Paris-New York-Londres-Rome

Les plus grands musées ont leurs abonnés absents, qui risquent même de se multiplier… Ainsi n’ai-je jamais vu le chef-d’œuvre de Christian Bérard, Sur la plage, accroché aux cimaises du MoMA, propriétaire de l’œuvre depuis 1960… James Thrall Soby, lié au musée de New York, liée surtout au peintre précocement disparu, n’avait pourtant pas fait ce don sans une arrière-pensée précise. N’était-il pas temps que le temple du modernisme, où le dernier Monet menait droit à Pollock, et Matisse à Rothko, s’ouvrît à d’autres expressions, moins attendues et peut-être moins convenues, des années 1920-1950 ? Parce qu’il ne partageait pas les préventions d’un Clement Greenberg, qui jugeait fallacieuse et efféminée (pour ne pas dire plus) la peinture de Bérard et des néo-romantiques, Jean Clair fit retraverser l’atlantique au tableau et l’exposa, en 1980, au milieu de la moisson dérangeante de ses Réalismes. Vilipendé à Paris, applaudi en Allemagne, l’iconoclasme bien connu du commissaire ouvrait une brèche. Longtemps toutefois les Français refusèrent de s’y engouffrer. Patrick Mauriès, qui fait paraître le livre juste et complet que nous attendions de lui sur Bérard et les siens, n’en est pourtant pas à son coup d’essai. C’est plutôt le fruit d’un long compagnonnage, d’une restauration discrète, secrète au grand nombre, qui vient aujourd’hui à maturité. Du reste, il ne fallait pas tarder davantage pour faire entendre une voix française, complice de son objet, mais soucieuse de ne pas céder à l’anachronisme, car la vague des queer studies s’est récemment émue de la relégation dont les néo-romantiques furent les victimes : le canon avant-gardiste, assimilée désormais au mâle blanc dominant, les aurait broyés, de même qu’il aurait bridé la création féminine. A la victimisation excessive, Mauriès préfère l’investigation historique. Voilà près d’un siècle qu’à Paris, rue Royale, Galerie Druet, Bérard, les deux frères Berman et Paul Tchelitchev créaient la sensation d’un art nouveau, nouveau de ne pas l’être complètement. Le mal nommé « retour à l’ordre » définirait tout le regain figuratif des années 1920 en son reflux nécessairement réactionnaire. Or, Bérard, ce Français héritier de Degas, Vuillard et Modigliani, et ses compères, trois Russes poussés à l’exil par la Révolution de 17, n’avaient pas sauté d’un dogmatisme à l’autre. Il faut bien lire ce qu’écrit Mauriès de leur modernisme excentrique, c’est-à-dire rebelle à la ligne droite et à la réification des formes vidées d’humanité désirante ou souffrante, bien comprendre la distance poreuse qu’ils maintinrent au surréalisme naissant, voire au magnétisme de De Chirico , bien analyser leur dialogue avec Picasso, bleu, rose et post-cubiste. Issus d’horizons variés, ils aspirent très vite à repousser les limites du chevalet, vers le théâtre, le ballet, la mode et ses revues. Le crime impardonnable de cette activité diasporique les poursuit, mais donne au livre de Mauriès l’un de ses ressorts. Du reste, le néo-romantisme, à l’exception de ses descentes mélancoliques ou de ses clowns 1900, ne s’est pas aligné sur le cafardeux des années 1930-1940. La bonne peinture est une école de vie, Waldemar-George, leur gourou parisien et italien, ne cessa de le répéter. Dès avant la seconde guerre mondiale, nos quatre mousquetaires avaient conquis Paris et Londres, New York et Rome, où, chaque fois, des êtres d’exception, d’Edith Sitwell aux Polignac, d’Edward James à Cocteau, de Soby à Julien Levy, les aimèrent et les poussèrent. Un second marché s’organisa, relayé par la scène et Coco Chanel, Elsa Schiaparelli et Emilio Terry. Certains appartements new yorkais en conservent la marque. De cet art fort de sa fragilité, comme menacé par le lyrisme dont il prend le risque, il convient de réapprendre le langage et l’ambition toujours actuelle, loin des interdits et des nouveaux fanatismes. Ce livre assurément nous y aide.

Les biographies vont s’accroissant sur les actrices oubliées ou négligées du monde de l’art ; le plus souvent, elles ont et auront pour auteurs des femmes conscientes de réparer une injustice. Mêlée à l’histoire de Dada et du surréalisme, l’américaine Mary Reynolds (1891-1950) n’appartient qu’en apparence à la catégorie de ces figures en attente de réhabilitation. En 2015, l’Art Institute de Chicago, riche de 300 livres, catalogues d’exposition et autres documents historiques venant d’elle, lui a rendu un bel hommage. Derrière la créatrice de reliures, parmi les plus inventives de l’entre-deux-guerres, ce joli coup de chapeau laissait entrevoir une existence au diapason du Paris d’alors. La capitale de la « génération perdue » regorge de ces Américaines, pas toujours homosexuelles, qui ont les moyens de vivre et aimer autrement qu’au pays. Pour être moins argentée que son ami Peggy Guggenheim, Mary Reynolds, veuve d’un officier mort au champ d’honneur durant la guerre de 14, demanda un nouveau départ à la France. Marcel Duchamp s’en occupa. Après l’avoir croisé à New York, où il fuit le conflit comme son ami Picabia, Mary le cueille en France, au début des années 1920, et fait de lui son amant. On ne saurait obtenir davantage du prince du dégagement. Ne met-il pas dans ses amours l’ironie, l’aléatoire et le calcul du joueur d’échec ? Le meilleur moyen de se l’attacher, elle le comprit, était de rester désirable et solvable à ses yeux. Mais Mary possédait une autre arme que son argent et sa beauté androgyne. Son sens artistique, comme Christine Oddo y insiste, déborde ses exemplaires bizarrement habillés ou gantés de Jarry, Apollinaire ou Cocteau ! De la fin des tranchées au début de l’Occupation, dont elle s’éloigna moins vite que le « désinvolte » Duchamp ou « l’héroïque » André Breton, cette femme déterminée a tenu son rôle et son verre au milieu des nuits parisiennes. Jazz, alcools et drogues sont les accélérateurs d’un club ouvert au mondains. A son récit alerte, qui cède un peu à la légende dorée du modernisme et qui aurait pu profiter davantage du travail d’archive dont témoigne l’ample bibliographie, Christine Oddo accroche toutes sortes de figures essentielles, Man Ray et Henri-Pierre Roché notamment. Mais le meilleur du livre, on ne s’en plaindra pas, se niche dans ses portraits de femmes, vivifiantes affranchies.

*Patrick Mauriès, Néo-Romantiques. Un moment oublié de l’art moderne. 1926-1972, Flammarion, 39,90 €. / Christine Oddo, Mary Reynolds. Artiste surréaliste et amante de Marcel Duchamp, Tallandier, coll. Libre à elles, 2021, 20,90 €

*Preuve est royalement administrée à Evian qu’une exposition Christian Bérard était possible, en France, sur un grand pied, sans l’appoint, souhaité mais décliné, du MoMA. D’autres musées, d’autres galeries, d’autres particuliers ont joué le jeu, ce qui nous vaut une large sélection du corpus et quelques insignes raretés. Devant pareille réunion d’œuvres, les portraits où il mit le meilleur de lui-même et parfois ses tristesses, les impromptus balnéaires où les odalisques changent de sexe, le caprice de ses décors, c’est-à-dire l’alliance de gravité et de frivolité qu’il forgeait au service de Mozart, Cocteau, Balanchine ou Massine, on en oublie les défections américaines. Louis Jouvet, fréquent et génial complice, disait de Bébé qu’il était aussi paresseux que travailleur. D’autres témoignages de même saveur contradictoire émaillent le catalogue aussi intéressant qu’est belle sa couverture drapée de bleu. Bérard avait la religion des amis, qui ne furent pas que l’alcool et l’opium. On lira ainsi certains des messages (Marie-Laure de Noailles, Jouhandeau, Christian Dior, Henri Sauguet, Julien Green) qui lui furent adressés après sa mort, au gré des expositions, plus ou moins discrètes, de la mémoire. Celle d’Evian, dont on remerciera Jean-Pierre Pastori et William Saadé, est la plus importante jamais organisée depuis l’hommage de 1950, voulu par Jean Cassou, qu’on lira aussi ici. SG / Christian Bérard, au théâtre de la vie, Palais Lumière d’Evian, jusqu’au 22 mai 2022. L’exposition connaîtra une seconde étape, à Monaco, au printemps. Catalogue sous la direction des commissaires, SilvanaEditoriale, 34€.

ROMANTISMES

Reliant le Caïn et le Don Juan de Byron aux plus chauds poèmes des Fleurs du Mal, Feu et flamme fut à la Jeune France de 1829-1832 ce que fut la Barque de Dante aux incertitudes de l’après-Waterloo, et le Sturm und Drang aux Goethe, Schiller et Haydn des années 1770. Ce mince recueil de poèmes, publié en août 1833 avec un grand luxe de soin éditorial, souleva un silence massif malgré la puissance frénétique, spleenétique et ironique de ses vers, que leur noirceur amusée fit passer à tort pour débraillés et vides de sens. Il est vrai que les « camarades » de Philothée O’Neddy , les membres turbulents du Petit Cénacle, surveillés par la police de Louis-Philippe (on vient de le documenter), soupçonnés de républicanisme et de déviances sexuelles, oublièrent d’assurer la réclame de la plaquette. Pas de brûlot de Pétrus Borel, le plus porté sur le nudisme et la Carmagnole anarchisante, pas plus de lancement de la part de Nerval et de Gautier, qui consacra cependant l’un de ses ultimes et plus beaux articles, en février 1872, à O’Neddy et sa poétique des extrêmes, riche de sincérité unique comme de boursoufflure émouvante. A distance, presque un demi-siècle, leurs folies communes avouaient les nécessaires excès du chahut de 1830. Mais, entretemps, Baudelaire avait fait son miel, comme Aurélia Cervoni le montre indubitablement, de la marée noire. Après un relatif oubli que Marcel Hervier, Valery Larbaud, Max Milner et Jean-Luc Steimetz empêchèrent d’être irréversible, Feu et flamme revient assorti d’un certain nombre de textes critiques, en un volume impeccable qui charmera les connaisseurs et comblera les nouveaux lecteurs. SG / Philothée O’Neddy, Feu et flamme et autres textes, édition par Aurélia Cervoni, Honoré Champion, 2021, 55€.

Vingt ans séparaient Victor Pavie, né en 1808, de l’illustre David d’Angers, Prix de Rome de sculpture, né à la veille de la Révolution de 1789 et fanatiquement attaché aux Lumières. La politique creusait un peu l’écart : le jeune et pieux monarchiste, accueilli par le Cénacle de Victor Hugo en 1826, évolue certes vers le catholicisme libéral et social de Lamennais, l’un des dieux de sa première maturité. Comme de juste, Pavie et David piaffent d’impatience sous la monarchie de Juillet qui ne les a pas maltraités. Mais c’est 1848, février, qui dissipe entre eux toute divergence idéologique. La République renaît nimbée, un temps, de l’onction catholique et presque divine. Dieu, la liberté et le Peuple, le programme mennaisien de Lacordaire et Montalembert (qui n’aimait guère le protestantisme de David) devient l’étendard du jour : même un Baudelaire s’en est saisi en ce printemps des révoltes heureuses. Les lettres que Pavie adresse à son aîné, dont Marianne ressuscitée fit presque son Ministre des Beaux-Arts, explosent de joie. La ferveur, du reste, est la tonalité usuelle de cette correspondance qui manquait à notre connaissance du milieu littéraire et artistique de ces années climatériques. Le génie des élus et la justice pour tous étant les sujets du statuaire, l’époque, ses causes et ses combattants défilent dans son atelier, de Delacroix, que Pavie exalte, à Balzac et Dumas, de l’abolition de l’esclavage à l’unité reconquise de la Nation. L’écho d’autres luttes y résonne, internes au romantisme. Pétrus Borel et son journal incendiaire, La Liberté, s’attaquent en septembre 1832 à la réputation d’intégrité de David et donnent voix aux jeunes sculpteurs, hernanistes impatients d’imposer un art plus radical ou plus chrétien d’aspect et d’idée. Les familiers du cercle de Gautier et Nerval, de Duseigneur et Bion, y retrouveront leurs petits et jouiront de l’ample appareil de notes, comme de l’air exalté que respire ce très beau volume. SG / Victor Pavie, Lettres à David (d’Angers), 1825-1854, édition critique par Jacques de Caso et Jean-Luc Marais, Honoré Champion, 2021, 78€.

Au promeneur qui s’aventure parmi les allées de l’ancien couvent des Chartreux, devenu un cimetière du Bordeaux révolutionnaire aujourd’hui rattrapé par sa banlieue, plusieurs figures du romantisme adressent un salut amical. Le père et le frère de Delacroix y sont enterrés, le cœur du général Moreau aussi, de même que les restes de Flora Tristan. Sa sépulture, un rien maçonnique avec sa colonne brisée, se pare de deux symboles chrétiens, bien faits pour rappeler que la défunte ne dissocia jamais son socialisme saint-simonien du message évangéliste et de la Providence divine. Le lierre de l’immortalité, de l’énergie toujours renaissante, surprend moins que les deux livres, croisés à la manière du symbole chrétien, qui ornent le sommet du monument. L’un d’entre eux, L’Union ouvrière, fait écho à l’inscription faciale du tombeau, hommage des « travailleurs reconnaissants ». Après nous avoir inquiétés par sa préface très MeToo, la biographie de Brigitte Krulic nous rassure par la conscience des dangers qu’elle a su éviter. On a trop enfermé la grand-mère de Gauguin dans ses affres domestiques et sa légende de paria au grand cœur. Or cette fille naturelle d’un grand d’Espagne, mal mariée au sinistre Chazal, n’eut pas d’autre choix que de prendre son destin en main. Ses dons d’écriture, ses contacts avec le milieu des peintres et écrivains « engagés » (que Krulic effleure), sa condamnation du capitalisme sauvage et de la condition indigène (au Pérou et ailleurs), mais aussi son carriérisme (qui la fit moins négliger ses droits d’auteur que ses devoirs de mère, au dire de George Sand !) et sa probable bisexualité nous intéressent plus que la prétendue pionnière du bolchevisme ou de la dissolution des sexes dans le nirvana post-biologique où notre triste époque voit son salut. « L’Odyssée de Flora Tristan » (Mario Vargas Llosa) n’a nul besoin des prophéties qu’on lui prête pour nous passionner. SG / Brigitte Krulic, Flora Tristan, NRF Biographies, Gallimard, 2022, 21,50€.

Chez Louis-Antoine Prat, derrière la retenue anglaise, le romantique perce partout. En témoignent sa collection de dessins fiévreux et sensuels, son panache à la tête des Amis du Louvre, sa façon de réveiller les dîners en ville, son écriture surtout, qui vient de sortir d’un long silence et promet de ne plus y retourner. Les livres s’enchaînent, courts romans, nouvelles désopilantes et pièces de théâtre à risque. Emu par tant de verve, le quai Conti vient de le gratifier d’un prix, on en parle même dans les rares journaux qui lisent encore. Sa façon bien à lui de mêler littérature et art, de faire de celui-ci le sujet d’étonnement et d’égarement de celle-là, fait merveille à nouveau. Il est vrai que le monde des collectionneurs et des marchands, des artistes et de leurs amis, recèle plus d’un motif à croquer, d’une intrigue à filer, d’un trait à décocher. Elle est si drôle à voir s’agiter, sous sa plume pourtant charitable, cette jet-set des musées et des salles de vente, des plateaux de télévision et des sauteries entre soi… Le lecteur comprendra assez tôt que le titre de son dernier recueil ne doit rien au défaitisme ambiant. Il est simplement bon de ne pas frayer trop longtemps avec certains puissants de la finance ou de la politique. Même les mots, à les écouter, perdent leur valeur d’usage et se corrompent. Au terme de la première nouvelle, une uchronie comme cet auteur à imagination les affectionne, une jeune fonctionnaire, lunettes Armani et tailleur bas de gamme, parle aux journalistes en pleine débâcle boursière. Comme la crème de la création contemporaine est cette fois emportée, le choc ébranle sérieusement les institutions. La presse, longtemps complice de la surchauffe, change de camp et accable l’optimisme d’un discours qu’elle qualifie de « néo-romantique » ! Heureusement que tout le livre n’est pas aussi noir que son début et que Prat parvient à nous émouvoir et nous amuser en nous conviant aux obsèques d’un Balthus du pauvre, ou au tournage d’un film troublant sur Chassériau, le métis aux deux sœurs tendrement aimées. Situations cocasses, personnages à clef, fausses exergues, citations farfelues, l’éternel romantisme, en somme. SG / Louis-Antoine Prat, Reste avec les vaincus et autres nouvelles, Editions El Viso, 15€. Lire aussi sa dernière pièce où revit Goldoni, L’Ambigu vénitien, Editions Samsa, 8€, mais dont la morale est baudelairienne : on ne peut s’attacher à l’image d’un être qui vous a trahi, fût-elle le plus beau tableau du monde. Les canaux de Venise en regorgent.

CAILLEBOTTE SUR LES ONDES.

L’Art et la Matière

https://www.franceculture.fr/oeuvre/caillebotte-peintre-des-extremes

Historiquement vôtre

https://www.europe1.fr/emissions/les-recits-de-stephane-bern/gustave-caillebotte-4093067

BAUDELAIRE À NU

71937La mère de Baudelaire se rongeait les sangs, son fils, qu’elle savait génial, mais incorrigible, remettait ça. Non content d’avoir goûté aux tribunaux pour Les Fleurs du Mal, de préférer les « filles » au ménage bourgeois et de tirer le diable par la queue, Charles s’était jeté dans un projet plus inquiétant encore. Par horreur de Rousseau et de ses modernes prosélytes, et afin de réfuter l’idée absurde que l’homme naissait bon, l’intrépide avait décidé d’écrire ses propres Confessions et d’y entasser toutes ses « colères » et ses « rancunes ». Au début d’avril 1861, Baudelaire l’annonce à celle qui reste, malgré la mort du général, Mme Aupick, la sentinelle d’Honfleur, la mère aimée et haïe… Le poète aura quarante ans sous peu mais il en paraît beaucoup plus. La vie de plaisirs, la maladie et ses graves ennuis d’argent ont ruiné ses ardeurs de jeunesse et accru en lui l’impression d’un désordre profond, d’un mécontentement de soi, qui le ronge autant que la syphilis. Ce qu’il appelle sa « vérole », et dont il observe les « retours », change de tour en janvier 1862, alors qu’il brigue le fauteuil académique du défunt Lacordaire, « prêtre romantique » dont il s’estime l’héritier à juste droit. Le fragment du 23 janvier 1862 est célèbre : « j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité ». Des vagues torpeurs en commotions alarmantes, les crises vont s’accuser et l’acculer à toutes sortes d’expédients… Baudelaire ne sait plus trop si le suicide mettrait fin à ses malheurs ou confirmerait la faiblesse qu’il se reproche. La meilleure des « hygiènes », son mot, c’est travailler. Demeure donc un solide désir de publier, avant de disparaître, « mes œuvres critiques, si je renonçais aux drames […], aux romans, et enfin un grand livre auquel je rêve depuis deux ans : Mon Cœur mis à nu ».

product_9782070415328_195x320Beau titre, « titre pétard », il était emprunté à Edgar Poe, comme l’idée d’un florilège d’aphorismes, et il laissait présager un double déshabillage. L’époque et ses vices, différents de ceux du poète, appartenaient au programme. Hélas, Mon Cœur mis à nu subit la loi des livres « trop rêvés », écrit André Guyaux, le meilleur éditeur de ces notes cruciales qui reviennent en librairie, plus riches de commentaires et d’annexes, sous une couverture explosive (si volcanique qu’elle inverse involontairement l’autoportrait qui lui sert d’illustration). On doit tenir ces « pointes » pour autant de « fusées », autre projet mis en chantier alors, et d’aveux sur la relation équivoque, désir et dégoût liés, que l’écrivain entretient avec le « contemporain » en ce moment de bascule du Second Empire. Dans son Baudelaire. L’irréductible (Flammarion, 2014), Antoine Compagnon s’est justement évertué à déjouer les pièges d’une lecture globalisante et négative des « dernières années » du poète, que ses aigreurs et son état auraient condamné à l’échec littéraire et aux pires dérives idéologiques. De 1859 à 1866, de la plaquette sur Gautier aux Épaves, il n’a guère molli. La seconde édition des Fleurs et ses traductions de Poe, autant que la publication des premiers poèmes en prose du Spleen de Paris ou ses articles sur Manet et Constantin Guys, l’ont définitivement installé, même aux yeux de l’administration impériale et d’un critique aussi écouté et retors que Sainte-Beuve, parmi les valeurs sûres de la République des Lettres. Certes, l’homme demeure imprévisible, insituable, craint… Il faut donc lire Mon Cœur mis à nu, avec André Guyaux, comme le laboratoire parallèle d’un ultime combat contre les hérésies d’un temps contradictoire, exaltant à certains égards, mais livré au culte du progrès en ses deux faces, l’ivresse technologique et l’angélisme fraternitaire.

9782070703753Si différentes que fussent ces deux passions, elles postulaient souvent une foi laïque aussi fragile qu’oublieuse du dogme autour duquel s’étaient construites la pensée et l’esthétique de Baudelaire, celui de la déchéance originelle de l’humanité. Nul sartrisme avant l’heure : le mal est antérieur au social, l’essence précède l’existence. On pense à l’une de ses fusées les plus vertigineuses : « Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et Divine. » Mon Cœur mis à nu, bilan comparable à L’Atelier de Courbet où le poète figure en bonne place, revient sur « l’ivresse »  vite dissipée de 1848 pour mieux dénoncer ce goût de « la destruction » chevillé aux hommes, et dont les journaux font leur pâture, tout en proclamant la société actuelle en progrès… Il est remarquable que deux esprits d’élite, mais de camps opposés, Drieu et Georges Blin aient interrogé et revalorisé, à peu près au même moment, le catholicisme de Baudelaire, où l’université républicaine voyait le credo superflu d’un dandy hors de l’histoire en marche ! « Toute littérature dérive du péché », écrivait-il à Poulet-Malassis, à la fin d’août 1860. L’ambivalence, faut-il comprendre, n’est pas un vice de pensée, mais la pensée même, elle se confond avec l’exigence, la morale « désagréable », qui anime le poète et le critique dans ses réflexions alors fréquentes sur le moderne. La dernière livraison de L’Année Baudelaire, livraison double et ouverte à toutes les approches, les meilleures comme les plus contestables, explore le devoir d’inventaire que l’écrivain aura imposé à ce qui constituait la modernité du début des années 1860, de Courbet à Manet, de la photographie à la presse à gros tirage, de la solitude haussmannienne à « cette excitation bizarre qui a besoin de spectacles, de foules, de musique, de réverbères même », excitation sans laquelle la vie urbaine serait un enfer et le Spleen de Paris un simple bréviaire de mélancolie. Quelle attitude, dès lors, adopter à l’égard des réserves que Baudelaire formule à l’endroit de la nouvelle peinture et des nouveaux médiums ? Faut-il parler de cécité avec Jean-Christophe Bailly, et confirmer la thèse d’un jugement esthétique devenu inapte à adhérer aux vraies forces du présent ? Doit-on, au contraire, avec Compagnon, Guyaux, Jean-Luc Steinmetz, Jérôme Thélot et Patrick Labarthe reconnaître la légitimité des critères d’évaluation et des jugements du « dernier Baudelaire » ? Le lecteur jugera. Les réticences et les colères baudelairiennes ont assurément leur vérité. L’Année Baudelaire nous aide à la dégager. Stéphane Guégan

*Baudelaire, Fusées. Mon Cœur mis à nu. Et autres fragments posthumes, nouvelle édition d’André Guyaux, Gallimard, Folio classique, 8,20€

**Antoine Compagnon (dir.), L’Année Baudelaire, n°18-19 (Baudelaire anti-moderne), Honoré Champion éditeur, 65€. Rappelons qu’en 2011, à l’initiative de Robert Kopp, le Baudelaire de Georges Blin (Gallimard, 1939) a été réédité, diminué de la belle préface de Jacques Crépet mais accru du résumé des cours du Collège de France (1965-1977), et que son autre livre décisif, anti-sartrien, Le Sadisme de Baudelaire (Corti, 1948) attend de l’être. Cette livraison de L’Année Baudelaire lui est dédiée. Ajoutons, avec André Guyaux, que Baudelaire est surtout à rapprocher du Laclos des Liaisons.

9782081358089_cm***J’ai toujours pensé que certains tableaux n’auraient pas dû, ou ne devraient pas, être montrés dans les musées. Ces œuvres-là, antérieures ou extérieures à la sphère publique propre à l’âge moderne, n’ont pas été faites pour être livrées au premier regard, et exposées à la violence incontrôlable de tous. Faut-il souligner que les menaces ont eu tendance à s’accroitre et se perfectionner dernièrement ? Ainsi ceux qui continuent à invoquer la nécessaire démocratisation ou circulation des biens culturels, sans toujours en mesurer les conséquences, ne pensent-ils pas assez au danger qu’ils font courir aux chefs-d’œuvre du génie humain les moins préparés à souffrir ce bel œcuménisme, je veux parler des œuvres érotiques… Manet, Picasso ou Velázquez… Le livre très instructif et documenté de Bruno Nassim Aboudrar, professeur d’esthétique à Paris 3 et plume alerte, en apporte la saisissante confirmation. Saviez-vous que la Vénus au miroir, l’un des tableaux les plus sensuels et réfléchis de l’histoire de la peinture européenne, avait été proprement agressé, le 9 mars 1914, par une suffragette délirante qui répondait au doux nom de Mary Richardson ? Elle n’avait rien trouvé de mieux, pauvre illuminée, pour faire disparaître de la vue de tous, et toutes, cette chute de reins et cette paire de fesses doublement royales (Philippe IV, aux mœurs moins relâchées qu’on ne l’a dit au XVIIème siècle par propagande, se montra plus tolérant). Ce livre vous apprendra aussi bien des choses utiles et croustillantes sur l’histoire du tableau, sa réception et le débat qui avait entouré la mise en cause de son authenticité, en 1906, lors de son acquisition par la National Gallery de Londres (le plus beau fonds de peinture espagnole, hors du Prado : merci la République de 48, dirait Baudelaire !). Il s’achève dans le sillage des travaux de David Freedberg sur le potentiel des images à voir se retourner contre elles leur charge sensuelle et leur puissance scopique (Bruno Nassim Aboudrar, Qui veut la peau de Vénus ? Le destin scandaleux d’un chef-d’œuvre de Velázquez, Flammarion, 20€). SG

product_9782070462117_195x320****La liberté de refaire l’histoire étant un droit démocratique, on se plaît à rêver au scénario suivant. En 1862, l’Académie française assit Baudelaire au fauteuil 18, en remplacement de Lacordaire, lequel avait succédé au comte Alexis de Tocqueville (1805-1859), et la coupole du quai Conti réaffirme ainsi le sens de sa silhouette romaine… Quelle trinité cela eût fait ! Du discours que Lacordaire prononça au sujet de l’auteur de De la démocratie en Amérique, en janvier 1860, Brigitte Krulic a raison de retenir les phrases suivantes. Elles disent tout, sur le ton d’un Chateaubriand, lointain parent de l’écrivain politique et du ministre de la IIe République, et, comme lui, accoucheur d’un monde où l’aristocratie ne pourrait plus être que de cœur et d’esprit : « Tocqueville cherchait dans ce qui était vivant le successeur de ce qui était mort, et l’illusion d’une immutabilité chevaleresque ne pouvait lui cacher le devoir de semer dans le sillon qui restait ouvert. Il eût aimé les serments qui ne s’oublient jamais ; il aimait mieux l’action qui espère toujours, ne sauvât-elle qu’une fois. » Ce petit homme bouillonnant, très porté sur les femmes, les idées et les voyages, d’une rare fermeté au moment du coup d’État du futur Napoléon III, n’est pas encore à sa place. Sans doute son scepticisme, proche de celui de Baudelaire, en fait-il un moderne du doute. Le combat qu’il aura mené, livres et ministères, tient en une équation impopulaire : l’héritage de 1789 contre l’esprit révolutionnaire. A cheval sur deux mondes, comme son périple américain en dessine la carte et le symbole, Tocqueville pense la modernité comme une évolution et un mal nécessaires. On comprend aussi qu’il ait été, tout ensemble, comme Chassériau, son génial portraitiste, partisan de la colonisation algérienne et son critique le plus acerbe. Le livre de Brigitte Krulic, nerveux et précis, sert son sujet à la perfection (Brigitte Krulic, Tocqueville, Folio Biographies, Gallimard, 9,20€). SG