LE BEAU MARCEL

135222L’acte de naissance de Jacques-Émile Blanche (1861-1942) devrait être daté de 1881. Il a vingt ans quand Manet, au vu d’une brioche qui lui en rappelle d’autres, accorde son satisfecit à ce fils de famille mal dégrossi, mais riche de tous les dons. La musique et la littérature s’ouvraient alors à celui qui avait eu Mallarmé pour prof d’anglais. Il leur préféra la peinture, tout en exerçant sa plume de mille façons et en fréquentant le gratin de la littérature moderne. Tant de richesses lui ont nui, bien sûr. Longtemps le mémorialiste et le critique ont maintenu dans une sorte de pénombre respectable un peintre qu’on disait mondain, réac, voire pire, faute de pousser les bonnes portes et d’admettre la complexité d’un homme qui, esthétiquement, politiquement et sexuellement, traversa la Belle époque en contrebandier. L’exposition de Sylvain Amic et son équipe, à cet égard, est un petit bijou, enchâssé dans cet autre bijou qu’est le palais Lumière d’Évian. En bordure du lac, et comme pénétré par une atmosphère de villégiature prête à se laisser aller, le parcours effeuille l’ubiquité du personnage. Blanche, fils d’aliéniste, avait plus d’un double. On n’avait jamais aussi bien montré le fou de peinture anglaise, pétri de Gainsborough et du vénéneux Sickert, tout comme le portraitiste mondain et son grand écart, de Manet et Whistler jusqu’à Boldini et La Gandara, payant son tribut aux meilleurs sans se nier.

urlMais le clou de l’exposition, c’est son cœur géographique. Vous y attend, presque reconstitué et pimpant comme en 1912, le pavillon de la Biennale de Venise. Sa réputation est alors déjà suffisante pour que le seigneur d’Offranville répande à profusion les violences de sa nouvelle palette. Le peintre en a changé maintes fois, en effet, et n’a pas craint les métamorphoses que lui dictait la mode. Avant que la guerre n’éclate, le portraitiste de Cocteau et de Stravinsky explose donc. Son pavillon des merveilles en remontrerait aux décorateurs de son ami Diaghilev. Dépoussiérées, Tamara Karsavina et Ida Rubinstein nous restituent en un éclair l’éclat vénéneux des Ballets russes. Puisqu’on parle de mauvaises mœurs, restons-y. Blanche, qui cachait bien son jeu, savait aussi dévoiler le dessous des cartes. Ses meilleurs amis n’étaient pas à l’abri d’une indiscrétion. Prenez André Gide et ses amis au café maure, instantané de l’exposition universelle de 1900, où Blanche rend hommage au Balcon de Manet, aux coupoles laiteuses de Fromentin et au rire de Hals. À l’évidence, les jeunes contributeurs de L’Ermitage ne consomment pas seulement le noir breuvage lorsque le démon s’empare de leurs sens au soleil de l’Algérie. Gide et Ghéon étaient des enragés du tourisme sexuel. Eugène Rouart, dont le profil irlandais ferme la composition à droite, aimait aussi les garçons. Fraîchement marié à Yvonne Lerolle, en l’absence de son ami, il devait lui fournir une source d’inspiration et d’interrogation des plus fertiles. Pourquoi Blanche crut bon de découper le tableau africain de 1900 pour en détacher le portrait de son ami Rouart et l’exposer en 1910? Ce joli tableau, certes moins compromettant, fait écho sans doute à l’homosexualité que ces messieurs mariés vivaient chacun à leur manière.

url-1Du reste, Blanche aimait jouer du couteau. On ne sait pas toujours qu’il lacéra le portrait auquel il doit de ne pas être oublié du grand public, Proust himself. De dix ans son aîné, il crayonna le visage de son jeune ami, le 1er octobre 1891, à Trouville. Proust vient d’avoir vingt ans et, comme l’avoue Jean Santeuil, il se sent déjà en droit de «poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravache». Nulle forfanterie de parvenu n’effleure la sévère frontalité et la palette whistlerienne du tableau. À dire vrai, il constitue le seul fragment subsistant d’un portrait en pied, exposé au Salon de la Société nationale des beaux-arts de 1893. En habit de soirée, l’orchidée blanche à la boutonnière, Proust affiche un visage aux sourcils plus fournis que la moustache, et une expression qu’on dirait impassible s’il ne se mêlait pas un peu de hauteur à son «pur ovale de jeune assyrien» (Blanche). C’est le peintre qui, le trouvant exécrable, déchira le tableau. Mais la déchirure causée par l’affaire Dreyfus fut plus terrible encore. Blanche, comme Degas, Rodin et Eugène Rouart, se rangea parmi les antidreyfusards convaincus. Les deux hommes ne se virent plus avant 1913 et l’ouverture du nouveau théâtre des Champs-Élysées. Le miracle des Ballets russes a ses limites. Mais leurs relations ne retrouvèrent jamais la complicité amicale qui éclate dans le portrait. Rien n’y fit, pas même le génial article que Blanche décocha, en avril 14, à Du côté de chez Swann.

imageLes proustiens, heureusement, ne forment pas une famille très unie. Le Saint-Loup de Philippe Berthier, avec l’art, l’humour et l’érudition consommés de son auteur, vient corriger le petit oubli dont se sont rendu coupables les Enthoven, père et fils, dans leur Dictionnaire amoureux de Proust (Plon, 2013). Leur crime? Pas de notice dédiée à celui qui fut l’une des grandes créations de La Recherche et l’une des passions «en miettes» de la vie de Proust si l’on accepte d’en identifier les sources parmi un certain nombre de jeunes gens, encore en fleurs vers 1900, que l’écrivain chérissait et qui lui permirent d’approcher le grand monde. On sait que le premier contact est froid, morgue du marquis, coup de foudre du narrateur, lequel parvient à briser la glace par sa supériorité intellectuelle et son goût des choses de l’art. Berthier d’emblée se glisse parmi les faux-semblants de cette relation qui ne dit pas son nom. Les miroitements homosexuels du monde de Blanche font leur réapparition. Car Saint-Loup, une fois débarrassé de Rachel, se livre au Maroc à toutes sortes d’exercices peu militaires. L’actrice juive avait toujours servi de paravent, obligeant même cet officier de race à feindre un dreyfusisme qu’il va abandonner. Tant qu’il pavane dans les salons avec Rachel à son bras, au grand effroi de sa caste, il fait mine aussi d’adorer le symbolisme le plus vain, préraphaélisme cotonneux et musique extatique, par pure provocation. Proust se sert de son adepte des lys pour en dire la vacuité. Lui offre-t-il aussi matière à condamner tout un milieu? Saint-Loup, malgré sa vaillance aux combats où il allait trouver la mort, serait-il la preuve vivante que la vieille aristocratie cachait derrière ses diamants et sa verve une insignifiance sans fond. Je crois moins que Berthier à cette thèse et j’aurais tendance à rejoindre Paul Morand sur ce point. Au fond, Proust est resté à la porte du Paradis et en a conçu une amertume éternelle. L’aristocratie, dit Chateaubriand, est fille du temps. Proust vit ce monde disparaître sans en être. Stéphane Guégan

*Jacques-Émile Blanche, peintre, écrivain, homme du monde, Palais Lumière Évian, jusqu’au 6 septembre 2015. Catalogue sous la direction de Sylvain Amic, Silvana Editoriale, 35€.

*Philippe Berthier, Saint-Loup, Éditions de Fallois, 20€.

book-08532804Signalons du même auteur un recueil percutant de quinze études (la plus ancienne remonte à 1972) consacrées aux lectures de Barbey d’Aurevilly. À maints égards, sa bibliothèque recoupe celle de Proust, de Saint-Simon à Balzac et Baudelaire. Marcel avait d’ailleurs un faible certain pour l’auteur des Diaboliques. Au-delà des références et des emprunts, «l’essentiel est que pour tous les deux l’acte littéraire ne résulte pas du fonctionnement impersonnel de quelque mécanique extérieurement plaquée sur l’écrivain; il émane au contraire de ce qu’il y a de plus intime et de plus saignant.» Brûler, chez Barbey, a valeur de critère suprême, religion comprise. De sorte que Byron reste, du début à la fin de sa vie, le modèle indétrônable (Barbey d’Aurevilly et les humeurs de la Bibliothèque, Honoré Champion, 60€).

book-08532870Le même éditeur fait reparaître, revu et corrigé, son Dictionnaire Marcel Proust, une mine en 1100 pages, qui quadrille aussi bien La Recherche que la vie et la pensée de son auteur. À partir de chaque notice – celle de Juliette Hassine sur Saint-Loup est parfaite – s’en ramifient d’autres, autant d’occasions d’approfondissements. La lecture rejoint ainsi le mode d’écriture de Proust, qui procède par touches et retouches successives, comme un peintre qui mène le jeu et se plaît à surprendre son public en trompant son attente. Ce dictionnaire l’aurait-il satisfait? Antoine Compagnon, en préface, nous rappelle sa détestation du genre. Un écrivain digne du nom doit posséder sa langue, son microcosme, et se passer de toutes béquilles. Il demeure qu’il a caressé en 1921 le rêve d’un dictionnaire de ses personnages, socle du Balzac moderne qu’il aspirait être aux yeux de la postérité. Il a été entendu (Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Dictionnaire Marcel Proust, Honoré Champion, 30€). SG

LES DEUX ETAGES DU TEMPS

054L’immense nostalgie qui a toujours porté Marc Fumaroli vers les sociétés savantes du premier XVIIe siècle français devait fatalement accoucher du beau livre que nous avons aujourd’hui entre les mains. Son horreur de la culture d’État, des Trissotins de cour, des imposteurs à réseaux, appelait cet éloge enflammé de la République des Lettres, puissance spirituelle étrangère aux religions et pouvoirs institués, quand bien même elle entendait, et entend encore, agir sur l’Église et la puissance publique par ses lumières héritées de l’Antiquité. Ils furent vite taxés de libertinage ces hommes qui aimaient à se réunir sous Louis XIII et Louis XIV, loin des dorures et du pédantisme, pour le bonheur de peser et penser ensemble la réelle valeur des idées et des livres. Car la conversation honnête, à laquelle Marc Fumaroli consacre le cœur de son ouvrage, est l’indispensable dynamique de ces réunions peintes par Le Sueur et Poussin. Proches à la fois des académies de la Renaissance et du troisième cercle de Pascal, elles ont inventé le gai savoir et réaffirmé sans cesse sa règle fondamentale, la libre érudition, c’est-à-dire l’intelligence affranchie des tutelles universitaires et royales, quelque part entre le miracle de Gutenberg et le Collège de France de François Ier. Un tiers-état peu ordinaire, en somme.

gallimardComment participer au monde, accepter certains liens de vassalité, sans s’y laisser enchaîner, tel est bien le paradoxe que les libertins du XVIIe siècle eurent à affronter et incarner sous leurs charges variées. Ce qu’écrit Fumaroli de Philippe Fortin de La Hoguette, figure oubliée du panthéon qu’il rajeunit, vaut pour les frères Dupuy et le grand Pereisc, relation épistolaire de Rubens, voire les écrivains pensionnés, de Racine à Perrault : «Fortin n’est pas cependant Balthasar Gracián, et il ne propose pas à ses “enfants” la tension solipsiste du “héros” ou de l’“homme de cour” espagnols. S’il veut la liberté, jusque dans les liens du monde, il veut aussi qu’elle soit partagée par des frères d’âme. La lecture, la méditation, la prière soutiennent dans la solitude celui qui participe à la cour sans y mettre son cœur.» Sociabilité et même citoyenneté idéales, elles font de la rencontre rituelle leur espace actif et leur symbole. Paris n’en est que l’un des foyers, à côté d’Amsterdam, de Londres et même d’Aix… La poste aidant, l’Europe entière se voit irriguée par la «solidarité encyclopédique» dont le XVIIIe siècle va élargir les points d’appui et durcir les fins. Aussi le bilan de Marc Fumaroli est-il plus international que celui de René Pintard, son illustre prédécesseur. En cette année Barthes, pourquoi ne pas avoir une pensée pour Pintard et sa grande thèse sur les libertins français antérieurs à Louis XIV? Publié en 1943, date qui fait rêver, ce livre monumental, si proustien de ton, remontait les siècles sur les traces du paradis perdu. Sa morale éclaire cruellement notre époque, tiraillée entre l’amnésie, le conformisme et l’intolérance. Pour échapper à ces Parques trop actuelles, nous dit Marc Fumaroli, il faut savoir vivre sur «deux étages du temps».

EdwardsNe serait-ce pas un signe d’élection que la capacité à se dédoubler dans la fidélité à soi? On le croirait volontiers à lire le discours que Marc Fumaroli, toujours lui, prononçait en mai dernier lorsqu’il remit à Michael Edwards l’épée qui complétait son uniforme, dessiné par David, de nouvel académicien. Menacée de toutes parts, la lingua franca est évidemment heureuse d’avoir gagné à sa cause un Anglais qui la sert si bien. Michael Edwards, n’ayant jamais séparé histoire et pratique littéraires, a donc adopté une autre langue que la sienne, pour la faire sienne justement, et y découvrir les raisons profondes de son attirance précoce pour le théâtre et la peinture du XVIIe siècle, dont il ne détache pas d’autres passions françaises, Villon et Manet parmi d’autres. Le 21 février 2013, il succédait à Jean Dutourd sous la Coupole. Le chassé-croisé n’aurait pas déplu à l’auteur d’Au bon beurre et des Taxis de la Marne, aussi anglais de cœur que Michael Edwards est français… Tout discours de réception ressemble aux dialogues de Fénelon. La mort y suspend son vol. Les âmes se parlent dans l’éternité d’une sorte de conversation amicale enfin renouée… L’une devient le miroir naturel de l’autre. Il arrive, bien sûr, que la rhétorique l’emporte sur la complicité affichée. Ce n’est pas le cas ici. Michael Edwards prend un plaisir évident à saluer l’écrivain inflammable du fauteuil 31, les choix qu’il fit sous la botte, l’alliance d’aristocratisme, de bonté chrétienne et d’humour rosse qui l’apparentaient à son cher Oscar Wilde. On ne lit plus guère les Mémoires de Mary Watson et l’on a tort. Dutourd réussissait le tour de force d’une métempsycose parfaite, entraînant derrière lui Whistler, Mallarmé et Verlaine, plus vivants que jamais. Avec son allure de pilote bougon de la R.A.F, Dutourd fut moins le décliniste dont on plastiqua l’appartement un 14 juillet, bel élan républicain, qu’un résistant à l’avachissement général. Un libertin Grand siècle, à sa manière. Stéphane Guégan

*Marc Fumaroli, La République des Lettres, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 25€

*Discours de réception de M. Michael Edwards à l’Académie française et réponse de M. Frédéric Vitoux, Éditions de Fallois, 13€

VitouxDans sa réponse à Michael Edwards, Frédéric Vitoux fait état, élémentaire politesse entre immortels, de ses lectures anglaises et du bon accueil que notre pays à toujours réservé à la «perfide Albion» en matière de littérature. Pour le reste, nous le savons, c’est une autre affaire… Le fait est que nous chérissons Shakespeare, Byron, Wilde et quelques autres comme s’ils étaient des nôtres. Et Vitoux, entre autres correctifs, de dépoussiérer l’idée fausse qui veut que les Français n’aient pas compris, ni admis, le créateur d’Hamlet avant 1820. Voltaire et Ducis ont ouvert la voie à Stendhal plus que ce dernier, romantisme oblige, ne souhaitait le reconnaître. Mais Vitoux, of course, ne lui en tient pas rigueur. Le polémiste et sa furia milanaise appartiennent à ses grandes admirations. Au fond de son cœur, certains le savent, brillent et brûlent la lueur de trois hommes, et de trois muses peu étanches: Rossini, Stendhal et Manet n’auront pas cessé de franchir les lignes de la vie sans crier gare. Les deux étages du temps, ils ont connu, un pied dans le siècle, l’autre on ne sait où. Les personnages des Désengagés ont aussi beaucoup mal à rester en place, à s’adapter et s’enrôler. Comme le roman n’a pas été inventé pour tout dire de ses héros, celui de Vitoux respecte leur clair-obscur malgré les appels de la grande histoire. Le chahut de Mai 1968 s’apprête à déferler et libérer son verbe assourdissant, Octave, Marie-Thérèse et Sophie n’y prêtent guère plus d’attention que ça. Une Révolution, ce chahut en blue-jeans? D’ailleurs, ils n’en ont pas besoin pour faire l’amour quand ça leur chante et avec qui ça leur plaît. La musique, les livres, l’alcool les rapprochent ou les séparent avec une liberté nécessairement insolente. Jeunes ou moins jeunes, ils sont des enfants de Mai, sans le savoir, ils n’ont donc pas besoin de le hurler. Les anathèmes de l’après-guerre et le naufrage algérien leur semblent si loin… Bien que drapé dans sa bonne conscience contestataire, Mai 68 marque, sans le savoir non plus, la fin des engagements de grand-papa. André Breton a cassé sa pipe à temps, à temps pour ne pas subir ce qu’Aragon, Sartre et même Debord vont endurer. Vitoux, bon observateur des illusions et des passions de ce printemps éruptif, les peint à distance, depuis le milieu littéraire des années 1960. On en retrouve ici l’ambiance, les couleurs, le ton, les rites et ses camaraderies latouchiennes dans un livre qui doit plus à la nouvelle vague qu’au nouveau roman. Les plus malins en démasqueront les clefs, les autres n’auront qu’à se laisser porter par un récit vif et drôle, où la nostalgie des anciens combattants serait de mauvais goût. SG // Frédéric Vitoux, Les Désengagés, Fayard, 20€

cvt_Sous-lecorce-vive--Poesie-au-jour-le-jour-2008-2_1448Michel Butor est un admirable poète. Mais qui le sait en dehors de ses amis ou des artistes à qui il adresse ses vers libres en manière d’hommage ou de préface? Certains ont jugé presque criminelle cette confidentialité, contraire à leur évidence allègre ou malicieuse, et on les comprend. La bonne poésie, ont estimé Marc Fumaroli et Bernard de Fallois, est devenue chose trop rare pour ne pas en faire profiter un plus large lectorat, en manque de ces musiciens des mots qu’on disait bénis des dieux au temps de Gautier et Baudelaire. Étrangement, bien que Butor rime peu et refuse le carcan du sonnet, sa poésie n’est pas sans faire penser à celle des années 1850-1860. Nul symbolisme obscur, une légère ivresse du sens et des sens, aucune pesanteur. Quelque chose de très français nous ramène aux charmeurs de silence et aux fantaisistes, Villon, Marot, le trop oublié Germain Nouveau et Apollinaire, voire Banville, dont Butor, joli clin d’œil, cite avec sérieux le Traité de versification pour excuser ses «licences». Le mot sent la politesse des vrais inspirés, ceux qui font chanter leur verbe à la bonne hauteur et tirent le merveilleux d’un rien. «À travers les grands arbres / le ciel a rajeuni». Cette jeunesse du monde est le privilège des fils d’Apollon, aurait dit Banville. SG / Michel Butor, Sous l’écorce vive. Poésie au jour le jour 2008-2009, avant-propos de Marc Fumaroli, éditions de Fallois, 20€

SM

Pour beaucoup, Stéphane Mallarmé reste d’un abord ardu. L’hermétisme en serait le dernier mot, l’absolu du verbe la raison d’être. Pauvres déchiffreurs, nous en serions réduits à interroger obscurément des textes clos sur eux-mêmes, coupés du réel dont ils confirmeraient le néant, et séparés des lecteurs dont ils nieraient presque la nécessité. Comme Maurice Blanchot l’a dit et redit, l’essence de cette littérature consiste à rendre problématiques son existence et sa finalité propres. À l’instar des personnages d’Hamlet, dont Mallarmé avait fait son double, sa poésie semble toujours menacée d’effacement dans sa présence précaire. Mais n’est-il pas une autre façon de la lire et d’en expliquer la pureté énonciative affichée ? Peut-on continuer à ignorer ce qui, au cœur ou au creux des signes élus, la fait participer du monde que Mallarmé partageait avec ses contemporains, d’un monde dont il souhaitait l’embellissement et dont il tira maintes impulsions et jouissances ? Avec le sérieux d’une thèse universitaire, Barbara Bohac démonte, point par point, l’idée d’un Mallarmé abscons par dégoût de la vie. Prenant pour cibles nos mauvaises habitudes de lecture, elle nous invite à réévaluer la part la plus «souriante» de l’œuvre, ses vers de circonstances et son journalisme, miroir multiple d’une sociabilité plus ouverte qu’on le croit, d’un hédonisme déculpabilisé et, plus largement, de son souci de faire vibrer le présent, jusqu’au plus banal ou au plus moderne, derrière les mots les plus choisis.

L’esthétique du quotidien ne concerne pas seulement le soin attendrissant, au dire d’Henri de Régnier, avec lequel Mallarmé, dès sa jeunesse, a meublé et orné son intérieur malgré de faibles moyens. «Décorer, écrit Barbara Bohac, est pour le poète une manière d’habiter le monde, de le rendre perméable au rêve.» Les mardis de la rue de Rome auraient perdu une part de leur attrait si les murs du petit appartement n’avaient exhibé quelques Manet, peintures et estampes, autour du fameux poêle. Un certain éclectisme régnait à Paris et Valvins, où l’avant-garde picturale et le kitch de la porcelaine de Saxe faisaient cause commune. De même qu’il n’assigne pas aux beautés visibles un espace réservé, louant aussi bien l’estampe japonaise que les meubles néo-Renaissance de Fourdinois, poussant à égalité la mode vestimentaire sous la IIIe République et la peinture la plus décriée, Mallarmé ne conçoit pas sa poésie comme étrangère à cet univers matériel. À rebours de Flaubert, il ne lui vint jamais la fantaisie de crier qu’on assassinait la littérature en l’accouplant aux images. Et le livre illustré peut le remercier d’avoir rendu possibles quelques-uns de ses incunables. Texte et gravure s’y libèrent de tout rapport de hiérarchie, seul rayonne le jeu subtil des mots et des formes en dialogue actif. Si Mallarmé a tant aimé la peinture de Manet et parlé des blanchisseuses de Degas comme de déités populaires, c’est que ces artistes avaient su donner aux spectacles les plus triviaux un accent et une profondeur dignes des sujets les plus nobles de l’ancienne poétique. Et son portrait en fumeur de cigares prouve, s’il était besoin, que le peintre d’Olympia et son grand ami pouvaient métaphoriser, de concert, à partir de rien. Stéphane Guégan

– Barbara Bohac, Jouir ainsi qu’il sied. Mallarmé et l’esthétique du quotidien, Classiques Garnier, 49€. L’ouvrage vient de recevoir le prix Henri Mondor de l’Académie française.

Aujourd’hui, samedi 9 novembre, je participe à l’émission de Jean de Loisy, Les Regardeurs, sur France Culture (14h-15h30, fréquence 93,5). Elle a pour thème central le portrait de Mallarmé par Manet /// https://www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/le-portrait-de-mallarme-par-manet

– Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de poésie française 1895-1914, préface de Jean-Yves Debreuille, Champion classiques essais, 18€.

L’usure qui frappe les meilleurs travaux universitaires, après cinquante ans de longévité en moyenne, n’a diminué en rien la valeur et l’utilité de la thèse de Michel Décaudin. Couvrant vingt ans de création poétique, entre les premières défections du symbolisme et la parution d’Alcools, entre La Revue blanche et la N.R.F., ce bilan informé et incisif n’a pas été remplacé. Souvent cité en conséquence, voire pillé sans scrupule, ce livre essentiel frappe aujourd’hui encore par son agilité intellectuelle. Elle s’évalue autant à la richesse d’érudition, proprement confondante, qu’à la distance critique que conserve Michel Décaudin devant les mœurs turbulentes de la République des lettres. On sait que l’époque fut riche en manifestes et cris de guerre, qu’on combatte ici le naturalisme, là les excès de l’idéalisme, voire le cosmopolitisme des symbolistes. Ne se laissant aucunement  intimider par la rumeur du milieu et les excès de la polémique nécessaire à la vie des formes littéraires, le livre cherche autant à expliquer qu’à relier la diversité des tendances qui occupent le terrain médiatique autour de 1900. À l’évidence, Michel Décaudin est conscient, chose encore nouvelle à l’époque de sa thèse, que le positionnement des uns et des autres, au regard du symbolisme ou des partisans d’une restauration classique, tient parfois plus de la stratégie de groupe que des inclinations individuelles. D’où l’attention qu’il porte à la logique des cénacles, à la politique des revues, aux inversions d’alliance, et au contexte idéologique marqué d’abord par le réveil nationaliste, l’ascendant de Maurras, puis la rupture de l’État et de l’Église. L’autre grande réussite de l’ouvrage réside dans le dialogue qu’il restitue entre la littérature et la peinture. Une fois contesté un certain hermétisme esthétique, la jeune poésie se tourne vers la jeune peinture, Matisse, Derain mais surtout Picasso, bleu, rose et cubiste. Les admirables pages que Michel Décaudin consacre au jeune Salmon et à sa fantaisie de saltimbanque, celle des Poésies de 1905, n’ont pas d’équivalent. Sa lucidité d’analyse éclate également dès qu’il se collette au grand homme de cette époque qu’on dit transitoire, voire pauvre en grandes réalisations. Il ne s’agit évidement pas de Gide, voire même de l’admirable Péguy ou du délicieux Larbaud, mais d’Apollinaire sur lequel se referme cette enquête que les éditions Champion ont été bien inspirées de remettre en circulation. L’année du centenaire d’Alcools aura donc été marquée par la publication de la biographie de Laurence Campa et le retour en libraire du livre inégalé de Michel Décaudin. Sans doute aujourd’hui n’emploierait-il plus le mot de «crise» pour désigner, comme le note Jean-Yves Debreuille en préface, «l’état naturel de la vie littéraire». SG

De l’or, de la musique et des femmes

Le génial Klimt avait de l’or dans les mains. Non qu’il fût riche, même au soir d’un parcours plutôt brillant, partagé entre commandes publiques et mécénat privé. L’imprévoyance, il est vrai, semble avoir été la vertu première du peintre, qui croqua la vie comme il aima les femmes, sans jamais compter. À partir de 1899, les enfants pleuvent, fruits des étreintes qu’abrite son atelier trompeusement sévère. Les modèles ont toujours eu de l’électricité pour deux. Elles furent, ces souveraines de l’ombre, le trait d’union entre l’art de Klimt et sa vie, les garantes d’une sève qui épargna au peintre les névroses du symbolisme chronophage. On raconte même que ses maîtresses et compagnes plus légitimes assistèrent en grand nombre à sa mise en terre. Stupeur de l’assistance et sourire de Dieu. Le faune rendait les armes à moins de 56 ans. Il n’y eut alors aucun Vasari moderne pour écrire que l’amour du beau sexe avait précipité sa chute. Tant mieux. Klimt s’endormit donc en paix tandis que la guerre de 14 s’enlisait. Elle avait fait fuir une partie de sa clientèle et écorné son train de vie. Mais cet or, qui lui fit chroniquement défaut, il en couvrit les murs et ses toiles avec une profusion toute byzantine, ou assyrienne, si l’on suit son ami Hermann Bahr. Précieux à plusieurs titres, l’or avait le don de sacraliser, de donner plus d’éclat à l’ambivalence des hommes, société, religion, sexualité, la sainte trinité de la Vienne fin-de-siècle. Comment s’étonner dès lors que la même ville, centre de gravité d’un monde voué à disparaître sous peu, ait vu se développer deux destins aussi parallèles que ceux de Freud et Klimt ? Même l’attrait pour l’Italie révélait leur gémellité et leur capacité à traverser le temps. En 1903, le pèlerinage de Ravenne et le choc des mosaïques laissèrent de profondes traces sur le peintre voyageur et confirmèrent sa passion pour le trésor des filles du Rhin. Les divinités anciennes tenaient encore le coup ! La Vierge de San Vitale, flottant dans l’infini doré, pure et impure, appelait une réponse immédiate, radicale. Ce seront, à Bruxelles, les panneaux du Palais Stoclet, toujours inaccessibles, comme il se doit, au commun des mortels. L’interdit, certes, peut agacer. Par chance, Taschen nous permet de franchir le Rubicon. Son Klimt en format géant, et poids à l’unisson, est la plus belle réussite de l’année 2012 en matière de livres d’art. On n’a jamais photographié et montré la peinture de Klimt avec ce luxe de détails, cette gourmandise de matière et cette folie d’acuité visuelle. Ici l’image, grande et belle, parle à hauteur du texte, informé et lisible à la fois. Le peintre aurait applaudi à cette débauche de moyens, à cette orgie de couleur, de chair et de son. On mesure en passant ce que Klimt doit à l’art français, du naturalisme 1880 au postimpressionnisme. Une lecture est enfin possible qui fait corps avec l’humanité  amoureuse et la musique pénétrante de Klimt. De l’or et du plaisir, à volonté.

Stéphane Guégan

*Tobias G. Natter, Gustav Klimt. Tout l’œuvre peint, Taschen, 150€.

– Florent Albrecht, Ut musica poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897), Honoré Champion, 115€.

Le livre que Wagner consacra à Beethoven fin 1870, à l’occasion du centenaire de la naissance du musicien et au moment où s’effondre le Second Empire, a constitué une étape importante dans le changement de paradigme qu’explore Florent Albrecht à travers la poésie française. Entre Les Fleurs du mal et Le Coup de dés de Mallarmé, le modèle musical se serait imposé aux poètes, Parnassiens et surtout symbolistes, en contrepoids idéal à la tradition rhétorique et à sa composante picturale depuis Horace. Les romantiques, notamment dans les petites formes, – telle la ballade et son émotivité plus intérieure, plus cavalière aussi, avaient secoué les habitudes de la poésie descriptive du XVIIIe siècle. Pour donner plus d’ampleur à son sujet, au risque de perdre un peu son lecteur, l’auteur fait pourtant remonter les prémices de son enquête jusqu’aux Lumières. La remise en cause du verbe comme seul accès à la vérité du monde se prépare donc sous l’Ancien régime, contrairement à une idée reçue qui fait de la Révolution française la mère de toutes les modernités. Ainsi Dubos : « Le sublime de la poésie et de la peinture est de toucher et de plaire, comme celui de l’éloquence est de persuader. » Viendra le moment, après 1850, où la poésie se détachera du « tableau » après avoir tordu le cou à « l’éloquence », tous deux sacrifiés au lyrisme propre aux mots et à leur musique évocatrice. Les Parnassiens, auxquels il est courant de reprocher leur sécheresse objective, participent aussi de ce mouvement qui transforme l’image poétique en un ensemble de signes suggestifs, ouverts à différentes lectures. La contribution d’Émaux et Camées à ce processus n’a pas échappé à Florent Albrecht, qui s’emmêle toutefois les pieds dans les dates de parution concernant Gautier (oublié dans l’index). Il est évident que Baudelaire n’a pas attendu 1858 (édition Poulet-Malassis) pour lire le recueil ! Dès 1852, date qui aurait pu être retenue comme terminus post quem par l’auteur, la première édition d’Émaux et Camées déchire le ciel de la poésie moderne en convoquant toutes sortes de formes musicales, le plus librement du monde. On le voit, la musique offrit moins un nouveau code d’énonciation qu’elle rendit possible un nouveau flux poétique, sons et sens, dont l’opéra wagnérien fixa vite un must et dont Le Bateau ivre de Rimbaud fournit à sa façon un équivalent dans sa révolution de l’espace/temps usuel. Certains théoriciens du vers libre vont se référer au musicien du Ring autant que Mallarmé, qui lisait encore sur le tard les considérations de Wagner sur Beethoven (Klimt tira en partie l’inspiration de sa célèbre Beethovenfries). Camille Mauclair ne se trompait guère lorsqu’il élargissait l’impact du maître de Bayreuth au-delà de la musique pure : « Wagner et sa théorie de la fusion des arts influèrent capitalement sur les jeunes esthéticiens de 1885 à 1905. » De la musique avant toute chose ! De l’incipit de son Art poétique, rédigé dans sa prison de Mons en avril 1874, Verlaine fera le slogan de sa génération et de la suivante. Florent Albrecht en fait résonner les accents toniques et amers. SG

Bonnard, Marthe et son chien

« Tout a son moment de beauté », aimait à dire Bonnard (1867-1947). Dans l’exposition qu’il lui consacre à la fondation Beyeler, Ulf Küster s’est parfaitement conformé au viatique de ce peintre qui suspend moins le temps qu’il ne le surprend. Et nous avec… Une bonne exposition, on ne le dit pas assez, est plus affaire de tempo, de rythme, ici accéléré, là contemplatif, que d’espace. La très belle lumière de Renzo Piano, toujours active et changeante, invitait à explorer ce que le monde de Bonnard a de fluide, mobile, décalé dans son dédoublement continu. Correspondance parfaite. Ulf Küster l’a si bien comprise qu’il a placé les nus du peintre au centre même de son parcours, faisant ainsi des ablutions de Marthe le cœur battant de sa démonstration. Ce qu’on ressent en glissant de salle en salle, c’est l’électricité qui relie le tout mais construit chaque toile autour d’une dispersion singulière. A rebours d’une tradition lénifiante, il importait de redire ce que cette peinture a d’inapaisé, et possède de sourde violence sous son hédonisme confortable. Peu de peintres donnent autant le frisson et le communiquent aux images avec cette tranquillité qui rappelle le grand Manet. Autre point commun avec le peintre d’Olympia et de Nana, la saisie du présent, l’élection du motif qui fait époque. La voiture, le radiateur, la baignoire, les grands miroirs qui déplacent les murs, autant de lucarnes ouvertes sur le monde tel qu’il va et transforment nos comportements, sociaux et intimes.

En 1943, et bien qu’il fût plus opportun alors d’évaluer les peintres à leur goût du terroir et des traditions nationales, Maurice Denis le notait : son ami Bonnard tient de Baudelaire, il est un peintre de la vie moderne. Un peintre pour qui le monde extérieur existe, selon le mot des Goncourt sur Gautier. De tous ceux qui frayèrent au sein des Nabis après 1890, Bonnard est celui qui se sera le plus portraituré. Un signe qui ne trompe pas. Loin de le confronter à la fuite des années ou à la chute des minutes, le miroir lui est source de vie, d’interrogation et d’affirmation. Une esthétique et une vie de peintre, toujours en mouvement, se résume dans la suite de ses autoportraits. Un peintre que tous les témoins ont dit aussi ironique que mélancolique. Un peintre dont on connaît aussi la sensualité débordante, dont on soupçonne la sexualité inventive, derrière sa sagesse de bonze. Mais cette dualité et cette pente charnelle nous intéresseraient moins si elles ne transmettaient à l’œuvre, peintures et gravures, une tension contagieuse, qui préserve l’artiste des pièges de l’harmonie surhumaine ou du rêve utopique, tels que le symbolisme, sa première famille, ne l’a que trop pratiqué par haine de l’âge moderne.

Comme Mallarmé, son écrivain de cœur et sa lecture constante jusqu’à la publication du volume de la Pléiade, l’édition Mondor de 1945, Bonnard n’isole pas sa poétique des limites de l’existence. Au contraire, sa peinture n’aura cherché qu’à magnifier la fragile beauté et l’Eros du monde, selon une dynamique consciemment mallarméenne qui lui permet de repenser et de troubler les liens usuels entre le réel et ses signes, le néant qui ronge et la beauté qui rachète. Même l’explosion solaire des dernières années et leur apparente apostasie « impressionniste » appartiennent au mouvement de l’œuvre vers la « recherche de l’absolu ». L’expression, prise à Mallarmé, se lit en septembre 1940 sur l’un des petits carnets où Bonnard notait la météo du jour et ses obsessions de pinceau. On a pu s’étonner que le peintre ait autant parlé de la couleur du ciel. C’est qu’elle intéressait le fils de Saturne autant qu’elle entrait dans l’alchimie de ses tableaux. Tandis que la France s’enfonce dans les épreuves de l’occupation allemande, Bonnard convoque donc Mallarmé pour signifier qu’il ne saurait renoncer, lui, à exalter son « contact constant avec la nature », femmes, fruits et paysages, portés à leur maximum d’éclat et d’état. On parlera de métaphysique du plaisir plutôt que de félicité domestique, thème qui devait encombrer l’histoire de l’art après avoir fait les beaux jours de Vichy.

Le principe d’incertitude visuelle domine très tôt l’œuvre de Bonnard. On peut y voir une preuve de son humour cocasse, de sa façon de boxer en peinture et, plus profondément, le vecteur d’une philosophie et d’une psychologie où « le plaisir de la lecture » sert d’accès aux mystères du vivant. Le Nabi japonard est aussi le Nabi rigolard du groupe. Du crépon exotique au jeu formel, nul hiatus : l’estampe orientale, « naïve et criarde », c’était avant tout une incitation à détourner les codes figuratifs, espace, couleur et dessin. Bonnard, d’emblée, s’amuse à piéger la perception et à distiller un certain esprit charivarique, très Jarry, avant même de créer les marionnettes de la première d’Ubu roi… On vient d’en retrouver une, d’une hideur réjouissante. Toute une ménagerie intime, par ailleurs, le confirme dans son sautillement capricieux et infini. Comme l’a vu Guy Cogeval en 1993, il y a quelque chose du ying et du yang dans les Deux chiens de Southampton, qui accueille presque le visiteur chez Beyeler. L’univers selon Bonnard, réalité et représentation, s’évalue selon l’éternel balancier de l’existence. L’instabilité optique de ses tableaux, jusqu’au chahut final des apparences, ne découle pas d’un impressionnisme tardif ou excessif – Denis se méfiait un peu de ce désordre ! Elle procède d’un mode d’être au monde.

La voie qu’emprunte Bonnard est sensible dès le début des années 1890, du délicieux fouillis de la Partie de croquet (Orsay) au célèbre Omnibus (coll. part), faux instantané d’une jeune Parisienne en noir dont la silhouette serpentine se mêle aux essieux d’une roue gigantesque. Grand tableau sans corset, d’une part, pochade pré-futuriste, de l’autre, ils procèdent tous deux du même mode fusionnel : les formes apparaissent comme malléables à l’infini, les corps délestés de leur pesanteur, la perspective et le dessin privés de leur pouvoir traditionnel de garde-fou. Il s’agit simplement de représenter une ambiance, une émotion… « L’idée est de faire parler les choses et les gens », écrit-il à sa mère, le 11 février 1893. Le symbolisme de Bonnard n’est pas déni du réel mais refus d’en geler la forme. Très vite, du reste, s’écarte ou s’assouplit le synthétisme façon Gauguin des premières années. Sa peinture, dès avant 1900, respire plus largement. Mais le retour au nu féminin, vrai tournant, qu’on ne glose pas assez, date bien de l’appel du nouveau siècle. Cette flambée aura reconduit Bonnard aux sources les plus indécentes du genre, l’antiquité gréco-romaine et le rocaille français.

De Farniente (Orsay) à la Sieste (Melbourne), que l’exposition Stein a permis de revoir à Paris, le peintre se surpasse et pousse sa  maîtresse Marthe aux attitudes les plus provocantes. Gide, toujours aux aguets s’agissant de Bonnard, a croisé la seconde toile en 1905, au Salon  d’Automne, et s’est enflammé pour cette variation chaude, dorée et peu dorique, sur l’hermaphrodite du Louvre. On ne saurait oublier ce que le peintre disait lui-même des illustrations, à peu près contemporaines, de Parallèlement : « J’avais tenu aux lithographies en rose, ce qui me permettait de mieux rendre l’atmosphère poétique de Verlaine. » Toutes sortes de sexualités y sont évoquées, la censure de l’époque laissant passer un livre qu’elle croit de géométrie… Bonnard rend la dualité du texte de Verlaine, cru et raffiné, brutal et lyrique, très 1830, comme La Séguidille qui renvoie au Gautier d’España : « Brune encore non eue, / Je te veux presque nue / Sur un canapé noir / Dans un jaune boudoir, / Comme en mil huit cent trente. » 1830… La Jeune-France… Les images salées de Devéria et de tant d’autres… Manet avait connu tout ça ; Bonnard récolte et recolle plus tard. A partir de 1908, le miroir devient l’accessoire obligé de l’effeuillage du corps féminin. Rien de mortifère dans le jeu de reflets, parfois à l’infini, qu’orchestre Bonnard pour faire de chaque tableau une mise en scène de soi.  « Quant au miroir, il est l’instrument d’une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi. » Cette phrase de Merleau-Ponty, Antoine Terrasse la citait au détour de son mémorable Bonnard (Gallimard, 1967). Il la rapprochait avec finesse des nus réalisés autour de 1908, au moment où le cubisme, que le peintre regarde, fait œuvre de pauvreté et de chasteté. Le Cabinet de toilette au canapé rose (Bruxelles) rend à la lumière sa très ancienne fonction de lustre érotique. Dans le secret de sa salle de bains, celle du nouvel appartement de la rue Lepic, Marthe s’offre aux clartés du jour, elle se parfume et se cambre à la manière d’une Vénus impudique. Bonnard ne se borne pas à citer la statuaire grecque, défier Degas et Renoir. Il confronte la chair palpitante et la surfasse réfléchissante du miroir. Or l’image qu’il renvoie inverse la donnée première du tableau : c’est une Vénus pudica, fragmentée comme une sculpture ancienne, qui surgit des profondeurs de la toile. A l’évidence, Bonnard situe ici l’expérience érotique à la frontière exacte de l’envie de l’autre et du désir de soi. On pourrait revenir à la phrase citée du haut, l’une des clefs de la duplicité visuelle chère à Bonnard. On pourrait tout autant citer le Roi Candaule de son ami Gide, brodant sur la nouvelle de Gautier…

D’un récit l’autre, ces écrivains ont interrogé le même mystère. Les naïades modernes de Bonnard oscillent pareillement entre don de soi et amour de soi, offrande charnelle et clôture narcissique. Marthe, et le livre de Guy Goffette s’en est bien saisi, était de ces femmes qui pouvaient tenir le peintre sous pression. Leur découverte mutuelle du Sud de la France, après 1910, ne fit qu’accentuer cette surchauffe des sentiments. Mais il faut attendre la baignoire émaillée de l’après-guerre, d’Auteuil au Cannet, pour que ce théâtre des sens trouve son accessoire idoine. Bonnard, qui eut alors quelques aventures, et pas seulement la blonde Renée Monchaty, jette  ce petit monde à l’eau. Entre 1917 et 1924, une formule se dessine et s’aiguise. Un an plus tard, c’est le tableau de la Tate qui montre le peintre, tronqué, observant Marthe, réduite à ses jambes. Une autre composition, contemporaine, mais inachevée (non signée), la traite en moderne Ophélie… On se heurte là à une des tendances les plus fâcheuses de l’historiographie récente, qui aime à mêler ses humeurs noires aux ultimes ablutions de Marthe, exemptes pourtant de toute morbidité. Sur ces Danaé du XXe siècle, Bonnard fait plutôt descendre la semence d’or, celle de la peinture même, d’un désir intact. Décédée en janvier 1942, Marthe s’y perpétue, comme les nymphes de Mallarmé. L’ultime baignoire, caressée jusqu’en 1946, introduit un petit chien presque héraldique au premier plan. Van Eyck, Manet mais aussi Bonnard, in absentia. Assurément. Stéphane Guégan

L’exposition Pierre Bonnard se tient à la Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 13 mai 2012. Puisque Gide fut proche de Bonnard dès le tournant du XXe siècle, signalons la publication en Folio classique (8€60) d’une anthologie du Journal (1889-1949) fort bien faite. Car elle fait entendre à travers sa réduction la polyphonie de ce sommet de notre littérature. Gide aimait les transpostions des symphonies de Beethoven pour piano, il se serait reconnu dans le choix de Peter Schnyder. Il y aurait retrouvé l’obsédante analyse de ses emballements comme de ses doutes. Si la littérature, française comme russe et anglo-saxonne, domine la réflexion du diariste, la peinture impose aussi une présence régulière, touchante même. Visites du Louvre comme on fait ses gammes, visites des expositions, avec quelques fusées : de la peinture de Walter Sickert, Gide écrit qu’elle est « morose au point de défier la faveur ». Il compare plus loin la douceur insinuante de romans de Jane Austen aux portraits de Chassériau. Ailleurs, il se met en scène lors de la vente Kessler, à Drouot, le 16 mai 1908, alors qu’il jette son dévolu sur « une femme nue » de Bonnard. Dans l’indispensable biographie qu’il lui a consacrée (André Gide, l’inquiéteur, Flammarion, 2011, 35€), Frank Lestringant n’a pas oublié les peintres et la peinture. Quant à Bonnard lui-même, exact contemporain de Gide à peu de choses près, il est très instructif de l’approcher à la lumière de l’écrivain pour écarter tout formalisme. On tracerait volontiers un parallèle entre ces deux-là. Bonnard n’aurait-il pas pu dire comme l’écrivain : « Le tableau est un espace à émouvoir » ?