MARCEL RETROUVÉ

Ouvrons ou rouvrons Jean Santeuil, ce merveilleux faux départ de La Recherche. Proust s’amuse déjà à brouiller les pistes, rebaptiser les tableaux et renommer leurs auteurs : « Cette année-là La Gandara exposa au Champ-de-Mars un portrait de Jean Santeuil. Ses anciens camarades d’Henri IV n’auraient certainement pas reconnu l’écolier désordonné […] dans le brillant jeune homme qui semblait encore poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravade […] ». Faut-il que le jeune Marcel ait été snob à 25 ans pour attribuer à Antonio de La Gandara (1861-1917), chéri du faubourg Saint-Germain et de la Plaine Monceau, la paternité d’un tableau réalisé par Jacques-Emile Blanche, et exposé au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1892 ! Snob, Proust l’a été à l’heure de ses chroniques mondaines du Figaro, et l’est resté, pour de bonnes et de mauvaises raisons, les unes et les autres indispensables à l’alchimie cruelle et drôlissime de La Recherche. Parce que noblesse oblige et expose conjointement ses membres aux aléas de la vanité, elle offre à l’observation le spectacle d’une humanité qui balance du superlatif au futile. Plus que l’argent, le luxe, c’est-à-dire la dépense gratuite, scandaleuse au regard de la raison utile, demeure en grande partie l’apanage de l’aristocratie à la charnière des XIXe et XXe siècles. Et si l’on se marie souvent hors de sa caste vers 1900, c’est par instinct de survie et désir d’assurer la continuité d’une civilisation menacée. Autant que les écrivains qu’on dit mondains, les peintres de Salon en furent les auxiliaires, les portraitistes de société en particulier, selon l’étiquette qui a cessé d’être valorisante après 1918. L’Aurélien d’Aragon, ébauché en juin 1940, s’en prend à Picabia, alias Zamora, un peintre passé de mode, comme La Gandara, précise l’œil de Moscou. Notre époque, égarée par sa rancœur sociale, est plus défavorable encore aux pinceaux du gratin. Haro sur la peinture des riches. Même Sargent, à qui le public fait fête en ce moment, a dû en répondre, sous l’injonction de quelques journalistes oublieux que la peinture ne s’évalue pas selon leurs critères, et qu’elle doit une part de son invention formelle et poétique à l’aplomb, sinon à l’orgueil, voire à l’arrogance, de certains de ses motifs. 

La réussite d’un portrait de société dépend même de son pouvoir à ne pas écraser sous le rang qu’il incarne l’individu qu’elle éternise, puisque l’immortalité, disait déjà Alberti, est la finalité du genre. Si l’on revient maintenant à La Gandara (mais l’avons-nous quitté ?), il est fascinant de le voir passer en quelques années d’une aristocratie à l’autre, de la butte Montmartre à la Plaine Monceau, de Rodolphe Salis et du Chat noir à la comtesse Greffulhe. Passionnante est ainsi la lecture du catalogue raisonné de son œuvre peint, enfin disponible, et dû à la piété familiale de Xavier Mathieu. Sa persévérance à nous faire connaître et aimer cette peinture qui a déserté les cimaises de nos musées – mais dont de récentes ventes montrent l’attrait qu’elle exerce sur une nouvelle vague de collectionneurs, nous avait déjà valu une monographie et l’exposition du musée Lambinet, le présent catalogue les complète à maints égards.

Publié pour ainsi dire à compte d’auteur, il lui sera pardonné certaines scories, bien excusables au regard de l’information accumulée et des redécouvertes de toutes sortes. L’immense mérite de Xavier Mathieu se mesure, en effet, à sa façon d’étudier les œuvres et leur réception, l’identité des modèles et les liens, souvent de proximité, qui unissaient l’artiste au monde dont il se fit le greffier proustien. Elles défilent, une à une, ces princesses, de plus ou moins grande naissance, ces étoiles de la scène comme Sarah Bernhardt et Ida Rubinstein, ces poétesses tentées aussi par les dorures, telle Anna de Noailles, ou ces femmes de grands écrivains, aussi délaissées que Madame d’Annunzio… La Gandara, si attentif aux robes et accessoires par amour du beau linge, ne renouvelle pas toujours ses formules, mais il ne se répète jamais. Son prestige en souffrirait, son amour-propre aussi. « L’anguille », selon le mot de Colette, qui se fit peindre par lui en 1911, fut-il ce « Whistler de la décadence » que Maurice Guillemot voyait en lui ? La formule est à manier avec des pincettes, compte tenu des modèles de l’artiste et de la double vassalité qu’elle implique. Certes, personne n’a aussi bien croqué Jean Lorrain et son œil éthéré, ou Robert de Montesquiou, aux prises avec sa trouble neurasthénie et son dandysme existentiel. Même Boldini paraît plus retenu en comparaison. Quant au whistlérisme de La Gandara, il relève des raccourcis de la presse et de l’hispanisme commun aux deux peintres. Notre amoureux des dos qui s’éloignent et des profils irrésistibles, ceux de Mme Gautreau ou de la bouillonnante princesse de Caraman-Chimay, n’a pas négligé Watteau et les peintres du Directoire. Quoique de père mexicain et de mère anglaise, Antonio fut français jusqu’au bout des moustaches.

Proust mène aussi à La Gandara à la faveur de portraits bien réels, comme celui de Louisa de Mornand (1864-1963), dont Louis d’Albufera fut toqué avant de se marier (plus convenablement) avec Anna Masséna, princesse d’Essling. Un mariage impérial ! Le musée de Grenoble, à qui il avait été offert en 1935, a déposé la toile à Cabourg, villa du Temps retrouvé ! La robe pervenche aux reflets changeants crisse merveilleusement dans la lumière ; un petit chien, sur les genoux de la belle, rappelle à dessein le XVIIIe siècle français. Exécuté en 1907, la toile a laissé dans la correspondance de Proust, proche du modèle, un écho aux séances de pose : « Quelles heures délicieuses vous devez passer, [La Gandara] est si intéressant, si merveilleusement artiste. » Selon le tome III du Cercle de Marcel Proust, Louisa accéda à 13 ans au monde de la galanterie ; en outre, Marcel lui envoyait ses livres avec des dédicaces salées. Vient de paraître le tome IV de cette admirable série, enrichie régulièrement des recherches en cours sur la sociabilité proustienne. Une des entrées y est consacrée à Albert Flament, dont la date de naissance est rectifiée (1875 et non plus 1877). Ce n’est pas la seule retouche utile que s’autorise Caroline Szylowicz, très au fait des ventes d’autographes et des archives de la Fondation des Treilles. J’ajouterai que Flament, proche de Montesquiou, n’eut guère son pareil pour parler de La Gandara dont il fut le familier. Le site Antonio de La Gandara reproduit un possible portrait de Flament, absent du catalogue raisonné ! Quant au reste de ce tome IV du Cercle de Marcel Proust, il brille par ses lumières sur Helleu, autre pinceau de Salon, Robert Dreyfus (le premier des proches à avoir livré ses souvenirs, rappelle Antoine Compagnon), Louis d’Albufera, qu’on retrouve avec joie, et l’admirable Elisabeth de Clermont-Tonnerre, dont Mathieu Vernet a raison d’épingler la tendance à confondre Proust et sa légende. Mais, dira-t-on, c’était pour la bonne cause.

Attaché à nul cercle, parfait inconnu des lettres, petit provincial orphelin de père et de mère à 25 ans, Bernard Grasset (1881-1955) ne manque pas de culot en revanche. Il fonde sa maison en 1907 avec trois fois rien… Quand il sera devenu l’un des plus grands éditeurs parisiens, il posera pour Blanche à son tour, et en smoking. Cette manière de consécration, en 1924, tendait à effacer les années de guerre, dont il sortit très marqué, et le lâchage de Proust, passé à la concurrence. Ce n’est pas à Grasset qu’avait pensé Marcel, au départ, pour Swann. Il savait Le Temps perdu, premier titre de La Recherche avant sa démultiplication cellulaire, difficile, voire impossible, à publier. En 1909, il qualifiait son « long livre » d’obscène, en pensant aux passages aptes à horrifier Calmann-Lévy, l’éditeur des Plaisirs et des Jours (ce chef-d’œuvre de dissimulation au regard des « mœurs »). Peu éditable, le livre l’est non moins en raison de son état alors : sa dactylographie prendra trois ans ! 1912, annus horribilis, est celle du refus que lui opposent Gide et Schlumberger au nom des Editions de la NRF. Ils ont longtemps maquillé les raisons de ce refus, prétextant que le snobisme de Proust, collaborateur du Figaro, et l’énormité de l’ouvrage les avaient décidés, et non sa lecture. Nous savons depuis 1999 que les piliers de la NRF hésitèrent, une semaine entière, au lu d’un manuscrit qui dut autant les fasciner que les glacer. Quoi qu’il en soit, René Blum, le frère de Léon et son égal en raffinement littéraire, rabattit Proust vers le jeune Grasset en février 1913. C’est ainsi que Le Temps perdu devint Du côté de chez Swann au prix, écrit Pascal Fouché, d’« une avalanche de corrections » et des rallonges d’argent de l’auteur, puisque les frais d’édition et le surcoût des va-et-vient d’épreuves furent à sa charge. « Achevé d’imprimer », le 8 novembre, tiré à 2217 exemplaires, le livre reçoit bon accueil, Blanche signant la recension la plus percutante. La guerre devait rebattre les cartes, et Grasset se retirer du jeu en 1916, sans se rendre compte, écrit Fouché, « que ce renoncement restera comme un moment clé de sa vie d’éditeur ». La si vive correspondance Grasset-Proust, passionnante en soi, ouvre un vaste champ d’analyses au savantissime Paul Fouché, et au lecteur un trésor de données nouvelles quant à l’économie, en tout sens, de ce Swann impubliable, mais gros d’une mythologie à venir.

Dès janvier 1914, informé que certains éditeurs cherchent à détacher Proust de Grasset, la NRF, par la voix de Gide, tente une approche mi-cavalière, mi-pénitentielle. « Grave erreur », « honte » et « remords cuisants » succèdent, dans cette lettre célèbre, à l’aveu d’une lecture qui s’avoue gloutonne. Une série d’événements allaient jouer en faveur des repentis. La mort accidentelle d’Agostinelli, en mai, brise Proust et, ainsi qu’il l’écrit à Montesquiou, lui fait renoncer à corriger les épreuves du « second volume ». La NRF en donne tout de même des extraits en juin et juillet 1914. Rien n’est gagné encore, c’est la guerre qui met fin, écrit Fouché, à l’aventure Grasset. A l’ombre des jeunes filles en fleurs passe sous le pavillon des Editions de la NRF, confiées à Gaston Gallimard, au cours de l’hiver 1916. Trois ans seront nécessaires au lissage du texte et aux tractations entre un éditeur, entièrement acquis à l’écrivain, et un auteur très difficile à satisfaire en matière contractuelle et éditoriale. Car les négociations roulent sur les Jeunes filles, une nouvelle édition de Swann et le volume des Pastiches et mélanges. Quand Gaston et Marcel ne parlent pas chiffres et épreuves, la peinture les soude un peu plus, moins La Gandara, que Renoir, Cézanne, Manet et Lautrec. Mais leur correspondance de chats, désormais abondée de lettres inédites ou retranscrites, croise « l’ancien monde » à l’occasion, de Louisa de Mornand à Albert Flament, auquel Proust fait envoyer les Jeunes filles pour recension. Le dossier de presse du Prix Goncourt 1919, si bien étudié par Thierry Laget, ne comporte aucun article de lui ! Gardons le meilleur pour la fin, à savoir la dédicace que Proust fit à Gaston, le 29 avril 1921, du Côté de Guermantes, II : « A vous mon cher Gaston que j’aime de tout mon cœur (bien que vous pensiez quelquefois le contraire !) et avec qui ce serait gentil de passer de longues et réconfortantes soirées. Mais vous ne prenez jamais l’initiative. Les miennes échouent toujours devant mon téléphone aussi éloignant qu’au temps où vous refusiez Swann. Votre bien reconnaissant et bien fidèle et bien tendre ami. Marcel Proust. » Après la grande boucherie, le retour de l’âge d’or. Stéphane Guégan

Xavier Mathieu, Antonio de La Gandara. Le catalogue de son œuvre, 1861-1917, préface de Jean-David Jumeau-Lafond, Association des Amis d’Antonio de La Gandara, 170€ // Le Cercle de Marcel Proust, IV, actes du colloque organisé par Jérôme Bastianelli et Jean-Yves Tadié, édités sous la direction d’Elyane Dezon-Jones, Honoré Champion, 2025, 42€ // Marcel Proust et Bernard Grasset, Correspondance, précédée de Proust chez Grasset, une aventure éditoriale, Pascal Fouché (éd.), Grasset, 25€ // Marcel Proust / Gaston Gallimard, Lettres retrouvées 1912-1922, édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché, Gallimard, 21€ / La livraison d’automne de la NRF (n°662, septembre 2025, 20€) amplifie la moisson proustienne de quelques perles, à commencer par deux lettres de Jacques Rivière retrouvées dans les papiers de Bernard de Fallois. Elles ont trait à l’article de Proust sur Flaubert et à celui de Rivière sur Proust, respectivement NRF janvier et février 1920. Alban Cerisier éclaire justement ce doublé programmatif après la relance de la revue en juin 1919. De son côté, Pascal Fouché réexamine, à partir de lettres inédites, les difficiles relations que Proust entretint avec Calmann-Lévy, qui aurait pu être l’éditeur de Jean Santeuil, le roman de l’Affaire Dreyfus.

VUS, LUS, REÇUS

Il y a le génie des lieux, l’eau, la nature, les pierres, l’architecture, et il y a les génies du lieu, le florentin Rosso et le mantouan Primatice, réunis par le mécénat de François Ier, à la tête d’une équipe d’artistes et d’artisans dont le roi attend qu’ils transportent Rome en France. Les premières traces du chantier remontent à 1527, l’année du sac de la ville de saint Pierre. Le transfert symbolique que rêve François Ier, plus malheureux dans l’art de la guerre, a fasciné Louis Dimier, que Proust lisait dans L’Action française. Notre Renaissance continue à éblouir tout visiteur du château de Fontainebleau qui a plutôt bien traversé les siècles, la galerie d’Ulysse mise à art, détruite sous Louis XV. Le mariage du politique, du sacré et de l’érotique y trouva un espace adapté aux plus ambitieux desseins. Riche d’une cinquantaine de dessins et estampes à couper le souffle, tant le gracieux et son contraire font assaut d’invention, l’exposition des Beaux-Arts de Paris ne sépare jamais les décors, que ces feuillent préparent souvent, du bâtiment même. Le public progresse comme s’il s’y trouvait, de programme en programme. Heureux temps où il était encore loisible de parler de « maniérisme » (mot aujourd’hui démonétisé) à propos de ces corps dilatés, de ces visages tourmentés et de ces lumières en zigzag ! Bornons-nous à saluer ce corpus magnifique et ce travail d’une érudition époustouflante. La Mort de Sémélé de Léon Davent d’après Primatice, inouïe de sensualité et de pathos, annonce le grand Poussin, aussi bellifontain que Picasso. SG / Rosso et Primatice. Renaissance à Fontainebleau, Beaux-Arts de Paris, jusqu’au 1er février 2026, catalogue sous la direction des commissaires, Hélène Gasnault et Giulia Longo, avec la participation de Luisa Capodieci et Dominique Cordellier, Beaux-Arts de Paris éditions, 25€.

Qu’il y eût opportunité, et même nécessité, à consacrer au peintre David une nouvelle « synthèse » en cette année du centenaire de sa mort, nul ne le nierait. David Chanteranne, 51 ans, et trente de recherche napoléonienne à son actif, s’est donc lancé avec hardiesse et un certain panache dans son écriture, fréquent chez les experts de Bonaparte. Ce n’est pas sa première tentative en terre davidienne. En 2004, l’auteur contribuait largement au succès de l’exposition consacrée au Sacre, le tableau et la chose, aux côtés de Sylvain Laveissière, Anne Dion et Alain Pougetoux. Déjà un anniversaire ! Exposition qui, doublée par la publication d’un remarquable album de Jean Tulard, rappelait, s’il était besoin, la passion des ex-Jacobins pour l’Empereur (lui-même très admiratif de Robespierre avant 1800). Conscient que tout se touche, Chanteranne s’est gardé de sacrifier l’empereur des peintres au peintre de l’empereur. Son livre couvre donc la longue carrière de David, mêlée de politique, et évite l’anachronisme de l’artiste prérévolutionnaire, cher à Thomas Crow, écrit « Crown » dans la bibliographie (sublime coquille, sans gravité). On pourrait chipoter ça et là : le Jupiter et Antiope de Sens, s’il est du tout jeune David – ce qu’on aimerait croire en raison de sa parenté avec François Boucher, a peu de chance d’être un tableau de concours. Par ailleurs, le crédit que l’auteur accorde aux « autobiographies » de David et aux écrits de sa descendance mériterait d’être modéré de temps en temps. Quoi qu’il en soit, le livre existe, il a été conçu avec sérieux et écrit avec esprit. SG / David Chanteranne, Jacques-Louis David. L’empereur des peintres, Passés/composés, 2025, 24€. Voir aussi Sébastien Allard, Jacques-Louis David, carnet d’expo, Gallimard/Musée du Louvre, 11,50€ et ma recension de la présente exposition dans Commentaire (https://www.commentaire.fr/peinture-et-politique-exposer-david/).

L’index d’un livre en dit beaucoup, plus parfois que l’auteur ne le souhaiterait lui-même. Prenez le magistral volume des Essais littéraires d’Aragon (La Pléiade, 2025, 86€) et promenez-vous dans les allées bien sarclées des noms et titres d’ouvrage qu’il recense avec le soin infaillible de Rodolphe Perez. Que Hugo et Rimbaud dominent la liste, rien d’anormal, Aragon fut un mélange instable des deux. Il est plus piquant de constater que Barrès l’emporte sur Balzac, Lénine sur Flaubert, Gorki sur Drieu, et que Musset égale à peu près Baudelaire. On est moins étonné de trouver, en situation éminente, Lewis Carroll : Aragon aura contribué à son installation au sein du panthéon littéraire, note Philippe Jaworski en tête de la délicieuse et savante édition qu’il nous propose des Alice et de La Chasse au Snark, l’ensemble étant assorti des illustrations originelles et d’un bouquet d’autres. Ah, les surréalistes, que serions-nous sans eux ?  A en croire la rumeur, nous devrions à ces éternels enfants le débarquement de Carroll sur nos plages. Il est vrai qu’Aragon, encouragé par Nancy Cunard, s’agite dès 1929 et confirme, deux ans plus tard, l’adoubement de l’Anglais qui a su, le rire en bandoulière, révéler le nonsense et l’étrange constitutifs de l’enfance. L’enfant sage que fut Louis se venge des livres édifiants dont il fut gavé (catéchisme où il passera maître devenu communiste). Je n’ai jamais pu croire que Breton et sa bande aient inauguré la fortune française de Carroll, et ce que nous apprend le volume de Jaworski conforte mes doutes. Entre 1869, date de sa première édition française, et 1907, date de la démultiplication des éditions illustrées (notamment celle, sublime, d’Arthur Rakham), on imagine mal que le milieu parisien soit resté sourd aux beautés hilarantes et terrifiantes du Londonien. Du reste, en 1931, Gringoire, à la faveur d’une nouvelle traduction, rappelait à ses lecteurs que Proust « goûtait fort » cette œuvre insolite, née de l’onirisme qu’elle met en scène, à la manière de La Recherche. SG / Lewis Carroll, Alice suivi de La Chasse au Snark, édition bilingue et traductions nouvelles de Philippe Jaworski, 207 illustrations, Gallimard, La Bibliothèque de La Pléiade, 64€.

On en parle !

Luc-Antoine Lenoir, « Fin de règne », Le Figaro, Hors-Série David, 2025, à propos de David ou Terreur, j’écris ton nom, de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Samsa éditions, Bruxelles, 12€ : « On se régale des tournures habiles, des répliques qui claquent, à destination de Joseph-Marie Vien ou d’Élisabeth Vigée Le Brun, des jugements lapidaires sur les tableaux des autres. […] Les auteurs de cette pièce inclassable sont des historiens de l’art […]. On les découvre dramaturges tout aussi convaincants. Leur David a de l’aisance, presque des convictions dans l’arrivisme ; il avance avec une résolution tranquille vers les lieux où se décide la réputation. […]  Vient la Révolution. Les dialogues restituent l’emphase d’un monde qui se croit nouveau : serments, grands mots, promesses d’innocence retrouvée. Robespierre est un ami et, avec lui, David s’engage pleinement pour la Terreur. […] Reste la question qui fâche : jusqu’où l’art peut-il justifier l’action qu’il magnifie ? Après l’épreuve, Bonaparte entre en scène, puis Napoléon. S’ensuit un étonnant dialogue critique sur Le Sacre. L’Empereur sait qu’il devra désormais une part de sa gloire au peintre et lui confie ses attentes politiques […]. Après cette acmé, le peintre n’aura plus que des souvenirs. La mélancolie s’installe en aval d’une vie d’aventures. Il ne sait plus s’il fut témoin ou acteur de son siècle. On sort de cette lecture – en attendant l’adaptation sur les planches ? – un peu plus clairvoyant sur les relations de l’art et du pouvoir, et surtout, ému. Au théâtre, c’est toujours une victoire. »

IL EST DES MORTS QUI…

Il est des morts qui flottent toujours à la surface de nos mémoires. Celle, par exemple, d’Antoine Bernardin Fualdès dont Géricault ne fut pas le seul à vouloir percer le mystère et exploiter commercialement la fin atroce. Le 20 mars 1817, entre chien et loup, le cadavre d’un inconnu, charrié par l’Aveyron, est repêché. Le malheureux qui a été égorgé et jeté au fleuve d’oubli n’est pas un vulgaire bourgeois. Fualdès, membre d’une loge maçonnique, avait été actif sous la Révolution, et procureur général sous l’Empire. Or, Louis XVIII, chassé par les Cent-Jours, est remonté sur le trône et compte y demeurer. Six dessins de Géricault, très noirs, décomposent le drame en autant de péripéties macabres. La bande dessinée et le cinéma s’inventent. Ces six dessins auraient dû fournir aux vendeurs de lithographie des frissons à bon marché. D’autres artistes, moins talentueux mais plus prompts, ne lui laissèrent pas le temps de sortir de ses incertitudes. Tel était Géricault, souvent paralysé au moment de passer à l’acte. Ces amateurs d’images à sensations étaient, comme Théodore, grands lecteurs de journaux et de fascicules. C’est là qu’entre en scène le héros du dernier livre de Frédéric Vitoux, Henri de Latouche, dont David d’Angers a laissé un portrait peut-être flatté (notre illustration). Le futur pourfendeur des cénacles romantiques tenait son rang parmi les écrivains de la nouvelle école, mais sur le flanc libéral et même républicain. Une prix de poésie et un peu de théâtre, au temps de Napoléon, l’avaient sorti de l’anonymat. Sous les Bourbons, il est un des piliers du Constitutionnel, au titre éloquent. Du reste, le compte-rendu du Salon de 1817 que Latouche y donne, en évoquant l’aiglon, chatouille la censure. On bâillonne, un temps, le journal contestataire. Mais la Restauration est plus libérale que ses détracteurs actuels ne le pensent, précision qui n’est pas inutile. Car le procès Fualdès n’aurait pas provoqué le raz-de-marée européen qu’il causa dans un autre contexte. De l’événement et de sa résonance, Vitoux a tiré un roman aussi excitant qu’édifiant, si un tel déni de justice et une telle mascarade peuvent édifier. Latouche, que l’auteur chérit d’une passion ancienne (ah Fragoletta !), se jette sur ce crime avec l’avidité d’un publiciste sans le sou. On pourrait l’en excuser s’il avait dénoncé les vices de procédure et l’empressement du ministère public à boucler le dossier. Au contraire, il mit sa plume au service d’un témoin à charge qui relevait de la psychiatrie. Géricault l’aurait volontiers campée en monomane de l’amour déçu, cette Clarisse Mazon au verbe aussi soignée qu’exaltée ! Plus agréable que jolie, elle prétendit tout savoir du crime avant de se rétracter, puis de revenir à ses premières déclarations et d’envoyer ceux qu’elle accusait à la mort. Vitoux nous fait comprendre que ce procès, avant celui de Lacordaire, fut aussi celui du romantisme ; la Mazon, retournée par l’appareil judiciaire contre Latouche, l’accuse aussi d’avoir tu son attachement à la couronne et sa détestation de la nouvelle littérature. Politique ou crapuleuse, la mort de Fualdès ? Règlement de compte ou Terreur blanche ? De qui ou de quoi Mazon fut-elle le nom ? Tout simplement, peut-être, de son bovarisme, et de l’homme qui lui fut refusé.

Il est des morts qui ferment une époque. Celle, par exemple, de Roland Barthes, disparu en 1980 à moins de 65 ans, auréolé de divers titres de gloire et d’autant de malentendus. On comprend qu’Antoine Compagnon, très proche de lui dans les années 1970, mette un point d’honneur à dégager le personnage d’une mythologie dont le sémioticien, maître des signes, fut le premier artisan. Rien de plus naturel que de se construire une aura quand il s’agit de fronder, pensait-il, la sclérose intellectuelle des lieux de savoir et de pouvoir. Rien de plus légitime que de vouloir, à l’inverse, confronter l’auteur de La Chambre claire à la camera obscura de ses tiraillements, ou de ses contradictions. Et puisque Barthes n’a cessé de gloser l’écriture des autres, s’intéresser à la sienne permet d’éclairer « sur nouveaux frais », comme dit l’Académie, son triple rapport au texte, à l’édition et à l’économie du livre. Sans tarder, Compagnon nous apprend que Barthes, chantre pourtant de l’inconditionnel et de l’intransitif, n’écrivait que sur commande, information suivie immédiatement d’une autre : répondre à la demande, se plaignait-il souvent, était sa croix et son salut. Dans les années 1950, avant qu’il ne se case, il ne lui était guère loisible de refuser la rédaction d’articles et de préfaces correctement payés. Compagnon, afin d’éclairer ce moment que Barthes aurait qualifié de mercenaire, brosse le large panorama des clubs de livres français qui s’associèrent sa plume. Le Sur Racine, très décevant, en découle, comme sa fameuse analyse de L’Etranger de Camus, roman paru sous l’Occupation et devenu canonique dix ans plus tard. Barthes concède qu’il a bien vieilli pour mieux porter le fer au cœur de sa morale, trop apolitique à ses yeux. On pressent déjà ce que le livre de Compagnon rend limpide, la propension de l’émule de Brecht à décevoir les attentes de son éditeur ou de son lecteur, en vue de jouir de sa liberté et d’y attirer son auditoire. Appuyé par une classe de consommateurs élargie, et le nombre accru des étudiants, le succès du livre de poche secondera cette stratégie après 1960. Ayant rejoint l’Ecole pratique des hautes études, le polygraphe, de son côté, peut se montrer plus exigeant. En matière d’avant-propos à contre-emploi, il signe son chef-d’œuvre avec Vie de Rancé, pour 10-18, « écrite sur la commande insistante de son confesseur », soulignait Barthes. Cette plaidoirie imprévisible et somptueuse en faveur de Chateaubriand, désormais peu goûté par l’intelligentsia, et de l’objet même du livre, la langue sacrée du XVIIe siècle post-tridentin et la mélancolie pré-photographique de l’avoir été. Est-ce à dire qu’on aurait tort d’opposer le premier au dernier Barthes ? Non, si l’on se fie à la docilité qu’il montra d’abord envers le matérialisme historique. Oui, si l’on choisit de se reporter au « refus d’obéir » qu’il a régulièrement opposé à la vulgate moderniste et dont les années du Collège de France constituent l’acmé. Dès avant paraît Le Plaisir du texte et s’affiche l’aveu que la technique du contournement, de la perversion, doit seule conduire la plume de l’écrivain. Le beau titre que Compagnon a donné à son propre livre contient tout un programme, celui de la troisième voie.

Il est des morts qui divisent l’opinion, on l’a vu avec Fualdès, et secouent les consciences, on le voit avec le nouvel appel de Jean-Marie Rouart à une justice plus juste. Noble et ancienne aspiration, elle semble aussi vieille que l’institution judiciaire. Elle possède, du reste, une iconographie qui remonte à l’antiquité et que la peinture, à l’âge classique, a répandue partout, sous les yeux mêmes de nos rois, avant de triompher à l’ère moderne, supposée avoir rompu avec l’arbitraire des temps obscurs. Combien d’images nous la montrent cette belle femme aux yeux bandés, symbole d’impartialité, les mains chargées d’une balance et d’un glaive, symboles de l’équité parfaite et de la légitime répression qui doivent régler le fonctionnement des sociétés évoluées ! Il s’en faut pourtant que les avatars de Thémis et Justitia, de nos jours, agissent, en toute occasion, avec la rigueur souhaitable. Bien sûr, nous entendons le mot, à l’instar de Rouart, dans ses deux sens. Il n’est plus nécessaire d’égrener la liste des combats de l’écrivain. Au début de Drôle de justice, écho possible à Drôle de drame et Drôle de voyage, on lit cet aveu : « De manière compulsive, j’avais toujours écrit sur la justice. Une passion qui parfois frisait l’obsession. De plus, il existait un étrange lien entre mes fictions et mon existence, car loin d’avoir connu la justice sous une forme platonique, je l’avais approchée de près comme journaliste, et même de plus près encore comme inculpé et condamné dans une fameuse affaire judiciaire, celle d’Omar Raddad. » Plusieurs de ses romans se sont construits autour de procès iniques, quelle qu’en soit la motivation. Aucune raison impérieuse, aucune injonction supérieure ne devrait permettre une enquête bâclée ou un manquement aux règles de procédure, Rouart l’évoque, sans bravade inutile, au sujet des martyrs du Mont-Valérien, du procès Laval (on sait ce qu’en a dit Léon Blum) ou du procès des monstres de Nuremberg. Voltaire, Balzac, Gide, Mauriac en sont de bons exemples, le rôle de la littérature est d’alerter, d’alarmer, de « réveiller la société assoupie dans ses préjugés », ou indifférente à la marche de sa justice. Mais il incombe aussi aux écrivains, insiste Rouart, de ne pas confondre le respect des lois, propres à l’Etat régalien, et la « servitude volontaire » (La Boétie), c’est-à-dire l’impuissance à dénoncer l’injustice ou énoncer la part imprescriptible de notre humanité fautive. La « monotonisation du monde », que pointait Stefan Zweig en 1925, résulte aussi de sa moutonisation. Passant en quelque sorte de la théorie à la pratique, Drôle de justice, à mi-chemin, donne à lire une pièce en trois actes, aussi réjouissante que l’humour noir de son auteur et le cynisme sans bornes de ses personnages l’autorisent. Labiche et Kafka en se donnant la main n’auraient pas fait mieux. Démonstration est faite qu’on peut rire du pire tant que le théâtre ici, le roman ailleurs, ne dédouane pas son lecteur du criminel qui veille en lui. Ou n’innocente le représentant du Droit de ses réversibilités impardonnables. Stéphane Guégan

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, La Mort du procureur impérial, Grasset, 23€ / Antoine Compagnon, de l’Académie française, Déshonorer le contrat. Roland Barthes et la commande, Gallimard, Bibliothèque des idées, 19€. Du même, on lira La Littérature ça paye, Equateurs, 18€, bel hommage à la lucidité de Marcel Proust quant aux « profits » incommensurables de la lecture dans tous les domaines de l’activité humaine, otium et negotium à égalité/ Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Albin Michel, 14€.

Du côte de chez Barthes

Quand paraît le texte que Barthes rédige sur Artemisia Gentileschi à la demande d’Yvon Lambert, le monde des musées a commencé à s’agiter autour des peintres femmes, notamment des pionnières. Women artists : 1550-1950, au LACMA, en Californie, avait exhibé cinq de ses tableaux en décembre 1976. Mais qui aurait imaginé alors le bond de sa notoriété actuelle et le nombre d’expositions et de publications dont elle a bénéficié en moins d’un demi-siècle ? La synthèse volontairement traditionnelle qu’en a tirée Asia Graziano, riche de tableaux redécouverts ou réattribués, plus étanche aux approches féministes, s’appuie sur une très vaste documentation. Celle-ci, en vérité, est d’une incroyable richesse. La fille d’Orazio Gentileschi, peintre caravagesque lui-même, hérite d’un solide bagage culturel. Beaucoup de lettres en témoignent, dont maintes exhumées par Francesco Solinas. Elles dessinent de leur belle calligraphie la biographie mouvementée de cette artiste itinérante (Rome, Florence, Naples), qu’on ne saurait réduire au viol dont elle fut la victime, viol condamné par la justice du temps, et destiné à être exploité par l’historiographie, européenne et surtout américaine. Quant à se prononcer sur certaines attributions du livre, laissons ce droit aux vrais experts d’Artemisia (notamment Gianni Papi, à qui l’on doit l’exposition essentielle de 1991, et qui a reconstruit le corpus du jeune Ribera). Souvenons-nous que Roberto Longhi, en l’absence des données aujourd’hui disponibles, il est vrai, hésita parfois entre le père et la fille, voire donna à Baglione les tableaux qui revenaient à cette dernière. En 1916, il rendait cependant à Artemisia son chef-d’œuvre : Judith et Holopherne, la version du musée du Capodimonte, l’avait rejoint en 1827, sous l’étiquette du Caravage ! Ce nocturne sanglant nous projette sur la couche du général assyrien, dont Judith a saisi la chevelure avec vigueur. De son autre main, elle décapite le malheureux en faisant une légère moue. Le tableau entrelace les bras des trois protagonistes, Holopherne qui se débat, Judith qui le saigne, et sa servante qui plaque la victime de tout son poids. Aucun autre peintre « caravagesque » n’aura cherché à nous saisir avec une telle violence et à se plier autant aux indications de la Bible. L’exégèse de Barthes glisse de la lecture structurale à la reconnaissance d’une pleine légitimité picturale. Après avoir rappelé que le récit biblique proposait à la fois une narration efficace et un imaginaire disponible, son analyse s’attaque au sens du tableau, plus ouvert que celui du texte qu’il prend en charge. Dans la mesure où l’interprétation de toute peinture reste suspendue entre plusieurs possibles, celle de Gentileschi lui semble exemplairement consciente de ses pouvoirs propres. Cette maîtrise peut se flatter d’avoir eu tous les sexes. La Rome de Simon Vouet, Mellan et Mellin, chère à Jacques Thuillier, ne l’ignorait pas. SG / Asia Graziano, Artemisia Gentileschi, Citadelle et Mazenod, 2025, 149€..

Après une excellente édition des trois premières nouvelles de La Comédie humaine (La Maison du Chat-qui-pelote, Le Bal de Sceaux, La Bourse), prélude aux grands romans de l’Amour, de l’Argent et de l’Art (les trois A), Isabelle Mimouni nous livre son Père Goriot, où le polyphonique se déploie autant que nécessaire et impose, pour ainsi dire, le principe du retour des personnages et, par-là, celui de l’arborescence infinie. Rastignac, ombre de La Peau de chagrin, occupe désormais le cœur de l’action et appelle, en puissance, la figure de Lucien de Rubempré et les courtisanes qui fermeront le cycle. Il appartenait à un monarchiste déçu, et déçu par l’aristocratie, en premier lieu, de peindre le Paris moderne avec le pinceau de Dante. Corruption et prostitution, sous le camouflage de l’ordre social, régissent les hommes et les femmes de la France post-impériale. La pension Vauquer, c’est la fausse Thébaïde dont le premier cercle de l’Enfer a besoin pour y concentrer les ambitions et les rancœurs de la Restauration. « Le monde est un bourbier », proclame Madame de Beauséant ; la parente de Rastignac, qui s’y connaît, profite, on le voit, du génie onomastique de Balzac. Une note liminaire, qu’un carnet de l’écrivain nous conserve, ramène Goriot à son essence noire : un père dépouillé par ses deux filles meurt « comme un chien ». Soit le Roi Lear revisité, moins le fils dévoué. Serait-ce Rastignac ? Et ce martyr de la paternité mérite-t-il notre compassion, ainsi qu’une lecture sociologique, pour ne pas dire marxisante, y inclinerait ? Voyant le Mal partout, Isabelle Mimouni le trouve aussi chez Goriot. Passé douteux (spéculation, activisme sous la Terreur) et pulsions de crime habitent cette victime de l’ingratitude filiale. Et s’il pousse Rastignac dans les bras de Delphine de Nucingen, afin qu’elle découvre enfin les « douceurs de l’amour » dont ce mariage d’argent l’a frustrée, l’appel incestueux n’y a-t-il pas sa part ? Du reste, Vautrin, génie et poète du Mal comme Lacenaire, agit-il si différemment dans le feu que lui inspire le bel Eugène ? Barthes, qui avait une dilection pour Sarrasine, n’a pas pu passer à côté de ça. SG / Balzac, Le Père Goriot, édition d’Isabelle Mimouni, Gallimard, Folio Classique, 3€.

Pas de repos dominical pour les lundistes, et guère plus pour leurs éditeurs. Les gautiéristes et les autres, ceux à qui Théophile ne sert pas d’éthique, devraient se prosterner devant les vingt tomes de critique théâtrale que Patrick Berthier a si bien établis, souvent rétablis, et annotés en maître de l’information à la fois nette et rayonnante. Car ce monument est fait pour parler à chacun, aux amateurs de littérature, de peinture et de musique, bien au-delà des affidés du romantisme français, auxquels Barthes, adepte clandestin de l’art pour l’art, vouait une sécrète affection. Chaque lundi donc, pendant près de 15 ans, le feuilleton du Journal officiel livra sa moisson hebdomadaire d’impressions scéniques, ouvertes à tous les genres, à tous les arts, on l’a dit, libres aussi de saluer les grands morts, les naissances heureuses et les renaissances glorieuses. Entre juin 1869 et février 1872, il enterre, souvent jeunes encore, avec le sentiment donc d’une double injustice au regard de l’humaine médiocrité, Louis Bouilhet, Pierre Dupont (en se souvenant de Baudelaire), Fromental Halévy, ou ses amis de 1830, Bouchardy et Nestor Roqueplan. Du côté des naissances, il salue les débuts de Paul Déroulède et d’Emile Bergerat malgré une fâcheuse tendance au lyrisme intempestif, voire à la véhémence forcée. A l’opposé, le théâtre parnassien s’attire son soutien immédiat, les pièces de François Coppée, et surtout La Révolte de Villiers de L’Isle-Adam, plus excentrique à tous égards. Devenu lui-même un des mentors reconnus du Parnasse contemporain, Gautier leur réclame de ne pas se « restreindre autant ». Le théâtre développe là où la poésie resserre. S’il se sent vieillir à voir pousser cette école qui lui doit tant, sa mélancolie déborde littéralement à chaque allusion chagrine (Balzac), à chaque reprise illustre. Ses ultimes chroniques, après l’Année terrible qui a entamé mortellement sa santé, il les consacre à Nerval et au Ruy Blas d’Hugo. On ne saurait mieux quitter les planches. SG / Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XX, juin 1869 – février 1872, édition de Patrick Berthier, Honoré Champion, 2025, 78€. Sur le Parnasse et l’actualité de Léon Dierx, voir mon article dans la livraison à venir de la Revue des deux mondes.

L’âge béni des lectures intenses s’étire de 11 à 15 ans ; les livres vous prennent alors, ils mettent des mots sur les désirs et les peurs. On a l’impression qu’ils vous choisissent, que vous, le lecteur, vous êtes l’élu ou l’élue. Catherine Cusset a beaucoup lu avant d’écrire, elle a cru aux livres et aux tableaux, à la promesse que son existence leur ressemblerait. Comment ne pas y croire lors de sa précoce rencontre d’A la recherche du temps perdu, roman qui fait de la fiction, de la projection imaginaire de soi sur les autres, le cœur existentiel du récit ? Ses amours de jeunesse, les plus brûlantes à la lire, ont gagné à ce mimétisme une ivresse ou une détresse manifestement irremplacées. Mais la leçon est aussi littéraire. Ma vie avec Proust paie son tribut à la sincérité, à la drôlerie et au courage de Marcel en les pratiquant et les célébrant. Ne pourrait-on penser néanmoins que Proust défend une idée trop solipsiste de la passion amoureuse ? Qu’Odette ne fût en rien le genre du Narrateur m’a toujours semblé un peu forcé. La description des ravages de la jalousie ou de l’impureté des désirs, où Proust égale Balzac et Baudelaire, convainc autrement. Une philosophie pareille s’installe en vous à jamais. Que Catherine Cusset se rassure, l’antisémitisme de Proust est une blague de mauvais goût, Antoine Compagnon et Mathilde Brézet l’ont récemment « déconstruite ». Et le personnage de Bloch, empêtré dans ses masques habiles et ses dérobades moins héroïques, confirme l’incroyance de Proust envers l’absolu des catégories. Du reste, pas plus que Catherine Cusset, je ne crois à son rejet en bloc de l’aristocratie, dont La Recherche, selon Laure Murat, aurait précipité la décrépitude. Certes les élites du faubourg, parce que l’apparence y compte plus que partout ailleurs, ne sauraient se soustraire à l’ironie hilarante de l’écrivain, à sa façon de torpiller les leurres du jeu social. La thèse de la coquille vide, de la classe vidée de substance et de noblesse, souffre d’être trop générale, et ne tient pas assez compte du particulier, de l’individu et de la passion proustienne des lignages, des héritages et des devoirs qu’ils imposent. Le précédent livre de l’auteure avait appliqué à la biographie, celle de David Hockney, la vertu cardinale du roman, qui est justement de restaurer la vie ondoyante des sentiments autour des faits, d’observer la ligne de flottaison si mouvante qui règle nos destins, comme elle intéresse le peintre des piscines. Démarche proustienne, s’il en est, et que confirme Hockney lui-même. Lors de la rétrospective du LACMA, en 1988, l’artiste se demandait « si son œuvre n’avait pas une ambition similaire à celle de Proust, qu’il avait relue au fil des ans et qui était construite comme une cathédrale autour d’une quête spirituelle : la recherche du temps perdu – celle du lien entre nos différents mois qui ne cessaient de mourir tour à tour. » Cette Vie de David Hockney, imaginée et vraie, reparaît enluminée de superbes planches, d’un format carré cher au grand peintre, et d’une délicieuse postface. Un dernier mot : Some Smaller Splashes (2020) est un hommage à Caillebotte ou je ne m’y connais pas. SG / Catherine Cusset, Ma vie avec Proust, Gallimard, 18 €, et Vie de David Hockney, Gallimard, 29 €.

Sartre et Barthes meurent en 1980, le second avec dix ans d’avance sur le premier. A celui-là celui-ci doit le meilleur et le pire. Le pire, c’est la lourdeur idéologique du premier Barthes ; le meilleur, c’est l’inconscient de Sartre, ou le retour du refoulé, soit l’adhésion à la littérature et à la peinture comme la possibilité qui s’offre à l’être humain de s’arracher à sa contingence originelle, en conférant au hasard des formes un ordre transitoire. La Chambre claire, le dernier et meilleur livre de Barthes – bien qu’il porte entre autres deuils celui du roman qu’il ne sut mener à bien, est dédié au Sartre de L’Imaginaire (1940). Certaines dédicaces creusent l’hommage d’une distance. D’un écart. Le Sartre des années 1970, d’une versatilité au moins égale à son productivisme, pouvait continuer à troubler et même fasciner ses cadets, sans parler des gauchistes avec ou sans col Mao. Son omniprésence éditoriale et médiatique les soufflait. Quand il ne signe pas des préfaces à la Blanchot, ou des introductions de catalogue rattrapées par l’esprit des Temps modernes (Rebeyrolle plus révolutionnaire que le Picasso de Guernica en raison de son abstraction sauce cubaine), il tape sur le pouvoir, l’état des banlieues, la justice aux ordres, l’impérialisme américain. L’actualité ne lui donnerait pas tort sur tout, cela dit. Situations X, qui paraît en 1976, avait pour sous-titre « Politique et autobiographie ». On a vu de quelle farine se faisait la première. C’est l’écriture de soi et sa théorisation ultime qui font le prix du livre, dont une nouvelle édition augmentée est parue à la fin de l’année dernière. La part la plus jouissive, dirait Barthes, de ces ultimes confessions prit la forme d’entretiens accordés à Michel Contat pour Le Monde et Le Nouvel Observateur. La figure du pur Sartre, s’agissant de son train de vie ou de sa longue bienveillance envers l’URSS, se fissure, autant que la presse de gauche pouvait s’y résoudre. Encore le pape de l’existentialisme ne parle-t-il pas de l’Occupation ! Remarquable est la santé de son obsession flaubertienne, qu’il partageait avec Barthes. Disons simplement qu’elle relève de la mauvaise conscience chez Sartre, et du précédent libératoire chez son ancien émule. SG / Jean-Paul Sartre, Situations IX, janvier 1970 – juillet 1975, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann, Annie Sornoga, Gallimard, 24€.

ENTRE-DEUX

C’est parfois en écrivant qu’on devient écrivain, et c’est assurément en guerroyant qu’on se découvre soldat. Daniel Cordier (1920-2020) sera mort avec la conviction de n’avoir pas écrit, au sens plein, et le regret de ne pas s’être assez battu. Le lecteur enthousiaste de ses Mémoires, magnifiques d’élan et de cran comme le fut son existence, butte sans cesse sur l’amertume de l’ancien résistant, qui se pensait incapable de littérature et eût préféré tuer des « boches » aux missions du renseignement, bien qu’elles l’aient associé à l’homme qu’il admira le plus au monde, Jean Moulin. Mauvais juge de ce qu’il aura accompli lui-même, aidé en cela par les conflits internes de la France libre dont il reste un des témoins les plus sûrs, Cordier laisse une œuvre. Même si on le soupçonne ici et là de ne pas avoir pu tout dire, il est parvenu à imprimer au récit de sa vie l’authenticité d’un vrai diariste et l’éclat d’un roman à multiples rebondissements. Chocs politiques et chocs esthétiques furent vécus et sont présentés comme autant de révélations qui engageaient l’essentiel. La foi maurrassienne de son adolescence […] s’était effondrée en juin 40, l’évolution de l’Action française achevant de le convertir à De Gaulle et à Londres, où l’attendaient deux ans de formation et l’amitié de Raymond Aron.

Suite d’Alias Caracalla, La Victoire en pleurant refait l’aveu du péché d’extrême-droite devant les zizanies de la Libération. On y trouve également les traces d’un autre culte naissant, la peinture, découverte au Prado, en mai 1944. Entre l’arrestation de Moulin et le démantèlement du groupe de Cordier, « brûlé » dès la fin 1943, il s’écoula quelques mois. Il lui faut rentrer à Londres par l’Espagne, long et harassant détour. Mais la récompense, imprévisible, ce fut Greco, Velázquez, Goya. […] Caracalla a reçu en pleine poitrine la décharge du Tres de Mayo, et l’aura fantomatique des Ménines a réveillé tant de camarades effacés, exécutés ou déportés on ne sait où. Porteuse d’une tragédie plus haute ou d’une barbarie éternelle, la peinture lui offre plus qu’un réconfort provisoire. D’autres futurs, d’autres combats s’annoncent soudain, que rien n’entravera, à commencer par la pagaille qui entoure en 1945-46 les règlements de compte de la Libération, au sein même des vainqueurs, et la démission de De Gaulle. Le troisième volet des Mémoires de Cordier, Amateur d’art, débute à cette époque ; il quitte alors le cabinet du colonel Passy et les services secrets. Stéphane Guégan, « Caracalla ouvre boutique », lire la suite dans La Revue des deux mondes, mai-juin 2024 / Daniel Cordier, Amateur d’art, 1946-1977, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2024, 23€. Les deux premiers volumes de ses Mémoires sont désormais disponibles dans la collection Folio.

ENTRE-DEUX-GUERRES

D’abord à deux temps, la Recherche de Proust s’en donne un 3e au début de 1912. Ainsi naît Le Côté de Guermantes et se déploient, entre rires et larmes, l’entrée dans le monde et la sortie de l’innocence, en deux temps aussi, du Narrateur : décès de la grand-mère, soit la perte inconsolable de la mère, et décès (annoncé) de Swann, soit la conquête du beau à relever. La toile de fond du théâtre proustien, à ce stade, nous ramène à 1898 : après en avoir rêvé, le Narrateur accède aux salons du faubourg Saint-Germain, il en exalte la grandeur généalogique autant qu’il en vitriole les vanités (le snobisme de la naissance). D’un côté, l’éclat d’un monde qui croit survivre à son déclin par fanatisme de race, selon le mot que Proust décline ; de l’autre, le séisme de l’affaire Dreyfus et les comportements souvent asymétriques qu’elle enclenche. Yuji Murakami en est le meilleur connaisseur. Son édition de Guermantes donne un bel avant-goût du livre qu’il prépare sur le sujet, central dès Jean Santeuil et promis à innerver, comme la guerre de 14 et surtout l’homosexualité, le reste de La Recherche.  Dans son édition de Sodome et Gomorrhe, qui paraît aussi au Livre de poche, Alexandre de Vitry commence par rappeler sa solidarité avec Guermantes, dont le volume II, en 1921, s’étoffait contre toute attente d’une brève extension consacrée aux « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». C’est l’amorce et l’annonce d’une nouvelle relance du récit, dont Charlus et Albertine seront les principaux instruments. Le fou de Balzac et Baudelaire qu’était Proust se fait biblique et, à l’occasion, priapique, en se refusant au blâme et à l’éloge, exclus de son régime de vérité, et de son approche polyfocale du monde et de sa propre sexualité. Pas plus qu’il ne catégorise, résume Vitry, Proust ne catéchise, plus proche de Vautrin que du Corydon (1920) de Gide. SG Marcel Proust, Du côté de Guermantes, édition de Yuji Murakami ; Sodome et Gomorrhe, édition d’Alexandre de Vitry, Le Livre de poche, sous la direction de Matthieu Vernet, 10,90€ et 9,90€. Chaque volume est doté d’un substantiel appareil de notes et d’un dossier.

Avant que, centenaire oblige, le Manifeste du surréaliste ne réveille en fanfare l’œcuménisme bébête dont bénéficient encore son auteur, son groupe et leur « aventure », relisons les trois lettres, rendues publiques, que Drieu adressa à Aragon et aux siens entre août 1925 et juillet 1927. Bertrand Lacarelle les a réunies, il les éclaire d’une préface alerte et les agrémente de textes contemporains. Entre la première et la dernière, Aragon et Breton ont cédé aux sirènes du communisme, c’est-à-dire à la double fascination fractionnelle (rupture avec sa classe, convergence des violences, avant-gardiste et politique). Le peuple est le cadet de leurs soucis. La Lettre ouverte à Paul Claudel, en janvier 1925, s’était même abaissée à idéaliser l’Orient sotto voce, exotisme de potache supposé conforter l’horreur de la France et l’anticléricalisme dont le surréalistes font profession. Tout cela sidère Drieu, qui a marché avec eux tant que « le culte du tumulte » visait à rétablir de vraies valeurs sur les ruines fumantes de 14-18. Mais voilà que ses petits camarades brandissent l’antipatriotisme et l’irresponsabilité morale comme les hochets d’une révolte dérisoire. Moscou et ses agents parisiens n’attendaient que cela pour les mettre au pas. Lacarelle pense que Drieu a été probablement tenté par le communisme, je dirais plutôt qu’il eut rapidement toutes les raisons de résister à cette pulsion. Dès mars 1921, il dit son fait aux nouvelles formes de l’autoritarisme politique, indifférent aux véritables révolutions sociales et économiques : réactionnaires, démocrates, socialistes and, last but not least, bolcheviques sont pointés du doigt, le même doigt qui, à la mort de son ami Raymond Lefebvre, maurrassien passé à l’Est, ou de Jacques Rigaut, victime lui de ses « amis » surréalistes, tracera une croix sombre sur les « erreurs » où mène le sacrifice de sa conscience. SG / Pierre Drieu la Rochelle, Trois lettres aux surréalistes, édition de Bertrand Lacarelle, Les Cahiers de la NRF, 17,50€. Sur l’été 1926, crucial dans cette brouille, voir ma présentation de Drôle de voyage (qu’Aragon crucifia en bon stalinien) dans Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Bouquins, 2023).

« Solitaire, nomade et toujours étonnée… » Le 4 avril 1936, depuis Bruxelles, Colette décrit ainsi Anna de Noailles dont elle occupe désormais le fauteuil au sein de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Hommage dans l’hommage, elle a emprunté à la dolente poétesse qu’elle salue par-delà la mort ce vers baudelairien. L’étonnement, en mode actif ou passif, fut le mot de passe des modernes. Et celle dont Valère Gille, lors de cette séance enregistrée, dit qu’elle fut « audacieusement romantique et foncièrement romantique » se l’applique à son tour. « Où aurais-je puisé, dans ma carrière, autre chose que de l’étonnement ? » Ne s’enfermer dans aucune routine, entretenir le doute de soi, Colette, à 63 ans, distribue ses recettes de jeunesse et d’écriture avec une émotion non feinte. Le 33e fauteuil, qu’elle illustrera encore 18 ans, accueillerait son dauphin en 1955, Jean Cocteau, dont Proust, Diaghilev, Picasso et Radiguet n’eurent pas à beaucoup stimuler la force d’envoûtement. Ces deux élections, la cordée qu’elles nouent, et le symbole que personnifiait Colette, plume sensuelle et dissidence sexuelle, sont tour à tour commentés, chacun avec sa sensibilité propre, par André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon et Antoine Compagnon. Puis, comme un phonographe, ce remarquable Colette à l’Académie ressuscite les voix facétieuses, si françaises par le style de conversation, des complices du Palais-Royal. La Belgique de Sido, ne l’oublions pas, en abrita et démultiplia les échos… Heureuse de rejoindre le panthéon des grands aînés, Colette n’a jamais désespéré de ceux qui venaient. Fin 1934, elle écrivait ceci d’un ami de Bertrand de Jouvenel, son ex-amant et le directeur de La Lutte des jeunes, revue étonnante : « Souvent, j’écoute mes cadets parler de Drieu avec feu, et j’y puise une certaine mélancolie, moi qui ne l’aime que parce qu’il a beaucoup de talent. » Pour Colette et Cocteau, vieillir, c’était trahir. SG / Antoine Compagnon, de l’Académie française, André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon, Laurence Boudart, Jean Cocteau, Colette, Valère Gille, Colette à l’Académie, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 17€.

Si Aragon fut antimunichois sur ordre de Moscou, Drieu l’est par patriotisme, respect de la parole des Français envers la Tchécoslovaquie et profonde sympathie pour Edvard Bénès, qu’il a rencontré à Paris fin 1933. A rebours de Morand, Emmanuel Berl et Giono, partisans des Accords, sans être bien sûrs qu’ils éviteront une nouvelle boucherie, mais préférant cette infime chance de paix à la crainte de provoquer ou de précipiter la guerre, d’autres écrivains, de Montherlant à Julien Green, stigmatisent la politique de l’apaisement, où Chamberlain s’aveugle en croyant se grandir, utopie qui condamne la Bohème redessinée par le traité de Versailles à l’abattoir. L’indécision de Daladier le plongera dans un enfer tout autre, celui d’un très long remords. De ce qui fut une faute morale et un échec politique, Maurizio Serra rouvre le dossier en se gardant de juger de haut. Le procès vertical du passé, l’indifférence à ses multiples paramètres et au moi de ses acteurs, n’est pas de bonne méthode en Histoire. Avant d’y revenir plus longuement dans une prochaine livraison de Commentaire, il faut souligner le réexamen du rôle de Mussolini, précoce et tenace rempart à Hitler, auquel se livre Serra. Le quatrième homme, humilié par l’Anschluss de mars 38, était peut-être le plus déterminé à arrêter le Führer. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Munich 1938. La Paix impossible, Perrin, 2024, 24€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

SOIS BREF (III)

Sans bornes en apparence, la correspondance de Marcel Proust est pourtant trouée de silences, comme sa vie. Aveux et secrets probablement perdus. Nous avions ainsi fait notre deuil des lettres qu’il échangea en toute vraisemblance avec Charles Ephrussi, le collectionneur hors-pair, l’éditeur, le mondain, né dans une famille de riches banquiers juifs loin de Paris, et devenu en quelques années un Parisien de stricte obédience. Bref, l’un de ces hommes de l’Art chez qui s’est préparée la figure de Swann. Or voilà qu’une missive, fragment inédit de temps retrouvé, oublié dans un volume de La Recherche, joue les madeleines ! Nous en devons communication à l’un des fous du grand Marcel, inlassable traqueur des messages d’outre-tombe de son héros. Notre lettre, du reste, s’adresse à un fantôme. Le 30 septembre 1905, Ephrussi s’éteint. Stupéfaction générale. Brisé par la mort de sa mère, décédée le 24, Proust ne réalise pas immédiatement qu’un second malheur l’a frappé. Une fois qu’il en est informé et qu’au deuil s’ajoute le deuil, il décide d’écrire au défunt. Étrange démarche, plus médiumnique que mémorielle. Mais Ephrussi ne résumait-il pas l’entrée de Proust dans le monde des élites ? Sa seconde naissance ? Et n’avait-il pas passé sa vie à écrire aux disparus ? Difficile, ici, de ne pas penser à ce que serait la fin brutale de Bergotte dans La Prisonnière : « Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » Ephrussi vécut en Proust jusqu’à sa propre mort. Mort à jamais ? Stéphane Guégan

« Très cher ami,

Vous qui possédiez le feu de l’existence au degré suprême, comment avez-vous pu quitter ce monde si tôt et si soudainement ? Le destin aura donc voulu que les deux êtres que j’ai aimés le plus disparussent à quelques jours de distance. Maman, d’abord, puis vous, moins d’une semaine plus tard. Ce double coup m’est allé au cœur si profondément que j’ai manqué en mourir moi-même. Votre nom, et vous savez l’importance qu’ils ont pour moi, m’a toujours semblé porteur d’une ferveur inextinguible. Ephrussi… C’était comme si votre bonne ville d’Odessa avait changé de sexe en changeant de port, en quittant la Mer noire pour les rives de la Seine. D’ailleurs, il y avait tant d’Orient en vous ; vous étiez notre Mazeppa à sa passion attaché, si vous me passez ce presque et mauvais alexandrin. La « passion des arts », disiez-vous, ressemble à ces maladies dont on ne guérit jamais ou plutôt dont il ne faudrait jamais guérir. Ce nom d’Ephrussi siffle, il s’enfle de possible, un nom pareil ne peut se dissoudre dans le néant ou l’amnésie. Il faut croire aux ombres, de même qu’il ne faut trahir la vie sous aucun prétexte. Cette conviction, sachez-le, je la tiens de vous autant que de ma chère maman… Aussi loin que remontent mes émotions d’art, je sens votre présence tutélaire, votre aplomb de connaisseur impeccable, votre flair impatient du prochain tableau. Vous étiez si merveilleusement inspiré dans vos choix, votre conversation était si pleine de choses ravissantes, toutes les beautés vous souriaient, de Dürer au Japon, de Gustave Moreau à Manet. Vous avez été la leçon essentielle de mes vingt ans, vous m’avez appris à respirer « dans l’étincellement et le charme de l’heure. » 

Les années 1890 s’éloignent, non le souvenir que j’en garde grâce à vous. Je ne crois pas me tromper, vous m’êtes apparu, pour la première fois, chez vos amis les Greffulhe, je vous revois grand, barbu, très brun, sombre et sobre au milieu des toilettes excessivement belles. Un Dürer parmi des Watteau… La force et l’assurance qui rayonnaient de vous faisaient baisser les yeux, j’en étais aveuglé et terriblement jaloux, je peux vous l’avouer maintenant. J’ai tout de suite compris que vous seriez, plus encore que Robert de Montesquiou, mon professeur de goût. Dans le monde où j’ai eu le bonheur de si souvent vous croiser, chez la princesse Mathilde, chez Madeleine Lemaire, vous planiez au-dessus de l’aristocratie, la plus ancienne comme la moins blasonnée, en arbitre des vraies élégances, celles qui se vérifient au mur, encadrées d’or. J’étais fort timide alors, incapable de parler en votre présence et plus incapable encore de vous parler. Je ne vous parlais donc pas, mais je vous écoutais charmer vos auditeurs par votre sens baudelairien de « la beauté universelle », votre façon de hisser les modernes au rang des grands anciens, vos accointances avec les curieux du monde entier.

On voyageait sur vos mots et votre aisance, mais une sorte de dualité unique brûlait en vous, que la Gazette des Beaux-Arts a magnifiquement traduite en vous baptisant « le bénédictin-dandy de la rue de Monceau ». En vérité, plus que le Mazeppa de l’art pour l’art, vous avez été notre Des Esseintes, moine et esthète. Pour avoir écrit A rebours, nous pardonnons à Huysmans, n’est-ce pas, de ne pas avoir été aussi dreyfusard que nous deux… Où que je laisse s’épancher ma tristesse, en somme, elle se heurte à votre courage et votre audace. Comme vous recevrez Là-Haut cette lettre où j’aimerais que vous lisiez les preuves de mon affection meurtrie, laissez-moi vous dire que notre cher Manet sera l’invité du prochain Salon d’Automne, une réparation de plus pour cette autre victime de l’injustice. Y verra-t-on vos Asperges à longues touches fraîches, solennelles et enjouées, qui avaient séduit les visiteurs de la centennale* ? Votre mort leur apporte peut-être la touche finale. Nous verrons sans doute autrement cette botte couchée sur son lit de feuilles et prête à être jetée dans l’eau bouillante, elle symbolisera désormais l’inflexible pente au bonheur qui vous liait à Manet. Ce que la vie vous a donné, l’éternité ne saurait vous le retirer. Vos tableaux, vos dessins, vos admirables netsuke, vous suivent déjà dans l’autre monde. Et c’est entouré d’eux, comme les pharaons d’Égypte, que vous voguez en ce moment vers le royaume des immortels, jouissant de l’échange mystérieux que les choses de l’art sont seules à tisser entre elles. Ce mystère qui ressemble à l’amour.

Votre bien reconnaissant et dévoué Marcel Proust. »

(1)Entre 1880 et 1882, selon le carnet de comptes de Manet, Ephrussi lui acheta neuf peintures et pastels, dont La Botte d’asperges, conservée aujourd’hui au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne. Le collectionneur ayant versé au peintre plus que le prix demandé, ce dernier lui offrit une asperge supplémentaire, aujourd’hui propriété d’Orsay. Manet, selon Tabarant (1931), aurait accompagné le petit tableau d’un mot devenu légendaire : « Il en manquait une à votre botte. » Autant que Monet et Whistler, qu’Ephrussi soutint aussi, Manet fut l’un des modèles confessés d’Elstir. SG

Première publication : Collectif, La madeleine de Proust. Pastiches, éditions Baker Street, 2022, 20€. /// Saluons, au passage, les premiers tomes d’une nouvelle édition d’A la recherche du temps perdu, dûment annotée, présentée et assortie de textes connexes. Elle est conduite par Matthieu Vernet, auteur d’une thèse sur les ressorts de l’inspiration baudelairienne de Proust, et collaborateur du récent volume des Essais du même Proust dans La Pléiade. L’entreprise bénéficie aussi de la révélation, en 2021, des Soixante-quinze feuillets qui ont enrichi de façon décisive l’intelligence du processus d’écriture propre à La Recherche. Vernet le radiographie très clairement en tête de Du côté de chez Swann et montre jusqu’où porte l’ombre du parricide/matricide inhérent, pour Marcel, à l’état de fils et, pire, de fils écrivain, voire de fils mondain. Contre Sainte-Beuve, ultime étape vers le long cheminement cellulaire du fiat lux romanesque, débute par une conversation entre l’auteur et sa mère. Mais il fallait que ceci, La Recherche, tuât cela, le pamphlet ébauché contre la lecture biographique littérale en matière littéraire. « Suis-je romancier? », se demande Proust en janvier 1908, alors que rien n’est venu encore qui ressemblât à une réponse tangible. Il va bientôt s’en persuader et s’enfermer dans les limites de son espace fictionnel, qui aura besoin de cinq ans avant d’accoucher du livre de 1913, compris de quelques élus alors, les seuls capables (Jacques-Emile Blanche notamment) d’accepter l’alliage de Madame de Sévigné et de Dostoïevski. SG / Marcel Proust, Du côte de chez Swann, édition de Matthieu Vernet, Le Livre de Poche / Classiques, 2022 8,20€. Sont également parus, chez le même éditeur, Un amour de Swann (édition de Matthieu Vernet et Francesca Lorandini, 5,40€) et A l’ombre des jeunes filles en fleurs (édition de Julie André, 8,40€).

Joyeux Noël, Marcel !

Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.

« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.

Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan

Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG

Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG

Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG

Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :

L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondesSylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.

En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere… Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).

Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.

La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ?  Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.

Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.

A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.  

Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.

Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.

Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.

PROUST, L’AUTRE CÔTÉ

Proust du côté juif est un de ces livres, rares, marquants, qui renouvellent leur objet, a priori connu, et dissipe bien des malentendus. Nous savions que Jeanne Weil, la mère de l’écrivain, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, baptisé, futur défenseur des cathédrales, a été un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que la Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugent aujourd’hui contestable. Pire, condamnable. Mais nous ne mesurions pas à sa juste échelle, loin s’en faut, le sentiment d’appartenance de Proust et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste. Fruit d’une enquête à multiples rebondissements, Antoine Compagnon jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. On ne retiendra ici qu’un des points les plus forts du livre, celui où s’élucide, à la faveur d’échanges électroniques que le confinement a favorisés, le mystère d’une citation qu’André Spire fut le premier à reproduire en 1923, fragment d’une lettre de Proust dont la date et le destinataire restaient à trouver. C’est chose faite, et c’est donc à Daniel Halévy que son ancien condisciple du lycée Condorcet expédia, le 10 mai 1908, le texte suivant, symptomatique de sa fidélité familiale et rituelle : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » SG / Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 32€.

Stéphane Guégan : A quand remonte l’intérêt que vous portez à ces intellectuels et écrivains juifs qui s’enflammèrent pour Proust dans l’entre-deux-guerres, peu après sa mort, et affirmèrent fièrement son génie autant que sa judéité ?

Antoine Compagnon : Cela remonte à une invitation de l’université de Tel-Aviv et au colloque qu’elle a organisé en 2007, Israël avant Israël. Je m’étais alors penché sur quelques figures du sionisme français des années 1920, très favorables à Proust et aucunement hostiles à l’image que donne des juifs A la recherche du temps perdu. Ma communication portait aussi sur les allusions au sionisme dans le roman proustien même. Cela dit, je m’étais précédemment intéressé à l’une des expressions de l’antisémitisme qui s’amplifia au temps de l’affaire Dreyfus, celle du « profil assyrien » comme marqueur des israélites français. Par ailleurs, mon livre sur Ferdinand Brunetière, qui fut antidreyfusard sans être antisémite, m’avait éclairé sur les énormes anachronismes que nous commettons en appliquant à l’affaire Dreyfus nos perspectives d’aujourd’hui. N’oublions pas, et j’y insiste dans Proust du côté juif, que certains des intellectuels juifs les plus proustophiles d’alors sont des lecteurs admiratifs de Péguy, Barrès, voire Maurras, et qu’ils n’éprouvent aucune gêne à parler de race, et de race juive notamment. Il en est même, plus rares, qui revendiquent un déterminisme ethnique et en font un critère d’évaluation de la littérature juive.

SG : Tous ces travaux, et votre dernier livre même, ne sont pas donc liés à l’émergence, voire à la radicalisation, d’analyses qui tendent à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être, ou par précaution ?

Antoine Compagnon : Il est vrai que cette tendance s’est accusée ces vingt dernières années et qu’elle ne brille guère par sa subtilité d’analyse, qu’il s’agisse du contexte historique propre à Proust, ou des voix narratives qui se croisent dans La Recherche. Le Narrateur n’y est pas un simple alter ego de Proust et lui-même, juif par sa mère, n’a pas fait de tous les juifs de son roman des figures aussi exemplaires que Swann. Mon dernier livre résulte surtout d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust. Au départ, il y a cette citation qui m’a longtemps intrigué et que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » Le texte, pensait-on, datait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement.

SG : On reviendra plus loin à ce texte sans collier et à sa signification. Mais il importe au préalable de dire un mot de l’arrière-plan familial des Proust, dont vous renouvelez la connaissance de façon décisive. Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, écrivent aussi, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte.

Antoine Compagnon : Alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828) a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godechaux (1806-1878) mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan.

SG :  Baruch, en effet, agit en véritable chef de dynastie, puisque, deux fois mariés, il fut le père de treize enfants, y compris ceux qui moururent en bas âge. Le père de Jeanne Weil, Nathé Weil, compte parmi les enfants du second lit.

Antoine Compagnon : Aux archives de Paris, qui n’avaient pas été sollicitées par les proustiens, j’ai pu constater que Baruch signa un grand nombre d’actes concernant les cousins et cousines de Jeanne, Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine.

[…]

Lire la suite de cet entretien dans La Revue des deux Mondes, mai-juin 2022, qui propose un riche dossier sur Proust et les juifs (Nathalie Mauriac Dyer, Mathilde Brézet, Sébastien Lapaque, Serge Zagdanski, Nicolas Ragonneau, Lucien d’Azay, Eryck de Rubercy, Stéphane Barsacq).

Verbatim / Sylvain Tesson au sujet de la guerre russo-ukrainienne : « L’émotion a saisi l’Europe occidentale. C’est une bonne nouvelle. Car, après le massacre des Arméniens chrétiens par les forces turco-azéries pendant quarante-quatre jours, en 2020, dans l’indifférence de l’Union européenne, on pouvait croire les cœurs fermés ! »

PROUST ENCORE

La refonte des écrits critiques de Proust, qui empruntèrent tous les modes et tous les genres, était attendue, elle n’a pas déçu. Et le Contre Sainte-Beuve, charge inaboutie mais prélude involontaire à La Recherche, n’en constitue peut-être pas la part la plus délectable. Un constat, d’abord : l’admirable persistance d’un goût qui, affirmé à 15/16 ans, ne variera plus. Son panthéon brillera toujours de quelques élus, ils sont les nôtres : Baudelaire et Mallarmé plutôt qu’Henri de Régnier, Balzac, Stendhal et Flaubert plutôt que Zola, Manet plutôt que Monet et même Degas. Encore lycéen, Marcel voue déjà aux gémonies la critique des tièdes, épingle Brunetière et Faguet, sourds au Fracasse de Théophile Gautier et à la littérature voyante, vivante, de façon générale. On devine une tendance qui ne demandera qu’à s’approfondir, du côté de la sensation comme saisie du réel, au mépris des apôtres de l’intellect et de l’œuvre pure. Comme la plupart de nos grands écrivains, Proust fut un grand journaliste, un tribun. Il a, du reste, voulu le volume des Pastiches et mélanges (NRF, 1919), dont La Mort des cathédrales (Le Figaro, 16 août 1904, au lendemain de l’Assomption !) tient du brûlot. A le relire, il est clair que la défense émue, car inquiète, du patrimoine religieux ne procède pas seulement d’une indignation d’esthète. Proust se savait, se sentait aussi catholique que juif, et la beauté de la liturgie était proportionnelle à « la vie » et à l’esprit qui s’y concentraient et rayonnaient. Après les cathédrales, ce seraient les églises qui auraient à souffrir de la « séparation », soit le lieu du culte avant son cœur de principes et de sagesse : le demi-siècle écoulé en fut le théâtre. L’admiration que Proust a toujours témoignée à Alfred de Vigny et à un certain Hugo exige d’être comprise dans le même sens. Et, pareillement, le choix de Manet. Laisser se dissoudre ce qui avait été l’âme de la grande peinture, sa portée métaphysique à travers la figure humaine et son ambition de toucher au grand mystère, lui inspire ici et là des réflexions de premier ordre. A ce titre, le chef-d’œuvre très sous-estimé est sa préface à Propos de peintre de Jacques-Emile Blanche (l’un des précoces et plus pertinents soutiens du Swann). Proust y privilégie ce que son ami, qui en fut l’émule, dit de Manet. Sans toujours comprendre le témoignage de Blanche, sans même le citer textuellement, il en retient la leçon inépuisable, et que tout une partie de l’historiographie du peintre n’a pas assez méditée : « Il [Blanche] montre l’absurdité de certaines formules qui ont fait admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles qu’ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l’irréel Manet de Zola « fenêtre ouverte sur la nature »)». Entre l’auteur et son préfacier, la connivence allait loin, une même méthode les unissait, garante d’une écriture qui mêlait l’analyse, une manière de conversation avec le lecteur et des incursions romanesques. Cette « hésitation » générique, qui donnait le tournis au dernier Barthes, Antoine Compagnon la commente parfaitement au cours de la longue préface, essai parmi les Essais, qu’il a donnée à cette Pléiade, aussi gourmande de textes que d’éclaircissements savants. Oui, le flux proustien plie les catégories à son mépris des normes narratives ou journalistiques. La fiction a tous les droits, même de ressembler aux chiens écrasés de la presse à grand tirage, aux potins mondains qui ont leur beauté, ou aux diatribes religieuses qui ont leur grandeur. SG

*Marcel Proust, Essais, sous la direction d’Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Mathieu Vernet, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 69€. // Au point de clore sa préface au Journal de Kafka, désormais lisible sous la forme d’un fort volume de Folio classique (Gallimard, 8,60€) et qu’il a lui-même intégralement traduit de l’allemand, Dominique Tassel cite ce passage du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » On sait ce qu’il en est des textes qui ne seraient écrits que pour être connus de soi et de ses rares proches… Le Journal de Kafka, par une inversion de visée, nous aide aussi à nous comprendre. Pour revenir aux parallélismes qui rapprochent le Praguois de Proust (son aîné de 12 ans), l’Album Kafka de la Pléiade s’en révèle riche. Songeons seulement à l’incipit de La Métamorphose, scène de lit inaugurale qui fait du réveil le début du cauchemar, songeons surtout à la façon dont la judéité travaille, pensée, remémoration, forme et thèmes, l’œuvre de celui que la tuberculose allait achever de consumer à moins de 41 ans. Pour nous Français, Kafka est un auteur posthume, lu, lui mort. Le livre de Stéphane Pesnel, écrit net, nous le restitue dans le mouvement de sa vie, de ses amours et de ses publications, une vraie résurrection. SG

Parmi les amitiés proustiennes qui se forgèrent au lycée Condorcet, et se renforcèrent des premières tentatives littéraires collectives, celle d’Horace Finaly (1871-1945) n’avait pas le prestige des liens que Marcel noua avec Fernand Gregh, Robert Dreyfus et Daniel Halévy. Or, ce jeune homme, issu de la communauté juive d’Ukraine, va vite retrouver la place qu’il occupa au sein de la galaxie qui nous importe. Une quinzaine de lettres, tardives, mais significatives à maints égards, sont enfin portées à la connaissance des amoureux de Proust. Du Banquet, feuille éphémère, à la Banque de Paris et des Pays-Bas, l’itinéraire de Finaly échappe à la banalité que ce raccourci suggère, celle du sacrifice des choses de l’esprit aux affaires. Du reste, Proust a vécu, sa vie entière, au milieu des soucis d’argent, des titres à garder ou vendre, des hauts et surtout des bas de son portefeuille de rentier. En 1919-20, pariant sur le succès durable des Jeunes filles en fleurs, Marcel en vient à imaginer, avec la complicité de Gaston Gallimard, une édition de luxe de son Prix Goncourt : les exemplaires doivent aller aux amis et aux cercleux, garants d’une certaine discrétion. Sur l’exemplaire de Finaly, d’une encre qui n’écarte pas la répétition et fait d’elle le gage d’une amitié ancienne et indéfectible : « A mon cher ami d’autrefois et de toujours, Monsieur Horace Finaly, avec le souvenir ému des jours d’autrefois. » Cet envoi autographe ouvre le présent volume, remarquablement préfacé et annoté par Thierry Laget, 19 autres lettres suivent, la plupart de Marcel. Certaines demandent au destinataire d’être détruites après lecture. Par chance, Finaly, qui n’a peut-être pas conservé les lettres de leurs vingt ans, s’est détourné du conseil. Du reste, c’est lui le conseiller écouté, voire sollicité pour des affaires qui sortent du cadre des fluctuations financières. Après s’être amouraché d’un serveur du Ritz, Proust demande à Horace de trouver au favori déchu une situation dans l’une de ses succursales, le plus loin de Paris… Ce fut chose faite, avec tact. Finaly n’en manquait pas. Aux parents d’Horace, avec lesquels il correspondit, Proust disait, en 1913, qu’il « possédait une intelligence complète ». Un an plus tard, il lui adressait son Swann avant de lui confier d’autres cygnes. SG / Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, éditions établie, présentée et annotée par Thierry Laget, bel avant-propos de Jacques Letertre, président de la Société des hôtels littéraires, important cahier photographique, 16€.

Une perfection, mais un chef-d’œuvre « sans action » désormais sur le présent de la littérature : c’est ainsi, à peu près, que Gaëtan Picon fixe la situation historique de La Recherche, en 1949, au seuil de son irremplacé Panorama de la nouvelle littérature française. Cette sortie de l’histoire ne relève d’aucune saute d’humeur : Picon, qui l’admire, ne rejette pas Proust en son nom. C’est le mouvement du siècle, des surréalistes à Malraux et Sartre, qui l’en a chassé. Trop symboliste, trop individualiste, trop coupé de la politique et du social, pas assez ouvert au frisson de l’action directe, à l’incertitude de l’instant vécu, à l’acceptation héroïque d’un futur incertain, à la brutalité d’un langage étranger aux salons, le récit proustien serait frappé d’obsolescence, d’illégitimité, selon ses détracteurs, mauvais lecteurs en tous sens… Comme l’a noté Denis Hollier, Proust avait anticipé sa condamnation, qu’il mit dans la bouche de Bloch : « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. » Il serait naïf de croire que ce procès, pour nombrilisme raffiné et inutilité criminelle, a perdu aujourd’hui ses procureurs… En 1949, l’espoir de révolutionner le monde et son écriture, voire de le changer par l’écriture, restait entier. Puis les années passèrent et la ferveur, la faveur de « la littérature engagée » s’estompa. Malraux cesse d’écrire des romans, Sartre et Aragon persistent, à tort le plus souvent, le nouveau roman refuse de « servir », certes, mais préfère la froideur des mots à la chaleur du vivant. Proust serait-il redevenu fréquentable au cours des années 1950 ? C’est ce que pensent Nimier en le disant, Céline en le taisant, le Kerouac d’On the road en le proclamant… Même un Drieu, refusant la purge des années 1930, n’avait jamais cessé d’être secrètement proustien, les inédits de l’après-guerre, après Drôle de voyage, le confirment… Picon lui-même, comme Barthes plus tard, se sent libre d’y revenir, et c’est le très beau Lecture de Proust de 1963, auquel Hollier ajoutera une préface incisive en 1995. La double parution spectaculaire de Jean Santeuil (1952) et de Contre Sainte-Beuve (1954) avait confirmé, sinon révélé, un écrivain de combat, combat en faveur de Stendhal et Baudelaire, combat en faveur du capitaine Dreyfus, combat enfin pour une littérature en prise sur un réel en transformation, et non en proie seulement à l’Eros solitaire de la remémoration privée. Dès 1960, nouvelle édition du Panorama oblige, Picon commence à corriger le tir : « La grandeur d’une œuvre ne se mesure pas à son action dans l’actuel. » Autrement dit, la littérature n’a pas besoin de se plier au sartrisme pour justifier de son existence. Car, cette « action », Proust n’a cessé de l’exercer depuis sa mort, et le Proust de Ramon Fernandez (1943) – que Picon cite en 1963 -, l’enregistra à sa manière. Sa Lecture de Proust, malgré son titre, ne suit pas une grille unique. Au contraire, il y avait urgence à déconditionner l’approche de l’écrivain. Très informé des critères modernistes pour les avoir en partie suivis, Picon exagère le parallèle flaubertien du livre sur rien (la Recherche fourmille d’actions), mais cela lui permet de donner du présent, tel que le récit proustien le suspend ou l’étire, une définition moins utilitariste qu’hédoniste ou angoissée. La vertu première du grand roman n’en reste pas moins pour Picon l’alliance unique entre la littérature comme conscience et la sensation comme accès au monde, corps et âme. SG / Gaëtan Picon, Lecture de Proust, présentation de Denis Hollier, Gallimard, Tel, 11€.

D’elle, il avait hérité la douceur du regard, de longs sourcils, l’arrondi de la lèvre inférieure, une lumière. Le physique et la métaphysique, chaque visage en révèle l’unité profonde. A propos de Marcel Proust et de sa mère, Jeanne Weil, on préfère parler ordinairement de fusion, ce que La Recherche, dès ses premières pages, établit dans la ferveur du baiser attendu. Cette filiation ardente, amoureuse pour les freudiens, en devenant un mythe, a caché ce que de très récentes enquêtes ont permis de préciser. L’exposition du Mahj, documentée mais non documentaire au sens sec du terme, orchestre parfaitement l’état de la question. Cela nous ramène au livre d’Antoine Compagnon, conseiller scientifique de Marcel Proust du côté de la mère et co-directeur de son catalogue. Isabelle Cahn, sa commissaire, est parvenue à tresser deux récits sans qu’ils en souffrent, on lui sait gré aussi de ne pas avoir cantonné tableaux, dessins et photographies au rôle ancillaire que leur assignent parfois les manifestations du souvenir. Deux récits, disions-nous, et peut-être trois : la judéité proustienne, ses racines et ses signes forment la principale perspective, le destin proactif des élites juives de la Belle Époque ouvre une deuxième piste, les Juifs de la Recherche, à l’épreuve de La Revue blanche, du procès Dreyfus et des ballets russes, fixent un troisième niveau de lecture. En résulte une très remarquable exploration des cercles hors desquels l’écrivain et son Livre ne s’expliqueraient plus convenablement. Bien que l’idée d’une œuvre où tout était connecté se soit très vite imposée à la glose savante, elle a tardé à prendre la mesure de ce qui constituait « l’autre côté » de l’homme et de l’œuvre. Proust aimait se dire deux, et pas seulement parce qu’il idolâtrait Baudelaire (Gaëtan Picon situait la réussite intégratrice du roman proustien à la croisée du grand Charles et du non moins génial Balzac). Et, très tôt, le parcours nous confronte à l’aveu de cette dualité fondatrice : c’est le fameux brouillon de la lettre, doublement amère, adressée à Daniel Halévy, que nous citions plus haut. Quoique les manuscrits à multiples paperolles et apparence talmudique y tiennent leur place, il serait injuste de laisser penser que l’écrit domine l’exposition. Certains des plus éminents artistes de l’entre-deux siècles, d’Helleu à Blanche et Picasso, de Caillebotte à Vuillard et Bonnard, donnent régulièrement de la voix. Le Cercle de la rue royale de James Tissot apporte au visiteur l’inoubliable instantané d’un Charles Haas plus dandy que jamais dans l’entrebâillement d’une porte-fenêtre qui a beaucoup fait parler d’elle. Autre prêt insigne, outre L’Asperge Ephrussi de Manet, le Mehmet II de Gentile Bellini dont Proust, ou plutôt le Narrateur, disait qu’il était le portrait craché de Bloch. La Recherche est pleine de ces courts-circuits. SG // Marcel Proust, du côté de la mère, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, exposition visible jusqu’au 28 août 2022, beau et intéressant catalogue co-édité par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 39€.

TOUT UN MONDE

On sait que Marcel Proust s’était entiché dans sa jeunesse, le livre paraît en 1887, du Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac de Cerfberr et Christophe. On sait aussi que, plus tard, devenu l’auteur de La Recherche, il craignait d’être mesuré défavorablement à l’initiateur du roman moderne et au prince des personnages revenants. Le 14 mai 1921, l’aveu tombe, tout en circonvolutions de sa manière, au détour d’une lettre adressée à Jean-Louis Vaudoyer, lequel devait le conduire voir une exposition de tableaux hollandais, au Jeu de Paume, à ses risques et périls : « Quand je vous verrai, lui écrit Proust, je vous parlerai de ce projet de dictionnaire balzacien (je rougis devant cette comparaison écrasante pour moi). Je crois qu’il ne faudrait pas le faire tout à fait sur le modèle de celui des œuvres de Balzac, un peu moins littéral et en laissant une certaine place à l’histoire des impressions. » Ces derniers mots ébauchaient le plus difficile des programmes, saisir les protagonistes de La Recherche sous le jeu des facettes changeantes qu’ils offrent au lecteur, voire des retournements d’identité qui fascinaient Barthes, et où il voyait, au travail, le principe d’inversion qui réglait la comédie proustienne en ses attributs sociaux, moraux et sexuels. Mathilde Brézet le rappelle à propos de la princesse Sherbatoff, la repêchée vite dissoute du clan Verdurin. A leur première rencontre, le Narrateur la prend pour une maquerelle, mais s’étonne de voir plongée dans la Revue des Deux Mondes une prêtresse des plaisirs clandestins. Les mises en abyme de ce qui structure le roman proustien, à savoir ces illusions d’optique qui abusent jusqu’au supposé maître du récit, ne manquent pas. Le plaisir que nous en éprouvons, nous le retrouvons, condensé, élargi par la vertu du dictionnaire et le talent de l’auteure, à la lecture du Grand monde de Proust. Du reste, Mathilde Brézet y fait le choix des personnages les plus métamorphiques de La Recherche. En soumettant à l’œuvre du temps le destin, la psychologie, la libido et l’apparence physique des femmes et hommes de son roman, Proust savait qu’il tenait un ressort dramatique et drolatique aussi cruel que profond. Et puisque le « grand monde » ne se confond pas avec le « beau monde », puisque la race (un des dadas de Marcel) et les classes ne résistent pas chez lui aux aléas de l’ambition et du désir, l’inventaire de Mathilde Brézet, pour être fatalement sélectif, balise d’un trait mordant une vaste géographie. Impossible, bien sûr, de recenser l’ensemble du peuple proustien, il compte près de 2500 individus… Mais une centaine d’entre eux, à travers de savoureuses notices, disent l’essentiel et confirment la nature mouvante d’une humanité aussi éternelle qu’exposée aux forces roboratives ou destructrices de la Belle époque. Chacun ses révolutions ! Balzac et Flaubert avaient scruté les effets des leurs. Proust livre son monde à d’autres remous, épreuves et conquêtes, de l’altérité sexuelle à l’Affaire Dreyfus, du désir de revanche à la guerre de 14. De ce grand dessein, le présent livre, au plus près des êtres et des lieux, masques et réalités, capte l’esprit et le génie. Stéphane Guégan

Mathilde Brézet, Le Grand monde de Proust, Grasset, 26 €. Le bâtisseur de cathédrale que s’est voulu Proust n’a pas oublié d’y loger un ascenseur social aux effets parfois renversants. Les petits se frottent aux aigles, en tous sens, au cœur du dictionnaire de Mathilde Brézet, les Saint-Loup, les Charlus et autres princes de la capitale cohabitent avec les domestiques, les liftiers, les intermédiaires, la roture, jusqu’aux figures presque effacées de notre mémoire de lecteur. Mathilde Brézet insiste avec justesse et audace sur les personnages où s’expriment l’ambiguïté du Narrateur et donc la causticité, souvent hilarante, de Proust. Poussant très loin la théorie des deux mois, le premier n’est-il pas né de la négation du second, c’est-à-dire « de l’occultation de traits réels (le frère, les écrits, l’origine juive, le désir des jeunes gens) » ? Cette volontaire privation d’identité met Proust en position de tromper son monde, et de donner aux vérités que le roman dévoile un accent d’authenticité sans égal. Pour finir, trois réserves, qui n’ôteront rien à la valeur de l’ouvrage : la pique envers «l’art pour l’art» et les Parnassiens qui tient du poncif ; l’accusation d’antisémitisme portée contre l’aristocratie du faubourg en son presque ensemble ; et enfin l’absence de toute mention aux « Soixante-quinze feuillets » dans les entrées consacrées à l’oncle Adolphe et à Swann, qui doivent l’un et l’autre beaucoup à Louis Weil, l’oncle très noceur et adoré de la mère de Marcel. SG // Si comme la princesse Sherbatoff, vous vous délectez de la Revue des deux mondes, la livraison de février 2022 contient ma recension de La Contessa de Benedetta Craveri (Flammarion), autant dire la comtesse de Castiglione pour laquelle Robert de Montesquiou et d’autres se seraient damnés.

D’autres femmes, d’autres hommes, d’autres sexualités

La « girl moderne », c’est ainsi qu’un critique parisien s’autorise à surnommer Natalie Barney, en novembre 1900, lors de la parution de Portraits-Sonnets de femmes, où le saphisme de la poétesse et ses vers espiègles étaient si peu gazés que son milliardaire de père voulut lui-même détruire tous les exemplaires du tirage original avec planches de Carolus-Duran (ce que le géniteur furieux semble être parvenu à faire à la grande tristesse des bibliophiles). Les plus récentes biographes de l’amazone, au cours des années 2000, ont adapté leur lexique à cette violence, qui parlant de « wild heart », qui de « wild girls », au sujet de Natalie et de ses amantes de choc. Les lecteurs de sa correspondance avec Liane de Pougy sont déjà familiers de cette éclatante épistolière qui avouait à Pierre Louÿs, comme Proust sotto voce, qu’il n’était rien de plus « naturel » que sa supposée déviance sexuelle. Là où d’autres stigmatisaient des tendances pathogènes, les nouvelles Sapho du Paris 1900 désignaient des inclinations plus que tolérées du monde antique. En lectrice attentive de Bilitis, l’intrépide Américaine – l’une des premières à avoir compté dans les lettres françaises et annoncé l’importance qu’elles prendraient après la guerre de 14 –  savait que Louÿs, homme à femmes et à poigne, pourrait l’aider à conquérir la place. Car leur correspondance, impeccablement établie et présentée par Jean-Paul Goujon, montre bien que les amitiés intéressées ne sont pas toujours les moins belles et les moins longues. Quand tout le monde aura abandonné le vieil érotomane, c’est elle, « la girl moderne », qui ira égayer ses vieux et terribles jours, comme une de ses éternelles nymphes que le faune de Mallarmé voulait, en pensée, perpétuer. Les « audacieux sans-gênes » (Goujon) qui étincelaient sous la plume de l’écrivaine nous parlent d’un autre féminisme, que les années 1970 ne pouvaient qu’exhumer, non sans que la logique militante ait souvent omis de rappeler qu’il s’est nourri du commerce des hommes. SG / Natalie Barney, Pierre Louÿs, Renée Vivien, Correspondances croisées, (nouvelle) édition établie et augmentée par Jean-Paul Goujon, éditions Bartillat, 25€. Du même, à la même enseigne, voir sa correspondance Louÿs-Henri de Régnier, sa biographie de Jean de Tinan et sa préface aux très salées Deux filles de leur père.

Il y a les romans de l’adultère rêvé, ceux de l’adultère médiocre et enfin ceux de l’adultère manqué par déficience ou abandon des amants impossibles. La Belle journée, antiphrase typique du naturalisme IIIe République, inaugure cette troisième veine. Son auteur bénéficie du renouveau d’intérêt qui s’est récemment ressaisi des oubliés du groupe de Médan, ces émules d’Emile Zola qui, hors Huysmans, avaient disparu de nos écrans. Avec Paul Alexis, auquel Manet avoua avoir eu jeune des ambitions littéraires, et Léon Hennique, Henry Céard (présent à l’enterrement du même Manet) attendait son heure. Le plus spirituel de la bande, le plus XVIIIe siècle, le plus désespéré aussi, publie donc, en 1881, ce court récit au rire jaune, exercice d’admiration envers le maître récemment décédé, Flaubert, et acte d’anti-bovarysme caractérisé. Son Emma recule elle devant ses fantasmes, qui n’ont pas la flamme de ceux que Gustave avait prêtés à la sienne. Du reste, elle ne lit pas, se contente d’une vie terne auprès d’un architecte qui l’a trompée mollement, et dont les grands mots creux ne dépareraient pas les soirées Verdurin. Elle aussi avait eu, certes, sa petite aventure, courte, unique anicroche à son quotidien bien réglé et son statut de femme respectée. Mais voilà que l’occasion se présente d’échapper à sa plate existence d’épouse mal mariée. Elle n’est pas reluisante la tentation. Son voisin, plus malin que brillant, un célibataire plus entreprenant et mieux habillé que la moyenne, l’emmène danser et déjeuner loin de la clôture domestique. Le séducteur, doutant de son étoile, charge le mari en révélant ses petites turpitudes. Mais l’héroïne de Céard cale devant les plaisirs défendus après un interminable tête-à-tête, interminable pour elle et non pour le lecteur. Chacun des protagonistes finit par voir dans l’autre le reflet de sa propre velléité, et la pauvre illusion qui n’est pas parvenu à leur faire perdre la tête. On ne rêve plus de l’autre sans espoir de possession, disait Proust… Aucune victime de la phallocratie fin-de-siècle, comme l’écrit Thierry Poyet dans son excellente préface, n’est ici jetée sur l’autel où Céard, annonçant plutôt Beckett, n’immole que le tragique des existences mutilées, et privées de tout rayonnement sensuel. Faisant du ratage de ses héros la clef de sa singularité, ce roman bref, drôle de sa franchise impitoyable, riche du « plus d’humanité possible », écrira aussitôt Zola à son sujet, méritait d’être ramené en librairie. SG / Henry Céard, Une belle journée, édition et préface de Thierry Poyet, Gallimard, Folio Classique, 8,20€.

STÉPHANE BERN & MATTHIEU NOËL // Historiquement vôtre

On se paie leur tête… sur un billet de banque

https://www.europe1.fr/emissions/lequipee-sauvage/on-se-paie-leur-tete-sur-un-billet-de-banque-4089759

Lundi 24 janvier 2022 (intervention de votre serviteur au sujet de Paul Cézanne)

CERCLES ET CERCLEUX

Les démarrages de Marcel Proust, car il y en eut plusieurs, n’ont pas tous bonne réputation. Chez les plus fanatiques, c’est la Recherche ou rien. On est tenté de les comprendre sans leur pardonner d’écarter les lecteurs de ce bijou 1896 que sont Les Plaisirs et les Jours, dont la réédition récente, presque à l’identique, n’a pas rencontré le succès qu’elle méritait (1). Son ambiance Revue blanche et Figaro, matinée de perversité fin de siècle et d’introspection déjà secrètement proustienne, atteint, à maints endroits, cette vérité nouvelle qui ébranle le lecteur, et non le voyeur, dans la peinture des sentiments amoureux et familiaux. Et que dire des manières que firent certains au sujet des textes, les chutes du premier opus en l’occurence, dont Bernard de Fallois, au seuil de la mort, évita la dispersion, cette autre mort qu’est souvent la vente aux enchères. Au cadeau d’outre-tombe de celui qui fut l’un des éditeurs et commentateurs essentiels de l’écrivain, il faut désormais ajouter un ensemble de manuscrits, les dits Soixante-quinze feuillets entrés à la Bibliothèque nationale de France par sa volonté posthume (2). Ils ne viennent pas abonder le trésor de la centaine de cahiers et carnets, grossir le flux des manuscrits, ils en révolutionnent l’intelligence, comme le soulignent avec soulagement Jean-Yves Tadié et Nathalie Mauriac Dyer, que ces textes inédits en majorité ont fait longtemps rêver. Proust lui-même avait signalé leur existence en 1908 : ces pages, de peu antérieures, datent de ce moment exquis, « moment sacré » (Tadié) où, ne sachant pas encore très bien où il va, et supposé écrire ce qui aurait pu devenir un Contre Sainte-Beuve, Proust ébauche La Recherche en l’ignorant, en l’absence surtout du principe qui va lui permettre de recoller les morceaux de sa vie et d’en tirer un roman qui la raconte, le principe de la mémoire involontaire. La « jointure » manque encore (3), mais le feu est revenu. Plutôt que de pleurer éternellement maman et d’accepter la panne qui a remisé le beau Jean Santeuil en 1898-1899, Marcel, 37 ans, retourne au roman, aux années des primes émois, à Auteuil et Illiers, et aux garçons de Cabourg déguisés en filles et en fleurs. Et le miracle se produit, notamment parce que l’écrivain laisse filer sa plume, libre qu’elle est de tout horizon narratif précis. Proust, note Nathalie Mauriac, « travaille d’abord par coulées d’écritures indépendantes », juxtaposées, en attente d’être composées, tissées. La « petite robe », à quoi il devait comparer La Recherche sans cesse rapiécée jusqu’à sa mort, reste à bâtir. Les croquis et esquisses de 1907-08 se bornent à débrouiller une partie du personnel et des épisodes appelés, plus tard et plus profondément, à établir le futur roman sur son ambition de fresque sociale et son involution de sablier inversé.

Tout brouillons qu’ils soient, la griffe se sent, nous émeut de son léger tremblement, de ses ratures. Quelques exemples ? « Une soirée à la campagne », où s’ébauche le Combray de Du côté de chez Swann, a été peint sur le motif, mais à Auteuil, chez le grand-oncle maternel, Louis Weil, dont on comprend enfin combien il préfigura la figure de l’amant d’Odette autant, voire plus que Charles Haas. La première scène où nous transporte Proust fusionne l’humour à l’humeur, le sourire à la tendresse rétrospective du Narrateur, prenant le parti d’une vieille dame, sa grand-mère, qui reste désespérément attachée à la vie : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri. Mais ma grand-mère, ses cheveux grisonnants au vent, continuait sa promenade rapide et solitaire dans les allées parce qu’elle trouvait qu’on est à la campagne pour être à l’air et que c’est une pitié de ne pas en profiter. » Tout y est, en plus de la longueur du phrasé, aux confins de la lourdeur. C’est l’art suprême. À la suite, les thèmes du baiser maternel et de la culture familiale (Sursum corda) font une apparition encore incertaine. La perfection de La Recherche n’est pas encore passée par là, mais elle se devine aux reprises de certains feuillets, « Jeunes filles », par exemple. Comparons leurs deux amorces : « Un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, la toilette étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrais plus. Elles marchaient, rieuses, hautaines, semblaient ne pas voir les autres êtres humains qui étaient sur la plage, et parlaient fort. » Proust continue, puis s’interrompt et réécrit son début. Cela donne : « Un jour sur la plage marchant gravement sur le sable comme deux oiseaux de mer prêts à s’envoler, j’aperçus deux petites filles, deux jeunes filles presque, que leur aspect nouveau, leur toilette inconnue, leur démarche hautaine et délibérée me firent prendre pour deux étrangères que je ne reverrais jamais ; elles ne regardaient personne et ne me virent pas. » La concision flaubertienne de la version 2 s’accompagne d’une incertitude accrue quant à la nubilité des promeneuses, et du recentrage de la douleur d’être ignorée sur celui qui parle et observe le manège de ces drôles d’oiseaux (Nathalie Mauriac soupçonne des allusions cryptées à Alfred Agostinelli).

Les Soixante-quinze feuillets ne donnent aucune prise à la judéité de l’auteur, qu’il intègrera à La Recherche, de façon aussi nette que troublante, à travers la figure du grand-père et des remous persistants de l’affaire Dreyfus. Proust, en revanche, n’y fait pas mystère de son attrait pour la vieille aristocratie aux patronymes chargés de terres ancestrales et du temps long de l’histoire de France. Il y a un précoce snobisme armorial chez Marcel, c’est à peu près le seul que lui concèdent les experts d’aujourd’hui, si embarrassés par le mondain effréné qu’est resté Proust jusqu’au bout. Le sujet effraye encore quoique l’information se densifie au gré, notamment, des colloques de la fondation Singer-Polignac : le nom seul de cet endroit exquis nous rappelle le gratin auquel Proust jouissait d’appartenir en dépit des exclusions de caste dans le Paris d’alors. Le plus récent volet éditorial de ces rencontres savantes autour du cercle de Proust vient de paraître et il apporte son lot d’informations (4). Sa lecture est indispensable à toute personne que l’imagerie d’Epinal insupporte. Sans être aussi nombreux que ceux de La Divine Comédie, si souvent cités dans La Recherche pour caractériser les effrois et les bonheurs du grand monde, les cercles proustiens mériteraient un livre. Je remarque que les spécialistes ne s’accordent pas sur ceux et celles qui, par degré d’intimité croissante, les constituent. Preuve que Marcel, grand refusé des clubs les plus sélects de la capitale, s’amusait aussi dans la distribution de ses faveurs. Robert de Billy (1869-1953), diplomate avec lequel Proust potinait au sujet du Quai et des turpitudes cachées de la banque protestante, en fit les frais de temps à autre. Il n’était pas de naissance aussi prestigieuse que le duc de Guiche et que Gabriel de La Rochefoucauld, éclairés ici de nouvelles lumières, ou que Bertrand de Fénelon. Les dévots du Portrait-Souvenir de Roger Stéphane (ORTF, 1962) connaissent par cœur l’instant inoubliable où Paul Morand surgit et raconte d’une voix suraiguë, très faubourg, son déjeuner au Savoy, durant lequel Bertrand de Fénelon l’engage à lire Du côté de chez Swann, livre qui vient de paraître et dont, lecture faite at once, il comparera l’effet explosif à celui de L’Éducation sentimentale.

Le duc de Guiche, vers 1910

À y regarder de plus près, le style de La Recherche n’est pas que flaubertien, et le présent volume, en réexaminant les figures essentielles d’Edmond Jaloux et de Lucien Daudet, fait remonter d’autres composantes essentielles de l’esthétique proustienne, celle qui se teinte du roman anglais et russe, comme celle qui s’entrelace à une veine plus française, Stendhal, les Goncourt, Paul Bourget. Jaloux, ce fou de Proust, y insiste pour mieux dissocier l’anti-symbolisme de son héros du naturalisme zolien. Ce goût, où Henri de Régnier contrebalance Mallarmé et Baudelaire, où le cru et le comique s’accompagnent de délicatesses infinies, était commun aux jeunes « visiteurs du soir », ces «intelligences modernes » (Proust), à titres nobiliaires ou pas, que Proust recevait, fort tard, rue de Courcelles ou boulevard Haussmann. Rompu à ce rite de passage durant la guerre de 14, comme Emmanuel Berl et tant d’autres, Morand imitait à la perfection la conversation de son hôte, où il voyait la clef de son style miroitant. De même, retrouvait-il l’air des cercles d’élus dans des livres, aujourd’hui oubliés, comme Le Chemin mort de Lucien Daudet (Flammarion, 1908), roman de l’inversion, qui prélude en bien des points à Sodome et Gomorrhe, comme le note Antoine Compagnon. Ceci nous rappelle que la passion mondaine de Proust, parallèlement aux photographies du grand monde qu’il collectionnait, n’a pas pour cause unique un phénomène aujourd’hui bien étudié, le désir des élites juives à confirmer leur ascension sociale dans un pays qui, malgré les lecteurs de Drumont et l’affaire Dreyfus, restait l’un des plus ouverts d’Europe, au point qu’un grand nombre de jeunes gens bien nés restaurèrent la fortune familiale écornée par un mariage en dehors de leur confession (5). Quelques-uns gravitaient autour de Proust, qui conforta son réseau aristocratique dans les salons soumis à la libéralité d’esprit de leur maîtresse de maison, Mme Emile Strauss ou Anna de Noailles. Au-delà enfin du plaisir d’avoir frayé parmi une partie de la gentry française, de se hisser au-dessus du commun, il y trouvait aussi le lectorat de son journalisme chic et du mélange peu vertueux de raffinement et de cruauté qui fait le génie de La Recherche. Être reçu du grand monde, à l’inverse, c’était se condamner à ne pas être compris de certains milieux littéraires, son rejet par la NRF le confirmera, la haine des surréalistes aussi. Il est vrai que Rimbaud et Apollinaire n’ont pas beaucoup occupé Proust, et moins le cubisme et le futurisme que Vermeer, Monet et Manet. Les experts de Proust nous rétorqueront que la peinture de la noblesse occupe certaines des pages les plus satiriques de leur auteur, qui avait perdu l’innocence de Jean Santeuil. Mais il est d’autres pages… La « terrible malédiction d’être snob » que semble stigmatiser Les Plaisirs et les jours n’en a pas guéri Marcel, bien au contraire. Mais il y a snobisme et snobisme, gentry et gentry, c’en est même une bonne définition (6).

Stéphane Guégan

(1) Les éditions Bernard de Fallois, en 2020, ont réédité Les Plaisirs et les Jours qu’on ne saurait détacher des partitions de Reynaldo Hahn et des illustrations de Madeleine Lemaire. Au sujet de cette réédition et du snobisme consistant à ignorer le snobisme de Proust, passion « indéniable » ( Fernand Gregh), voir Stéphane Guégan, « Une résurrection », Revue des deux mondes, septembre 2020, p. 196-199. /// (2) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 2021, 21€ /// (3) La meilleure analyse des beautés et incongruités grammaticales propres à Marcel Proust nous est fournie par Isabelle Serça qui montre parfaitement sa profonde répugnance à ponctuer (absence de virgules), aérer (refus des blancs et sauts de lignes) et réduire le flottement syntaxique ou le miroitement des mots, sans lesquels sa langue appauvrirait « le texte sensible du monde » et des individus. L’usage volontairement abusif des parenthèses affiche une parenté avec le roman anglais à détours et caprices, revendiquée dès Jean Santeuil et que Nerval et Gautier eussent applaudie. Auteur « difficile », disent certains critiques en 1913, cauchemar des éditeurs par sa folie balzacienne des épreuves à rallonges, Proust se méfiait autant des modes de liaison traditionnels que de la sécheresse narrative de ces censeurs (Isabelle Serça, Les coutures apparentes de la Recherche. Proust et la ponctuation, Honoré Champion, 2021, 48€) /// (4) Jean-Yves Tadié (sous la direction de), Le Cercle de Marcel Proust III, Honoré Champion, 45€. On lira notamment les contributions de Sophie Bash (Edmond Jaloux), Annick Bouillaguet (Jacques Benoist-Méchin), Antoine Compagnon (Lucien Daudet), Adrien Goetz (Gabriel de La Rochefoucauld), Nathalie Mauriac Dyer (Robert de Billy), Jean-Pierre Ollivier (Armand de Gramont) et Pierre-Louis Rey (Boniface de Castellane) /// (5) Voir Catherine Nicault, « Comment “en être”? Les Juifs et la haute société dans la seconde moitié du XIXe siècle », Archives juives/Les Belles lettres, 2009/1, vo.42, p. 8-32 /// (6) Les volumes précédents du Cercle de Marcel Proust I et II (Honoré Champion, 2015 et 2016) éclairent aussi ce double aristocratisme de classe et de goût, qu’il s’agisse de Bertrand de Fénelon (Pierre-Edmond Robert) ou d’Henri de Régnier (Donatien Grau), ou encore de Jacques de Lacretelle, Jacques-Emile Blanche, Montesquiou et Gabriel de Yturri…

Proustisons encore un peu…

La Fontaine ne brille pas particulièrement parmi les phares littéraires de Proust qui se contente de citer ici et là les fables chères encore à l’institution scolaire. Il semble que ce ne soit plus tout à fait le cas et que le gouvernement actuel en ait fait un objet de mission. Quitte à ramener nos chers bambins à ce génie que l’on n’ose plus dire national, leur faire lire sa première floraison, d’une sensualité immédiatement captivante, ne serait pas une mauvaise idée. Il en va de même des pièces du jeune Corneille, dont les héros ont l’âge de leur auteur, notait Marc Fumaroli, formidable défenseur de la cause de La Fontaine (Fabrice Luchini en est un autre). Ce moment inaugural de l’œuvre possède une intensité presque juvénile, alors que Jean va sur ses quarante ans,  ce ne sont que poèmes à thèmes amoureux. Rentier en difficulté financière croissante, il les offre à Fouquet afin d’entrer dans ses grâces. Le temps de Vaux, comme on sait, sera dramatiquement court. Mais on doit à cet éphémère miracle des arts la version initiale d’Adonis, une des plus belles choses de notre poésie. Poussé par Paul Pellisson (prononcez polisson) et Madeleine de Scudéry, l’obligé des cercles parisiens partage leur verve galante, loin de l’héroïsme assommant des antiquaires. Jean est déjà rocaille… Le poème débute donc en se détournant de Troie et de Rome, et dit vouloir chanter « l’ombrage des bois, / Flore, Echo, Zéphyr et leurs molles haleines, / Le vert tapis des prés, et l’argent des fontaines. » On appréciera le dernier hémistiche, l’absence du « comme » que réinventeront les modernes, et la présence biaise du poète dans son verbe. Celui-ci corrige le lyrisme par l’intime et l’aveu, il fait même, écrit Patrick Dandrey, de l’esthétique son éthique, de la volupté aussi admise que contrôlée un art de vivre et de bien dire. Quant au cœur même de la fable, l’effet magnétique d’Adonis sur Vénus, il symbolise, note Céline Bonhert, le pouvoir du visible, image mentale ou réelle, sur le spectateur de ses propres désirs. Voilà qui mériterait en ces temps régressifs, hostiles à l’Eros et à notre idiome, d’être enseigné. SG / Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon précédé d’Adonis et du Songe de Vaux, édition de Céline Bonhert, Patrick Dandrey et Boris Donné, Gallimard, Folio classique, 9,70€.

Infidèle en amour, hors sa passion filiale, Proust s’est montré cruel envers Loti avec l’âge. Dieu sait pourtant que, jeune, parmi d’autres chefs-d’œuvre, il aima Le Roman d’un enfant, il le fit lire à sa mère, lorsqu’elle perdit la sienne. Maman l’en remercie, le 23 avril 1890 : « Je suis, mon chéri, imprégnée de Loti. » À rebours de Marcel, oublieux de certaines ferveurs littéraires devenues gênantes, ingrat envers celui qui le mit sur la voie de la résurrection affective et intuitive du passé, nous continuons à lire et célébrer les livres de ce voyageur du temps et des cultures. Vers Ispahan (1904) est l’œuvre du dernier des grands Français – le comte de Gobineau fut l’un d’entre eux sous le Second Empire – a avoir mordu la piste iranienne, du Sud au Nord, avant la modernisation du pays à marche forcée. Lui va son rythme et inaugure le nouveau siècle en fuyant ce qu’il a de diabolique. Sa plume n’est que sensations, fines notations, aperçus cueillis, arrêt de l’instant, éclairs et regrets. La longue promenade qu’il effectue à dos de mule et bardé de personnel, à l’instar de Chateaubriand et de Lamartine en Orient, vérifie l’alternance viatique du morne, de l’ennui, de la déception et de l’enchantement. N’y voyons pas comme les adversaires naïfs de l’orientalisme européen un effet des illusions où se berceraient l’arrogance occidentale et son besoin de jouir du pittoresque des peuples inférieurs… Les mœurs qu’il retrouve en terre d’Islam, des femmes voilées au vin clandestin, ne sont pas nécessairement perçues à travers sa nostalgie de l’ancienne Perse, vieil Iran qu’il vénère, architecture, grande statuaire et poésie. Très sceptique quant aux effets de la moderne Russie, très rétif à la part maudite du progrès, il n’en est que plus attentif à l’inconnu, à l’éternité d’une civilisation toujours là. SG // Pierre Loti, Vers Ispahan, excellente préface de Patrick Ringgenberg, Bartillat / Omnia poche, 12€.

La peinture de Sisley, trop subtile pour nos yeux, trop prompte à s’estomper de neige ou de brouillard, était plus appréciée de Proust et de ses contemporains (Adolphe Tavernier, Isaac de Camondo) que des nôtres. Aucune exposition parisienne depuis près de trente ans ! De l’adhésion de Marcel à cet impressionniste de la grâce, de l’élégance anglaise, il est de nombreux indices. Il est vrai qu’ils sont plutôt antérieurs au démarrage de La Recherche où Monet et Manet, comme figures du peintre essentiel, l’emporteront. Jean Santeuil, ce livre abandonné aux contours lâches, comprend un fragment relatif à la visite d’une exposition, galerie Durand-Ruel, que Proust effectua en compagnie de Charles Ephrussi. On y voyait des tableaux de Sisley, artiste dont Marcel parle au duc de Guiche dans une lettre de 1904 citée par Le Voyageur voilé de la princesse Marthe Bibesco. Sisley est alors partout. Depuis janvier 1899, et sa disparition à 60 ans, il a définitivement conquis le marché, lui qui eut tant de mal à valoriser ses tableaux de son vivant. À défaut, il multiplia les toiles à petits prix, malgré les efforts de Georges Petit et de Durand-Ruel pour les pousser. Son catalogue frappe ainsi par une abondance qui ne fut pas toujours heureuse. Il comprenait 884 tableaux en 1959, il s’élève maintenant à plus de mille huiles, et sa nouvelle édition devrait contribuer à une plus juste appréciation du corpus. Il le mérite malgré les redites et les creux. Octave Mirbeau, proche alors de Monet et de Caillebotte, l’enterra, dès 1892, avant l’heure donc, dans Le Figaro : c’est qu’il ne retrouvait pas dans les derniers tableaux, mous de dessin, lourds de couleur, « ce parfum de fleur fraîche que j’aimais tant respirer en elles ». Sisley, en vérité, n’a jamais aussi bien peint qu’en 1872-1876. Mais la source n’était pas aussi tarie que Mirbeau ne le pensait, comme les ultimes tableaux, peints au Pays de Galles, le démontrent avec une force qui dut réjouir l’artiste lui-même, non moins que les lecteurs d’aujourd’hui. Impressionniste de la première heure, il fut aussi l’un des premiers à quitter le bateau, pour n’y revenir qu’une fois, en 1882, sans enthousiasme. Ne pas en tenir compte entrave souvent la bonne intelligence d’un parcours que ce livre imposant permet de suivre pas à pas. SG / Sylvie Brame et François Lorenceau, Alfred Sisley. Catalogue critique des peintures et des pastels, préface de Sylvie Patin, La Bibliothèque des Arts, 150€ (une erreur s’est glissée dans la chronologie du volume, la fameuse lettre de Sisley à Théodore Duret, où il lui explique pourquoi il renonce aux expositions impressionnistes est de 1879, et non de 1880).

Des relations que nouèrent Oscar Wilde et Proust on discute encore, de ce qui lie leurs œuvres aussi. Ils eurent des amis communs (Jacques-Émile Blanche, notamment) et semblent s’être rencontrés dans les salons parisiens au cours des années 1891-1894, à l’heure du lancement polémique de Dorian Gray, et avant la condamnation aux travaux forcés pour sodomie, laquelle entraîna en France une vague de colère et d’indignation. La Revue blanche, dont Marcel était proche, tira la première sur la prude Albion, et Proust manifestera son soutien au proscrit de façon récurrente, mais discrète. Sans l’ignorer, il semble qu’il n’ait pas beaucoup pratiqué l’œuvre de fiction, le sublime Crime de Lord Arthur Savile (dont le patronyme « en français » est peut-être à double entente), comme le grandiose Portrait de Dorian Gray, deux monuments qu’il faut avoir lus au moins une fois en anglais (ce que les éditions bilingues à montage en miroir facilitent). Vis-à-vis de Dorian Gray, dont Roger Allard rapprochera Sodome et Gomorrhe I dans la NRF de septembre 1921, l’ambivalence de Proust est complète. Ce roman qu’il dit « mièvre » à Daniel Halévy a dû beaucoup plus compter qu’il ne préfère le reconnaître. Sa lecture d’Intentions, recueil d’essais (Paris, 1905), semble aussi avérée, notamment Le Déclin du mensonge dont il mettra le passage le plus célèbre dans la bouche de Charlus, le passage selon lequel le plus grand chagrin qu’ait jamais éprouvé Wilde était la mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Par ailleurs, on ne peut pas ne pas penser que cette sentence wildienne sur le roman moderne, lisible dans Intentions, ait échappé à Proust : « Quiconque voudrait nous toucher aujourd’hui par une œuvre de fiction serait contraint, soit de créer pour nous un cadre complètement nouveau, soit de nous révéler l’âme de l’homme dans ses mécanismes les plus intimes. » Mais le plus beau, quant au rapprochement des deux esthétiques, se cache au milieu des aphorismes « très Théophile Gautier » (Wilde était fou de Maupin) qui servent de préface à Dorian Gray. Ainsi celui-ci, plus catholique irlandais et duel qu’il n’y paraît :  « No artist has ethical sympathies. An ethical sympathy in an artist is a unpardonable mannerism of style. » SG / Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray / Portrait de Dorian Gray, traduit de l’anglais, préfacé et annoté par Jean Gattégno, Gallimard, Folio Bilingue, 9,70€. Voir aussi Emily Eels, « Proust et Wilde », Le Cercle de Marcel Proust, Honoré Champion, 2016, p. 225-236.

ALLUSIONS PERDUES

On savait À la Recherche du temps perdu crypté de résonances et de références souvent inaccessibles au commun des mortels. Le Paradis se mérite… Il en va, au vrai, de la nature de ce livre qui, loin de la banale autofiction et de son moi souffrant, puant, s’est pensé égal en ambition et en universalité à d’autres livres, chéris de Proust, et donc riches de comparaisons à multiples effets, du comique au tragique. Ces livres, ces classiques lus, relus, élus, nous les connaissons, mais moins peut-être que leur lecteur ne les portait en lui et ne les mêlait à son écriture feuilletée ou à sa conversation désopilante. La Bible et La Divine Comédie, Molière, Racine et La Bruyère, Chateaubriand et Stendhal, Michelet et le Fracasse de Gautier, Balzac, Baudelaire et Flaubert surtout, dominent, sans surprise, l’index du livre où Francine Goujon, éminente proustienne, parfaite connaisseuse des carnets, cahiers et paperolles du maître es ratures, suit la moindre trace des réseaux allusifs qui dessinent le double territoire, non superposables, ni entièrement connaissables, d’une psyché humaine très singulière et de l’une des plus hautes créations de la culture occidentale, pour ne pas dire française, tant elle est hantée par le désir, les mystères du beau et la conscience du mal. Poussée par la tyrannie amoureuse qui épuisait ses amis et amants de tout acabit, Proust entendait fasciner ses lecteurs. Et, nous le savons aussi, il ne refusait rien à ses chimères. Ses longues phrases nous enlacent, son humour nous désarme, ses pointes nous achèvent. Mais ce style d’encerclement établit avec nous d’autres formes de communication qui, pour ressortir à une culture commune, étendue à la peinture et la musique, de Giotto aux Ballets russes, n’en fonctionne pas moins plus secrètement, jusqu’à notre insu ou notre invu, selon le terme que Jean-Luc Marion applique à Courbet dans un essai majeur. Francine Goujon possède l’art de se mouvoir parmi les miroitements constitutifs de l’esthétique pré-freudienne propre à Proust. Pré-freudienne, insistons-y, parce que le modèle du roman à tiroirs continue à gouverner le sien, et en raison même de la double théorie qui se dégage du Contre Sainte-Beuve, division du moi et anamnèse involontaire du sujet qui tend à se « traduire » dans les mots. 

Plus on avance dans La Recherche, disait un critique, plus on recule, mais ce recul même conditionne toute avancée dans la connaissance de soi. Cercles, cycle, vertige : à Benjamin Crémieux, l’un des piliers de la NRF et l’un des plus réceptifs à l’écriture mémorielle (il l’a aussi prouvé avec Drieu), Proust avait annoncé que son plan, comme toute construction organique, ne se dévoilerait qu’au terme du récit en sa pirouette finale, « quand la dernière page du Temps retrouvé se refermera exactement sur la première page de Swann ». Le tout tient moins de la cathédrale, métaphore usée, que de la spirale et du palimpseste. Il y a toujours danger à dévoiler les dessous d’un auteur réputé déchiffrable à l’infini, c’est celui de s’abandonner au piège des analogies ou des syllogismes les plus byzantins, au prétexte que Proust aurait pris plaisir ou intérêt à opacifier citations et sens seconds à proportion de la gravité des choses qu’il ne pouvait pas dire ou avouer en toute transparence : le conflit avec le père, la rivalité avec le frère, la difficulté de vivre son homosexualité, son rapport à la/sa judéité et sa ferveur dreyfusarde. À une ou deux reprises, Francine Goujon cède peut-être à la tentation de ces chaînes phoniques, ce qu’elle appelle les « expressions anagrammatiques », qui permettent, par exemple, de passer de Van Dyck à Dick (surnom de Robert Proust, le frère de Marcel) et « dit que ». Le souvenir revient des jeux de mots qui faisaient le bonheur de Lacan et de ses auditeurs. Du reste, pourquoi ne pas pousser jusqu’à ce que ce mot signifie dans l’argot anglais ? La chose ne serait pas déplacée sous la plume peu farouche de Francine Goujon qui s’intéresse aux non-dits sexuels du texte proustien et notamment à la bisexualité… de Robert. Ainsi ses digressions sur l’aubépine ou la pipe du « beau mousse », qui surgit à un moment clef des Plaisirs et les Jours, éclairent-elles l’une des articulations les plus fréquentes de son livre, les souffrances et les culpabilités qui trament le terreau autobiographique de la plupart des écrits de Proust : « Les processus d’écriture marquent donc toujours une tension entre le désir de révéler et celui de cacher, tension dont on voit varier les manifestations quand on examine la genèse des textes. » L’étape des épreuves, on le sait, est éminemment créative, car propice aux échos et aux analogies, aux annonces voilées, et à ce goût des énigmes que Marcel partageait avec sa mère. Le paradoxe veut que le jeune Proust, après avoir tonné « contre l’obscurité » en littérature dans la Revue blanche, ait réinventé après 1909 une manière d’écriture rare. Le modèle de la fausse netteté, du réalisme visionnaire, disait Baudelaire, c’est Balzac. Le géant de la Comédie humaine est notamment admiré pour avoir introduit l’homosexualité dans la littérature comme un fruit défendu : « chaque mot, chaque geste, a ainsi des dessous dont Balzac n’avertit pas le lecteur et qui sort d’une profondeur admirable. » La Recherche regorge d’allusions balzaciennes, comme ces figures modelées sur Mme de Beauséant et sur cette perle unique qu’est La Femme abandonnéeIllusions perdues, son livre de messe, est mis à contribution, bien sûr, notamment la rencontre de Lucien et Vautrin, archétype de celle du Narrateur et de Charlus. Stendhal, non moins, poursuit Proust, notamment Le Rouge et le Noir, Julien Sorel et Bloch communiquant obliquement. Ce dernier sous-texte, précise Francine Goujon, extrêmement riche, est « resté longtemps invisible ». L’explicite et l’implicite avaient donc vocation à se se frôler en permanence, autant que récit premier et récits seconds, à l’instar de ces tableaux que Bergotte aurait tellement aimé brosser comme Vermeer beurrait les siens : « Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase, elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Stéphane Guégan


Verbatim // « Depuis les années 70, Proust est salué comme l’archétype de l’écrivain moderne, rendant compte des évolutions sociales, culturelles et artistiques de son siècle dans un roman-monde à la poétique extraordinairement originale. Réintroduire dans cette œuvre et attribuer à cet auteur le goût du secret et du jeu, une certaine malveillance, des douleurs et des rancunes inexpiables, traits qui relèvent de l’humanité moyenne, c’est aux yeux de certains ternir l’image même de la littérature. »

*Francine Goujon, Allusions littéraires et écriture cryptée dans l’œuvre de Proust, Honoré Champion, 2020, 60 €. On lira aussi, dans le même ordre d’idées, Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et Flaubert. L’imitation cryptée, Champion, 2000. Balzac, La Femme abandonnée, Folio classique, Gallimard, édition de Madeleine Ambrière, 2€. Au sujet des Plaisirs et les Jours, premier chef-d’œuvre, dont Francine Goujon dit que les « scènes de viol et de fellation » latentes y sont légion, signalons l’excellente initiative des Editions de Fallois (2020, 26€), qui rééditent le texte avec les illustrations de Madeleine Lemaire et dans la présentation que Calmann-Lévy lui avait donnée en 1896. Voir aussi ma recension de l’ouvrage dans le numéro de rentrée de La Revue des deux mondes

L’INCOMPARABLE AMI

Comme on aimerait lire Marcel Proust sur notre « rentrée » et sa délicieuse façon de se prendre les pieds dans le tapis. Il n’aurait eu que l’embarras du choix : la contrition assez théâtrale de Yann Moix en lieu d’explications, la campagne d’un historien post-identitaire pratiquant l’amalgame qu’il reproche à son adversaire, la sortie d’un journaliste stigmatisant la France 1900, « largement antisémite » et presque «exterminationiste» ! Le sens des mots et des nuances s’étant perdu, le débat d’idées continue donc à se caricaturer avec le soutien d’une presse qui vend du papier à défaut d’établir ou de rétablir les faits. L’inquisition rampante glace toute discussion, décourage la contradiction, sanctifie le mal nommé axe du Bien. Une part du génie de Proust, qu’on y pense, fut d’avoir abrité sous La Recherche la virulence alors plus ouverte des polémiques et des déchirements propres à la France des années 1870-1920. Lui-même lecteur assidu de L’Action française, qui dénonçait l’emprise des Juifs sur l’appareil économique et politique avec la triste constance dont Marcel faisait part à son cercle, le créateur de Swann pratiqua une sociabilité ouverte et une littérature également polyphonique. Du reste, L’AF n’avait guère tardé à l’encenser, Maurras dès 1896 (« la vérité retrouvée »), et surtout Léon Daudet, dédicataire du Côté de Guermantes en 1921 (« A l’incomparable ami »).

Léon est un lion. Il va le prouver, toutes griffes sorties, lors de l’affaire du Goncourt 1919. Thierry Laget vient d’en faire revivre les heures chaudes de manière passionnante, aussi informée que « comique », pour user d’un mot que Léon Daudet détachait du gros rire et attachait à la vision sociale, décapante et hilarante, de Proust. Après lecture, vous ne pourrez plus dire que la victoire d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs fut celle de la gauche éclairée sur la droite rance et la « France moisie » (formule chère à qui vous savez). Parmi les jurés de l’Académie Goncourt qui lui donnèrent leur voix, Léon n’était pas le seul à se dire «réactionnaire ». Les partisans de Proust se recrutaient aussi au Figaro où Robert de Flers, une de ses plumes brillantes et acquises, ne se ménageait pas. Laget y a déniché un article d’Abel Hermant qui résume bien l’hyperesthésie et l’hypermnésie qu’il diagnostique chez l’écrivain et le Narrateur : «la conscience est un prodigieux coefficient de la sensibilité», écrit-il peu de temps avant le vote triomphal. Celui-ci n’aurait sans doute pas soulevé pareille tempête médiatique si l’adversaire malheureux de Proust n’avait été un héros de la guerre de 14, plus jeune et moins riche que son concurrent. On a tort aujourd’hui de grimacer à la vue des Croix de bois, l’un des plus robustes et chaleureux fruits des boueuses tranchées. Le livre vaut peut-être mieux que Le Feu d’Henri Barbusse, Goncourt 1916, formidable mais plus idéologique. Dorgelès, qui se disait « anarchiste chrétien », aura conquis les cœurs avant d’échouer chez Drouant, son succès de librairie massif en poche… 

Au sein de la presse de gauche, c’est la consternation au soir du 10 décembre 1919. Leur champion, celui qui incarne le populo saigné à Verdun, s’est vu souffler le Prix par un écrivain « rive droite », pilier du Ritz, auteur d’un roman imbitable, interminable, aussi byzantin, clame-t-on, que Les Croix de bois respirent la vigueur plébéienne et la francise électrisante de leur auteur. Dans ce concert de critiques et souvent de contre-vérités, il y a plus vachard et revanchard que L’Humanité et Littérature, où Aragon déjà fielleux traita Proust de « snob laborieux ». Plus rouge et plus rageur, Raymond Lefebvre, dont Julien Hervier a brossé le beau portrait dans son Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours (Gallimard, 2018), étrille littéralement le lauréat des beaux quartiers : Proust confronte Lefebvre à son milieu d’origine, dont ce rescapé de Verdun s’est à jamais séparé au profit de la SFIO, puis de la Troisième Internationale. Sur fond de « vie chère » et de « bloc national », Le Populaire et Clarté, que dirigent Barbusse et auxquels Lefebvre prête ses colères, crucifient le Narrateur («cet homme futile, morne») et son Albertine (perfide « petite sotte »). Quant à Dorgelès, écrit-il, il ne doit pas renoncer à sa « volonté de justice sociale » malgré les «flics des Rothschild et de Swann». On devine pourquoi Proust n’a pas négligé le suffrage de Maurras et Daudet, lesquels, on l’oublie trop, apparaissent dans le roman primé, vitrine sans œillères d’une époque en ébullition. Ne laissons pas passer l’occasion de relire ce livre génial, né de la démultiplication cellulaire bien connue qui saisit La Recherche après que Grasset eut été obligé de réduire Du côté de chez Swann et que la guerre de 1914, dans le deuil antérieur et culpabilisant d’Alfred Agostinelli, eut donné du champ à l’invention romanesque. Aussi Proust a-t-il raison de rappeler en 1919 que Les jeunes filles n’étaient pas un roman d’«avant-guerre». Un roman d’embusqué.

La remarquable exposition de la Galerie Gallimard en convaincra les derniers sceptiques, héritiers inconscients des diatribes de 1919. Qu’y voit-on ? On y voit d’abord un Gaston plus lucide que ses collaborateurs (Schlumberger, Gide), d’abord hostiles à Proust et son amphigourique plongée en soi, pensaient-ils en 1912. Le mal est réparé dès mars-avril 1914. A l’automne 16, quand Les Jeunes filles finissent d’éclore et que Sodome et Gomorrhe s’avère déjà gros de possibles scandales à venir, Proust arrache ce mot à son nouvel éditeur : « L’audace de vos peintures ne m’arrête pas. » Le mot vient naturellement à Gaston, qui a vécu au milieu des tableaux modernes depuis l’enfance, tableaux qui ont trouvé en Elstir leur auteur de substitution et de promotion. Comme le rappelle Pierre-Louis Rey dans l’édition Folio, qui bénéficie d’une mise en page plus aérée, c’est la rencontre du Narrateur et d’Elstir qui ouvre le moment le plus réflexif des Jeunes filles. Le double plan permanent dont procède le récit proustien s’accomplit dans la figure d’Elstir, double de Whistler, Monet et Steer, et double surtout de Proust, lequel mettra du Watteau, du Vermeer et du Manet dans son impressionnisme : «Que, dans l’itinéraire du héros, l’éducation par la peinture succède à l’éveil à la littérature est une des clés de la Recherche. Relevons d’abord que la peinture se prête mieux à une « mise en scène » romanesque : on visite plus volontiers l’atelier d’un peintre que celui d’un écrivain. […] Mais l’essentiel est ailleurs. En sacrant Elstir et Vinteuil maîtres de la modernité tandis que Bergotte [Anatole France] est tourné vers le passé, Proust ménage à son narrateur une place à prendre aux côtés du peintre et du musicien, signifiant ainsi, indirectement, que lui-même réussit dans le domaine littéraire une révolution qui attendait son héraut.» Un échotier, en 1920, Maurice Verne, parlera des Jeunes filles, comme d’un «roman d’art», proche d’A rebours. Faut-il rappeler enfin que le président de l’Académie Goncourt, Gustave Geffroy, avait été proche de Lautrec, Cézanne et Monet ? L’image se mêle aux lettres et autre documents de première main aux murs de la Galerie Gallimard, où se signalent Jacques-Emile Blanche, Helleu, Man Ray et de moindres portraitistes. Car le reclus aux murs de liège et aux fumigations orientales aimait faire circuler sa personne sur papier glacé. Il vous suffira enfin de jeter un œil aux placards d’imprimerie des Jeunes filles, que l’exposition magnifie à l’instar des deux dessins inédits de Paul Morand, deux merveilles (notre photographie), pour saisir que genèse poétique et genèse éditoriale sont inséparables en 1914-17. Ces épreuves caviardées d’annotations infinies, ce furent ses tranchées, ses larmes versées sur les jeunes morts de la guerre. Stéphane Guégan

Thierry Laget, Proust Prix Goncourt. Une émeute littéraire, Gallimard, 19,50€. Laget, page 180, laisse entendre que les censeurs de l’Occupation allemande allaient condamner, en bloc, Proust et sa malsaine Recherche. Ce n’est pas exact. J’en veux pour preuve et le superbe passage que Drieu leur consacre en juillet 1942 dans la préface de Gilles, et le panorama de la littérature moderne que Marcel Arland associe aux Nouveaux destins de l’intelligence française (1942) (Proust y est présenté comme « le monument le plus important de la première partie du siècle ») et, last but not least, le livre très fin de Ramon Fernandez, lequel paraît en 1943 dans une collection dirigée par Abel Hermant… Le grand critique littéraire de la NRF de Drieu y publie une lettre que Proust lui avait adressée en 1918, où Marcel lui donnait du « cher ami ». Ce n’est pas vaine sucrerie de salon. Un an plus tard, alors que Proust met ses bataillons en place en vue du Prix Goncourt, Ramon figure sur ses listes de presse, au même titre que Léon Blum, Marcel Sembat, Léon Daudet, Charles Maurras, Colette et Jean Giraudoux

Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio classique, édition de Pierre-Louis Rey, nouvelle mise en page, contient sous étui un livret (Proust, prix Goncourt par Thierry Laget), 7,90€.

Marcel Proust Prix Goncourt, Galerie Gallimard, 30/32 rue de L’Université, 75007, jusqu’au 23 octobre 2019, catalogue de l’exposition (7,50€).