Sans bornes en apparence, la correspondance de Marcel Proust est pourtant trouée de silences, comme sa vie. Aveux et secrets probablement perdus. Nous avions ainsi fait notre deuil des lettres qu’il échangea en toute vraisemblance avec Charles Ephrussi, le collectionneur hors-pair, l’éditeur, le mondain, né dans une famille de riches banquiers juifs loin de Paris, et devenu en quelques années un Parisien de stricte obédience. Bref, l’un de ces hommes de l’Art chez qui s’est préparée la figure de Swann. Or voilà qu’une missive, fragment inédit de temps retrouvé, oublié dans un volume de La Recherche, joue les madeleines ! Nous en devons communication à l’un des fous du grand Marcel, inlassable traqueur des messages d’outre-tombe de son héros. Notre lettre, du reste, s’adresse à un fantôme. Le 30 septembre 1905, Ephrussi s’éteint. Stupéfaction générale. Brisé par la mort de sa mère, décédée le 24, Proust ne réalise pas immédiatement qu’un second malheur l’a frappé. Une fois qu’il en est informé et qu’au deuil s’ajoute le deuil, il décide d’écrire au défunt. Étrange démarche, plus médiumnique que mémorielle. Mais Ephrussi ne résumait-il pas l’entrée de Proust dans le monde des élites ? Sa seconde naissance ? Et n’avait-il pas passé sa vie à écrire aux disparus ? Difficile, ici, de ne pas penser à ce que serait la fin brutale de Bergotte dans La Prisonnière : « Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » Ephrussi vécut en Proust jusqu’à sa propre mort. Mort à jamais ? Stéphane Guégan
« Très cher ami,
Vous qui possédiez le feu de l’existence au degré suprême, comment avez-vous pu quitter ce monde si tôt et si soudainement ? Le destin aura donc voulu que les deux êtres que j’ai aimés le plus disparussent à quelques jours de distance. Maman, d’abord, puis vous, moins d’une semaine plus tard. Ce double coup m’est allé au cœur si profondément que j’ai manqué en mourir moi-même. Votre nom, et vous savez l’importance qu’ils ont pour moi, m’a toujours semblé porteur d’une ferveur inextinguible. Ephrussi… C’était comme si votre bonne ville d’Odessa avait changé de sexe en changeant de port, en quittant la Mer noire pour les rives de la Seine. D’ailleurs, il y avait tant d’Orient en vous ; vous étiez notre Mazeppa à sa passion attaché, si vous me passez ce presque et mauvais alexandrin. La « passion des arts », disiez-vous, ressemble à ces maladies dont on ne guérit jamais ou plutôt dont il ne faudrait jamais guérir. Ce nom d’Ephrussi siffle, il s’enfle de possible, un nom pareil ne peut se dissoudre dans le néant ou l’amnésie. Il faut croire aux ombres, de même qu’il ne faut trahir la vie sous aucun prétexte. Cette conviction, sachez-le, je la tiens de vous autant que de ma chère maman… Aussi loin que remontent mes émotions d’art, je sens votre présence tutélaire, votre aplomb de connaisseur impeccable, votre flair impatient du prochain tableau. Vous étiez si merveilleusement inspiré dans vos choix, votre conversation était si pleine de choses ravissantes, toutes les beautés vous souriaient, de Dürer au Japon, de Gustave Moreau à Manet. Vous avez été la leçon essentielle de mes vingt ans, vous m’avez appris à respirer « dans l’étincellement et le charme de l’heure. »
Les années 1890 s’éloignent, non le souvenir que j’en garde grâce à vous. Je ne crois pas me tromper, vous m’êtes apparu, pour la première fois, chez vos amis les Greffulhe, je vous revois grand, barbu, très brun, sombre et sobre au milieu des toilettes excessivement belles. Un Dürer parmi des Watteau… La force et l’assurance qui rayonnaient de vous faisaient baisser les yeux, j’en étais aveuglé et terriblement jaloux, je peux vous l’avouer maintenant. J’ai tout de suite compris que vous seriez, plus encore que Robert de Montesquiou, mon professeur de goût. Dans le monde où j’ai eu le bonheur de si souvent vous croiser, chez la princesse Mathilde, chez Madeleine Lemaire, vous planiez au-dessus de l’aristocratie, la plus ancienne comme la moins blasonnée, en arbitre des vraies élégances, celles qui se vérifient au mur, encadrées d’or. J’étais fort timide alors, incapable de parler en votre présence et plus incapable encore de vous parler. Je ne vous parlais donc pas, mais je vous écoutais charmer vos auditeurs par votre sens baudelairien de « la beauté universelle », votre façon de hisser les modernes au rang des grands anciens, vos accointances avec les curieux du monde entier.
On voyageait sur vos mots et votre aisance, mais une sorte de dualité unique brûlait en vous, que la Gazette des Beaux-Arts a magnifiquement traduite en vous baptisant « le bénédictin-dandy de la rue de Monceau ». En vérité, plus que le Mazeppa de l’art pour l’art, vous avez été notre Des Esseintes, moine et esthète. Pour avoir écrit A rebours, nous pardonnons à Huysmans, n’est-ce pas, de ne pas avoir été aussi dreyfusard que nous deux… Où que je laisse s’épancher ma tristesse, en somme, elle se heurte à votre courage et votre audace. Comme vous recevrez Là-Haut cette lettre où j’aimerais que vous lisiez les preuves de mon affection meurtrie, laissez-moi vous dire que notre cher Manet sera l’invité du prochain Salon d’Automne, une réparation de plus pour cette autre victime de l’injustice. Y verra-t-on vos Asperges à longues touches fraîches, solennelles et enjouées, qui avaient séduit les visiteurs de la centennale* ? Votre mort leur apporte peut-être la touche finale. Nous verrons sans doute autrement cette botte couchée sur son lit de feuilles et prête à être jetée dans l’eau bouillante, elle symbolisera désormais l’inflexible pente au bonheur qui vous liait à Manet. Ce que la vie vous a donné, l’éternité ne saurait vous le retirer. Vos tableaux, vos dessins, vos admirables netsuke, vous suivent déjà dans l’autre monde. Et c’est entouré d’eux, comme les pharaons d’Égypte, que vous voguez en ce moment vers le royaume des immortels, jouissant de l’échange mystérieux que les choses de l’art sont seules à tisser entre elles. Ce mystère qui ressemble à l’amour.
Votre bien reconnaissant et dévoué Marcel Proust. »
(1)Entre 1880 et 1882, selon le carnet de comptes de Manet, Ephrussi lui acheta neuf peintures et pastels, dont La Botte d’asperges, conservée aujourd’hui au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne. Le collectionneur ayant versé au peintre plus que le prix demandé, ce dernier lui offrit une asperge supplémentaire, aujourd’hui propriété d’Orsay. Manet, selon Tabarant (1931), aurait accompagné le petit tableau d’un mot devenu légendaire : « Il en manquait une à votre botte. » Autant que Monet et Whistler, qu’Ephrussi soutint aussi, Manet fut l’un des modèles confessés d’Elstir. SG
Première publication : Collectif, La madeleine de Proust. Pastiches, éditions Baker Street, 2022, 20€. /// Saluons, au passage, les premiers tomes d’une nouvelle édition d’A la recherche du temps perdu, dûment annotée, présentée et assortie de textes connexes. Elle est conduite par Matthieu Vernet, auteur d’une thèse sur les ressorts de l’inspiration baudelairienne de Proust, et collaborateur du récent volume des Essaisdu même Proust dans La Pléiade. L’entreprise bénéficie aussi de la révélation, en 2021, des Soixante-quinze feuillets qui ont enrichi de façon décisive l’intelligence du processus d’écriture propre à La Recherche. Vernet le radiographie très clairement en tête de Du côté de chez Swann et montre jusqu’où porte l’ombre du parricide/matricide inhérent, pour Marcel, à l’état de fils et, pire, de fils écrivain, voire de fils mondain. Contre Sainte-Beuve, ultime étape vers le long cheminement cellulaire du fiat lux romanesque, débute par une conversation entre l’auteur et sa mère. Mais il fallait que ceci, La Recherche, tuât cela, le pamphlet ébauché contre la lecture biographique littérale en matière littéraire. « Suis-je romancier? », se demande Proust en janvier 1908, alors que rien n’est venu encore qui ressemblât à une réponse tangible. Il va bientôt s’en persuader et s’enfermer dans les limites de son espace fictionnel, qui aura besoin de cinq ans avant d’accoucher du livre de 1913, compris de quelques élus alors, les seuls capables (Jacques-Emile Blanche notamment) d’accepter l’alliage de Madame de Sévigné et de Dostoïevski. SG / Marcel Proust, Du côte de chez Swann, édition de Matthieu Vernet, Le Livre de Poche / Classiques, 2022 8,20€. Sont également parus, chez le même éditeur, Un amour de Swann (édition de Matthieu Vernet et Francesca Lorandini, 5,40€) et A l’ombre des jeunes filles en fleurs (édition de Julie André, 8,40€).
Le rocaille fut la dernière passion de Marc Fumaroli, et le néo-rocaille propre au xixe siècle l’objet de ses attentions et intuitions ultimes. Chaque page de son livre posthume, malgré le souvenir d’Àrebours affiché par son titre, témoigne d’une ferveur intacte à l’endroit de ce que l’on n’ose plus appeler le style Louis XV. Mais ses « résurrecteurs », pour citer Dans ma bibliothèque, n’y sont pas moins présents, Edmond et Jules de Goncourt en premier lieu, dont l’éditeur de Madame Gervaisais partageait la faculté à vivre en un autre temps que le sien. Mieux vaudrait dire que les deux frères, loin de rejeter en bloc l’époque de disgrâce qui les vit naître, parvinrent à ressusciter un esprit, une culture, une sociabilité, autant qu’à collectionner Watteau, Boucher, Fragonard et tout ce qu’un marché de l’art de plus en plus tentaculaire mettait à la portée des nouveaux curieux. Rapprocher n’est pas identifier, rappelle Dans ma bibliothèque, et Marc Fumaroli eut l’art de jeter des ponts sans ignorer que rien en histoire ne se répète, et que les réhabilitations sont des réinventions. Sans doute le contexte des années 1970-1990, inséparable des expositions mémorables que Pierre Rosenberg organisa au Grand Palais, encouragea-t-il une compréhension plus fine de l’activité picturale sous la Régence et le début du règne de Louis XV. Watteau, Boucher et Fragonard, justement, mais aussi Chardin, retrouvaient une place éminente dans la conscience collective tandis que la redécouverte du xixe siècle, favorisé par la préfiguration du musée d’Orsay et son ouverture, rendait possible une approche de la modernité des années 1860-1880 moins dépendante des avant-gardes du xxe siècle. Le moment n’était-il pas venu d’historiciser autrement l’émergence, sous le Second Empire, d’une création en prise avec la sphère privée, par ses sujets et ses clients, d’une peinture distincte du système des Beaux-Arts hérité du davidisme et des réformes révolutionnaires, dont le Salon restait l’un des instruments régulateurs et le symbole saillant ? À l’évidence, au-delà des filiations formelles et des emprunts iconographiques qui font dialoguer le temps de Watteau et le temps de Manet, Marc Fumaroli avait saisi toute l’importance de l’écologie des images, les unes déterminées par l’art d’État, les autres par l’otium individuel. En 1748, alors que l’opposition au rocaille est en voie de passer de la presse à l’administration royale, le comte de Caylus, donnant lecture de sa Vie de Watteau à l’Académie, distingue deux modes et deux finalités en peinture, le style gracieux adapté à la fête galante et à la fable érotique ne convenant pas aux tableaux d’histoire, de vocabulaire et à vocation plus graves. En 1720 comme en 1863, « l’erreur des Modernes », aux yeux de leurs censeurs, fut de ne pas avoir amendé leur manière en changeant de registre. C’est la confusion des genres, la corruption du haut par le bas, qui mène au scandale du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia. N’oublions pas que Marc Fumaroli a rencontré « cet illustre inconnu » de Caylus, sur lequel il eût tant aimé écrire un livre, en travaillant sur les prolongements de la Querelle des Anciens et des Modernes au xviiie siècle. L’anticomanie dont Caylus fut le représentant à l’égal de Winckelmann l’intéresse moins que le familier de Crozat et de Mariette qu’il avait été d’abord, l’ami rabelaisien de Watteau et l’animateur d’un cercle aux contours mouvants. On peut lire Dans ma bibliothèque comme la tentative de le recomposer et de nous faire réfléchir, en bonne compagnie, à d’autres « prolongements », ceux qui mènent aux Goncourt de L’Art du xviiie siècle, au Balzac du Cousin Pons et de La Duchesse de Langeais, au Degas Danse Dessin de Paul Valéry, et aux écrits critiques de Baudelaire, dont Marc Fumaroli fit un constant commerce. Les pages qui suivent ont Manet pour protagoniste central, elles n’en sont pas moins tributaires de l’intense réflexion que l’amoureux du rocaille et le biographe interrompu de Caylus nous ont léguée.
Stéphane Guégan
Stéphane Guégan, « Manet rocaille », lire la suite dans Penser avec Marc Fumaroli, textes réunis et introduits par Antoine Compagnon, de l’Académie française, Droz, Bibliothèque des Lumières, 2023, 42€.
Marc Fumaroli, Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix, préface de Pierre Laurens, Gallimard, Tel, 18€. Dans ma bibliothèque, peut-être l’un de ses plus beaux livres dans son inaccomplissement même, fut son Rancé (« Que fais-je dans le monde? ») et son Siècle de Louis XV, que Voltaire oublia d’écrire par fanatisme louis-quatorzien et ingratitude.
Trois lectures idoines
La Terreur revient, c’est l’évidence. Robespierre a les faveurs de thèses bienveillantes et Saint-Just, écrivain raté, orateur inquiet et tranchant, est redevenu un objet de fascination. En manière de contrepoids, la lecture du Journal des prisons de Louise-Henriette de Duras pourra être de quelque utilité aux nouveaux apôtres de la violence purificatrice. Née Noailles sous Louis XV, elle a près de cinquante ans lorsque la Révolution, en avril 1793, la met aux fers, sans autre raison que le crime d’exister. La guillotine n’a pas d’égards pour les cheveux blancs. En plus de trois parents, sa mère et son père périssent sous ce que le néoclassicisme de l’époque nomme le glaive de la justice. La duchesse de Duras resta enfermée jusqu’en octobre 1794, au-delà de Thermidor an II qui ne fit donc pas cesser l’arbitraire dès la chute de Maximilien. Le quotidien d’une prisonnière politique n’est pas seulement le produit traumatisant des droits bafoués et des abus de geôlier, il confirme ce qu’est l’homme ou la femme en situation de détresse. Nulle entraide, nulle communauté du malheur : « Je découvris, peu de temps après mon arrivée à Chantilly (sa deuxième prison), que la perte de la liberté ne réunissait ni les esprits ni les cœurs, et qu’on était en détention comme dans le monde. » SG / Louise-Henriette de Duras, Journal des prisons de mon père, de ma mère et des miennes, Mercure de France / Le Temps retrouvé, 11,50€.
Entre 2007 et 2016, Marc Fumaroli s’est démené pour faire mieux connaître la figure et l’œuvre de Claire de Duras (1777-1828), préfaçant notamment une réédition d’Ourika, roman abolitionniste de 1823, qui suscita une « véritable rage », se souviendra Sainte-Beuve dix ans plus tard (l’Angleterre sortait alors de l’esclavage). Une jeune Sénégalaise, arrachée à son pays et à la servitude, puis conduite en France, va y vivre bientôt les espoirs et les épreuves de la Révolution. Mais la pire de ses souffrances est de ne pas être autorisée, devenue femme, mais femme de couleur, à s’unir au jeune homme de son cœur. Belle-fille de Louise-Henriette de Duras, proche de Chateaubriand, la romancière, tout en soulignant de mots forts cette condamnation à la solitude (qui connaissait des exceptions), n’oublie pas de stigmatiser la Terreur et de chanter les vertus apaisantes de la religion chrétienne. A la manière de l’auteur d’Atala, elle pratique le récit dans le récit et, conteuse moins géniale, émaille les siens de scènes qu’elle dit touchantes. Nous attendrir, loin des excès du roman gothique ou romantique, tel est le cap qu’elle se donne. Au passage, elle ne cède jamais à l’angélisme, comme l’atteste la mention horrifiée des « massacres de Saint-Domingue », bain de sang où périrent en 1791 une foule de planteurs blancs. Quoique bien en cour, cette libérale de la Restauration se garde, en effet, d’idéaliser quelque régime ou quelque race que ce soit. Marie-Bénédicte Diethelm, sa subtile éditrice, parle de l’aversion pour la France prérévolutionnaire qu’elle aurait partagée avec Chateaubriand ; cela me semble aussi excessif que d’écrire que la Galatée de Girodet fit davantage sensation, au Salon de 1819, que Le Radeau de la Méduse et ses résonances sénégalaises… Mais remercions-la d’avoir réuni, et finement commenté, l’œuvre complet, ou presque, d’une écrivaine qui sut secouer son époque et son entourage. SG / Claire de Duras, Œuvres romanesques, avec trois textes inédits, édition de Marie-Bénédicte Diethelm, Gallimard, Folio Classique, 10,90€.
De tous les maux qui oppriment Flaubert, le bovarysme est le plus précoce et le plus durable. Adolescent et déjà écrivain féroce, Gustave étouffe dans la vie ordinaire, que ses futurs romans peindront plutôt en gris. Le XIXe siècle, surtout depuis la Normandie, lui fait horreur, ce ne sont que béatitudes au rabais, utiles, futiles, renoncements surtout. Les rêves éveillés du jeune Flaubert, dont on ne cesse de redécouvrir l’œuvre, se remplissent d’extravagantes images, à la fois consolation et aspiration à mieux. En 1836, il a quinze ans et singe Byron en enviant son destin ; il lui faut l’Orient, le ciel bleu, les minarets dorés, les parfums, les femmes et les « fraîches voluptés » du sérail. En grandissant, après s’être frotté à l’Égypte et à la Palestine, il avouera, réalisme oblige, un faible pour les oublis et les dénis de l’orientalisme romantique : la saleté, le sordide, le faisandé, le spectre de la maladie ou de la mort l’excitent. Ses héros frustrés, Emma, Frédéric, lui ressemblent : lectures et voyages, la fiction des unes, la déception des autres, ne sauraient apaiser sa frénésie d’autre chose ou d’ailleurs, et le rut des sens qui fermente en lui. La modernité qu’explore ses romans reste en communication permanente avec le manque qui la fonde, manque où s’engouffre une intempérance de visions anti-saturniennes. Philippe Berthier et son gai savoir nous en ouvrent le chemin dangereux dans un essai brillantissime. Baudelaire et Chateaubriand y croisent, naturellement, le faux ermite de Croisset. Chateaubriand que Marc Fumaroli félicitait Berthier d’avoir rejoint, voilà près de 25 ans, lors d’un colloque fameux, après avoir si bien servi Stendhal et Barbey d’Aurevilly. SG / Philippe Berthier, Le Crocodile de Flaubert. Essai sur l’imagination pendulaire, Champion Essais, 29,90€. Voir aussi Flaubert, Récits de jeunesse, édition de Claudine Gothot-Mersch, révisée par Yvan Leclerc, enrichie notamment des transcriptions de deux manuscrits récemment retrouvés, Pyrénées et Corse et le superbe Novembre.
Accusés d’abriter pléthore d’images licencieuses ou de relayer les discriminations visant les minorités ethniques ou sexuelles, les musées sont entrés dans une zone de turbulence qui risque de durer, et probablement de se durcir. Autant admettre que nous ne sommes pas prêts de détacher nos ceintures de sécurité, voire de chasteté. Fatalement, à proportion de la pente du wokisme aux lectures binaires, les images étaient condamnées à souffrir de l’épuration en cours. Parlons d’images, et non d’œuvres d’art puisque, première victime du réductionnisme vertueux, la dimension esthétique propre aux créations de l’esprit, – la part d’elles qui échappe à toute détermination extérieure -, se voit aujourd’hui nier. Nos ligueurs, inaptes ou volontiers indifférents à la complexité de l’art, en ramènent les fruits à de simplistes messages, le plus souvent malodorants. « Les héros ne sentent pas bon ! », écrivait Flaubert des insurgés de 1848. Nous sommes aujourd’hui moins sectaires : c’est l’ensemble du passé occidental qu’on suspecte de couvrir de son silence les souffrances et les cadavres de l’Histoire. Bref, celle-ci mérite sa criminalisation galopante, comme les musées, en passe eux aussi de symboliser notre détestable soif de domination, sous toutes ses formes. Le procès n’est pas nouveau, nous dit Philippe Forest, au seuil d’un essai très utile sur « la querelle du woke » (Gallimard, 2023, 20€) : peinture et littérature jusqu’à une date récente eurent à répondre de leur conformité aux attentes du politique, du social et du religieux. Cela dit, pour s’en tenir à l’exemple de la France, le règne de cette censure « perpétuelle » n’a jamais entravé l’éclosion des œuvres les moins assignables aux critères communs, avant et depuis 1789. […] Cette tolérance nous paraît aujourd’hui d’autant plus précieuse qu’elle est davantage menacée et censurée. Car la liste des infractions s’est singulièrement allongée et le temps de l’instruction dramatiquement réduit. On déboulonne les héros démonétisés, on rebaptise les tableaux, et on réfléchit après coup au possible déni de mémoire, malgré les cartels explicatifs, pas nécessairement lus, sans parler des socles vides et orphelins de toute explication ; on appelle, ailleurs, au décrochage des toiles délictueuses sans se demander si, en farce, ne se rejoue pas le drame des expositions d’art dégénéré. Plus nombreux donc, les chefs d’accusation s’étendent du racisme au colonialisme, du machisme à la pédophilie, etc. Tout y passe, voire se croise en bouquets aggravants, selon la logique de l’intersectionnalité […] . Le cas Picasso, sur lequel on revient plus loin, offrirait l’exemple d’un multirécidiviste coupable d’à peu près toute la litanie woke : l’ogre des féministes et des réseaux assassins se dédouble, selon l’humeur ou l’humour des juges, en exploiteur des dominés, s’appropriant ici l’art africain, s’enrichissant là sur le dos des gogos. Resurgissent, rafraichis, les dadas de la critique marxiste et la théorie de l’art comme reflet direct, hier de l’économie, aujourd’hui de l’ordre européen. (Lire la suite de mon article, « L’art en procès », dans la livraison de juillet-août 2023 de la Revue des deux mondes).
Stéphane Guégan
Pour le Paul Valéry de Degas Danse Dessin, toute société humaine se règle sur le degré de visibilité qu’elle accorde aux représentations sexuées dans l’espace public. Leur impureté ne s’est jamais étalée au grand jour. Les anciens Grecs n’érigèrent pas la sensualité directe, et encore moins la pornographie (dont le mot se forge alors) en loi unique de l’image des corps et de leur fonction sociale. Au nombre des poncifs que balaient Alexis Merle du Bourg et son ambitieuse histoire du nu occidental, débarrassons-nous aussi de l’idée que le Moyen Âge fut plus chaste que le temps de la Renaissance, ou que le puritanisme des terres protestantes épargna le monde catholique. Plus de 300 nus sont réunis et commentés de main de maître, en vertu de ce qu’ils révèlent des prescriptions et proscriptions que le genre eut toujours à essuyer. Joignant Praxitèle à la peinture d’aujourd’hui, notamment celle dont nul ne se soucie, cette longue traversée ne suit pas l’itinéraire usuel, de l’idéalisme au réalisme, de Botticelli à Rembrandt et Courbet, ou de l’Éros contenu à l’Éros dé(ver)gondé des XX et XXIe siècles. Il importait de rebattre les cartes de la réincarnation et de saisir un invariant de la psyché humaine en son contexte. Le mythe spermatique de Vénus et le sens profond de l’Imago Christi nous y éveillent mieux que les nouveaux licteurs. SG / Alexis Merle du Bourg, Le Nu, Citadelles & Mazenod, 179€. Sur Valéry, le catalogue Manet / Degas, Orsay/Gallimard, 2023.
Alexis Merle du Bourg est aussi le co-commissaire d’une exposition à vocation sidérante, et qui justifie son titre participatif, mesmériste, Sous le regard de Méduse. Le principe reste celui de l’encyclopédisme bien compris : plus de deux mille ans de culture figurative s’illustrent à Caen et empruntent aux époques et aux esthétiques les plus diverses. Peu de mythes grecs ont eu la vie aussi longue et se sont régulièrement adaptés aux contingences historiques, comme aux inversions militantes : le succès récent de Luciano Garbati et de sa Méduse tenant la tête de Persée ont rempli la toile de leur néo-classicisme banal et bienpensant. Ultime œuvre d’un parcours qui fait de la beauté la première cause de l’effroi exercé par l’antique Gorgô, elle annule, au vrai, la dualité fondatrice du thème, bien faite pour orner boucliers, heurtoirs de porte ou Éros baudelairien. Car double, écrivait Jean Clair en 1989, se veut cette figure immémoriale de vie et de mort, humaine et animale, qui sait aussi pétrifier ou détourner le malin. Freud, lecteur des Grecs et iconophile insatiable, y retrouva ses petits. Nous sommes tous en proie au saisissement ou à la cécité volontaire. Et le réel, cette Méduse que l’artiste doit défier, rappelait Clair, nous tient « sous le regard » de la plus captivante et dangereuse des Gorgones. SG / Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques, musée des Beaux-Arts de Caen, jusqu’au 17 septembre 2023. Très riche catalogue, Infine, 39€, sous la direction d’Emmanuelle Delapierre et d’Alexis Merle du Bourg. Sur les survivances apotropaïques dans la production céramique de Picasso, voir Stéphane Guégan, « Feu Picasso », Geste/s, été 2023, 20€.
C’est la ville des superlatifs et donc des malentendus. Naples ne pouvait pas plus échapper au Dictionnaire des idées reçues de Flaubert qu’aux stéréotypes véhiculés par la littérature de voyage ou le cinéma de grande consommation. Qu’aurait dit le marquis de Sade, l’homme des Lumières bien connu, le voyageur de la péninsule, des tableaux insignes du Capodimonte qu’accueille la grande galerie du Louvre depuis quelques semaines ? Trop de bondieuseries ! Il avait trouvé les Napolitains d’une monstrueuse piété. Trop de violence ? Elle lui déplaisait moins que le commerce du Ciel. La Crucifixion de Masaccio ouvre le bal, la Pietà de Carrache et La Flagellation de Caravage se défient ensuite, la Judith d’Artemisia Gentileschi et le stupéfiant Caïn et Abel de Spada (sorte de Viol de Lucrèce biblique) rivalisent de ferveur sanguinaire plus loin, puis viennent le sadisme de Ribera et de Luca Giordano, la sublime Sainte Agathe de Guarino, les troubles extases de Matia Preti… Naples a également déplacé, outre son exubérante céramique rocaille, de spectaculaires cartons de Raphaël et de Michel-Ange, ou de leurs collaborateurs. Quel musée autre que le Louvre pouvait contenir telle vague sans faire pâlir ses propres collections ? Ni New York, ni Londres, ne l’eût pu. Et je n’ai pas parlé du Bellini, des Parmesan, du Paul III de Titien (préfigure du Bertin d’Ingres) ou de sa Danaé aux pieds de laquelle Stendhal et Manet eussent défailli. Parthénope n’en fait jamais trop. SG / Naples à Paris. Le Louvre invite le musée du Capodimonte, jusqu’au 8 janvier 2024, catalogue riche en contributions littéraires (Erri De Luca, Dominique Fernandez…), Gallimard/musée du Louvre, 42€, sous la direction de Sébastien Allard, Sylvain Bellenger et Charlotte Chastel-Rousseau, 179€.
Le collectionnisme héréditaire des fils de Louis-Philippe habite Chantilly à deux titres, les tableaux du duc d’Aumale comptant parmi eux des œuvres qui ont appartenu à son frère aîné, Ferdinand, notamment la Stratonice d’Ingres ; elle « eût étonné Poussin », écrivait le jeune Baudelaire. En dépit de cet écart dont le poète a parlé mieux que tout le monde, le XIXe siècle finissant préfère aduler le dernier des classiques, et le marché s’emballe avant et surtout après la mort du peintre, turc en cela, des langoureuses odalisques. Si l’achat de Paolo et Francesca, ex-propriété de Caroline Murat, n’écorne pas les finances princières d’Aumale en 1854, l’achat de la Stratonice, autre image candide du désir amoureux, fait bondir la cote de l’artiste l’année du Salon des refusés. Mais le coup d’éclat de l’amateur argenté, revenu d’exil après la chute du Second empire, c’est l’achat du « cabinet Reiset » en 1879. Les icônes d’Ingres pleuvent alors sur Chantilly, l’Autoportrait très remanié du Salon de 1806, le Portrait de Mme Devauçay qui fascina Gautier et Picasso, et la Vénus anadyomène, Aphrodite initialement pudica, vite tournée en son contraire, avec l’aide de l’imagerie licencieuse de la Renaissance (voir notre Ingres érotique, Flammarion, 2006, en hommage à José Cabanis). L’exposition pointue de Mathieu Deldicque ajoute à ces perles les prêts exceptionnels du Louvre, de Bruxelles et le Jésus parmi les docteurs de Montauban, commande de la reine Marie-Amélie et terrible exemple de l’inaptitude d’Ingres au drame, c’est-à-dire au dualisme chrétien. Ce tableau, dont Baudelaire aurait dénoncé le pédantisme risible, frappe par son outrance déplacée, aussi dénuée de réelle passion sacrée que le corps ingresque l’est de blessure intime et, le plus souvent, de diabolique appel (avec jeu de mots). Libertinage sérieux, accorde le Baudelaire de 1846 ; en 1855, son jugement se faire plus sévère, l’extranéité des corps qu’Ingres caresse inlassablement, pareil aux putti sucrés de la Vénus, ne saurait livrer de l’amour qu’un simulacre somnambulique, auto-érotique. Au fond, Louis-Antoine Prat a raison, Ingres n’aura été génial que dans le portrait et le dessin, seuls rivages où le réel rétablissait l’espace de l’entre-deux. SG / Ingres. L’artiste et ses princes, château de Chantilly jusqu’au 1er octobre 2023, catalogue très documenté, Infine, 34€.
Un peu de blanc, beaucoup de noir, c’est la recette de Degas dès que la fureur de graver le reprend. Maladie de jeunesse, quand Rembrandt et Goya le remuaient, péché de vieillesse : il n’a jamais arrêté de réinventer l’estampe, glissant d’une technique à l’autre, versant une technique dans l’autre, comme l’exposition de la BNF l’éclaire voluptueusement : la photographie – cette gravure, à sa manière – s’y incorpore avant les variations picassiennes de la coda scabreuse. Le noir, nous disent les commissaires, désigne aussi ce que Degas ne pouvait dire de lui qu’à travers les aveux les plus sombres de sa palette et de son imaginaire. Sa libido de l’ombre, par exemple. On pourrait aussi, en étendant le propos, examiner les interrogations pressantes sur sa possible créolité que la découverte de la Louisiane, et de sa famille maternelle, lui inspire en 1872-73. La bonhomie solaire de l’impressionnisme, prête à éclore, ne les effacerait pas. Voir, à ce sujet, la superbe figure du carnet 1 (1859-1864), visible en salle 1, cet aventurier aux allures d’Othello, mêlé à d’autres dessins qui laisseraient penser que Degas, moderne rentré encore, a croisé les dessins de Constantin Guys autant que le thème de la négritude en pleine guerre de sécession. Un peu de blanc, beaucoup de noir. SG / Degas en noir et blanc, BNF, site Richelieu, jusqu’au 3 septembre 2023, catalogue sous la direction d’Henri Loyrette, Sylvie Aubenas, Valérie Sueur et Flora Triebel, BNF éditions, 42€.
La passion que Laurent Fabius voue à la peinture n’est pas une formule de convenance. Ce familier de l’Hôtel Drouot pratique l’art du pinceau et, régulièrement, met des mots sur les artistes et les choix de son musée imaginaire. Son dernier livre, aussi informé et personnel que le précédent, mais moins centré sur l’art français, dévoile un goût très affirmé des polyptyques, que la mémorable exposition de Michel Laclotte, en 1990, a dû stimuler. La permanence d’une pratique, reliant les primitifs au bel aujourd’hui, faisait enfin l’objet d’une démonstration définitive, et exhumait, au passage, bien des œuvres éloignées de nos yeux. L’espace de la peinture une fois unifiée par la perspective, la peinture à panneaux multiples aurait pu se périmer, cesser d’être moderne. Du reste, Laurent Fabius montre bien que la survie des « tableaux pluriels » a souvent procédé de l’archaïsme, voire du primitivisme, des siècles postérieurs à la Renaissance. Explicitement religieuse ou non, la réutilisation du polyptyque, quand elle ne sacralise pas le seul artiste et son ego démultiplié, doit être ramenée, en définitive, à la conscience d’une double perte. Comment et pourquoi continuer à peindre en l’absence du divin des anciens, et en présence de tant de médiums alternatifs ? Laurent Fabius, on l’aura compris, ne se borne pas à déplier un pan entier de sa culture picturale, il en tire une réflexion qui le ramène à l’essentiel, et une force qui l’engage à ne pas raccrocher sa palette. SG / Laurent Fabius, Tableaux pluriels. Voyage parmi les polyptyques d’hier et d’aujourd’hui, Gallimard, collection Art et Artistes, 28€.
A réécouter : Répliques, France Culture, samedi 17 juin, 9:00 / 10:00 : Manet et Degas, face à face avec Alain Finkielkraut, Stéphane Guégan et Philippe Lançon
Jamais content, Ferdinand…Si on l’écoutait, il n’y aurait pas d’écrivain français plus persécuté que lui. C’est bien simple, Céline complète la trinité du malheur entre François Villon et Charles Baudelaire, frères en génie, frères en avanies. Aux deux extrémités de son existence, le guignon et la malveillance ne l’auraient pas lâché : Voyage au bout de la nuit est frustré du Goncourt 1932 (au profit de Guy Mazeline !!!), et presque trente ans plus tard, le pestiféré de Meudon s’efface, un jour de canicule, nu comme l’innocence, sans avoir reçu la béatification de La Pléiade, son dernier vœu. Céline eut son lot de misères et de dèche, lui qui était loin de détester l’argent, accumula les blessures, au corps, à la tête, à l’âme, souffrit de remords tenaces ou pires, on ne saurait le nier. Mais qui peut croire encore à la mise en scène du naufrage final, ignorer le dandysme inversé du clochard des années 1950, inverse et analogue aux costumes un peu voyants qui entrent très tôt dans sa panoplie de séducteur ? L’Album Louis-Ferdinand Céline, que signe Frédéric Vitoux, nous offre une brève, mais intense et complice, immersion au cœur d’un des auteurs les plus adulés et disputés de l’heure, il nous ouvre aussi sa riche garde-robe (en tous sens) et fouille ainsi sa maîtrise des apparences autant que son fanatisme du style (1). Pour poser, Céline aura posé, bel enfant, bel adolescent à grandes oreilles, bel homme au regard clair, bel officier sans moustache et bel épouvantail de la France foudroyée par deux guerres et une Occupation dont elle eut tant de mal à se relever. L’Album de la Pléiade en déroule le film, les acteurs, les seconds rôles, les extérieurs, les romances et les haines, les grandeurs et les bassesses, voire les graves erreurs d’aiguillage, avec allant, impartialité et jolies surprises. Cette chienne de vie vaut toujours mieux que ses bilans les plus sombres… Double était la difficulté de l’exercice, un sujet très sensible, un objet dangereux, le premier parce que la biographie de Céline demande à ré-apprivoiser ses recoins multiples, le second parce que l’image dont abonde l’Album doit conserver sa valeur propre, ne pas être ravalée au rang de banal appoint. Quoique conscient comme personne des pièges à éviter, l’apologie béate ou la liquidation bienpensante, Vitoux n’a pas cru utile de sacrifier sa verve aux exigences de la vérité, et l’enthousiasme de servir son écrivain de prédilection à l’inventaire non fardé de ses faits et gestes. Car, quitte à parler du machisme de Céline, de son antisémitisme et de son comportement sous la botte, la rigueur, l’histoire et la part du contradictoire doivent être préférées aux jugements expéditifs et aux anachronismes (2). Les manuscrits retrouvés ne sont pas d’un mince apport à cet égard, et Vitoux l’a bien compris. On verra plus loin ce que Guerre et surtout Londres possèdent de littérairement fertile, retenons d’abord combien ils confirment la valeur de thèmes (la santé du sexe libre) et de figures (celle, positive, du médecin juif), qui devaient nourrir la relance romanesque de Céline à partir du grandiose Guignol’s band, et même hanter les pamphlets dont Lucien Combelle, qui condamna leur surenchère incontrôlée en 1942, aimait à citer un des exergues pascaliens : « Dieu est en réparation » (3).
Il y a peut-être du catholique blessé, et certainement du catholique inaccompli chez l’écrivain Céline : « C’est Bloy moins Dieu », écrivait Drieu en 1941. Entendons : Bloy en quête de Dieu.Bernanos, sous le choc du Voyage, s’interroge dès 1932. Ce christianisme inaccessible (Céline, baptisé, ne fut pas un saint pour lui-même à rebours de son cher Baudelaire) doit-il être mis en relation avec la noirceur de son rapport à la vie et, sur le terrain de la politique raciale, avec l’idée funeste et obsessionnelle d’une extradition des Juifs hors de France, à tout le moins hors de l’appareil politique et économique du pays ? Si monstrueux que cela nous apparaisse aujourd’hui, et si détestables que furent les positions de l’écrivain au sortir du Front populaire, il existait des limites à la xénophobie célinienne, empreinte d’hygiénisme affolé, de haine sociale et surtout du « plus-jamais-ça » des pacifistes (Léon Poliakov l’a bien repéré en 1955, rappelle Vitoux). Faut-il répéter que la violence torrentielle de Bagatelles pour un massacre et des Beaux draps, avant et après juin 40 donc, n’équivalait pas à un appel au pogrom et intégrait la conscience de ses excès verbaux et autres, comme Gide l’écrit en avril 1938, après la parution du premier des trois pamphlets. On y croise, du reste, le docteur René Gutmann, ami de Céline, et l’une des voix de cette polyphonie devenue aujourd’hui inaudible, la voix la plus accusatrice de la dérive des mots : « Tu délires Ferdinand […] Je vais te faire interner ! […] Tu nous fouteras la paix… tu retourneras à tes romans… si t’es sage t’auras un crayon… D’abord c’est des insanités… la race ça n’existe plus… c’est des mythes… ». Il faut prêter la plus grande attention à ces médecins juifs, transférés d’un manuscrit à l’autre, entre le milieu des années 1930 et la fin de la guerre, nous disent avec justesse Régis Tettamanzi et Alain Pagès (4). Une bienveillance inattendue enveloppe ainsi le docteur Yugenbitz, proche des macs de Londres, promis à devenir le Clodovitz de Guignol’s band. Dix ans séparent les deux textes, dix ans qui auraient dû pousser Céline à accorder le roman de 1944 aux préjugés et stéréotypes raciaux des pamphlets. Il n’en fut rien, il n’en fit rien. Jacques de Lesdain, le 2 juin 1944, lui reproche publiquement de ne plus « se brûler les doigts aux sujets actuels. Le grand destructeur des Juifs oublie jusqu’à l’existence d’Israël. Qu’a-t-il fait des promesses implicitement contenues dans ses livres précédents ? » On doit à François Gibault, dont la biographie de Céline fit date et reparaît, d’avoir enregistré d’autres réserves de la presse de la Collaboration à l’égard d’un écrivain qui lui confia pourtant ses « lettres ouvertes » les plus compromettantes (5). Outre ceux qui trouvaient immoral, ordurier, son style, certains s’inquiétaient, notamment les énervés de Je suis partout, du moindre fléchissement de l’ardeur antisémite de l’écrivain. Ainsi Henri Poulain regrettait-il que Les Beaux draps ne donnassent pas « la vedette » aux Juifs, comme si l’écrivain avait tenu compte du leur « statut » déjà dégradé par Vichy. Les mêmes folliculaires s’emportèrent contre Guignol’s band quelques semaines avant la Libération de Paris. « On attendait autre chose », résume l’un d’eux. Clodovitz ne passait pas… Ces mêmes journalistes eussent hurlé à la verdeur érotique de Londres, dont Gibault avait deviné, bien avant sa réapparition, ce qu’il révélerait des liens du Céline de 1915-1916 avec le proxénétisme, et de l’énergie, tantôt priapique, tantôt voyeuriste, de l’ex-cuirassier Destouches, amoché, et privé encore de l’écriture salvatrice.
Elle se déchaîne à l’état natif, c’est-à-dire au stade du manuscrit : Londres, resté du plus haut scabreux, le manifeste mieux que Guerre et que La Volonté duRoi Krogold, les deux autres miraculés de l’été 2021, deux récits de renaissance, au sens premier. Guerre est à Balzac et Barbusse ce que Krogold est à Shakespeare et Flaubert : le lecteur assiste d’emblée à une agonie, avant de suivre le héros, soit Ferdinand et ses doubles, en leurs pérégrinations picaresques aux couleurs drues. La langue du haut réalisme n’a pas à être pure, incolore et inodore : Céline dit quelque part qu’on ne peut plus peindre après l’impressionnisme, tueur du faux-jour, comme avant. Parmi les trésors qu’il abandonna à Paris en juin 1944, on retrouva deux dessins de Degas, des danseuses, évidemment. La coupure de presse reproduite par l’Album Céline ne dit pas s’il s’agit d’originaux. L’écrivain avait les moyens de se les offrir. Qu’il ait décidé de ne pas les emporter, à l’instar de ces milliers de feuilles manuscrites séquencées par des pinces à linge, ne laisse aucun doute sur sa conviction qu’il reviendrait vite. De mauvaises langues ont préféré parler d’abandon afin de mieux diminuer, voire d’invalider, la valeur de textes qui ne mériteraient que celle de brouillons, plus ou moins lisibles et licites selon les papilles de chacun. Henri Godard et son éditeur ont tranché autrement et, réordonnant les premiers volumes de La Pléiade, ont fait place aux inédits, avec leurs imperfections, certes, avec leur lave brute surtout, leur mélange de scories, sublimités et force entraînante (6). La beauté du premier jet, c’est la beauté de l’esquisse en peinture. Encore Céline se méfie-t-il de l’instinct, de la spontanéité en art et pas plus que Baudelaire ne cède-t-il à l’illusion de l’écriture automatique (erreur d’un critique qui, en 1944, le comparait à André Breton !). Pour ne pas égaler le diamant de Guignol’s band qu’il prépare inconsciemment, Londres n’en constitue pas le « draft » informe et infâme. D’autres raisons éminentes imposaient la fine réorganisation des tomes I et II de La Pléiade qui vient d’être opérée, la réapparition de scènes distraites de Casse-pipe et celle du « manuscrit de travail » de Mort à Crédit, dont Godard nous rappelle utilement les mésaventures initiales. Jugé obscène à maints endroits, le roman parut tout immaculé des mots gommés ou passages caviardés, et blanchis ironiquement, Céline ayant pris « un malin plaisir » à ne rien masquer des stigmates de la censure (Drieu fera de même, en décembre 1939, lors de la parution mutilée de Gilles). Il existe d’autres témoignages de l’exigence célinienne en matière de musique littéraire, rythme, son, sens. Les familiers de sa correspondance et de ses ratures en sont convaincus depuis fort longtemps. Mais le massif retrouvé, ses perles inattendues, ses ébauches en déshabillé ou plutôt au travail, dépasse les espérances les plus folles. « On n’en finit pas de redécouvrir l’œuvre de Céline », a pu écrire Pascal Fouché, aujourd’hui associé à la refonte de La Pléiade. Sonné par le manuscrit de Voyage, ressurgi en 2001, ce grand connaisseur de l’écrivain ne savait pas si bien dire. Vingt ans plus tard, la féérie crève le plafond de verre, cette épaisse cloison de mystères, de refoulé historique et d’impératif éclaircissement. Alors, Ferdinand, content ?
Stéphane Guégan
(1)Frédéric Vitoux, de l’Académie française, Album Louis-Ferdinand Céline, offert par votre libraire pour tout achat de trois volumes de La Pléiade, Gallimard ; le même auteur et le même éditeur proposent une nouvelle édition, revue et augmentée de La Vie de Céline (Folio, 15,50€), augmentée notamment de l’apport multiple des manuscrits retrouvés. L’exergue emprunté à Ferdinand annonce bien le ton de cette grande biographie, souvent rééditée depuis 1988 : « L’âme n’est chaude que de son mystère » // (2) Voir, au sujet de ses agissements réels ou supposés sous l’Occupation Stéphane Guégan, « Faut-il brûler Céline?« , Revue des deux mondes, mai 2017, p. 13-17 // (3) Sur Lucien Combelle, que François Gibault a souvent interrogé, voir le beau livre de Pierre Assouline (Calmann-Lévy, 1997) et ma notice du Dictionnaire Drieu (Bouquins, 2023) // (4) Voir l’excellente préface de Régis Tettamanzi à son édition de Londres, 2022, Gallimard et Yves Pagès, « Londres : hors champ cosmopolite pour apatrides désenchantés », NRF, printemps 2023, Gallimard, 18€, livraison assortie d’un dossier célinien. Il contient aussi, preuve que Londres va continuer à peser sur l’exégèse, un article d’Alban Cérisier centré sur le personnage de la bien nommée Angèle, incarnation du rut de la vie que Guignol’s band va un peu refroidir. Henri Godard (voir note 6) nous apprend que le manuscrit de Guerre (où la jeune prostituée explose déjà) présentait une allusion biffée : « on aurait dit une juive ». Faut-il rappeler que Céline a eu de nombreuses amantes juives ? Outre le texte désopilant et informé de Philippe Bordas, qui ressuscite le vélo volé de Céline, évaporé même au contraire des manuscrits, mais symbole à riches facettes, le dossier de la NRF exhume une nouvelle inédite (La vieille dégoûtante) ; très antérieure au Voyage, elle frappe par sa prescience de thèmes durables, la police des mœurs et la délation ordinaire // (5) François Gibault, Céline, Bouquins, 32€. D’une information souvent inédite à sa date et de style mordant, ce triptyque (1977-1985), qui attendait de revenir en librairie, contient Le Temps des espérances (1894-1932), Délires et persécutions (1932-1944) et Cavalier de l’Apocalypse (1944-1961). Hautement recommandable. // (6) Céline, Romans 1932-1934 et Romans 1936-1947, édition établie par Henri Godard avec Pascal Fouché et Régis Tettamanzi, Gallimard, La Pléiade, 70,50€ et 78,50€. Notons que La Volonté du roi Krogold a fait l’objet d’une édition séparée, établie par Véronique Chovin, Gallimard, 22 €. // (7) Signalons, sur un sujet plus souvent nommé que glosé, l’essai passionnant de David Labreure, Céline le médecin-écrivain, Bartillat, 25€. « Céline a le sens de la santé», écrivait Drieu en 1941, le fanatisme de l’hygiène, eût-il fallu dire. Cet hygiénisme vient d’un temps, la fin du XIXe siècle, et d’un milieu, la petite bourgeoisie malthusienne et diminuée (une mère boiteuse), qui professent le culte de la santé publique, l’une des préoccupations majeures de la IIIe République. Céline n’a jamais tué en lui le jeune médecin qui précéda l’écrivain et lui survécut marginalement. Sa vocation se situe assez loin de la littérature au départ : les expédients cliniques de 14-18, dont il aurait pu être la victime, et la misère sanitaire et autre des classes populaires le marquèrent à jamais ; les missions de la SDN, la découverte effrayée de l’abrutissement du travail à la chaîne aux USA, et la lecture des mauvais livres agiront sur un terrain favorable aux angoisses de la contamination générale, de la dégénérescence et du péril étranger. Après avoir consacré une thèse vengeresse à Ignace Philippe Semmelweis (1924), avant-courrier occulté de Pasteur, Céline va greffer partout le thème médical, les premiers grands romans, les parias de l’East End londonien et, plus durement, plus obsessionnellement, les pamphlets antisémites. Quand il n’est pas apparenté à un agent de contagion, le juif y est accusé de tirer profit des masses sur-alcoolisées et sur-exploitées. La dénonciation des sanies de toutes natures se fait furieuse, scabreuse et scatologique, écho possible des traumatismes des l’enfance, nous dit David Labreure, dont le savoir et le scalpel font froid dans le dos. Comment concilier le médecin de quartier, le bénédictin de la zone, le samaritain des réprouvés, le propagandiste rageur et l’hygiéniste ou l’artiste aliéné à sa propre cause ? // (8) Voir enfin Stéphane Guégan, « Drieu, politique du roman », Commentaire, n° 182, été 2023. SG
Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.
L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.
Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.
La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.
Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.
C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ? Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /
*Sous la direction de Béatrice Sarrazin(dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the ModernArt Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.
Il y a un romantisme des années 1860 et il n’est pas seulement le fait des anciens combattants puisque Baudelaire consacre à sa défense une grande partie de son Salon de 1859. On pense, bien sûr, au savoureux passage où déborde sa nostalgie pour les paysagistes d’avant la conversion générale à la peinture herbivore. Un double échec s’y consomme : le recul des sites imaginaires conjugue ses effets négatifs avec l’empirisme sans originalité. Baudelaire, frustré de ces compositions à « caractère amoureusement poétique » que seul Paul Huet maintient en vie, se rabat sur Meryon, les ciels opiacés de Boudin, les encres d’Hugo et « la beauté surnaturelle des paysages de Delacroix ». Où est passée l’esthétique du vertige qu’illustrait, en 1830, la vogue des châteaux forts, des lacs suspendus, des abbayes en ruine, des ponts gigantesques ? Baudelaire fera même mieux au début des années 1860 et appuiera d’une égale ferveur la naissante modernité et ce qu’elle ne démodait pas à ses yeux. Une semblable libéralité se dégage de la critique théâtrale de Théophile Gautier, l’homme du très officiel Moniteur, dont Patrick Berthier continue à éditer pieusement le précieux trésor journalistique. Son efficacité est telle que nous atteignons les années 1865-1867, qui voient s’affirmer, on le sait, une nouvelle vague de peintres sous l’impulsion de Manet. Et Gautier ne se prive pas des parallèles qui s’imposent ou qu’il impose.
Cette double saison fut maigre en vrais événements, Berthier les identifie parfaitement, le scandale d’Henriette Maréchal et le miracle de Fantasio. Il se trouve que Gautier fut mêlé au coup de maître des frères Goncourt à plusieurs degrés, comme à l’exhumation du chef-d’œuvre, inédit à la scène, d’Alfred de Musset. Sa recension du drame des Goncourt a toutes les habiletés, elle suggère la cabale qui fit chuter Henriette Maréchal après six représentations et visait la princesse Mathilde, dont Théophile était proche, à travers le drame des deux frères. Mais c’est aussi le réalisme, la vie présente, qui semblait indigne de la Comédie française pour beaucoup. Le bal de l’opéra qui ouvre l’acte I a des chances d’avoir inspiré à Manet, assez attentif aux Goncourt, le tableau refusé de 1874 (Washington, NGA, ill. 1). Gautier applaudit aussi à cette invasion, jusqu’au turf, du monde moderne. Les intrigues, les décolletés et la joyeuse cohue qu’abrite le foyer, en ouverture d’Henriette Maréchal, l’enchantent, autant que le coup de révolver final. C’est 1830 recommencé sous de nouveaux oripeaux : « MM. de Goncourt, comme disent les peintres, font nature ; mais cette fidélité au modèle n’exclut pas chez eux les recherches d’art les plus raffinées. » Il rapproche aussi d’une pièce de son cher Auguste Maquet, ancien du Petit Cénacle, « ces peintres qui réduisent leur palette aux couleurs primordiales ». Suivez le regard. D’autres insistances de Gautier disent sa conscience des évolutions en cours, notamment ses nombreuses références à la Vie parisienne, l’hebdomadaire illustré né en 1863, et vrai vivier de la modernité naissante. Il verse des larmes sincères sur Gavarni et Gozlan, décédés l’un et l’autre en 1866, liens vifs entre le romantisme et la modernité telle que Baudelaire et Gautier l’entendent. Quant à renoncer aux plaisirs périmés, il n’en est pas question… En juin 1866, le Gringoire de Théodore de Banville, troisième événement théâtral de l’époque, est ainsi salué : « Au lever de la toile, notre vieux romantisme s’est réjoui de voir un décor Moyen Âge ! Bonne fortune assez rare aujourd’hui. » Tout est dit. Stéphane Guégan
Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome XVIII, mai 1865- mai 1867, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 2023, 98€.
La surdouée Fanny Kemble (1809-1893) aurait pu jouir de la plus délicieuse des existences entre les scènes théâtrales de Londres où elle brillait et le milieu artistique qui l’avait adoubée. Ce cercle comptait des écrivains, des poètes et des peintres de choix, Walter Scott, Tennyson, Thackeray ou encore le grand Thomas Lawrence. L’impéritie de son père scella différemment son destin et, à la suite d’une tournée américaine, Fanny, vingt-quatre ans, dut renoncer à son indépendance et se marier à un planteur peu dégrossi, maître chez lui et propriétaire de nombreux esclaves d’origine africaine. L’union ne fut pas heureuse, on s’en doute, et confirme ce que Tocqueville dit de la servilité des épouses américaines. Avant leur séparation, la jeune femme obtint toutefois de ce mari imposé l’autorisation de visiter les champs de coton et de riz d’où il tirait sa fortune. Le témoignage de Fanny Kemble, celui d’une abolitionniste qu’aucun argument économique ou racial ne saurait fléchir, est digne de la situation révoltante à laquelle elle est exposée dès l’hiver 1838-39. Son livre paraîtra en 1863, la traduction n’en avait jamais été entreprise. Merci donc au Mercure de France. Pour avoir participé à la guerre de sécession aux côtés des troupes nordistes, Philippe d’Orléans, comte de Paris (fils aîné de Ferdinand), ne s’était pas trompé en désignant le Journal de Fanny à l’attention de ceux qui voulaient se confronter enfin à la réalité des Noirs enchaînés. SG / Fanny Kemble, Journal 1838-1839, traduit de l’anglais par Caroline Valeau, édition de Françoise Lapeyre, Le Temps retrouvé / Mercure de France, 12€.
Toutes les raisons sont bonnes de relire Atala et même René, ces courts romans inscrits sur les tables du premier romantisme (1801 et 1802) pour avoir donné de nouvelles couleurs, une luxuriance inédite, à la peinture de la nature et des passions humaines les moins avouables, ou les moins compatibles avec les exigences du Ciel. La puissance d’évocation et de sensualité du texte mit immédiatement le monde de l’image en émoi. On ne compte pas les peintres, que Girodet domine, et les illustrateurs qui crurent possible de rivaliser avec les mots de l’Enchanteur, de son vivant et, plus curieux, longtemps après sa mort. La nouvelle édition de Folio classique s’enrichit de planches de Gustave Doré. Cet exact contemporain de Manet, observateur à ses heures des turpitudes modernes, leur préféra le plus souvent l’émulation des aigles de la littérature. Le dessinateur vertigineux de L’Enfer de Dante (1861) donne à Chactas et aux siens, deux ans plus tard, l’écrin et l’écran d’une végétation anthropomorphique, sexuée, bonne et mauvaise. La « selva oscura » d’Atala baigne ses pieds dans le Mississippi. Baudelaire, en 1859, a parlé à Nadar des « enfantillages » de Doré, dont Gautier était l’ami et le complice en tout. Lui le qualifiait d’anormal, excessif et « prodigieux crayon ». Les illustrations d’Atala, qu’on retrouve avec bonheur, ont fait travailler plusieurs générations d’imaginations, de part et d’autre de l’Atlantique : on en perçoit l’écho lointain chez le Masson de Martinique charmeuse de serpents ou, de façon plus catholique, dans La Ligne rouge de Terrence Malick. SG / Chateaubriand, Atala suivi de René, édition de Sébastien Baudouin, préface d’Aurélien Bellanger, Gallimard / Folio classique, 5,50€.
Au rythme où se maintient sa correspondance, deux ou trois lettres reçues et expédiés quotidiennement, Marie d’Agoult pouvait se sentir encore, à 60 ans, aussi entourée d’intelligences flatteuses qu’utile à la marche de l’histoire. Le lecteur toutefois est vite en droit de se demander de quelle histoire il s’agit en ces années 1866-1869, le naufrage proche du Second Empire ou, après l’année terrible et l’épisode Mac Mahon, la relance républicaine ? Contrairement à son gendre Émile Ollivier, qui sous-estime largement le danger prussien et ne se lancera dans la guerre qu’au moment le plus inopportun, la comtesse, bien qu’Allemande à moitié, se méfie davantage des appétits de Bismarck ; elle se montre toujours très préoccupée par les avantages à saisir du « tournant libéral » où Napoléon III persévère et où le prince Napoléon, l’un de ses proches, croit pousser ses pions. Elle mise aussi, prescience certaine, sur l’avenir politique de Jules Grévy à la lumière de ses premiers succès électoraux. Le rouge raisonnable de ses opinions, que confirme alors la réédition de sa belle Histoire de la révolution de 1848, a du sang bleu, comme elle aime à en sourire avec la presse de l’époque. Elle se voit ainsi mettre « dans les écrivains de la caste qui ont été libéraux et républicains : Chateaubriand, Lamennais, Tocqueville, Vigny ». Être centre gauche ou centre droit, cela se conçoit très bien en politique au terme d’un presque siècle de violences continues. Mais en art ? Wagner mis à part, Marie est devenue étrangère à son temps et conserve au tiède Ponsard toute son estime admirative. Ses filles des deux lits ne montrent pas plus d’appétence pour la création du moment, et leur correspondance si passionnante le trahit à maints endroits. Comme si la richesse de ce tome XIV, aussi soignée que les précédents, ne suffisait pas, Charles Dupêchez le complète, en effet, des lettres qu’échangèrent Cosima von Bülow et Claire de Charnacé. La première, fille de Liszt et bientôt Mme Wagner, avoue ainsi n’avoir rien compris à Henriette Maréchal, à la protection de la princesse Mathilde, au fiasco et à « la pièce elle-même ». Ailleurs, au sujet du mariage de Catulle Mendès et de Judith Gautier un certain antisémitisme se donne carrière sous l’ironie de salon. De l’électrochoc (insuffisant) de Sadowa à l’internement (partiel) de Marie chez le fameux docteur Blanche, ces mille pages documentent un moment de notre histoire politique et culturelle qui demande encore à être mieux saisi. SG / Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome XIV, 1866-1869, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, 145€. Remarquons au passage combien George Sand reste présente à l’esprit de Marie d’Agoult et à ses échanges avec Hortense Allart. Quoi qu’elles en aient, les deux amies ne parviennent pas nier le lustre littéraire de celle qu’elles nomment jalousement la Reine. A ce sujet, il faut s’intéresser à l’un des romans les plus oubliés de la dame de Nohant, écrit au bord du volcan (1869-1870) et publié en quatre livraisons dans la Revue des deux mondes, de part et d’autre de Sedan… La donnée de départ y est aussi savoureuse (une aristocrate au service de bourgeois, dont une adolescente tyrannique) que les résonances dynastiques et sociales annoncées dès le titre. Voir George Sand, Œuvres complètes sous la direction de Béatrice Didier, Césarine Dietrich, édition critique par Alex Lascar, Honoré Champion, 2022, 59€.
Françoise Gilot avait prévenu son cher Jean Cocteau : « Il t’aime et te déteste. » Janusien, Picasso l’était jusqu’au bout des ongles, soignés par superstition, et acérés par plaisir. Sous l’Occupation, durant laquelle il fut le centre d’attentions diverses (et non de menaces, comme l’écrivent d’aucuns), le peintre soumit à un graphologue son écriture emportée et chaotique. « Aime intensément et tue ce qu’il aime ». Du Racine. Cocteau en fit vite les frais. Mais l’étrange amitié qu’il a entretenue désespérément, obstinément avec Picasso, et que Claude Arnaud examine sans littérature, dut peut-être au manque de feu initial son demi-siècle de joies et de souffrances. Rien de comparable aux coups de foudre suscités par Max Jacob et Apollinaire, si on s’en tient aux vrais poètes, aimés, délaissés, trahis avant lui… En 1915, Cocteau avait forcé la porte de Picasso, au risque d’en payer le prix fort un jour. Parade leur tint lieu de lune de miel, le mariage avec Olga, en 1918, de confirmation. Faut-il croire que Picasso ait été un peu jaloux ensuite de Radiguet, dont il a laissé un portrait rimbaldien ? Quoi qu’il en soit, au début des années 1920, estime Arnaud, ce n’est déjà plus ça. La première rupture approche, que précipitent ces dynamiteurs en chambre de surréalistes. Étriller Cocteau présente bien des avantages, on élimine un rival et on disculpe Picasso d’avoir trempé dans « le rappel à l’ordre » cher à l’excommunié. Or la réaction figurative du peintre, sa sortie du cubisme le plus étroit, fertile à son heure, était riche des développements futurs de l’œuvre. Nul autre que Cocteau ne pouvait autant se féliciter du virage qu’il avait favorisé. Quant à bénéficier de la gratitude de Picasso, il ne fallait pas y compter. Au cours des années 30, la correspondance est à voie et voix uniques. Cocteau, expert des soliloques amers, aime pour deux et, malheureux, rongé par l’opium, le fait savoir, aveu d’un besoin d’admiration, d’une attente lancinante, et peut-être d’un masochisme, dit Arnaud, qui ne demande qu’à se frotter au sadisme de Picasso, ajoute l’auteur. Le plus beau est qu’il y eut replâtrage. Entre juin 40 et la Libération, après une quinzaine d’années froides, le dégel débute ; les bonnes âmes, façon de parler, s’en étonnent ou s’en inquiètent. Comment Cocteau, le compromis, et Picasso, l’incorruptible, ont-ils pu frayer dans les mêmes eaux au cours de ces années qu’on dit « sombres » pour se débarrasser de leur ambiguïté ? Arnaud ne craint pas de dissiper de tenaces légendes. Pas plus que Cocteau, Picasso accepte de laisser la culture dépérir sous la botte allemande, et l’on sait depuis peu que don Pablo s’est enrichi à millions alors. Moins fortuné, quoique aussi actif, le poète subit davantage les attaques de la presse bienpensante. En rejoignant le P.C.F. fin 1944, Picasso confirme et conforte son souhait de rester dans la lumière. Cocteau, pour demeurer en cours, doit avaler la mue communiste de son « ami » (« son premier acte antirévolutionnaire »), les leurres de la Pax sovietica et les veuleries de 1956. Son Journal, en silence, étrille « le camarade Picasso », son mélange de lâcheté et de tyrannie. Mais l’amour l’emporte encore sur les moments de dégoût, la vénération sur la détestation. Stéphane Guégan
*Claude Arnaud, Picasso tout contre Cocteau, Grasset, 2023, 20,90€.
D’AUTRES ÉTOILES, D’AUTRES PICASSERIES…
Faisons un rêve !Sarah Bernhardt, lasse d’être mitraillée par les portraitistes mondains de son temps, ou lapidée par la caricature quelquefois antisémite, se tourne vers Picasso, le nouveau siècle appelant de nouvelles images. La femme la plus maigre de son royaume, au dire de Zola, fait don de sa sveltesse et de ses yeux de braise aux cristallines sécheresses du cubisme. Devenu le Boldini de son temps, l’Andalou l’eût étirée, dilatée et presque fragmentée, au-delà de ce que Georges Clairin s’était autorisé dans le fameux tableau (notre ill.) du Salon de 1876… « Comme si l’exposition du Petit Palais n’était pas assez riche, fastueuse, merveilleusement diverse et théâtrale », me répondent ses commissaires ! On ne saurait le nier. Il fallait, du reste, que cet hommage ressemblât à la vie inhumaine, extraterrestre, de la divine, à cette mise en scène de soi, même loin des planches, aux métamorphoses que réclamaient le drame et le public, aux amours de toutes sortes qu’elle accumulait, à la présence démultipliée que lui assuraient les médias de son temps, jusqu’au cinéma, qui fit d’elle l’un de ses astres, l’une de ses stars plutôt, puisque l’adoubement de l’Amérique et des dollars était passé par là. « Quand même », était sa devise. Qu’on m’aime, disent l’écho et le visiteur d’un parcours qui combine la méthode et l’ivresse, à l’image d’une carrière menée avec l’opiniâtreté des femmes que le génie et le destin propulsent hors de leur sphère d’origine. Juive des Pays-Bas, la mère de Sarah, galante de la Monarchie de Juillet et du Second empire, l’a fait baptiser et élever au couvent. On croirait lire un livret d’opéra, d’autant plus que l’enfant semble s’être imaginée devenir nonne. Le duc de Morny, protecteur des jeunes filles à tempérament, met fin aux désirs de claustration. Elle a 15 ans, entre au Conservatoire, Nadar fixe un visage aux yeux d’amande, aux lèvres volontaires, sous la crinière sombre d’une lionne prometteuse. Les difficultés de sa carrière naissante ne résisteront pas à l’énergie évidente de l’adolescente, à son charme, qu’elle sait mettre à contribution, comme le registre des courtisanes de 1861-1876 nous l’apprend. La fiche d’identification est assortie d’une photographie, qui restera sa grande alliée. L’année terrible ne retarde que peu l’explosion, Ruy Blas, Phèdre, les pièces de Sardou et Rostand semblent avoir été écrites pour elle, certaines le furent. Mucha et ses affiches mobilisent un public, abattent les frontières. A sa mort, en 1923, un an après Proust qui en fit sa Berma, des milliers de fanatiques lui rendent un dernier hommage en se pressant chez elle. Son fils, prince de Ligne par son père (naturel), mais beaucoup moins dreyfusard que sa maman, donnera plus tard au Petit Palais le chef-d’œuvre de Clairin. C’est le roi de la fête. Il occupe le centre magnétique d’une scénographie à vagues successives. Zola, que l’affaire Dreyfus devait rapprocher de l’actrice, apprécia peu la toile en 1876, le corps de Sarah y disparaissait trop sous les sinuosités serpentines d’une robe sans corset, et la vérité du visage s’effaçait derrière un minois « régulier et vulgairement sensuel », digne de Cabanel. Avec son canapé rouge et ses coussins jaunes, Clairin rappelait, en outre, les tapages chromatiques de feu Regnault, son ami, mort en janvier 1871. Zola, l’ami de Manet, cherchait Victorine Meurent là où nous goûtons Gloria Swanson. SG /// Annick Lemoine, Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas (dir.), Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star, Paris-Musée, 39€. L’exposition est visible jusqu’au 27 août 2023.
Le 23 juin 1912, depuis Sorgues, Picasso annonce à Kahnweiler son intention d’aller « au théâtre voir Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias », non la pièce (comme on l’écrit parfois), mais le beau et nouveau film d’André Calmettes. La vamp de plus de 60 ans y incarne les fraiches courtisanes avec l’aplomb érotique d’une débutante. Imaginons une salle de cinéma, à Avignon peut-être, Picasso et Eva Gouel au premier rang, sous le choc de la double magie, Marguerite au grand cœur blessé et les ombres si vivantes de l’écran. La mort de l’héroïne remua-t-elle le peintre si friand, dit-on, des souffrances du deuxième sexe ? Le monstre connut-il alors un de ces émois répréhensibles, même en pensée, même en art ? L’ogre a presque cessé d’être un animal politique ou presque… Le célèbre pamphlet royaliste de Chateaubriand désignait ainsi, à sa chute, un certain général corse, devenu tyran et anthropophage. Grâce à Picasso, objet du lynchage médiatique que l’on sait, le mot a retrouvé des couleurs, plutôt vives. Lui, nous dit-on, se nourrissait exclusivement de femmes, de plus en plus jeunes avec le temps. Laurence Madeline consacre un livre, vif aussi, à huit d’entre elles. C’est une de plus que la légende n’en attribue à Barbe-Bleue, mais le XXe siècle, au théâtre, puis au cinéma (merveilleux film d’Ernst Lubitsch), ne s’est pas privé de modifier la comptabilité de Charles Perrault. On sait que l’écrivain du Grand siècle avait voulu croquer à touches sombres un modèle parfait de cruauté, un fétichiste morbide, plus qu’un érotomane insatiable, sens aujourd’hui privilégié. Il ne se déroule pas un jour sans que Picasso ne se voie attribuer le nom de l’égorgeur ou qu’une manifestation, une performance ne salue le terrible destin de ses victimes. Les hostilités ont, d’ailleurs, commencé bien avant l’ère Me too. « Les femmes du diable », titrait Elle en 1977, le magazine « féminin » confirmait son tournant « féministe ». La diabolisation n’aura fait qu’empirer, et le besoin de ne pas y céder bêtement aussi. Où situer le curseur, se demande Laurence Madeline, qui ne ménage pas le machisme picassien, ni ce que le polygame espagnol fit endurer aux huit compagnes et épouses ? On ne se débarrasse pas facilement des approximations, demi-vérités et autres mensonges en libre accès sur les réseaux de la doxa criminalisante. Au lieu de nous asséner péremptoirement ses conclusions, son livre tisse ensemble huit courtes enquêtes, aussi documentées que possible, aussi variées que le furent ces liaisons dangereuses, et différentes « les femmes de Picasso ». Remercions l’auteure de leur redonner vie, de renseigner leur existence, de cerner chaque liaison dans sa vérité propre, quand la victimisation actuelle les réduit au statut de martyres passives, interchangeables. Germaine, Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise et Jacqueline ne furent pas de simples prénoms, bonnes à baptiser les périodes stylistiques du maître. Malgré la priorité qu’il donna toujours au travail et à sa personne, choix nécessairement destructeur en terrain vulnérable, Picasso ne fit pas de la cruauté le seul moteur de sa biographie amoureuse. Et son art, reflet supposé des viols et violences qui auraient composé son ordinaire, exige d’être interprété en fonction de sa part fantasmatique et souvent auto-ironique. Lui tenir tête n’était pas chose aisée, d’autres que Françoise pourtant y parvinrent. Car il était capable de tout, de déloyauté, de lâcheté, de brutalité, comme d’attentions, de tendresse et de passion, un temps, entre deux tableaux. Fernande Olivier, en 1957, avouait lui devoir « mes plus belles années de jeunesse ». Sous l’idéalisation du souvenir, le cri du cœur. SG /// Laurence Madeline, Picasso. 8 femmes, Hazan, 25€. A réécouter : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/signes-des-temps/cinquantenaire-de-la-mort-de-picasso-peut-on-separer-l-homme-de-l-artiste-9830416 / A voir : https://www.arte.tv/fr/videos/108957-000-A/picasso-sans-legende/
Prise en tenaille par le rapport Khrouchtchev et l’écrasement de la Hongrie, 1956 fut une annus horribilis pour les communistes français et leurs compagnons de route. Si L’Humanité ne perd pas le sourire, rompue qu’elle est aux tueries et aux purges du grand frère russe, les intellectuels tirent en masse leur révérence. D’autres ménagent le choux et la chèvre. A rebours de Roger Vailland et Claude Roy, Picasso se borne à manifester sa perplexité avec tact, un modèle d’habileté, que Maurice Thorez ne digère pas toutefois. Le peintre n’en est pas moins intouchable… Quoi qu’il ait condamné la saignée de la Hongrie et dénoncé les agissements de « la bureaucratie soviétique », Sartre tape aussi fort, voire plus fort, sur oncle Sam, les atlantistes, le gaullisme et ses séides. Situations VIII couvre une période hautement troublée, elle débute aux lendemains des événements de Budapest, et court jusqu’aux bilans déçus de mai 68. Le Sartre de l’hiver 1956 n’est pas encore pleinement acquis à la critique ouverte du bolchevisme historique. Lénine, cet ami du peuple, lui inspire encore de mauvaises pensées, la certitude, par exemple, qu’il est des politiques, des violences, que telle situation historique, justement, rend « inévitables ». Invoquer la guerre froide, justifiât-elle l’impérialisme soviétique, permet à notre dialecticien d’adoucir sa prise de distance : le printemps de Prague, douze ans plus tard, met définitivement fin à cette mascarade en lui donnant l’occasion, autre audace, de dialoguer avec les romans de Kundera (et accessoirement le Rêveuse bourgeoisie de Drieu). Entretemps, Situations VIII, document capital, aura accroché à son tableau de chasse le Vietnam (et l’étonnante aventure du Tribunal Russell), la colère étudiante (et la contestation des cours magistraux qu’il fait sienne en bousculant à la manière des potaches Raymond Aron), les violences policières (qu’il aborde avec l’imperturbable duplicité de la gauche caviar vis-à-vis de « l’oppression bourgeoise »), l’utopie d’une recomposition du paysage politique, que rendraient nécessaires Mai 68 et l’effritement de l’appareil du PC. Le dernier Sartre se cherche, mais les futures dérives se pressentent à sa façon de penser et destituer l’autorité sous toutes ses formes. Quand le refus inconditionnel de l’ordre se mue en doctrine, en dogme, le danger de l’extrême-gauche pointe son nez. De la conscience et de ses libertés, Sartre paraît ne plus se soucier. Rares sont les exceptions où, au détour d’une des interviews dont il inonde la presse de son cœur, un semblant de remords nous surprend. Au micro de New Left, en janvier 1970, il s’oublie, le temps d’avouer qu’il aimerait se pencher sur « les raisons pour lesquelles j’ai écrit exactement le contraire de ce que je voulais dire ». Vivement Situations IX et X. SG /// Jean-Paul Sartre, Situations VIII, novembre 1966-janvier 1970, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann et Annie Sornaga, Gallimard, 23€. Nos recensions précédentes : Situations II, Situations III, Situations IV, Situations V, Situations VI et Situations VII.
De même qu’on parle de la culture de Montmartre au sujet de Toulouse-Lautrec, la peinture de Basquiat gagne à être comprise parmi les sons, les contorsions et les convulsions du New York « dirty », « arty », de la fin des années 1970, ceux et celles qui rythment et désaccordent Downtown 81. Glenn O’Brien, auquel ce film doit d’exister et le peintre d’avoir décollé, aime à rappeler que son ami Jean-Michel connaissait Miles Davis, John Coltrane et Charlie Parker aussi bien que Picasso, Duchamp et Pollock. Parade, son dispositif scénique et la partition de Satie vivaient en lui à la manière de l’œuvre totale à réitérer, de sorte qu’il signa en 1988, l’année de son overdose mortelle, le rideau de Body and Soul. L’industrie du spectacle, la plus redoutable au monde, avait déjà figé la grâce des commencements et accouché de leur caricature inoffensive. Je suis de ceux qui préfèrent aux « tableaux à quatre mains » de Basquiat et Warhol, incapables de jouer la même partition et d’échapper au BCBG, les œuvres qui se voient à la Cité de la musique, et presque s’entendent. Dans le bas de Manhattan, où le Mudd Club fidélisait une faune internationale encore décalée, l’économie parallèle des petits malins opérait aux marges de la ville en faillite. New York ressemblait chaque jour un peu plus aux images du Vietnam que la télévision venait de déverser sur l’Amérique. Certaines toiles de Basquiat se tapissent de bombes, de mots, d’onomatopées, de signes en tout genre, le tout formant une musique qui n’appartient qu’à la peinture, celle qui produit le sonore au lieu de le traduire. C’était affaire de ponctuation visuelle, de syncope spatiale, d’invasion aérienne, de litanie mystérieuse. Malgré une tendance à la fusion, dont témoignent les milliers de vinyles où Basquiat réinventait l’orphisme des anciens, le jazz des années 1940-50 devient vite la référence majeure. Il imprime des façons d’être, de se vêtir ou de jouer. Avant de se réinventer en peintre des opprimés, en chantre d’une nouvelle négritude, Basquiat fut poète et musicien errant, sans autre prétention que de faire chanter son nom de code, le fameux Samo, et ses haïkus. Première exposition à se saisir du sujet et à en approfondir la connaissance, notamment par les nombreux entretiens qu’abrite le catalogue, Basquiat Soundtracks s’ouvre à la culture de Harlem, domaine de recherche très actif, et sujet d’une prochaine exposition du Met de New York. Au titre des rapprochements à creuser, peut-être ne serait-il pas inutile de se préoccuper davantage du graphisme des disques en provenance alors de Londres. Basquiat, quoique portoricain et haïtien, poussait le snobisme à se dire plus américain qu’européen. Rien, par chance, ne nous oblige à croire ce sampleur fait peintre. SG /// Vincent Bessières, Dieter Burchhart et Mary-Dailey Desmarais (dir.), Basquiat Soundtracks, Gallimard/Philharmonie de Paris/Musée des beaux-arts de Montréal, 39€. Visible jusqu’au 30 juillet.
Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre
Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat
L’exposition « Manet / Degas » incite le visiteur à se poser la question de la convergence, de la parenté et de la complémentarité entre deux figures données. Chaque commissaire de l’exposition invite deux personnalités de son choix pour dialoguer librement avec elles, à partir de leur champ de création. Écrivains ou artistes disent de quelle manière ils se confrontent à l’histoire de l’art qui les a précédés.
Guillaume Durand, journaliste et écrivain, est l’auteur de Déjeunons sur l’herbe publié en 2022 aux éditions Bouquins. Pour cet ouvrage, il a reçu la prix Renaudot essai. Lui et Stéphane Guégan, commissaire de l’exposition « Manet / Degas », dialogueront le temps d’une soirée.
Jeudi 4 mai 2023, à 19h00, Musée d’Orsay, auditorium.
Une note longtemps inédite du vieil Hugo, encore chaude des cadavres de 1870-71, dit tout d’une passion qui ne s’éteindrait pas avec l’auteur du Rhin : « Je voudrais signer ma vie par un grand acte, et mourir. Ainsi, la fondation des États-Unis d’Europe. » Drieu s’est effacé sans les avoir vu advenir, lui qui fut leur plus ferme et constant promoteur au lendemain de la boucherie de 14-18. Cette fermeté, cette constance, Thomas Gerber vient de les rappeler aux amnésiques de tous bords (1). Genève ou Moscou (1928), l’essai de Drieu autour duquel s’enroule le sien, ne biaise guère : « Il faut faire les Etats-Unis d’Europe, parce que c’est la seule façon de défendre l’Europe contre elle-même et contre les autres groupes humains. » On confond tout, écrit Gerber, qui en donne des preuves accablantes, souvent récentes : l’Européisme viscéral de Drieu ne fut pas le masque de son fascisme précoce, mais le fascisme le choix trompé, erroné de ce désir d’Europe. A Sciences Po, en son temps, c’est-à-dire avant 1914, une certitude, une inquiétude l’obsédait : la « civilisation européenne », affaiblie par la dénatalité, déstabilisée par la puissance croissante des empires qui la tenaient en étau, était menacée d’extinction à brève échéance. Or de la survie de l’Europe dépendait la survie de la France qui, religion et culture, en avait été l’un des phares. Il est devenu vital que notre nation, estime alors Drieu, se repense en repoussant ses frontières, en retrouvant le sens de son destin, de son histoire partagée. On peut faire remonter au Carnet de 1911, avec Gerber, les balbutiements d’un fédéralisme respectueux de ses acteurs et soucieux d’un dessein que la guerre et la révolution russe, attrait et rejet, devaient tirer vers un programme de type socialiste et anti-machiniste. Le soldat de Charleroi aura cru que les millions de sacrifiés, à travers une Europe en voie de satellisation, serviraient sa cause. « Guerre fatalité du moderne », conclut Interrogation, dès 1917, son premier livre de poésie, manière de confronter le nationalisme étroit et la folie productiviste à leurs conséquences croisées (2). Le patriotisme ne pouvait plus exister qu’en dehors des patries et du capitalisme classique. Or l’après-guerre prit vite l’allure d’une avant-guerre dont le krach précisément réglerait l’horloge. A sa date, Genève ou Moscou peut se retourner sur dix années d’échec : « la guerre nous claquait dans les mains, nous nous étions battus pour rien ; rien de ce que nous avions voulu tuer était mort. Chaque patrie se retirait dans son coin laissant derrière elle un désert de rancunes et de haines. » Entretemps, Drieu a sabordé Les Derniers jours, le périodique où, de concert avec Emmanuel Berl, l’ami décisif, il a définitivement congédié le nihilisme avant-gardiste (les surréalistes), les leurres du bolchevisme et la lyre (redressée) de ses valets (Aragon). La chance de cette Europe, de cette union qui empêcherait la guerre et le naufrage de tout un héritage occidental, se trouverait-elle du côté de Mussolini ? Un article peu connu de Drieu, publié en 1924 et que cite Gerber, témoignerait, s’il le fallait, des doutes que lui inspire le fascisme italien, trop nationaliste, à l’instar des démocraties, voire des républiques du temps. En conséquence, « la discipline internationale » qu’exige la communauté européenne est condamnée à chercher une troisième voie entre le parlementarisme et le totalitarisme.
Avant d’y revenir en mars 1943 dans ses lucides « Notes sur la Suisse », le Drieu de 1928 va « à Genève, pour ne pas aller à Moscou », et se range donc derrière Briand et la S.D.N. plutôt qu’à la traîne des nouveaux dictateurs. Il presse encore les capitalistes de se réformer en fonction et en faveur du fédéralisme naissant. La caricature d’un Drieu proto-fasciste noircit tellement sa légende qu’on en oublie l’autre composante de son combat européen, le versant spirituel, aussi proche des positions de Paul Valéry que de Bernanos. En 1961, à une époque où l’intérêt pour « les prophètes de l’Europe » autorisait la ressaisie de continuités généralement mal admises, Georges Bonneville avait bien saisi la double préoccupation, politique et philosophique, pour ne pas dire religieuse, des manifestes rochelliens. Si le corpus de Gerber ne s’était pas limité volontairement aux essais de Drieu, il aurait pu s’appuyer sur les deux romans qui peignent, plus encore que le ténébreux Feu follet, son tournant des années 1930, Une femme à sa fenêtre et Drôle de voyage(3). Le 6 février 1934 précipite la fin des hésitations et l’éloigne de certains de ses amis, les modérés qu’effraye sa volonté de fusionner des « éléments pris à droite et à gauche ». L’ex-communiste Doriot lui semble incarner cette alchimie des contraires née de la rue. Le P.P.F.sera le bouclier, écrit-il en 1936, année de son encartement, contre l’Allemagne nazie, l’Italie du Duce et la Russie de Staline. Anti-munichois, Drieu brisera avec Doriot, trop inféodé aux puissances étrangères, en janvier 1939 (et non en septembre 38, coquille de l’essai de Gerber). Que faire quand tout se défait ? Les mois qui précèdent l’entrée en guerre de la France voient Drieu invoquer tour à tour le patriotisme de l’an II et l’hypothèse d’une Europe organisée autour de l’Allemagne, option d’autant plus crédible qu’Hitler, plus impérialiste qu’européiste, fait agiter ce grelot par une partie de sa propagande : Georges-Henri Soutou l’a très bien montré (4). L’écrasement de la France, en juin 1940, le conforte dans son soutien, sinon sa conversion, au IIIe Reich. Berlin réussira-t-elle là où Genève a échoué, telle est la question qui hante le collaborationnisme de Drieu ? Sous l’Occupation, il se remet à citer le Hugo des États-Unis d’Europe, puis déchante à partir de 1942, avant de réorienter sa chimère, vers l’Est donc. Certains de ses articles se voient censurer en 1943, et ses Chiens de paille presque interdits pour russophilie en février 1944. Le dernier livre qu’il ait vu paraître de lui s’intitule Le Français d’Europe. Au moment de clore le sien, Gerber cède la parole à Maurizio Serra (5) : « Le Drieu qui affirme : Le patriotisme ? Il engage à créer l’Europe ou nous serons dévorés n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. » Quant à l’Europe qui entend persévérer dans son être, elle ne saurait se confondre avec la lubie des technocrates du nowhere, oublieux de leur culture, et libérés de tout ancrage. Stéphane Guégan
Verbatim /// « L’idée d’Europe est à la mode. Moins de trois années après la fin de la guerre, le thème de l’Europe, qui a joué un tel rôle dans la propagande hitlérienne, reparaît dans la propagande des Nations unies. Je ne vois là d’ailleurs aucun scandale, même quand ce sont les mêmes hommes – ce qui peut arriver – qui traitaient il y a quelques années le thème et qui le traitent à nouveau aujourd’hui. Après tout, c’est peut-être une manière de rendre hommage à une nécessité historique inéluctable. »
Raymond Aron, « L’idée de l’Europe », Fédération, avril 1948 (Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022], p. 511)
(1) Thomas Gerber, Drieu la Rochelle. L’Europe avant tout !, La Nouvelle librairie, 16,20€. / (2) Voir Stéphane Guégan, « Grande guerre, grand rythme : Drieu entre Baudelaire et Claudel », actes du colloque de la fondation des Treilles, Le Rythme, sous la direction de Robert Kopp, à paraître aux éditions Gallimard / (3) Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022] / (4) Voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. On consultera certaines notices du Dictionnaire qui complète le volume, celles qui ont trait à l’européisme de Drieu, à la forme que prit son collaborationnisme et sa conception, très partagée dans les années 1930, de gauche à droite, d’une Europe qui, tout en acceptant le métissage propre au monde moderne, devait protéger ce qui l’avait fondée / (5) Maurizio Serra, Les frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire, La Table ronde, 2008. Drieu, on le sait, avait de la suite dans les idées, Maurizio Serra aussi. Visiteur, beau trio de nouvelles où les lecteurs d’Amours diplomatiques sont heureux de reprendre pied en Michoumistan, nous précipite surtout dans l’Italie des années 1950-60, de Milan au Trastevere, de Rome à la côte amalfitaine. De temps à autre, on s’y déplace en voiture de sport. La dolce vita ne regarde pas à la dépense, elle brûle ses belles années et l’essence sans lever le pied. Première entorse à la légende de l’Italie d’alors, Serra se délecte à en peindre l’envers, son premier héros ayant choisi de ne pas choisir dès sa majorité, en pleine république de Salò. Gris est sa couleur et le restera. Pour un peu, on le verrait bien sortir, l’air maussade, ployé par la lente usure des jours, d’un roman de Huysmans ou de Houellebecq. Comme Serra a le cœur large et qu’il sait alterner le trait acide et la touche tendre, la double lumière des êtres élus vient parfois réchauffer cet homme en froid avec la vie. D’un côté, une sorte de prince de la bohème, un écrivain qui n’écrit plus, mais qui a connu quelques aigles, de Zweig à Drieu, du moins le prétend-il ; de l’autre, les femmes, la sienne, leur fille, bien décidée elle à mordre dans l’existence à pleines dents. Physique et mental, l’amazone a les moyens de ses appétits. Ce très beau personnage prend littéralement la parole avant que ne s’achève la première des nouvelles, la plus forte, L’Exilé de la Costiera. On pense à la bascule narrative de Rêveuse bourgeoisie où Drieu, ce monstre de misogynie, nous disent les sots, transfère le récit du masculin au féminin. La valse des genres ne lui suffit pas : en émule de Svevo et d’un certain roman mitteleuropa, l’auteur des Frères séparés brouille d’autres frontières, le temps et l’espace, heureux de vagabonder, ne sont jamais d’une rigueur mathématique chez lui. Sans parler du Michoumistan qui tiendrait en échec les meilleurs géographes, – Michoumistan définitivement acquis au totalitarisme – , un flottement certain baigne chacune des destinées de Visiteur. Le Piero de Terminus Phnom-Penh traîne la sienne avec la morne lenteur des enfances blessées. Et le lecteur, une fois de plus, est confronté à l’enfer des familles aussi calfeutrés que ces appartements que Serra adore décrire avec une gourmandise amère. Quel est le pire des châtiments, vivre à Milan que terrorisent les Apôtres de la mort, ou compiler un cahier de Pensées inutiles en creusant sa mélancolie ? Suleika et le gouverneur, un peu le Beloukia de Serra ou son Divan post-gothéen, nous ramène au Michoumistan et aux Frères séparés. Hafiz, son héros, finira à Rome. Mais on ne dévoilera pas ici dans quels mystères fut tissé son vrai parcours, les visiteurs passent, c’est leur essence, seule la mort les fixe. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Visiteur, Grasset, 22€, voir aussi, du même auteur, Discours de réception à l’Académie française et réponse de Xavier Darcos, Grasset, 15€.
A relire…
Au voyage d’initiation, de formation, le XIXe siècle, plus libre de ses mouvements et de ses envies d’ailleurs, ajoute le voyage d’« impressions », mot promis à l’avenir que l’on sait. Mot revendiqué et appliqué par Gautier et Nerval dans les années 1830 : ils ont la vingtaine viatique, arpentent l’Europe avant l’Orient, l’Afrique du Nord, la Turquie… On voyage pour voyager, et pour vendre de la copie, elle aussi voyageuse, de la presse au livre. L’individualité du regard porté aux choses et aux êtres supplante la fausse neutralité objective, l’expérience la science, malgré les informations de toutes natures dont est lesté ce nouveau genre de littérature, qui tient du roman et de la chronique. Le Rhin d’Hugo, publié en 1842, en constitue l’un des chefs-d’œuvre, perle oubliée, nous dit Adrien Goetz, qui fait beaucoup pour Totor. Par nature, le récit de voyage procède de l’épopée homérique, on en trouve des traces ici, Hugo charge le texte de formulations qui l’élèvent au-dessus de la « chose vue », où il excelle aussi. D’un côté, en jongleur des contraires, il donne dans le « monumental », « le formidable », l’épithète saisissante, grandissante ; de l’autre, il accumule les notations réalistes, les contrastes entre le passé médiéval, les vieux Burgs, les spectacle magnétique de la nature et le monde moderne souvent décevant, blessant, comme Chateaubriand et Gautier ne manquaient pas de le faire. L’image des cheminées d’usine transfigurées en obélisques ironiques de l’industrie vient de Théo. Autant que la manière picturale du Rhin dont il déchiffre chaque strate, l’horizon politique du volume retient Goetz et excite sa fine connaissance des attentes de la famille régnante. La France actuelle est ingrate envers Louis-Philippe et son fils aîné, Ferdinand, uni à une princesse allemande et très attentif à la recomposition de l’Europe depuis la chute de Napoléon (dont Hugo, précisément, réveille le dessein européen en l’adaptant). La monarchie de Juillet, synthèse voulue des régimes qui l’ont précédée depuis 1789, fit notamment entendre sa voix au moment de la crise égyptienne de l’été 1840. Une étrange coalition se reforme contre la France, l’Angleterre et la Prusse s’alliant aux Autrichiens et aux Turcs. Le sang des plus grands poètes nationaux ne fit qu’un tour. Le Rhin est aussi la réponse ardente de Hugo à Lamartine et Musset (voir plus bas) : la proclamation utopique des États-Unis d’Europe, avec retour des Français sur la rive gauche du fleuve, referme cette sublime ballade aux côtés de Juliette Drouet et de toute une mémoire des lieux, d’un génie occidental, mais transfrontalier, à restaurer dans ses droits multiséculaires : « Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie […]. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poète comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe. » SG / Victor Hugo, Le Rhin, édition d’Adrien Goetz, Folio Classique, 13,50€.
Crise égyptienne, crise européenne… « Le Salon d’Émile et Delphine Girardin est patriote, réactif et rageur si nécessaire. Plein du souvenir de la campagne d’Égypte, Hugo y défend la colonisation de l’Algérie, œuvre qu’il juge civilisatrice, face à un maréchal Bugeaud encore sceptique. Le 2 juin 1841, Lamartine y déclame La Marseillaise de la Paix, en réponse au Rhin allemand du poète Nikolaus Becker. Gautier est dans l’assistance. Les tensions diplomatiques qui s’étaient accrues entre la France et l’Angleterre depuis l’affaire égyptienne avaient attisé le patriotisme teuton. Le congrès de Vienne en 1815, on le sait, avait jeté une pomme de discorde durable entre la France et l’Allemagne en accordant à celle-ci la rive gauche du Rhin. Le Rheinlied de Becker venant de réaffirmer cette partition humiliante, Lamartine plaidait la fraternité des peuples d’un bord à l’autre du fleuve « libre et royal ». Pourquoi réveiller la haine en Europe alors que l’Orient, devenu stérile après des siècles de gloire, appelle l’eau fécondante de tous les pays porteurs de lumière ? « La terre est grande et plane ! » Expansive comme la première, cette nouvelle Marseillaise se proposait une autre cible que la liberté des peuples. Au conflit méditerranéen qui fragilisait la vieille Europe, Lamartine proposait en somme une solution coloniale commune, assez utopique. Une lettre de Delphine à Gautier laisse penser que le clan des Girardin prenait la situation très à cœur. On hésitait cependant sur l’attitude à adopter quant à cette poussée de fièvre germanique. Tendre la main ou le poing ? Finalement, La Presse publia, le 6 juin 1841, le poème martial de Musset […] : « Nous l’avons eu, votre Rhin allemand. / Il a tenu dans notre verre. » Et de rappeler le Grand Condé, Napoléon, et tous ces morts qu’il serait si facile de réveiller… N’oublions pas que Gautier, pour rester plus discret, respirait cet air-là et partageait les passions politiques du moment. Ne sollicite-t-il pas, le 15 janvier 1842, un exemplaire du Rhin d’Hugo ? » Stéphane Guégan, Théophile Gautier, Gallimard, 2011 (disponible en version numérique).
A venir…
Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre
Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat (Samsa éditions, 8€) // Musée d’Orsay, dimanche 11 juin 2023 – 16h
Notre pauvre monde croule sous les contradictions les plus néfastes au maintien de la grande culture européenneet de ce qu’elle implique de discipline intérieure. Au moment où la poésie devrait quitter l’épreuve de français du baccalauréat, déjà très dégradé, et la quitter parce que la langue des vers est jugée désormais élitiste, clivante et donc périmée, le programme de l’agrégation se saisira des Salons de Baudelaire. Le chassé-croisé amuserait s’il ne soulignait le fléchissement spirituel dont l’écrivain catholique fut le premier à établir les causes et pressentir la vitesse de propagation. Au cours où vont les choses, remercions le Ciel du répit accordé à ses textes sur l’art, porteurs de la même éthique que Les Fleurs du mal. Lire les premiers en milieu scolaire, à défaut des secondes, vaudra toujours mieux que le catéchisme woke, ignorant des dualités de la condition humaine par angélisme de pensée ou stratégie de conquête. Car la critique d’art de Baudelaire contient une philosophie, une sagesse poreuse, mais non bornée, au contemptus mundi des anciens. Le brillant Julien Zanetta nous propose d’aborder le massif des Salons par le versant de ses détestations, hésitations et doutes, excellente propédeutique à une lecture renouvelée de ses préférences, déclarées ou obliques, Delacroix, Ingres, Daumier, Courbet, Constantin Guys… Les Phares de 1857 et de 1861 s’étaient arrêtés en chemin. La Renaissance et le baroque y règnent, le peintre de La Barque de Dante en fixe la limite haute, Goya y dévore Raphaël, Poussin et David, que Baudelaire tenaient pour éminents. Méfions-nous aussi des silences du salonnier, cela vaut pour la muse classique, cela vaut pour Manet, point de mire du présent essai, qui inscrit le « tempérament », sa fermeté ou ses faillites, au centre du lexique baudelairien. A quoi reconnaît-on un artiste qui en est dépourvu ? Baudelaire cible ainsi les oscillations habiles de Gérôme entre Ingres et Delaroche, tire prétexte de la sentimentalité pieuse d’Ary Scheffer afin de rappeler que l’émotion est moins à singer qu’à éveiller, fustige ceux qui tentent de masquer leur absence d’âme et d’audace sous leurs barbouillages, les coloristes pyromanes, ou leurs griffonnages, les aquafortistes intempestifs. Baudelaire n’a pas lu Buffon pour rien, le style, c’est le tempérament, c’est aussi ce qu’il nomme d’un mot plus dangereux, « l’idéal ». L’acception du terme qu’il fait sienne et clame à tout propos trouve en Delacroix, la poésie faite peinture et faite homme, l’étalon, non le canon. Son idéal, comme il l’écrit du magnétisme amoureux, se tient à égale distance du beau général et des excès du prosaïsme, de l’intemporel abstrait et du trop empirique. Pour que l’œuvre accomplisse son office, comme l’hostie lors de la Messe, elle doit être expression et réceptacle d’un imaginaire, union verticale, « charme irrésistible », selon la formule appliquée à Manet, et qui vaut absolution. Quoique frappé de « lacunes », le « tempérament » du peintre d’Olympia forçait l’admiration et le hissait au premier rang de ce temps disgracié. Baudelaire, au risque de le blesser, aura armé Manet contre les imbéciles et le désespoir. Lui et Degas, au lendemain de la mort du poète, s’échangeaient ses livres.
La fameuse lettre que Baudelaire adressait à Manet, le 11 mai 1865, sert d’incipit au nouvel essai de Sylvie Thorel. Le peintre lui avait fait part du fiasco d’Olympia et des « injures qui pleuvent sur moi comme grêle ». A quoi il lui fut répondu avec un brin d’irritation : « Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant. Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. » Irrité, Baudelaire pouvait l’être à deux titres, il croyait Manet de « caractère faible » et supportait mal l’apitoiement sur soi (ce que la lettre du peintre suggérait à tort) ; il lui reprochait ensuite, vieux praticien du pétard, d’ignorer que les injustices confortaient la « situation » de celui qu’elles accablent… La glose s’est souvent attaquée à la sentence assénée à Manet, qu’on la dise assassine ou réconfortante. On la dira, avec Sylvie Thorel, réflexive. C’est Baudelaire lui-même, le Baudelaire du Salon de 1859, des Tableaux parisiens et, plus encore, du Spleen de Paris, qui, dans le miroir de son ami, se peint, se mêle au courant du siècle, à moindre distance du réalisme (dont il comprend la part subjective) et à l’unisson de toutes les expériences poétiques qui avaient écorné le lyrisme traditionnel. A-t-on jamais mieux identifié la dimension fictionnelle et paradoxale de la peinture de Manet que le Baudelaire de La Corde, l’un de ses plus beaux poèmes en prose ? Et les articles constituant Le Peintre de la vie moderne, par-delà leur horizon programmatique, n’auraient-ils pas mérité de rejoindre Le Spleen ? Georges Blin le pensait. Sylvie Thorel ne se trompe pas en s’attardant sur la bifurcation argumentative qu’observe Baudelaire au milieu de l’article qu’il consacre à Théodore de Banville en août 1861. Ce dernier, si neuf soit-il, reste fidèle, non à la lettre, mais à l’esprit de l’art antique le plus solaire, le moins « dissonant » ; à l’inverse, l’art moderne est « de tendance essentiellement démoniaque » et fouille surtout les souffrances morales propres à l’ère moderne. La décrépitude qui la caractérise a peu de chance d’être réversible ; il faut, en vérité, la pleine adhésion baudelairienne au travail du salut pour le croire. Une même nécessité aura poussé l’auteur des Fleurs à oublier le sonnet, qui magnifie les effets du mal, pour le poème en prose, ce mixte de haut et de bas. Cela dit, comme y insiste Sylvie Thorel, les premières pièces des Tableaux parisiens (nouveauté de l’édition de 1861) confrontent le lecteur à la difficulté, voire déjà au refus, d’ennoblir le « sort des choses les plus viles ». Son exégèse d’A une mendiante rousse, à la double lumière du Banville des Stalactites (1846) et de LaBelle gueuse (1662) de l’admirable Tristan L’Hermite, prépare les pages de l’auteure sur le Spleen et le principe de désublimation consubstantielle à l’abandon de la versification usuelle. Le surnaturel baudelairien et le superlatif propre à la rhétorique classique divorçaient à jamais.
Au fond, Baudelaire écrit à Manet comme il se confierait à un journal intime, le « sans-façon » a réglé leur correspondance, rare, essentielle. Fin octobre 1865, après avoir reçu les merveilleuses Chansons des rues et des bois, assorties d’une dédicace de Hugo (jungamus dextras) qu’il suspecte de duplicité, le poète expédie au peintre une fusée de sa manière : « Cela, je crois, ne veut pas dire seulement : donnons-nous une mutuelle poignée de main. Je connais les sous-entendus du latin de Victor Hugo. Cela veut dire aussi : unissons nos mains, POUR SAUVER LE GENRE HUMAIN. Mais je me fous du genre humain, et il ne s’en est pas aperçu. » Manet, le seul peintre du XIXe siècle à avoir peint sérieusement le Christ avec Delacroix, a-t-il perçu que son ami jouait avec les mots ? La fraternité qu’a prêchée Baudelaire, fût-ce à l’époque de février 1848 où il s’en est rapproché le plus, n’a pas pactisé avec la philanthropie humanitaire et le salut collectif qu’elle promettait, légèrement, par la disparition des différences de classe et le progrès unificateur. La rédemption n’avait pas à être déléguée à quelque pacte social, et « la parenté mystique », chère aux premiers chrétiens, sécularisée, à rebours de ce que les révolutionnaires s’entêtaient à imposer par la force. Quelques mois auparavant, le 14 avril 1864, Baudelaire s’en ouvrit publiquement au Figaro, à l’occasion de l’anniversaire de Shakespeare que les opposants du régime instrumentalisaient ; il conspua la démocratie mal entendue, c’est-à-dire tyrannique par réversibilité maligne, dénonça « l’alliance adultère » de l’art et des nouvelles religions laïques, revendiqua le « droit naturel de choisir ses frères ». Le nouveau livre d’Alexandre de Vitry lui emprunte son titre et accorde aux positions et aux évolutions du poète une attention particulière. D’une érudition et d’une plume très agiles, maniant l’ironie de son modèle, cette « histoire de la fraternité » montre que le mot était fatalement destiné au flou conceptuel et aux usages politiques les plus inoffensifs, les plus sanglants, et aujourd’hui les plus ridicules. Les premiers chapitres recueillent les différentes significations de la fraternitas primitive, qu’elle préconise une unité de sang, de rang ou d’origine divine. On sait quel usage la Révolution en fit, l’accrochant à sa fameuse triade sans lui donner valeur constitutionnelle, en dehors des fêtes nationales. Féminine depuis le crime parricide de 1793, la patrie fait de nous ses enfants. Mais Romus et Romulus se déchirent très vite. Derrière le festif, la violence du pouvoir reprend ses droits jusqu’à Thermidor. Le discrédit où tombe la notion va durer. Elle n’en sort pas avant les années 1830 et connaît un bref triomphe en 1848, la naissance du prolétaire moderne, la question sociale pressante et l’essor des idéologies magiques en ont creusé le lit, et la tombe après la boucherie de juin. Ce demi-siècle de piété civique, vite dénaturée, et d’échecs politiques condamnait Baudelaire au retrait. Sa fraternité post-républicaine, conclut Vitry, ne peut plus s’étendre qu’aux artistes de son cœur, aux frères en génie, mais ce livre souvent augustinien, d’une rare éloquence, ramène malgré lui à l’esprit de charité qui irrigue Les Fleursdu mal, Le Spleen de Paris et certains passages des Salons. Stéphane Guégan
*Julien Zanetta, L’Hôpital de la peinture. Baudelaire, la critique d’art et son lexique, RUED’ULM, 25€ /
Sylvie Thorel, Le Thyrse de la prose. La fiction d’après Poe, Baudelaire et Mallarmé, Honoré Champion, 68€ /
Alexandre de Vitry, Le Droit de choisir ses frères ? Une histoire de la fraternité, Bibliothèque des idées, Editions Gallimard, 24€ /
Sur les Salons et la pensée esthétique de Baudelaire, voir aussi mon Baudelaire. L’Art contre l’Ennui, Flammarion, 2021 /
A voir, à lire :
*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023
*Du théâtre : Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat,Manet, Degas. Une femme peut en cacher une autre, Editions SAMSA, 8€.
Accueillie au sein de la vaste édition des œuvres complètes de Théophile Gautier (1811-1871) que mène Honoré Champion, sa critique d’art ne pouvait trouver meilleure consécration, ses vertus intactes de témoignage et d’analyse meilleur abri (1). C’est déjà donner deux raisons de la lire ou de la relire, comme s’y emploient Marie-Hélène Girard et Wolfgang Drost, éditeurs respectifs des Salons de 1857 et 1859 (2). La corrélation est désormais bien connue entre « l’exposition des artistes vivants », née sous Louis XIV, régulière à partir de Louis XV, et la naissance de la presse d’art. En se donnant une vitrine, la création contemporaine se donna des voix. Certains écrivains, le Baudelaire de 1845, sont entrés en littérature par cette porte qui était tout sauf étroite (3). Vite aguerri au genre, qui exigeait une langue imageante et une prompte évaluation, le poète des Fleurs du mal a ramassé le Salon de 1859 en une formule célèbre : « Nulle explosion ; pas de génies inconnus. » Sa recension cinglante décrit ensuite un mouroir, entre faste officiel et entassement indigeste, où s’étalaient le « discrédit de l’imagination » et « le mépris du grand ». Peu d’élus, par conséquent, hors Delacroix, Corot et Paul Huet, les aigles de 1830… Quant à l’art de 1859, quant à ce réalisme où il n’est pas loin certains jours de diagnostiquer une myopie étrangère à la poésie visuelle, Baudelaire réagit en romantique libéral et presque en ancien de 1848, disposé donc à tolérer certaines expressions de la nouvelle objectivité, si préférable aux résiliences néo-classiques et surtout à la banalisation accrue du tout-venant des Salons. Legros, un proche de Whistler, et Amand Gautier, un disciple de Courbet, bénéficient immédiatement de l’extension des préférences baudelairiennes, non moins que le lumineux Fromentin et sa moisson algérienne.
Impossible, à l’inverse, de ne pas écraser la peinture bâtarde d’un Gérôme sous son mépris des faiseurs : « L’esprit français épigrammatique, combiné avec un élément de pédanterie, destiné à relever d’un peu de sérieux sa légèreté naturelle, devait engendrer une école que Théophile Gautier, dans sa bénignité, appelle poliment néo-grecque. » On ne mesure peut-être plus le tort qu’aura fait cette pointe décochée à un confrère, plus illustre alors que lui, tort qui n’a cessé de grandir au XXe siècle. Gautier est-il même blanchi aujourd’hui de cette trop grande bienveillance envers les célébrités du Second empire, plus ou moins indigentes, et réhabilitées au titre de la curiosité historique ? Le plus drôle est que Baudelaire, sujet aussi à la camaraderie, était le premier à priser, chez Gérôme même, une indéniable « recherche du nouveau et […] des grands sujets », mais le peintre du Roi Candaule, courte gaudriole inspirée de Gautier, restait prisonnier de son pinceau maigre et de ses formules incertaines, plus scolaires que neuves, pointues… Théophile, certes, fut moins dur, en 1859, à l’égard de Gérôme, son dessin net, sa noblesse tempérée, un Gérôme qu’il dit « en progrès ; seulement, à force de finesse, sa peinture s’atténue, s’évapore et disparaît. » Sa bénignité, on le voit, savait se contenir. En vérité, Baudelaire posait mal le problème en ignorant ses conditions. Plume du Moniteur universel, le journal de l’Empire, Gautier est interdit d’éreintage, lui qui l’avait pratiqué avec fureur dans les années 1830, bien qu’il lui préférât toujours l’exercice d’admiration. On parle des meilleurs, on oublie les médiocres. Or, en cette fin des années 1850, exception faite des gloires vieillissantes (Delacroix, Ingres) et du problématique Courbet, le niveau baisse, le niveau d’inspiration et d’invention, pas le niveau technique ; au contraire, celui-ci triomphe et, substitutif, lasse, agace.
Se montant un peu la tête en 1859, Gautier appuie ceux qui conservent une faible étincelle de « beauté »,Hébert et son spleen italien, Baudry et ses femmes presque incarnées, Puvis de Chavannes qu’il compare à Mantegna, Jules Breton et ses paysannes proprettes, voire les Glaneuses moins lisses et plus cadencées de Millet, qui « sont d’un maître ». Ce ne sont que caresses et demi-bonheurs arrachés au vide dont il faut bien faire le constat. Et, quoi qu’on en dise, Gautier, dès 1857, enregistre la panne. Cette année-là, il signe dans L’Artiste qu’il dirige les vingt articles consacrés au Salon. Si l’exposition, logée au cœur du palais de l’Industrie, – un vestige de 1855 -, a gagné au change, Gautier suggère avec tact la nécessité de modifier la composition du jury, entièrement abandonnée aux membres de l’Institut. Il ne s’agit pas d’une réaction de vieux chevelu, anti-académique par essence, mais d’une mesure de bon sens, que le régime devait suivre après 1863. En somme, la diversité accrue du champ esthétique appelle un élargissement proportionnel des sensibilités que le jury doit refléter. Timide, du reste, est la fronde de Gautier en 1857, car il ne perd pas de vue la masse inouïe des œuvres rituellement soumises à l’examen de l’administration : « Malgré des éliminations sévères, le nombre des statues et des tableaux est encore très considérable. » Pourtant nul chef-d’œuvre, nulle audace ne se dégage de cette enfilade de salles à grands murs et lumière zénithale ! Tant d’améliorations, à condition d’être bien accroché, pour un résultat si faible… Ni couleur, ni touche, le gris partout, notamment du côté des élèves de Delaroche, Gérôme compris. Gautier leur préfère ouvertement les disciples de Thomas Couture : ce point, trop négligé, est capital, d’autant plus que le critique réitère en 1857 son intérêt envers le maître décisif de Manet : outre leur franchise, « un certain faire empâté trahit ceux qui ont traversé l’atelier de Couture ». Et Gautier de retenir quatre des vingt-trois disciples d’un artiste qui boude le Salon. On ne souligne pas assez non plus, à la différence de Marie-Hélène Girard, l’attention que le poète d’Emaux et caméesporte aux « peintres de la vie moderne », à ces Gavarni du pinceau qui sont encore l’exception et qui, tel Alfred Stevens, n’ont pas l’audace de ceux qui viendront : « L’époque moderne semble effrayer les peintres ; ils reculent devant notre costume, dont il serait possible de tirer parti après tout, et travestissent leurs sujets dans un carnaval perpétuel. » Relire le Gautier de 1857-59, c’est ainsi sentir monter des cornues effervescentes du Salon « les révolutions [qui] se préparent » (Drost).
Manet, Portrait de Mlle E. G., Londres, The National Gallery, Salon de 1870
Le privilège de connaître les ruptures proches, de savoir que Manet et Degas sont prêts alors à s’élancer, fausse évidemment notre rapport à l’histoire : elle n’était pas encore écrite vers 1860… L’autre erreur de perspective touche au rôle exact du Salon, qui n’est pas le réceptacle neutre des oppositions esthétiques et des blocages institutionnels du moment, il en est le brasseur et l’incubateur, de même que les grandes voix de la presse enregistrent moins le présent qu’elles ne précipitent le futur. Jugées ainsi, elles n’ont plus à être soumises aux hiérarchies de l’avant-gardisme rétrospectif du XXe siècle, idolâtrant Baudelaire aux dépens de tout le reste. Pour ressaisir le jeune Manet, qui renonce à exposer en 1859 après s’y être attelé, mieux vaut tenir compte de ce que Gautier écrit en 1857 de « l’école Couture » et d’Alfred Stevens, peintre des petits drames de la vie moderne (4) ; mieux vaut s’intéresser aussi au néo-rocaille de Charles Chaplin, qu’il mêlait aussi bien à sa relecture de la fable qu’à l’Éros de plus en plus libre des Parisiennes. Stevens et Chaplin ne sont pas absents du passionnant dossier que la National Gallery de Londres vient de consacrer au Portrait d’E[va] G[onzalès] (5). Ce fut l’un des deux tableaux, aujourd’hui sous-évalués, que Manet exposa au Salon de 1870. Fille d’un polygraphe huppé et d’une musicienne, riche aussi d’une éducation soignée, Eva Gonzalès (1847-1883) impressionna assez tôt un Théodore de Banville, qui devait encourager la famille à lui faire pratiquer la peinture sérieusement. Chaplin sera son premier maître avant que Stevens ne convainque Manet de la prendre sous son aile. En 1870, débutant au Salon, elle se présente comme l’élève du premier et le modèle du dernier. Stratégie qui, sans trop froisser la vérité, ne manquait pas d’habileté. Cela n’empêcha guère les critiques d’étriller le tableau (une horrible caricature de l’art de peindre et de la séduction naturelle d’Eva !), à l’exception de Duranty, avec lequel Manet s’était battu en duel peu avant, et de Duret, le plus éloquent de ses partisans, parlant du rare « inventeur », de l’unique peintre « vivant » qu’offrait l’exposition. Si le point de vue de Londres se voulait féministe, il se distinguait des contre-sens de Tamar Garb, qui reprochait au portrait de Manet, en 2007, d’avoir réduit son modèle au statut infamant d’aimable amateur, et choisi d’en faire quelque praticienne mondaine de la peinture de fleur (6). Sarah Herring et Emma Capron lui opposent la positivité des références aux précédents de Vigée Le Brun (notamment l’autoportrait des Offices de Florence). Nous savons aussi que le tableau qu’Eva est en train de peindre, dans la fiction de son portrait, dérive de Jean-Baptiste Monnoyer, autre écho flatteur. Mais Manet, erreur courante des commentateurs, ne la montre pas copiant l’image dont lui-même s’est inspiré, Eva scrute hors champ un vrai bouquet dont le portraitiste pose à terre un indice qui lui est cher, une branche de pivoine, elle frôle amoureusement la robe opulente et jouxte une étude roulée sur laquelle se lit la signature de l’auteur. Mis bout à bout, ces décisions plastiques rappellent que sa peinture, pour être poétiquement réfléchie, restait écriture du réel.
Il y a un peu de whistlerisme dans le portrait d’Eva Gonzalès, de la robe somptueuse jusqu’au tapis étrange, et, par conséquent, un peu de japonisme. En 1857, devant La Curée du chevreuil (Boston), Gautier créditait le chef-d’œuvre de Courbet d’une « perspective à la chinoise », mais aussi d’une vie triviale et puissante… C’est la meilleure réponse que l’on puisse adresser à ceux qui logent plus tard dans le siècle le dialogue des Français avec le Japon, ou qui confondent cet échange de première importance avec un banal phénomène migratoire, pour ne pas dire une passive transmission formelle. Résistons donc, avec Sophie Basch, à la vulgate, très répandue aux États-Unis, du jeu d’influences « salutaire » (7). Son livre, sans craindre la polémique, récuse la vision mécaniste du transfert et s’intéresse, au contraire, à la « nécessité [intérieure et] antérieure » qui contribua à transformer les arts de France. Ce nouveau bilan, à partir d’une information très enrichie, qui puise autant au monde des images qu’à la littérature, se garde et de la philologie binaire, et des conclusions maximalistes, du type de celles de William Rubin, décrétant que le japonisme, avant le primitivisme picassien, avait fait passer les arts visuels occidentaux du perceptif au conceptuel. La chronologie s’est également étoffée et rééquilibrée. Bien avant que Huysmans ne chante les affiches de Chéret pour leur orientalisme bien digéré, ou que Montesquiou ne se désole des excès d’une mode propice à la pacotille exotique et ne parle du « 93 des bambous » consécutif à l’Exposition universelle de 1878, la passion se sera répandue des « Japonneries ». Le mot appartient à Baudelaire, qui agit en prosélyte, au début des années 1860, avec Zacharie Astruc, Arsène Houssaye et beaucoup d’autres, probablement Manet. Si l’on en croit Bracquemond, Champfleury et Philippe Burty, que Sophie Basch réinterroge sur nouveaux frais, la rencontre du Japon est déjà très avancée au milieu des années 1850, on y revient… Autant que la datation du phénomène, l’argumentation d’époque doit nous arrêter. Car ses premiers thuriféraires, au lieu de se prosterner devant les semences de l’Orient, comparent les nouvelles images à Watteau, Goya, Daumier, Gavarni, Constantin Guys et même, sous la plume de Duret, aux frères Le Nain. Degas, on le sait, se range derrière ces derniers lorsqu’il tente d’encourager James Tissot, un fanatique du Japon comme lui, à rejoindre le « salon réaliste » qui se prépare. L’histoire l’a platement retenu comme la première exposition « impressionniste ». Le Salon avait cessé de sourire à Degas, qui conservait un souvenir très cuisant de celui de 1867. Un texte oublié d’Ernest Chesneau, déniché par Sophie Basch, établit définitivement qu’il y montra La Famille Bellelli, perdue dans les hauteurs, et Les Deux sœurs (Los Angeles, notre ill.), œuvre où la griffe du Japon était sensible selon ce critique proche des frères Goncourt et de Manet. Le Japonisme d’Édouard va lui de la citation directe (Portrait de Zola) à l’immixtion latente, et à l’humour des chats noirs, familiers des toits parisiens. Restons avec eux un moment.
Les souvenirs, quand ils résistent à l’aveu, se prêtent aux détours de la métaphore et donnent à leur exploration un goût d’aventure… Cette vérité, bien connue des psychanalystes, se vérifie avec le dernier livre de Frédéric Vitoux, bref et félin comme on les aime, et étanche, bien sûr, au jargon du corps médical (8). On sait l’auteur aussi féru de Stendhal, Manet et Céline que passionné des chats, zélateur de leur cause, admirateur de leur façon double d’être au monde, là et ailleurs en permanence, fou de leur beauté et du mystère qu’ils emportent en mourant… Or Vitoux traite la mémoire affective et fouille son passé familial de la même manière qu’il caresse ses amis de toujours, lentement, religieusement et, si nécessaire, à rebrousse-poil, par goût des étincelles. Car L’Assiette du chat ne ronronne pas, ni ne paresse, c’est une subtile et vive descente en soi, à la rencontre de l’inconnu ou de l’inconnue : les femmes, deux générations de femmes, dominent, en effet, le récit et l’entrainent par ricochet. En dire plus serait diminuer le plaisir que procure un livre qui hésite, on comprendra pourquoi, puis se décide à dérouler les lacis d’une enquête périlleuse. Plus, poignante. Qui était cette Clarisse, de père juif et polonais, amie de la grand-mère de l’auteur, et que cachait la dévotion de la première pour la seconde ? Et que penser de cette petite fille, Odette, « sœur de lait » du père de l’écrivain, et dont la mère avait été la domestique des grands-parents de Vitoux ? On sent ce dernier très ému à réveiller ces fantômes, ces êtres qu’il croisa enfant, aima hors de tout questionnement, ces présences intimes que la vie écarta bientôt de l’île Saint-Louis où l’action se concentre. La géographie des livres de Vitoux est toujours soigneusement cadrée, reste ou pas d’une cinéphilie précoce qui a peut-être laissé d’autres traces, au-delà de l’humour doux-amer à la Frank Capra. Je veux parler de l’art de varier le temps et le tempo du fil narratif, ou de donner à l’objet inanimé le statut d’un talisman frappé d’oubli, et soudain ramené à la lumière. Hitchcock et Chabrol furent aussi des as de ces emboîtages inattendus. Un dernier mot, qu’on empruntera à Vitoux, puisqu’il dévoile une des couleurs, mais une des couleurs seulement, de sa palette : « Le passé est un trou noir à la formidable puissance d’attraction. » Stéphane Guégan
(1) Deux volumes ont déjà vu le jour, l’un couvre les années 1833-1842, l’autre embrasse le vaste bilan de 1855.
(2)Voir Stéphane Guégan, Baudelaire. L’Art contre L’Ennui, Flammarion, 2021.
(3)Théophile Gautier, Œuvres complètes, section VII / Critique d’art, Salons de 1857-1859, édition de Marie-Hélène Girard et Wolfgang Drost. Avec la collaboration d’Ulrike Riechers, 130€.
(4)Partagé au sujet d’Arthur Stevens, trop minutieux, trop anecdotique, Baudelaire n’en était pas moins sensible à deux traits du peintre belge, le « prodigieux parfum de femme » et « l’harmonie distinguée et bizarre des tons ». Si son Salon de 1859 est muet à son égard, c’est que le Bruxellois n’expose pas à Paris cette année-là, il est plus curieux que le poète n’ait rien dit alors des tableaux de Joseph Stevens, le frère d’Arthur, remarqué par Gautier et Nadar. Mais on sait la place que lui ferontPauvre Belgique ! et Le Spleen de Paris.
(5)Voir Sarah Herring et Emma Capron (dir.), Discover Manet & Eva Gonzales, Yale University Press, 2022, 20£, avec les contributions d’Hannah Baker, Catherine Higgitt and Hayley Tomlinson. La publication livre une moisson de renseignements techniques sur le tableau et établit qu’il était de bords arrondis, très XVIIIe siècle, originellement.
(6)Tamar Garb, The Painted Face. Portraits of Women in France, 1814-1914, Yale University Press, 2007. Le catalogue de Londres (voir note précédente) y renvoie quant à la réception critique du Portrait d’Eva Gonzalès. Il est préférable de revenir au Manet de Tabarant (1947) et consulter les travaux d’Eric Darragon. Concernant un autre peintre désormais victime des gender studies et de leur éventuel sexisme, j’ai discuté les thèses de Tamar Garb dans l’un des chapitres de mon Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021).
(7)Sophie Basch, Le Japonisme, un art français, Les Presses du Réel, 32€.
(8)Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Assiette du chat, Grasset, 2023, 18€.
A voir, à lire :
*Une exposition : Manet / Degas, musée d’Orsay, du 28 mars au 23 juillet 2023