LA FRANCE D’AVANT

MicioMonsieur avait des mœurs! L’usage de parler ainsi de l’homosexualité des grands a perduré jusqu’à nous. Raison pour laquelle les historiens ont longtemps boudé le frère de Louis XIV, Philippe, duc d’Orléans mais roi du goût, qui transmit à son fils, le formidable Régent, sa folie des vases d’argent, des pierreries, des chinoiseries et des tableaux et surtout l’extravagance dans les plaisirs, qui est entrée en clandestinité après 1789. Voilà un prince qui ne l’était pas à moitié. Du reste, marié deux fois, à sa cousine d’abord, Henriette d’Angleterre (ah! Bossuet), puis à la géniale Palatine (ah! ses lettres), il sut honorer la couche de ses épouses avec la vaillance qu’il déployait sur les champs de bataille. Un homme, un vrai, sous le charme duquel est tombé, à l’évidence, Paul Micio. C’est peu, très peu de dire que ce dernier sait tout des collections largement dispersées ou vaporisées de Monsieur. On se souvient qu’une des victimes du siège calamiteux de Paris en 1870-1871 fut Saint-Cloud, le «palais des délices» (Saint-Simon), qui fut à la fois le château et le chef-d’œuvre de Philippe d’Orléans. De rares photographies en retiennent l’opulence et l’allure magistrales, de quoi faire pâlir les grands appartements de Versailles. Paul Micio, adepte de la langue dégraissée de ses modèles, a rejeté son étonnante documentation en annexe, que prolonge un CDrom. Vivantes, puisant aux chroniques du temps, les trois cents premières pages de son livre somptueusement illustré redonnent chair à un personnage qui aima la beauté pour le bonheur qu’elle lui procurait, à égalité avec les friandises irrésistibles, et non par seul narcissisme bourbonien. Le voluptueux Mazarin, dont Haskell disait «efféminée» la passion des arts, avait trouvé en lui son vrai successeur. Et Anne d’Autriche en fit presque son seul héritier. La préférence maternelle a envenimé une rivalité entre ses garçons. Louis XIV et son cadet se sont chamaillés dès leur plus jeune âge devant une cour atterrée. Outre l’électricité naturelle du clan, leur libertinage commun y est pour beaucoup, et la compétition artistique s’en mêla.

MarlyPlus bâtisseur que collectionneur, Louis XIV se vengea à Marly, autre merveille dont la France postrévolutionnaire nous a privés. Alors que l’intimité est devenue impossible et l’étiquette pesante à Versailles après 1678, le roi décide de se donner un lieu, un ermitage, pour y jouir de ce qui lui restait de jeunesse. Au lendemain de la guerre de Hollande, dont ses armées sont sorties victorieuses, il fait construire une «nouvelle maison de plaisance», où le droit de séjour, si court soit-il, est plus que convoité. Être Marlysé tient lieu de passeport pour le paradis. Il faut encore faire confiance à Saint-Simon, toujours là quand il s’agit de peser les privilèges et gourmander le faste inutile; il sut parler pourtant de «palais de fées, unique en toute l’Europe en sa forme, unique encore par la beauté de ses fontaines». De l’eau à profusion donc, mais aussi de l’or, du marbre, un mobilier à la dernière mode et des tableaux où le XVIIIe siècle prend de l’avance, plus encore qu’à Trianon. Un bijou, Saint-Simon ne flatte jamais sans raison, et une structure héliocentrique moins rigoureuse qu’à Versailles. Architecture et décor, du sol au plafond, rien ne saurait tenir en échec le grand savoir de Stéphane Castelluccio, dont on croisait déjà la signature, en 1999, dans le catalogue de l’exposition que le musée-promenade de Marly consacrait au pavillon royal. Quinze ans plus tard, fort d’une connaissance accrue du château et de son destin jusqu’à Louis XVI, ce chercheur du CNRS revient sur le lieu de tous les «enchantements». Le XVIIe siècle qu’on dit cartésien a prisé ce terme et ce qu’il désigne plus que Lagarde et Michard n’osaient nous l’avouer. Nulle rupture, par conséquent, n’était nécessaire quand le Régent entra en scène. S’il «suspendit la destruction de Marly», les caisses de l’État ne lui permirent de faire plus. Louis XV fut moins économe en tout, maîtresses comprises. Dès la fin des années 1730, elles s’affichaient impudemment à son bras. À Marly, miroir de ce tournant, Natoire et Boucher tapissaient les pavillons de tableaux aussi peu farouches. Une anecdote amusante court à ce sujet, on l’espère vraie. En 1746, le dauphin Louis, 17 ans, refuse deux toiles de Boucher, Vénus demandant à Vulcain des armes pour Enée et L’Apothéose d’Enée (elles sont reproduites dans le livre de Castelluccio). Son père aussitôt s’en empare et les fait accrocher, à Marly, dans sa chambre à coucher… Chacun son sens des convenances. La piété du fils n’est pas seule en jeu ici; proche de sa mère bafouée, le dauphin a déjà pris la tête de la fronde qui vise la marquise de Pompadour, nouvelle favorite, née Poisson, à laquelle on donne terres et privilèges à n’en plus finir.

DarntonCette fronde fut à la fois interne et externe à la cour, comme il ressort du dernier livre de Robert Darnton, qui crépite d’intelligence et d’actualité comme ceux qui firent la réputation de ce spécialiste des Lumières et des réseaux de sédition au soir de l’ancien régime… En ce printemps 1749, quoique une révolution reste de l’ordre de l’impensable, le destin du royaume s’agite. Les plus radicaux, une infime poignée, rêvent de régicide. Le «bien-aimé» les a déçus, piètre politique, amant insatiable, multiplicateur d’impôts, il semble vérifier ce que Montesquieu vient de dénoncer dans son admirable Esprit des lois. De la monarchie au despotisme, le pas se franchit si vite… Les moins radicaux pensent qu’on peut encore enrayer cette infernale logique. Refleurissent les mazarinades, mais ce sont des poissonnades. Car la Pompadour, faibles appâts mais vastes appétits, petite personne mais grande famille, attise l’ironie et même la haine des poètes de circonstance, surveillés par une police sur les dents. Il leur faut notamment arrêter l’auteur d’un poème qui met Louis XV en émoi, une ode qui commence par «Monstre dont la noire furie». Débute l’Affaire des Quatorze, du nombre des suspects qui furent arrêtés, embastillés avant d’être éloignés de Paris, les condamnant souvent à une misérable existence. Le plus inquiétant, pour l’autorité, est que ces criminels de lèse-majesté ne viennent pas du peuple. L’un d’entre eux appartient presque au cercle de Diderot (lequel connaît les geôles de Vincennes en juillet 1749). Prêtres, clercs et étudiants, ils rimaillent leur indignation sur des bouts de papier qui passent ensuite de poche en poche, et surtout de bouche en bouche. Si le peuple, rue et cafés, ne sait ni lire, ni écrire, il sait chanter. Le livre de Darnton trouve là son aspect le plus fascinant, cette communication orale qui échappe généralement à la police du roi et à l’analyse historique subséquente: elles ne vivent que de preuves! Cinquante ans plus tard, dans un contexte plus explosif, ce système d’information aussi impalpable qu’efficace contribuera à renverser le trône. En 1749, la cour y œuvre déjà. Car «bâtarde de catin», «putain» sont les mots qui désignent la Pompadour, à Versailles, chez ses adversaires. La lutte de pouvoir use ainsi des armes de la capitale, sans comprendre qu’elle atteint au cœur son propre système politique.

ClementTout arrive. La Pompadour, en 1751, finit par «laisser à d’autres le lit du roi, [mais sut] conserver sa confiance, jusqu’à sa mort, en avril 1764 (elle n’avait que 42 ans). Cela supposait un travail et une vigilance de tous les instants qui s’exerçaient dans les moindres détails. Elle devait sans cesse réveiller la curiosité du roi, agir sur son esprit plus que sur ses sens», écrit Nicolas Clément lorsqu’il aborde le rôle joué par Pigalle (1714-1785) dans cette stratégie. Le sculpteur aura successivement représenté la favorite du roi en reine de ses nuits et en confidente de ses malheurs… Il n’est jamais mauvais que les historiens s’occupent d’art, leur regard fait parler autrement l’activité esthétique, son cadre professionnel et la logique de valorisation, commerciale et symbolique. Ce livre nous le rappelle sur un ton entraînant. Pigalle, il est vrai, offrait de quoi tenter une plongée au cœur du mécénat royal, de la commande religieuse, du système académique et des transformations du portrait bourgeois en accord avec celles de la sphère culturelle, au mitan du XVIIIe siècle. Pour avoir été capable de satisfaire tous les types de demande, au prix d’une vie de labeur qui le fit surnommer «le mulet de la sculpture» par Diderot, Pigalle fit oublier que le Prix de Rome lui était passé sous les naseaux en 1735. N’importe, il séjourna trois ans en Italie au milieu des pensionnaires du roi, sa vraie famille. Le jeune bourgeois savait y faire. Les dons, il est vrai, sont certains, comme l’atteste son Mercure (bien que dérivé de Jordaens) et ses Vierges d’une grâce «aimable» (qui doivent à Duquesnoy). Mais la plus belle des facultés lui fait trop souvent défaut, l’invention. À sa mort, son habitation, côté livres, résonne d’un terrible silence. Ses monuments, du reste, sont embarrassés. Le plus célèbre, Le Mausolée du maréchal de Saxe, sur lequel il va travailler vingt-trois ans, mérite en partie les critiques de Diderot. L’abondance des figures allégoriques, et surtout l’Hercule brisé par la douleur, cachent mal l’absence d’une pensée originale et d’une unité visuelle plus frappante. Il eût fallu, suggère Diderot, montrer «deux grenadiers affûtant leurs sabres contre la pierre de sa tombe». Romantisme précurseur dont Pigalle, pétri de Rome baroque, était bien incapable. Cela dit, Diderot aurait dû montrer plus d’indulgence avec la figure de la Mort, ce squelette riant et déjà baudelairien. Delacroix, en novembre 1857 sera saisi: «le terrible était là à sa place». Cet éclair de vérité criante, les portraits de Pigalle en sont moins avares, évidemment, que sa production noble. Son sublime Diderot a l’intelligence de son modèle, et sa propre figure, ravagée par le travail, mais éclairée par la volonté, tranche sur le banal des autoportraits du temps. Nicolas Clément n’a pas tort de souligner enfin la contribution de Pigalle à l’essor d’un réalisme qu’on dirait «citoyen» si le mot n’avait pas perdu sa virginité. C’est celui que le sculpteur utilisait pour désigner l’une des figures placées à la base du monument de Reims, au sommet duquel Louis XV, empereur d’opérette, pouvait encore croire à sa bonne étoile. Il est vrai que le «déluge» était réservé à son petit-fils.

PerroneauExact contemporain de Pigalle, à peu de chose près, Jean-Baptiste Perronneau fut également le peintre d’une nouvelle sensibilité et d’une nouvelle sociabilité qu’un livre magistral, celui de Dominique d’Arnoult, nous apprend à extraire des plus beaux pastels que le XVIIIe siècle ait produits. Comment la France a-t-elle pu laisser partir le portrait d’Olivier Journu, vendu à Paris en juin 2002 et aujourd’hui l’un des fleurons du Met? Par ses moyens propres, une frontalité désaxée, un port viril et aisé à la fois, une visage modelé en pleine lumière, une vigueur de blancs, de roses et de bleus heureux de palpiter ensemble, l’art des Lumières a rarement dit aussi bien dit «un monde au travail» (Daniel Roche), soit cette «société en charge du changement» (Xavier Salmon), pour citer les deux préfaciers de Dominique d’Arnoult. En plus de cataloguer les quatre cents peintures et pastels de son grand homme, cette dernière en a étudié la clientèle et la mobilité. L’une et l’autre ont longtemps dérouté et égaré l’histoire de l’art. Un artiste condamné à travailler en province, Orléans, Bordeaux ou Lyon, et même à «errer» à travers l’Europe, ne pouvait qu’avoir échoué à réaliser les promesses de ses débuts académiques, fussent-ils tardifs. En 1746, année de son agrément et de sa réception, et donc de ses premiers pas au Salon, Perronneau a passé la trentaine. Fils de perruquier et tôt associé au monde de la gravure et du livre, il avait beaucoup à se faire pardonner. En allant principalement à Maurice Quentin de La Tour, portraitiste de Louis XV et du dauphin, de la reine et de la Pompadour, les commandes royales en matière de pastel confirmeront la complexité du jeu institutionnel des réputations. Un quart seulement du corpus de Perronneau se rapporte à la population parisienne. Il lui restait donc à conquérir la province industrieuse, la nouvelle France, et l’Europe, qui aimait en lui le digne émule de Rembrandt et Van Dyck, une matière et une manière «vigoureuses», c’était son mot. Ce succès sans frontières, qui annonce celui de Vigée Le Brun, oblige à corriger, avec Dominique d’Arnoult, l’idée d’un artiste pour qui la reconnaissance ne serait venue qu’au temps d’Edmond de Goncourt et de Marcel Proust, qui le préféraient à La Tour, tout comme Pierre Rosenberg, au dire de l’auteur. Faire évoluer la postérité critique d’un artiste n’est jamais anodin. Le travail exemplaire de Dominique d’Arnoult, en rendant Perronneau à son siècle, en fait un de ses accoucheurs, une force historique, un «frisson nouveau». Comme Manet, qui lui ressemble tant, le génial pastelliste «travaille à accélérer la circulation des signes où se reconnaissent les individus» du présent, ce présent gros de l’avenir que l’on sait. Stéphane Guégan

*Paul Micio, Les Collections de Monsieur, frère de Louis XIV, Somogy, 59€.

*Stéphane Castelluccio, Marly. Art de vivre et pouvoir de Louis XIV à Louis XVI, Gourcuff Gradenigo, 59 €.

*Robert Darnton, L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle, NRF Essais, Gallimard, 21,90€.

*Nicolas Clément, Sculpter au XVIIIe siècle. Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), préface de Jean-René Gaborit, Honoré Champion, 90€.

*Dominique d’Arnoult, Perronneau, Arthena, avant-propos de Daniel Roche et préface de Xavier Salmon, 130€.

Mauvais esprits

Nous étions avec Ovide, restons-y. Nous l’écoutions chanter la tiédeur de la couche et les plaisirs de bouche. Le bonheur même de chanter… En marge des Fastes, non exempts d’ambiguïté déjà, il y a Les Amours et L’Art d’aimer, où se niche la face heureuse, peu rustique, ni martiale, des temps d’Auguste. Pierre Marlière vient de relire le poète romain avec des yeux d’aujourd’hui, déniaisés, en somme. Renouant avec Baudelaire, qui aimait à associer dandysme et libertinage et montrer leur commune éthique du plaisir distinctif, son essai retourne aux sources d’une aristocratie qui traverse l’histoire. Aucun droit de naissance n’y préside, et seuls y accèdent les amis de la vérité, ceux pour qui la pensée a un corps, l’écrivain des désirs plus ou moins avouables, et les mots un pouvoir à flétrir les impostures. Ovide n’est pas du genre décliniste ou râleur. Le passé ne lui semble pas préférable au présent, fût-il soumis à l’autorité despotique. C’est qu’il la sait éphémère, vulnérable, faillible. Ovide, partisan en tout de la corde raide, s’accommode en apparence de l’Empire pour mieux dire ce qui échappe à son contrôle, l’art, les tableaux, les lieux de drague, le verbe frondeur sous les fleurs de rhétorique. Quand il dit le théâtre «dangereux pour la chaste pudeur», l’on comprend qu’il désigne le lieu plus que la scène. Le siècle d’Auguste, comme les temps à venir, n’est qu’écarts, traverses et défi à ceux qui ont le courage d’assouplir les règles à leur usage. Ils formeraient une grande famille, selon Marlière, qui s’intéresse autant à Ovide qu’à ses émules. Passons sur Debord, contempteur assommant du simulacre et du spectacle généralisés, l’anti-poète par excellence, le cuistre pincé, dont Molière n’aurait fait qu’une bouchée. À l’évidence, pour qui interroge la postérité ovidienne, Sollers présente de meilleurs états de service, une verve et une drôlerie inépuisables. Prosateur hors-pair, comme Médium l’a rappelé en 2013 au terme d’une année noire pour le roman français, érotomane raffiné, étanche à la banale pornographie, l’auteur de Femmes et du Cœur absolu, chose rare, montre cette attention au «beau sexe» qu’Ovide inaugure en se souciant de ses partenaires et de leurs émois.

Libertinage et langage, nous dit Marlière, se complètent par nécessité, qui est d’amplifier la vie dans ses actes mêmes. Un des classiques de la littérature libertine du XVIIe siècle, la merveilleuse École des filles, qui valut quelques ennuis à son auteur masqué, le rappelait à ses lecteurs dès 1655. Elle met en scène Fanchon et Suzanne, la première «affranchissant» la seconde, si l’on veut bien se souvenir que l’étymologie de «libertin» est indissociable de la libération des esclaves dans l’Antiquité. Nos deux héroïnes ne devisent que du priapisme masculin et des étranges éructations verbales de leurs amants: «Or, la raison que tu m’as demandée pourquoi les hommes, en faisant cela, disaient des gros mots et vilaines paroles, c’est qu’ils prennent plaisir à nous nommer par les choses qui participent à leur plaisir davantage.» Du tour d’horizon passionnant qu’il propose des «déniaisés» du Grand Siècle, le savantissime Jean-Pierre Cavaillé ne pouvait détacher cette très impudique École des filles, bien qu’elle constitue l’une des rares préfigurations du libertinage propre au siècle suivant. Le XVIIe siècle, sur les emportements du sexe, n’en pense pas moins, mais se tient mieux. La prudence et le contrôle policier de l’écrit obligent les esprits forts à pratiquer le sous-entendu, le double langage et la suggestion souvent amusée. Il y a bien quelques vers ici et là plus lestes.

Et Jacques Prévot, le grand orchestrateur des deux volumes de La Pléiade consacrés à ces drôles de classiques qui ont nom Théophile de Viau, Tristan L’Hermite, La Mothe Le Vayer, Bussy-Rabutin ou Saint-Evremond, reliait plaisamment Baudelaire et sa passion des Africaines à la poésie crapuleuse de Saint-Amant. Faut-il rappeler que cet autre XVIIe siècle avait auparavant refait surface parmi Les Grotesques de Théophile Gautier? Postérité heureuse, filiation trompeuse, elle vide le libertinage du XVIIe siècle de ses spécificités, auxquelles nous ramène ce livre d’érudition écrit en maître. Cavaillé connaît son sujet comme peu. Aussi se tient-il à distance des poncifs qui le dénaturent dans les manuels, quand ils veulent bien s’occuper de ces vieilleries dangereuses. Rien de plus vif pourtant que ces libertins du temps de Louis XIII ou de Louis XIV. Comme ils ressemblent peu à leur caricature ou à leur descendance! Les vrais athées et les réformateurs sociaux sont rares parmi eux. Leur élitisme, leur hédonisme exigeant se contente d’occuper les failles d’une collectivité plus obéissante au double pouvoir religieux et politique. On raille plus qu’on ne mord. La critique des abus et des aberrations ne se confond pas encore avec l’irréligion et le libéralisme des Lumières. Agacé par les plus hérétiques, Saint-Evremond, grand jouisseur, n’oppose pas volupté et foi. Si la chasteté, la dévotion et le fanatisme sont choses mauvaises aux yeux des esprits libres, ils ne conçoivent pas encore une morale et une société sans Dieu. Ce sera la tâche de leurs émules de les penser. Stéphane Guégan

*Pierre Marlière, Variations sur le libertinage. Ovide et Sollers, Gallimard, L’Infini, 15,90€.

*Jean-Pierre Cavaillé, Les Déniaisés. Irréligion et libertinage au début de l’époque moderne, Classiques Garnier, 49€.

Plafonds volés

La malchance et l’incurie se sont toujours acharnées contre les plafonds peints du XVIIe siècle. Dernier carnage en date, l’incendie de l’hôtel Lambert, le 11 juillet dernier, a livré aux flammes un des fleurons du goût français, le cabinet des Bains et les peintures de Le Sueur. Il faut croire que sa célèbre branche de corail, seul éclat de rouge dans cette symphonie bleu et or, n’était pas de taille à conjurer cette étrange fatalité. Tout un symbole que cet échec prophylactique! Il confirme les menaces qui ont toujours pesé sur ce patrimoine, des aléas du goût aux transferts de propriété, des catastrophes naturelles aux destructions massives. L’exposition du Louvre, en s’intéressant à la révolution picturale qui bouscula le décor des plafonds sous la Régence d’Anne d’Autriche, Louis XIV et son frère, nous apprend qu’ils furent plus nombreux, et souvent plus audacieux, que nous ne le pensions. Ce n’est pas une mince surprise! Pendant longtemps a prévalu l’idée que les Français, loin de défier les Italiens sur le terrain des «plafonds volants», s’en étaient sagement détournés, obéissant à leur mépris de la virtuosité gratuite et des acrobaties visuelles imposées par la vue di sotto in sù. On était plus sérieux de ce côté des Alpes, évidemment. À la suite des réserves d’un Abraham Bosse ou d’un Poussin, les préventions d’un Ingres et d’un Braque ont coulé dans le bronze cette supposée allergie nationale, elle fit les beaux temps de l’histoire de l’art.

Or il n’en est rien et Bénédicte Gady le prouve dans le palais même où la peinture plafonnante, vers 1650, a pris son envol. Cette poussée ascensionnelle, dont la fable antique allait profiter avant le décor d’église, eut quelque chose d’une fièvre italienne. L’un de ses plus frénétiques promoteurs, François Perrier, fut l’élève de Lanfranco à Rome. Où sont passés les centaines de dessins et cartons que nécessita son immense voûte de l’hôtel La Vrillière? On devait retrouver Perrier sur le chantier de l’hôtel Lambert, de même que Le Brun, condamné à l’exploit par la sourde rivalité des chefs-d’œuvre ultramontains. La galerie Farnèse et les fresques de Pierre de Cortone en auraient découragé de plus forts. Ne jamais sous-estimer le poids de l’orgueil national en cette affaire. Les Italiens sont à Paris, ils travaillent pour la Reine mère, comme Romanelli, et pour Mazarin, tel le Turinois Giovanni Francesco Grimaldi, dont l’exposition exhume le spectre de décors détruits. Le palais du cardinal, aujourd’hui happé par la BNF, n’est pas parvenu à nous sans perdre quelques plumes, une aile pour être plus précis. Mais Henri Labrouste eut l’heureuse idée de faire relever les plafonds qu’il mit à bas. Autre trouvaille intéressante, un dessin de Jean Nocret, qui semble documenter le décor de la chambre à coucher de la reine. Nous sommes aux Tuileries au seuil des années 1670. Louis XIV et Marie-Thérèse ont quitté le vieux Louvre pour une maison plus pimpante. Charles Le Brun, impérial, est aux manettes. Mais d’autres travaillent avec une relative autonomie, nous ne le savions pas. Ce siècle, apparemment, a encore des choses à nous dire. Il suffit sans doute pour cela de prendre de la hauteur. Stéphane Guégan

*Peupler les cieux. Dessins pour les plafonds parisiens au XVIIe siècle, Musée du Louvre, jusqu’au 19 mai 2014. Catalogue, un vrai livre, savant et lisible à la fois, sous la direction de Bénédicte Gady, Louvre / Le Passage, 35€. // Dans le cadre des Conférences Sara Yalda aux Mathurins, j’interviendrai le lundi 10 mars, à 12h30, sur le thème: Impressionnisme: entre choc et charme. Théâtre des Mathurins, 01 42 65 62 51.

Haro sur le Grand Siècle

Marc Fumaroli n’a pas son pareil pour secouer les certitudes de l’histoire culturelle et rafraîchir notre vision de ce que l’on appelait encore, avant la réforme des programmes scolaires, l’âge classique. Son inutilité semble aujourd’hui une évidence à la plupart des enseignants. Au lieu de s’en attrister une fois de plus, on notera que le mépris des vieilles humanités, poussé à ce degré d’intolérance, rappelle les débats qui avaient agité le monde savant sous Louis XIV et Louis XV, et auxquels nous ramène avec science et humour le dernier ouvrage de Fumaroli. Les trois préfaces qu’il agrège, livres en soi, en forment un quatrième dont l’interrogation principale touche à l’exercice même de la littérature et des arts sous les derniers Bourbons de droit divin. Qu’en est-il en effet de «l’indépendance libérale d’un Montaigne» quand l’absolutisme monarchique exerce sur ses sujets une autorité plus implacable que le rejet janséniste du libre arbitre? Le Sablier renversé, beau titre, qui fait songer à Gautier et Baudelaire, se situe volontairement à la croisée de la réflexion politique, de l’anthropologie chrétienne et de la guerre du goût. La querelle des anciens et des modernes, déclenchée par Perrault en 1687 sous un déluge de flagornerie courtisane, et entretenue tout au long du XVIIIe siècle par l’anticomanie ambiante, ne résume qu’en apparence le propos de Fumaroli. La vraie question qu’il pose, si actuelle, recoupe davantage l’équilibre des pouvoirs et des devoirs dans la société civile.

On ne pouvait pas mieux l’aborder qu’en partant du génial Gracián. L’Homme de cour est le titre fallacieux sous lequel parut, dans une traduction flottante, le grand livre épigrammatique du jésuite espagnol. Autour du roi soleil, les représentants de l’ordre ignacien jouissent alors d’une faveur certaine. C’est qu’ils ont poli leurs griffes avec le même opportunisme qu’Amelot le texte de Gracián, toilettage qui lui valut de devenir un best-seller et un bréviaire de stratégie laïque jusqu’à Guy Debord. Pourtant, L’Art de la prudence, si l’on revient au titre originel, ne prêche aucunement la diabolisation du collectif ni le sacrifice de sa dignité aux «ambiguïtés du monde temporel» et aux ajustements qu’elles imposent. On conçoit qu’une telle discipline, nourrie de Sénèque, ait pu susciter l’enthousiasme de certains penseurs, Bayle entre autres, irrités par l’abaissement des écrivains pensionnés par le roi. Au titre des contre-pouvoirs, qui inaugurent les Lumières, Fumaroli place aussi très haut la société lettrée des salons, souvent féminins, dont la liberté d’esprit et de corps fait le bonheur des Historiettes de Tallemant des Réaux. Leur rôle, après la Régence et la crise de la culture rocaille, sera d’autant plus crucial que le gouvernement royal, courant après le prestige perdu de Louis XIV, entendra ramener les arts dans l’orbite du « grand goût » et de la morale en acte. Mais ce dressage « romain » n’épuise pas la richesse du XVIIIe siècle, comme Fumaroli le souligne, en conclusion, avec soulagement.

Il fut un temps où l’on n’écrivait guère par vocation sacrée ni obsession d’être publié. Écrire revenait à parler, à converser autrement, librement, à prolonger sa vie plus qu’à la grimer ou la flatter, sans égards pour les bienséances et la censure qu’imposait la chose imprimée. Pour s’être plus que d’autres méfié des servitudes et des risques du livre, Tallemant des Réaux (1619-1682) fut un auteur tardif. On parle bien de bombe à retardement… Il n’a rejoint le cercle des classiques confirmés, ou fréquentables, qu’en 1960, grâce aux bons soins d’Antoine Adam, sourd aux préventions esthétiques et morales qui s’étaient accumulées sur le manuscrit des Historiettes. Cet éminent professeur de la vieille Sorbonne, bon connaisseur du Fracasse de Gautier, cédait volontiers au magnétisme de la littérature Louis XIII. Verdeur de vue et style brutal, souci du détail et mépris de la composition, réalisme en un mot, Tallemant préfère regarder de près que juger de haut. Comme il se fiche de bien écrire, il excelle à brosser son époque telle qu’il l’a vécue. D’autres, dès avant Voltaire, peindront le Grand siècle avec les couleurs guindées d’un mythe toujours vivace. Le témoignage de Tallemant en sape par avance les fondations, la rhétorique, l’hypocrisie, la veulerie ancillaire et la fausse majesté. Dans son admirable préface, vrai morceau de littérature libertine, au sens que le premier XVIIe donnait à ce mot, Michel Jeanneret examine une à une les audaces de cette chronique déniaisée d’un temps qu’on découvre moins corseté, et moins fermé au mouvement brownien des sociétés modernes. Parce qu’elles en recueillent l’écume, récits, intrigues et confessions intimes, les Historiettes épousent le parti et la verve des élites lettrées où le talent l’emportait sur la naissance, le fait et l’effet sur les cachoteries assommantes. Mme de Rambouillet, Mme de Scudéry et Ninon de Lenclos furent les muses d’une fronde des esprits affranchis et des mœurs déliées. Imagine-t-on aujourd’hui une plume capable de s’amuser des plus hauts personnages de l’État comme Tallemant et ses amies le faisaient d’Henri IV, de Richelieu et de Louis XIII ? Verbe et parole découvrent les joies de l’escrime. C’est l’autre cour, celle qui mène à Rétif, aux romantiques et aux Hussards. Nimier assouplissait ses épées en lisant le cardinal de Retz, l’ami de Tallemant… Il fut enterré, belle sortie, non loin de Molière qu’il tenait pour le génie de son siècle. Stéphane Guégan

*Marc Fumaroli, Le Sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, Gallimard, collection Tel, 22€

*Tallemant des Réaux, Historiettes, choix et présentation de Michel Jeanneret, Gallimard, Folio classique, 12,50€.

Impossible Delacroix !

L’œuvre de Delacroix échappe désormais aux filets de la rétrospective canonique. Toute tentative en la matière est vouée à l’échec, et bute sur une incomplétude incontournable pour des raisons bien connues : les grands formats des années 1822-1845, splendide isolement, sont condamnés à ne plus quitter leurs cimaises. Devant pareille hypothèque, deux attitudes s’offrent aux commissaires d’exposition encore tentés par le désir de circonscrire l’artiste. La première consiste à camoufler manques et lacunes afin de tendre au bilan le plus exhaustif. En 2004, le musée de Karlsruhe ne procéda pas autrement et le résultat, pour manquer de problématique précise, ne manquait pas de panache ni d’intérêt. L’option alternative serait de faire de cette incomplétude le critère de sa sélection et le centre de son propos. Les raisons d’agir ainsi ne sont pas difficiles à trouver et Michèle Hannosh les a renforcées par son édition exemplaire du fameux Journal (Corti, 2009). Pour le dire d’une formule trop rapide, mais que confirment les travaux d’Anne Larue, la peinture de Delacroix est construction de soi.

Le narcissisme blessé du peintre fait jouer à ses pinceaux un rôle compensatoire permanent. Cette consolation par l’art réveille évidemment les réflexions de Freud sur la sublimation symbolique et sa composante érotique. Delacroix, on le sait, est l’un des rares peintres à s’être autant raconté, scruté, évalué et confié. Entre parenthèses, il possède tout ce qu’il faut pour plaire au public d’aujourd’hui, friand d’autofiction. L’aspect le plus singulier de ces confessions uniques, placées sous le signe de Montaigne, Voltaire et Rousseau, tient à l’aveu d’insuffisances et d’angoisses chroniques. La litanie résonne de symptômes familiers aux lecteurs modernes, de l’ennui baudelairien au vide plus douloureux. La maîtrise de soi y apparaît comme un rêve lancinant, parce que sans cesse confronté à ce qui en compromet la réalisation. Egotiste lucide, Delacroix scrute et relie ses difficultés de peintre et d’amant, ses pannes d’inspiration et ses fiascos sexuels, avec la lucidité des grands mélancoliques. « Tout est sujet ; le sujet c’est toi-même », a-t-il écrit en jouant sciemment sur des mots, qui seront bientôt ceux de la psychanalyse. Il y a donc une double pensée du « sujet » qui court tout au long du Journal et innerve l’œuvre peint et dessiné. On ne s’y attarderait pas si la récente rétrospective de la Caixa, qui s’est tenue à Madrid et à Barcelone, ne s’était pas construite autour de la question de « l’idée » et de son « expression » plastique chez Delacroix, du sujet et de son inscription formelle, et du conflit entre récit « classique » et son rejet.

À bien lire Sébastien Allard, commissaire de l’exposition, le peintre aurait pris « peu à peu conscience que le sujet, au sens de narration, n’est plus que littérature. » De ce mouvement progressif, l’expérience africaine lui paraît marquer l’étape fondamentale. Femmes d’Alger dans leur appartement, clou du Salon de 1834, serait avant tout le manifeste d’un tableau vidé de tout ressort narratif, et qui tirerait sa raison d’être et sa poésie du vécu et des souvenirs que le peintre y aurait traduits et donc sublimés. La « part de sexualité traditionnellement associée au harem » s’y noierait « dans une sensualité plus générale ». Sans histoire à raconter, en apparence, le tableau intrigua, il est vrai, à sa date. Par la suite, résolu à secouer « le pouvoir dictatorial du sujet », Delacroix aurait multiplié les stratégies d’évitement : le principe sériel des répétitions, la focalisation sur le motif et le « flou de l’esquisse » en seraient les principales. Même ses emprunts, Raphaël, Rubens ou Géricault, sont interprétés comme une inversion des enjeux traditionnels : dégageant la peinture des « contingence[s] du sujet classique », Delacroix fait triompher son « essence » et la situe « du côté de la sensation ».

Principalement composée des tableaux et dessins du Louvre, enrichis de quelques prêts spectaculaires en provenance des États-Unis, l’exposition s’est un peu modifiée d’une étape à l’autre, sans que le parcours lui-même ne varie : l’orientalisme en formait à chaque fois le centre de gravité. Notons aussi l’accent que Sébastien Allard a voulu porter sur les thèmes de l’odalisque, du martyr chrétien et des reprises tardives. Certaines catégories, comme le paysage, ou certaines sections, comme les scènes de chasse, se révélaient plus problématiques ou trop composites. Sans doute mettaient-elles en lumière la réduction narrative que souhaitait souligner le commissaire, et qu’accentuait l’absence des grands travaux qui occupèrent Delacroix jusqu’à sa mort. Il est hors de doute que le peintre ait pratiqué deux formes de peinture, à concentration variable, et qu’il ait été tenté, face à Géricault et Courbet, par une approche plus directement réaliste. Mais c’est oublier que les tableaux sans récit ne sont pas des tableaux sans sujet. Et c’est faire trop peu de cas du peintre comme sujet de sa peinture, au-delà des vrais et faux autoportraits bien présents et présentés. Pour ne prendre qu’un exemple, l’orientalisme de Delacroix ou son rapport à la négritude appellent d’autres lectures, plus historiquement ou intimement ancrées. Les analyses du catalogue et les trous de sa bibliographie témoignent des réserves de Sébastien Allard envers ce type d’approches. Elles n’en existent pas moins. Stéphane Guégan

Delacroix. De l’idée à l’expression, exposition organisée par la Obra Social « la Caixa », avec la collaboration exceptionnelle du musée du Louvre, Madrid (19 octobre 2011-15 janvier 2012) et Barcelone (15 mars 2012-24 juin 2012). Version française du catalogue (333 p, 58 €) sous la direction de Sébastien Allard.

Coda ou le romantisme des classiques…

Le 20 février 1850, l’architecte Duban, en charge des travaux du Louvre, informait Delacroix d’une commande prestigieuse : peindre le compartiment central de la galerie d’Apollon qu’on restaurait alors au nom de la République. Cet espace était pourtant très marqué par le passé royal du palais. Sous Louis XIV, Charles Le Brun devait y représenter le dieu du soleil sur son char, à l’endroit même où Delacroix interviendrait. Ce dernier choisit de suivre le programme iconographique des années 1660-1670 en l’adaptant au contexte politique du moment. La grande peur de juin 1848 y résonne encore, elle arme pour ainsi dire le bras d’Apollon foudroyant le serpent Python, métaphore  transparente des désordres et de la sédition dont la France du prince-président (le futur Napoléon III) devait triompher à jamais. On pourrait y voir la preuve du classicisme secret de Delacroix, tarte à la crème d’une certaine historiographie. Mais la lecture du dernier livre de Michel Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, permet d’inverser utilement ce type de lecture. Ce que nous y découvrons avec ravissement, c’est le romantisme des classiques pour le dire d’un mot, que ce livre justifie en explorant « la part d’ombre » du Grand siècle. Pour démontrer sa thèse, Jeanneret s’attaque à l’un des fleurons de la mythologie nationale, le château de Versailles, son parc à thèmes, ses fêtes inouïes, son extravagance continue. Aux antipodes du classicisme de Lagarde et Michard, fait d’harmonie, de bienséance et d’invention bridée, son livre exhume la composante passionnelle, sadique, primitive ou grotesque du style louis-quatorzien. Dans son fameux Racine, qui avait mis le feu aux poudres, Barthes s’était approché de ce théâtre des cruautés, qui vibre sous la rhétorique policée comme sa complémentaire aussi dangereuse qu’impérative. Sans cette noirceur, sans cette porte ouverte sur le déraisonnable, l’art du temps sombre dans l’académisme. Les exemples abondent qui font de la visite de Versailles ou du Louvre un parcours en dents de scie. Jeanneret nous guide plus sûrement vers l’ambiguïté des œuvres les plus accomplies, les plus modernes, en ce sens qu’elles donnaient voix, consciemment ou non, à tout ce qui pouvait menacer l’édifice social du temps. La promenade débute dans les jardins de Versailles, où la statuaire des bassins compose un étrange ballet de monstres, « voué à la violence et à la peur, secoué d’affrontements féroces et de scènes saugrenues ». Dragons, pythons (nous y voilà) ou titans foudroyés, comme la figure suffocante du géant Encelade, ils libèrent ensemble les forces chtoniennes au pays du Roi soleil. On a tort de réduire Versailles à sa seule symbolique apollinienne. L’ordre n’y règne qu’en dominant son contraire, en le montrant et en  jouissant de ses attraits irrésistibles. L’interdit est intégré, le Mal pensé, non rejetés. Jeanneret aurait pu, comme il le signale au passage, multiplier les liens qui existent entre la culture du XVIIe siècle désabusé et la lucidité satanique d’un Baudelaire. Il préfère montrer comment l’esthétique duelle de Le Brun, Molière et Racine, que les fêtes du souverain réunissaient à chaque grande victoire militaire, engage une réflexion sur l’équilibre précaire entre régulation sociale et épanouissement individuel, ordre et chaos, dont nous sommes les héritiers directs.

– Michel Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 376 p., 99 ill., 38 €. Le même auteur édite et préface l’étonnant récit qu’André Félibien à laissé des Fêtes de Versailles (Gallimard, Le cabinet des lettrés, 17,90 €), l’historiographe de Louis XIV ne craignant pas de laisser affleurer la folie des réjouissances sous les besoins de la propagande. Que Versailles ait été le lieu de la démesure dans la maîtrise des formes, on le vérifiera en consultant l’album de Guillaume Picon et Francis Hammond. Les textes de l’un répondent aux photographies de l’autre, et le résultat de leur entreprise commune dépasse la bienséance de son titre (Versailles. Invitation privée, Skira Flammarion, 75 €). À bien y réfléchir, le  seul espace du château qui se soit conservé en son état originel et donne l’image exacte d’un «enchantement» propre à «accabler l’imagination» (Mlle de Scudéry), c’est la chapelle royale sur laquelle Alexandre Maral a publié la monographie définitive (Arthena, 392 p., 99 €).