles, de la Tate Modern et du Grand Palais, sans parler du marché de l’art, lié directement parfois à ces initiatives. Reconnaissance pour les uns, trahison pour les autres, l’engouement actuel fait donc réfléchir les thuriféraires du genre. Mais on ne voit pas pourquoi il émeut plus les belles âmes que la commercialisation et l’institutionnalisation d’autres secteurs de l’art contemporain. Parce qu’il viendrait de la rue et de la misère sociale (mais Basquiat et ses émules n’en viennent pas tous), le graffiti aurait vocation à rester pur. Ceux qui prônent le « splendide isolement » cèdent à une illusion bien connue, assez risible ici. N’est-il pas contradictoire d’exalter l’énergie primitive de la rue et de vouloir la juguler ? Faut-il pratiquer l’enthousiasme œcuménique devant tout ce que les médias rangent sous l’étiquette de l’art urbain, du tag débile, purement masturbatoire, à la fresque géniale, dont les villes célibataires ont parfois bien besoin pour retrouver le sourire. Pas plus que la bombe aérosol n’est garante de talent, la vogue du Street art n’est synonyme de récupération systématique. Il fallait donc poser le problème autrement. C’est ce qu’a fait Stéphanie Lemoine avec l’urgence de son sujet. Et si sa lecture ne vous guérit pas du scepticisme que vous inspirent les peintres de la rue, rien de tel que le Journal de Keith Haring (Flammarion, 26 €), qu’on réduirait à tort à ses affaires de sexe et de fric. Comme Basquiat, malgré un registre singulièrement plus réduit, il a régné sur le New York des années 1980, fréquenté Warhol et décliné sa nouveauté sur tous les modes. Cette photographie des années fastes se superpose aux confessions de jeunesse. Car Keith Haring ne s’est pas dérobé aux écoles, aux livres, à la poésie, aux images d’avant. Être Van Gogh ou rien !