N’est pas Pérugin qui veut !

Voilà belle lurette que la douceur a cessé d’être un attribut de la beauté moderne! L’heureux Quattrocento voyait les choses autrement. Nul besoin d’avoir lu le regretté Michael Baxandall pour savoir que le «stil dolce» a tenté quelques-uns des grands novateurs de la Renaissance italienne dès les années 1470. Perugino en fit presque une marque de fabrique après y avoir trouvé sa voie. Une remarquable exposition nous donne l’occasion de vérifier et d’amender l’adage qui réduit le peintre ombrien à son art de la caresse et ses trop lisses Madones. Sauf erreur, c’est la première fois que le public français est confronté à une sélection significative de ses peintures et à la question obsédante de ses liens exacts avec le jeune Raphaël. Quand on sait que Pérugin faisait déjà les délices de Louis XII, comment expliquer que cette exposition vienne si tard? La raison en est toute simple, le XXe siècle a précipité le divorce entre le public des musées et la morbidezza suave des artistes trop apolliniens. Qu’on relise les sottises dont Malraux accable les Vierges de Raphaël en croyant jouer au plus fin.

Par chance, il n’est plus nécessaire de régler nos montres sur le tic-tac assourdissant des Voix du silence. Levons plutôt l’hypothèque qui a trop longtemps pesé sur le «divin» Pérugin, pour parler comme le père de Raphaël en 1485, et profitons de l’aubaine. Le mot n’est pas trop fort pour cette exposition qui montre aussi un autre Perugino, plus tourmenté et tendu que retenu, celui de la Pietà de 1473 et surtout du Saint Jérôme de 1480, où passe le souvenir des audaces propres à son maître Verrocchio. Prêt de la reine d’Angleterre, ce tableau dormait dans les collections royales avant qu’une restauration n’en réveille l’incroyable beauté et l’histoire piquante. Achetée par Victoria, à Florence, en 1845, cette tempera fut offerte au prince Albert pour son anniversaire, l’année suivante, et accrochée, nous dit Tom Henry, «dans son dressing-room, à la résidence royale d’Osborne». Royales sont enfin les deux dernières salles d’un parcours où le meilleur alterne avec le curieux. Que nous disent-elles? Elles interrogent en termes clairs la formation de Raphaël dont Vasari nous dit qu’il fut l’élève d’un Pérugin hégémonique. À cela, aucune preuve. Au contraire, insiste Tom Henry, la dépendance n’est pas de stricte filiation. Le Retable du couronnement de saint Nicolas de Tolentino, dont trois fragments sont réunis de façon exceptionnelle, montre un tout jeune Raphaël, 17 ans alors, encore tout barbouillé du style de son papa, et regardant plutôt Signorelli que Pérugin. C’est plus tard, autour de 1503, l’année de la mort d’Alexandre VI Borgia, que Raphaël singera la douceur ombrienne. Pas pour longtemps. D’autres défis l’attendaient, Léonard, Michel-Ange, Rome. Stéphane Guégan

Le Pérugin. Maître de Raphaël, jusqu’au 19 janvier 2015. Catalogue sous la direction de Vittoria Garibaldi avec d’excellentes contributions de Gennaro Toscano et Tom Henry,  Culturespaces/Fonds Mercator, 39€.

D’autres Italies…

Les Borgia n’étaient pas des saints. Cette légende noire, l’exposition du musée Maillol et son catalogue ne cherchent à pas la renverser, au contraire. Mais ces tyrans, ces cardinaux et ces papes fornicateurs, pères d’une myriade d’enfants qu’il fallut doter et placer, ces Espagnols au sang chaud furent-ils de grands mécènes? On a du mal à s’en convaincre tant est écrasante la comparaison avec Pie II, si cher à Burckhardt, les Médicis et les Della Rovere, qui donnèrent Sixte IV et Jules II. Même Alexandre VI Borgia, qui s’insère entre ces deux successeurs de saint Pierre (1492-1503), mérite à peine de figurer parmi les protecteurs les plus éclairés de l’art de son temps. Son seul vrai coup d’éclat, ce sont les appartements qu’il fit redécorer manu militari au premier étage des vieux palais du Vatican. Le grand Pinturicchio n’eut pas de trop de son génie pour changer la boue en or, le stupre en gloire et le machiavélisme en élection divine. Machiavel, justement. On trouvera reproduit page 90 la page de titre de la première édition française du Prince (1553),  miroir flatteur de César Borgia, page sur laquelle une main spirituelle a inscrit «Ad usum non abusum». Il faut en user, non en abuser! Judicieux conseil, dirait Baltasar Gracián, un vrai serviteur du Christ lui. SG

*Collectif, Les Borgia et leur temps, Gallimard / Musée Maillol, 35€ et Marie Viallon, Au temps des Borgia, Hors Série Découvertes / Gallimard, 8,90€ (laquelle note avec humour au sujet des décors du Vatican: «Après la mort d’Alexandre VI, en 1503, les pontifes ont délaissé ces appartements, cadres d’événements que la morale réprouve, au profit du second étage, plus clair et mieux ventilé.» Cette ventilation fait rêver…)

C’est Thomas Mann qui a le mieux traduit l’espèce d’accablement qui nous saisit à la seule pensée de Michel-Ange. Comment une si «prodigieuse puissance créatrice» a-t-elle été possible? Une telle longévité aussi durablement fertile? De tels hommes, le moule est brisé. Quelle humiliation pour les modernes ont déploré ensemble Füssli, Géricault, Gautier et tant d’autres! Encore ne mesuraient-ils pas encore l’écrivain qu’il fut aussi… La récente publication de sa correspondance (Les Belles Lettres, 2011) a beau l’avoir ramené sur terre, et la connaissance des ses collaborateurs s’être affinée, on ne peut se défendre d’un frisson d’émerveillement continu en parcourant les 700 pages de son Œuvre complet, tel que Taschen le met désormais à la disposition de toutes les bourses. Quelle claque à chaque page, depuis ses humbles copies de Masaccio jusqu’aux ultimes splendeurs vaticanes! L’étude centrale des peintures de la Sixtine démontre à soi seule l’utilité de varier les prises de vue et de rendre au détail la perfection que Michel-Ange y a mise, une perfection souvent inaccessible à l’œil nu, et qui permettrait presque d’accréditer l’idée qu’il peignait, non pour égaler son Créateur, mais le régaler. Ce livre colossal, comme l’œuvre, nous convie au festin des dieux. SG

*Frank Zöllner, Christof Thoenes et Thomas Pöpper, Michel-Ange. L’œuvre complet, Taschen, 49,99€.

L’Italie napoléonienne vit ses dernières heures, et plus on pousse vers le Sud, moins les routes sont sûres. Qu’à cela ne tienne, Aubin-Louis Millin s’élance en septembre 1811, et sillonne la péninsule en tous sens, de Turin aux Pouilles, durant deux années. Il avale les kilomètres et épuise les curiosités avec la constance d’un fonctionnaire qui sait sa chance et goûte chaque minute d’un voyage où il voit le couronnement de sa vie et de ses recherches. Nietzsche disait que les grandes choses ne se font pas sans folie. Celle de Millin est de vouloir tout voir et tout éprouver, tout enregistrer. Une armée de dessinateurs seconde son inventaire des richesses artistiques de l’Italie ancienne et moderne. Comme Seroux d’Agincourt et Granet qu’il croisa à Rome, Millin s’attarde dans l’ombre des vieilles églises et part à la redécouverte d’un Moyen Âge encore dévalué, parenthèse entre l’Antiquité et la Renaissance dont on relève les bizarreries et les beautés inattendues par intérêt historique, non sans entrouvrir déjà la porte d’une compréhension totale, forme et fond. En puisant parmi les 1040 dessins rapportés d’Italie, cette élégante et savante publication nous jette sur les traces d’une belle aventure. SG

*Anna Maria D’Achille, Antonio Iacobini et Gennaro Toscano, Le Voyage en Italie d’Aubin-Louis Millin 1811-1813. Un archéologue dans l’Italie napoléonienne, Gourcuff /Gradenigo, 32€.

Théo entre Vishnou et Shiva

Un bon roman n’est jamais l’effet du hasard, surtout quand il fait des caprices du destin le levier de ses «incroyables» coups de théâtre. La mécanique romanesque tient davantage du complot réussi. C’est pourquoi les conspirations, les sociétés secrètes et les agents doubles ont toujours tenté la littérature la plus ouverte à ses propres jeux. Théophile Gautier, homme de cénacles plus ou moins avouables, en est la confirmation vivante, bien vivante même à considérer son actuel retour en grâce. En moins d’un an, Partie carrée, fleur d’étrangeté surgie des barricades de 1848, est reparue deux fois. Deux rééditions valent mieux qu’une! Martine Lavaud et Françoise Court-Perez y ont mis leur grand savoir de la chose et de l’ironie gautiéristes. Deux rééditions qui confirment l’aura confidentielle, mais certaine, de ce récit délicieusement emmêlé et épargné par la morale commune (la prude Seconde République s’en émouvra). En 2002, dans le cadre des deux volumes de La Pléiade, Claudine Lacoste a consacré une admirable notice au plus «méconnu» des chefs-d’œuvre de Gautier. Désormais le grand public n’aura plus le droit d’ignorer ce roman d’aventures qui se donne la peine de revenir à lui pour l’amuser et le terrifier. Roman anglais à plusieurs titres, par ses accents «gothiques» irrésistibles et son humour «very dry», Partie carrée jette un pont d’avenir entre Shakespeare et le meilleur Oscar Wilde, celui du Crime de Lord Arthur Savile. D’autres ombres, bien françaises celles-là, attendent le lecteur aux détours d’une intrigue fondamentalement noire sous sa trame amoureuse, du Laclos des Liaisons dangereuses au Balzac de L’Histoire des treize. Gautier choisit bien ses modèles, il choisit encore mieux ses ennemis, les maîtres du feuilleton en caoutchouc, qui tirent à la ligne par impuissante poétique et trahissent les libertés du genre par docilité éthique.

Peu disposé aux compromis de la presse, assez rusé pour les déjouer en feignant de les servir, Gautier complique et euphorise à plaisir le récit de la plus rocambolesque des entreprises, libérer Napoléon Ier de Sainte-Hélène en sous-marin. Car son amour de l’Empereur ne l’aveugle pas au point d’adopter les grosses ficelles du roman «populaire» et ses imbroglios trop carrés… Au contraire, l’exil forcé de l’Aigle, «tache d’Hudson Lowe», libère la fiction, elle débute sur les côtes anglaises, visite les bouges de Londres et se projette jusqu’en Inde, terre rêvée d’une nature et de femmes sans corsets, terre des révoltes anticoloniales et des plus anciennes fables du monde. D’autres que lui se seraient égarés à vouloir tant embrasser et entrecroiser. Partie carrée, jusqu’à la scène finale, subtilement sadique, se conforme à sa morale cruelle, baudelairienne, bien résumée par Françoise Court-Perez: «Le monde du roman gautiériste est un anti-univers de la faute sans être celui de l’innocence.» À l’Inde qu’il aura le sentiment de découvrir en 1851, lors de l’Exposition universelle, Gautier emprunte déjà les pouvoirs symétriques de Vishnou et Shiva. Création et destruction font l’amour sous sa plume dévoyée. Stéphane Guégan

*Théophile Gautier, Œuvres complètes. Romans, contes et nouvelles, tome 3 [Partie carrée et Jean et Jeannette], texte établi, présenté et annoté par Françoise Court-Perez, Honoré Champion, 120€. Le même éditeur, qu’on ne saurait trop remercier de nous rendre peu à peu «tout Gautier», publie un volume de raretés: Ménagerie intime et La Nature chez elle (Œuvres complètes. Feuilletons et œuvres diverses, tome 1, 80€), rédigés tous deux alors que le Second empire et sa propre vie se délitent, dévoilent une part d’intimité qui ne s’était jamais dite avec autant de simplicité et de verve désarmante. Parlant de ses rats et de ses chats, qui le désennuient des hommes, ou herborisant à la manière d’un Lucrèce moderne, Gautier contourne les pièges du «repli sur soi», comme l’a bien vu Alain Montandon, l’éditeur de ces textes que Van Gogh a lus et relus: «Gautier voit dans cette vie végétative ou animale une volonté de vivre qui dépasse les individus, instinct obscur qui anime les terribles métamorphoses d’êtres oublieux de ce qu’ils furent, ignorant conscience et métaphysique pour s’élancer dans la lumière du soleil en dansant.» SG

*Théophile Gautier, Fortunio, Partie carrée et Spirite, Gallimard, Folio classique, édition de Martine Lavaud, 11,50€. Le même éditeur et la même collection font revenir en librairie L’Orient, recueil posthume publié par Charpentier en 1877. Inversant les lectures hostiles à cette compilation, qui sentirait le Café Turc du boulevard du Temple, Sophie Basch rétablit le sens du volume et la valeur des textes qui le composent. Leur crime serait d’être moins nés du voyage et de ses impressions vives qu’au contact d’un Orient déjà médiatisé, celui des Expositions universelles (1851 et 1867), celui des albums d’images. Oublierait-on ce que Baudelaire en a dit? Oublierait-on qu’il n’est pas d’Orient pur et vertueux, chimère des campus américains depuis Edward Saïd, à opposer à l’Orient galvaudé des Occidentaux? Autant qu’«une réserve d’images inépuisable», l’autre monde, Asie et Afrique, est matière à penser, voire à repenser la vie. Le XXe siècle n’est déjà plus très loin. Enfin je me permets de signaler la reprise en poche du Constantinople de Gautier, l’un des plus beaux livres de voyage de tous les temps, dont j’ai signé la préface (Bartillat, Omnia Poche, 8€). SG