
Une femme qui tire, comme le proclament ses thuriféraires, c’est une manière de retourner le regard réifiant des machos… C’est aussi un impact sur le temps. C’est encore un trou «rebelle» logé dans les pratiques artistiques, celui qui poussa la jolie Niki de Saint Phalle (1930-2002) sur les scènes de Paris et de New York au début des années 1960. On n’avait pas fini d’entendre parler d’elle… Française élevée aux États-Unis, parlant les deux langues avec un accent sexy, maîtrisant vite la vulgate féministe et gauchiste, mais utilisant les médias modernes et la pub pour faire mousser sa subversion, la lointaine petite-fille de Gilles de Rais a toujours revendiqué la violence de son ancêtre comme la seule façon de créer. Il faut exploser. Le meilleur de son œuvre n’en conserve pas moins le sourire: tous seins et cuisses dehors, ses joyeuses Nanas regardent de haut le monde créé et contrôlé par les hommes. Est-ce si simple comme on le lit ici et là? À trente ans, Niki avait déjà de quoi se reprocher des choses et en reprocher à la vie. Célibataire affirmée, elle a abandonné mari et enfants pour se «donner» à son art, elle a surtout fui les siens, un père incestueux et les rôles assignés à la femme dans son «milieu». Produites dans le contexte américain, les premières œuvres avaient détourné le geste pollockien, autant dire la virilité made in USA, mâtinée des brusqueries en pleine pâte de Dubuffet et des derniers effets du surréalisme. En 1961, soudain, c’est un geste plus duchampien qui la conduit aux fameux Tirs, à ces œuvres-performances lestées de couleur emprisonnée que l’artiste «libère» à coups de carabine lors de séances savamment orchestrées et filmées. Une manière de maculer et donc de salir la religion (mais pas Dieu!), la guerre, la politique, la bêtise, la méchanceté, le racisme, voire elle-même : «En tirant sur ma propre violence, je tirais sur la violence du temps.»
L’acte rebelle et thérapeutique convainc Pierre Restany à l’agréger au groupe très masculin des Nouveaux Réalistes. Niki côtoie en même temps Rauschenberg et Jasper Johns mais s’éloigne assez vite du Pop, trop mercantiliste, juge-t-elle, non sans ironie. Ses Nanas en laine, tissus et petits objets assemblés, questionnent ensuite la femme, son corps et sa place. Prostituées christiques et mariées délétères, elles pratiquent l’oxymore en sculpture. Avec ses accouchements, prérogative féminine jusqu’à nouvel ordre, l’artiste affirme le rôle éminemment créateur de la femme. «Le communisme et le capitalisme ont échoué. Je pense que le temps est venu d’une nouvelle société matriarcale.» C’est le Nana Power. La nana va donc gonfler, se parer de mille couleurs, ou parodier le kitsch pop et le porno soft sous la forme de poupées gonflables (Jeff Koons s’en souviendra). En un mot, la nana doit régner. À l’invitation de Pontus Hulten au Moderna Museet de Stockholm en 1966, le corps va même devenir grotte matricielle. Une gigantesque nana de 28 mètres invite les visiteurs à s’introduire en elle par son sexe. L’Origine du monde, version Gulliver. Mais derrière la nana réconciliatrice, réjouissante, libératrice dans un monde où les hommes sont «prisonniers de leurs trucs stupides», git le monstre. «Who is the monster? You or me?» Nul angélisme, la déesse protectrice est aussi une mère dévorante… Après la célébration des heureuses géantes, l’exposition du Grand Palais, chef-d’œuvre de mise en scène, réunit une puissante phalange de matrones inquiétantes, engoncées dans des postures caricaturales. Niki n’a jamais été plus inspirée qu’ici. On appréciera aussi la double valeur des films qui ponctuent le parcours pensé par Camille Morineau : maîtresse de son discours et de son image, Niki, l’ancien modèle glamour, s’y livre à un exercice de séduction critique qui dit bien l’ambivalence d’une œuvre qui méritait le couronnement du Grand Palais.
Stéphane Guégan
– Niki de Saint Phalle, exposition au Grand Palais, jusqu’au 2 février 2015. Catalogue interactif, sous la direction de Camille Morineau, 50€, RMN/Grand Palais édition. Par le même auteur, Niki de Saint Phalle, Gallimard / Hors-série Découvertes, 8,90€.
D’autres femmes…
À quoi tient le grand charme de cette nouvelle traversée de la biographie orageuse des Shelley, Percy et Mary, unis de corps et d’âme malgré un libertinage symétrique qu’ils voulaient libertaire? À vingt ans de distance, André Maurois et Gaston Bachelard ont cherché à définir la poésie du premier, l’une des plus hautes du romantisme anglais avec celle de Keats (les lire impérativement dans la langue de Shakespeare). Saisir Percy? Autant chercher à arrêter un souffle ou épingler un papillon de nuit affolé par les injustices et les cruautés du jour. Si son ami Byron s’identifiait à Don Juan, lui se voyait en Ariel, comme le jeune Gautier. Sans un mot de trop, Judith Brouste est parvenue à tenir au bout de sa plume nette cet esprit aérien, qui fit de la nature sa confidente étonnée et dressait l’universel des anciens Grecs contre la censure du libre amour et le capitalisme sauvage de la terrible Albion. Ce mauvais sujet du futur George IV, dont Marx a salué la rage présocialiste et l’athéisme prométhéen, fascine aussi en ceci que son idéalisme de nanti a semé la mort autour de lui. Femmes, enfants, rêves et spectres, rien ne résiste bien longtemps à sa fureur de vivre. Il eut le bon goût de dissoudre en mer ses utopies de fraternité universelle. Un vrai feu follet. Mary lui survécut, Mary et son immortel Frankenstein, où la réversibilité de la beauté et du monstrueux garde le goût doux-amer d’une génération perdue. Le Cercle des tempêtes, superbe titre, est une des bonnes surprises de cette rentrée littéraire très prêchi-prêcha. SG // Judith Brouste, Le Cercle des tempêtes, L’Infini, Gallimard, 17€
J’aime bien le franc parler de Gérard Bonal, auquel Colette (1873-1954) semble avoir confié ses plus intimes secrets, et qui écrit comme elle. Pas de chichis donc. Ainsi sur la question des sexes que le bel aujourd’hui prétend à la fois égaux et irréconciliables: «Le féminisme de Colette, ni théorique ni militant, n’est pas celui de Simone de Beauvoir, encore que l’auteur du Deuxième Sexe ait fortement subi l’influence de son aînée, s’appropriant volontiers ses analyses.» Beauvoir nous rase, Colette nous enchante. Normal, dirait Hannah Arendt, les muses se vengent toujours… Sa féminité, l’auteur inflammable de La Vagabonde et du Blé en herbe ne l’aura pas tournée et entortillée en sujet de thèse pour petites bourgeoises en mal de cause identitaire. Colette est féminine jusqu’au bout de ses ongles, de ses amours bisexuelles, de ses collants chair et de ses poses de panthère, et enfin et surtout de son écriture merveilleusement incarnée. Aujourd’hui, le nouveau conformisme aidant, on aime à traiter les hommes de sa vie insatiable, depuis Willy le détraqué jusqu’aux Jouvenel père et fils, comme de simples pis-aller à ses multiples aventures lesbiennes. Pas Bonal. Non moins que Kristeva, il rend son auteur de prédilection à son Eros duel. Son troisième et dernier mari, le raffiné Maurice Goudeket était juif. Il doit à Colette, de seize ans son aînée (ah Chéri!), d’avoir échappé aux camps. En février 1942, elle obtient sa libération avec l’aide de Mme Otto Abetz, Sert et Guitry, pour ne pas parler de Karl Epting. Plus tard, on fera la moue devant de telles accointances, comme d’avoir publié de la «littérature» dans Comœdia, La Gerbe et Gringoire. Pas Bonal, plus soucieux d’histoire que d’inquisition rétrospective. Sa belle biographie de la féline, on le voit, ne manque pas de cran, ni de chien. SG // Gérard Bonal, Colette, « Je veux faire ce que je veux », Perrin, 24€
On l’a découvert pédalant, vrai forcené, parmi les rois de la petite reine. On les a accompagnés au Mali, lui et son Leica, collés à ces boxeurs pouilleux, aux corps de bronze luisant, qui n’ont que leur dèche pour cogner plus fort et vriller plus vite. 


1968, dont il va adopter la rhétorique libertaire, marque son retour. Le grand chahut du printemps semble avoir rendu plus évidentes les ambiguïtés anticonsuméristes du pop et plus absurde leur succès international. En avril 1970, dans la galerie new-yorkaise d’Alexandre Iolas, s’ouvre sa dernière exposition américaine pour longtemps. Durant l’été, il conçoit la couverture du premier numéro de 20 ans: Lennon, Yoko Ono, un chameau, une poule, du vert et du rose encore, ça plane pour eux et pour lui, qui va faire l’expérience des communautés hippies. À Jean Clay, qui s’interroge sur ces «artistes qui tournent le dos à l’art», il déclare en mai 1972: «J’étais un peintre connu. Maintenant je suis un cinéaste sans moyens.» De fait, il bricole dans la vidéo, le cinéma ou le théâtre. Nouveau tournant en 1977, il renoue avec la figuration grinçante ou le symbolisme appuyé, avoue sa volonté d’inscription: «je suis un peintre français, dans la tradition de la peinture. Et c’est dans cette tradition là que je serai nouveau.» Au milieu des années 1980, François Pinault le prend sous son aile. Les tableaux, de plus en plus grands, bousculent toutes les limites, et d’abord celles du «bon goût», qui préfère alors le trash ou la fausse BD.
C’était la thèse de La Chambre claire de Barthes: la photographie sème la mort sur son passage, surtout quand elle prétend capter la vie. Lettre de faire-part anticipée offerte aux hommes, elle les vampirise. De son narcissisme originel au photojournalisme douteux, le médium sera vite rattrapé par les écueils de sa magie. Peu de photographes en ont réchappé. Et Cartier-Bresson forcerait-il autant l’admiration s’il n’y avait touché? Succès du moment, l’exposition du Centre Pompidou ne l’a pas volé. Elle est d’une maîtrise parfaite et d’une réelle originalité au regard des hommages dont «l’œil du siècle» a maintes fois bénéficié. La formule, trompeuse comme tout slogan, prouve enfin sa légitimité, hors des complaisances formalistes ou de l’hagiographie qui l’avaient justifiée. Sa vérité, nous dit
Dans le catalogue de l’exposition Paparazzi, qu’a dirigée Clément Chéroux pour le Centre Pompidou-Metz,
Morte obscure en 1943, Camille Claudel a connu plusieurs renaissances. Inspirée d’abord par le féminisme et l’antipsychiatrie des années 1970, la réhabilitation du sculpteur s’est ensuite plus solidement établie sur l’étude documentaire, toujours plus éclairante à mesure que remontaient les traces d’une carrière et d’une vie qui ne furent pas qu’esclaves du malheur. Ses lettres nous racontent une autre histoire. Dans la famille schizoïde des Claudel, Paul n’était pas l’unique écrivain. Née après la mort en couches d’un premier frère, situation toujours difficile à assumer en milieu bourgeois, Camille ne semble jamais avoir retenu sa plume et sa langue. On pressent les fruits d’une longue habitude à s’analyser. Et si sa première lettre conservée date bien de 1870, elle indique de vraies dispositions, que cette petite fille de 6 ans allait amplement développer. De son adolescence et de la jeune femme, hélas, nous ne savons rien. Car rien de sa correspondance n’a resurgi avant 1886. Où retrouver les émois de la femme naissante, les débuts de sa formation artistique, ses lectures et l’écho de relations familiales toujours plus tendues? Tout cela a bel et bien sombré dans un silence regrettable, qu’on comparera à ce que nous disions ici de l’édition courante de la correspondance d’
Vous cherchiez en vain un moyen de tester vos amis ou vos collègues de bureau, de démasquer les tièdes… Ce moyen idoine, imparable, c’est la correspondance Morand-Chardonne. À la vue de ces mille pages dûment annotées, certains frissonneront d’horreur. Les gros livres, vous plaisantez ou quoi? Une petite injection de littérature, pour meubler les temps morts, cela suffit amplement. Et encore de la prose utile, responsable, partageable. Pas dérangeante. D’abord, qui c’est Chardonne? Les plus savants ou les plus âgés, si vous avez un peu chance, se souviendront vaguement que le très esthète 
Le roman familial des Bouvier l’y avait préparé. Parents et grands-parents, forts d’un ancêtre français qui s’était exilé sous la Restauration, ont convaincu la jeune fille que son destin l’appelait en Europe. C’est mieux qu’un beau mariage ! Les faveurs du faubourg, des Clermont-Tonnerre aux Ganay, ne suffisent pas à rassasier la jolie Jacqueline, qui demande à Paris « a new education ». Puisqu’une bourse universitaire l’a conduite en France, elle dévore les amphis, les visites du Louvre, les lectures et le français. Baudelaire, 

