PANNE D’AVENIR ?

Imaginons qu’un décret céleste permette à Vivant Denon de revenir parmi nous, deux siècles après sa mort. Pareille abstinence, à coup sûr, le rendrait avide d’humer le Louvre qu’il dirigea en maître sous Napoléon 1er… Il avait laissé les pyramides en Égypte, celle qui coiffe la grande maison l’ébranle un peu, moins pourtant que l’extension, temps et espace, donnée aux collections depuis Waterloo. En 1815 justement, il avait vu se vider son musée des chefs-d’œuvre pris à l’ennemi… Ses achats avaient aussi contribué à faire du Louvre le symbole éclatant de la France postrévolutionnaire et d’une ouverture de goût peu canonique. Denon ressuscité en croit à peine ses yeux. Tant de curiosités désormais offertes au public… Sa fierté est grande de voir Cimabue et Fra Angelico toujours pendus aux cimaises ! Il les entend encore ceux qui, ne jurant que par Raphaël et Titien, brocardaient son goût des prétendus primitifs… Le temps m’a donc donné raison, se répète-t-il en rejoignant d’un pas ferme le pavillon des sessions. Un choc ! Face aux émissaires de l’Afrique noire et des Amériques, son vieil amour de l’ailleurs et des cultures autres se remet à bouillir. Pourquoi ne pas tendre ses voiles à nouveau ? On ne saurait trop conseiller à notre voyageur de se procurer les trois tomes, brillants à souhait, de l’histoire mondiale des musées que Krzysztof Pomian vient d’achever. Ils sont plus de cent mille à exister à la surface de la terre, variant d’origine et de vocation, de scénographie et de discours. Outre les musées d’art, dont le compas s’est ouvert au cours des 150 dernières années dans le sillage des initiateurs européens, il est des musées des sciences, des techniques, de la nature, de la mémoire, des mémoires… Tant que les hommes se diront solidaires de l’avenir, d’un avenir commun, Pomian le souligne avec inquiétude, la nécessité s’imposera d’entretenir les musées et ce qu’ils abritent, de l’œuvre d’art aux stigmates de la barbarie humaine. Le lecteur peut aussi partager le scepticisme que lui inspire certaines dérives commerciales ou sociétales : le musée actuel doit-il être le lieu du divertissement vain et de la repentance vertueuse, anachronique, plutôt que l’espace de la diversité assumée des époques et des civilisations ? En près de 1000 pages d’une lisibilité parfaite, d’une information sûre, l’ultime volet de cette enquête globale (quoique très aimantée par les États-Unis) se donne donc le loisir de poser les bonnes questions et de ne pas trancher brutalement, même quand il en vient à certaines affaires (le legs Caillebotte), aux restitutions ou à ce que Pomian nomme « la réactualisation des identités ». On ne dira rien ici du musée comme succédané thérapeutique, très porté dans le monde anglo-saxon ! Ne se dirige-t-on pas vers une perte de sens généralisée? Le transfert de sacralité que l’auteur a observé dans ses travaux précédents sur le collectionnisme ne va-t-il pas céder la place à un détournement fallacieux du sens même de l’art ? L’André Malraux du Musée imaginaire, que Pomian discute longuement, est aujourd’hui réputé avoir chanté les vertus du déracinement et de la mutation des œuvres en images d’elles-mêmes, coupées de leur fonction initiale, disponibles à tous les usages. Est-ce bien sûr ? Et quand cela serait, le musée d’aujourd’hui n’a-t-il pas à préserver « l’œuvre » dans son bouquet de sens, hors des réductionnismes flatteurs ou des captations indignes ? Une création de l’esprit, pour rester dans le registre malrucien, ne saurait être un petit chien qu’on tient en laisse, le public non plus.  

Une touchante symétrie autorise à rapprocher l’avant-propos du livre de Pomian et Une étrange obstination de Pierre Nora : chacun y témoigne d’une reconnaissance sans limite envers l’autre. Pour avoir participé à deux ou trois des réunions hebdomadaires du Débat au cours des années 1990, alors que l’art et son histoire cherchaient à s’émanciper de la stricte sémiologie ou du structuralo-foucaldisme, je revois parfaitement le trio très soudé qu’ils formaient avec Marcel Gauchet et n’ai pas oublié le feu roulant des discussions. Tous y apportaient, en plus de leurs sensibilités, le souci évident de ne pas laisser retomber le champ culturel aux mains des nouveaux sectateurs de sa diabolisation, sous l’effet déjà sensible des post-colonial et gender studies. Qui aurait pensé alors que le combat serait de plus en plus ardent, voire dangereux ? Ce qui me manquait alors, c’était la connaissance exacte d’autres combats, ceux du demi-siècle écoulé, ceux dont Une étrange obstination offre le récit avec un allant, un humour, un sens du portrait et du panoramique, une fidélité aux disparus et un respect des contradicteurs, qui rend plus nostalgique son lecteur, condamné à vivre désormais en régime de terreur. Il est vrai qu’au mitan des années 1960, lorsque Nora entre chez Gallimard et en fait la tête de pont des sciences humaines, le climat n’était pas toujours plus serein. Son témoignage saisit parfaitement l’agitation des forces en présence, l’ébullition pré-soixante-huitarde, en somme. Il y a les anciens gourous, tentant de résister à leur effacement déjà programmé, Aragon et Sartre, il y a les jeunes loups, poussés par la fin de l’eschatologie révolutionnaire, les nouveaux savoirs et leur propre soif de pouvoir, qu’incarne un Michel Foucault biface. Nora le croque en quelques pages admiratives et justement sévères, bilan d’une relation privilégiée, qui se distendit à mesure que l’auteur des Mots et les choses, étonnante évolution, eût sacrifié au systématisme et au mépris des faits. On sait que, plus tard, Gauchet, sur l’enfermement psychiatrique et la société de surveillance, le rectifiera à son tour. Foucault aura trahi assez vite l’historien des catégories mentales qu’il avait été, d’autres devaient accompagner plus longtemps Nora dans sa volonté de faire évoluer la discipline au sortir du magistère des Annales et de l’approche classique du politique. Ce fut bien un âge d’or de la recherche historienne, et de ses objets inédits, que son livre dépeint de l’intérieur, et d’une touche probe plus que neutre : avancées et excès de la science s’y lisent clairement. Le même équilibre s’observe au cours des pages si vivantes où les ténors (Duby, Furet, Le Roy Ladurie, Lévi-Strauss, Mona Ozouf) et les oubliés de cet aggiornamento reçoivent une attention égale. Nora parvient à synthétiser l’apport des uns et des autres sans jamais perdre de vue le paysage d’ensemble. La tâche était d’autant plus ardue que le contexte obéit à cette « accélération de l’histoire » (Daniel Halévy) qui fascine l’auteur. Réaction prévisible à l’hypercriticisme dissolvant des années 1960-1980, qui avait pris pour cible aussi bien la subjectivité souveraine, les processus d’objectivation que les liens d’appartenance traditionnels, on assista bientôt au retour du sujet et du biographique, de la Nation et de ses « lieux de mémoire », de la France et de ses valeurs, avant que le droit-de-l’hommisme, le séparatisme et le devoir de repentance, dernier temps du livre, ne compromettent peut-être les chances d’un nouveau destin commun. Retracer en 300 pages ces mouvements de balancier ou de fuite en avant, à partir de sa double identité de chercheur et d’éditeur, n’a pas dû être chose facile, mais l’obstination de Nora a payé. Et son vœu d’agir maintenant en écrivain, après Jeunesse, s’est exaucé une fois de plus. Stéphane Guégan

*Krzysztof Pomian, Le Musée, une histoire mondiale. 3. A la conquête du monde 1850-2020, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 45€. // Pierre Nora, de l’Académie française, Une étrange obstination, Gallimard, 21€. Son précédent livre de souvenirs, Jeunesse, est désormais accessible dans la collection Folio (Gallimard, 7,80€).

TROIS LIVRES D’ART

En plus d’adoucir les mœurs, la musique fait chanter les formes du peintre, arrondit les angles, wagnérisme et cubisme non compris, ou « libère » le visible du lisible pour le meilleur et souvent le pire. Mais leur long compagnonnage, attesté dès la Grèce, a servi les pinceaux dans leur très ancienne prétention à l’affect immédiat et profond…  La Sainte Cécile de Raphaël, perle de cette autre perle qu’est Bologne, inscrit sa belle personne entre sons célestes et sons terrestres, orgue d’église et violon séculier. Mais quiconque connaît le divino Sanzio sait qu’il ne s’abaissait pas à de telles oppositions. La musique est une, comme la vraie peinture. J’ai toujours pensé que le fameux Apollon des chambres de Jules II, qui fascina Poussin, se cachait derrière le Vieux musicien de Manet, le Parnasse du Vatican derrière la Petite Pologne, future plaine Monceau avant gentrification : la musique est ailée, spirituelle en tout, rassembleuse pour ces génies, et non clivante. L’Église n’ignore rien des charmes de l’ouïe, l’associe au culte et aux tableaux de dévotion, quand elle ne pousse pas leurs auteurs à mêler luths et flûtes à la cohorte des tentations. Excitant chez ceux qui font profession de poésies muettes, la musique est grosse du musicalisme qui a tué, par sa facilité, plus d’un artiste. Mise enfin à la portée de toutes les oreilles et de toutes les bourses, la réédition de la somme de Florence Gétreau n’a pas écarté de sa riche iconographie les victimes de l’ut musica pictura aux XIXe et XXe siècles. Elle aurait pu pousser sa belle partition au-delà de Picasso, Mondrian et Kandinsky. Le futurisme italien et l’anti-mélisme, Dubuffet et le jazz, Warhol et le Velvet, Damien Hirst et le Clash, pour ne pas parler des plus récentes aventures sonores, autant de fructueux duos. La prochaine édition n’aura qu’à s’enrichir d’un chapitre plus bruyant. SG / Florence Gétreau, Voir la musique, Citadelles § Mazenod, 79€.

Ce n’est pas parce que nos machines prétendent reconstituer le brame du mégacéros préhistorique qu’il faut laisser l’érosion planétaire des espèces animales s’accélérer. Leur effacement de plus en plus rapide a de quoi effrayer, et les commissaires de l’actuelle exposition du musée de la musique ne se font pas faute d’y insister dans le catalogue qui l’accompagne, belle publication qui ne limite pas le vert à sa couverture joliment plissée. Dans l’écoute, si l’on ose dire, qu’il faut réapprendre à accorder aux mammifères et volatiles, certains compositeurs nous ont largement précédés, du plus grand, Rameau, au plus franciscain, Olivier Messiaen. Musicanimale résonne du très ancien magnétisme des sons de la nature. On les pensait éternels, on accédait à l’ordre cosmique par eux, nos instruments s’en inspiraient, nos machines les imitaient. Qu’on pense à la mélancolie de La Serinette de Chardin et à ces coucous que le gazouillis électronique a sinistrement remplacés. Sonore, mais de mille façon, est le bestiaire à poil ou plumes que Marie-Pauline Martin et Jean-Hubert Martin ont recomposé, le sourire ou l’angoisse des artistes en alternance. Baleines, ânes, cerfs et singes y retrouvent leur bonne humeur, loin de nous. Amère modernité. Encore le Paris de Manet et de Caillebotte pouvait-il encore séduire. A l’heure actuelle, on ne comprend plus la clef du sol qu’au large de nos villes, où cacophonie, puanteur, hideur sont en hausse. Très tôt, en vérité, les arts visuels ont tenté de dire « l’univers sans homme », que Baudelaire repousse et recherche à la fois… Mais le silence des peintres et sculpteurs résiste souvent à son harmonieuse inversion. Le pauvre Snyders, malgré son rubénisme d’excellent ramage, ne tire rien de ses concerts d’oiseaux, sinon le triste spectacle d’orchestres atones à volatiles courroucés. D’autres furent et sont plus heureux. Tous les pupitres sont dans la nature pour la Philharmonie, c’est vrai, et bon à entendre. SG / Musicanimale. Le grand bestiaire sonore, Marie-Pauline Martin et Jean-Hubert Martin (dir.), Gallimard / Musée de la Musique – Philharmonie de Paris, 39€.

Les brusques passions de l’adolescence ne sont pas nécessairement les moins durables. Guillaume Durand a brûlé pour Manet, il brûle encore. Au milieu des années 1960, Le Déjeuner sur l’herbe a cent ans, lui moins de quinze. Jimmy Page, John Lennon, le Peter Blake de Sergent Pepper, la concurrence est rude. Au milieu des décibels et du Pop londoniens, Durand découvre l’électricité de la vraie peinture, qui n’a pas d’âge. Ses parents, mêlés à certains artistes du moment, ont dû vite l’édifier : l’art contemporain, ça n’existe pas, ou alors ça disparaît vite, dans le vide soudain visible de sa propre indigence. Soixante plus tard, Manet est toujours là, Le Déjeuner continue à sidérer Durand, et Victorine, surprise de sa présence répétée, salue le visiteur d’Orsay en complice… Difficile de s’expliquer pourquoi, un jour, Manet efface tout le reste, et ce que touche en vous son appel. Sans en épuiser l’attrait mystérieux, Baudelaire, Mallarmé et Berthe Morisot, avant Drieu, Morand, Déon et Vitoux, ont dit le double charme de sa peinture et de sa personne. Durand, prenant la plume à son tour, ne les dissocie pas davantage, il a raison : ce serait séparer de la retenue des tableaux le feu secret qu’ils laissent deviner. Le dandysme, vie et art, n’est pas affaire de pose, mais de relation au monde. Baudelaire résumait son cher sphinx en parlant du romantisme natif de Manet, c’était le plus beau des compliments qu’il pût lui adresser. Il ne lui en fit pas mille. Dans ce livre d’une émotion tendue, qui a le courage de ses aveux intimes et de ses obsessions esthétiques, Durand croise et interroge d’autres victimes de sa manetomanie, Robert Longo, hanté par le Bar, ou Miquel Barceló, poursuivi, comme Matisse, par L’Homme mort de Washington (notre enseigne). Chacun son Déjeuner, c’est peut-être la morale de ce livre où je cueille, au passage, une formule que Durand applique à Catherine Nay, mais qui habillerait très bien son héros : le culot sous le chic. SG / Guillaume Durand, avec la collaboration d’Elena Ghika, Déjeunons sur l’herbe, Bouquins Essai, 29,90€.  

LES DEUX PUISSANCES

Hyacinthe Rigaud, Le Cardinal de Fleury, 1731, Musée national de Suède

Longtemps crédité d’avoir forgé les idées de progrès et de bonheur collectifs en leur dessinant un avenir tangible, l’âge des Lumières est aujourd’hui frappé d’un désamour massif. Une à une, les grandes figures du XVIIIe siècle se voient déboulonner pour délit de mémoire. A la lueur des réseaux sociaux, sous leur fureur, Voltaire est décrété homophobe et islamophobe, Buffon raciste et esclavagiste, Diderot sexiste et tiède dans le rejet des privilèges, et Rousseau trop ou pas assez laïc, selon qu’on adhère ou non aux thèses vertueuses de son christianisme intérieur. Le procès des aigles de la pensée réformiste, éclairée et éclairante, s’étend à leurs réalisations, de L’Encyclopédie aux musées ; ces derniers, affirme un livre récent assez délirant, ne seraient que le refuge criminel des larcins et de la société d’ordres qui les ont fait naître. Là où les regrettés Jean Starobinski et Marc Fumaroli situaient une liberté d’expression et une tolérance exceptionnelles, une sociabilité ouverte aux femmes et au débat, notre époque fustige les maux les plus divers, de la morgue ethnocentrée aux dérives scabreuses d’une culture du plaisir. Avant de revenir à ces livres et ces images qui continueraient à véhiculer ce que la nouvelle morale réprouve, arrêtons-nous sur la dernière publication, admirable, de Catherine Maire. Spécialiste du jansénisme et de ses effets plus ou moins salutaires sur l’effervescence politique propre à la France d’avant 1789, – l’ébranlement prérévolutionnaire de la monarchie, en somme – elle revient sur l’un des conflits essentiels de ce temps qu’inaugure la fin du règne de Louis XIV.

Car la Constitution civile du clergé de 1790 n’est pas seulement fille de l’abolition de la féodalité… Catherine Maire nous donne les moyens d’y reconnaître un avatar du vieil antagonisme qui court le siècle entre l’Église et le Trône, le haut clergé et le Parlement, la religion du Pape et les autres confessions, les partisans d’une religion d’État et les penseurs d’une religion de l’État. L’illusion dont ce livre nous invite à nous défaire est de croire que le mouvement des Lumières, et plus encore le premier moment révolutionnaire, fut exclusivement laïc… De fait, cela revient à confondre la sortie moderne du religieux, théorisée par Marcel Gauchet, avec la crise du gallicanisme sous ses excès, ses faiblesses ou ses erreurs. Louis XIV, au soir d’un règne plus qu’agité, redéfinit l’idéal d’équilibre cher à Henri IV, le converti. Après avoir fait plier la noblesse, le vieux monarque a largement réduit la puissance temporelle des évêques, rappelant même, à l’occasion, que les biens de l’Église de France relèvent de lui. Quant au strict domaine du spirituel, il n’est abandonné au clergé qu’à condition de ne pas laisser les dissensions religieuses troubler l’ordre public et attenter à la dignité royale. Or, comme le souligne Catherine Maire, « l’autonomisation gallicane a pour contrepartie le renforcement de la politique dévote à l’intérieur du royaume ». En moins de trente ans, cette conduite mène de la révocation de l’édit de Nantes à la bulle Unigenitus de 1713, qui va empester le règne des successeurs du grand roi. On ne condamne pas si facilement le jansénisme des élites et du peuple après la mort de Louis XIV, ce mélange de dextérité et de fermeté, écrira bientôt un Voltaire admiratif du contrôle accru sur l’Église, son autorité et son économie.

Nicolas de Largillierre, Voltaire, vers 1725, Versailles

Sous la Régence et le règne de Louis XV, alors que le trône perd les moyens de sa rigueur dogmatique et de sa bienveillance envers le Pape, la dispute religieuse prend une dimension politique inattendue, de plus en plus fatale au clergé et bientôt au monarque. L’intelligence féline du cardinal de Fleury, que Catherine Maire réhabilite avec raison, n’y peut rien. Les parlementaires souvent acquis au jansénisme protestent, mot d’époque, usant de la doctrine gallicane contre les évêques trop zélés, ou retournant contre le roi l’impératif de préserver l’autorité de la puissance publique et le bien des sujets, voire la liberté de confession. Catherine Maire restitue tous ces déchirements à la perfection, réintègre la dynamique des Lumières dans le cadre chrétien qui reste le sien malgré la poussée matérialiste et athée que l’on sait. Diderot a lu Massillon et non Marx, rappelait Béatrice Didier, voilà vingt ans… En complément des chapitres si nourris consacrés aux causes de la discorde, tels le refus des sacrements aux hérétiques, l’impôt auquel l’Église parvient à échapper et l’expulsion brutale des Jésuites, le livre de Catherine Maire fait parler trois voix éminentes, Voltaire, Montesquieu et Rousseau, le déiste peu clérical, le gallican modéré et le protestant obsédé par l’alliance de la religion naturelle et de la religion civile.

Au-delà des droits imprescriptibles de la foi, quel doit être le rôle de la religion instituée dans le respect des sujets vis-à-vis des lois du royaume, ou des citoyens dans la société réformée de demain ? La première Révolution, avant ses propres folies, se posera cette question, sûre de la nécessité de concilier fermement la liberté d’opinion en matière religieuse et le maintien de l’ordre public. On aura deviné l’écho qu’un tel livre trouve aujourd’hui, c’est aussi l’impression que devrait produire l’exposition des Archives nationales, La Police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au XVIIIe siècle. Elle aurait dû ouvrir ses portes en mars dernier. Déplacée, elle sera visible à partir de septembre et profitera, s’il se peut, des polémiques qui entourent désormais l’usage de la force par nos gardiens de la paix, polémiques où s’épanouit dangereusement le climat de suspicion générale envers l’État français et ses serviteurs les plus utiles. L’Ancien régime, où auraient régné l’arbitraire et la stigmatisation de toute déviance, n’est guère mieux servi par l’inconscient collectif… La capitale du royaume, comme les grandes villes de France, aurait ainsi vécu sous la vigilance obsessionnelle des mouches et la menace de la dénonciation, de la relégation ou de l’emprisonnement. Surveiller et punir, n’est-ce pas ? La lettre de cachet des films de capes et épées pèse encore sur les esprits, elle symbolise notre perception appauvrie d’un sujet que l’exposition et son catalogue dévoilent à maints égards. Il faut d’abord prendre conscience que le roi ne contrôle sa police qu’à Paris. Ailleurs elle est inséparable du cadre municipal. Ici et là, de surcroît, sa fonction ne se borne pas à sévir, loin s’en faut.

François Boucher, L’Odalisque brune, vers 1745, Louvre

Parlant de Paris sous Louis XV et Louis XVI, Colin Jones rappelle que « la police de la plus grande ville d’Europe continentale » fait d’abord en sorte qu’elle puisse se nourrir. De plus, « elle évite qu’elle ne soit dévastée par le feu, les inondations ou les épidémies et, à de rares exceptions, parvient à maintenir l’ordre public à un niveau impressionnant. » De l’éventail des tâches ainsi assumées, imagerie et textes témoignent avec détachement, drôlerie ou cruauté. On découvrira entre autres qu’on tondait les prostituées en pleine rue, comme on le pratiquera, à la Libération, sur les femmes qui avaient fauté. Le pli était pris en somme, seuls les juges changeront. Autre continuité, certains polygraphes trop libres de plume sont fichés au XVIIIe siècle. Souvent pensionnés par le roi, ils déplaisent au Parlement, qui n’est pas étranger au système policier du temps. Les visiteurs pourront bientôt se délecter de ces rapports admirablement calligraphiés. Diderot photographié en 1748, cela donne : « C’est un garçon plein d’esprit, mais extrêmement dangereux. » On rappelle qu’il est l’auteur des Bijoux indiscrets et « autres livres de ce genre ». Bien entendu, le rapporteur souligne que cet homme marié, familier de la prison de Vincennes, a une maîtresse et d’autres coups pendables dans la tête. Voltaire, la même année, est peint de façon aussi savoureuse : « C’est un aigle pour l’esprit et un fort mauvais sujet pour les sentiments, tout le monde connaît ses ouvrages et ses aventures. Il est de l’académie française. » L’inquisition de nos réseaux sociaux n’a pas tant d’esprit et tant d’intelligence des individus… Si jamais pareil document a existé concernant François Boucher (1703-1770), je donnerais beaucoup pour le connaître. Confirmerait-il la grande légèreté de mœurs qu’ordinairement on prête à ce peintre dont Manet, à vingt ans, copia le délicieux Bain de Diane, fraîchement acquis par le Louvre de Napoléon III?

J’imagine que ses tableaux les plus licencieux, comme ceux qu’une très audacieuse exposition a réunis à Besançon, n’ont pas échappé au peintre d’Olympia, sous une forme ou une autre, et qu’ils froissent ou excitent le puritanisme vengeur de certain(e)s, choqué(e)s de voir des jeunes femmes prêtes ou s’apprêtant calmement à la débauche. L’Odalisque brune du Louvre, bien qu’absente de Besançon, entrait dans son sujet, à savoir la Chine des fantasmes où s’abandonnait, s’oubliait, selon les Goncourt, l’imagination poivrée du peintre de Louis XV et de la Pompadour. Cette jeune femme sur le ventre, les fesses à et en l’air, rêve sur la crête d’une coulée de bleu intense, très orientale, en vérité. Boucher, qui vécut entouré d’objets et de peintures chinoises, en a meublé sa peinture, ses projets de tapisserie et ses estampes. La mode, en ces années 1730-1740 si troublées par le jansénisme et sa répression, nous porte loin des pensées chastes. L’histoire de l’art récente (Perrin Stein) a montré que les sources de cette chinoiserie galante ne proviennent pas toutes de l’Empire du Milieu, pays, pensait-on avec les philosophes, du bon gouvernement et des plaisirs agréés. On nage évidemment en pleines chimères, prétextes à de fortes sensations que pimente un exotisme qui ne craint pas l’adultère. Guillaume Faroult, dans un des meilleurs essais du catalogue très informé, rapproche les tableaux les plus ouvertement érotiques du libertinage littéraire de Crébillon et autres auteurs à circulation masquée. L’historique de certains tableaux confirme ce que la comparaison serrée de l’image et du texte révèle à l’analyse. Face à La Toilette de 1742 (illustration de couverture), en présence donc de cette femme qui noue sa jarretière en découvrant sa chair, l’œil frissonne, d’autant qu’un chat, à l’aplomb de son intimité, joue avec une pelote de laine. La signature de l’artiste se lit à quelques centimètres de la scène, où s’active une servante superbe, se déploie un paravent superbe et s’annonce une certaine Olympia. On pense encore à l’impure d’Orsay, que certains historiens un rien aveugles disent froide à tout désir, devant Femme sur son lit de repos (New York, The Frick collection). Boucher y converse avant Manet avec la Vénus d’Urbino de Titien, travestie en Parisienne peu farouche, sous l’œil d’un magot évidemment heureux.

Stéphane Guégan

*Catherine Maire, L’Église dans l’État. Politique et religion dans la France des Lumières, Bibliothèque des histoires, Gallimard,29€ // Vincent Denis, Vincent Milliot et Isabelle Foucher (dir.), La Police des Lumières. Ordre et désordre dans les villes au XVIIIe siècle, Archives nationales, à partir du 18 septembre 2020, catalogue Gallimard, 35€ /// Nicolas Surlapierre, Yohan Rimaud, Alastair Laing et Lisa Mucciarelli (dir.), La Chine rêvée de François Boucher. Une des provinces du rococo, Infine éditions, 29€. La préface de Pierre Rosenberg y est dédiée à Jean Starobinski.

VIVRE ENSEMBLE

product_9782070148141_195x320Certaines locutions, avec le recul, contiennent toute une époque. On se souviendra sans doute, dans quelques années, de la prolifération actuelle du «vivre-ensemble» et des inquiétudes que ces deux mots cristallisent. Aussi vrai que la lumière n’existe que par ce qu’elle éclaire, la formule ne s’est répandue qu’à proportion de l’effacement de ce qu’elle désigne. Effet pervers du libéralisme des sociétés démocratiques ou expression dissolvante d’un communautarisme «moderne»? Sur la perte progressive de l’universel et du collectif au profit de l’individu souverain et d’une approche fractionnelle des «droits de l’homme», deux essais s’interrogent, sans trancher, le premier, ni rassurer, le second… Constantin Languille est étudiant en sciences politiques: La Possibilité du cosmopolitisme, né d’un article paru dans Le Débat de Pierre Nora et Marcel Gauchet, possède les vertus que l’on imagine être celles de son auteur, clarté, information sûre, sens historien du temps court et du temps long et même l’humour capable de renverser un jury de thèse. Son sujet n’est pourtant pas coton. La burqa et l’interdiction dont elle fait l’objet en France depuis 2010, on reconnaîtra qu’il y a plus commode à traiter. Et l’époque n’arrange rien. Constantin Languille pouvait-il prévoir que les divers attentats ou menaces d’attentats qui ont récemment frappé la France allaient rendre plus improbable son appel à «la décrispation»? Il n’en demeure pas moins que son essai ne se lit plus aujourd’hui de la même manière qu’avant le 7 janvier 2015. Pour autant, ces événements tragiques, dirait l’auteur, ne doivent pas conduire à ignorer les faits, la pratique modérée de l’islam par l’immense majorité des musulmans de France et la capacité des démocraties occidentales à organiser leur défense contre le djihad des plus radicaux… Qu’on la juge injustifiée ou pas, la décision de rendre illégal le port de la burqa dans l’espace public aura au moins ramené l’attention du grand nombre sur l’effritement du cadre national et l’état de la société française «qui ne sait plus très bien ce qu’elle est». Ce vieux «cadre», fait de traditions et de valeurs partagées, et aussi cher aux hommes de 1799 qu’à Renan, convient-il de le «dépasser», à tout le moins d’y intégrer la reconnaissance accrue d’un multiculturalisme désormais incompressible, comme semble le souhaiter Languille? Mais il faut être deux pour danser le tango, a-t-on souvent envie de lui répondre… Certes, nous l’avons dit, son livre n’a pas vocation à répondre à toutes les questions qu’il pose. Elles ne sont donc que le nécessaire prélude à un nouveau «vivre-ensemble», que le terrorisme n’est plus seul à fragiliser.

9782246801092-X_0Le fondamentalisme religieux n’est pas seulement l’enfant terrible de l’islam, il relève, nous dit François Guery, d’une autre historicité et d’un autre prophétisme. Ses origines nous ramènent à la belle époque des nihilistes  russes, romancés par Tourgueniev et Dostoïevski, mais justement épinglés par Nietzsche comme le «fléau des temps modernes». Le Gai Savoir ramasse leur pureté aliénante et leur inhumanité révolutionnaire d’une formule qui va loin: «refus radical de la valeur, du sens, de la désidérabilité». Très tôt la philosophie de la «non-volonté» lui était devenue suspecte. Sans doute pressentait-il que le chemin serait court entre l’abdication de soi aux pires excès de la négation des autres. Il ne lui échappe pas non plus que les adeptes de la table rase, quelles que soient leurs fins, sont d’abord les jouets de la violence qu’ils croient dominer. Point de fanatisme sans fascination, nous dit Guery, qui en traque aussi les effets destructeurs hors du religieux. Un large pan de l’art contemporain fournit ainsi une conclusion légitime à son archéologie du nihilisme moderne. Elle n’étonnera que les terroristes qui s’ignorent.

Stéphane Guégan

*Constantin Languille, La Possibilité du cosmopolitisme. Burqa, droits de l’homme et vivre-ensemble, Gallimard, Collection Le Débat, 19€

*François Guery, Archéologie du nihilisme. De Dostoïevski aux djihadistes, Grasset, 19€

DEBA_183_H450Débat dans Le Débat!
Persécutions et entraidés dans la France occupée. Comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort, le formidable livre de Jacques Semelin, dont il a été parlé ici, fait des vagues. Les historiens les plus acharnés à noircir la période de Vichy et surtout l’attitude des Français sous l’Occupation s’en sont émus. L’auteur leur répond dans Le Débat avec calme et clarté. Si trois-quarts des juifs français ont échappé à la mort malgré les lois anti-juives, la radicalisation du régime et la pression allemande, de plus en plus nettes à partir de la fin 1943, il faut bien que la situation de nos concitoyens persécutés (très différente de celle des juifs étrangers) ne se soit pas nécessairement accordée en tout à la doxa paxtonienne. Les admirables travaux de Pierre Laborie s’étaient déjà détachés de la vision héritée du Chagrin et la Pitié. Film, nous rappelle Jacques Semelin dans sa réponse, que Simone Veil avait vivement critiqué. On connaît la postérité de la thèse de la France moisie chez Bernard-Henri Lévy et la réplique que Raymond Aron avait adressée à son Idéologie française si caricaturale. Bref, comme le dirait Semelin, «les temps sont en train de changer». On ne saurait trop recommander la lecture de ce dossier du Débat (n°183, janvier-février 2015, 19,50€). SG