MARCEL RETROUVÉ

Ouvrons ou rouvrons Jean Santeuil, ce merveilleux faux départ de La Recherche. Proust s’amuse déjà à brouiller les pistes, rebaptiser les tableaux et renommer leurs auteurs : « Cette année-là La Gandara exposa au Champ-de-Mars un portrait de Jean Santeuil. Ses anciens camarades d’Henri IV n’auraient certainement pas reconnu l’écolier désordonné […] dans le brillant jeune homme qui semblait encore poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravade […] ». Faut-il que le jeune Marcel ait été snob à 25 ans pour attribuer à Antonio de La Gandara (1861-1917), chéri du faubourg Saint-Germain et de la Plaine Monceau, la paternité d’un tableau réalisé par Jacques-Emile Blanche, et exposé au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1892 ! Snob, Proust l’a été à l’heure de ses chroniques mondaines du Figaro, et l’est resté, pour de bonnes et de mauvaises raisons, les unes et les autres indispensables à l’alchimie cruelle et drôlissime de La Recherche. Parce que noblesse oblige et expose conjointement ses membres aux aléas de la vanité, elle offre à l’observation le spectacle d’une humanité qui balance du superlatif au futile. Plus que l’argent, le luxe, c’est-à-dire la dépense gratuite, scandaleuse au regard de la raison utile, demeure en grande partie l’apanage de l’aristocratie à la charnière des XIXe et XXe siècles. Et si l’on se marie souvent hors de sa caste vers 1900, c’est par instinct de survie et désir d’assurer la continuité d’une civilisation menacée. Autant que les écrivains qu’on dit mondains, les peintres de Salon en furent les auxiliaires, les portraitistes de société en particulier, selon l’étiquette qui a cessé d’être valorisante après 1918. L’Aurélien d’Aragon, ébauché en juin 1940, s’en prend à Picabia, alias Zamora, un peintre passé de mode, comme La Gandara, précise l’œil de Moscou. Notre époque, égarée par sa rancœur sociale, est plus défavorable encore aux pinceaux du gratin. Haro sur la peinture des riches. Même Sargent, à qui le public fait fête en ce moment, a dû en répondre, sous l’injonction de quelques journalistes oublieux que la peinture ne s’évalue pas selon leurs critères, et qu’elle doit une part de son invention formelle et poétique à l’aplomb, sinon à l’orgueil, voire à l’arrogance, de certains de ses motifs. 

La réussite d’un portrait de société dépend même de son pouvoir à ne pas écraser sous le rang qu’il incarne l’individu qu’elle éternise, puisque l’immortalité, disait déjà Alberti, est la finalité du genre. Si l’on revient maintenant à La Gandara (mais l’avons-nous quitté ?), il est fascinant de le voir passer en quelques années d’une aristocratie à l’autre, de la butte Montmartre à la Plaine Monceau, de Rodolphe Salis et du Chat noir à la comtesse Greffulhe. Passionnante est ainsi la lecture du catalogue raisonné de son œuvre peint, enfin disponible, et dû à la piété familiale de Xavier Mathieu. Sa persévérance à nous faire connaître et aimer cette peinture qui a déserté les cimaises de nos musées – mais dont de récentes ventes montrent l’attrait qu’elle exerce sur une nouvelle vague de collectionneurs, nous avait déjà valu une monographie et l’exposition du musée Lambinet, le présent catalogue les complète à maints égards.

Publié pour ainsi dire à compte d’auteur, il lui sera pardonné certaines scories, bien excusables au regard de l’information accumulée et des redécouvertes de toutes sortes. L’immense mérite de Xavier Mathieu se mesure, en effet, à sa façon d’étudier les œuvres et leur réception, l’identité des modèles et les liens, souvent de proximité, qui unissaient l’artiste au monde dont il se fit le greffier proustien. Elles défilent, une à une, ces princesses, de plus ou moins grande naissance, ces étoiles de la scène comme Sarah Bernhardt et Ida Rubinstein, ces poétesses tentées aussi par les dorures, telle Anna de Noailles, ou ces femmes de grands écrivains, aussi délaissées que Madame d’Annunzio… La Gandara, si attentif aux robes et accessoires par amour du beau linge, ne renouvelle pas toujours ses formules, mais il ne se répète jamais. Son prestige en souffrirait, son amour-propre aussi. « L’anguille », selon le mot de Colette, qui se fit peindre par lui en 1911, fut-il ce « Whistler de la décadence » que Maurice Guillemot voyait en lui ? La formule est à manier avec des pincettes, compte tenu des modèles de l’artiste et de la double vassalité qu’elle implique. Certes, personne n’a aussi bien croqué Jean Lorrain et son œil éthéré, ou Robert de Montesquiou, aux prises avec sa trouble neurasthénie et son dandysme existentiel. Même Boldini paraît plus retenu en comparaison. Quant au whistlérisme de La Gandara, il relève des raccourcis de la presse et de l’hispanisme commun aux deux peintres. Notre amoureux des dos qui s’éloignent et des profils irrésistibles, ceux de Mme Gautreau ou de la bouillonnante princesse de Caraman-Chimay, n’a pas négligé Watteau et les peintres du Directoire. Quoique de père mexicain et de mère anglaise, Antonio fut français jusqu’au bout des moustaches.

Proust mène aussi à La Gandara à la faveur de portraits bien réels, comme celui de Louisa de Mornand (1864-1963), dont Louis d’Albufera fut toqué avant de se marier (plus convenablement) avec Anna Masséna, princesse d’Essling. Un mariage impérial ! Le musée de Grenoble, à qui il avait été offert en 1935, a déposé la toile à Cabourg, villa du Temps retrouvé ! La robe pervenche aux reflets changeants crisse merveilleusement dans la lumière ; un petit chien, sur les genoux de la belle, rappelle à dessein le XVIIIe siècle français. Exécuté en 1907, la toile a laissé dans la correspondance de Proust, proche du modèle, un écho aux séances de pose : « Quelles heures délicieuses vous devez passer, [La Gandara] est si intéressant, si merveilleusement artiste. » Selon le tome III du Cercle de Marcel Proust, Louisa accéda à 13 ans au monde de la galanterie ; en outre, Marcel lui envoyait ses livres avec des dédicaces salées. Vient de paraître le tome IV de cette admirable série, enrichie régulièrement des recherches en cours sur la sociabilité proustienne. Une des entrées y est consacrée à Albert Flament, dont la date de naissance est rectifiée (1875 et non plus 1877). Ce n’est pas la seule retouche utile que s’autorise Caroline Szylowicz, très au fait des ventes d’autographes et des archives de la Fondation des Treilles. J’ajouterai que Flament, proche de Montesquiou, n’eut guère son pareil pour parler de La Gandara dont il fut le familier. Le site Antonio de La Gandara reproduit un possible portrait de Flament, absent du catalogue raisonné ! Quant au reste de ce tome IV du Cercle de Marcel Proust, il brille par ses lumières sur Helleu, autre pinceau de Salon, Robert Dreyfus (le premier des proches à avoir livré ses souvenirs, rappelle Antoine Compagnon), Louis d’Albufera, qu’on retrouve avec joie, et l’admirable Elisabeth de Clermont-Tonnerre, dont Mathieu Vernet a raison d’épingler la tendance à confondre Proust et sa légende. Mais, dira-t-on, c’était pour la bonne cause.

Attaché à nul cercle, parfait inconnu des lettres, petit provincial orphelin de père et de mère à 25 ans, Bernard Grasset (1881-1955) ne manque pas de culot en revanche. Il fonde sa maison en 1907 avec trois fois rien… Quand il sera devenu l’un des plus grands éditeurs parisiens, il posera pour Blanche à son tour, et en smoking. Cette manière de consécration, en 1924, tendait à effacer les années de guerre, dont il sortit très marqué, et le lâchage de Proust, passé à la concurrence. Ce n’est pas à Grasset qu’avait pensé Marcel, au départ, pour Swann. Il savait Le Temps perdu, premier titre de La Recherche avant sa démultiplication cellulaire, difficile, voire impossible, à publier. En 1909, il qualifiait son « long livre » d’obscène, en pensant aux passages aptes à horrifier Calmann-Lévy, l’éditeur des Plaisirs et des Jours (ce chef-d’œuvre de dissimulation au regard des « mœurs »). Peu éditable, le livre l’est non moins en raison de son état alors : sa dactylographie prendra trois ans ! 1912, annus horribilis, est celle du refus que lui opposent Gide et Schlumberger au nom des Editions de la NRF. Ils ont longtemps maquillé les raisons de ce refus, prétextant que le snobisme de Proust, collaborateur du Figaro, et l’énormité de l’ouvrage les avaient décidés, et non sa lecture. Nous savons depuis 1999 que les piliers de la NRF hésitèrent, une semaine entière, au lu d’un manuscrit qui dut autant les fasciner que les glacer. Quoi qu’il en soit, René Blum, le frère de Léon et son égal en raffinement littéraire, rabattit Proust vers le jeune Grasset en février 1913. C’est ainsi que Le Temps perdu devint Du côté de chez Swann au prix, écrit Pascal Fouché, d’« une avalanche de corrections » et des rallonges d’argent de l’auteur, puisque les frais d’édition et le surcoût des va-et-vient d’épreuves furent à sa charge. « Achevé d’imprimer », le 8 novembre, tiré à 2217 exemplaires, le livre reçoit bon accueil, Blanche signant la recension la plus percutante. La guerre devait rebattre les cartes, et Grasset se retirer du jeu en 1916, sans se rendre compte, écrit Fouché, « que ce renoncement restera comme un moment clé de sa vie d’éditeur ». La si vive correspondance Grasset-Proust, passionnante en soi, ouvre un vaste champ d’analyses au savantissime Paul Fouché, et au lecteur un trésor de données nouvelles quant à l’économie, en tout sens, de ce Swann impubliable, mais gros d’une mythologie à venir.

Dès janvier 1914, informé que certains éditeurs cherchent à détacher Proust de Grasset, la NRF, par la voix de Gide, tente une approche mi-cavalière, mi-pénitentielle. « Grave erreur », « honte » et « remords cuisants » succèdent, dans cette lettre célèbre, à l’aveu d’une lecture qui s’avoue gloutonne. Une série d’événements allaient jouer en faveur des repentis. La mort accidentelle d’Agostinelli, en mai, brise Proust et, ainsi qu’il l’écrit à Montesquiou, lui fait renoncer à corriger les épreuves du « second volume ». La NRF en donne tout de même des extraits en juin et juillet 1914. Rien n’est gagné encore, c’est la guerre qui met fin, écrit Fouché, à l’aventure Grasset. A l’ombre des jeunes filles en fleurs passe sous le pavillon des Editions de la NRF, confiées à Gaston Gallimard, au cours de l’hiver 1916. Trois ans seront nécessaires au lissage du texte et aux tractations entre un éditeur, entièrement acquis à l’écrivain, et un auteur très difficile à satisfaire en matière contractuelle et éditoriale. Car les négociations roulent sur les Jeunes filles, une nouvelle édition de Swann et le volume des Pastiches et mélanges. Quand Gaston et Marcel ne parlent pas chiffres et épreuves, la peinture les soude un peu plus, moins La Gandara, que Renoir, Cézanne, Manet et Lautrec. Mais leur correspondance de chats, désormais abondée de lettres inédites ou retranscrites, croise « l’ancien monde » à l’occasion, de Louisa de Mornand à Albert Flament, auquel Proust fait envoyer les Jeunes filles pour recension. Le dossier de presse du Prix Goncourt 1919, si bien étudié par Thierry Laget, ne comporte aucun article de lui ! Gardons le meilleur pour la fin, à savoir la dédicace que Proust fit à Gaston, le 29 avril 1921, du Côté de Guermantes, II : « A vous mon cher Gaston que j’aime de tout mon cœur (bien que vous pensiez quelquefois le contraire !) et avec qui ce serait gentil de passer de longues et réconfortantes soirées. Mais vous ne prenez jamais l’initiative. Les miennes échouent toujours devant mon téléphone aussi éloignant qu’au temps où vous refusiez Swann. Votre bien reconnaissant et bien fidèle et bien tendre ami. Marcel Proust. » Après la grande boucherie, le retour de l’âge d’or. Stéphane Guégan

Xavier Mathieu, Antonio de La Gandara. Le catalogue de son œuvre, 1861-1917, préface de Jean-David Jumeau-Lafond, Association des Amis d’Antonio de La Gandara, 170€ // Le Cercle de Marcel Proust, IV, actes du colloque organisé par Jérôme Bastianelli et Jean-Yves Tadié, édités sous la direction d’Elyane Dezon-Jones, Honoré Champion, 2025, 42€ // Marcel Proust et Bernard Grasset, Correspondance, précédée de Proust chez Grasset, une aventure éditoriale, Pascal Fouché (éd.), Grasset, 25€ // Marcel Proust / Gaston Gallimard, Lettres retrouvées 1912-1922, édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché, Gallimard, 21€ / La livraison d’automne de la NRF (n°662, septembre 2025, 20€) amplifie la moisson proustienne de quelques perles, à commencer par deux lettres de Jacques Rivière retrouvées dans les papiers de Bernard de Fallois. Elles ont trait à l’article de Proust sur Flaubert et à celui de Rivière sur Proust, respectivement NRF janvier et février 1920. Alban Cerisier éclaire justement ce doublé programmatif après la relance de la revue en juin 1919. De son côté, Pascal Fouché réexamine, à partir de lettres inédites, les difficiles relations que Proust entretint avec Calmann-Lévy, qui aurait pu être l’éditeur de Jean Santeuil, le roman de l’Affaire Dreyfus.

VUS, LUS, REÇUS

Il y a le génie des lieux, l’eau, la nature, les pierres, l’architecture, et il y a les génies du lieu, le florentin Rosso et le mantouan Primatice, réunis par le mécénat de François Ier, à la tête d’une équipe d’artistes et d’artisans dont le roi attend qu’ils transportent Rome en France. Les premières traces du chantier remontent à 1527, l’année du sac de la ville de saint Pierre. Le transfert symbolique que rêve François Ier, plus malheureux dans l’art de la guerre, a fasciné Louis Dimier, que Proust lisait dans L’Action française. Notre Renaissance continue à éblouir tout visiteur du château de Fontainebleau qui a plutôt bien traversé les siècles, la galerie d’Ulysse mise à art, détruite sous Louis XV. Le mariage du politique, du sacré et de l’érotique y trouva un espace adapté aux plus ambitieux desseins. Riche d’une cinquantaine de dessins et estampes à couper le souffle, tant le gracieux et son contraire font assaut d’invention, l’exposition des Beaux-Arts de Paris ne sépare jamais les décors, que ces feuillent préparent souvent, du bâtiment même. Le public progresse comme s’il s’y trouvait, de programme en programme. Heureux temps où il était encore loisible de parler de « maniérisme » (mot aujourd’hui démonétisé) à propos de ces corps dilatés, de ces visages tourmentés et de ces lumières en zigzag ! Bornons-nous à saluer ce corpus magnifique et ce travail d’une érudition époustouflante. La Mort de Sémélé de Léon Davent d’après Primatice, inouïe de sensualité et de pathos, annonce le grand Poussin, aussi bellifontain que Picasso. SG / Rosso et Primatice. Renaissance à Fontainebleau, Beaux-Arts de Paris, jusqu’au 1er février 2026, catalogue sous la direction des commissaires, Hélène Gasnault et Giulia Longo, avec la participation de Luisa Capodieci et Dominique Cordellier, Beaux-Arts de Paris éditions, 25€.

Qu’il y eût opportunité, et même nécessité, à consacrer au peintre David une nouvelle « synthèse » en cette année du centenaire de sa mort, nul ne le nierait. David Chanteranne, 51 ans, et trente de recherche napoléonienne à son actif, s’est donc lancé avec hardiesse et un certain panache dans son écriture, fréquent chez les experts de Bonaparte. Ce n’est pas sa première tentative en terre davidienne. En 2004, l’auteur contribuait largement au succès de l’exposition consacrée au Sacre, le tableau et la chose, aux côtés de Sylvain Laveissière, Anne Dion et Alain Pougetoux. Déjà un anniversaire ! Exposition qui, doublée par la publication d’un remarquable album de Jean Tulard, rappelait, s’il était besoin, la passion des ex-Jacobins pour l’Empereur (lui-même très admiratif de Robespierre avant 1800). Conscient que tout se touche, Chanteranne s’est gardé de sacrifier l’empereur des peintres au peintre de l’empereur. Son livre couvre donc la longue carrière de David, mêlée de politique, et évite l’anachronisme de l’artiste prérévolutionnaire, cher à Thomas Crow, écrit « Crown » dans la bibliographie (sublime coquille, sans gravité). On pourrait chipoter ça et là : le Jupiter et Antiope de Sens, s’il est du tout jeune David – ce qu’on aimerait croire en raison de sa parenté avec François Boucher, a peu de chance d’être un tableau de concours. Par ailleurs, le crédit que l’auteur accorde aux « autobiographies » de David et aux écrits de sa descendance mériterait d’être modéré de temps en temps. Quoi qu’il en soit, le livre existe, il a été conçu avec sérieux et écrit avec esprit. SG / David Chanteranne, Jacques-Louis David. L’empereur des peintres, Passés/composés, 2025, 24€. Voir aussi Sébastien Allard, Jacques-Louis David, carnet d’expo, Gallimard/Musée du Louvre, 11,50€ et ma recension de la présente exposition dans Commentaire (https://www.commentaire.fr/peinture-et-politique-exposer-david/).

L’index d’un livre en dit beaucoup, plus parfois que l’auteur ne le souhaiterait lui-même. Prenez le magistral volume des Essais littéraires d’Aragon (La Pléiade, 2025, 86€) et promenez-vous dans les allées bien sarclées des noms et titres d’ouvrage qu’il recense avec le soin infaillible de Rodolphe Perez. Que Hugo et Rimbaud dominent la liste, rien d’anormal, Aragon fut un mélange instable des deux. Il est plus piquant de constater que Barrès l’emporte sur Balzac, Lénine sur Flaubert, Gorki sur Drieu, et que Musset égale à peu près Baudelaire. On est moins étonné de trouver, en situation éminente, Lewis Carroll : Aragon aura contribué à son installation au sein du panthéon littéraire, note Philippe Jaworski en tête de la délicieuse et savante édition qu’il nous propose des Alice et de La Chasse au Snark, l’ensemble étant assorti des illustrations originelles et d’un bouquet d’autres. Ah, les surréalistes, que serions-nous sans eux ?  A en croire la rumeur, nous devrions à ces éternels enfants le débarquement de Carroll sur nos plages. Il est vrai qu’Aragon, encouragé par Nancy Cunard, s’agite dès 1929 et confirme, deux ans plus tard, l’adoubement de l’Anglais qui a su, le rire en bandoulière, révéler le nonsense et l’étrange constitutifs de l’enfance. L’enfant sage que fut Louis se venge des livres édifiants dont il fut gavé (catéchisme où il passera maître devenu communiste). Je n’ai jamais pu croire que Breton et sa bande aient inauguré la fortune française de Carroll, et ce que nous apprend le volume de Jaworski conforte mes doutes. Entre 1869, date de sa première édition française, et 1907, date de la démultiplication des éditions illustrées (notamment celle, sublime, d’Arthur Rakham), on imagine mal que le milieu parisien soit resté sourd aux beautés hilarantes et terrifiantes du Londonien. Du reste, en 1931, Gringoire, à la faveur d’une nouvelle traduction, rappelait à ses lecteurs que Proust « goûtait fort » cette œuvre insolite, née de l’onirisme qu’elle met en scène, à la manière de La Recherche. SG / Lewis Carroll, Alice suivi de La Chasse au Snark, édition bilingue et traductions nouvelles de Philippe Jaworski, 207 illustrations, Gallimard, La Bibliothèque de La Pléiade, 64€.

On en parle !

Luc-Antoine Lenoir, « Fin de règne », Le Figaro, Hors-Série David, 2025, à propos de David ou Terreur, j’écris ton nom, de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Samsa éditions, Bruxelles, 12€ : « On se régale des tournures habiles, des répliques qui claquent, à destination de Joseph-Marie Vien ou d’Élisabeth Vigée Le Brun, des jugements lapidaires sur les tableaux des autres. […] Les auteurs de cette pièce inclassable sont des historiens de l’art […]. On les découvre dramaturges tout aussi convaincants. Leur David a de l’aisance, presque des convictions dans l’arrivisme ; il avance avec une résolution tranquille vers les lieux où se décide la réputation. […]  Vient la Révolution. Les dialogues restituent l’emphase d’un monde qui se croit nouveau : serments, grands mots, promesses d’innocence retrouvée. Robespierre est un ami et, avec lui, David s’engage pleinement pour la Terreur. […] Reste la question qui fâche : jusqu’où l’art peut-il justifier l’action qu’il magnifie ? Après l’épreuve, Bonaparte entre en scène, puis Napoléon. S’ensuit un étonnant dialogue critique sur Le Sacre. L’Empereur sait qu’il devra désormais une part de sa gloire au peintre et lui confie ses attentes politiques […]. Après cette acmé, le peintre n’aura plus que des souvenirs. La mélancolie s’installe en aval d’une vie d’aventures. Il ne sait plus s’il fut témoin ou acteur de son siècle. On sort de cette lecture – en attendant l’adaptation sur les planches ? – un peu plus clairvoyant sur les relations de l’art et du pouvoir, et surtout, ému. Au théâtre, c’est toujours une victoire. »

RÉPARATION

Jamais content, Ferdinand… Si on l’écoutait, il n’y aurait pas d’écrivain français plus persécuté que lui. C’est bien simple, Céline complète la trinité du malheur entre François Villon et Charles Baudelaire, frères en génie, frères en avanies. Aux deux extrémités de son existence, le guignon et la malveillance ne l’auraient pas lâché : Voyage au bout de la nuit est frustré du Goncourt 1932 (au profit de Guy Mazeline !!!), et presque trente ans plus tard, le pestiféré de Meudon s’efface, un jour de canicule, nu comme l’innocence, sans avoir reçu la béatification de La Pléiade, son dernier vœu. Céline eut son lot de misères et de dèche, lui qui était loin de détester l’argent, accumula les blessures, au corps, à la tête, à l’âme, souffrit de remords tenaces ou pires, on ne saurait le nier. Mais qui peut croire encore à la mise en scène du naufrage final, ignorer le dandysme inversé du clochard des années 1950, inverse et analogue aux costumes un peu voyants qui entrent très tôt dans sa panoplie de séducteur ? L’Album Louis-Ferdinand Céline, que signe Frédéric Vitoux, nous offre une brève, mais intense et complice, immersion au cœur d’un des auteurs les plus adulés et disputés de l’heure, il nous ouvre aussi sa riche garde-robe (en tous sens) et fouille ainsi sa maîtrise des apparences autant que son fanatisme du style (1). Pour poser, Céline aura posé, bel enfant, bel adolescent à grandes oreilles, bel homme au regard clair, bel officier sans moustache et bel épouvantail de la France foudroyée par deux guerres et une Occupation dont elle eut tant de mal à se relever. L’Album de la Pléiade en déroule le film, les acteurs, les seconds rôles, les extérieurs, les romances et les haines, les grandeurs et les bassesses, voire les graves erreurs d’aiguillage, avec allant, impartialité et jolies surprises. Cette chienne de vie vaut toujours mieux que ses bilans les plus sombres… Double était la difficulté de l’exercice, un sujet très sensible, un objet dangereux, le premier parce que la biographie de Céline demande à ré-apprivoiser ses recoins multiples, le second parce que l’image dont abonde l’Album doit conserver sa valeur propre, ne pas être ravalée au rang de banal appoint. Quoique conscient comme personne des pièges à éviter, l’apologie béate ou la liquidation bienpensante, Vitoux n’a pas cru utile de sacrifier sa verve aux exigences de la vérité, et l’enthousiasme de servir son écrivain de prédilection à l’inventaire non fardé de ses faits et gestes. Car, quitte à parler du machisme de Céline, de son antisémitisme et de son comportement sous la botte, la rigueur, l’histoire et la part du contradictoire doivent être préférées aux jugements expéditifs et aux anachronismes (2). Les manuscrits retrouvés ne sont pas d’un mince apport à cet égard, et Vitoux l’a bien compris. On verra plus loin ce que Guerre et surtout Londres possèdent de littérairement fertile, retenons d’abord combien ils confirment la valeur de thèmes (la santé du sexe libre) et de figures (celle, positive, du médecin juif), qui devaient nourrir la relance romanesque de Céline à partir du grandiose Guignol’s band, et même hanter les pamphlets dont Lucien Combelle, qui condamna leur surenchère incontrôlée en 1942, aimait à citer un des exergues pascaliens : « Dieu est en réparation » (3).

Il y a peut-être du catholique blessé, et certainement du catholique inaccompli chez l’écrivain Céline : « C’est Bloy moins Dieu », écrivait Drieu en 1941. Entendons : Bloy en quête de Dieu. Bernanos, sous le choc du Voyage, s’interroge dès 1932. Ce christianisme inaccessible (Céline, baptisé, ne fut pas un saint pour lui-même à rebours de son cher Baudelaire) doit-il être mis en relation avec la noirceur de son rapport à la vie et, sur le terrain de la politique raciale, avec l’idée funeste et obsessionnelle d’une extradition des Juifs hors de France, à tout le moins hors de l’appareil politique et économique du pays ? Si monstrueux que cela nous apparaisse aujourd’hui, et si détestables que furent les positions de l’écrivain au sortir du Front populaire, il existait des limites à la xénophobie célinienne, empreinte d’hygiénisme affolé, de haine sociale et surtout du « plus-jamais-ça » des pacifistes (Léon Poliakov l’a bien repéré en 1955, rappelle Vitoux). Faut-il répéter que la violence torrentielle de Bagatelles pour un massacre et des Beaux draps, avant et après juin 40 donc, n’équivalait pas à un appel au pogrom et intégrait la conscience de ses excès verbaux et autres, comme Gide l’écrit en avril 1938, après la parution du premier des trois pamphlets. On y croise, du reste, le docteur René Gutmann, ami de Céline, et l’une des voix de cette polyphonie devenue aujourd’hui inaudible, la voix la plus accusatrice de la dérive des mots : « Tu délires Ferdinand […] Je vais te faire interner ! […] Tu nous fouteras la paix… tu retourneras à tes romans… si t’es sage t’auras un crayon… D’abord c’est des insanités… la race ça n’existe plus… c’est des mythes… ». Il faut prêter la plus grande attention à ces médecins juifs, transférés d’un manuscrit à l’autre, entre le milieu des années 1930 et la fin de la guerre, nous disent avec justesse Régis Tettamanzi et Alain Pagès (4). Une bienveillance inattendue enveloppe ainsi le docteur Yugenbitz, proche des macs de Londres, promis à devenir le Clodovitz de Guignol’s band. Dix ans séparent les deux textes, dix ans qui auraient dû pousser Céline à accorder le roman de 1944 aux préjugés et stéréotypes raciaux des pamphlets. Il n’en fut rien, il n’en fit rien. Jacques de Lesdain, le 2 juin 1944, lui reproche publiquement de ne plus « se brûler les doigts aux sujets actuels. Le grand destructeur des Juifs oublie jusqu’à l’existence d’Israël. Qu’a-t-il fait des promesses implicitement contenues dans ses livres précédents ? » On doit à François Gibault, dont la biographie de Céline fit date et reparaît, d’avoir enregistré d’autres réserves de la presse de la Collaboration à l’égard d’un écrivain qui lui confia pourtant ses « lettres ouvertes » les plus compromettantes (5). Outre ceux qui trouvaient immoral, ordurier, son style, certains s’inquiétaient, notamment les énervés de Je suis partout, du moindre fléchissement de l’ardeur antisémite de l’écrivain. Ainsi Henri Poulain regrettait-il que Les Beaux draps ne donnassent pas « la vedette » aux Juifs, comme si l’écrivain avait tenu compte du leur « statut » déjà dégradé par Vichy. Les mêmes folliculaires s’emportèrent contre Guignol’s band quelques semaines avant la Libération de Paris. « On attendait autre chose », résume l’un d’eux. Clodovitz ne passait pas… Ces mêmes journalistes eussent hurlé à la verdeur érotique de Londres, dont Gibault avait deviné, bien avant sa réapparition, ce qu’il révélerait des liens du Céline de 1915-1916 avec le proxénétisme, et de l’énergie, tantôt priapique, tantôt voyeuriste, de l’ex-cuirassier Destouches, amoché, et privé encore de l’écriture salvatrice.    

Elle se déchaîne à l’état natif, c’est-à-dire au stade du manuscrit : Londres, resté du plus haut scabreux, le manifeste mieux que Guerre et que La Volonté du Roi Krogold, les deux autres miraculés de l’été 2021, deux récits de renaissance, au sens premier. Guerre est à Balzac et Barbusse ce que Krogold est à Shakespeare et Flaubert : le lecteur assiste d’emblée à une agonie, avant de suivre le héros, soit Ferdinand et ses doubles, en leurs pérégrinations picaresques aux couleurs drues. La langue du haut réalisme n’a pas à être pure, incolore et inodore : Céline dit quelque part qu’on ne peut plus peindre après l’impressionnisme, tueur du faux-jour, comme avant. Parmi les trésors qu’il abandonna à Paris en juin 1944, on retrouva deux dessins de Degas, des danseuses, évidemment. La coupure de presse reproduite par l’Album Céline ne dit pas s’il s’agit d’originaux. L’écrivain avait les moyens de se les offrir. Qu’il ait décidé de ne pas les emporter, à l’instar de ces milliers de feuilles manuscrites séquencées par des pinces à linge, ne laisse aucun doute sur sa conviction qu’il reviendrait vite. De mauvaises langues ont préféré parler d’abandon afin de mieux diminuer, voire d’invalider, la valeur de textes qui ne mériteraient que celle de brouillons, plus ou moins lisibles et licites selon les papilles de chacun. Henri Godard et son éditeur ont tranché autrement et, réordonnant les premiers volumes de La Pléiade, ont fait place aux inédits, avec leurs imperfections, certes, avec leur lave brute surtout, leur mélange de scories, sublimités et force entraînante (6). La beauté du premier jet, c’est la beauté de l’esquisse en peinture. Encore Céline se méfie-t-il de l’instinct, de la spontanéité en art et pas plus que Baudelaire ne cède-t-il à l’illusion de l’écriture automatique (erreur d’un critique qui, en 1944, le comparait à André Breton !). Pour ne pas égaler le diamant de Guignol’s band qu’il prépare inconsciemment, Londres n’en constitue pas le « draft » informe et infâme.  D’autres raisons éminentes imposaient la fine réorganisation des tomes I et II de La Pléiade qui vient d’être opérée, la réapparition de scènes distraites de Casse-pipe et celle du « manuscrit de travail » de Mort à Crédit, dont Godard nous rappelle utilement les mésaventures initiales. Jugé obscène à maints endroits, le roman parut tout immaculé des mots gommés ou passages caviardés, et blanchis ironiquement, Céline ayant pris « un malin plaisir » à ne rien masquer des stigmates de la censure (Drieu fera de même, en décembre 1939, lors de la parution mutilée de Gilles). Il existe d’autres témoignages de l’exigence célinienne en matière de musique littéraire, rythme, son, sens. Les familiers de sa correspondance et de ses ratures en sont convaincus depuis fort longtemps. Mais le massif retrouvé, ses perles inattendues, ses ébauches en déshabillé ou plutôt au travail, dépasse les espérances les plus folles. « On n’en finit pas de redécouvrir l’œuvre de Céline », a pu écrire Pascal Fouché, aujourd’hui associé à la refonte de La Pléiade. Sonné par le manuscrit de Voyage, ressurgi en 2001, ce grand connaisseur de l’écrivain ne savait pas si bien dire. Vingt ans plus tard, la féérie crève le plafond de verre, cette épaisse cloison de mystères, de refoulé historique et d’impératif éclaircissement. Alors, Ferdinand, content ?

Stéphane Guégan

(1)Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Album Louis-Ferdinand Céline, offert par votre libraire pour tout achat de trois volumes de La Pléiade, Gallimard ; le même auteur et le même éditeur proposent une nouvelle édition, revue et augmentée de La Vie de Céline (Folio, 15,50€), augmentée notamment de l’apport multiple des manuscrits retrouvés. L’exergue emprunté à Ferdinand annonce bien le ton de cette grande biographie, souvent rééditée depuis 1988 : « L’âme n’est chaude que de son mystère » // (2) Voir, au sujet de ses agissements réels ou supposés sous l’Occupation Stéphane Guégan, « Faut-il brûler Céline?« , Revue des deux mondes, mai 2017, p. 13-17 // (3) Sur Lucien Combelle, que François Gibault a souvent interrogé, voir le beau livre de Pierre Assouline (Calmann-Lévy, 1997) et ma notice du Dictionnaire Drieu (Bouquins, 2023) // (4) Voir l’excellente préface de Régis Tettamanzi à son édition de Londres, 2022, Gallimard et Yves Pagès, « Londres : hors champ cosmopolite pour apatrides désenchantés », NRF, printemps 2023, Gallimard, 18€, livraison assortie d’un dossier célinien. Il contient aussi, preuve que Londres va continuer à peser sur l’exégèse, un article d’Alban Cérisier centré sur le personnage de la bien nommée Angèle, incarnation du rut de la vie que Guignol’s band va un peu refroidir. Henri Godard (voir note 6) nous apprend que le manuscrit de Guerre (où la jeune prostituée explose déjà) présentait une allusion biffée : « on aurait dit une juive ». Faut-il rappeler que Céline a eu de nombreuses amantes juives ? Outre le texte désopilant et informé de Philippe Bordas, qui ressuscite le vélo volé de Céline, évaporé même au contraire des manuscrits, mais symbole à riches facettes, le dossier de la NRF exhume une nouvelle inédite (La vieille dégoûtante) ; très antérieure au Voyage, elle frappe par sa prescience de thèmes durables, la police des mœurs et la délation ordinaire // (5) François Gibault, Céline, Bouquins, 32€. D’une information souvent inédite à sa date et de style mordant, ce triptyque (1977-1985), qui attendait de revenir en librairie, contient Le Temps des espérances (1894-1932), Délires et persécutions (1932-1944) et Cavalier de l’Apocalypse (1944-1961). Hautement recommandable. // (6) Céline, Romans 1932-1934 et Romans 1936-1947, édition établie par Henri Godard avec Pascal Fouché et Régis Tettamanzi, Gallimard, La Pléiade, 70,50€ et 78,50€. Notons que La Volonté du roi Krogold a fait l’objet d’une édition séparée, établie par Véronique Chovin, Gallimard, 22 €. // (7) Signalons, sur un sujet plus souvent nommé que glosé, l’essai passionnant de David Labreure, Céline le médecin-écrivain, Bartillat, 25€. « Céline a le sens de la santé», écrivait Drieu en 1941, le fanatisme de l’hygiène, eût-il fallu dire. Cet hygiénisme vient d’un temps, la fin du XIXe siècle, et d’un milieu, la petite bourgeoisie malthusienne et diminuée (une mère boiteuse), qui professent le culte de la santé publique, l’une des préoccupations majeures de la IIIe République. Céline n’a jamais tué en lui le jeune médecin qui précéda l’écrivain et lui survécut marginalement. Sa vocation se situe assez loin de la littérature au départ : les expédients cliniques de 14-18, dont il aurait pu être la victime, et la misère sanitaire et autre des classes populaires le marquèrent à jamais ; les missions de la SDN, la découverte effrayée de l’abrutissement du travail à la chaîne aux USA, et la lecture des mauvais livres agiront sur un terrain favorable aux angoisses de la contamination générale, de la dégénérescence et du péril étranger. Après avoir consacré une thèse vengeresse à Ignace Philippe Semmelweis (1924), avant-courrier occulté de Pasteur, Céline va greffer partout le thème médical, les premiers grands romans, les parias de l’East End londonien et, plus durement, plus obsessionnellement, les pamphlets antisémites. Quand il n’est pas apparenté à un agent de contagion, le juif y est accusé de tirer profit des masses sur-alcoolisées et sur-exploitées. La dénonciation des sanies de toutes natures se fait furieuse, scabreuse et scatologique, écho possible des traumatismes des l’enfance, nous dit David Labreure, dont le savoir et le scalpel font froid dans le dos. Comment concilier le médecin de quartier, le bénédictin de la zone, le samaritain des réprouvés, le propagandiste rageur et l’hygiéniste ou l’artiste aliéné à sa propre cause ? // (8) Voir enfin Stéphane Guégan, « Drieu, politique du roman », Commentaire, n° 182, été 2023. SG

NORD/SUD

Le temps, l’argent et la connaissance, ce sont les trois conditions que tout collectionneur de dessins de maîtres doit satisfaire, me souffle Louis-Antoine Prat, qui en ajoute aussitôt une quatrième, la chance… Pierre-Jean Mariette (1694-1774) l’a toujours provoquée et n’attendit jamais que le chef-d’œuvre vînt à lui, il fit de son réseau international le rabatteur de ses désirs, de sa folie, dirait-il, laquelle n’avait qu’une limite chez ce bourgeois de Paris, ses moyens financiers. Accumulant néanmoins près de 9000 pièces, de toutes écoles et de toutes époques, en un demi-siècle, il est resté, jusqu’à nous, le saint patron de ceux que l’amour du dessin, bonheur de tous les instants, habite jusqu’à l’obsession. A ces heureux et aux autres, Pierre Rosenberg a offert la bible définitive, elle se présente sous la forme de forts volumes sous jaquette bleue (la couleur des montages Mariette), aussi luxueusement illustrés que doctement rédigés. Le deux derniers, menés à bien avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry, cataloguent 135 des 548 feuilles que possédait notre homme en matière de dessins nordiques, Allemagne comprise. C’est peu au regard de la composante italienne et française de son trésor, précédemment explorée par Pierre Rosenberg et son équipe (une équipe étendue aux relais savants du monde entier, conforme donc à son modèle). C’est peu, certes, mais c’est essentiel pour deux raisons. La rumeur veut, en effet, que Mariette se soit essentiellement entiché de Raphaël, Michel-Ange et des Carrache, côté italien, de Le Brun, Le Sueur, Poussin et de Bouchardon, hélas, plus que de François Boucher, côté français. La beauté épurée, « sublime », selon son mot, aurait eu sa préférence et l’aurait isolé du goût de son siècle. Or les volumes consacrés aux dessins du Nord confirment magistralement ce que laissait devenir son intérêt pour Antoine Coypel ou Watteau, phares du milieu Crozat où Mariette, vers 1720, fit ses armes avant d’y faire ses emplettes. C’est ainsi de Crozat (qui passionnait Marc Fumaroli) que son cadet tient l’essentiel de ses Rubens, près de cent feuilles (dont deux relatives au Jardin de l’amour, l’une des origines du genre de « la fête galante »). L’ensemble des dessins nordiques présente, du reste, une forte identité rubénienne, et Van Dyck s’y taille une part royale. Outre l’identification de ce que Mariette a passionnément réuni, les changements d’attribution font aussi de l’entreprise gigantesque de Pierre Rosenberg une école du regard. Les dessins changent de main, passant de Van Dyck à Jordaens par exemple, ou perdent leur prestige : la plupart des Rembrandt de Mariette n’ont guère résisté à la juste cruauté des érudits. Quiconque s’aventure en terrain dangereux doit s’attendre à en payer le prix… Retenons plutôt que Mariette, fort de sa bosse encyclopédique et voyageuse, n’hésita pas à collectionner l’art du Nord sans rien en sacrifier, remontant à son cher Dürer (dont l’exceptionnel portrait de jeune homme en couverture), et s’offrant à volonté paysages, scènes de genres et natures mortes. S’il est un nom dont il faudrait le rapprocher en dernière analyse, ce serait celui du flamboyant Roger de Piles (1635-1709), champion de la cause rubénienne, bien qu’admirateur de Poussin et des Bolonais, théoricien génial de l’image comme effet, incarnation, et rivale du vivant. Une image qui « remue le cœur » autant qu’elle touche l’âme.

Stéphane Guégan

*Pierre Rosenberg (avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry), Les dessins de la collection Mariette. Écoles flamande, hollandaise et allemande, tome I et II, Éditions El Viso, 295€.

DIX LECTURES (DE FIN) D’ÉTÉ

A l’approche de sa centième année, Roger Grenier (1919-2017), romancier, scénariste, éditeur et journaliste, aurait pu écrire de lourds mémoires d’homme de lettres, raconter, par le menu, les années qu’il passa à France-Soir ou chez Gallimard, égrener les rencontres prestigieuses. Pudique plus que prudent, il n’en fit rien. Plusieurs de ses derniers livres, à l’inverse, se composent de souvenirs épars, et comme rassemblés au hasard d’un crayon léger. C’était sa manière d’être profond, direct, vif, voire tranchant. Une vie aussi bien remplie que la sienne, et surtout remplie d’écritures, pouvait se passer de la brosse à reluire. Homme des deux rives par besoin et nécessité, réconciliant la littérature et la presse, le texte et l’image comme sa correspondance avec Brassaï en témoigne, fou de Tchékhov, Grenier n’a pas dérogé à la ciselure émue, piquante ou drôle dans ses ultimes bribes de temps retrouvé. Le dernier voyage débute chez Montaigne, en janvier 1940… Défilent ensuite tous les acteurs du second XXe siècle, sans exclusive ni complaisance, de Camus et Lazareff à Céline et Florence Gould, du furieux Bernanos à la Beat generation, de cette fripouille d’Ilya Ehrenbourg à la gracieuse Pauline Réage. Grande et petites histoires ne s’évitent jamais pour l’observateur précis, l’œil alerte. Grenier fut de ceux-là. SG / Roger Grenier, Les deux rives, belle préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022.

Légitimiste endurci (ses ancêtres l’étaient déjà en 1830), Jean de La Varende (1887-1959) avait la branche aînée des Bourbons dans le sang. Son Versailles, que Bartillat réédite avec une préface enlevée de Frank Ferrand, fut sa Vie de Rancé. Un livre de foi donc, mais très politique dans sa piété, où Louis XIV tient son rôle d’astre jusqu’à imiter en tout la course du soleil. Chateaubriand, du reste, eût pu signer ceci : « En temps ordinaire, le Roi se couchait vers onze heures et se levait à huit heures et demie. Sa nourrice le réveillait d’un baiser, et la vieille se traînait jusqu’au lit surdoré. » Pour dire le monarque, son goût immodéré des arts et des plaisirs, le style de La Varende refuse l’emphase, c’est un livre des années 1950, plus proche de Paul Morand que de Pierre de Nolhac. Si le ton vise la sobriété, la vision tend au grandiose. Rien n’est trop beau et dispendieux pour un roi aussi travailleur, aussi soucieux du destin du royaume, un roi dont le château était largement ouvert aux visiteurs de toutes conditions. Car, contant l’histoire de Versailles, du parc aux plafonds, La Varende n’omet pas de décrire, sans l’idéaliser, la vie qu’on y menait. C’est de l’histoire totale, au point que le destin du château est examiné en quelques pages douces-amères, reconnaissantes envers ses sauveurs (à commencer par Louis-Philippe), mais nostalgiques d’une époque où le symbole royal et national intimidait encore de rares et respectueux touristes. SG / Jean de La Varende, Versailles, préface de Franck Ferrand, Editions Bartillat, 22€.

Notre besoin de tout définir se heurte parfois à de terribles résistances. Il en est ainsi de l’adolescence à l’âge moderne, et singulièrement au XVIIe siècle. Les anciens romains s’y était risqués, eux qui ont nommé les sept âges de la vie. On savait donc qu’il s’écoulait un laps d’années entre l’enfant et l’adulte, mais on se gardait bien de le qualifier plus au-delà. L’époque qu’on dit classique, à travers ses dictionnaires, avoue le même embarras, il se double souvent d’une acception péjorative. L’admirable Furetière raille ainsi l’adolescent en raison de l’incertitude dont il ne cherche pas à sortir lui-même ! De cette difficulté d’assignation, de cet âge incertain, irréductible à la simple poussée du désir amoureux et sexuel, Corneille, Molière et Racine, – c’est-à-dire le génie théâtral à son zénith -, ont fait une composante puissante du comique ou du tragique. La thèse originale de Patrick Dandrey, très éminent connaisseur du XVIIe siècle, a pris la forme d’un essai incisif, style et pensée, qui dévoile des aspects essentiels, mais très négligés, de l’arrière-plan anthropologique, sociétal et même religieux du Grand siècle. Le Cid, L’École des femmes et Phèdre, trop souvent réduits à quelque litanie vertueuse de l’honneur, explorent plutôt l’ambiguïté, subie ou volontaire, des situations dramatiques et de la jeunesse de ceux qui les agissent. Pièces d’éveil, comme l’est la libido naissante des héros et héroïnes, elles les confrontent aussi au choc des générations, aux violences de la loi collective ou, dans le cas d’Hippolyte, au conflit intérieur d’une chasteté réparatrice. La triangulation des êtres désirants y fait loi, mais la volonté de possession peut changer de sexe et l’autonomie de l’individu, exalté par l’enseignement des Jésuites, cesse aussi d’être une aspiration exclusivement masculine. Autant dire que nos modernes en feront une lecture utile. SG / Patrick Dandrey, Trois adolescents d’autrefois. Rodrigue (Le Cid), Agnès (L’École des femmes) et Hippolyte (Phèdre), Champion Essais, 25€.

Inspirée plus qu’imitée d’une pièce de Dumas fils (Le Fils naturel, 1858), Une femme sans importance (1893) offre à Oscar Wilde une situation et une distribution favorables à son génie du cocasse : les sacro-saintes trois unités se voient renforcées et détournées d’un même élan. Une demeure chic, dans la campagne anglaise, pas très loin de Londres toutefois, en constitue le lieu principal ; l’action se resserre en 24 heures et repose essentiellement sur un groupe assez homogène, des dames de la gentry et quelques Lords propres à faire sortir la conversation de son lit habituel. Car ces aristocrates ne sauraient se borner à deviser de la pauvreté de l’East-End et de la vertu chancelante des humiliés de l’ère victorienne. Le titre de cette comédie aux accents tragiques annonce, évidemment, le contraire de ce que Wilde, féministe à sa façon, entend nous dire de son époque d’égoïsme social, de vertus mal placées et de sexisme en déroute. Deux personnages se détachent, Lord Illingworth, séducteur cynique à toutes épreuves, et son alter-ego féminin, autant qu’une femme puisse agir alors avec la liberté et l’irresponsabilité des hommes de condition, Mrs. Allonby. Je m’étonne que les commentateurs ne soulignent pas davantage l’audace de son comportement et le brio des formules que Wilde, souvent sublime, lui prête. Car c’est à elle qu’il confie le soin de crucifier aussi bien les leurres de la vie domestique que les pièges du puritanisme. Mariée, elle refuse de se plier au modèle de l’épouse raisonnable, gardienne du « bon sens », aussi ennuyeuse que fatale au désir : « le danger est devenu si rare dans la vie moderne. » Le comique de l’absurde taquine ici la comédie de mœurs, la verve reste étincelante de bout en bout, même en français. SG / Oscar Wilde, Une femme sans importance, édition et présentation d’Alain Jumeau, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80€) Concernant Dumas fils, nous parlerons bientôt de la nouvelle édition de La Dame aux Camélias que propose Sylvain Ledda chez le même éditeur.

Dans le sillage des deux autres sagas du XIXe siècle, La Comédie humaine de Balzac et l’épopée historique (et nationale) de Dumas père, l’entreprise romanesque de Jules Verne (1828-1905) se prête à une grande variété de classements, en fonction de critères qui naviguent entre le cœur et le cadre du récit. La proposition de François Angelier et François Rivière, grands experts de l’écrivain, privilégie l’espace sur le temps, l’écologie sur l’intrigue. C’est de saison, et c’est de raison, notamment parce que Verne lui-même apparentait la planète de ses livres à « une géographie universelle pittoresque ». Le dernier adjectif, qui renvoie à la peinture, n’a rien de fortuit sous sa plume, qui tâta de la critique d’art et aspira constamment à rendre voyantes, visibles, tangibles, ses descriptions. L’autre rivale de l’écrivain du XIXe siècle, c’est la photographie, supposée dès 1839 capter et faire circuler les merveilles du monde. Face à tant de concurrents, la littérature aurait pu s’avouer désarmée, démonétisée. Or, le voyage va lui donner les ailes dont elle a besoin pour renouveler la veine du merveilleux qui lui est consubstantielle depuis la nuit des temps. L’explorateur que fut Verne, on le sait, a moins usé du bateau ou du ballon que de la lecture des autres, arpenteurs de la terre et des mers sous toutes les latitudes. La conscience d’un monde fini et entièrement connaissable n’aura que déplacé les limites du mystère… Verne s’y loge et nous y entraîne avec une force qui ne s’est jamais essoufflée. Après un tome africain et avant un volet sud-américain, Bouquins a réuni cinq titres très méditerranéens. Mathias Sandorf (1885) en est le plus connu. Mais nos cœurs d’aventureux en chambre peuvent aussi pencher du côté de L’Archipel en feu (1884) et de Clovis Dardentor (1896). Autrement dit, la Grèce de la guerre d’indépendance, de Byron, et l’Algérie de la colonisation turbulente. Nul hasard si ces romans, jusque dans l’illustration, se souviennent des tableaux exotiques de Delacroix, Scheffer et Vernet. Le romantisme fut l’autre port d’attache de Verne le Nantais, peut-être le plus essentiel. SG / Jules Verne, Voyages dans les mondes connus et inconnus. T.2. La Méditerranée, édition établie et présentée par François Angelier et François Rivière, Bouquins, 32€.

Favori des ventes depuis sa sortie attendue, précédé par la révélation d’agissements rocambolesques qui eussent pu nous en priver, Guerre a presque constitué un casus belli chez les Céliniens et, plus généralement, les amateurs de vraie littérature (à ne pas confondre avec les niaiseries de gare ou le wokisme des coups littéraires). L’auteur du Voyage a le don, il est vrai, de semer la zizanie là où il passe. Sans parler de ses pamphlets hautement condamnables, le moindre inédit, le moindre brouillon, soulève toutes sortes d’émotions. La preuve, aujourd’hui, avec ces pages de premier jet, pour le dire comme Pascal Fouché, à qui l’on doit, par ailleurs, un bilan complet et peu complaisant de l’édition française sous l’Occupation. L’établissement de Guerre lui a été confié ; et, sa postface, en deux phrases, situe très bien la difficulté d’identifier la nature exacte de l’ovni : « Le présent manuscrit ayant disparu en 1944, au grand dam de son auteur, il est impossible de savoir ce que Céline en aurait fait. Mais tous ces éléments permettent de l’inscrire de façon cohérente dans son œuvre et dans la chronologie qui en forme la trame narrative. » Guerre se glisse, de fait, entre Casse-pipe et Voyage au bout de la nuit, et ouvre déjà une fenêtre salée sur Guignol’s band. Si l’on osait, on dirait que ça commence comme une rêverie sur Le Colonel Chabert et ça s’achève dans les hyperboles lubriques du Con d’Irène d’Aragon. Tout est cru dans la vision désabusée que Céline jette sur l’héroïsme, la vie de garnison, le sexe mécanique, les gâteries d’une infirmière très religieuse, l’argent tentateur. En plus d’éliminer répétitions, confusions et longueurs, Céline aurait évidemment donné de sacrés coups de rabots à l’ensemble. En aurait-il lissé la liesse luxurieuse et furieuse de la fin ? Avant la guerre de 39-45, certainement, mais après ? Au temps de sa renaissance néo-hussarde ? On pense, du reste, au premier Blondin dans la scène superbe où Ferdinand, très amoché, rencontre un soldat britannique, aussi moutarde que les gaz d’Ypres. Mais le plus fort se situe en ouverture. Le cuirassier très gravement blessé y revient à la vie, comme Chabert. Chaque sensation, serrée par les mots, s’ajoute à l’autre. Le lecteur, comme les fidèles de la devotio moderna, entre dans les souffrances du miraculé, les fait siennes. Le lyrisme célinien, en somme, et en concentré. SG / Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 19€.  Le même Gibault, après nous avoir régalé des deux tomes de son Libera me, récidive. Pour un grand avocat, c’est impardonnable, mais délicieux. Carpe et lapin (Gallimard, 21€), poisson et viande, n’évite ni les arêtes, ni le saignant. Aussi vrai que l’atlante est le mari de la caryatide, que boire donne soif, ou que le moi est adorable, ce dictionnaire insolent est une manière de chef-d’œuvre, à ranger à côté de celui de qui vous savez. Les utiliser, l’un et l’autre, à outrance et découvert. A lire, enfin, Alban Cerisier, Céline. Les manuscrits retrouvés, l’excellent catalogue de l’exposition de la Galerie Gallimard, mai-juillet 2022, 8€.

Le film de Verneuil (1962) a peut-être moins bien vieilli que le roman d’Antoine Blondin (1959), il n’en reste pas moins d’une force intacte dans maintes séquences. Et l’adaptation d’Audiard, pour être plus ronde ou plus lourde, est loin d’avoir gommé l’amertume altière de sa source. Un singe en hiver méritait, en somme, la belle édition croisée, texte et photogrammes réunis sous couverture ad hoc, que propose La Table Ronde. Gabin et Belmondo ont la gueule de l’emploi, l’une cabossée, l’autre lisse, chacune a ses cicatrices, visibles chez l’ancien, moisson des guerres, invisibles chez le cadet, fruit de l’échec. Deux mélancolies se sont donné rendez-vous à Tigreville, ce trou normand où les taxis s’affublent de peaux de panthère aussi illusoires que le printemps que d’autres mettent dans leurs verres. Gabin, ancien marin, s’est vaguement arrimé au passé, Belmondo, toréador sans corridas, désespère du présent. Leur renaissance n’aura besoin que d’une flambée d’alcool. SG / Antoine Blondin, Un singe en hiver, images du film et photos de plateau en illustrations, La Table Ronde, 28€. Signalons, chez le même éditeur, la parution en poche (La Petite Vermillon, 11,20€), d’un de ses recueils d’articles les plus vifs, Ma vie entre les lignes (1982).

Il y a chez le divin Apollinaire un calligramme en signe de cœur dont le texte dessine la forme mais éteint l’élan. La lecture débute à droite, en descendant, puis, parvenue à la pointe inférieure, remonte à gauche. Le tout inverse justement le poncif sentimental, le graffito éternel : « Mon cœur pareil à une flamme renversée. » Après avoir été le lieu traditionnel de l’élévation du et des sens, la poésie est désormais friande d’envols moins éthérés et plus variés. Étienne Faure n’a pas oublié le ciel, mais les oiseaux en formation géométrique s’y déploient autant que le grand mystère du verbe, avec ou sans capitale. La bonne peinture l’habite aussi, Manet, Caillebotte, Van Gogh, Kirchner. Ses mots se hâtent ou ralentissent, au diapason des peintures, écrites plus que décrites. L’incandescence dans la simplicité : le « bleu adorable » de Hölderlin pointe ici et là son nez d’azur. Bon vol ! SG // Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 16€. L’auteur de Vies silencieuses, Daniel Kay, chante lui aussi les vertus de l’Ut pictura poesis et de l’hypotypose. Il a renouvelé sa galerie de tableaux au-delà du maître hirsute d’Amsterdam (Un peigne pour Rembrandt et autres fables pour l’œil, Gallimard, 12,50€) et ne déteste pas les accrochages par écoles, du Nord au Sud, de Frans Hals aux Zurbarán de Florence Delay, de Van der Weyden à L’Homme mort de Manet (notre étendard), c’est-à-dire ce que l’on a fait de mieux en peinture.

De Jean Voilier, née Jeanne Loviton (1903-1996), – qu’une vente Cornette de Saint Cyr de mars 2021 a rendue à l’actualité-, il a été souvent question ici, de la biographie apaisée de Dominique Bona aux écrits de Paul Valéry, son amant le plus célèbre, qui lui témoigna sa flamme en vers et en prose, avec entrain ou tristesse, selon qu’il sentait cette séductrice instable se rapprocher ou s’éloigner de lui. Ce fut le grand amour, écrit Dominique Bona, le dernier du grand poète, plus exactement ; ce fut aussi l’amie vieillissante et attentive, au charme persistant, provocant, de Jean Clausel (de Vic), dont la justesse et la morsure d’expression colorent les souvenirs littéraires qu’il vient de rassembler dans un livre aussi savoureux que sa conversation. Originaire du Lot, – ce qui est le meilleur des pédigrées dans la France post-pompidolienne (Cajarc oblige), le jeune homme fait alors la connaissance de cette figure des lettres, propriétaire du château de Béduer (curiosité féodale du cru). Un premier livre de poésie, adoubé posthumement par Jean Cocteau, de fines chroniques du voyageur infatigable qu’il est resté, une capacité d’écoute certaine, et une allergie aux ragots (ceux qui concernaient notamment la mort de Denoël, le seul homme que Jeanne aura aimé avec passion), ont installé Clausel parmi les familiers de la dame. Damoiseau assumé, il nous livre de son amie, et de son entourage fourni, un portrait haut en couleurs, l’expression consacrée va bien à sa liberté de ton et d’opinion. C’était l’indispensable palette de cette résurrection où, plaisir redoublé, l’œuvre de Valéry déroule une seconde perspective, non moins nécessaire. SG / Jean Clausel, La Chambre du Damoiseau. Paul Valéry, Jean Voilier (et moi), Portaparole, 20€.  

Maître de la biographie et du portrait littéraire, Stefan Zweig croyait à la nécessité de maintenir son objet d’étude à bonne distance. Trop loin, on tombait dans le sec ; trop près, on perdait toute mesure. L’empathie lui semblait le pire des chemins pour accéder aux êtres, et l’on peut dire que l’éloge académique, tel qu’il se pratique quai Conti, se distingue de l’exercice d’admiration obligé, et tend plutôt à la conversation continuée. Il faut croire aux ombres, disait Marcel Proust, et leur parler… Sous la coupole, l’interlocuteur, mort ou vivant, ne s’efface jamais devant les mots qu’on prononce à son endroit. Affinités et différences, par respect mutuel, se font entendre et donnent à cet échange une vérité assez unique. Occupant désormais le fauteuil de Max Gallo, François Sureau, en mars dernier, adressait aux membres de l’Académie française qu’il rejoignait un discours où l’historien défunt, l’un des plus prolixes et des plus attachés à une certaine idée de son pays, redevenait l’héritier d’un passé complexe. Social et politique, ce destin, noué parmi la communauté italienne de Nice en 1932, appartenait lui-même à l’histoire d’une France qui, à bien des égards, n’est plus. Un père communiste, une mère catholique : deux sources vives, deux exemples en symétrie, à hauteur desquels Max Gallo a situé son amour viscéral, hugolien de la France (il fut l’un de nos derniers Michelet), de ses annales, de ses turbulences incessantes, de l’avenir qu’il persistait à lui attribuer dans une Europe hostile au souverainisme du fils d’immigrés transalpins. Après avoir connu la vie de cour auprès de François Mitterrand, Max Gallo comprit que la politique demandait aussi une certaine distance pour être enviable et peut-être estimable. Restaient les livres, l’histoire comme tribut à l’âme collective, et, à partir de 2001, le retour serein, plus que le recours inquiet, à la religion du Christ. Sureau est lui-même un homme de foi, soulignait Michel Zink, ce jour-là, dans sa réponse peu compassée, et donnait au mot une extension supérieure au strict confessionnel. C’est celle d’un serviteur de l’État, qui n’a pas sa langue dans sa poche, celle d’un homme à l’expérience militaire multiple, celle du fanatique d’Apollinaire et de l’ami de Port-Royal, celle d’un prosateur et d’un poète fidèles à l’idée, exprimée par Baudelaire au sujet de Gautier, que le verbe est sacré. SG / Discours de réception de François Sureau à l’Académie française et réponse de Michel Zink, Gallimard, 13,50€.

SALE EPOQUE

Les journaux intimes sont la bénédiction de l’historien et le bonheur de quiconque veut forcer le secret des dieux. Ou l’esprit des morts. Vous qui avez adoré le témoignage (à chaud) de Jean Guéhenno, Jean Grenier, Jacques Lemarchand ou Drieu sur les années de l’Occupation, Maurice Garçon est votre homme. Peintre raté mais écrivain de race, il signe un panorama terriblement vivant et ouvert de cette « sale époque ».

garcon9La star du barreau de Paris ne laisse rien échapper des remous politiques et des incertitudes d’une France plus déchirée que jamais. Son acuité d’analyse n’épargne pas plus la bassesse des uns que la noblesse des autres. Aucun manichéisme pourtant. Sans doute l’expérience des cours de justice, douloureuse après juin 1940 tant leur indépendance est remise en cause, fait-elle de Garçon un observateur impartial. C’est le type même du sceptique généreux. La vérité lui est une religion. Né en 1889, acquis aux valeurs de la IIIe République et au patriotisme d’un Renan, lecteur de Jules Vallès et d’Anatole France, il aura échappé à l’attrait de Barrès et de Maurras. Une fois la drôle de guerre déclenchée, il s’indigne des reculades en série du haut commandement militaire et déjà de la propagande des médias officiels. Auparavant il avait séjourné en Allemagne et exprimé sa détestation du racisme hitlérien. Et pourtant, comme il l’avoue, le philosémitisme n’est pas son fort. Son Journal contient maintes références aux émigrés qui sentent « le ghetto » et à la surreprésentation des Juifs dans l’appareil d’État et les sphères économiques, cinéma compris. C’est pourtant le pourfendeur de Léon Blum qui va vite renoncer à son éphémère maréchalisme, stigmatiser le double jeu de Vichy, la persécution honteuse des Juifs et dire leur fait à tous ceux, collabos de cœur ou de circonstances, qui plient devant l’Allemagne. Peu importe que le programme de ses ennemis lui paraisse offrir des options recevables et promettre un redressement nécessaire, son être profond ne peut se résoudre à accepter l’oppression nazie. En outre, se pose le problème du personnel de la Révolution nationale, que Garçon s’efforce de juger avec équité. Xavier Vallat, aux Questions juives, lui semble autrement plus respectable et mesuré que cette « brute » de Darquier de Pellepoix.

22510100890880MPétain lui sort vite des yeux et des oreilles. De plus, le grand soldat de 14-18 n’a pas plus anticipé la blitzkrieg qu’il n’est armé pour lutter contre les exigences toujours plus monstrueuses d’Hitler. Garçon parle du pillage réglé de son pays, des pénuries, de la terreur grandissante qui s’exerce sur les individus et la servilité des fonctionnaires. Tout lui est matière à réflexions nettes et propos acerbes, l’Académie à laquelle il se prépare et dont il dit les divisions (le clan Abel Bonnard versus le clan Mauriac dont il est), le milieu des écrivains entre son cher Léautaud et Paulhan qui lui parle dès 1943 des velléités suicidaires de Drieu (avec un sourire de trop), les zazous, les éditeurs aux ordres  ou encore les peintres. Avec Braque, content de ne pas avoir eu à refuser le « voyage » de l’hiver 1941, Garçon s’entretient du front russe, qui les remplit d’espoir tous deux. Laurencin qu’il voit beaucoup lui apparaît aussi sotte que pro-allemande et antisémite. Mais c’est à Picasso qu’il réserve une page d’anthologie, à l’occasion du Salon d’automne de la Libération. Pris à parti par des opposants à son art et à sa récente adhésion au PCF, les tableaux de l’homme de Guernica sont exposés sous bonne garde. Garçon les juge grotesques. Il revient sur les peintres qui avaient pris le train en octobre/novembre 1941, Derain comme Vlaminck : « À l’époque, je les ai jugés sévèrement et aujourd’hui, je continue à réprouver leur attitude. Mais de là à les arrêter et à les empêcher de peindre, il y a un abîme que Picasso a comblé allègrement. Il se débarrasse de la concurrence et fait le démagogue. » Du pur Garçon, direct et drôle. On ajoutera que l’annotation de Pascal Fouché et Pascale Froment décuple la richesse de ce bijou aux facettes saisissantes.
Stéphane Guégan.

*Maurice Garçon, de l’Académie française, Journal (1939-1945), édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché et Pascale Froment, 35 €

A lire aussi…

9782213682563-001-XIl fallait bien que nous parvenions un jour à varier d’optique sur les années sombres. Pour l’heure, il est vrai, ce changement reste la propriété presque exclusive des vrais historiens, ceux qui refusent d’écrire à la lumière d’un récit mille fois ressassé. Mais le grand nombre, plus perméable aux médias qu’aux experts, à l’émotion qu’à la réflexion, à l’indignation rétrospective qu’à la part d’ambiguïté de tout moment historique, a encore du chemin à faire pour se débarrasser des poncifs et légendes qui courent encore sur Pétain, Vichy, la Résistance, la Collaboration, le sort des Juifs ou – débat actuel – les bombardements alliés, pas toujours justifiés, et qui firent 60 000 victimes parmi les civils (Bonnard peste à leur sujet dans sa correspondance avec Matisse). Par comparaison, 80 000 Juifs, essentiellement « étrangers », meurent en déportation. Certes, les chiffres ne sauraient parler en dehors des faits qu’ils éclairent. Mais ce dernier exemple, mis en lumière lors du 70e anniversaire du débarquement, signale les blocages qui entravent encore le travail des chercheurs. L’époque saigne toujours. Personne ne le sait mieux que Michèle Cointet, admirable historienne dont l’Académie française a couronné plusieurs livres, et qui a labouré l’époque en tout sens avant cette précieuse et courageuse synthèse. Avec une belle fermeté de plume, elle se glisse dans les faux-semblants et les non-dits de son sujet, le plus vulnérable aux raccourcis héroïques ou diaboliques. Si Reynaud ne fut pas Clemenceau à l’heure de la percée allemande du printemps 40, Pétain ne fut pas Hitler, ni Laval Himmler… Un abus de langage assez courant fait parler de totalitarisme à propos de tout, et confondre, en particulier, Vichy et l’Allemagne nazie. De même, dénoncer la collaboration et l’antisémitisme d’État ne devrait pas conduire à en ignorer les paradoxes et la complexité dérangeante (on lira, en dernier lieu, Eric Zemmour sur ce point). Que penser, nous dit encore Michèle Cointet, de ces malades mentaux qu’on laissa mourir faute de maîtriser un ravitaillement pourtant organisé, ou du million de prisonniers français abandonnés à leur destin douteux, en Allemagne, après le débarquement, ou encore de la bavure de Tulle qui causa la mort d’une centaine d’innocents, immolés à la fausse bravoure d’un chef de maquis inconséquent. Oui, secrets et mystères continuent à proliférer. Ce livre nous aide à nous en libérer. SG // Michèle Cointet, Secrets et mystères de la France occupée, Fayard, 22€

product_9782070114771_195x320Indisponible depuis 1945, Le Temps des assassins nous est enfin rendu. Sous ce titre emprunté à Rimbaud, et qui sent la révolte dont il se sera toujours dit « comptable », Philippe Soupault publia en quelque sorte son Claude Gueux, à la différence près que Victor Hugo n’avait pas tâté de la prison, en 1834, avant d’en dénoncer la cruauté et l’arbitraire. Soupault, si. Le 12 mars 1942, à Tunis, il est arrêté par la police de Vichy pour avoir fourni aux ennemis de la France des documents intéressant la défense nationale. L’argument, fallacieux, n’est qu’un prétexte pour mettre à l’ombre un personnage suspect. En Tunisie, où il travaillait depuis 1938, Soupault passa vite pour une forte tête. Surréaliste de la premier heure, journaliste de gauche autant que réfractaire au communisme, l’homme des Champs magnétiques inquiète une administration d’autant plus zélée que le vent commence à tourner. Le portrait qu’en donne le livre se veut sans appel. On lira notamment les pages terribles sur Tixier-Vignancour dont les mœurs et l’alcoolisme cadraient peu avec le redressement du pays qu’il prétendait servir. Mais la dénonciation de ses bourreaux ne fait pas tout : Soupault, en vieil adepte du rêve éveillé, nous confronte, par devoir de mémoire, à la vie diurne et nocturne des prisonniers, chacun brossé dans sa vérité et son destin, mais tous privés de cette liberté qu’on ne saurait « comprendre » qu’au moment où l’on en est privé. Délires et cauchemars étaient fréquents dans les cellules de la honte et de la peur. On s’en échappait comme on pouvait… Le Temps des assassins est paru, en 1945, à New York. L’Amérique, qu’il connaissait bien, avait tendu des mains pleines au poète globe-trotter, quelques jours avant l’arrivée de Rommel. SG // Philippe Soupault, Le Temps des assassins, L’Imaginaire, Gallimard, 14,50€

product_9782070107476_195x320Un Juif pétainiste : la formule a longtemps collé aux basques d’Emmanuel Berl, resté fidèle à Drieu au-delà de sa mort et parlant encore de l’antisémitisme, dans les années 1950, avec un sens de la nuance, et donc de l’histoire, qui s’est perdu. Notre génération l’a redécouvert en 1976 à la sortie d’Interrogatoire, où le jeune Modiano s’étonne des choix de vie du vieux séducteur, peu enclin à la palinodie. Évidemment, au regard d’une époque marquée par le film d’Ophuls et le livre de Paxton, il y avait lieu d’interroger, à nouveaux frais, ce passé qui ne passait pas. On comprenait, avec Modiano, que les choses n’avaient pas été si simples et que Berl n’avait pas choisi d’incarner les contradictions, les hésitations et les erreurs de la France occupée par hasard. Henry Raczymow, reprenant l’enquête après d’autres, avoue lui aussi ne pas toujours comprendre. Cela le rend prudent, même au sujet de l’espèce de psychanalyse qu’il applique à cet homme dont l’irrésolution serait liée au roman familial, des parents morts trop tôt, une mère le vouant à un rôle qu’il ne voulait pas jouer et le condamnant à une forme de culpabilité infinie, des origines trop bourgeoises, celles des notables juifs de Passy et Neuilly, juifs mais athées, voire peu sionistes par amour de la France. On sait aussi que Berl, héros de 14-18 et grand noceur des années 20 aux côtés de Drieu et d’Aragon, durcit le ton en 1927, flirte avec une forme de fascisme par haine du capitalisme et des loupés du jeu démocratique. Dix ans plus tard, « Munichois très désespéré », il affiche quelques-unes des idées qui feront le programme du Maréchal, dont il sera la plume un bref temps, et pour lequel sa dévotion ne faiblira qu’au regard du cléricalisme vite dévoyé qui entoura sa personne à Vichy. Le 10 juillet 1940, Berl a déjà quitté la carrière qui s’offre à lui. Ses connaissances, ses liens avec l’administration lui seront utiles sous l’Occupation, qu’il aura vécue loin de Paris, en Corrèze, puis dans le Lot. On vient de découvrir qu’en août 1943 il avait rédigé un discours, à la demande du préfet local, en hommage à la Légion des combattants français. Et si, autant que sa révolte anti-bourgeoise, son patriotisme, né en partie des tranchés, avait été une des clefs de cette personnalité qu’on dit fuyante ? Et de son culte de l’amitié ? SG // Henry Raczymow, Mélancolie d’Emmanuel Berl, Gallimard, 18,90€

product_9782070106707_195x320À Rome, trente ans après les faits, Claude Lanzmann rencontre et filme le dernier Président du Conseil juif de Terezin, Benjamin Murmelstein, personnage alors controversé pour avoir été associé au destin terrible de ce que les nazis appelaient leur ghetto-modèle. Près de 140 000 Juifs tchèques et autrichiens, dupés par l’espoir de pouvoir attendre là la fin de la guerre en sécurité, s’y laisseront entraîner. À 80 kilomètres de Prague, proximité illusoirement rassurante, Terezin date des Habsbourg ! Eichmann, son réinventeur démoniaque, croise Murmelstein durant l’été 1938, à Vienne, moins d’un an après l’Anschluss. L’officier S.S. voit aussitôt en lui un homme intelligent et pragmatique, le bon interlocuteur pour accélérer l’émigration des « indésirables ». Comme il y va de l’intérêt de son peuple, Murmelstein coopère et pourra témoigner plus tard de la détermination et de la cupidité de ce nazi si peu banal (selon le mot inapproprié d’Arendt). En réponse au racisme d’État et ses rapines collatérales, l’instinct de survie n’est pas suffisant. D’expérience, Murmelstein sait que la souffrance aveugle et que la peur est mauvaise conseillère. Les martyrs ne sont pas tous des saints, nous rappelle Lanzmann. Terezin, sous sa plume acérée, devient le symbole du régime hitlérien en sa conjonction fondamentale, « tromperie et violence nue », la première ne servant qu’à masquer la barbarie nécessaire au triomphe du Reich éternel. Murmelstein va jouer serré dans ce carnaval de l’horreur entre janvier 1943 et mai 1945, convaincu qu’il faut continuer à justifier l’existence du camp, fût-il l’objet d’une propagande obscène, pour mieux écarter la menace de son éradication totale. Est-il pire équation ? SG // Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes, Gallimard, 13,50€

product_9782070112227_195x320Deux anciens enfants du ghetto de Varsovie se racontent, creusent le flou de leur mémoire, se raccrochent aux bribes d’impression, aux mots des adultes mal compris sur le moment, se reconstruisent à travers le souvenir de la violence et des fraternités de toute nature, en répondant séparément aux questions de David Lescot, qui a porté leur témoignage à la scène en 2014. S’il sonne juste, c’est qu’il mêle le pire et le meilleur de l’homme avec l’éclat mat de la vérité. Et pourtant elle n’était pas facile à saisir pour ces gamins exposés autant aux rafles allemandes qu’à l’antisémitisme local. Dès 1936, les autorités polonaises, en lien avec Ribbentrop, préconisaient une déportation massive des Juifs vers Madagascar… L’entraide et l’égalité devant la mort ne règnent pas non plus dans le ghetto où tout se trafique, la liberté surtout. Plus que les Allemands, leurs sbires ukrainiens, lettons ou lituaniens y font le sale boulot. Paul Felenbok, futur astrophysicien français, est né au sein d’une famille de petits joailliers, où l’on ne parle pas le yiddish et où l’on réduit la pratique à quelques rites. Un père lecteur de Spinoza, un oncle militant au Bund. De l’organisation socialiste juive, le père de Wlodka Blit-Robertson était une des plumes actives. Il franchira le Bug, rejoignant la Pologne soviétisée, avec l’espoir d’y retrouver liberté et dignité. Ce fut le goulag. Comme Paul, Wlodka s’évade en 1943, alors que la victoire de Stalingrad ne rassurait qu’à moitié les familles recluses. Les Russes et l’armée de libération de la Pologne leur réservaient-ils un meilleur sort ? Nous savons aujourd’hui que leurs craintes étaient plus que fondées. SG // David Lescot, Ceux qui restent. Entretiens avec Wlodka Blit-Robertson et Paul Felenbok, Haute enfance, Gallimard, 16,40€

9782754108270-001-GVient de paraître !!!

Sur l’époque, tiraillée entre Hitler et Staline, on lira Stéphane Guégan, 1933-1953. L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente, Hazan, 39€, un livre qui fait bouger les lignes.

FOLLES LECTURES

En voulant ruiner le vieux roman de chevalerie, Cervantès fit la fortune du sien. L’Espagnol de 60 ans stylise l’oralité des idiomes de son temps, comme Céline trois siècles plus tard,  et donne un coup de fouet au verbe élastique du XVIe siècle. Succès immédiat, vogue contagieuse. Toute l’Europe s’arrache Don Quichotte, s’attache au destin de cette Bovary en armure. Le livre est sa folie. Sa folie deviendra livre.

product_9782070149582_180x0C’est l’un des premiers best-sellers de l’âge moderne. La seconde partie de cette épopée burlesque n’était pas publiée (1615) que paraissaient des traductions plus ou moins fidèles. Mal équarrie, rappellent Jean Canavaggio et Michel Moner, l’édition princeps, celle de Valladolid, a favorisé ces dérives du texte, qui sont aussi une des richesses et des raisons de sa postérité… Les Anglais tirèrent  les premiers, mais les Français n’eurent pas à rougir de leurs états de service. Une longue histoire d’amour nous lie au chef-d’œuvre de Cervantès. L’idylle débute sous Louis XIII, s’épanouit aux siècles suivants, et connaît son pic entre le romantisme et le dernier Picasso. Insensible à l’usure du temps, Don Quichotte fait aujourd’hui l’objet d’une édition séparée dans La Pléiade, mise à jour au regard des Œuvres romanesques complètes. À livre unique, statut ad hoc. Il est vrai que l’ampleur du texte, à la mesure des longues chevauchées de l’ardent hidalgo, justifiait qu’on l’isolât, sans parler du quatrième centenaire de la mort de l’écrivain que nous fêterons en 2016. Mais peut-on aujourd’hui relire Don Quichotte en oubliant plusieurs siècles de commentaires? En échappant aux frères Schlegel, à Lukács ou à Freud ? En faisant, à tout le moins, une place aux intentions initiales de Cervantès, qu’énonce le prologue du 11 septembre… 1604.

78_looking_backLa facétie y sert de carte de visite. Ne pouvant aspirer aux genres nobles, la pastorale harmonieuse entre autres, l’auteur, nous dit-il amusé, n’a pu qu’enfanter un livre à son image : «Aussi, que pourrait donc engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, si ce n’est l’histoire d’un fils sec, coriace, fantasque, plein de pensées changeantes et jamais imaginées par un autre, bien comme celui qui a été engendré dans une prison où toute incommodité a son siège et où tout triste bruit fait sa demeure?» On peut être homérique, puisque L’Odyssée reste le modèle, sans cesser d’être comique. Cervantès détache de tout pathos la radiographie de nos folies et de nos illusions les plus tenaces. Le rire et la parodie lui semblent de meilleures armes contre l’amertume de l’existence et la trop grande sagesse des moralistes (c’est un lecteur d’Erasme).  Il paraît donc licite, et peut-être urgent, de réintroduire un peu d’hilarité dans notre lecture de Don Quichotte, longtemps prisonnière des romantiques allemands et d’une métaphysique malheureuse. Sterne, Gautier, Flaubert et Nietzsche réclamaient déjà une approche plus joyeuse de ce roman qui n’accueille la tristesse et la déception qu’au titre de repoussoirs. En abaissant le vieil héroïsme, Cervantès grandissait la fiction qui l’avait rendu possible, et le jeu existentiel qui sèche toutes les larmes.

9782070149131FSPar son récit ouvert et sa stratégie éditoriale, l’auteur de Don Quichotte tenait à la première révolution copernicienne du livre, née de l’invention de Gutenberg. Nous sommes en train de vivre la troisième. Dans l’intervalle, le XIXème siècle aura provoqué la deuxième. Et Ernest Flammarion compte parmi ceux qui précipitèrent l’édition et la libraire modernes sur les chemins d’un essor sans précédent. Le livre de Pascal Fouché, un des meilleurs spécialistes de la question, déroule le récit d’une entreprise familiale dont la durée (1875-2015) n’est pas moins remarquable que la chronique. Du reste, son livre en prend la forme et alterne textes synthétiques et documents, dates et chiffres précis, lettres, photographies et couvertures. L’ensemble raconte aussi l’époque qu’il traverse, le mouvement de la société autant que les crises les plus aiguës de notre histoire. Au moment où Ernest s’élance, à moins de trente ans, la France de Mac Mahon panse ses plaies et poursuit l’effort de Napoléon III sur les fronts de l’éducation et de la circulation des personnes et des biens. Quand tout bouge, le livre ne peut rester immobile, il doit toucher d’autres couches de lecteurs. Le libraire ayant précédé chez lui l’éditeur, avant la fusion qui va enflammer son chiffre d’affaires, Flammarion pense ensemble l’objet, son sujet et sa commercialisation. Il saura toujours conjuguer les appétits du grand nombre (L’Astronomie populaire de son frère Camille, La Grande névrose très affriolante du docteur Gérard, etc.) et le coup d’éclat, aux limites de la polémique. En 1886, l’éditeur de Zola et Maupassant fait paraître La France juive de Drumont, promis à devenir un classique de l’antisémitisme de gauche.

lagarconneLe manuscrit lui a été  transmis par Alphonse Daudet, un des auteurs les plus plébiscités de la maison. Son fils Léon, émule de Drumont et séide de Maurras, devait entrer au catalogue comme ce dernier. Entre la fin des année 1890 et l’agonie des années folles, d’autres publications (les romans de Gyp, par exemple) confirment «une certaine bienveillance» (Pascal Fouché) de l’éditeur envers les thèses qu’il diffuse. Quitte à jouer avec le feu, la maison abrite, en fait, toutes les voix d’une époque de plus en plus troublée. Véritable caméléon, l’enseigne propulse aussi bien Le Feu de Barbusse (Prix Goncourt, 1916), La Garçonne de Victor Margueritte, Le Blé en herbe de Colette que Kessel, Morand, Doriot, Einstein… Sous l’Occupation, l’entreprise se maintient à la faveur d’une nécessaire souplesse, prix à payer pour éviter la saisie et l’aryanisation (les fils d’Ernest avaient des attaches juives). On publie donc une brochure sur Laval et l’album de l’exposition Breker… Le livre de Fouché, outre qu’il résiste aux simplifications chères à notre époque, multiplie les informations propres à réactiver une histoire littéraire en panne, celle du second XXe siècle. Avant d’être celle de Michel Houellebecq, la maison fut celle de Guy des Cars, Sagan, Peyrefitte, Moravia. Un dernier mot, qu’on abandonnera à Alphonse Allais, définissant ainsi son recueil de nouvelles de 1892, Vive la vie : «C’est une manière de protestation contre les emmerdeurs décadents ou cultivateurs du Moi.» Des paroles douces à l’oreille du grand Ernest.

Stéphane Guégan

*Cervantès, Don Quichotte de la Manche, édition établie par Jean Canavaggio, Claude Allaigre et Michel Moner, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 49€

*Pascal Fouché (en collaboration avec Alban Cérisier), Flammarion (1875-2015). 140 ans d’édition et de librairie, Gallimard/Flammarion, 36€