FOREVER NOW

Elle nous enterrera tous, cette peinture qu’on dit morte. Peu importe son âge, elle ne cesse de nous surprendre, et de se surprendre. Chaque jour en apporte la preuve. Tel pinceau oublié, tel inconnu réévalué, tel nom nouveau, notre œil est fait pour ces rencontres-là. La peinture continue. Et tant pis pour les prophètes de malheur qui croient ses jours comptés. Tous les 10 ou 15 ans depuis 1929, année de sa fondation, le MoMA dresse un bilan de santé de la peinture contemporaine, principalement américaine. On aimerait que nos institutions en fissent autant… Se pourrait-il qu’elles craignissent le diagnostic? C’est pourtant lorsque les critères d’évaluation se relâchent, contaminés par la bulle financière du marché et un milieu peu soucieux d’orthodoxie, qu’il devient impératif d’y voir net.

Du reste, le dernier inventaire de nos amis new-yorkais n’a pas suscité de commentaires en France. Son long titre en dit l’ambition, qui se réfère au débat actuel sur le présentisme et ses effets tous azimuts, The Forever Now: Contemporary Painting in an Atemporal World. Nous vivons, on le sait, le temps court de l’éphémère, sans horizon autre que la consommation/consumation instantanée de tout, événement, information, mémoire et ce qu’on appelle encore l’art. La minute, la seconde est devenue notre éternel, le passé un étal de biens disponibles, le langage un outil déraciné, la création un ovni venu de «some other space or time», pour le dire comme Oscar Murillo, l’un des artistes les plus intéressants parmi ceux qu’avait réunis Laura Hoptman au MoMA durant l’hiver 2014-2015. Partant du constat que la peinture s’est elle aussi adaptée à ce que Forever Now  nomme justement «la condition culturelle post-internet», la commissaire y confrontait une quinzaine de peintres, tous Américains à peu d’exceptions près. Absente ici, la France ne l’est pas moins du parcours historique du MoMa en ses ultimes salles, plus généreuses (avec raison) envers la peinture allemande des années 1970-1980. Le Picasso de la guerre froide (et encore), Dubuffet et le premier Martial Raysse sont les seuls à avoir droit de cité dès que le visiteur sort de la guerre de 39-45. Mais là n’est pas la question aujourd’hui. Forever now se penche donc sérieusement sur le cas de peintres, femmes (nombreuses) et hommes, pour lesquels il n’est plus nécessaire de s’inscrire dans une filiation formelle ou idéologique univoque, de suivre une ligne et d’aspirer à quelque cohérence que ce soit. À cette volonté de rester inassignable et inqualifiable se reconnaît une pratique plus déculpabilisée que la fronde postmoderne des années 1980, puisque même la tradition moderne (et notamment l’abstraction), loin de rester honnie et ostracisée, retrouve une valeur d’usage dans notre monde désenclavé.

Recyclage, sampling, remix, décalage plus que décodage, brouillage, ce sont autant de voies empruntées par des artistes qui sont les premiers à avouer leur rapport multiple (étoilé, dirait Barthes) au réel et aux images, l’un et les autres ayant tendance à se confondre plus que jamais. L’atemporalité du titre s’explique ainsi par le refus d’un temps et d’un espace mental unidimensionnel, il renvoie à la «super-hybridité» de la jeune expression plastique, issue qu’elle est désormais d’une culture aussi additive qu’addictive, où l’aléatoire de l’Ipod et du smartphone s’est substitué à la logique des cerveaux humains. Toute possibilité d’un style hégémonique, qu’aurait pu incarner un Jeff Koons, est balayée par le zapping généralisé, le zombisme carnassier et l’adhérence positive des artistes à la situation présente. Nulle ironie ou presque, nulle nostalgie, en tous cas. À propos d’une de ses récentes natures mortes, Amy Sillman s’exclamait surprise: «Oh wow ! I made a Picasso!» De même, Richard Aldrich peut avouer avec un léger sourire: «Sometimes it works like a Franz Kline and sometimes it looks like a Kanye West song.» Faut-il admettre sans broncher que notre monde, fût-il déterminé par la simultanéité de l’information et le relativisme culturel, ne puisse faire place à autre chose qu’à d’immenses toiles transformées en collusions stylistiques ou, pire,  en buvards assoiffés?  licence intégrale est souvent la mère du néant. Certes, The Forever Now n’entendait pas hisser ses artistes sur le même rang, ni nous assurer de leur durée. Le meilleur y côtoyait l’éclectisme cool des écoles d’art rattrapées, en Europe comme aux États-Unis, par le «village global». Un constat y sautait aux yeux pourtant, et il rassure un peu. Résistant à l’heureuse anomie du moment, les «maîtres à penser» de la nouvelle peinture se nomment Picasso, De Kooning, Martin Kippenberger, Sigmar Polke et, plus inattendu, Philip Guston (1913-1980). Ce denier nom fera cependant plaisir à tous ceux qui assistent ou travaillent, depuis une vingtaine d’années, à sa pleine réévaluation. De manière subtile, italienne, pour tout dire, Peter Miller y aura contribué avec une belle constance et autant d’intelligence. L’exposition Philip Guston: Roma, en 2011, c’était lui. Un colloque, à la suite, avait exploré les italianismes et les italianités du grand Américain, qui n’aura pas attendu son coming out de 1970 (sa rupture sanglante, autrement dit, avec l’expressionnisme abstrait et la gentry de la critique new-yorkaise) pour se colleter à l’héritage des artistes de son panthéon. Ses fameux Conspirateurs de 1930 dérivent, en partie, de la célèbre Visitation du Pontormo! La chose est établie par les actes du colloque, ils s’intéressent aussi à ce qui préparait le retour de Guston au figuratif et au loufoque satirique. En effet, bien avant qu’elle ne se mette au diapason de Pollock et De Kooning, sa peinture respirait d’autres sources, de Goya à Ensor, de Beckmann à Guernica, et visait d’autres cibles. On a longtemps préféré oublier le tropisme italien du premier Guston, l’œil bien ouvert sur De Chirico et les vieux maîtres (Giotto, Masaccio), passions toscanes que partageait Rothko. Après l’épisode houleux de la galerie Marlborough et la levée de boucliers qu’elle suscita en octobre 1970, Guston pouvait écrire à Tom Hess: «I’ve been going all over Italy, Sicily, looking and thinking.» Penser et respirer… Penser en respirant, tout est là.

301_maxi_384632015_07_Autre revenant de poids, Bertholet Flémal (1614-1675), le Liégeois a commencé à sortir de sa relégation feutrée dans les années 1960 et le regretté Jacques Thuillier fut pour beaucoup dans cette manière d’exhumation. C’est lui qui réattribua le superbe Sacrifice d’Iphigénie du Louvre avant que les archives ne parlent et ne rappellent que le jeune Flamand s’était taillé une rapide réputation dans le Paris de Louis XIII et de la Régence. Deux des chantiers les plus significatifs d’alors, le cabinet de l’amour de l’hôtel Lambert et la coupole de l’église Saint-Joseph-des-Carmes, une des rares coupoles plafonnantes de la capitale, ont reçu son coup de griffe, viril et fougueux. Flémal, à la fin des années 1620, s’était formé auprès de Gérard Douffet, autre artiste à poigne, riche d’un long séjour italien et du choc caravagesque (ah! L’Arrestation du Christ de Boston). L’émule ne put résister, bien sûr, à l’appel su Sud. D’autant plus que Liège, loin de cultiver le rubénisme d’Anvers et de Bruxelles, brûle pour Paris et Rome. Parvenu à ses fins vers 1638, Flémal refuse d’épouser le poussinisme comme une prison sévère, voire exclusive. Cette durable légende ne résiste pas à la minutieuse enquête de Pierre-Yves Kairis (l’homme qui a identifié, perdue dans une église des environs de Bruxelles, la Mort de la Vierge du génie des Andelys). Pour mieux faire mentir ses aînés, qui jugeaient «froid» et académique ce Flémal si peu rubénien dans les années 1950, l’auteur nous rend un peintre autrement tempétueux, un peintre qui a regardé Testa, Mola et Rosa à Rome, poussa jusqu’à Naples et s’électrisait à ses propres audaces, drame ou scène érotique. Sa Mort de Pyrrhus d’une furie sanguinaire peu banale, n’aura pas d’équivalents avant David et ses élèves les plus noirs. Au registre du leste, sans parler des bacchanales, citons l’étonnant Hommage à Priape, récemment identifié en 1989 dans les collections moscovites, ce vivier sans fond… On comprend que Pierre-Yves Kairis ait préféré situer son héros dans le sillage de Gossaert et de ces flamands rompus aux compositions musclées, aux distorsions volontaires et d’éclat trouble. «Voulant trop en faire, il accumule et ne choisit pas», écrit Alain Mérot tout en reconnaissant que son Héliodore chassé du temple annonce le théâtre de la cruauté d’Artaud. Flémal serait-il notre contemporain sans les accrocs de son supposé classicisme? Stéphane Guégan

*Laura Hoptman, The Forever Now: Contemporary Painting in An Atemporal World, MoMA Publications / Thames and Hudson, 50$

*Peter Benson Miller (éd.), Go Figure New Perspectives on Guston, New York Review of Books / American Academy in Rome, 48$

*Pierre-Yves Kairis, Bertholet Flémal 1614-1675, préface d’Alain Mérot, Arthena, 79€

VIVE LES DICOS !

url
Soutine, Maternité, 1942. Coll. part.

Notre vision de l’art du premier XXe est encore lestée de lourds aprioris et de terribles oublis. Michel Charzat, dont la biographie de Derain est très attendue, le vérifiait, il y a peu,  dans son excellent Jeune peinture française 1910-1940 (Hazan, 2010). Même constat si l’on se tourne vers le dictionnaire que consacre Nadine Nieszawer aux artistes juifs de l’école de Paris, actifs donc entre la révolution fauve de 1905 et les débuts de la si mal nommée drôle de guerre… Nous les avons oubliés, pour beaucoup, ces hommes et ces femmes que recense son précieux volume. L’une des raisons de l’amnésie, Claude Lanzmann la rappelle en préface, ce fut la disparition de près de 40% d’entre eux, entre 1941 et 1944, à la suite de leur déportation. La mort va vite, disaient les romantiques, et la mémoire n’est pas moins prompte à se déliter. En dehors de Modigliani, Chagall, Lipchitz, Zadkine, Pascin, Kisling ou Marcoussis, un amateur respectable peine aujourd’hui à citer d’autres noms. Sait-on qui étaient ce Kikoïne et ce Kremègne, restés en France sous l’Occupation et épargnés par la shoah, sans lesquels pourtant le génie de Soutine, leur ami, se comprend moins?

url-1Il est des figures plus effacées encore parmi les 178 que retient ce dictionnaire du réveil. On pourrait même y ajouter quelques ombres perdues tant les limites de l’École de Paris sont floues. Si les notices varient en longueur et en acuité, sujettes qu’elles sont à l’état de la recherche, l’introduction aurait pu être plus nourrie. Les travaux de Jean-Louis Andral, Sophie Krebs, Romy Golan, Dominique Jarrassé et Yves Chevrefils Desbiolles nous ont rendus plus exigeants qu’à l’époque où le sujet restait prisonnier d’une détestable nostalgie, comme tout ce qui touchait aux «Montparnos» de l’entre-deux-guerres. Baptisée par Roger Allard, et non par André Warnod, à rebours de ce que laisse entendre Nadide Nieszawer, l’école de Paris se trouve rattrapée, dès 1923-1925, par les tensions dont elle n’est qu’en partie responsable. Critiques et artistes se déchirent alors sur l’existence d’un art proprement juif, idée défendue alors par les milieux israélites les plus réceptifs à la cause sioniste. Ils ne craignent pas d’invoquer la vérité de la race contre ceux qui en doutent. Kisling, refusant leur définition ethnique de l’art, partageait également les grandes réserves d’Adolphe Basler, Vauxcelles (né Louis Mayer) et Waldemar George, juifs comme lui, à l’égard des excès de cette Ecole de Paris et de ses prétentions à incarner à soi seule l’art français.

1415009760La ligne de partage passe donc à l’intérieur de la communauté israélite et donne du grain à moudre à ceux qui dénoncent déjà «l’art juif», tel Fritz René Vanderpyl, cette école «envahissante» qui ne serait que laideur, saleté, obscénité et «matière anti-française». Le futur auteur de L’Art sans patrie (Mercure de France, 1942) laisse déjà entendre combien les secousses de 1923-1925 vont peser sur les clivages de l’Occupation et les rendre beaucoup plus complexes qu’on ne le dit généralement par manichéisme. Le Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969, né de la patience scrupuleuse de Claude Schvalberg et d’une cinquantaine de spécialistes, évoque quelques-uns des acteurs du débat. Alors que le judaïsme combatif de Gustave Kahn est bien analysé, il n’est pas fait mention des sarcasmes de Basler au sujet de «l’esprit exalté des nationalistes juifs». La notice relative à l’étonnant Waldemar George, au contraire, souligne avec justesse le paradoxe apparent de ce juif polonais qui chanta à la fois la judéité tragique de «l’instinctif» Soutine et (un temps) les vertus du fascisme italien. Au sujet de la presse de la collaboration, qui n’a pas été occultée ou caricaturée, on peut regretter que Rebatet n’ait pas sa place là où Jean-Marc Campagne et  Camille Mauclair (parfaite notice de Pierre Vaisse) ont la leur. Ce ne sont évidemment que d’infimes réserves, cet admirable instrument de travail est appelé à durer et nourrir plusieurs générations d’étudiants en histoire de l’art et en littérature. Longtemps la profession de critique, en effet, a été servie par nos meilleures plumes et l’ambition de faire coller les mots à l’image. La période couverte ici, entre le symbolisme et la fin du ministère Malraux, de Féneon et Apollinaire à  Georges Limbour  et  Jean Paulhan, ne déroge pas à cet ancien mariage de la plume et du pinceau. Ces années, par ailleurs, ont vu les meilleurs peintres, Matisse et Picabia comme Masson et Dubuffet, défendre directement leurs positions et leurs passions. Rien de cela n’échappe au dictionnaire de Schvalberg qui abonde en données bibliographiques et en annexes plus utiles les unes que les autres. Sa richesse inépuisable va jusqu’à introduire une information très poussée sur les galeries, l’édition d’art et même les principales collections à travers lesquelles se diffusa bien plus que les éternelles interrogations sur la modernité et ses disputes. Stéphane Guégan

*Nadine Nieszawer (dir.), Artistes juifs de l’école de Paris 1905-1939, Somogy-Editions d’art, 49€

*Claude Schvalberg, Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969, préface de Jean-Paul Bouillon, Presses Universitaires de Rennes, 39€

*Sabrina Dubbeld (dir.), Juana Muller (1911-1952). Destin d’une femme sculpteur, Somogy, 29€

url-2Très dynamique sous l’Occupation, à Lyon comme à Paris, le groupe Témoignage plaidait l’alliance de l’art moderne et d’une spiritualité renouvelée, reconquise sur le matérialisme moderne, et appelait à la revalorisation des vertus de l’artisanat traditionnel, seul rempart au quotidien déshumanisé. S’il n’était né en 1936, nos censeurs actuels y dénonceraient illico la main agissante de Vichy… On sait, ou plutôt on admet mieux aujourd’hui les liens qui unissent le Front populaire à certains aspects du programme de la révolution nationale. Aucune raison, du reste, ne permet de dire que les artistes de ce collectif encore peu connu partageaient les mêmes options politiques : Jean Bertholle, auquel le musée de Dijon a rendu un bel hommage récemment, Gleizes, les sculpteurs Etienne-Martin et Stahly exposaient donc aux côtés de Jean Le Moal, personnalité intéressante, homme de gauche, resté fidèle à lui-même après avoir rejoint La Jeune France au lendemain de la débâcle. Son épouse, Juana Muller, n’était qu’un nom, elle redevient une artiste à part entière grâce à la présente publication. Cette jolie Chilienne, débarquée en France peu de temps avant l’Exposition de 1937, fut tour à tour la disciple de Zadkine et de Brancusi qui la chérirent tous deux. Mais il serait peu courtois et malvenu de la réduire à cette double tutelle. Son rare corpus respire le goût des matières douces à la main, pierre et bois, et des formes massives, élémentaires, investies, drôles parfois, mais toujours « fermes sur leurs bases », disait Henri-Pierre Roché. Une belle redécouverte. SG

À Debord toute !

Le sport favori des romantiques de 1830 consistait à vitupérer contre le bourgeois, la vie étroite, les filles inaccessibles et le règne de la marchandise. La publicité avait déjà envahi les journaux et le monde du spectacle attirait à lui la société en son entier, riches et pauvres. De temps en temps, ces derniers protestaient contre leur condition, dressaient des barricades et se faisaient tuer. Il y avait même quelques poètes et quelques peintres pour faire le coup de feu à leurs côtés. Rien donc n’empêche de penser que le romantisme et ses cénacles frondeurs furent le moule des séditions bourgeoises, qui vinrent après lui, jusqu’aux virulences du surréalisme et des situationnistes. Chaque génération a droit à son chahut. C’est, au fond, très sain, vaguement efficace en politique et parfois plus riche en dividendes artistiques. Concernant Debord et sa bande, peu nombreuse, à bien compter, les vrais créateurs n’étaient pas légion. Les films du maître, s’ils annoncent la vogue encore très actuelle du détournement et confirment une fascination bien naturelle pour les pin-up, témoignent surtout d’un goût très sûr en matière cinéphilique. Nicholas Ray et Les Enfants du Paradis renvoyaient à un culte déjà bien établi. Le petit livre noir qu’Actes Sud consacre au sujet vaut surtout par les sources visuelles de Debord qu’il documente avec soin.

Se mettre en devoir de déniaiser le commun des mortels, de l’arracher au spectaculaire généralisé dont il est devenu la victime insoucieuse, le protéger du poulet aux hormones comme du sourire de Mao, justifiait-il qu’on substituât «au bonheur de la consommation […] le désastre et l’insatisfaction» ? Pas sûr… L’art de déplaire, semble-t-il, plaisait à Debord. Il en datait l’acmé en 1952. Or cette date, si elle vibre d’un éclat particulier dans la biographie de notre grincheux incurable, a valeur d’époque. Plus qu’aux déterminismes familiaux, plus qu’à sa croisade contre un «milieu asservi aux contraintes sociales de représentation», Debord nous semble surtout obéir au climat effervescent de l’après-guerre, qui fait le lit d’un renouveau dadaïste et de l’abstraction lyrique dans les arts plastiques. Or, comme y insistent l’exposition de la BNF et son catalogue, l’auteur de La Société du spectacle était lié au monde des galeries, d’une rive l’autre, par inclination et alliance. En 1952, un homme résumait pour lui la nouvelle peinture, c’était Michel Tapié, petit neveu de Toulouse-Lautrec, complice de Dubuffet et de Georges Mathieu, introducteur de Pollock en France. Le seul vrai créateur qui ait côtoyé Debord, nul hasard, ce fut Asger Jorn, un des sauvages barbouilleurs du groupe Cobra. Certes il en fallait plus pour détruire le vieux monde, qui ne déteste pas qu’on lui tire les oreilles de temps en temps. Laissons aux derniers debordiens le ridicule de leur nihilisme inutile et penchons-nous, à la BNF, sur les archives du maître, entrées à grands frais dans les collections nationales. On n’a pas fini d’en éplucher les trésors de toutes sortes et les éclairages cruciaux qu’ils jettent sur les belles années qui enveloppèrent mai 68 et sa révolution des cœurs. Stéphane Guégan

*Fabien Danesi, Fabrice Flahutez et Emmanuel Guy, La Fabrique du cinéma de Guy Debord, Actes Sud, 29€.

*Laurence Le Bras et Emmanuel Guy (dir.), Guy Debord. Un art de la guerre, BNF/Gallimard, 39€.

Jus de framboise

 

Il est des artistes dont la vie semble écraser l’œuvre et, pire, la justifier. À première vue, Marie Laurencin correspond parfaitement à ces peintres qui relèvent de la chronique du premier XXe siècle, plus que des incontournables de l’art moderne. À Paris, Londres, Berlin ou New York, il est devenu normal d’en sourire, de mépriser en passant. La cartographie des admirateurs de Laurencin, de fait, confirme sa situation excentrée. Seul le Japon, où un musée lui est pieusement dédié, la tient pour importante et maintient à bon niveau le prix de ses tableaux. Sa légende aussi. C’est pourtant le pire service qu’on puisse rendre à cette femme qui, rêveuse en peinture, aborda plus franchement les relations humaines malgré sa féroce myopie, et vécut sa sexualité en se fichant de la rumeur publique. Taire les ombres et les écarts d’une existence aussi pleine, par abus des convenances biographiques, serait donc priver Marie Laurencin de ses charmes les plus sûrs. Le livre de Bertrand Meyer-Stabley ne ferme guère les yeux sur ses erreurs de parcours et les limites de l’œuvre. La plume de cet écrivain aussi alerte que prolixe, issu de la presse féminine de la grande époque, possède la vivacité un rien espiègle de ses sujets de prédilection. On ne se refait pas.

Peintre à succès dès les années 1910, collectionnant les hommes célèbres et les femmes libres en Bilitis bisexuelle, un beau mariage vite avorté, une traversée plutôt œcuménique de l’Occupation allemande, elle offrait de quoi inspirer un tableau vif des mœurs artistiques et littéraires d’un demi-siècle qui en a vu de toutes les couleurs. Si ses tableaux décollent rarement, on ne s’ennuie jamais avec elle. Marie Laurencin réservait sa mélancolie aux jeunes filles qui peuplent sa peinture de leur langoureuse tristesse. Son vague à l’âme, elle le soignait en peignant ou en lisant ses auteurs préférés dans un silence absolu. C’est qu’elle possédait une oreille formée au meilleur de la littérature avant de se lier au plus grand poète français de son temps… Les origines familiales sont plus que modestes. Le grand-père, un forgeron en sabots, a tout de même poussé sa fille vers Paris. C’est là que la mère de Marie, couturière, rencontra son père, petit fonctionnaire. Leur enfant, née en 1883, l’année de la mort de Manet, n’est pas bien jolie et joue longtemps les muettes, à en croire Jouhandeau. Ses lectures prouvent que ce silence inquiétant cachait une riche personnalité : Lewis Carroll, Andersen et Nerval voisinent avec les petites filles, secrètement cruelles, de la comtesse de Ségur. Plus tard Marie illustrera les sœurs Brontë, Poe, Maeterlinck.

Le lycée Lamartine, qu’elle intègre, lui ouvre d’autres horizons, que ses visites du Louvre peuplent des frêles beautés de Botticelli. La petite fille manquait d’éclat avec ses traits brouillés, son grand nez, son corps osseux et ses cheveux crépus. Elle se dira « d’une laideur sans merci », ce qui ne rend guère justice à ce charme un peu enfantin, un peu incertain, qu’elle exercera très tôt avec aplomb. L’adolescente sera ensuite placée à Sèvres et formée, comme Renoir avant elle, à la peinture sur porcelaine. L’académie Humbert, où elle croisera Braque, marque un tournant en 1903. On se frotte en bande aux nouvelles esthétiques qui font crier la presse et le public des différentes expositions alternatives de la capitale, des Indépendants au Salon d’Automne. Ses eaux-fortes pour les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs, d’un saphisme élégant, indiquent  une direction stylistique et des penchants sexuels qui seront loin d’être exclusifs. Henri-Pierre Roché, qui fait sa connaissance en 1906 pourra le vérifier à son profit. Sa façon de la décrire n’est que caresses : « Elle avait toute sa fierté dans sa lèvre inférieure, sa moue vibrante et dédaigneuse. »

Ou encore, le 26 mars 1906, sur une page de carnet : « Sa robe moule un corps d’une coulée de chair nerveuse. […] Elle est directe, franche, fait la gamine, parle cru, mélange hardiesse et naïveté, très jeune fille, vierge. » Avec Franz Hessel, c’est déjà le ménage à trois de Jules et Jim. Au printemps 1907, premier envoi aux Indépendants, ces Fleurs dans un vase feront partie de la collection Paul Guillaume. Dans la foulée, elle fait successivement connaissance de Picasso et d’Apollinaire, le premier aurait poussé Marie dans les bras du second. Coup de foudre et coup de chance pour la poésie : leur romance, rupture comprise, court à travers Alcools et Calligrammes. Bref, le critique d’art, très volage, est amoureux. Le 1er mai 1908, à propos du Salon des Indépendants : « Je ne trouve pas les mots pour bien définir la grâce toute française de Mlle Marie Laurencin. […] La personnalité de Mlle Laurencin vibre dans l’allégresse. La pureté est son domaine, elle y évolue librement. » Bien qu’elle mette un peu Fernande Olivier sur les nerfs,  la « bande à Picasso » et le Bateau-Lavoir deviennent ses ports d’attache. Au  centre, Apollinaire, qu’elle appelle Wilhelm. C’est qu’il est le poète par excellence, plus fort qu’André Salmon ou Max Jacob. Entre 1910 et 1912, ils font équipe au gré de l’aventure cubiste, dont Laurencin forme à elle seule la branche rococo. Apollinaire se plaît aux rondeurs serpentines de cette peinture qui préfère la magie à la géométrie. Le mystère à l’austère.

En mars 1912, à l’occasion de l’exposition qu’elle partage avec Delaunay galerie Barbazanges, Apollinaire la rapproche de Watteau, de Fragonard comme de Seurat. Vauxcelles parle plutôt « d’un méli-mélo de réminiscences florentines, de coloris vaguement cézanniens, et je ne sais quelle naïve perversité montmartroise […]. » Suscitant le pour et le contre, la jeune femme est lancée. Après sa rupture avec Wilhelm, et sans renoncer aux passades de ses amours féminines, elle épouse Otto Christian Heinrich von Wätjen. Né en 1881, dans une bonne famille de la noblesse allemande, ce peintre amateur, peut-être bisexuel, s’unit à Marie le 22 juin 1914… Bad timing. L’attentat de Sarajevo et la guerre en Europe jettent sur les routes d’Espagne « les papillons idylliques » (Roché). Il y a du beau monde à Madrid et Barcelone, des faux pistoleros comme Diego Rivera et des vrais planqués comme Picabia, réformé, comme son ami Duchamp. Laurencin publie même dans 391, la revue vaguement dada de ce dernier… Elle sera de retour à Paris en mars 1919. Peut-on vivre ailleurs ? La liberté de cette affranchie s’y est réfugiée à jamais.

Alors que son divorce se dessine et se prépare, sa carrière prend un virage. Mars 1921, Paul Rosenberg lui ouvre la galerie de la rue La Boétie, où il défend une modernité BCBG, façon Picasso nouvelle manière ou Braque pompéien. Débutent les années folles dont Marie sera l’une des reines. Son royaume est bien d’ici et sa cour ne compte que du beau monde, Cocteau, Poulenc, Marcel Herrand, Morand, Giraudoux, Élise et Marcel Jouhandeau, la baronne Gourgaud, Étienne de Beaumont ou Coco Chanel. Époque du Bœuf sur le toit et de la musique déwagnérisée. Le ballet des Biches en 1924 est l’Hernani de la modernité Café Society. Saphisme chic, musique de Poulenc, livret de Cocteau, décors et costumes vaporeux de Laurencin. On est loin d’avoir encore pris en grippe sa palette pastel, dont les noirs rejouent Goya et Manet en mineur, et ces jeunes filles tendrement décolletées… L’atelier ne désemplit pas, les commandes de portrait non plus. Le magazine Vu, en 1931, décerne à Colette, Anna de Noailles et Laurencin le prix des trois femmes les plus célèbres de France. Le krach de Wall Street n’a guère affecté sa production de fleurs, végétales et humaines. Au point qu’Aragon, en 1935, faisant mousser « la beauté révolutionnaire » d’Heartfield, interpelle l’insouciante : « vos petites filles modèles, Marie Laurencin, sont nées dans un monde où le canon tonne ». Et de la ranger dans le même sac que Dalí, Van Dongen, les compotiers de Braque et les « rabbins bouclés » de Chagall.

Cette dernière allusion ne manque pas de sel si l’on songe à l’attitude de Laurencin sous l’Occupation. Comme son grand ami Jouhandeau, elle a la fibre germanique, culturellement parlant, et s’adapte à la situation mieux que d’autres. Elle donnera quelques illustrations à Comoedia, hebdomadaire plus éclectique que la presse fasciste. Léautaud, qui la croise alors chez Florence Gould, n’y va pas par quatre chemins dans son journal intime : « Elle est très pro-allemande et antisémite ». La mondanité des beaux quartiers n’entend pas diminuer son train de vie et bouder ces Allemands bien élevés et si peu bégueules en art ou en amour, Heller, Abetz… Ernst Jünger lui rend visite, chez elle, le 13 novembre 1943.  L’officier compare le logis cosy « à une maison de poupée, ou à ces jardins des bonnes fées dans les contes. La couleur dominante est celle qu’elle préfère, un vert frais mêlé d’un peu de rose. » Sans doute faut-il ne pas trop noircir cette sociabilité ouverte et rappeler que la xénophobie d’alors rejoignait rarement le délire nazi et que, complice ou pas des lois raciales, elle était prête à faire bien des exceptions. Paulhan, eût-il le cœur moins large, l’aurait-il fréquentée si elle avait versé dans une collaboration à la Rebatet ? Il se laissera portraiturer par elle !

On n’en était pas moins conscients des limites, à tous égards, du personnage : « Il faut aimer Marie comme elle est, avec ses travers, écrit Jouhandeau à Paulhan. Sans eux, où serait le pittoresque du personnage ? Il nous écœurerait. » Évidemment, Laurencin s’irritait qu’on lui préférât Braque et Fautrier, pour ne pas parler de Dubuffet. Car sa carrière reste très réactive et profite d’un marché de l’art en plein essor. En décembre 1943, elle montre des tableaux à Londres, aux Leicester Galleries. Trois mois plus tard, exposition à la galerie Sagot, que Jouhandeau a vue à la veille du débarquement ! Laurencin y montre son stock habituel de toiles acidulées où le souvenir du Douanier Rousseau croise la mélancolie des musiciennes de Corot. À la libération, il était normal qu’on lui demandât des comptes, fruit empoisonné de ses relations suspectes. Le 8 septembre, elle est conduite à Drancy, où tant de juifs avaient transité… Elle partage sa cellule avec deux femmes, dont la seconde épouse de Ramon Fernandez. Aucune charge sérieuse n’étant retenue contre elle, on la libère neuf jours plus tard. Commence alors la dernière vie, de Marie, moins brillante, mais toujours riche d’intrigues. Jouhandeau change de ton : une « chipie », une « garce ». Après la mort du peintre, le 8 juin 1956, Paulhan proposera toutefois à Marcel de réunir quelques-unes de ses lettres et de les introduire. Belle fidélité.

Stéphane Guégan

Bertrand Meyer-Stabley, Marie Laurencin, Pygmalion, 22,90 €.

Parce que ces années furent celles d’Apollinaire et de Laurencin, on mentionnera la parution du tome XII des Cahiers de Paul Valéry. Ce sont des haïkus de l’aube, des impromptus du petit matin, des exercices spirituels, hors de toute religion, sinon celle du beau. Raison pour laquelle les deux individus les plus nommés sont des tyrans de la pensée active, Napoléon et Mallarmé. Comme ce dernier, son maître ultime, Valéry pense le travail poétique sur le mode de la peinture, qu’il connaît bien. Julie Manet, mentionnée, c’est la famille… L’oncle de la jeune femme, le grand Édouard, aurait pu dire ce que Valéry écrit pour lui : « Car d’un objet vrai, la peinture peut donner une impression plus forte, plus isolée que l’objet même ne l’a jamais fait. » Mais la poésie, même à chercher à faire image et à reproduire le choc de l’instant, doit rester plus près de la parole et de son flux. D’où, par exemple, cette incise sur la prose de Gautier, souple comme une causerie, quand Flaubert fixe les mots en mosaïque. Du grand art, à chaque page. Une sincérité aussi qui lui fait alterner le banal (les pensées sur la mort) et l’imprévisible.

Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, tome XII, édition établie par Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering, préface de Jean-Luc Nancy, Gallimard, 25 €.