Le diable probablement

La version intégrale du texte qui va suivre a paru dans Relire les Salons de Charles Baudelaire, publié par Classiques Garnier en 2023, sous la direction de Didier Philippot et Henri Scepi. Je les remercie, ainsi que l’éditeur, d’en avoir autorisé la reprise partielle. Notons au passage que ce volume contient plusieurs études passionnantes relatives au Salon qui nous occupe…

Parent pauvre des études baudelairiennes malgré l’édition encore utile qu’en a donnée André Ferran (L’Archer, 1933), le Salon de 1845 reste un texte à réévaluer dans son contenu, sa structure et l’intertexte qui étoffe, ouvertement ou non, ses analyses. Les pages qui suivent voudraient ébaucher ce réexamen nécessaire. Si toute littérature est chorale, les circonstances et les contours médiatiques de l’événement pèsent ici d’un poids plus lourd. Sans compter les articles que Charles Asselineau donna au Journal des Théâtres, corpus découvert par Jean Ziegler et ignoré de Ferran, il nous paraît aujourd’hui évident que Baudelaire s’est imposé de lire bon nombre de ses confrères avant de publier sa « brochure » de 72 pages (Jules Labitte éditeur). Elle semble avoir circulé modestement à partir de la mi-mai 1845, date qui permit au poète d’absorber la presse contemporaine, journaux et revues de toute couleur politique et esthétique, jusqu’à la fin avril. Or le paysage critique de la fin de la monarchie de Juillet montre une richesse d’acteurs et de positions dont on commence à peine à prendre la mesure, richesse déterminée par l’incertitude des esprits et l’effervescence idéologique d’une époque consciente de glisser vers de proches changements, quels qu’ils soient. Le fameux appel qui clôt le Salon de 1845 de Baudelaire, en faveur de « l’héroïsme de la vie moderne », n’emprunte le ton de la prophétie qu’en raison de l’impuissance des artistes à « entendre », estime-t-il, le « vent qui soufflera demain », comme si ces mêmes artistes étaient sourds à ce qui travaille la société ou l’art, et s’attardaient parmi « les limbes » de la routine.

Devenu pléthorique à la fin du règne de Louis-Philippe, plus de 3000 numéros, le Salon, soit « l’exposition des artistes vivants », rend plus sensibles ses faiblesses, il est même accusé de les stimuler […]. Très ironique, Baudelaire vérifie le triomphe de la redite, de la citation, du « métier » sur l’invention, ou de l’anecdote sur le langage des formes. En conséquence, il promeut deux critères corrélés, l’inattendu et l’inaccompli. A la fin du règne de Louis XV, la recension du Salon royal de peinture et de sculpture était proche de constituer un genre, mais un genre hybride à plusieurs degrés, parce que participant du littéraire et du journalisme, de l’éloge et de la polémique, de l’institution et de ses marges. […] Le « Salon » désigna assez vite et l’espace du Louvre où se tenait l’exposition réservée aux artistes agréés et reçus de l’Académie, et sa recension imprimée, sous des formes diverses. Plus la Révolution s’approche, plus brochures et libelles cèdent à l’attrait du blâme, souvent anonyme, et confondent la critique des artistes du roi avec celle du monarque, sa politique des arts avec son art de la politique. Sans s’imaginer, sans même souhaiter la fin de l’Ancien régime le plus souvent, cette grogne accrue y aura contribué à son échelle. Le phénomène se répétera sous la Restauration après la levée de la censure républicaine et impériale, le romantisme ne serait pas devenue une passion publique autrement.

La mémoire de cette autre révolution, et de la part qu’y prit la presse, ne se perdra pas, et Baudelaire en témoignera […]. Pour son entrée en littérature, ce dernier, héritier avoué de Diderot et Stendhal, ne peut que se prévaloir d’une double capacité : l’intransigeance du discours épidictique, d’un côté ; la compétence de l’amateur, et non du « littérateur », de l’autre. A ce mot conservons la nuance péjorative qu’y introduit Baudelaire lui-même en 1845, il ne ménage pas ses efforts, du reste, pour ne pas être confondu avec une plume néophyte ou ancillaire : « ce que nous disons, les journaux n’oseraient l’imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien insolents ? non pas, au contraire, impartiaux. Nous n’avons pas d’amis, c’est un grand point, et pas d’ennemis. » Nous verrons qu’il n’en est rien. Mais l’ouverture de Baudelaire ne s’embarrasse pas de ces nuances, elle préfère éreinter : « la critique des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de Salons. » Initiateur de la brochure où il rend compte de l’exposition, Baudelaire cherche à garantir ce qu’il donne à lire d’une probité insoupçonnable : cette parole de vérité, il la gage en quelque sorte, la leste d’une indépendance éditoriale […].

François Biard, Quatre heures au Salon, 1847, Musée du Louvre

L’autre usage qu’il remodèle dans ce sens concerne l’introduction de son compte-rendu. Généralement, les salonniers y discutaient les tendances du moment, les œuvres importantes de l’année et, pour le déplorer, déroulaient la liste de celles qui avaient été écartées du Louvre. Exclusivement recruté parmi les membres des « quatre premières sections de l’Académie royale des beaux-arts », pour citer le livret de 1831, le jury du Salon n’aura jamais cessé d’être l’objet d’attaques virulentes à partir de cette date inaugurale, elles auront nourri un « anti-académisme », souvent outrancier, qui culminera en 1847 et s’épanouira après février 1848. On sent l’exaspération croître à l’époque où Baudelaire se jette dans l’arène avec l’ambition déclarée de ne pas se plier à la rhétorique de ses confrères. A s’en tenir aux plus éminents d’entre eux, Théophile Thoré et Théophile Gautier […], les jurés de l’Institut sont rappelés à leur devoir d’équité envers la jeune école, quand bien même elle serait peu conforme à la vulgate enseignée à l’Ecole des Beaux-Arts et encore largement tributaire, comme le notait Marc Fumaroli, de la doctrine davidienne.

C’est ainsi que Gautier consacre son premier feuilleton, le 11 mars 1845, aux « tableaux refusés », selon une formule stigmatisante qu’il retourne contre ceux qui en sont la cause […]. Il ne leur est rien épargné, et Gautier libère sa colère d’une façon qui n’est pas sans annoncer la coda de Baudelaire : « D’où sortez-vous ? où passez-vous votre vie pour être aussi étrangers à tout ce qui s’est fait depuis vingt ans ? Vous ne respirez donc pas l’air qui remplit nos poumons ? » De la proscription qui touche tout ou partie des envois de la jeune peinture, qu’elle s’inscrive dans les pas de Delacroix ou d’Ingres, Gautier se plait à souligner l’incohérence et le corporatisme. […] Le républicain Thoré conspue, sans plus de ménagement, « l’autocratie du jury » et son « autorité usurpée » ; il laisse même flotter la rumeur que « ce malheureux tribunal secret et irresponsable a eu bien de la peine à se constituer cette année. » On sait, en effet, que des académiciens aussi éminents qu’Ingres, Delaroche, Horace Vernet et le sculpteur David d’Angers refusent désormais de participer à l’écrémage drastique des œuvres soumises annuellement au jurés. […] Gautier est aussi de ceux qui jugent la réforme du jury « nécessaire », et qui anticipent les dispositions du Second Empire, à savoir de mêler aux représentants de l’administration des « critiques » et des artistes récompensés ou élus.

Baudelaire prend d’emblée le contre-pieds de ses confrères. Pas plus qu’il ne croit légitime de fustiger le philistinisme obligé du bourgeois, […] il ne pourfend la politique royale à travers le Salon : « C’est avec le même mépris de toute opposition et de toutes criailleries systématiques, […], c’est avec le même esprit d’ordre, le même amour du bon sens, que nous repoussons loin de cette petite brochure toute discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury de peinture en particulier, et sur la réforme du jury devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fréquence des expositions, etc… D’abord il faut un jury, ceci est clair – et quant au retour annuel des expositions […], un esprit juste verra toujours qu’un grand artiste n’y peut que gagner, vu sa fécondité naturelle, et qu’un médiocre n’y peut trouver que le châtiment mérité. » […] Mais son refus du systématisme, trait précoce et pérenne de sa critique d’art, l’autorise à venger, en cours d’examen, et de façon cinglante, les artistes qui auraient souffert injustement des rigueurs du jury. L’un d’entre eux, figure éminente de l’hôtel Pimodan, […] n’expose qu’un « solide » Christ en croix (ill.) : « Il est à regretter que M. Boissard [de Boisdenier], qui possède les qualités d’un bon peintre, n’ait pas pu faire voir cette année un tableau allégorique représentant la Musique, la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans doute ce jour-là de sa rude tâche, n’a pas jugé convenable de l’admettre. » Au sujet de la Vision de sainte Thérèse de Louis de Planet dont l’Eros tridentin conjugue volupté et morbidité, Baudelaire parle d’un tableau malmené par la presse et, semble-t-il, « bafoué » par le jury. […]

D’un commun hispanisme, rude chez l’un, tendre chez l’autre, Boissard et Planet sont la confirmation vivante de ce que l’introduction de Baudelaire suggère des effets d’une autre émulation. Car le Salon, à ses yeux, est partie prenante d’un dispositif d’ensemble qui vise à édifier le goût général. Et Baudelaire, hors de toute ironie, salue l’action de Louis-Philippe […] : en plus du retour annuel de l’exposition, le public et les artistes doivent « à l’esprit éclairé et libéralement paternel [du] roi […] la jouissance de six musées (la galerie des Dessins, le supplément de la galerie Française, le musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Versailles, le musée de Marine) ». Nous avons rappelé ici que la mention de « la galerie Française » signalait le récent accroissement des tableaux français du premier XVIIIe siècle. Au cœur du Louvre, désormais ouvert aux esthétiques que le purisme du Museum révolutionnaire avait chassées de ses cimaises, Baudelaire dégage du Salon, en 1845, les multiples retombées du « musée espagnol », ouvert en 1838, et de la peinture rocaille en cours de réévaluation.

Baudelaire n’en reste pas moins attaché à l’ancienne hiérarchie des genres, qui structure sa brochure et n’a rien d’une commodité : elle procède, au contraire, de convictions intimes, promises à s’affermir à mesure que le constat d’un déclin de la peinture d’histoire ou d’imagination devait se confirmer. Au-delà de sa redéfinition de « l’idéal », qu’il sépare de toute généralité classicisante et de toute exemplarité moralisante, Baudelaire valorise déjà l’invention poétique de l’image et sa capacité, si riche soit-elle d’expérience vécue, à nous arracher aux limites ordinaires de notre condition. […] Outre la hiérarchie des genres, il suit, le cas échéant, l’ordre et le grade que « l’estime publique » assigne aux œuvres. […] Et s’il commence par gloser les quatre tableaux de Delacroix, son intention n’est pas de brusquer la vox populi et l’administration des Beaux-Arts. Accablé de commandes officielles […], le peintre de La Barque de Dante (ill.) a ainsi triomphé des adversaires de sa jeunesse : « M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu’il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole. Et tant mieux ! Il a le droit d’être toujours jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti comme quelques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n’est pas encore de l’Académie, mais il en fait partie moralement ; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu’il faut pour être le premier – c’est convenu ; – il ne lui reste plus – prodigieux tour de force d’un génie sans cesse en quête du neuf – qu’à progresser dans la voie du bien – où il a toujours marché. »

Au vu de La Madeleine dans le désert, il surenchérit en disant Delacroix « plus fort que jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renaissante, c’est-à-dire qu’il est plus que jamais harmoniste. » Que cet art d’unir les tons avec science et puissance expressive se charge ou non de résonances fouriéristes alors, identifie ou pas entente chromatique et refondation sociétale, l’impératif d’harmonie domine l’ensemble du Salon de 1845. L’éreintage d’Horace Vernet confirme cette primauté du tout-ensemble, élaboration, narration et impression sur le public. Après avoir dit pourquoi la toile de Delacroix, Le Sultan de Maroc entouré de sa garde et de ses officiers (ill.) surclassait tout, Baudelaire immole la principale attraction du Salon de 1845. En quelques lignes, les plus sévères peut-être du texte, La Prise de la smala d’Abd el-Kader, immense tableau de propagande coloniale, est ramené à son échec plastique et sa dispersion visuelle, dictée par la méthode additive de Vernet et sa rivalité ouverte avec les nouveaux modes du spectaculaire : « Cette peinture africaine est plus froide qu’une belle journée d’hiver. – Tout y est d’une blancheur et d’une clarté désespérantes. L’unité, nulle ; mais, une foule de petites anecdotes intéressantes – un vaste panorama de cabaret […]. vraiment c’est une douleur que de voir un homme d’esprit patauger dans l’horrible. – M. Horace Vernet n’a donc jamais vu les Rubens, les Véronèse, les Tintoret, les Jouvenet, morbleu !… » […] Les tableaux « africains » de Delacroix et Vernet se situent ainsi aux deux extrémités de l’invention picturale, et fixent les pôles positif et négatif de l’art du moment avec la netteté d’une symétrique parlante.  

Le survol auquel Baudelaire s’astreint ensuite a trouvé ses bornes, et l’essentiel de son analyse tendra à enregistrer tel défaut d’audace, telle indécision de moyen ou de but. Mais il fallait bien qu’une exception se dégageât « des régions moyennes du goût et de l’esprit ». Un élève d’Ingres, obscur alors, oublié aujourd’hui, eut le privilège d’être « le plus bel avènement de l’année », écrit Asselineau de William Haussoulier et de son Bain de jouvence, qui ne nous semble plus mériter tant d’honneurs. […] Soutenir celui que la presse brocarde ou ignore a visiblement tenté Baudelaire, comme l’archaïsme sensuel et mélancolique de ce tableau assez cru de coloris. […] L’unique réserve, celle du pastiche, tient en une question cuisante : « M. Haussoulier serait-il de ces hommes qui en savent trop long sur leur art ? […] Qu’il se défie de son érudition, qu’il se défie même de son goût – mais c’est là un illustre défaut – et ce tableau contient assez d’originalité pour promettre un heureux avenir. » Pour paraphraser Baudelaire, un tableau doit avoir foi en sa beauté, et n’emprunter aux grands aînés que ce que sa propre originalité peut vivifier. Aussi son hostilité au mimétisme passif, béquille secrète ou recyclage valorisant, traverse-t-elle l’ensemble de sa recension, et le rend-elle injuste envers Chassériau dont le Portrait d’Ali ben Ahmed (notre ill.), supposé trop delacrucien, « reste l’une des plus belles œuvres du Salon », écrit Asselineau. Rien de comparable avec les larcins du très populaire Robert-Fleury, dépouilleur de Rubens et Rembrandt : ils condamnent une peinture aussi racoleuse que multi-référentielle. Une vingtaine d’années après son émergence, le romantisme, hormis Delacroix, achève de s’épuiser ou de s’apostasier, tels Louis Boulanger et surtout Achille Devéria, l’ex-chroniqueur balzacien des élégances 1820 en qui se dessinait le Constantin Guys des années 1850-1860.   

Aucun renoncement à soi, aucun travestissement, aucun subterfuge n’échappe à Baudelaire en 1845 […], elle ne l’empêche pas toutefois de concéder quelques louanges aux artistes sans génie, mais capables de bien faire ou de le surprendre. Ainsi s’avoue-t-il sensible à l’énergie, inspiration et facture, de ce « pseudo-Delacroix » de Debon, ou des suiveurs de Ribera ; la bonhomie flamande d’un Meissonier, quoique retenue et comprimée, ne le laisse pas froid, pas plus que le préraphaélisme des élèves d’Ingres. Si l’obsession du dessin, mariée à une certaine rudesse expressive et réaliste, fait du maître, écrit-il, le premier portraitiste de France, ses émules, à contrevenir aux lois du paysage, se voient parfois corriger. Le devenir du paysage moderne, selon Baudelaire, se joue entre Théodore Rousseau et Camille Corot, unis par la même naïveté, où le critique identifie moins quelque authenticité miraculeusement préservé qu’une approche du réel, du motif, fondée sur une communion sensible et une expression vivifiante. […] Baudelaire, face aux sculpteurs, redit son peu de sympathie pour ceux qui tendent au mimétisme trop poussé et frise les effets du moulage. Une coda fulgurante suit la section de la statuaire et la confirme. Ce que l’art a gagné en virtuosité, il l’a perdu en invention, idées, tempérament. D’où l’appel à inverser les priorités : « Au vent qui soufflera demain nul ne tend l’oreille ; et pourtant l’héroïsme de la vie moderne nous entoure et nous presse. – Nos sentiments vrais nous étouffent assez pour que nous les connaissions. – Ce ne sont ni les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arracher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies. – Puissent les vrais chercheurs nous donner l’année prochaine cette joie singulière de célébrer l’avènement du neuf ! » Baudelaire ne doit pas faire oublier que d’autres que lui, Thoré et Gautier, par exemple, envisagent alors un développement « actualiste » du romantisme. […] Mais il fut bien le seul salonnier à souligner, sous le regard du Bertin d’Ingres gravé par Henriquel-Dupont (ill.), l’urgence vitale de ce nouveau souffle.

Stéphane Guégan

BAUDELAIRE, LE SALON, SES MARGES, SES ÉCHOS

Une exposition qui vous empoigne de la première à la dernière salle, un catalogue solide de bout en bout, cela devient rare. Au Petit Palais, après un silence de près 60 ans, Théodore Rousseau a les honneurs de cimaises françaises. Il était temps de relever le gant, le meilleur de la recherche récente est anglo-saxon : Simon Kelly, Greg M. Thomas, Edouard Kopp, Scott Allan et quelques autres ont su rafraîchir la vision d’un artiste que Baudelaire plaçait à la tête de « l’école moderne du paysage », et rapprochait de Delacroix en raison de leur pente commune à la mélancolie et aux toiles centripètes. Parler de la « naïveté » et de l’« originalité » de Rousseau , comme le poète le fit en 1845, n’avait rien de naïf, ni d’original. Une pleine phalange de journalistes et d’écrivains, après 1831, appuie le jeune frondeur, sa « franche étude de la nature » (Gautier, 1833), son sens de l’organique, et l’empathie qui le conduit à couler son moi au cœur des éléments, déchaînés ou apaisés, sauvages ou champêtres. L’extraordinaire Vue du Mont-Blanc (Copenhague) qui ouvre le parcours n’a rien perdu du pouvoir de saisissement qui secoua nos aînés. A ce panorama en furie, où formes et forces s’affrontent sous un vent biblique, Rousseau travailla sa vie entière, sans ruiner l’énergie primitive de 1834. On pense à Frenhofer et au Chef-d’œuvre inconnu.  Trente ans d’une carrière aussi agitée s’y résument, que la commissaire Servane Dargnies-de Vitry déploie en alternant subtilement peintures, dessins et photographies, en variant aussi les angles de lecture, de l’esthétique au politique, de l’essor de la biologie, cette nouvelle pensée du vivant, à l’écologie, cette réponse naissante aux effets de l’âge de et du fer. Le Massacre des innocents (La Haye), où subsiste le souvenir de la célèbre gravure de Raphaël et Raimondi, désigne allégoriquement les abattages barbares en forêt de Fontainebleau. La toile inachevée, et comme dépecée, de 1847 n’en est que plus dramatique. La déforestation continuant, parallèlement à la conversion touristique du site, que le peintre déplore non moins, Rousseau usera de ses leviers politiques sous le Second Empire et obtiendra, en 1861, la création d’une « réserve artistique », l’ancêtre de parcs nationaux. Le républicanisme sincère, quoique distant, de Rousseau, pour avoir été mythifié par les hommes de 1848, ne l’empêcha pas de vendre des tableaux aux fils de Louis-Philippe et au comte de Morny. Peut-être un portait de collectionneur, comme celui de Paul Collot par son ami Millet, eût-il permis de rappeler l’autre révolution rousseauiste : elle eut les acteurs du marché de l’art pour héros, voire les salles de vente pour théâtre tempétueux. Et, au bout, la fortune. SG / Servane Dargnies-de Vitry (dir.), Théodore Rousseau. La Voix de la forêt, Paris Musées, 35€. Petit Palais de Paris, jusqu’au 7 juillet 2024.

Trois articles qui ont fait le tour du monde, et du monde de l’art en premier lieu, un texte qui n’a cessé de semer le malentendu depuis 1863, Le Peintre de la vie moderne a besoin d’une écoute impartiale pour être compris. Les belles pages qu’Henri Scepi a placées en tête de cette réédition en désamorcent les pièges : au-delà de ce que son titre annonce d’adhérence au réalisme et au monde actuel, Baudelaire y bataille avec les champions du prosaïsme et du progressisme. Du reste, pas plus qu’en 1845-1846, le peintre de ses vœux reste introuvable en 1863. Malgré ses croquis alertes et son sens de la composition, Constantin Guys ne saurait être salué comme le Delacroix de la modernité, même s’il n’aplanit pas, à rebours de Gavarni, « les rudesses de la vie ». La quinzaine d’années qui s’est écoulée depuis les premiers Salons a vu la capitale se métamorphoser et le temps s’accélérer. Baudelaire change de référent : ce n’est plus le panache des criminels, c’est la mode, la vie élégante, la rue parcourue de voitures à chevaux, c’est même la guerre, de mouvement elle aussi. Autant d’indices du neuf, aptes à défier le jeu de l’imagination et le travail de la mémoire. Car rien n’échappe à l’estampille du présent, ni les corps, ni la façon de se vêtir ou de se tenir dans l’espace public, le poète le réaffirme avec l’ambition de l’historien des mœurs que l’enfer moderne horrifie et fascine. La modernité fatalement se dédouble, et l’impératif d’allier les contraires se fait entendre, l’instantané du croquis et la profondeur du grand art. Autant que la physionomie de l’époque, sa psychologie latente est à enregistrer. L’art ancien ne s’est-il pas fait l’historien de son propre temps en retenant l’exceptionnel ? Car la poésie est du côté des résistances, des conditions et des situations atypiques, du dandysme à la prostitution. Le Balzac de Splendeurs et misères des courtisanes, que Baudelaire cite, n’a pas quitté son horizon. SG / Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Folio, Gallimard, 3€.

Charles Baudelaire, Portrait de Jeanne Duval, 1865, Orsay

Un lion rugissant, cherchant qui dévorer (quærens quem devoret)… Au moment de légender ce célèbre portrait de Jeanne Duval (Orsay), en puisant à la Première épître de saint Pierre et en filant amoureusement la métaphore féline et diabolique, Baudelaire s’est-il souvenu du passage suivant ? Il est tiré du Salon de 1847 (Hetzel) de Théophile Gautier et concerne un des paysages (non localisé) que Paul Flandrin exposa cette année-là, ce même Flandrin auquel le futur poète des Fleurs du Mal, deux ans plus tôt, reprochait d’avoir eu l’extravagance d’« ingriser la campagne » : « Dans un ravin mêlé d’arbres et de roches, un cerf et sa biche se reposent, couchés sur la mousse, avec un sentiment de sécurité parfaite ; l’air ne leur apporte aucune émanation inquiétante ; mais regardez cette tache fauve sur cette grosse pierre, c’est une lionne qui guette le groupe heureux et qui s’est placée au-dessous du vent pour ne pas se trahir par son âcre parfum. Elle mesure et médite son bond, aplatie contre terre, déroulée comme un serpent, le mufle appuyé sur les pattes. […] Cette petite toile, pâle de ton et d’un aspect peu saisissant au premier abord, nous a tenu arrêté longtemps devant elle. Cette lionne cachée et ces cerfs à deux doigts du danger et qui ne pensent à rien, n’est-ce pas toute la vie humaine ? N’y a-t‑il pas toujours autour de nous-mêmes, à nos moments de relâche et de sécurité, un malheur à l’affût prêt de nous sauter d’un bond sur les épaules ? […] Quand la bête féroce cachée doit-elle nous enfoncer ses dents et ses griffes dans la chair ? Nul ne le sait ; mais elle est toujours là qui rôde, quærens quem devoret. » Dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, le tome II de la Critique d’art, composé des Salons de 1844-1849, paraitra à la fin de septembre 2024 chez Honoré Champion. Nous en reparlerons, bien entendu.

FEMMES D’IMAGES

La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.

*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr

D’autres femmes, d’autres images

Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.

Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.

Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/pierre-bonnard-peintre-de-l-ordinaire-devenu-epiphanie-1870010

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

Manet, Astruc et manière française

Je n’avais jamais noté que le serre-tête du Chanteur espagnol (ill. 1) de Manet était de ce rose qui, ami du noir, enchanta Baudelaire en 1861. Car le poète fut de ceux qui, tels Legros et Whistler, transformèrent en événement la première apparition de l’artiste au Salon. Une « vive sensation », c’est ce que Baudelaire avoue, en septembre 1862, avoir éprouvé sous l’emprise du tableau. Théophile Gautier, en 1861, avait montré plus de verve et plus de finesse critique. Quelle que fût sa dette envers Velázquez et Goya, Manet ne s’était pas borné à importer « le génie espagnol », il avait peint en Français un Espagnol moderne, dit Gautier, comme le signalaient pantalon et espadrilles, et non une figure de fantaisie ou de « romance » sentimentale. Le choc, venu du décalage calculé au stéréotype, est plus brutal, au Salon de 1861, que la toile affiche simultanément la part de fiction qui anime toute image, se voulût-elle réaliste. Ultime audace, le papelito qui achève de se consumer au pied du guitarero se saisit du présent, nous introduit dans le temps du tableau, que chaque regard réactualise. Tout Manet, déjà. Son coup d’envoi de 1861 se trouve en ce moment au musée de Brême, où il s’empare des visiteurs dès qu’ils abordent l’une des rares expositions indispensables de l’hiver. Elle traite avec science et force de l’amitié qui lia Zacharie Astruc et le peintre durant les vingt années de sa brève carrière. Il est peu d’exemples comparables parmi le réseau de journalistes et d’écrivains que Manet mit en place au début des années 1860. Homme de presse et homme de lettres, précoce partisan de la cause réaliste, rejoignant l’écurie de Poulet-Malassis en 1859 et se piquant d’inscrire ses vers dans le double sillage de Gautier et Baudelaire, connu même de ce dernier, qui ne lui rendait pas son admiration, Astruc, que Manet finit par tutoyer (signe d’une complicité exceptionnelle), est bien une figure essentielle de cette galaxie interconnectée, sans laquelle sa peinture et sa composante littéraire nous seraient incompréhensibles. Le portrait d’Astruc par Manet (ill. 2), acheté par le musée de Brême en 1908, visait à allégoriser une communauté de goût, encadre aujourd’hui le propos de l’actuelle exposition. Qu’en est-il vraiment de l’image que Manet a voulu transmettre d’Astruc en 1866, puisque tout portrait, comme le disait Dürer, est instrument d’immortalité ? Touchant à l’hispanisme, au japonisme, au collectionnisme, aux connivences poétiques qui poussèrent Manet à assortir Olympia de vers d’Astruc, menant même l’enquête jusqu’à nous introduire à la peinture et à la statuaire du critique, l’exposition de Dorothee Hansen, vigoureusement accrochée et pensée, oblige à rouvrir un dossier qu’on croyait épuisé. Il y restait de l’inaperçu et de l’inattendu. Nous voilà bien mieux armés, entre autres choses, pour évaluer les motifs et profits du séjour que Manet fit à Madrid en août 1865, au lendemain du fiasco d’Olympia, Astruc en avait établi la feuille de route, qui réserva pourtant quelques surprises. Stéphane Guégan

*Manet and Astruc. Friendship and Inspiration, Brême, Kunsthalle, jusqu’au 27 février 2022. Important catalogue sous la direction de Dorothee Hansen, avec les contributions de Jean-Paul Bouillon, Christine Demele, Sharon Flescher, Alice Gudera, Maren Hüppe, Gudrun Maurer, Edouard Papet et Samuel Rodary. Je reproduis, à la suite, le texte de la conférence que j’ai prononcée à Brême, le 26 octobre 2021, non sans remercier l’Institut français et le musée de Brême, notamment Phanie Bluteau et Gervaise Mathé, Christoph Grunenberg et Dorothee Hansen, de l’avoir rendu possible.

La modernité picturale propre à la France des années 1860 est justement créditée d’avoir redéfini, et non aboli, la hiérarchie classique des genres, de la peinture d’histoire au portrait. On ne peut plus confondre, en effet, ce phénomène avec la simple suppression du sujet au profit des seules formes, ou avec l’effacement de la portée symbolique de la représentation au profit de la seule présence du motif. Chez les auteurs un peu conséquents, le peintre d’Olympia a cessé d’être le prête-nom de la dé-sémantisation de sa pratique. C’est, entre autres, le réexamen du corpus critique des contemporains de Manet qui a permis de se débarrasser des approches réductrices. L’une de ces voix historiques fut Zacharie Astruc (1833-1907). Il est loin d’être inconnu à l’histoire de l’art, son importance a notamment été réévaluée par Sharon Flescher en 1978, et Michael Fried en 1996. Dans Manet’s Modernism, ce dernier érige même Astruc en principal porte-parole de ce qu’il nomme « la génération de 1863 », dont Manet est la figure centrale avec Fantin-Latour, Whistler et Alphonse Legros. Quoique très conscient des réserves qu’Astruc a souvent émises au sujet de l’écriture de Manet, réserves dont nous verrons comment le peintre les agrège au portrait qu’il fit du critique en 1866, Fried tient pour essentielle leur complicité, une complicité qui a ses lumières, ses points de tension et même ses zones d’ombre. Mais la proximité de ces deux hommes de même âge ne saurait être mise en doute. En juin 1880, depuis Bellevue où il tentait vainement de se soigner, Manet en témoigne : « Tu sais, mon cher Zacharie, comme j’aime mes vieux amis, comme tout ce qui les concerne m’intéresse aussi. » Manet ne tutoya jamais Baudelaire, Zola et Mallarmé. Il est vrai qu’aucun de ceux-là ne prit la défense du peintre aussi précocement, et aussi souvent, qu’Astruc. Ce n’était pas tout. Plus que ces éminents écrivains, Astruc débordait la stricte définition de l’homme de lettres. Peintre et sculpteur, collectionneur actif sur le marché de l’art, il appartenait au monde des « connaisseurs », ces amateurs dotés d’un savoir intime des procédés picturaux et enclins à priser chez les artistes modernes une picturalité sensible à l’œil, une facture associée dynamiquement à l’effet du tableau et à la construction de son sens. Préfaçant le catalogue de la vente posthume des œuvres de Manet restées dans son atelier, Théodore Duret, en février 1884, le classait parmi les peintres pour « connaisseurs », ceux pour qui, écrivait-il avec humour, les plus grands sujets, traités par un Prix de Rome, ne valaient pas un « chaudron dû au pinceau de Chardin ».

Ce n’est pas le lieu de détailler le parcours critique d’Astruc avant qu’il ne croise la peinture de Manet. On se bornera à dire que, né en 1833, Zacharie se mêle à la presse lilloise, puis parisienne, au milieu des années 1850, et noue bientôt de solides relations avec le milieu réaliste, notamment le peintre Carolus-Duran. Plus décisive, après celle de Courbet lui-même, est la rencontre, vers 1858, des peintres Fantin-Latour, Whistler et Legros. Aussi sa recension du Salon de 1859 (Les 14 stations du Salon, ill. 3) résonne-t-elle des mutations esthétiques en cours autant que le célèbre compte rendu de Baudelaire avec lequel elle offre de nombreux parallèles. On y revient plus loin. Du reste, c’est Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du Mal, qui publie en volume les feuilletons qu’Astruc a consacrés à l’exposition de 1859, précédés d’une préface de George Sand, qui dut déplaire à Baudelaire. Les relations entre Astruc et ce dernier nous échappent en grande partie. La seule mention du critique dans la correspondance du poète, le 16 février 1860, prouve assez qu’aucune amitié ne les liait. Claude Pichois estime que cette froideur tient peut-être à la promiscuité d’Astruc et de Manet. A dire vrai, et l’humanitarisme républicain d’Astruc qu’épingle Barbey d’Aurevilly dès 1859 et son enthousiasme à l’endroit des réalistes eurent suffi à créer une distance entre eux. Il semble qu’Astruc ait tout fait pour s’attirer les bonnes grâces de Baudelaire, lui écrivant d’Espagne en 1864, lui adressant du vin local et inscrivant sa propre poésie dans le sillage des Fleurs du Mal qu’il aurait emmenées au-delà des Pyrénées, si l’on en croit Sharon Flescher. Cette dernière cite, en l’écornant un peu, une lettre inédite d’Astruc à Baudelaire au sujet des breuvages envoyés depuis l’Espagne, lettre qui se termine par une forme de captatio benevolentiae : « Que Manet soit de la fête, et que votre chère amitié nous suive sur notre route difficile. » Citons enfin, avec Pichois, l’envoi qu’Astruc avait porté, dès1863, sur l’un des exemplaires de l’édition originale de son Mémoire pour servir à l’édification du théâtre « Le Globe » : « Hommage à mon très cher maître / Baudelaire / Zacharie Astruc. » Une relation verticale, donc, qui semble avoir laissé le « maître » très éloigné du supposé « disciple ». Reste que la longue recension qu’Astruc rédigea du Salon de 1859 constitue le commentaire le plus décisif de l’événement avec celui de Baudelaire. Au nom de la diversité du réel dont tout grand artiste doit traduire sa perception, Astruc y accuse certains artistes, Flandrin en tête, d’idéalisation périmée. Si Corot, Delacroix et Courbet lui semblent résumer « la peinture moderne » en ses « sources vitales », il n’omet pas de parler des nouveaux réalistes, Legros et Whistler, dont il se dit ouvertement « l’ami », prenant à témoin le lecteur de cette conjonction fraternelle privilégiée : elle lui permet de signaler que le jury a repoussé la plupart de leurs tableaux. Comme Baudelaire, Astruc s’attarde sur L’Angélus de Legros, épargné par l’administration, tableau où Memling lui semble dialoguer avec la recherche moderne de la vérité en art.

Whistler se voit lui réduit à deux eaux-fortes dont Astruc prise et « l’originalité capricieuse » et « l’attrait poétique ». Son compte rendu se referme après une exécution en règle de la photographie, où il ne voit « agir ni l’âme d’un homme, ni sa main fiévreuse ou émue ». Sa recension du Salon de 1859 ne laissa pas indifférent l’intelligentsia parisienne. Marie d’Agoult, qui avait croisé Manet en octobre 1857 lors du mariage florentin de sa fille Blandine Liszt avec Émile Ollivier, fait savoir à Astruc, deux ans plus tard, qu’elle a apprécié ses considérations sur la peinture contemporaine. A dire vrai, cette fanatique d’Ingres, Lehmann et Chassériau, avait Courbet en horreur, et n’a lu du Salon d’Astruc que ce qui concernait deux portraits d’elle visibles à l’exposition. Quoi qu’il en soit, nous approchons avec Marie d’Agoult de la sociabilité de Manet. La deuxième voix à s’être prononcée sur Astruc est Barbey d’Aurevilly qui donne au Pays un long compte-rendu du livre de son jeune confrère. S’il se montre sensible au tranchant d’Astruc, son apologie de Courbet l’a moins convaincu. Décisive est la définition que Barbey brosse du paysage critique où Astruc tente alors de s’insérer : « Il n’a ni la finesse mordante de Henri Beyle, ni la puissante matérialité et la technicité magistrale de Théophile Gautier, ni la splendeur de palette de Paul de Saint-Victor, ni la mâle appréciation de Théophile Silvestre ni la profondeur suggestive de Baudelaire ; mais ce qu’il a, c’est le velouté d’une sensibilité charmante, très souvent juste, toujours sincère. » Gardons ce bilan à l’esprit et tentons de le compléter en nous tournant vers un autre aspect du contexte des années 1860. En effet, la convergence d’Astruc et du jeune réalisme ne saurait être pleinement comprise si l’on oubliait qu’elle s’accompagna d’une volonté de reconquérir, par la peinture, et à travers la méditation de l’art rocaille, une francité perdue. Fried a ainsi attiré l’attention sur le passage d’un récit tardif d’Astruc, tiré des Dieux en voyage, qui situe son action vers 1860 ; il met en scène Legros, Whistler et Fantin-Latour, Astruc faisant dire à ce dernier : « Nous ne sortons pas de la Renaissance ; nous n’avons cessé de marcher dans les bottes italiennes. Il suffit qu’on puisse nous faire comparer à quelque Italien de chic pour faire notre fortune et chacun badigeonne sa nymphe ou sa petite descente de croix. J’aime beaucoup Véronèse – mais c’est à travers Chardin. » La grande exposition de tableaux et dessins français du XVIIIe siècle, organisée à Paris en juillet-décembre 1860, a marqué tout une génération d’artistes et d’amateurs, Théophile Thoré autant qu’Astruc. Si ce dernier n’en rend pas compte, il témoigne de son impact, en juillet 1862, en décrivant la Galerie de peinture du duc Charles de Morny dans Le Pays, journal bonapartiste avec lequel Baudelaire avait eu un différend en 1855.

L’article qu’Astruc consacre à la collection du demi-frère de Napoléon III enregistre la revalorisation en cours du premier XVIIIe siècle. Il place Watteau au pinacle du goût rocaille et de l’Ecole française, Watteau que le texte qualifie de « Véronèse doublé de Velázquez ». Cette tradition typiquement française, selon les hommes de 1860, réconciliait le souci du réel et du singulier, ce que l’on nommait communément « la fantaisie », sans écarter ses partisans de la leçon des autres écoles. En cette même année 1862, à l’automne, comme Nancy Locke a pu le déterminer, La Musique aux Tuileries (ill. 5) de Manet réunit sous les arbres du jardin public une population élégante à laquelle le peintre est loin d’être étranger, les membres de sa famille, les plus proches de ses amis jouxtent la fine fleur de la critique parisienne. Les principaux, Gautier et Baudelaire, ont été identifiés par Théodore de Banville dès l’exposition du tableau en 1863. On sait qu’Astruc y est représenté, assis, à quelques mètres des deux aigles, et cette distance confirme la situation du journaliste au regard de ses aînés. Le cadet n’est riche encore que de ses dons et ses promesses. Si La Musique aux Tuileries (ill.) le montre assez isolé, c’est aussi que sa sociabilité différait de celle de Manet. En plus de l’écriture heurtée du tableau et de ses vifs contrastes de couleur en écho aux coloristes du XVIIIe siècle, le souvenir des chroniqueurs, de Gabriel de Saint-Aubin à Boilly, a été relevé par l’histoire de l’art dès 1947 (Michel Florisoone). Quant aux radiographies réalisées en 1991, elles ont montré que la composition avait évolué par ajouts successifs de « portraits », dont l’identité reste parfois à établir et la source fut souvent photographique. L’album familial de photographies (BNF) qui a appartenu à Manet ne contient pas sauf erreur, celle d’Astruc. Pourtant l’année 1863 va les rapprocher à jamais. Lola de Valence, exposé en mars 1863, s’exhibe accompagné du fameux quatrain de Baudelaire, autrement plus scabreux que la sérénade qu’Astruc, cette même, année brodera sur la danseuse et qu’illustrera Manet. Il n’en reste pas moins que leur connivence s’épanouit. Le texte qui l’aura scellée est le commentaire, unique à sa parution, du Déjeuner sur l’herbe, lors du Salon des refusés dont Manet, écrit Astruc en mai 1863, fut « la saveur puissante, l’étonnement ». Chez Manet, poursuit Astruc, l’effet est si pénétrant qu’il gomme, à première vue, la réalité matérielle du tableau. « L’accent vital », formule d’Astruc qui fait écho à l’obsession du « vivant » chez Baudelaire, l’accent vital est premier : « C’est l’âme qui frappe, c’est le mouvement, le jeu des physionomies qui respirent la vie, l’action ; le sentiment qu’exprime leur regard, la singularité expressive de leur rôle. Il plaît ou déplaît aussitôt ; il charme, attire, ou repousse vite. L’individualité est si forte qu’elle échappe au mécanisme de construction. Le rôle de la peinture s’efface pour laisser à la création toute sa valeur métaphysique et corporelle. Longtemps après, seulement, le regard découvre les formes de l’exécution, les éléments qui constituent le sens de la couleur, la valeur du relief, la vérité du modelé. »

Il nous semble que tout le passage, si singulier soit-il, est surdéterminé par la lecture que Baudelaire avait faite de Delacroix lors des Salons de 1845, 1846 et 1859. Mais Astruc est le seul à reconnaître l’emprunt du Déjeuner sur l’herbe au Concert champêtre de Giorgione / Titien et à parfaitement caractériser l’hispanisme de Manet, qui va au-delà de ses signes les plus extérieurs et qui surtout n’épuise pas la nouveauté du peintre. En « fils chéri de la nature », dit Astruc, Manet lui paraît surtout obéir « au côté de décision » qui lui fait user d’une écriture contraire à la pratique courante : « J’ai parlé de franchise : c’est la note dominante de cet air plein et viril qui résonne comme un cuivre et qui a des hardiesses toutes géniales – même en tenant compte de certaines habitudes relâchées – autant vaudrait dire des simplifications. » Astruc, lors du Salon des refusés, est loin d’être le seul à observer ce manque de correction formelle, mais il est le seul à l’expliquer, sans l’absoudre, par l’esthétique même de Manet. En somme, cette peinture est fautive par nécessité. Si l’on compare le texte d’Astruc à la page que Théodore de Banville, proche de Baudelaire, dédia à l’exposition de la Galerie Martinet en mars 1863, où l’on vit La Musique aux Tuileries et Lola de Valence, on mesure l’audace d’Astruc. Banville est manifestement heurté par l’aspect d’ébauche que prend la peinture nouvelle. Certes la conclusion d’Astruc laisse entendre que le peintre devra modifier sa manière dans le sens d’une facture plus soignée et d’une harmonisation d’ensemble plus poussée, mais sans nier ce style si neuf : la « grande intelligence [de Manet], écrit-il, beau fruit encore un peu vert et âpre – fort mauvais, je l’avoue, pour des lèvres trop minaudières – demande à fonctionner librement dans une sphère nouvelle qu’il vivifiera. » En 1864, année du long voyage d’Astruc en Espagne, il ne rend pas compte du Salon officiel, où Manet est revenu et divise la critique. L’année suivante, ce sera pire avec l’exposition d’Olympia dont tout parut scandaleux, de la souveraineté paradoxale de cette jeune prostituée à la combinaison accrue de citations canoniques et de réalisme direct. Manet, audace qui fait écho au quatrain baudelairien de Lola de Valence, cite des vers d’Astruc qui passèrent et passent encore, à tort, pour une provocation de plus. Bien sûr, la caricature en fit son miel (ill. 6). Personne ou presque ne comprit en 1865 que le rejet de toute édulcoration académique se doublait, chez Manet, de la volonté d’être évalué à l’instar du « peintre poète » que Baudelaire avait vu en Delacroix. De plus, la citation d’Astruc, qui figura sur le cadre même de la toile avant de disparaître comme le cartel de Lola de Valence, jouait habilement de la coprésence du corps blanc et de la servante noire, où perce tout un imaginaire de sensualité exotique qu’il serait dommage de sacrifier à la vulgate postcoloniale. Ce serait nous priver de l’ambiguïté constitutive de l’altérité, qui ne fait pas de l’Eros de l’Autre sa seule caractérisation.

L’association de l’image et de la poésie d’Astruc dit bien la gémellité des femmes et la dualité du réalisme propre à Manet : « Quand lasse de songer l’Olympia s’éveille, / Le printemps entre au bras du doux messager noir ; / C’est l’esclave, à la nuit amoureuse pareille, / Qui veut fêter le jour délicieux à voir : / L’auguste jeune fille en qui la flamme veille. » La violence de la critique entama Manet en 1865, on le sait, au point qu’il décida à son tour de se rendre en Espagne, muni des conseils d’Astruc. Parmi les tableaux que le peintre réalisa à son retour, sous le choc continué du Prado, figure le Portrait d’Astruc, daté de 1866. Il a toujours été interprété comme un témoignage mutuel d’amitié. Or les liens que Manet a entretenus avec les hommes de lettres de son cercle ne furent pas aussi transparents et homogènes que la mythologie du peintre le laisse accroire. Quelle qu’ait été la vraie nature des relations du peintre et de Zacharie Astruc, elles se nouèrent, on l’a rappelé, dans le contexte d’une affirmation commune. Manet a laissé une image de la plupart de ceux qui prirent sa défense à un moment ou à un autre de sa carrière conflictuelle. Qu’on pense aux effigies de Gautier, Baudelaire, Zola, Mallarmé et de tant d’autres. De tailles différentes et de statuts divers, ces images ne sauraient toutes prétendre à la même valeur. Rappelons d’emblée que rien ne nous assure que le Portrait d’Astruc fut remis à l’intéressé dès sa réalisation. Le catalogue de l’exposition Manet, en 1983, l’affirmait sur la foi de la plaquette que Zola fit paraître en mai 1867 ; illustrée de deux eaux-fortes, celle-ci était composée de l’étude que Zola avait publiée, le 1er janvier de la même année, dans La Revue du XIXe siècle. Une note finale avertissait les lecteurs que l’auteur, visitant l’atelier de Manet fin 1866, n’a pas pu « analyser toutes les œuvres qu’Edouard Manet réunira dans la salle de son Exposition particulière ». De fait, le portrait d’Astruc comptera au nombre de la quarantaine d’œuvres que l’artiste réunit au printemps 1867, en marge de l’Exposition universelle. A rebours de ce qu’écrivait Françoise Cachin, en 1983, le fait que Zola n’ait pas analysé le tableau ne signifie donc pas nécessairement que la toile avait quitté l’atelier durant l’hiver 1866 et qu’elle avait été remise à son modèle. N’oublions pas que le portrait, à la mort de Manet, figurait parmi les œuvres sans cadre qui occupaient encore l’atelier du défunt. Il ne fut pas montré lors de l’exposition posthume de l’Ecole des Beaux-Art en janvier 1884, pas plus qu’il ne fut compris dans la vente, elle aussi posthume, de février suivant. Durand-Ruel en fit l’acquisition en 1895 auprès de la veuve de Manet, Suzanne. Le mystère plane donc encore sur une bonne partie du destin de cette œuvre, malgré l’inscription qu’on lit à sa surface, garante de solides attaches : « au poète / Z. Astruc / son ami / Manet / 1866 ».

Mais cet a priori, pour être légitime, n’empêcherait-il pas la lecture d’autres indices et aspects du tableau ? Notons d’abord que le Portrait d’Astruc contient une discrète allusion aux trois arts libéraux entre lesquels la Renaissance italienne avait établi une parfaite égalité, à savoir la peinture, les belles lettres et la musique, l’instrument à corde, à l’arrière-plan, renvoie aux goûts communs des deux hommes, que confirmera La Leçon de musique (Boston, ill. 8) du Salon de 1870, laquelle met en scène Astruc, guitare en mains, et son épouse au chant. Quant aux plumes et brochures, ils disent l’écrivain et préludent au portrait de Zola. Tout cela saute aux yeux. Intéressons-nous maintenant à ce que le portrait d’Astruc suggère des choix du modèle en matière de peinture, telle que la vente de sa collection les éclaire. La situation matérielle du polygraphe s’étant dégradée à la fin des années 1870, il se résolut à vendre un ensemble de « tableaux anciens et modernes », en plus de ses œuvres propres, les 11 et 12 avril 1878. Malgré la pression imaginable des experts, dont le fameux Haro, il n’eut pas l’indélicatesse de faire passer sa collection pour autre chose que la réunion de toiles, sculptures et meubles glanés à la faveur de ses pérégrinations. Contrebalançant avec tact cette humilité, le rédacteur du catalogue de vente appartenait au monde de la curiosité et de l’expertise en matière d’art espagnol. Collaborateur de la Gazette des Beaux-Arts, Paul Lefort y publiait dès 1867-68 le catalogue raisonné de l’œuvre lithographié et gravé de Goya en une suite d’articles remarqués. C’est l’un d’entre eux que Zola lit dans le portrait que Manet (ill.7) fit de lui et exposa en 1868. Plutôt que de flatter l’importance des œuvres destinées aux enchères, Lefort, à quelques exceptions près, préfère habilement vanter les mérites d’un amateur éclairé qui sut, des plus grands maîtres, dénicher de modestes créations, mais singulières et sures. La catalographie récente n’a pas toujours ratifié les attributions des deux hommes, concernant notamment les tableaux dits de Greco, Zurbaran, Velázquez et Goya. Pour un Parisien de 1878, date de la vente, la dominante espagnole qui se dégageait de la collection Astruc ne pouvait que renforcer ses liens connus avec la nouvelle peinture, hispanisante, des années 1860, de Manet à Fantin-Latour et Whistler. Mais une autre composante de sa collection nous ramène au peintre d’Olympia. Cet autre trait d’union, souvent minoré au regard de la peinture espagnole, c’est, comme l’écrit Lefort, « l’école française », et notamment celle du règne de Louis XV. Bien plus qu’on ne l’admet aujourd’hui, Manet a très souvent manifesté la filiation qui le rattachait à Watteau, Boucher et Chardin.

On se souvient ce qu’Astruc lui-même, en 1862, au sujet de la collection Morny, affirmait de l’art français du premier XVIIIe siècle. Quelques œuvres du catalogue de vente sont attribuées à Boucher et Chardin, avec prudence toutefois. En plus d’une nature morte d’Oudry, dont la description enflamme Lefort, cinq tableaux attribués à Fragonard retiennent son attention, notamment une Vénus qui, au dire de Théophile Thoré, avait été l’un des fleurons en juillet-décembre 1860, de l’exposition déjà mentionnée des Tableaux de l’école française. Enfin Astruc mettait en vente les œuvres romantiques et réalistes de sa collection, Géricault, Corot et Marilhat comme Meissonier et Millet. Le portrait de Manet ne s’y trouve pas, preuve peut-être que le modèle n’en fut jamais propriétaire ! De la vente de 1878, il faut donc retenir la forte parenté qu’elle signale entre le goût d’Astruc et celui de Manet, d’autant plus que les tableaux nordiques, Hals compris, en formaient une bonne part. Bien que l’inscription amicale du tableau de 1866 souligne son état de « poète », Astruc s’y identifie plutôt à ces « connaisseurs » pour lesquels, dira Théodore Duret, Manet aurait peint prioritairement. L’art de son ami s’adressait en priorité aux amateurs de vraie peinture, aux antipodes de l’art du Salon au métier maigre, à la touche inexistante et à l’inspiration routinière. Autant que la peinture descriptive, bornée au trompe-l’œil, la peinture didactique, où l’idée assèche la forme, était à proscrire pour les deux hommes. On comprend peut-être mieux maintenant pourquoi le portrait de Manet, en 1866, inscrivait son modèle dans un réseau de références toutes aussi parlantes les unes que les autres. Bien entendu, ce tableau post-Olympia ne pouvait écarter le rappel de la Vénus d’Urbino de Titien, convoquée ici doublement par la structure du portrait et par l’évocation domestique de la jeune femme qui, à gauche, nous tourne le dos, que cet aperçu se confonde avec quelque tableau dans le tableau, ou creuse l’espace, derrière le paravent sur lequel se détache la figure principale. On sait, par ailleurs, tout ce que la pose d’Astruc doit à L’Homme au gant du Louvre. L’on insiste moins sur le fait que bien des peintures du XVIIIe siècle eurent recours à cette attitude, montrant leurs modèles une main glissée dans leur gilet. Le Chateaubriand de Girodet (ill. 9) y a recours, comme l’un des Baudelaire de Nadar (ill. 4). Cette marque de supériorité avait seulement changé de sphère, du social à l’esthétique.

Confirmant le raffinement d’Astruc, les indices de sa passion pour l’art japonais, que Manet partageait, complètent l’identité d’un homme qui se définit d’abord par son appartenance au monde de l’art, de la critique au marché. L’autre grande passion d’Astruc, la peinture espagnole, ne serait aucunement suggérée, en revanche, par le tableau de 1866, écrivait Françoise Cachin en 1983. Deux détails pourtant ici la contredisent : la ceinture rouge dont Astruc est affublé renvoie à la corrida et peut-être à l’idée zolienne du combat en art. Plus latente est la seconde référence à l’Espagne et sa peinture. C’est, en effet, l’inachèvement volontaire de la main gauche d’Astruc, qui signe leur amitié et renvoie secrètement aux échanges qu’ils eurent en 1864-1865 au sujet de Velázquez et de sa sprezzatura. La tradition italienne est bien connue qui valorisait l’effet à moindre effort, la peinture exécutée sans peine, mais aussi celle qui voilait d’un léger écran le sens des images, sous l’apparente désinvolture de la représentation. Plus que Greco et Goya, comme on sait, ce sont les Velázquez du Prado qui justifièrent le séjour madrilène de Manet durant l’été 1865. Du reste, le peintre des Ménines était le principal motif de ce voyage « tras los montes ». Autour du 23 août 1865, Manet l’écrit à Astruc avant de prendre la route : « j’ai presque envie de partir tout de suite, après-demain peut-être, je suis extrêmement pressé de voir tant de belles choses et d’aller demander conseil à maître Velázquez. » La découverte du Prado ne l’aura pas déçu, comme le confirme la lettre qu’il expédiera à Fantin-Latour, depuis la Puerta del Sol et le Grand hôtel de Paris, le 3 septembre 1865. Les déboires du voyageur sont tus, le bonheur de la peinture y parle à l’exclusion de tout autre chose, en dehors des « très jolies femmes toutes en mantilles » et de la corrida : « Que je vous regrette ici et quelle joie c’eût été pour vous de voir ce Velázquez qui a lui tout seul vaut le voyage ; les peintres de toutes les écoles qui l’entourent au musée de Madrid et qui y sont très bien représentés semblent tous des chiqueurs. C’est le peintre des peintres ; il ne m’a pas étonné mais m’a ravi. Le portrait en pied que nous avons au Louvre n’est pas de lui. L’Infante seule ne peut être contestée. […] Le morceau le plus étonnant de cet œuvre splendide, et peut-être le plus étonnant morceau de peinture que l’on ait jamais fait, est le tableau indiqué au catalogue, portrait d’un acteur célèbre au temps de Philippe IV ; le fond disparaît, c’est de l’air qui entoure ce bonhomme tout habillé de noir et vivant ; et les Fileuses, le beau portrait d’Alonso Cano (nous soulignons, ill. 10), las Meninas (les nains), tableau extraordinaire aussi, ses philosophes, étonnants morceaux – tous les nains, un surtout assis de face les poings sur les hanches, peinture de choix pour un vrai connaisseur, ses magnifiques portraits, il faudrait tout énumérer, il n’y a que des chefs-d’œuvre ; un portrait de Charles Quint par Titien, qui a une grande réputation qui doit être méritée et qui m’aurait, certainement je crois, paru bien autre part, me semble ici être de bois. »

A son retour, les lettres sont connues, il devait tenir le même discours à Baudelaire et Astruc lui-même. Nul besoin de gloser davantage le saisissement de Manet devant les Velázquez du Prado, sinon à souligner le fait que cette peinture lui semble destinée aux « connaisseurs ». Dire que Velázquez est « le peintre des peintres » le signifie. Manet lui-même a trouvé une « confirmation » auprès de son aîné, et les tableaux qu’il entreprend au retour d’Espagne en sont marqués. Les analogies que présentent Le Fifre et L’Auteur tragique avec le Portrait de Pablo de Valladolid de Velázquez ont été souvent glosées, contrairement à l’effet que nous semble avoir produit le supposé Portrait d’Alonso Cano (un sculpteur qu’Astruc idolâtrait entre parenthèses). On a vu que Manet le cite parmi les œuvres qui l’ont le plus « ravi ». Or ce tableau, dont le Prado nous dit aujourd’hui qu’il représente un autre sculpteur que Cano, – à savoir Juan Martínez Montañés travaillant au buste de Philippe IV d’Espagne -, a peu retenu, sauf erreur, l’attention des experts de l’hispanisme de Manet. Nous voudrions faire l’hypothèse qu’il est l’une des clefs du portrait d’Astruc. A l’évidence, l’autorité du visage en pleine lumière, siège de la pensée créatrice, n’a pas échappé au peintre, de même la dialectique du concept et du faire. Ce qui a probablement le plus intrigué Manet doit pourtant être le buste royal, laissé inachevé pour une raison que le visiteur français du Prado ne pouvait comprendre, mais qu’il aura mise sur le compte de l’audace de son aîné, l’inachèvement réel de l’image à cet endroit lui apparaissant comme la meilleure représentation possible, dans sa potentialité même, du buste en cours de réalisation. Comme il l’écrivait à Fantin-Latour, le privilège des grands Espagnols tenait moins à un banal réalisme qu’à la capacité de rendre « vivant », c’est-à-dire « actif » chaque élément du tableau. Or cette « vie » ne s’évalue pas au simple illusionnisme des pinceaux, elle se mesure à l’effet que la vraie peinture produit dans l’œil et l’esprit du spectateur. Au sujet des corridas, Manet, le 17 septembre, confiait à Astruc son souhait de peindre « l’aspect rapide » de ces « curieux » et […] terribles spectacles », selon la formule qu’il avait employée, le 14, avec Baudelaire. La main inachevée d’Astruc nous paraît conjuguer ces deux fonctions possibles de la forme en devenir, l’appel du spectateur et l’inscription du temps, du présent, comme irréductible à tout signe clos sur lui-même. En 1867, le portrait fut exposé dans son état actuel. Deux ans plus tôt, Velázquez l’avait « ravi », transporté en dehors des bornes usuelles du réalisme. « Bizarre », au sens de Baudelaire, c’est-à-dire inattendu à force d’être personnel, s’avère donc le portrait et, par voie de conséquence, son modèle, qu’il en ait approuvé ou non toutes les audaces. Un dernier mot : le citron, autant qu’un écho aux peintres nordiques, ainsi que l’a écrit Françoise Cachin, me semble confirmer une singularité en partage (il apparaît aussi dans le portrait de Duret). Barbey, dès 1859, comparait l’agrume à l’esprit de son cher Astruc et, en 1863, nous le savons, ce dernier parlera d’un « beau fruit encore un peu vert et âpre » à propos de Manet lui-même. Stéphane Guégan

SAUVONS LES MAYS

L’émotion qu’a soulevée l’incendie de Notre-Dame de Paris ne pouvait être qu’impure. Elle le fut. Devant les flammes, inséparables pourtant de l’Enfer, peu se sentirent saisis du message qu’elles adressaient à la part chrétienne, subsistante, mais diminuante, de notre identité européenne. On pleura un joyau médiéval, un vestige du vieux Paris, voire un haut lieu du bas tourisme, quand il eût fallu prendre appui sur le désastre pour en relever la vraie signification. Discours, polémiques et arguties ne quittèrent pas le champ des responsabilités et des choix de restauration. Il est vrai que le feu, emportant charpentes, toitures et une partie de la voûte, a épargné ou presque les œuvres qu’elles abritaient. C’eût pu être pire… On pense aux rosaces et à la sublime Pietà de Coustou que les photographies, dès le lendemain du drame, ont montrées en léger retrait des débris qui les auraient, autrement, foudroyées (ill. 1). Les Mays du XVIIe siècle, ces immenses tableaux peints en hommage à la Vierge, « embellissaient » jadis les colonnes du vaisseau central, pour le dire comme leurs commanditaires, les riches maîtres orfèvres de la confrérie Sainte-Anne-et-Saint-Marcel. Depuis la Révolution, qui ne les ménagea guère, leur sort est resté problématique, leur déplacement constant. Ceux qui retrouvèrent le chemin de la cathédrale aux XIXe et XXe siècles ont rejoint les chapelles latérales où ils étaient peu visibles. On peut aujourd’hui s’en féliciter. Mais ce que le feu n’a pas détruit devrait davantage aujourd’hui nous préoccuper. L’heure n’est-elle pas venue de statuer convenablement sur ce qui subsiste, série unique, des 76 tableaux qui furent exécutés entre 1630 et 1707, et que les amateurs du siècle suivant regardaient comme formant le premier musée de l’école française ? En tête du formidable livre que Delphine Bastet leur a consacré, Pierre Rosenberg forme le vœu qu’on agisse enfin et que, pour une fois, on agisse vite : « Notre-Dame est sauvée, sauvons les Mays », écrit-il en suggérant qu’on les réunisse à nouveau et qu’on les expose, en bonne lumière, dans un « grand musée de l’œuvre Notre-Dame ».

Dans la mesure où il est impensable qu’ils retrouvent leur place originelle, le regroupement s’impose, d’autant plus qu’une vingtaine d’entre eux manquent à l’appel et qu’un bon nombre, roulés dans les réserves du Louvre et du musée d’Arras, ne sont pas en état d’être ramenés à la vue du public, on n’ose dire des fidèles que le tout-gothique seul semble émouvoir. Or, si hétérogènes de qualité soient-ils, c’est la vision d’ensemble qu’ils offrent qui importe. Il ne faut surtout pas renouveler le geste des révolutionnaires qui retinrent ce qu’ils tenaient pour les chefs-d’œuvre du groupe, les toiles de Le Sueur et Le Brun notamment, et reléguèrent ou vendirent le reste. Une toile, non des moindres, bien qu’elle dérive d’Annibal Carrache, le Jésus et la Samaritaine de Louis Boullogne le jeune, n’a rien moins qu’atterri en pleine campagne anglaise ! D’autres, par on ne sait quels détours, pendent aux murs d’églises modestes, loin de Paris. Dispersion et dépréciation ont rompu la chaîne. Elle avait pourtant fière allure, se dira tout lecteur de la somme de Delphine Bastet qui fait souffler sur le corpus qu’elle a doctement reconstitué les vents de la spiritualité tridentine, de la rhétorique picturale et de la politique pré ou post-gallicane. Préférant parfois donner leur chance à de jeunes peintres par économie, les orfèvres ont contribué à les lancer, ils ont aussi fait résonner, durant plus de soixante-dix ans, toutes les nouveautés, notamment le souffle romain de Simon Vouet, dont l’absence étonne, ou le style plus viril du jeune Le Brun, porté qu’il était par le mécénat du chancelier Séguier et les discussions théologiques qui prospéraient dans ce cercle, autour du degré de réalisme, entre autres exemples, qu’il était licite d’observer par respect du verbe incarné et souci d’efficience. Dès le second May de Laurent La Hyre, le choc visuel prévaut. Pour un Le Sueur qui peint la force des mots, ses contemporains, le siècle avançant, ne reculent devant aucune audace, aucune violence, lorsque le sujet le commande. Tirées des Actes des Apôtres, puis des Évangiles sous Louis XIV, quand l’anti-protestantisme du roi anime tout un programme christologique, les scènes à peindre, note Delphine Bastet, valorisent l’autorité, le martyre, le sacrifice, la figure paulienne (Pierre, c’est Rome), l’héritage de l’église primitive dans le catholicisme français et, contre le jansénisme cette fois, la vérité de l’eucharistie et des sacrements.  

L’«injonction faite à l’homme de participer à son Salut », excellent principe, s’observe partout, et elle n’est jamais plus nette qu’à travers l’explication et le sonnet qui, chaque année, accompagnaient la présentation d’un nouveau tableau. Il en va ainsi, en 1678, du May de Bon Boullogne, Le Christ guérissant le paralytique au bord de la piscine, dont le sous-texte tranche sur le mode de l’impératif : « La confiance du paralytique doit animer, pêcheur, ta foi ; / Espère ; ton salut ne dépend que de toi, / Et si tu veux guérir, la Grâce est toujours preste. » Nous ne pouvons donner plus qu’un faible aperçu de l’information et des analyses dont Delphine Bastet gratifie son lecteur. Elle s’intéresse aussi à la postérité de ces toiles redevenues visibles, en grand nombre, entre 1802 et 1862. C’est le cas de La Vision de saint Étienne avant la lapidation de Houasse dont Schnetz et Ingres n’ont pas oublié la figure du martyre, marche contrariée et bras ouverts embrassant déjà le ciel… Pour ma part, je verrais volontiers un lien de filiation entre La Décollation de saint Paul à Rome de Louis Boullogne le père, gravé vers 1750, et L’Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Regnault (1870, Orsay, ill. 3). Le tableau de 1657 fait partie des six Mays que Nicolas Milovanovic reproduit et commente dans son Catalogue des peintures françaises du XVIIe siècle du musée du Louvre, dont la plupart des notices apportent leur lot d’informations et de suggestions précieuses, voire de réattribution plausible. Une seule toile en provenance de Notre-Dame garnit les vastes salles du deuxième étage depuis leur ouverture en 1993, La Prédication de saint Paul à Ephèse dont nous avons déjà parlé. Les autres sont roulées et appellent des restaurations profondes. Pierre Rosenberg a bien raison de s’inquiéter de leur avenir. On aimerait voir bientôt entre des mains réparatrices la lugubre Décollation de saint Jean Baptiste de Claude II Audran, dont le climat carcéral n’est pas sans faire penser au chef-d’œuvre du Caravage peint pour la cathédrale Saint Jean de La Valette. Le musée du Louvre, en plus de deux cents ans, s’est progressivement ouvert à d’autres peintres du Grand Siècle que le club des cinq déjà fêté par le musée révolutionnaire, Poussin, Le Sueur, Champaigne, Le Brun et Claude Gellée…

En introduction, Milovanovic éclaire le destin de ces plus de cinq cents tableaux, leur accrochage ayant aussi varié que leur place dans le cœur des conservateurs et des directeurs du Louvre. On rappellera ici que Pierre Rosenberg a magistralement catalogué les 40 Poussin du Louvre, dont le sensuel Mars et Vénus Mazarin qu’il a réhabilité. Tous les régimes politiques de la France postrévolutionnaire ont tenu à exalter la richesse et l’excellence du « siècle de Louis XIV », et la IIe République, centralisatrice et patriote, plus que tout autre. Villot, l’ami de Delacroix, et Jeanron, peintre réaliste, sont aux commandes, comme on dit, ils poussent alors Le Brun, Jouvenet et Valentin parmi les dieux de la peinture du Salon carré, vraie tribune de la peinture européenne où Vinci, Raphaël et Véronèse ont leur fauteuil, en plus de Poussin, Le Sueur, Lorrain et du Christ mort de Champaigne comme du Bossuet de Rigaud (préféré à Louis XIV, évidemment). Étrangement, les grands chefs-d’œuvre de Louis le Nain sont acquis plus tard, Le Repas de paysans entre sous Napoléon III, Famille de paysans (le sommet de l’œuvre) en 1915 et La Tabagie, quoique plébiscité par Paul de Saint-Victor en 1850 et par Champfleury en 1860, en 1969. À cette époque, Michel Laclotte, disparu cet été, dirige le département des peintures et vient d’inaugurer un nouvel accrochage, aux antipodes de celui de Germain Bazin, dont Milovanovic nous apprend qu’il s’était attiré les foudres de L’Humanité en 1953. La réaction très violente des communistes devant la moindre visibilité des peintres du Grand siècle reconduisait, de fait, la philosophie du Louvre de 1848. Sachant dominer son amour de la peinture italienne, Laclotte mit en œuvre un vaste redéploiement de l’école française, prélude au bouleversement du Grand Louvre en 1993. Les espaces d’accrochage, dilatés et remodelés, furent soudain compatibles avec la grandeur, comme Baudelaire le disait de Le Brun, que cette peinture mettait surtout dans tous les esprits. On vit revenir les immenses cartons de tapisserie de Le Sueur et de Champaigne, Les Batailles d’Alexandre redéroulèrent leur fièvre épique et les Jouvenet purent s’étirer à volonté… En dehors du Saint Paul de Le Sueur, décidément iconique, les Mays ne participèrent pas à cette fête nationale. Leur résurrection n’avait pas sonné alors que la présentation du musée d’Arras montrait ses limites… Notre-Dame est sauvée, sauvons les Mays. La France actuelle a plus que besoin de ces signes-là. Stéphane Guégan

*Delphine Bastet, Les Mays de Notre-Dame de Paris, avant-propos de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, et préface de Stéphane Loire, Arthena, 125€ // Nicolas Milovanovic, Peintures françaises du XVIIe siècle du Musée du Louvre, Gallimard / Musée du Louvre, 65 €.

Peinture (dite) ancienne, toujours !

« Un livre toujours à lire ou à relire », disait Philippe Lançon du Vermeer de Daniel Arasse en 2017. C’est, sans doute, en effet, son meilleur ouvrage, moins célèbre que Le Détail et On n’y voit rien, mais de méthode plus serrée et de portée plus large. La raison en est, d’abord, l’esthétique propre au XVIIe siècle néerlandais dont le réalisme semble légitimer la sociologie banale ou le formalisme aveugle. Après avoir cité les célèbres et beaux articles de Jean-Louis Vaudoyer qui émurent tant Marcel Proust en mai 1921, mais dont le lyrisme ignore l’importance du sujet chez ce peintre dont l’univers domestique lui semblait dénué d’au-delà symbolique, politique, religieux et théorique, Arasse annonce son propos, qui est contraire en tout à la vision fin-de-siècle de son prédécesseur. Plus encore que l’iconographie de Vermeer, commune à la plupart de ses contemporains, il vise « l’ambition » du peintre, sa façon d’être singulier à l’intérieur d’une culture visuelle qui le déborde et qu’il détourne. D’étranger à toute glose, le « mystère de Vermeer », – ce sphinx, disait déjà Théophile Thoré en 1866 -, regagne le cœur de l’analyse, à partir des conditions historiques de sa possibilité même. Le chapitre qu’il consacre à L’Art de la peinture, l’un des plus grands formats de l’artiste, constitue le moment le plus décisif du livre. Elle n’a cure évidemment des oppositions scolaires entre les pôles Nord et Sud de la peinture moderne : Vermeer, pour Arasse, n’identifie pas moins sa pratique à la « cosa mentale » qu’un Léonard. Ce que son réalisme a de construit, de fictif, de latent, L’Art de la peinture le proclame avec une pointe d’humour. On y voit une jeune femme déguisée en Clio dont la tête ornée se perd dans une immense carte des Pays-Bas ; un peintre de dos y ébauche la tête de la Muse dans un style du tableau qui les englobe. Familier du tableau dans le tableau, Vermeer réitère le geste en s’incorporant à la scène par l’artiste qu’il y montre aussi solidement assis qu’actif.  Or, L’Histoire que figure Clio et la cartographie sont des sciences connexes : les apparenter à la peinture elle-même équivaut à rattacher celle-ci au domaine de « la connaissance démontrée ». Cette peinture pourtant ne conduit pas à l’idée en toute transparence ; au contraire, comme Manet plus tard, Vermeer voile le contenu de ses toiles sous l’effet d’une présence vivante, qui semble à première vue sans arrière-plan d’aucune sorte. Citant Vasari, qui prêtait à Léonard l’art de balancer entre « le vu et le non-vu », Arasse en réattribue la stratégie à son héritier de Delft. Cette capacité de l’image à faire sourdre une signification en partie occultée (et non occulte) pousse finalement l’auteur à examiner ce qu’elle doit au catholicisme de ce papiste de Vermeer. Poétique et religion sont inséparables. SG / Daniel Arasse, L’Ambition de Vermeer, Flammarion, Champs, 12€.

De tous les martyrs hérités de l’agonie de l’Empire romain, il est le plus représenté et peut-être le plus cher aux peintres, l’Italie de la Renaissance voyant en lui, tout à la fois, le signe électif d’une reconquête de l’idéal grec et le dualisme même de la vision chrétienne de l’homme. Saint Sébastien et son ambivalence principielle ne pouvaient espérer meilleur exégète que Patrick Wald Lasowski, cet éminent expert de la littérature et de l’imagerie libertines connaît aussi bien les cheminements du désir que leurs accointances avec la spiritualité la plus efficace, voire la plus haute. Ce petit livre, aussi érudit et bien écrit que du Marcel Schwob, nous procure un ravissement assez similaire à celui que les représentations de Sébastien étaient censées éveiller ou réveiller chez le fidèle. Cet enfant de Narbonne, centurion à Milan et favori de Dioclétien, meurt dans les plus atroces douleurs, par ordre de son ancien protecteur, après avoir subi l’outrage des flèches et été soigné par Irène (inoubliables tableaux de La Tour et de Delacroix). La littérature de l’Église apparente ces flèches aux traits de la parole qui convertit. Du reste, l’imagerie immense de Sébastien, plus ou moins habile à dire la douleur qui ne doit plaire qu’à Dieu, a vocation à nous fait sentir qu’il mourut par là où il avait fauté, en criblant l’antichristianisme d’Etat de sa fureur. Si la souffrance du preux ne vise que le Ciel, sa beauté remue les Eros d’en-bas. Où débute, se demandera-t-on avec Patrick Wald Lasowski, l’affranchissement homosexuel du personnage issu de la Légende dorée ? Sodoma, auquel le jeune Tennessee Williams consacra un poème en 1948, n’est sans doute pas le premier peintre à libérer quelque chose de lui dans l’icône du sacrifice. Wackenroder, en 1797, théorise en poète romantique la confusion des affects profane et sacré à l’intérieur de « l’expression flottante du désir ». Robert de Montesquiou éprouve une égale exaltation à la vue des tableaux et à la lecture de D’Annunzio. Puis, d’Alfred Courmes à Jean-Paul Gaultier (auquel la Cinémathèque dédie une exposition), maints artistes, plus proches de nous, lui ont déclaré leur flamme. Merci, une fois de plus, à Patrick Wald Lasowski d’avoir donné d’autres ailes à la milice du Ciel et à l’explication des images. SG / Patrick Wald Lasowski, Saint Sébastien martyr, suivi de Des roses sous la Terreur, Stilus, 13€.

En librairie, mercredi 13 octobre 2021…

Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.

Europe 1, Historiquement vôtre / Lundi 11 octobre 2021, 16h00.

Édouard Manet, Léon, Berthe Morisot, Le Balcon (et donc Caillebotte) : Stéphane Bern, Matthieu Noël et Stéphane Guégan

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/ils-sont-sacrement-secrets-4070967.