VOILES D’IMPUDEUR

bouchardon-2Bouchardon ou l’antique fait homme, répétaient en chœur ses contemporains les plus avisés ! C’est que le sculpteur, l’un des plus éminents du règne de Louis XV, voua une passion égale à l’art grec et au sexe fort. Après avoir exploré l’intimité de Parmesan, le Louvre nous livre magnifiquement la sienne. On verra, du reste, que le Français n’ignorait rien des turpitudes du maniériste italien. La rétrospective de Guilhem Scherf et de Juliette Trey ne pratique pas le voile de pudeur. Elle s’ouvre sur la copie du Faune Barberini, que Bouchardon exécuta, à Rome, au titre des obligations scolaires de l’Académie de France. Son métier plus gras, plus sensuel, plus moderne et épidermique, transfigure le modèle vénéré et décuple l’impudeur inouïe de sa pose. A l’autre bout d’un parcours qui alterne habilement sculptures et dessins, inséparables leviers d’une perfection jamais desséchante, surgit le très suggestif Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, autour duquel le visiteur est appelé à tourner, comme Bouchardon roda autour de l’adolescent de chair qu’une série de sanguines montre sous toutes les coutures. Or, en 1750, le sourire de ce Cupidon espiègle et ses fesses rebondies, souvenir précis du Parmesan, déplurent, déçurent. L’«antiquité retrouvée », dont Bouchardon était le superbe champion, devait rester sourde aux grâces et aux invites du rocaille dont le janséniste La Font de Saint-Yenne, parmi d’autres, s’érigeait en pourfendeur. A revenir sur cette polémique révélatrice, comme le fait Scherf en détails, l’audace latente de l’œuvre force les silences de la censure morale pour qui sait lire entre les lignes. Le reproche fait à Bouchardon d’avoir dégradé l’image du jeune dieu tenait à deux choses, l’opération mécanique, triviale, de la taille de l’arc, et les volutes hanchées du contrapposto. Au fond, la souplesse érectile de l’Amour, plus explicite que son précédent italien, fait horreur à La Font de Saint-Yenne, et le bras gauche trop uni à la cuisse ne lui semblant d’un « effet heureux ». Dénégation caractérisée… Plutôt que blâmer le souci de réveiller les sens du public, il eût mieux fallu congratuler Bouchardon d’être parvenu à réchauffer le marbre et conjuguer tant de naturel à tant de noblesse. C’est précisément ce à quoi répond l’exposition. Là où l’histoire de l’art cantonnait au rôle d’annonciateur du néoclassicisme spartiate, que préfigurent assurément les bustes du baron Stosch et de ses tendres amis anglais, le Louvre nous révèle un fanatique du baroque romain et un homme pour qui, selon l’adage platonicien de Gautier, le beau est la splendeur du vrai. Adage que Fantin-Latour, le réaliste contraint et souvent contrit, fit sien…

csmbaxrweaao4gzN’opposait-il pas, selon Jacque-Emile Blanche, la saine « tradition » aux « progrès de la folie et de l’orgueil » ? Dès 1879, à mots couverts, deux ténors de la critique lui faisaient grief d’une tiédeur vite venue… Tandis que Huysmans parle du « charme puritain et discret » d’une peinture trop retenue à son goût, Paul de Saint-Victor a ce mot : « Le pinceau de Fantin-Latour ne pourrait-il pas enfin quitter ou éclaircir son long deuil ? » Nous célébrons tous quelque enterrement, notait Baudelaire en 1846, à l’appui de sa définition du moderne et de la beauté paradoxale de l’habit noir… Sans doute Fantin trouvait-il du charme, et du « charme indigène », aux funérailles dont sa peinture est remplie. Son meilleur tableau reste L’Hommage à Delacroix de 1864. La nouvelle vague, avec Manet et Whistler pour phares, s’y rassemble et l’ensemble a une allure folle, une fermeté de facture et de composition, et une densité de pâte qui s’accordent encore à l’audace des tout débuts. Certains autoportraits datent de cette époque, l’un d’entre eux eut même les honneurs du Salon des refusés en 1863 (ce tableau non identifié et non retrouvé, sauf erreur, il me semble l’apercevoir dans la photographie de Fantin, au milieu de son atelier, qui orne le seuil de la rétrospective du Luxembourg). Sans doute Le Toast du Salon de 1865, que Bridget Alsdorf a réhabilité dans un livre décisif, serait-il considéré aujourd’hui comme un des must de la « nouvelle peinture » si son auteur ne l’avait lacéré, de rage, au lendemain d’une exposition dont il fut, avec Olympia, la risée. Pourquoi tant de haine ? Fantin avait choisi de peindre ses amis, Manet et Whistler toujours en tête, trinquant à la Vérité, laquelle n’était autre qu’un beau modèle d’atelier dressée au-dessus des messieurs en frac ou en kimono… Mieux que La Liberté de Delacroix, son Toast fusionnait l’allégorie et la chose vue. Alsdorf a raison d’y voir la marque de L’Atelier de Courbet et du Déjeuner sur l’herbe de Manet, où la femme se hisse au symbole sans cesser d’être un être de chair et de désir. Mais là était le hic. En détruisant l’œuvre dont la presse gaussa l’arrogance de mauvais goût, le neurasthénique Fantin effaçait autant une humiliation que l’aveu d’une frustration sexuelle qui s’avoue ailleurs. Ce que suggèrent ses autoportraits spectraux, la correspondance le confirme. Delacroix, Whistler et Manet agirent sur lui comme un surmoi paralysant. Les tributs qu’il aura multipliés au « génie » traduisent assez clairement le doute, que seul le succès final de sa peinture de « fantaisie » soulagera un peu. Ces rêveries vénitiennes enveloppent leurs étreintes possibles dans une atmosphère qui les déréalisent assez pour en faire un objet de fantasme enfin heureux. Que Fantin-Latour ait eu recours à la photographie, et notamment aux nus féminins les plus scabreux et les moins licites, ne fait que confirmer le transfert qui irrigue un univers pictural condamné à biaiser en permanence, pour le meilleur et le pire.

besnard_dosdefemme1889L’amour des femmes, Albert Besnard (1849-1934) n’en fit pas une passion clandestine, presque honteuse, et la remarquable rétrospective du Petit Palais, vraie revanche sur l’oubli, examine cette prédilection avec une franchise stimulante. De tout ce qui peut aujourd’hui nous ramener à lui, son mundus muliebris constitue le meilleur passeport. La preuve que ce soi-disant pompier n’en fut pas un, c’est que le beau sexe étincelle dans sa riche peinture et y allume toutes sortes de choses. Sa verve, tout d’abord. L’indépendance du peintre, style et sujets, joue ainsi en sa faveur. Elle est d’autant plus méritoire que Besnard décida tôt de faire carrière… Comme la plupart des élèves de Cabanel et des futurs Prix de Rome, il acquit vite les moyens et les titres pour accéder aux commandes officielles et, en particulier, aux chantiers de peinture murale, vitrine du pouvoir par excellence. Sous la IIIème République, la décoration monumentale reste un prolongement de la prédication civique. Et c’était très bien ainsi, d’autant que la veine néobaroque ou néo-rocaille de Besnard ne s’épuisera jamais à couvrir les surfaces exigées. Sorbonne, Ecole de pharmacie, mairies d’arrondissement, jusqu’au Petit Palais, rien ne lui fait peur et rien n’entame son sens de l’espace et l’éclat d’une palette imprévisible, orientale avant même de se découvrir orientaliste. Le portrait, de même, lui allait comme un gant. Face au tapage des spécialistes du genre, Carolus-Duran et ses clones, il sait résister à la cacophonie des accessoires et à la virtuosité gratuite. Le modèle n’est jamais sacrifié à son image, qu’il s’agisse de proches d’Henri Rochefort (Besnard est très rad-soc), d’un ancien Communard devenu Ambassadeur de France à Rome, ou de brûlantes créatures dont on ne sait trop à quel monde elles appartiennent. Madame Pillet-Will, qui ébranla le fragile Mauclair en 1901, nous fait vite comprendre pourquoi on l’appelait la panthère…On navigue entre Largillière et Van Dongen. Plus piquante encore, la féline créature qui émerge de Féérie intime, justement qualifiée de baudelairienne en 1902, efface d’un coup les plâtreuses et théâtrales hétaïres de Cabanel. En peinture, il y a une vérité du médium qui ne trompe pas. Or Besnard fut aussi l’un des restaurateurs du pastel rococo, épiderme caressé et vapeur de lumière, de même qu’il se range parmi les poètes de l’eau-forte. Legros avait été son ami, Rops et Whistler ses pères… Le noir, il nous le rappelle, sied aux grands coloristes et aux grands amoureux. Besnard a donc bien mérité de la patrie. Doublement académicien, patron de l’Ecole des beaux-arts, directeur de la villa Médicis, il eut droit aux actualités Pathé-Gaumont et, avant Braque, à des funérailles nationales dans la cour du Louvre, quelques mois après les événements de février 34. Qui dit mieux ? Stéphane Guégan

NM 770*Bouchardon (1698-1762). Une idée du beau, Musée du Louvre, jusqu’au 5 décembre. Du catalogue (Somogy éditions/Louvre éditions, 49€) et du volume que Juliette Trey consacre au millier de dessins de Bouchardon que conserve le Louvre (Mare § Martin/Louvre éditions, 110€), nous reparlerons quand il s’agira de faire le bilan objectif des meilleures réalisations de l’année en matière de livres d’art. Signalons le Solo que Guilhem Scherf consacre à L’Amour controversé de 1750 (Somogy éditions/Louvre éditions, 9,70€) et le brillant essai de Marc Fumaroli, sur qui glisse avantageusement l’opposition scolaire du rocaille et du néoclassicisme (Le comte de Caylus et Edme Bouchardon. Deux réformateurs du goût sous Louis XV, Somogy éditions/Louvre éditions, 7€). On en aura fini après avoir évoqué trop rapidement deux expositions remarquables, visibles au Louvre jusqu’au 16 janvier : tandis que Geste baroque frissonne des outrances sucrées de l’art autrichien des XVIIème et XVIIIème siècles, Un Suédois à Paris regroupe les perles de la collection du comte Carl Gustaf Tessin, diplomate et figure du monde des arts dans les années 1730-1740. Le meilleur du goût français, de Bouchardon à Lemoyne et Oudry, se prit à ses filets experts. Les Boucher en constituent l’acmé. A lui seul, Le Triomphe de Vénus, grand chef-d’œuvre du XVIIIème siècle, justifie ce formidable partenariat avec Stockholm.

fantin_couv_solo-1024**Fantin-Latour. A fleur de peau, Musée du Luxembourg jusqu’au 12 février. Catalogue sous la direction de Laure Dalon (RMN éditions, 35€). Les photographies érotiques, et la façon dont elles documentent la peinture de « fantaisie », en forment la partie la plus neuve. En 2013, Bridget Alsdorf signait la meilleure étude jamais consacrée à Fantin depuis la rétrospective de Douglas Druick et Michel Hoog (1982). Fellow Men : Fantin-Latour and The Problem of the Group in Nineteenth-Century French Painting (Princeton University Press, 45$) place l’idiosyncrasie instable du peintre au cœur de l’étude qu’elle consacre à ses portraits collectifs, dont elle explore chaque tension (mal vécue) et chaque pulsion (mal contenue). De son côté, Frédéric Chaleil a eu la brillante idée de réunir quelques-uns des grands textes inspirés par l’artiste. Ceux de Blanche et, à un moindre titre, de Gustave Kahn sont de purs bijoux, qui mériteraient de retenir davantage les historiens d’art (Fantin-Latour par ses contemporains, Les Editions de Paris, 15€).

sarony_wilde_assis_0***Albert Besnard (1849-1934). Modernités Belle Epoque, Paris, Petit-Palais, jusqu’au 29 janvier 2017. Catalogue sous la direction de Christine Gouzi, Somogy, 39€. Il faut absolument voir, dans ces mêmes murs, l’exposition Oscar Wilde. L’impertinent absolu (jusqu’au 15 janvier) sur laquelle se sont penchées toutes sortes de fées, y compris son petit-fils. L’Irlandais scandaleux passa les dernières années de sa vie à Paris, une manière d’élection, afin d’inverser l’éviction que la prude Albion venait de lui signifier. Sans être condamné à l’exil, Wilde avait préféré se rapprocher du monde libre. Et le Paris de Lautrec, Gide et Henri de Régnier l’accueillit, avec plus ou moins de chaleur, comme l’enfant prodigue, enfin revenu… Grand lecteur des Français, Gautier, Baudelaire et tant d’autres, Wilde se fit d’abord connaître par d’insolents articles sur la peinture, principalement anglaise, qui se voyait à Londres dans les années 1870. On lui pardonnera d’avoir parfois préféré les seconds couteaux du préraphaélisme à Whistler, Tissot et Legros, puisque ses choix répondaient au double impératif du beau et de la passion. Or, en ces matières, il n’était de loi que la sienne. SG

Livres illustres, livres illustrés

product_9782070197514_195x320Les plus grands s’y sont attaqués, Füssli, Delacroix, Manet, Masson… Le sublime Hamlet est resté le rêve et le cauchemar de l’illustrateur, si libre que soit son accompagnement, disait Matisse, du texte. Un rêve, d‘abord. Hamlet place l’image devant une suite apparemment désordonnée de situations passionnelles, toutes aptes à frapper les esprits et stimuler les crayons. Il y a donc abondance, cascade, vertige. La difficulté n’est pas tant de dominer l’action dans ses hardiesses que de la saisir dans son halo de non-sens et presque de « nonsense ». Car la folie du monde, la folie des hommes, thème central du grand William, ne s’isole pas, elle colore l’ensemble de la pièce de toutes les nuances du noir des âmes et des désirs. La folie vaporise jusqu’au sentiment d’être. Aki Kuroda avait donc fort à faire. Il dit, en couverture, avoir voulu « interpréter » le texte. De fait, il le laisse respirer, en saisit la fantaisie, l’humour et la métaphysique dans la multiplicité de ses registres graphiques et chromatiques. L’œil passe du gris au rouge, du jaune au bleu, comme il passe d’un hommage crypté à Malevitch aux brouillages savoureusement boueux d’un De Kooning. A héros divisés, palette ouverte et scénographie centrifuge, théâtre dans le théâtre, of course. Le néant est toujours de bon conseil (William Shakespeare, Hamlet, interprété pat Aki Kuroda, Gallimard, 45€). SG

nouvelles-orientales-de-marguerite-yourcenar_embed_news_focusL’hygiène du voyage, Marguerite Yourcenar l’appliqua à sa vie et son œuvre, ignorantes du mono-culturel, comme des frontières du temps et de l’espace. Il est vrai que la République des Lettres où l’écrivain prit place, dans les années 1930, mettait un point d’honneur à cultiver son cosmopolitisme et laissait courir en tous sens une curiosité qui s’est perdue. Les Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar illustrent l’amour du vagabondage littéraire dès leur titre, à double horizon. L’Orient neuf qu’elles visitent s’étend de la Chine au vieil Amsterdam de Rembrandt, de l’Europe centrale à la Grèce de l’entre-deux-guerres. Ces nouvelles orientales, en outre, fondent leur nouveauté sur la réécriture d’anciens contes, ainsi renouvelés. Certaines sources sont chinoises, d’autres japonaises ou indiennes. S’il puise ici aux ballades balkaniques du Moyen Âge, le récit emprunte ailleurs aux simples fait-divers, réservoir d’anciennes pratiques. Une même errance, essence de toute fiction, relie l’ensemble. De peur d’en ralentir ou alourdir le pas, la main de Georges Lemoine se fait elle aussi orientale. Le vol de l’insecte lui sert de boussole, le grain du papier de limite. Ses légers crayons ne couvrent pas plus la page qu’ils n’en abusent. Quelques signes, presque rien, et le tour est joué. Même les Vanités de Philippe de Champaigne se délestent de leur jansénisme pesant… Ces Nouvelles orientales, Marguerite Yourcenar les confia initialement, en 1938, à Paul Morand, alors directeur de collection chez Gallimard. Grasset avait été jusque-là son principal éditeur. Emmanuel Boudot-Lamotte, entre les deux maisons rivales, fut le parfait trait d’union. Tendre ami d’André Fraigneau, l’un des piliers de Grasset, il s’occupa de Yourcenar, à partir de 1938, pour le compte de Gallimard, notamment des Nouvelles orientales et du Coup de grâce, roman construit sur un triangle amoureux impossible (Fraigneau n’était pas fait pour les femmes, quant à Marguerite…). La correspondance Yourcenar / Boudot-Lamotte s’adresse à ceux qu’intéressent la France de la « drôle de guerre », le milieu littéraire français, la culture américaine et, last but not least, l’épuration de l’édition parisienne, Grasset ayant particulièrement dégusté. (Marguerite Yourcenar, Nouvelles Orientales, illustrations de Georges Lemoine, Gallimard, 25€ ; idem, En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte, Gallimard, 21€) SG

i24374On pensait tout avoir de Sylvia Plath (1932-1963), tout savoir d’elle et de sa très belle poésie d’écorchée vive. Et voilà, nouvelle révélation, que La Table ronde réunit en un précieux album quelques-uns de ses « dessins » dont le public londonien, apprend-on sous la plume de sa fille, avait eu la primeur en 2011. Frieda Hughes, l’un des deux enfants qu’eut Sylvia avec le poète Ted Hughes, nous rappelle qu’il arriva à sa mère d’écrire sous l’inspiration des peintres, Gauguin, Klee, De Chirico et même le douanier Rousseau. Ses dessins, eux, racontent une autre histoire. Face à la feuille blanche, son « style primitif » (Sylvia dixit) n’a rien de primitiviste. La jeune femme, au contraire, serre le motif avec l’acharnement de celle qui sait que la poésie répondra à cette concentration d’effet. On pense à Dürer et Hopper plus qu’aux champions de l’archaïsant ou de l’enfantin. La suite parisienne, vues des toits, instantanés urbains, farniente d’une Américaine de passage, cafés et chats, possède le délicieux parfum du Paris des existentialistes, dont elle se moque gentiment. Mais les lecteurs d’Ariel, depuis George Steiner, se méfient de « l’altière nudité » que Sylvia Plath mettait dans tout. N’était-ce pas la marque d’une pudeur et d’une peur, d’un goût et d’un dégoût de la vie ? « Mourir est un art, comme tout le reste. Je m’y révèle exceptionnellement doué», énonce Dame Lazare. Ces croquis poussés en maître sont sa part solaire (Sylvia Path, Dessins, introduction de Frieda Hughes, La Table ronde, 22€).

1014Notre rapport aux animaux, dit-on, a changé, il est plus respectueux, plus responsable. Viendra peut-être un jour où, l’éthique dégénérant en morale liberticide, il ne sera plus possible d’offrir aux lecteurs le très singulier bestiaire que Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss ont conçus ensemble, dans l’écoute l’une de l’autre, comme tout bon livre d’images doit l’être. Le leur fait écho aux imagiers de notre enfance, format oblong, texte ramassé sur son mystère, et « vingt-huit bêtes », qui sont autant de miniatures fantasques, détachées du papier blanc, mais habitées d’une étrange « vie intérieure ». Oiseaux, poissons, crustacés et mammifères, pareils aux divinités orientales, ont accédé à la sainteté loufoque des corps transparents et au grouillement kaléidoscopique de la baleine Jonas (sa cousine fait une apparition). Mais cette drôle de ménagerie ne se contente pas de défiler devant nos yeux attendris ou amusés, elle s’ouvre, chambre d’échos, à la poésie de Marie NDiaye. Les plus beaux chants d’amour ne sont pas nécessairement tristes. Le sien s’animalise secrètement par petites touches et subtils déplacements de mots répétés. N’était-ce qu’un songe ? Aux bêtes que nous sommes de le dire (Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss, Vingt-huit bêtes ; un chant d’amour, Gallimard, 18,50€). SG

QUAND LE LOUVRE RÉGALE…

original MAZZUOLA Francesco lombarde Fonds des dessins et miniatures
Francesco Mazzola, dit Le Parmesan, Jupiter sous la forme d’un satyre dévoilant Antiope, RMN Grand Palais (musée du Louvre)

Parmigianino fut au maniérisme ce que fut Radiguet aux années 1920. Insolemment doué et imprévisible dès qu’il se sentit en position de défier Le Corrège, Dosso Dossi, Titien, Raphaël et Michel-Ange, autant de maîtres révérés et détournés sans attendre les cheveux blancs. Rien ne semblait pouvoir brider les audaces de sa main et les caprices de son destin. On le suspecte rebelle très tôt aux compromis. Ses négligences et ses retards finirent par froisser quelques commanditaires dont le prestige aurait dû calmer cette nature fantasque. Ajoutez à cela une homosexualité qu’il n’entend pas tenir en laisse non plus. Elle avance masquée la plupart du temps, pimente son usage de la fable ou, témérité suprême, imprime ses accents phalliques à l’iconographie sacrée. Sainte Cécile en semble toute étonnée, de même que saint Paul, au moment de perdre la tête. Mais l’amour des garçons éclate dans certains des dessins les plus luxurieux du premier XVIe siècle. Il fut un temps où le Louvre n’aurait pas montré ces feuilles, tel homme se faisant caresser le sexe en érection, tel autre y aspirant tandis qu’une chienne se frotte contre son mollet bien tendu, ou encore ce Ganymède destiné aux amateurs d’éphèbes et de fesses impeccablement galbées. Mais l’époque de la proscription, précisément, est révolue et le plus grand musée du monde peut s’ouvrir au champ entier de ses propres richesses, quelles qu’en fussent les mœurs. En effet, les soixante feuilles que Dominique Cordellier a somptueusement orchestrées proviennent de nos collections par le jeu des confiscations révolutionnaires ou l’héritage royal. Leurs historiques nous rappellent que nos aînés ne confondaient pas art et pudibonderie. Car l’artiste, malgré ses larcins, est majeur. Après avoir fasciné Vasari ou Clément VII, subjugué les lansquenets de Charles Quint lors du sac de Rome, il n’a rien perdu de son charme, merveilleusement alambiqué, sauf quand il se confronte au réel et s’en contente. Sa passion précoce,  continue pour la sanguine fait qu’elle vibre plus qu’ailleurs et échauffe le moindre coup de crayon. La plume est de griffure rapide et d’allure dansante, la flamme du génie s’empare de tout, invention et exécution, insolites à souhait. Et les femmes reçoivent leur part de feu et de folie, des magnifiques canéphores à peine pubères de la Steccata jusqu’aux études de la Madone au long cou. Sous couvert du mythe et dans le souvenir de Giulio Romano, on voit même Jupiter s’apprêtant à pénétrer Antiope, sexe et vulve en gros plan. La gravure, où Parmesan fit aussi œuvre de précurseur, sera plus chaste… Le leste est affaire privative, intime, graphique. Heureux dessin, heureux musée.

9782757209189_1C’est aussi ce que l’on se dit après avoir refermé le livre où Pierre Rosenberg, l’expert définitif du peintre, a réuni les Poussin du Louvre, avant-goût d’un catalogue raisonné fort attendu. Ils sont quarante comme les fauteuils du quai Conti et ils sont de provenance royale, pour beaucoup, comme l’Académie. Mais il s’en est fallu de peu que le compte n’y soit pas. C’était oublier la sagacité hyperactive de Pierre Rosenberg, capable de dénicher un original déchu là où personne n’y croit plus : « Découvrir un irréfutable Poussin dans les collections du Louvre est peu banal. » On ne saurait mieux dire. Ce miraculé ouvre aujourd’hui le catalogue et nous rappelle de quel Eros, viril et subtil, se chauffait le jeune Poussin à son arrivée en Italie. Au sujet de ce tableau encore bellifontain, nous nous sommes arrêtés ailleurs sur les mécanismes mentaux, idéologiques, nationalistes ou sexués qui ont conduit à l’écrémage du corpus poussinien. La décision d’y rétablir le Mars et Vénus, qui appartint au trésorier de Mazarin avant d’être acquis par Louis XIV, donne raison à Louis Hourticq (son article date de 1941 !) contre Anthony Blunt, qui y voyait un faux. No comment. Chacune des 39 autres notices détaille tout ce qui éclaire aujourd’hui le cheminement, l’iconographie, l’écriture ou le format initial des tableaux livrés à un examen strict et au commentaire sensible, souvent piquant de l’auteur. Car Pierre Rosenberg ne tient pas toutes les gloses pour également légitimes et on le comprend à lire les exemples qu’il donne de surinterprétations narcissiques et oublieuses de « l’esprit de Montaigne » où communiait notre Français de Rome. La poésie, en ce qu’elle concentre l’humaine condition, et la quête amoureuse, qui en forme la composante essentielle, définissent une métaphysique de la beauté dont certaines figures incarnent la nécessité et la violence, Actéon chez Parmigianino, Bacchus, Narcisse ou Apollon chez Poussin. Poésie, et non discours. La méfiance naturelle de Pierre Rosenberg envers les rhéteurs ne le trompe jamais, elle rencontre les « poesie » de son peintre préféré, pour qui la peinture s’accomplissait dans l’au-delà du récit et des mots que le sujet convoque. Cet au-delà, païen ou chrétien, ne se sépare ni des sens, ni des « riches pensées que son imagination ne laissoit pas de lui fournir » (Félibien), fonds émotif et couches mnésiques dont l’Autoportrait Chantelou se veut l’allégorie consciente et l’Apollon amoureux de Daphné le testament génial. Dernier tableau du peintre, volontairement inachevé par égard à la quête fatalement inaboutie qu’il célèbre in-extremis, Panofsky le tenait pour l’une « des quinze peintures [qu’il] souhaiterait voir conservées si toutes les autres devaient disparaître ». No comment. On ne sait sur quel tableau se porterait le choix de Pierre Rosenberg tant il parle des chefs-d’œuvre reconnus et des toiles moins plébiscitées d’un enthousiasme égal. Ainsi la Sainte famille dite en hauteur, le plus petit Poussin du Louvre, lui apparaît-elle dans sa saveur d’image populaire et son paysage nordique, qui doit en être l’une des clefs, comme ces perles infimes où le peintre a su mettre sa poésie grave et tendre, fatalement double.

catalogue-d-exposition-dansez-embrassez-qui-vous-voudrezBien qu’il faille se méfier de ce genre d’opposition ou de rupture, on peut difficilement nier que l’esthétique rocaille ait voulu en finir avec les convenances les plus grises du XVIIe siècle, désormais soumis à un sérieux inventaire. Sombre et austère avait été la fin du règne de Louis XIV malgré l’espèce de féérie juvénile qu’il cultivait à Marly et dans son âme de jouisseur fatigué. « Le temps de la Régence libéra les idées et les mœurs, repensa le système de gouvernement et les finances, prit le contre-pied de la politique religieuse de Louis XIV et renversa les alliances politiques », écrit Xavier Salmon en tête du catalogue de l’exposition qu’il a organisée au Louvre-Lens, non loin des briques d’une ville où traîne le souvenir des anciennes Flandres. La fête commence donc par un utile rappel : le Nord parle à travers le génie français de Watteau, l’homme de Valenciennes, et la « fête galante » distille une culture largement issue de la modernité flamande dont Le Jardin d’amour de Rubens, au Prado, marque l’acmé. On ne badine pas avec l’amour, ce sont choses graves que les élans et les brisures du cœur, l’Anversois le proclame, tout le siècle qu’on dit libertin et léger le rappelle, et l’immense Watteau le premier. Le bonheur des amants n’est-il pas plus drapé et diapré chez lui ? Ils sont autant la proie de l’insatiable Cupidon que les acteurs d’un théâtre de la suspension et de l’impromptu. Du reste, succédant au Pèlerinage de l’île de Cythère, chef-d’œuvre insurpassé de marivaudage rêveur, et à quelques Pater et Lancret moins fameux, mais plus insistants, l’exposition s’intéresse à la scène, comédies et opéras, emportée par une galanterie d’époque aux résonances et aux ramifications inattendues. La pastorale amoureuse et le lutinage en costumes modernes n’ont aucun secret pour le très influent François Boucher dont les dessus-de-porte de l’hôtel de Soubise ont été descendus. Destiné à contaminer l’Europe entière par son hédonisme tentateur, le rocaille franchit vite les frontières. Meubles, céramiques et gravures lui donnent précisément les ailes de l’amour. Quant aux flèches, dirait Salmon, qui d’autre que Gainsborough et le jeune Goya témoignent mieux de leur portée ? L’étrange Escarpolette de l’Espagnol clôt donc cette traversée internationale d’un moment de civilisation qui engendra sa propre nostalgie. Stéphane Guégan

*Parmigianino. Dessins du Louvre, musée du Louvre, jusqu’au 15 février 2016. Catalogue sous la direction de Dominique Cordellier, avec des contributions aussi savantes de Laura Angelucci, Roberta Serra et Laurence Linhares, Officina Libraria / Louvre éditions, 39 €

*Pierre Rosenberg, de l’Académie française, Nicolas Poussin. Les tableaux du Louvre, Somogy / Louvre éditions, 39 €

*Dansez, embrassez qui vous voudrez. Fêtes et plaisirs d’amour au siècle de Madame de Pompadour. Louvre-Lens jusqu’au 29 février 2016. Catalogue sous la direction de Xavier Salmon, SilvanaEditoriale / Louvre-Lens, 39€.

LA FRANCE D’AVANT

MicioMonsieur avait des mœurs! L’usage de parler ainsi de l’homosexualité des grands a perduré jusqu’à nous. Raison pour laquelle les historiens ont longtemps boudé le frère de Louis XIV, Philippe, duc d’Orléans mais roi du goût, qui transmit à son fils, le formidable Régent, sa folie des vases d’argent, des pierreries, des chinoiseries et des tableaux et surtout l’extravagance dans les plaisirs, qui est entrée en clandestinité après 1789. Voilà un prince qui ne l’était pas à moitié. Du reste, marié deux fois, à sa cousine d’abord, Henriette d’Angleterre (ah! Bossuet), puis à la géniale Palatine (ah! ses lettres), il sut honorer la couche de ses épouses avec la vaillance qu’il déployait sur les champs de bataille. Un homme, un vrai, sous le charme duquel est tombé, à l’évidence, Paul Micio. C’est peu, très peu de dire que ce dernier sait tout des collections largement dispersées ou vaporisées de Monsieur. On se souvient qu’une des victimes du siège calamiteux de Paris en 1870-1871 fut Saint-Cloud, le «palais des délices» (Saint-Simon), qui fut à la fois le château et le chef-d’œuvre de Philippe d’Orléans. De rares photographies en retiennent l’opulence et l’allure magistrales, de quoi faire pâlir les grands appartements de Versailles. Paul Micio, adepte de la langue dégraissée de ses modèles, a rejeté son étonnante documentation en annexe, que prolonge un CDrom. Vivantes, puisant aux chroniques du temps, les trois cents premières pages de son livre somptueusement illustré redonnent chair à un personnage qui aima la beauté pour le bonheur qu’elle lui procurait, à égalité avec les friandises irrésistibles, et non par seul narcissisme bourbonien. Le voluptueux Mazarin, dont Haskell disait «efféminée» la passion des arts, avait trouvé en lui son vrai successeur. Et Anne d’Autriche en fit presque son seul héritier. La préférence maternelle a envenimé une rivalité entre ses garçons. Louis XIV et son cadet se sont chamaillés dès leur plus jeune âge devant une cour atterrée. Outre l’électricité naturelle du clan, leur libertinage commun y est pour beaucoup, et la compétition artistique s’en mêla.

MarlyPlus bâtisseur que collectionneur, Louis XIV se vengea à Marly, autre merveille dont la France postrévolutionnaire nous a privés. Alors que l’intimité est devenue impossible et l’étiquette pesante à Versailles après 1678, le roi décide de se donner un lieu, un ermitage, pour y jouir de ce qui lui restait de jeunesse. Au lendemain de la guerre de Hollande, dont ses armées sont sorties victorieuses, il fait construire une «nouvelle maison de plaisance», où le droit de séjour, si court soit-il, est plus que convoité. Être Marlysé tient lieu de passeport pour le paradis. Il faut encore faire confiance à Saint-Simon, toujours là quand il s’agit de peser les privilèges et gourmander le faste inutile; il sut parler pourtant de «palais de fées, unique en toute l’Europe en sa forme, unique encore par la beauté de ses fontaines». De l’eau à profusion donc, mais aussi de l’or, du marbre, un mobilier à la dernière mode et des tableaux où le XVIIIe siècle prend de l’avance, plus encore qu’à Trianon. Un bijou, Saint-Simon ne flatte jamais sans raison, et une structure héliocentrique moins rigoureuse qu’à Versailles. Architecture et décor, du sol au plafond, rien ne saurait tenir en échec le grand savoir de Stéphane Castelluccio, dont on croisait déjà la signature, en 1999, dans le catalogue de l’exposition que le musée-promenade de Marly consacrait au pavillon royal. Quinze ans plus tard, fort d’une connaissance accrue du château et de son destin jusqu’à Louis XVI, ce chercheur du CNRS revient sur le lieu de tous les «enchantements». Le XVIIe siècle qu’on dit cartésien a prisé ce terme et ce qu’il désigne plus que Lagarde et Michard n’osaient nous l’avouer. Nulle rupture, par conséquent, n’était nécessaire quand le Régent entra en scène. S’il «suspendit la destruction de Marly», les caisses de l’État ne lui permirent de faire plus. Louis XV fut moins économe en tout, maîtresses comprises. Dès la fin des années 1730, elles s’affichaient impudemment à son bras. À Marly, miroir de ce tournant, Natoire et Boucher tapissaient les pavillons de tableaux aussi peu farouches. Une anecdote amusante court à ce sujet, on l’espère vraie. En 1746, le dauphin Louis, 17 ans, refuse deux toiles de Boucher, Vénus demandant à Vulcain des armes pour Enée et L’Apothéose d’Enée (elles sont reproduites dans le livre de Castelluccio). Son père aussitôt s’en empare et les fait accrocher, à Marly, dans sa chambre à coucher… Chacun son sens des convenances. La piété du fils n’est pas seule en jeu ici; proche de sa mère bafouée, le dauphin a déjà pris la tête de la fronde qui vise la marquise de Pompadour, nouvelle favorite, née Poisson, à laquelle on donne terres et privilèges à n’en plus finir.

DarntonCette fronde fut à la fois interne et externe à la cour, comme il ressort du dernier livre de Robert Darnton, qui crépite d’intelligence et d’actualité comme ceux qui firent la réputation de ce spécialiste des Lumières et des réseaux de sédition au soir de l’ancien régime… En ce printemps 1749, quoique une révolution reste de l’ordre de l’impensable, le destin du royaume s’agite. Les plus radicaux, une infime poignée, rêvent de régicide. Le «bien-aimé» les a déçus, piètre politique, amant insatiable, multiplicateur d’impôts, il semble vérifier ce que Montesquieu vient de dénoncer dans son admirable Esprit des lois. De la monarchie au despotisme, le pas se franchit si vite… Les moins radicaux pensent qu’on peut encore enrayer cette infernale logique. Refleurissent les mazarinades, mais ce sont des poissonnades. Car la Pompadour, faibles appâts mais vastes appétits, petite personne mais grande famille, attise l’ironie et même la haine des poètes de circonstance, surveillés par une police sur les dents. Il leur faut notamment arrêter l’auteur d’un poème qui met Louis XV en émoi, une ode qui commence par «Monstre dont la noire furie». Débute l’Affaire des Quatorze, du nombre des suspects qui furent arrêtés, embastillés avant d’être éloignés de Paris, les condamnant souvent à une misérable existence. Le plus inquiétant, pour l’autorité, est que ces criminels de lèse-majesté ne viennent pas du peuple. L’un d’entre eux appartient presque au cercle de Diderot (lequel connaît les geôles de Vincennes en juillet 1749). Prêtres, clercs et étudiants, ils rimaillent leur indignation sur des bouts de papier qui passent ensuite de poche en poche, et surtout de bouche en bouche. Si le peuple, rue et cafés, ne sait ni lire, ni écrire, il sait chanter. Le livre de Darnton trouve là son aspect le plus fascinant, cette communication orale qui échappe généralement à la police du roi et à l’analyse historique subséquente: elles ne vivent que de preuves! Cinquante ans plus tard, dans un contexte plus explosif, ce système d’information aussi impalpable qu’efficace contribuera à renverser le trône. En 1749, la cour y œuvre déjà. Car «bâtarde de catin», «putain» sont les mots qui désignent la Pompadour, à Versailles, chez ses adversaires. La lutte de pouvoir use ainsi des armes de la capitale, sans comprendre qu’elle atteint au cœur son propre système politique.

ClementTout arrive. La Pompadour, en 1751, finit par «laisser à d’autres le lit du roi, [mais sut] conserver sa confiance, jusqu’à sa mort, en avril 1764 (elle n’avait que 42 ans). Cela supposait un travail et une vigilance de tous les instants qui s’exerçaient dans les moindres détails. Elle devait sans cesse réveiller la curiosité du roi, agir sur son esprit plus que sur ses sens», écrit Nicolas Clément lorsqu’il aborde le rôle joué par Pigalle (1714-1785) dans cette stratégie. Le sculpteur aura successivement représenté la favorite du roi en reine de ses nuits et en confidente de ses malheurs… Il n’est jamais mauvais que les historiens s’occupent d’art, leur regard fait parler autrement l’activité esthétique, son cadre professionnel et la logique de valorisation, commerciale et symbolique. Ce livre nous le rappelle sur un ton entraînant. Pigalle, il est vrai, offrait de quoi tenter une plongée au cœur du mécénat royal, de la commande religieuse, du système académique et des transformations du portrait bourgeois en accord avec celles de la sphère culturelle, au mitan du XVIIIe siècle. Pour avoir été capable de satisfaire tous les types de demande, au prix d’une vie de labeur qui le fit surnommer «le mulet de la sculpture» par Diderot, Pigalle fit oublier que le Prix de Rome lui était passé sous les naseaux en 1735. N’importe, il séjourna trois ans en Italie au milieu des pensionnaires du roi, sa vraie famille. Le jeune bourgeois savait y faire. Les dons, il est vrai, sont certains, comme l’atteste son Mercure (bien que dérivé de Jordaens) et ses Vierges d’une grâce «aimable» (qui doivent à Duquesnoy). Mais la plus belle des facultés lui fait trop souvent défaut, l’invention. À sa mort, son habitation, côté livres, résonne d’un terrible silence. Ses monuments, du reste, sont embarrassés. Le plus célèbre, Le Mausolée du maréchal de Saxe, sur lequel il va travailler vingt-trois ans, mérite en partie les critiques de Diderot. L’abondance des figures allégoriques, et surtout l’Hercule brisé par la douleur, cachent mal l’absence d’une pensée originale et d’une unité visuelle plus frappante. Il eût fallu, suggère Diderot, montrer «deux grenadiers affûtant leurs sabres contre la pierre de sa tombe». Romantisme précurseur dont Pigalle, pétri de Rome baroque, était bien incapable. Cela dit, Diderot aurait dû montrer plus d’indulgence avec la figure de la Mort, ce squelette riant et déjà baudelairien. Delacroix, en novembre 1857 sera saisi: «le terrible était là à sa place». Cet éclair de vérité criante, les portraits de Pigalle en sont moins avares, évidemment, que sa production noble. Son sublime Diderot a l’intelligence de son modèle, et sa propre figure, ravagée par le travail, mais éclairée par la volonté, tranche sur le banal des autoportraits du temps. Nicolas Clément n’a pas tort de souligner enfin la contribution de Pigalle à l’essor d’un réalisme qu’on dirait «citoyen» si le mot n’avait pas perdu sa virginité. C’est celui que le sculpteur utilisait pour désigner l’une des figures placées à la base du monument de Reims, au sommet duquel Louis XV, empereur d’opérette, pouvait encore croire à sa bonne étoile. Il est vrai que le «déluge» était réservé à son petit-fils.

PerroneauExact contemporain de Pigalle, à peu de chose près, Jean-Baptiste Perronneau fut également le peintre d’une nouvelle sensibilité et d’une nouvelle sociabilité qu’un livre magistral, celui de Dominique d’Arnoult, nous apprend à extraire des plus beaux pastels que le XVIIIe siècle ait produits. Comment la France a-t-elle pu laisser partir le portrait d’Olivier Journu, vendu à Paris en juin 2002 et aujourd’hui l’un des fleurons du Met? Par ses moyens propres, une frontalité désaxée, un port viril et aisé à la fois, une visage modelé en pleine lumière, une vigueur de blancs, de roses et de bleus heureux de palpiter ensemble, l’art des Lumières a rarement dit aussi bien dit «un monde au travail» (Daniel Roche), soit cette «société en charge du changement» (Xavier Salmon), pour citer les deux préfaciers de Dominique d’Arnoult. En plus de cataloguer les quatre cents peintures et pastels de son grand homme, cette dernière en a étudié la clientèle et la mobilité. L’une et l’autre ont longtemps dérouté et égaré l’histoire de l’art. Un artiste condamné à travailler en province, Orléans, Bordeaux ou Lyon, et même à «errer» à travers l’Europe, ne pouvait qu’avoir échoué à réaliser les promesses de ses débuts académiques, fussent-ils tardifs. En 1746, année de son agrément et de sa réception, et donc de ses premiers pas au Salon, Perronneau a passé la trentaine. Fils de perruquier et tôt associé au monde de la gravure et du livre, il avait beaucoup à se faire pardonner. En allant principalement à Maurice Quentin de La Tour, portraitiste de Louis XV et du dauphin, de la reine et de la Pompadour, les commandes royales en matière de pastel confirmeront la complexité du jeu institutionnel des réputations. Un quart seulement du corpus de Perronneau se rapporte à la population parisienne. Il lui restait donc à conquérir la province industrieuse, la nouvelle France, et l’Europe, qui aimait en lui le digne émule de Rembrandt et Van Dyck, une matière et une manière «vigoureuses», c’était son mot. Ce succès sans frontières, qui annonce celui de Vigée Le Brun, oblige à corriger, avec Dominique d’Arnoult, l’idée d’un artiste pour qui la reconnaissance ne serait venue qu’au temps d’Edmond de Goncourt et de Marcel Proust, qui le préféraient à La Tour, tout comme Pierre Rosenberg, au dire de l’auteur. Faire évoluer la postérité critique d’un artiste n’est jamais anodin. Le travail exemplaire de Dominique d’Arnoult, en rendant Perronneau à son siècle, en fait un de ses accoucheurs, une force historique, un «frisson nouveau». Comme Manet, qui lui ressemble tant, le génial pastelliste «travaille à accélérer la circulation des signes où se reconnaissent les individus» du présent, ce présent gros de l’avenir que l’on sait. Stéphane Guégan

*Paul Micio, Les Collections de Monsieur, frère de Louis XIV, Somogy, 59€.

*Stéphane Castelluccio, Marly. Art de vivre et pouvoir de Louis XIV à Louis XVI, Gourcuff Gradenigo, 59 €.

*Robert Darnton, L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle, NRF Essais, Gallimard, 21,90€.

*Nicolas Clément, Sculpter au XVIIIe siècle. Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), préface de Jean-René Gaborit, Honoré Champion, 90€.

*Dominique d’Arnoult, Perronneau, Arthena, avant-propos de Daniel Roche et préface de Xavier Salmon, 130€.

Rococorico

baillet_St_JulienLe XVIIIe siècle, à tous égards, croula sous les brochures. Plus ou moins anonymes, plus ou moins clandestines et lisibles, elles avaient vocation à pourfendre les abus et éprouver les privilèges, des serviteurs du Roi à son académie de peinture. La fameuse «sphère publique», chère à Habermas, doit beaucoup à cette littérature de l’ombre, souvent de second rang, voire de «caniveau», pour le dire comme Robert Darnton. Vers 1750, le Salon, qui se tient au Louvre, est devenu l’une de ses cibles favorites. «On attend des auteurs, écrit Nathalie Manceau, une liberté de parole, un ton irrespectueux, qui leur garantissent le succès.» Cette jeune chercheuse nous invite à relire une des figures les plus truculentes et virulentes de la critique d’art naissante, sur laquelle plane encore le souvenir étouffant de Diderot. Il s’en faut que Guillaume Baillet de Saint-Julien (1726-1795) soit un total inconnu. Qui s’est frotté à la peinture du temps sait qu’il réunit une collection de premier ordre en peu d’années, un petit musée accessible à de rares élus et donc ignoré des guides de Paris, un espace bien gardé où les différentes écoles cohabitaient dans la joie du dialogue. Mais l’éclectisme racé de l’amateur ne saurait dissimuler ce qui en faisait justement un personnage en vue, la sureté de ses choix en matière de peinture française. Avec Nathalie Manceau, il importe donc de le compter parmi les champions du «patriotic taste» (Colin Bailey).

Les ventes de sa succession embrouillée font apparaître la crème du moment, Chardin, Greuze, Fragonard, Vernet, Loutherbourg et deux Subleyras dont le fameux Bât de l’Ermitage, assurément l’une des interprétations les plus chaudes des Contes de La Fontaine. Si l’on ajoute à cela un Lancret et quelques Boucher, nous tenons là une personnalité d’une rare ouverture, capable de ne pas sacrifier le rococo à la nouvelle peinture, et soucieux d’affirmer ses idées par l’écrit masqué. C’est l’autre face du personnage, celle sur laquelle Nathalie Manceau a exercé ses connaissances étendues de l’art des années 1740-1770 et du monde qui gravite autour. L’un des enjeux de son livre est de faire entendre la polyphonie de l’époque, les débats que l’art contemporain active, les différentes voix qui la parlent et la jugent, et l’hétérogénéité même d’une peinture de moins en moins accordée au vieil idéalisme. En 1748, alors qu’il n’est pas encore majeur et qu’un conseil de tutelle administre sa fortune, ce rejeton déjà dispendieux de la noblesse de robe fait imprimer une recension du Salon de 1748. Geste qu’il réitère en 1750 et 1753. On oubliera ici les vers et autres textes de son corpus désormais nettoyé d’attributions farfelues. D’emblée, sa préférence va aux artistes qui combinent effet de réel et force d’expression. Quant à ceux qui versent dans l’artifice gratuit ou la fadeur, Baillet de Saint-Julien les expédie illico en enfer. Ses dieux, à l’inverse, sont Vernet et Chardin. Mais est-ce aussi simple? En revenant aux textes, qu’elle rassemble en annexe, Manceau réconcilie les morsures du critique et les largesses du collectionneur excentrique, mort fou…

Signalons,  concernant notre XVIIIe siècle, trois publications notables, et d’abord la somme que Jean Vittet vient de signer sur le fonctionnement et la production de la manufacture royale des Gobelins au siècle des Lumières, en accompagnement d’une exposition qui n’avait jamais été tentée jusque-là et qu’on ne reverra pas. À cela plusieurs raisons, la fragilité des tapisseries et la prudence de l’époque, voire ses réticences envers la culture rocaille. Mais puisque les Gobelins fêtent leur âge d’or en y déployant les grands moyens, ce serait un crime de laisser passer une occasion pareille de comprendre enfin les grandeurs et servitudes du lieu. L’ouvrage de Vittet, servi par la mise en pages de Marc Walter et la qualité exceptionnelle des tentures et cartons, montre qu’on n’y chômait pas, en dépit de la fluctuation des finances publiques et des commandes de particuliers. La manufacture pouvait ainsi servir la couronne et les grands du royaume. Passer en revue les motifs qu’on tissa jusqu’à la Révolution française, c’est voir défiler un siècle de peinture d’histoire et de scènes galantes. Mais l’exposition et son catalogue réservent aussi une place décisive aux «alentours» de Maurice Jacques, dont la prolifération rococo mettait en danger la prééminence de la scène principale, au plus près de l’esthétique dégondée du temps.

Si l’effroyable et humiliante guerre de Sept Ans (1756-1763) affecta passagèrement les Gobelins, elle empoisonna la vie et l’économie des soyeux lyonnais bien plus encore. Les exportations soudain dégringolèrent, ou rejoignirent les produits de contrebande, aux risques et périls des firmes françaises. En 1760, on lisait dans le London Chronicle: «dans tous les lieux publics, nos dames semblent plus françaises qu’anglaises. La législation a prohibé l’importation des soieries françaises, dentelles et lin; et pour cette raison même, les obtenir est devenu des plus désirables et des plus distingués.» Les obtenir, les copier ou les capter… Quatre ans plus tard, les douanes anglaises saisissaient un livre d’échantillons en provenance de Lyon, via Paris et Dunkerque. Il rejoindra en 1972 les collections du Victoria and Albert Museum, après avoir appartenu à la London Company of Weavers et d’autres manufactures britanniques. La Bibliothèque des Arts en publie un fac-similé et  retrace l’histoire rocambolesque d’un volume qui passa de main en main durant deux siècles. Avec l’aide d’une ample documentation visuelle, et à partir des portraits de l’époque et de leurs accessoires, Lesley Ellis Miller montre à quelles extrémités délicieuses pouvaient déjà conduire la mode vestimentaire et la guerre commerciale que se livraient les pays d’Europe. Son enquête de très longue haleine l’a conduite à identifier les deux G du livre d’échantillons, qui appartient à son musée, et à reconstituer le marché conflictuel de l’habillement de luxe au mitan du XVIIIe siècle. Pierre Arizzoli-Clémentel, dans sa postface, parle en connaisseur du «voile» que lève cette «étude capillaire» sur «le monde industrieux et attachant des soyeux» de Lyon et des marchands-merciers de Paris.

Last but lot least, le catalogue de l’exposition François Boucher. Fragments d’une vision du monde, qui eut lieu au musée Gl. Holtegaard en 2012, nous arrive enfin. Comme il est superbe, on se dit qu’on a bien fait d’attendre… Montrer François Boucher au Danemark, l’un des pays d’ancrage de «l’Europe française» de Louis Réau, c’était le ramener à la maison! Soixante-dix dessins, rococo à souhait, très déshabillés le plus souvent, résument la trajectoire d’un artiste qui se joua des frontières avec constance. Frontières politiques, on l’a dit. Mais frontières esthétiques au même degré. Françoise Joulie a voulu donner un plein écho à cette plasticité, qui fait passer Boucher du tableau royal au dessin pour amateurs, de la tapisserie au livre illustré, de l’estampe au bibelot, mais aussi du rustique à l’exotique, du religieux au laïc, de la pastorale priapique au stoïcisme romain… La légende du libertin, n’écoutant que sa libido insatiable, n’a plus cours désormais. On préfère peindre le chéri de la Pompadour en redoutable chef d’entreprise, ajusté aux diverses options d’un marché centrifuge. Il n’existait guère de conflit majeur entre Mercure et Vénus. Si le meilleur de Boucher possède l’énergie érotique et l’accent de vérité des meilleurs peintres de nu, c’est que le modèle vivant, femmes et hommes, scrutés sous tous les angles, fragmentés à plaisir, a très souvent précédé le monde plus idéal du tableau. Ce marivaudage sérieux, récompense méritée, retiendra les plus grands, de Manet à De Kooning.

Stéphane Guégan

*Nathalie Manceau, Guillaume Baillet de Saint-Julien (1726-1795). Un amateur d’art au XVIIIe siècle, Honoré Champion, 70€.

*Jean Vittet, Les Gobelins au siècle des Lumières. Un âge d’or la manufacture royale, Swan Editeur, 89€.

*Lesley Ellis Miller, Soieries. Le Livre d’échantillons d’un marchand français au siècle des Lumières, La Bibliothèque des Arts, 49€.

*Françoise Joulie, François Boucher, Fragments d’une vision du monde, Somogy, 39 €.