D.E.L.P.H.I.N.E.

D comme… Féminisant et métamorphosant Tartuffe en 1853, Delphine de Girardin (1804-1855) n’annexe pas le chef-d’œuvre de Molière au sectarisme, souvent puritain, de certaines féministes de son temps, et du nôtre. La dénonciation du sexisme systémique eût insulté sa connaissance du monde et sa conception du théâtre. Elles se rejoignent précisément dans ce tableau des mœurs contemporaines où son pinceau superbe, coloré et drôle, moliéresque, s’abstient de « corriger la société ». Rire et faire rire de celles et ceux qui font profession de vertu suffit à sa tâche. Le mal et le bien, comme le soulignait déjà la Delphine de Germaine de Staël en 1802, ne sont pas de chimie pure, ils n’en gouvernement pas moins nos destinées, variant selon les individus, les circonstances, capables de renversements spectaculaires dès que le don de soi, c’est-à-dire la vraie charité, vous révèle à vous-même et dissout l’hypocrisie ambiante. En apparence, Madame de Blossac agit en fonction de ce que lui dicte un cœur sans limites ; en vérité, cette sainte, enlaidie et prude par ruse, cache une intrigante prête à tout pour conquérir une position que son sexe et son peu de fortune rendent moins accessible. Delphine de Girardin, pour se méfier des suffragettes, n’ignore pas les difficultés inhérentes à la condition féminine. Son coup de génie est de ne pas y enfermer les femmes de sa pièce, autrement énergiques que les hommes, et de ne pas excuser la faute de son héroïne par la force des entraves sociales. L’autre originalité de Lady Tartuffe, si irrésistible envers le cant trompeur des élites et des philanthropes d’occasion, tient à sa chute hugolienne, le contraire même des comédies à thèses. Du reste, la sienne s’élève au tragique, comme Rachel, pour qui le rôle fut écrit, l’a magnifiquement traduit sur les planches. L’amour vrai peut prendre tous les masques et « l’attrait de l’abîme » tenter les êtres les plus corsetés. Eminent connaisseur de la scène romantique, du texte aux acteurs, de la création à sa réception, Sylvain Ledda signe l’excellente édition d’un ouvrage que Gautier couvrit d’éloges et qui connut le succès. Digne d’être comparée à Dumas, Musset et même à Balzac, Lady Tartuffe, reprise aujourd’hui, désennuierait bien des salles parisiennes, agrippées au nouveau cant comme au graal.

E comme… L’Eros féminin n’est pas absent de la littérature masculine, qui reconnaît bien volontiers sa singularité et la difficulté de la percer. La passion, le désir, la jouissance et la frustration, avant d’ondoyer au flux des genres, ont une réalité biologique. Il est naturel que l’écriture en possède une également, et il est ainsi légitime de parler d’écriture féminine en matière amoureuse. Les 1500 pages de cette anthologie rose, doublement rose même, rayonnent de cette vérité aujourd’hui attaquée de toute part. Le paradoxe est qu’elle le soit souvent au nom de la libération des femmes. Romain Enriquez et Camille Koskas, d’un pas décidé, foulent donc un terrain dangereux. Ne les soupçonnons pas d’avoir plié devant la vulgate, et concédé à l’air du temps une partie de leur sommaire bien réglé, notamment son ultime moment, dévolu aux « regards militants sur l’Eros », autant dire à la guerre des sexes et aux violences masculines. Car nos ébats et nos débats sont bien lestés d’une indéniable continuité historique. Christine de Pizan, au début du XVe siècle, s’emporte contre les étreintes forcées et même ce que notre époque nomme « la culture du viol », généralisant à l’extrême et oubliant ce qui sépare les jeux de l’amour des crimes odieux. La brutalité masculine, objet de maintes gloses puisque sujette à variantes, n’est qu’un des nombreux thèmes du volume, ouvert à tous les sentiments et toutes les pratiques, soucieux des minutes heureuses et des transports douloureux, accueillant à la pudeur et à l’impudeur, à l’humour comme au silence des mots, conscient enfin de l’évolution des comportements. Aucune frontière n’a freiné nos deux compilateurs et fins analystes. Certaines, les géographiques, s’évanouissaient d’elles-mêmes, l’ailleurs et l’autre étant les meilleurs alliés de Cupidon ; d’autres craintes, d’autres liens, tel celui du charnel au sacré, traversent ce massif de textes souvent peu connus. C’est le dernier compliment qu’il faut lui adresser. George Sand, Marie d’Agoult, Judith Gautier, Rachilde, Renée Vivien et Colette l’unique y siègent de droit. On est surtout heureux de faire la connaissance des « oubliées dont l’œuvre est parfois rééditée ici pour la première fois », Félicité de Choiseul-Meuse, « autrice » peu rousseauiste de Julie ou J’ai sauvé ma rose (1807), ou Faty, SM anonyme, à laquelle on doit des Mémoires d’une fouetteuse restés sans lendemain. La préface nous apprend qu’Annie Ernaux n’a pas souhaité figurer dans cette anthologie où l’on regrette davantage l’absence de Marie Nimier, qui sait être crue et joueuse, joyeuse, chose rare.

L comme Longhi… Après avoir été son modèle dominant, la peinture est devenue la mauvaise conscience du cinéma au temps de sa majorité. Et l’invention du parlant n’aura fait qu’aggraver la dépendance coupable de la photographie animée et sonore aux poésies immobiles et muettes. Elève de Roberto Longhi au crépuscule du fascisme italien, un fascisme dont on préfère oublier aujourd’hui qu’il était loin de partager l’anti-modernisme des nazis, Pasolini n’a jamais coupé avec la peinture, ni accepté la séparation entre les anciens et les modernes. Elle n’avait, d’ailleurs, aucun sens pour Longhi, que Piero della Francesca a retenu autant que Courbet et Manet. Et les derniers films du disciple, à partir de Théorème (1968) et du tournant figuratif qu’il marque, se signalent par l’irruption de Francis Bacon et même, au cœur de Salo (1975), de Sironi et du futurisme. Dans l’une des innombrables scènes de cette allégorie pesante de l’ère mussolinienne, un tableau de Giacommo Balla appelle le regard du spectateur, Pessimismo e Ottimismo. La toile de 1923, contemporaine des tout débuts du Duce, dégage son sujet, éternel et circonstanciel, d’une simple opposition de couleurs (le noir et le bleu) et de formes (tranchantes ou caressantes). Pasolini montre, il ne démontre pas, importe la subtilité de la peinture au cœur d’un médium réputé plus assertif. Il était tentant d’arracher ses films aux salles obscures et d’en tirer le matériau d’une exposition riche des sources qu’il cite jusqu’à l’ivresse d’une saturation boccacienne. Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, furieusement iconophiles, ne s’en sont pas privés. L’une des plus hautes séquences de l’art italien, qui s’étend de Giotto au Caravage, en passant par Masaccio, Vinci, Michel-Ange, Bronzino et Pontormo, a durablement hanté Pasolini et provoqué une folie citationnelle très picassienne. La composante érotique de ce mimétisme saute aux yeux tant elle fait vaciller l’écran et rappelle que le cinéaste, ex-marxiste repenti, a vécu son art et sa sexualité en catholique, heureux d’affronter symboliquement le mal dans sa chair et sur pellicule, afin d’en dénoncer les avatars historiques, l’existence sans Dieu, le technicisme éhonté, le retour inlassable des guerres.

P comme... La langue des Fleurs du Mal et une certaine pratique du sonnet remontent à Ronsard, dont le nom évoque désormais une manière de sentir (les émotions) et de sertir (les mots). Il est aussi devenu synonyme d’un moment poétique soumis aux aléas du temps. La renaissance de la Renaissance date du romantisme. En 1828, le fameux Tableau historique de Sainte-Beuve, citant A Vénus de Du Bellay, résume les causes de la résurrection dont il se fait l’agent et que la génération suivante allait rendre définitive : « On y est frappé, entre autres mérites, de la libre allure, et en quelque sorte de la fluidité courante de la phrase poétique, qui se déroule et serpente sans effort à travers les sinuosités de la rime. » Les poètes de La Pléiade, ce groupe à géométrie variable, sont-ils sortis des habitudes de lecture au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ? Ils firent sur Hugo, Musset, Gautier ou Banville l’impression d’une source fraîche, trop longtemps écartée des salles de classe, en raison de leurs licences de forme et de fond. Même l’histoire de la censure confortait les cadets dans l’admiration des poètes d’Henri II. Le Livret de folastries de 1553, où sont impliqués Ronsard, Muret, Baïf et Jodelle, se pare d’une bien discrète feuille de vigne, deux lignes du grand Catulle : si le poète peut choisir d’être chaste, ses vers n’y sont en rien tenus, disaient-ils en substance. On brûla l’ouvrage délictueux, qui s’était déjà diffusé. En 1862, sa réédition subit le même sort pour ainsi dire, la condamnation des Fleurs du Mal était toute proche. L’inspiration de La Pléiade, si tant est que ce générique ait un sens, ne se réduit pas aux plaisirs vénusiens, loin s’en faut. Mais une nouvelle liberté de mœurs trouve là matière à mignardise et anacréontisme, exaltations et regrets, quand l’heure n’est plus à folâtrer. Le volume qu’a conçu Mireille Huchon, aubaine des lecteurs affranchis, florilège dont chaque notice rend plus savant, satisfait d’autres attentes : le règne d’Henri II (1547-1559), dont la salle de bal de Fontainebleau nous rappelle les magnificences, voit s’affirmer une politique de la langue qui vient de François Ier et aboutit à Richelieu. Tout un pan du présent recueil en découle, les poèmes de circonstance, bien sûr, et les traités de poétique, certes horaciens ou cicéroniens, qui plaident et servent, par leur beauté propre, un élargissement de l’idiome national. Cette embellie du lexique ne tient pas du mythe. Avant Baudelaire et ses vocables empruntés à la peinture ou aux chiffonniers, Ronsard et les siens agirent de même avec le grec, le latin, l’italien, l’espagnol et les termes techniques de leur temps. De vrais modernes.

H comme… Héliogabale est à l’imaginaire du premier XXe siècle ce que Néron fut aux représentations du précédent, le bouquet superlatif des crimes dont l’humanité se rend capable, un monstre à partir duquel penser le politique et l’homme vacille. Porté sur le trône à 14 ans, assassiné en 222, au terme d’un règne bref qu’on pensait aussi illégitime qu’indigne, il illustrait le concept pascalien de tyrannie, soit la force sans la justice. Le réexamen de ses méfaits est tout récent. Quand Jean Genet se saisit du sujet, l’historiographie dérive du passif accablant des sources anciennes. On sait aussi qu’il a été très impressionné par le livre qu’Artaud avait consacré à l’empereur dé(ver)gondé. Quoi de plus tentant pour un néophyte ? Au printemps 1942, Genet, 32 ans, se mue en écrivain sous les fers. C’est sa huitième incarcération et, en cas de récidive, le bagne l’engloutira, lui et ses amours masculines, lui et ses rêves de poésie. Car ce petit voleur, pas toujours adroit, pas toujours droit non plus, a des lettres et, tout de même, une conscience. Poésie, roman et théâtre, il les embrasse tous avec une fulgurance de style difficile à contrôler. En amoureux des classiques, il retient pourtant le lyrisme qui bouillonne en lui et que réclame l’époque de l’Occupation. « Boileau hystérique », disait-on de Baudelaire au soir de carrière. Au début de la sienne, Genet serait plutôt un « Racine dépravé ». Héliogabale, pièce que l’on pensait perdue et dont l’exhumation fait « événement », comme l’écrivent François Rouget et Jonathan Littell, c’est un peu Britannicus réécrit par Rimbaud, Verlaine, ou Léon Bloy. Sur l’empereur deux fois déchu, abandonné aux égouts après avoir été égorgé dans les latrines de son palais, Genet ne projette pas uniquement ses lectures et son désir d’écrire un drame antique (qu’il voulait confier à Jean Marais). Si la folie du pouvoir illimité y apparaît dans sa nudité tragicomique, le (faux) fils de Caracalla personnifie surtout une déviance sexuelle, un appétit de vie et une fascination de l’abject que la duplicité des mots permet d’exalter ou de transfigurer en feignant de les condamner. Si cette farce ubuesque avait eu droit aux planches sous la botte, elle eût effacé ses apparents semblables, de Sartre à Camus, en passant par Anouilh. Le boulevard se frotte à la toge, la verve populaire au grand verbe. La grâce à laquelle Héliogabale aspire entre deux turpitudes, deux boutades assassines, ou deux auto-humiliations, n’aura pas le temps de l’atteindre. Genet pourtant le fait mourir en romain (le glaive de son amant) et en chrétien : « Tu n’es plus qu’une couronne d’épines », lui dit Aéginus, avant de le frapper.

I comme Italie… Tempérament de feu et marchand proactif, Léonce Rosenberg n’a besoin que de quelques mois, entre mars 1928 et juin 1929, pour métamorphoser son nouvel appartement en vitrine de l’art moderne. Quelques noms, certes, manquent à l’appel, Bonnard et Matisse, qui appartiennent à Bernheim-Jeune, Braque, qui l’a molesté lors des ventes Kahnweiler, ou encore Picasso qui s’est éloigné et lui préfère son frère Paul, après l’avoir portraituré, vêtu de son uniforme, et lui avoir vendu L’Arlequin grinçant du MoMA, le tout en 1915. Deux ans plus tard, la figure sandwich du manager français de Parade, roi de la réclame, serait une charge de Léonce, à suivre la suggestion suggestive de Juliette Pozzo. Que voit-on, dès lors, sur les murs du 75 rue de Longchamp, immeuble des beaux quartiers, peu préparé à recevoir l’armada d’un galeriste œcuménique. En effet, sa passion du cubisme ne l’a pas détourné du surréalisme narratif, voire sucré, et des réinventeurs de la grande peinture, De Chirico et Picabia, las des culs-de-sac de l’avant-garde. A moins d’être aveugle, le visiteur du musée Picasso, où l’ensemble a été reconstitué et remis en espace avec soin et panache, plébiscite immédiatement nos deux renégats. A leur contact, Léger, Metzinger et Herbin semblent d’une terrible sagesse, Jean Viollier et Max Ernst d’un onirisme inoffensif. L’alternance de temps forts et de temps faibles, d’où l’exposition tire aussi sa nervosité, se conforme à la stratégie commerciale de Rosenberg et à son sens de la décoration intérieure, de même que le mobilier Restauration ou monarchie de Juillet. Le hall d’entrée remplit son besoin d’ostentation avec les gladiateurs mi-héroïques, mi-ironiques, de De Chirico ; la chambre de l’épouse de Léonce se remplit elle des transparences érotiques de Picabia, salées ici et là de détails insistants. Rosenberg a les idées larges et l’intérêt qu’il porte au régime mussolinien d’avant l’Axe, à l’instar de son ami Waldemar-George, juif comme lui, mériterait d’être plus finement analysé qu’il n’est d’usage aujourd’hui.

N comme… Les confidences, Marie Nimier ne se contente pas de les susciter, elle aime les provoquer, en manière de réparation. Il y a quelques années, en Tunisie déjà, lors d’une signature de librairie, une femme s’approche et l’invite à la revoir le lendemain, autour d’un couscous au fenouil. Elle veut lui parler de son frère, de « mon frère et moi ». Mais l’auteur de La Reine du silence, pressentant des aveux « trop lourds à porter », recule et monte, soulagée et coupable, dans l’avion du retour. Les années passent, les régimes politiques changent, le mouvement de libération des femmes s’intensifie dans l’ancien protectorat français, la question religieuse devient plus saillante… Les langues ne demanderaient-elles pas à se délier, de nouveau, à l’ombre de l’anonymat ? Le souvenir de la femme éconduite, du couscous manqué, a creusé entretemps son sillon. Que faire sinon retourner en Tunisie et recueillir les histoires des « gens sans histoires », au café, par internet ou par l’entremise, comme chez Marivaux, de « petits billets » ? Point de dialogues, juste des monologues. Marie Nimier se méfie des interrogatoires, dirigés en sous-main, les sondages de notre fallacieuse époque l’ont vaccinée. Le résultat est magique, simplicité des destins racontés en confiance, fermeté de la langue qui refuse aussi bien la neutralité clinique que la surchauffe sentimentale. Les propos recueillis, quand le rire du confident ne libère pas l’atmosphère, auraient pourtant de quoi ébranler la distance que s’impose Marie Nimier. Chaque confession forme un chapitre, en fixe la durée, le ton, le degré d’intimisme, le risque encouru. Le courage qu’il faut à ces femmes et ces hommes s’ajoute à leurs motivations de parler, et de parler de tout, l’emprise du social, le poids de la famille et des traditions, la sexualité dans ses formes diverses, conquérantes, clandestines, malheureuses, farfelues ou tristement mécaniques chez les plus jeunes, condamnées à réserver leurs fantasmes aux écrans d’ordinateur. Le lecteur referme le livre de Marie Nimier plus riche de couleurs, de senteurs, d’autres relations au corps, du sourire de cet enfant oublié dans un orphelinat, qui sait que pleurer est inutile, et de ce jeune homme, malade du sida, à qui l’on vient d’apprendre qu’il ne saurait contaminer sa famille, et qui se redresse à l’appel de la vie retrouvée.

E comme écriture… Gautier disait qu’on voyage pour voyager. Partant, on écrit pour écrire, pour mettre sa vie en récit et en musique. Le Chant des livres, titre rimbaldien du dernier Gérard Guégan, doit s’entendre dans les deux sens, l’écrivain et le lecteur sont liés par l’écoute, une sorte de pacte qui doit rester mystérieux, un dialogue que le texte appelle sans l’épuiser, une invitation frappée d’inconnu. Même quand on croit se parler, on parle aux autres, des autres. « En effet, on écrit pour écrire, me répond Guégan. Du moins, le croit-on. Car c’est moins certain qu’il n’y paraît. On voyage aussi dans l’espoir d’une nouvelle aventure. En tout cas, c’est ainsi que j’aurai vécu. » Guégan, de surcroît, aura fait beaucoup écrire, l’éditeur et le lecteur qu’il fut et reste l’exigent… Le Marseille des années 1950-1960 prête son décor canaille aux premiers chapitres du Chant des livres et aux souvenirs, les bons et les mauvais, qui toquent à la fenêtre : le PCF et ses oukases esthétiques, le cinéma américain et ses dissidences secrètes, les écrivains célèbres qui fascinent et bientôt aspirent le fils de la Bretagne soularde et de l’Arménie meurtrie. A Manosque, Giono roulait ses beaux yeux de pâtre libertin ; à Paris, vite rejointe, Paulhan paraît plus fréquentable qu’Aragon. Mai 68 décime, au moins, les menteurs « en bande organisée ». Puis le temps du Sagittaire, moins porté à l’idéologie, succède à Champ libre. Deux Jean-Pierre, Enard et Martinet, souffle court mais grand style, laissent la faucheuse les accrocher trop tôt à son tableau de chasse. Au lieu de les pleurer, Guégan les ressuscite fortement, c’est moins morbide, et plus utile aux nouvelles générations. Certaines rencontres se moquent du temps révolu avec un air de jeunesse délectable, Charles Bukowski auquel GG a converti Sollers, Michel Mohrt le magnifique, aussi breton que son cher Kerouac, ou Florence Delay, « la Jeanne d’Arc de Bresson » et l’écrivaine pétillante, autant de rencontres narrées sans rubato. Les détails qui disent l’essentiel sont serrés, et la nostalgie, qu’on lui pardonnerait, bridée. Les « années mortes » valent tous les « Fleuves impassibles ».  Stéphane Guégan

*Delphine de Girardin, Lady Tartuffe, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 8,50€. Si ce n’est fait, les fous du théâtre à gilet rouge doivent absolument se procurer le grand livre de l’auteur, Des feux dans l’ombre. La représentation de la mort sur la scène romantique (1827-1835), Honoré Champion, 2009. Sachez aussi que Ledda prépare une biographie de Delphine de Girardin, heureuse perspective. / Romain Enriquez et Camille Koskas, Ecrits érotiques de femmes. Une nouvelle histoire du désir. De Marie de France à Virginie Despentes, Bouquins, 34€ / Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, Pasolini en clair-obscur, MNMN / Flammarion, 39€. L’exposition se voit au musée national de Monaco jusqu’au 29 septembre 2024 / La Pléiade. Poésie, poétique, édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 69€ / Jean Genet, Héliogabale, édition établie et présentée par François Rouget, Gallimard, 15€. Autre prose brûlante, brûlante de passions comprimées ou libérées, mais aussi d’incendies criminels et de xénophobie délirante, Mademoiselle, écrit pour le cinéma, reparaît. Effroi garanti et émois de toutes natures (Gallimard, L’Imaginaire, 7,50€). Ce scenario impossible, cet antiroman rustique, nous ramène à la question que Lady Tartuffe inspirait à Gautier. Peut-on faire d’un personnage (très largement) odieux le héros ou l’héroïne d’un drame ou d’un roman ? La réponse est oui, évidemment. C’est aussi celle que Balzac fit à George Sand. Et Genet à tous ses détracteurs. Mentionnons enfin la passionnante analyse que Jonathan Littell consacre à Héliogabale dans La Nouvelle Revue française, laquelle connaît une nouvelle renaissance (n°657, printemps 2024, 20€) et se donne une nouvelle ligne éditoriale sous le direction d’Olivia Gesbert. Le dossier voué à l’écriture de la guerre fait une place justifiée à Albert Thibaudet. Benjamin Crémieux, grande plume de la maison, aurait pu être appelé à la barre, lui qui sut si bien parler de Drieu et de La Comédie de Charleroi, qu’il faut ajouter à la petite bibliothèque idéale qui clôt cette livraison du renouveau/ Giovanni Casini et Juliette Pozzo (sous la dir.), Dans l’appartement de Léonce Rosenberg, Flammarion / Musée Picasso, 39,90€. L’exposition s’y voit jusqu’au 19 mai. Courez-y vite ! / Marie Nimier, Confidences tunisiennes, Gallimard, 20,50€. / Gérard Guégan, Le Chant des livres, Grasset, 16€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

Nous rendrons compte bientôt de la nouvelle édition des Œuvres compètes de Baudelaire, sous la direction d’André Guyaux et d’Andrea Schellino, à paraître ce même jour, dans la Bibliothèque de La Pléiade.

L’UOMO NUOVO ?

Bien que peu osent l’admettre, notre vision de Mussolini et de son parcours serait bien différente si, comme ce fut un temps sa ferme intention, il avait stoppé Hitler dans son impérialisme irrépressible, raciste et vite délirant. Mais l’alliance que le Duce entendait précipiter autour de ce dessein, à partir de 1935, ne se fit pas, et elle échoua malgré la bonne volonté des Français, Laval compris, au départ. A lire le nouveau livre de Maurizio Serra, qui substitue à la biographie classique une fine exploration des profondeurs et des contradictions du personnage et de son régime, ce sont ces mêmes Français auxquels revient, en grande partie, l’échec diplomatique de la dernière chance. On ne peut pas dire ainsi qu’Alexis Leger, Saint-John Perse en littérature, et Philippe Berthelot, aient fait pencher le quai d’Orsay dans la bonne direction. Pierre Laval lui-même, dès la fin 1935, semble regretter les premiers accords passés avec Rome. Le dernier espoir, en avril 1938, aura le visage et la lucidité d’Édouard Daladier. Celui-ci croit encore possible un rapprochement tactique avec Mussolini, il sait, comme nombre d’intellectuels français, qu’il faut éviter la fusion des fascismes autour de l’astre hitlérien montant. La guerre d’Espagne, sur lequel Serra jette une lumière crue, avait bien mobilisé l’Allemagne et l’Italie contre la Russie soviétique, mais Mussolini n’avait tiré aucun profit durable de ce bourbier inextricable. Les dictateurs s’y étaient déchirés plus qu’unis auprès de Franco. Bref, tout était encore possible au printemps 1938. Mussolini, aussi francophile que son peuple, a longtemps cru que le pays de Napoléon et de Stendhal, – qu’il aimait et traduisait à ses moments perdus -, saurait redresser la tête. Mais les accords de Munich douchent ce secret désir. La funeste politique de l’axe peut s’y substituer ! De la fin 1938 précisément, jusqu’à sa liquidation monstrueuse, le 28 avril 1945, le prophète de l’uomo nuovo semble impuissant à enrayer la fatalité du narcissisme blessé qui l’aveugle. L’une de ses plus terribles erreurs, après s’être rallié à l’abject antisémitisme d’État contre ses intimes convictions, fut d’imposer aux Italiens, le 10 juin 1940, un conflit qu’ils ne voulaient pas. La première guerre mondiale avait laissé de mauvais souvenirs, et l’hostilité anti-tudesque s’était acquise maintes chemises noires. Le jeune Mussolini, issu du socialisme 1900 par son père, du christianisme par sa mère, et longtemps peu belliciste, comprit que la guerre de 1914 achèverait l’unité nationale, à laquelle les armées de Napoléon III avaient beaucoup contribué. Mis au ban des rouges, il connaît alors son baptême du feu, qui aggrave son nietzschéisme, puis détourne le fruit des traités de paix. Fort du concept d’annunzien de la « victoire mutilée », duperie que Serra démonte, Mussolini construit son destin politique, du tournant droitier au césarisme détestable, sur la culture de la violence, devenue révolutionnaire, et sur la fin illusoire du clivage de classes, au profit de l’État tout puissant – autorité et providence incarnées en un seul homme, le podestà lui-même. L’homme que peint Serra avec une aisance toute italienne, et un humour très anglais, est pourtant loin de se confondre avec la caricature du chef ivre de lui-même. C’est le courage de son livre que de saisir les fourvoiements d’une personnalité hors-norme, de n’en pas séparer les aspects sympathiques (ses amours, son végétarisme particulier, son goût significatif de Pirandello, sa puissance de travail) de l’engrenage du pire. Stéphane Guégan

Maurizio Serra, de l’Académie française, Le Mystère Mussolini, Perrin, 25€.

Quant à l’indispensable D’Annunzio le Magnifique (Grasset, 2018) du même auteur, voir ma recension, « Un érotomane de l’action », Revue des deux mondes, mai 2018 (consultable en ligne).

MAIS DORT-IL?

« Ce masque exprimant la volonté d’être dur, on se heurte à lui de quelque côté que l’on se tourne, dans les salles de rédaction, chez le confiseur, chez le perruquier, dans les cabines téléphoniques, chez le marchand de tabac […]. C’est une obsession. C’est à se demander s’il garde cet air-là en dormant. Mais dort-il ? Cesse-t-il, pendant de courts moments, d’être un demi-dieu porté par un destinée violente. »

Maurice Bedel, Fascisme an VII, Gallimard, 1929, p. 9-10.

COLD WAR ?

De la fascination que Drieu exerça sur François Mauriac (1885-1969), son aîné de presque dix ans, les preuves abondent, diverses, passionnées et donc contradictoires. Cet attrait multiple, qui ne fut pas sans retour, résista à tout ce qui les séparait, socialement, politiquement et sexuellement. Est-ce le mystère d’un tel miracle, pour parler comme nos deux catholiques, qui gêne celles et ceux que ce rapprochement a occupés ou préoccupés (1) ? Commençons par les faits, si chers à Drieu : Mauriac a  beaucoup écrit sur son cadet, sur lui, pour lui et contre lui. En comparaison, les héritiers putatifs du feu follet des lettres françaises, nos Hussards, ont préféré la concision extrême, se contentant le plus souvent d’un salut amical au-dessus de la mort héroïque, propre, du grand frère disparu. Le silence des orphelins possède sa beauté, ils n’en sortent qu’avec pudeur. Ainsi le Nimier de 1949, résumant ce que fut la littérature de l’entre-deux-guerres, déclasse-t-il sans hésiter le surréalisme, rival institué du sartrisme, au profit du « romantisme des années 1930 ». A sa tête, il place « l’accent fiévreux » de Drieu et lui associe Céline et Bernanos, mais aussi Malraux, mais encore Mauriac, ne l’oublions pas… Chez Nimier, l’écrivain peut faiblir, faillir, le lecteur ne se trompe jamais. Mauriac, pareillement, a lu et très bien lu Drieu, dès le début des années 1920, alors que le jeune écrivain fréquente le milieu Dada, la faune du Bœuf sur le toit et la NRF. Son cadet lui apparaît dans l’éclat rimbaldien des poètes que la guerre de 14 a brisés et révélés du même élan. Le nietzschéisme d’Interrogation (1917) et d’Etat-civil (1921) aurait pu l’en détourner, il ne suffit pas à désarmer Mauriac, quoique de longue date hostile à l’exaltation de la violence et de la force salvatrices. Au contraire, la folle jeunesse de l’après-guerre, ces survivants en surchauffe, suscite autant sa compassion, sa curiosité qu’elle le tente, et active les désirs d’une homosexualité qui n’ose se vivre, se dire, et que Drieu a tôt devinée. Nous mesurons mieux aujourd’hui le vif intérêt que Mauriac et son ami Jacques-Emile Blanche portent alors à Jacques Rigaut, dadaïste sans œuvre et bisexuel suicidaire, que Drieu a sauvé de la mort fin 1920, avant de multiplier les tombeaux littéraires et les chants funéraires, La Valise vide préfigurant la fin tragique de son modèle, Le Feu follet la consacrant et la désacralisant tout à la fois (2). Mauriac, plutôt révolté par la nouvelle de 1923, fut de ceux, rares si l’on en juge par le mutisme de la NRF, que secoua le roman de 1931 : Le Feu follet a confirmé Drieu, sa vigueur neuve, ironique, comme son «rôle de témoin», note lucidement Mauriac dans Les Nouvelles littéraires d’août 1932. Avant qu’il ne soutienne ainsi ce « portrait magistral d’un des enfants perdus que nous n’avons pas été dignes de sauver », l’auteur de Thérèse Desqueyroux a plébiscité le Blèche de Drieu (1928), roman analogue aux siens en ce qu’ils creusent l’écart entre « la sexualité des personnages et leur religion ». Mauriac tenta de faire obtenir un prix littéraire à cette satire de l’imposture bourgeoise et des sacrifices trompés, récompense qui eût consacré sa proximité avec Drieu à la veille des grandes turbulences.

L’affaire éthiopienne et la guerre d’Espagne, en 1935-36, sont facteurs de clivage. De Mauriac avec lui-même : celui qui avait milité avec Le Sillon, à vingt ans, s’est rapproché de l’antiparlementarisme de droite au temps de l’affaire Stavisky et des remous du 6 février 1934. De Mauriac avec Drieu, qui cherche du côté du néo-socialisme à poigne : l’éloignement s’aggrave après juin 1940, et le choix de la collaboration où s’engage Drieu selon des modalités et une attitude qu’on aime à simplifier ou à caricaturer. Mauriac, qui fut longtemps barrésien, n’afficha guère de sympathie pour le Front Populaire, se rangea parmi les Munichois avant de se déclarer un temps maréchaliste, avait beaucoup aimé Gilles. La lettre qu’il adresse à Drieu en janvier 1940 n’hésite pas à parler d’un livre « essentiel, vraiment chargé d’un terrible poids de souffrance et d’erreur ». C’est aussi par son érotisme cru, roboratif, œcuménique, que Gilles est « grand », « beau », générationnel. Le point d’achoppement, ce sera donc ce socialisme fasciste où Drieu, greffier des couleurs instables d’une époque mouvante, joue sa vie après juin 40, non sans comprendre très vite que le cours des choses trahira ses espoirs de révolution européenne. La critique actuelle reproche à Drieu d’avoir agi et parlé en guerrier lors des polémiques de l’Occupation, oubliant que ses adversaires en faisaient autant et que le niveau de tolérance, d’une zone à l’autre, était assez élevé. On sait que Drieu n’épargne pas  Mauriac dans La Gerbe du 10 juillet 1941, alors qu’a débuté l’invasion allemande de la Russie, il l’accuse de faire, comme en 1936 par anti-franquisme, le jeu des communistes, sous couvert d’indiquer aux catholiques le bon chemin. En usant du double entendre, Mauriac venait de donner un article en ce sens à L’Hebdomadaire du Temps nouveau, revue d’inspiration chrétienne et crypto-gaulliste qui succédait à Temps présent : « Vous avez rompu le silence, écrit-il à Mauriac, le 15 juillet 1941, je ne puis le garder. » Par courrier privé, Mauriac fit savoir à Drieu ce qu’il pensait de cette attaque qu’il jugeait inique, il n’estima pas toutefois utile de se brouiller avec le polémiste endiablé, contrairement à ce que certains historiens laissent entendre afin d’incriminer chaque parole prononcée par Drieu sous la botte. En février précédent, Mauriac avait dîné chez son ami Ramon Fernandez, en compagnie de l’auteur de Gilles, et noté leur commune peur des représailles « en cas de défaite ». Les menaces d’assassinat sont pourtant loin d’avoir abattu les deux hommes de la NRF… Tout en regrettant la ligne que Drieu avait donnée à la revue depuis décembre 1940, Mauriac n’a pas condamné la relance de la prestigieuse vitrine du génie français, opérée sous l’œil de l’occupant. N’envisagea-t-il pas, quelque temps encore, de contribuer à la revue de Gallimard, pourvu que son directeur en transformât la teneur, la mît au-dessus ou en dehors de la politique ? Ce qui le refroidit, en revanche, ce fut la recension que Drieu y signa de La Pharisienne en septembre 1941, terrible par ses réserves quant à l’écrivain cette fois, et cruel quant à la noirceur jugulée de ce roman trop plein de son narrateur et trop sage au regard de ceux de Dostoïevski, leur commune admiration. Plus dures sont les conclusions de Notes pour comprendre le siècle (Gallimard, 1941) dont les astres en matière d’écriture catholique sont Rimbaud, Huysmans, Léon Bloy, Péguy, Claudel et Bernanos… Au printemps 1942, alors que Paulhan entendait prendre le contrôle de la NRF par un effet de billard à trois bandes, il crut possible de faire entrer Mauriac dans un nouveau comité de rédaction. Mais Drieu refusa net et laissa dériver encore le vaisseau amiral jusqu’au début 1943. Les ponts étaient alors coupés avec l’auteur du Cahier noir (3), ils se reverront pourtant aux funérailles parisiennes de Ramon Fernandez, le 5 août 1944, moins d’une semaine avant que Drieu ne tente de mettre fin à ses jours. Se parlèrent-ils ? C’est plus surement la mort de Drieu, le 15 mars 1945, qui pousse le dialogue à renaître. Mauriac, le 20, dans Le Figaro, se garde bien de hurler avec les loups de L’Humanité et de Front national. S’il juge durement les choix politiques de Drieu, il dit « l’amère pitié » que lui inspire la fin de « bête traquée » du combattant de 14, « ce garçon français qui s’est durant quatre ans battu pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardannelles ». Mauriac n’en avait pas fini avec « Drieu, le beau, le prestigieux Drieu des années mortes (4). » Stéphane Guégan

(1) L’excellent Dictionnaire François Mauriac (sous la direction de Caroline Casseville et Jean Touzot, Honoré Champion Editeur, 2019, 150€) consacre l’une de ses notices les plus fournies à Drieu la Rochelle. Claude Lesbats y fait son miel des similarités de départ : milieu bourgeois, père disparu ou nié, collèges marianistes (erreur : mariste, dans le cas de Drieu), expérience écrasante de la guerre de 14… Il pointe les convergences des années folles, mais sacrifie banalement à la vulgate sartrienne (la haine de soi) ou à la thèse de l’homosexualité refoulée, cause supposée chez Drieu de son donjuanisme et de sa conversion au fascisme (lequel se voit presque réduit au culte de la force virile). Julien Hervier  (Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours, Gallimard, 2018) a déconstruit le mythe de l’inversion rentrée et donc sa valeur heuristique. Il eût plutôt fallu souligner la séduction physique que Drieu exerçait, sciemment parfois, sur les hommes de son entourage, autant que son libéralisme en matière de libido. Quant à son évolution politique et son attitude réelle sous l’Occupation, notamment l’aide qu’il apporta à Paulhan ou Colette Jéramec (sa première épouse, Juive de très bonne famille, qu’il sauva en avril 1943 de Drancy, et qui tenta de l’arracher en 1944-1945 aux Fouquier-Tinville de l’heure), il fait mentir les généralités du genre : « Chez Drieu la vision politique conditionne l’éthique individuelle, chez Mauriac la morale individuelle, fondée sur la foi, engendre l’engagement politique. » On ne saurait ignorer, par ailleurs, l’ancrage des choix de Drieu, en septembre 1940, dans les aspirations néo-socialistes, anti-capitalistes, anti-modernes, qu’il embrasse au cours de l’entre-deux-guerres (comme l’écrivait Pierre Andreu en 1958, « Drieu croyait à quelque chose »). La notice de Claude Lesbats minimise l’enthousiasme de Mauriac pour BlècheLe Feu follet et Gilles, glose trop peu les articles que Mauriac a rédigés sur Drieu et, plus encore, ceux de Drieu sur Mauriac. Par exemple, sa magnifique contribution à La Revue du siècle, en juillet-août 1933 (« Signification sociale »), attribue à l’auteur du Désert de l’amour le terrible bilan de santé d’une bourgeoisie provinciale aux désirs aigres et nauséeux, au catholicisme rance. Il nous manque aussi, au-delà des travaux de Jean-Baptiste Bruneau, une évaluation complète des hommages réconciliateurs que Mauriac a rendus à Drieu après 1945. De manière dispersée, mais cohérente (notices Brasillach, Chardonne, Paulhan, né en 1884, et non 1886), le Dictionnaire Mauriac rappelle comment ce dernier, après avoir fait partie du Comité national des écrivains téléguidé par les communistes, s’en fit le pourfendeur véhément et irrésistible. Les notices consacrées à l’Occupation et à Temps présent ne condensent pas la richesse des recherches de Jean Touzot sur le Mauriac d’alors. Ces réserves faites, cet ouvrage de 1200 pages force l’admiration à bien des égards /// (2) Voir Jean-Luc Bitton, Jacques Rigaut. Le suicidé magnifique, Gallimard, 2019, et ma recension dans La Revue des deux mondes, « Tu éjaculais le néant », février 2020 /// Au sujet du Cahier noir, voir mon blog du 27 novembre 2016 /// Pour citer Claude Mauriac et l’une des superbes pages du Temps immobile.

Verbatim (de saison)

« Drieu est celui qui, dans une épidémie, est frappée plus complètement, plus définitivement que les autres – celui qu’il ne faut pas quitter d’une semelle si l’on veut comprendre. » (Ramon Fernandez, « Plainte contre inconnu par Pierre Drieu la Rochelle », N. R. F., janvier 1925)

« Je dis homme de droite en parlant de Drieu. Je sais que l’expression n’est pas exacte. Drieu était plutôt au centre, non pas au centre politique, mais au centre nerveux, au centre magnétique des attractions et des tentations d’une génération. Il ressentait très fort tous les courants, tous les passages de force d’une époque. » (François Mauriac, « Présence de Drieu la Rochelle », Défense de l’Occident, février-mars 1958)

Le mélodrame dans Cold War de Pawel Pawlikowski / Valentine Guégan

Cold War, réalisé en 2018 par Pawel Pawlikowski, confirme les liens de proximité et de distance que le cinéaste entretient avec le mélodrame. Dès la première scène, lorsqu’on voit un groupe de paysans polonais jouer un air traditionnel au beau milieu de la campagne enneigée, s’amorce l’ambiguïté esthétique qui fait la richesse de l’œuvre : un contexte proprement mélodramatique, musical, populaire; des personnages qui nous prennent à partie en nous regardant droit dans les yeux; une pure chorégraphie musicale (la caméra panote successivement sur chacun des musiciens à mesure qu’ils se relaient dans le chant) sans lien avec la diégèse; mais aussi, en contre-point, la sobriété d’une esthétique du « tableau » méticuleusement composé, une recherche de réalisme acerbe qui rappelle la carrière de documentariste de Pawlikowski. Ultime « anomalie » dans cette scène introductive potentiellement annonciatrice d’un mélodrame, le réalisateur ne la clôt pas sur les musiciens qui, leur numéro fini, s’effaceraient pour laisser place à la fiction; il révèle par un dernier panoramique un enfant au visage marquant la perplexité et l’incompréhension, qui contemple la scène. Extérieure à l’action, cette figure d’incompréhension annonce la non-identification des protagonistes à la « chorégraphie » de l’histoire. Cold War raconte en effet une histoire d’amour impossible entre deux musiciens, Wiktor et Zula, ballotés entre les deux « blocs » est/ouest au temps de la guerre froide. Nouveaux Roméo et Juliette, les personnages tentent de s’aimer des deux côtés d’un monde irréconciliable et leur malheur provient justement de ce qu’aucun lieu ne semble épargné par la bipartition, aucun espace n’est suffisamment neutre pour accueillir le désintéressement amoureux. Ce « manque d’espace » est au cœur du projet esthétique de Pawlikowski qui épouse, par sa mise en scène, l’idée de la passion manquée faute d’espace (ce qui devient en langage scénique: faute de cadre). Partant, le film s’apparente moins à un mélodrame qu’à son envers: il est l’histoire d’un mélodrame impossible car les ingrédients qui s’y rattachent sont dans un même temps résorbés, contenus, frustrés, les sentiments ne semblant pas trouver d’issue mélodramatique – spectaculaire et pathétique – pour s’épancher. 

Cold War se rattache à un certain nombre de topoï mélodramatiques, au premier rang desquels une conception de l’amour absolu, transcendant et assimilable, sous certains aspects, au conte de fée. Le destin semble provoquer leur rencontre, au cours d’une scène où les personnages se « reconnaissent », saisis par l’évidence du coup de foudre: Wiktor, responsable d’une école de musique dont l’objectif est de former une troupe de musiciens folkloriques en l’honneur du parti soviétique, fait passer un casting afin d’en recruter les membres. C’est alors que Zula, l’une des candidates, s’impose à lui en dehors de toute rationalité (ses talents artistiques ne la distinguent pas particulièrement). Il dit d’elle qu’elle a « quelque chose », une grâce inexplicable. L’amour qui se développera entre Wiktor et Zula, de nature transcendante, apparaîtra durant tout le film comme la seule chose échappant au rationalisme (dans un monde où tout geste a une portée politique) mais aussi comme le domaine du « non-lieu » par excellence, résistant au temps et à l’absence (les personnages passent plus de temps séparés qu’ensemble). Cet amour absolu est aussi un amour « u-topique » au sens où aucun lieu ne semble être à même de l’accueillir.  

Car le drame du film réside dans l’incapacité des personnages à choisir un lieu et à s’y ancrer. D’un côté ou de l’autre, le sacrifice semble trop lourd à porter. A l’Est, au sein de la troupe de musique, Viktor ne supporte pas la pression des autorités qui voudraient faire des spectacles une célébration de Staline, mais lorsqu’il s’installe à Paris et que Zula vient le voir, le déracinement et la stigmatisation qu’elle ressent en tant qu’étrangère rendent à Zula la vie infernale. L’espace est bien ce qui constitue, pour reprendre la formule de Jean-Loup Bourget (Le Mélodrame hollywoodien, 1985),  « l’obstacle au bonheur » des personnages. Plus qu’un affrontement, la guerre froide est montrée comme étant un phénomène de politisation et de stigmatisation de l’espace, celui-ci étant sujet à une dichotomie que le film ne laisse pas de signaler. Ainsi les séquences à Paris font apparaître une ville d’émancipation, de licence, de désinvolture tandis que les séquences de spectacles à l’Est qualifient un espace de contrainte, de censure et de réglementation. Paris est montré dans tous les clichés qui lui sont attachés: des amoureux s’embrassant sur les bords de Seine, des cafés, des clubs de jazz où les corps se déchaînent. A l’Est, au contraire, c’est la rigueur, les formes rectilignes, la synchronisation. La musique redouble l’antithèse: à la frénésie créatrice et désordonnée du jazz s’oppose les chants populaires extrêmement ordonnés et mesurés, filmés par Pawlikowski comme une succession de tableaux à la composition figée.

Pour autant, le film ne s’en tient pas à la représentation d’un monde duel et encore moins ne prend le parti d’un côté plutôt qu’un autre. Si Paris métonymise le monde occidental et semble être un espace de liberté, les protagonistes n’y trouvent pas davantage le bonheur qu’à l’Est. Le film évacue ainsi tout manichéisme et finalement rejette la dichotomie car la tragédie de Cold War réside dans le fait que tout lieu est une entrave à la liberté et qu’il n’y a finalement pas d’espace pur. Se distanciant de la nature manichéiste du mélodrame, l’esthétique de Pawlikowski est davantage l’expression d’une quête tragique et sans fin d’absolu, une vaine tentative de sortie de la dialectique du bien et du mal, dans un monde incompatible avec de telles aspirations, où est exclue toute forme de spectaculaire, de pathos et dès lors, de mélodramatique. Pour traiter d’un drame « spatial », le réalisateur élabore une véritable problématique de l’espace dans la composition des plans et dans leur agencement, qui contrebalance sans cesse les accents mélodramatiques que l’on penserait voir s’affirmer. Les deux héros ont en effet rarement un « cadre » à eux-seuls, un espace d’isolement. Les quelques cadres qui leur sont propres sont eux-mêmes le signe d’une privation d’intimité: une scène d’amour dans les toilettes d’un train, une des scènes finales où Zula, ivre morte, s’échoue à ses côtés, une fois encore, dans des toilettes. L’espace des toilettes est l’indice marquant d’un amour réduit à la basse clandestinité et condamné à demeurer en dehors de la normalisation. Quelques autres scènes nous les montrent seuls: les séquences à Paris, une échappée dans une prairie qui a trait, pour un court instant, au lieu archétypal de la romance pastorale. Mais très vite les personnages se disputent, tout comme à Paris, ce qui laisse penser que leur amour, de nature clandestine, s’abîme dans l’intimité, car celle-ci leur révèle la nature illusoire de leur idylle. Aussi les deux héros ne bénéficient-ils pas de « favoritisme » visuel à l’écran, au sens où la caméra leur refuse l’intimité du cadre. 

Ce qui permet au film de poser la question du rapport entre individualité et collectif en Europe de l’Est où tout participe à l’effacement de l’individuation. La mise en scène porte ainsi l’accent, durant les représentations de la troupe (à mesure que celle-ci se plie aux exigences du Parti) sur l’homogénéité des corps et des visages, souriants, unidirectionnels, soumis. Zula y est peu isolée par la caméra et pourtant, le spectateur ne doute pas que son attention est toute entière portée sur Wiktor qui, de l’autre côté, dans le hors-champ du chef d’orchestre, coordonne l’ensemble. Pawlikowski, refusant la commodité d’un découpage qui isolerait Zula et Wiktor du reste et satisferait le spectateur (habitué que nous sommes au cinéma à ce que le découpage différencie le tout du monde insignifiant et les protagonistes singularisés par l’intrigue), s’impose ainsi la même épreuve que celle infligée aux héros: expérimenter la possibilité d’une histoire individuelle, singulière, au sein d’une collectivité qui tend vers l’uniformité et l’abolition de l’intime. Par ailleurs, la sobriété est également de mise dans le jeu des acteurs. L’accent n’est jamais mis sur l’extériorisation des sentiments mais au contraire, sur la contenance et la retenue dont font preuve les personnages jusqu’au bout. Les visages sont souvent impassibles, peu expressifs, mais les regards longs et pénétrants, sans que le réalisateur explicite toujours « l’objet » du regard. Dans la  scène de la petite réception qui succède à la première représentation de la troupe à Varsovie, Wiktor est adossé à un miroir mural avec une collègue, dans un grand angle qui laisse apercevoir la foule derrière eux. En réalité la foule se situe devant eux mais le miroir trompe le regard. Parmi cette foule indifférenciée, floutée à l’arrière-plan, Zula est assise à une table, sans que l’on puisse la discerner précisément. Pendant toute la longueur (assez conséquente) du plan, on ne sait pas si le regard de Wiktor est plongé dans la contemplation d’une chose en particulier ou tout à fait perdu vers l’horizon. Ce n’est qu’à la fin de la scène que la caméra révèle, en contre-champ, Zula en train de lui rendre son regard plein de désir.

Leur complicité est donc comprise rétrospectivement et « intellectuellement », comme c’est souvent le cas dans le film qui privilégie la pudeur, la discrétion et en appelle à la réflexion du spectateur au détriment de la dramatisation et de la mission première du mélodrame: émouvoir. En cela, la caméra répressive de Cold War laisse souvent le spectateur dans la frustration de ce qu’il voudrait voir. Pawlikowski s’en tient à montrer le strict nécessaire à la compréhension, éliminant tout le superflu, notamment dans son refus quasi systématique du champ/contre-champ. Il s’approprie le concept du « montage interdit » bazinien selon lequel le réalisme prend en ampleur et en valeur (au sens métaphysique du terme) sans découpage et sans montage car ainsi le mystère du réel demeure entier et l’intelligence du spectateur sollicitée pour le sonder. Ainsi, au montage qui explicite l’espace et les points de vue des personnages, le réalisateur substitue des longs plans fixes, épousant un unique point de vue, obligeant le spectateur à penser le hors-champ et parfois à douter de ce qui se joue. Le film trompe ainsi nos attentes, nos envies de romantisme justement héritées de la tradition mélodramatique. La caméra s’en tient à une frontière infranchissable ne permettant pas le raccord, laissant les personnages dans leur séparation. Ce choix du non-raccord peut se considérer comme étant la formule esthétique d’un film portant sur la séparation et la frontière. 

Le fait de réduire le découpage à son utilisation la plus restreinte renforce aussi le sentiment d’immobilité produit par le plan long et fixe, sentiment qui semble être à l’origine du désespoir des personnages. La narration rend en effet visible une contradiction: le fait que les personnages, alors même qu’ils traversent une multiplicité de lieux et de décors (le film s’étale sur la période 1949-1959), éprouvent un sentiment permanent de « sur place », sentiment de stagnation qui les suit au fil des années et en dépit de leurs évolutions spatiales. Cette contradiction dément une fois de plus une des caractéristiques du mélodrame évoquée par Françoise Zamour dans Le Mélodrame dans le cinéma contemporain (2016): la tendance à considérer « le récit comme un parcours, une traversée, plus que comme un tableau ». Cold War porte davantage sur l’immobilisme, politique comme amoureux et s’apparente bien à un film-tableau, non à une traversée. Le tragique du film réside davantage dans le statu quo que dans l’évolution des choses et la transformation psychologique des personnages. La représentation de l’espace creuse la dichotomie des lieux, des cultures, des mentalités comme un état du monde enraciné. Rien ne laisse entrevoir une possibilité de changement. La structure cyclique du film, qui s’ouvre comme il se termine (dans une petite chapelle perdue dans la campagne polonaise) ne produit pas l’effet rassurant du retour à l’ordre évoqué par Jean-Loup Bourget au sujet de certains mélodrames. Ici, c’est la noirceur de l’ironie qui triomphe quand on comprend que cette chapelle où les personnages se rendent à la fin du film pour sacraliser leur union est l’endroit où Lech Kaczamrek, le supérieur de Wiktor dans l’école de musique, fervent staliniste, a uriné dans un des premiers plans du film. La construction cyclique, loin d’apaiser le spectateur, approfondie le sentiment désespérant de l’immuabilité de l’histoire (à petite et grande échelle). 

Cette immuabilité est aussi le fait des personnages qui eux-mêmes ne sont pas des combattants, n’aspirent à aucun changement ou du moins, n’agissent pas dans ce sens. Aspirant à la liberté pour elle-même, ils ne la confondent avec aucune idéologie. D’ailleurs Zula épousera Lech, émanation de l’autoritarisme soviétique, et Wiktor lui devra sa sortie de prison à la fin du film, après qu’il a tenté de rentrer en Pologne en passant la frontière clandestinement.  Tout ce à quoi les personnages aspirent, semble-t-il, c’est de changer de côté, inlassablement, pour mieux fuir le constat qu’aucun lieu n’est accordable à leur bonheur. Sur les mots de Zula, « allons de l’autre côté », le film se referme, laissant les personnages sortir du champ pour cadrer fixement leur banc vide. Cet « autre côté », perspective d’avenir toujours renouvelée et destinée à ne jamais donner satisfaction aux personnages, est précisément ce dont nous prive la caméra, dans un ultime refus du contre-champ. Bien plutôt le réalisateur nous invite à scruter le paysage du « côté » délaissé et nous imprégner de son absurde tranquillité. Ambiguïté de fin qui rappelle celle du début et est à l’image d’un film qui se distingue du mélodrame par son pessimisme politique fondamental mais s’y rattache indubitablement par sa croyance en l’absolu de l’amour, en la création artistique et la beauté, qui demeurent une issue, si tragique soit-elle, au prosaïsme. C’est ce que ce cadre final, où il n’est plus question d’hommes mais de nature, une fois les personnages sortis, semble offrir comme espoir à la contemplation du regard. Valentine Guégan