CONNAISSANCE DES SENS

Le livre que Colette dit préférer parmi les siens, en 1941, n’est pas celui auquel le public l’identifie à présent, elle, ses écolières peu sages, ses amies plus âgées, ses chats, ses fleurs, ses odeurs, son Palais-Royal, sa Bourgogne, son accent du terroir (1). Lire ou relire Le Pur et l’Impur, c’est interroger, en premier lieu, cette préférence. Puis, une fois celle-ci comprise, se demander ce qui a pu pousser Colette à le rééditer et le remanier sous l’Occupation, quand sa suractivité ou la simple prudence l’en dispensaient (2). Le brûlot de 1932, opaque et scabreux, reçu comme tel par la presse alors, s’exposait davantage à froisser la censure et les bonnes âmes, dix ans plus tard, d’autant plus que Colette l’avait enrichi à contre-courant d’une certaine moraline d’époque. Il faut croire que son « meilleur livre » contenait, sous la botte ou non, des vérités bonnes à dire sur les hommes et les femmes, le désir entre individus de sexes différents ou identiques, l’amour et la jalousie. Programme proustien, s’il en était. On sait que Colette, dès les Claudine, observe l’éveil des libidos et leur part d’ombre, fréquente ensuite certaines des plus éminentes représentantes de la Lesbos 1900 et s’en fait même aimer parfois… N’oublions pas, du reste, que le saphisme ne l’a pas attendue pour pénétrer les lettres françaises. Les romans de Victor Joze, dont Seurat et Lautrec secondèrent la popularité, et ceux de Catulle Mendès, que Colette a bien connu à l’époque de son mariage avec Willy, avaient déjà poussé le thème de l’inversion aux limites du tolérable… Jean Lorrain, que mentionne Le Pur et l’Impur, avait osé les pires audaces en la matière. De toutes les marges à la fois, l’auteur de Monsieur de Phocas était bien cet « homme à qui l’abîme n’a jamais suffi ». Rien toutefois n’aurait incité Colette à embrasser cette matière inflammable autant que la lecture de Sodome et Gomorrhe et l’envie de corriger Proust au sujet du lesbianisme. Le génie n’excusait pas tout… Au début des années 1930, Ces plaisirs…, titre provisoirement préféré au Pur et l’Impur, libèrent un parfum de Belle Époque, dont le mythe est en constitution. Colette et Paul Morand, aux avant-postes, le lestent aussitôt d’équivoque. Faisait-il si bon vivre dans la France d’avant 14 ? Y aimait-on à sa guise ? La volupté courait-elle les rues ? En apparence, l’auteur du Blé en herbe (1923) continue à moissonner là où son sensualisme sait rencontrer des lecteurs, du côté des plaisirs « qu’on nomme à la légère physiques ». N’oublions pas non plus que le « nouveau roman » des années 20, Drieu en tête, s’était fait un devoir de son intempérance sexuelle et de son audace à tout en dire. Consciente de cela au seuil des années 30, Colette joue, en outre, avec ses propres textes, et sa notoriété déjà solide, afin de déjouer les attentes. Dès la version de 1932, le livre refuse les pièges de la nostalgie heureuse et du libertinage diapré. André Thérive, qui devait collaborer à La N.R.F. de Drieu, salue la hardiesse de la romancière et la gravité avec laquelle elle dissèque le licencieux en moraliste classique (3).

Les remaniements de 1941, comme Jacques Dupont le montre dans sa présentation de La Pléiade, donnent tous plus de relief et de mordant à « l’évocation du Lesbos aristocratique » (4). L’insolite cueille le lecteur sans tarder…. Après lui avoir promis de « verser au trésor de la connaissance des sens une contribution personnelle », la romancière douche son auditoire en précisant qu’elle parlera « tristement » du plaisir. On était prêt à décoller vers des horizons heureux, à revivre une époque révolue, à rompre tous les tabous, Colette, d’un adverbe, nous plaque à terre, au niveau des illusions où pataugent nos intimes secrets, nos interminables regrets, et nos inlassables frustrations. Le récit débute dans une de ces maisons d’opium chères à son ami Cocteau. Colette s’y met en scène aussitôt. Nez à nez avec un confrère surpris, elle s’en débarrasse. Oui, lui avoue-t-elle, ce sont bien des repérages en vue d’un livre, amusante mise en abyme… Colette ne consomme pas, elle écoute « par devoir professionnel » en humant les effluves d’Orient. Et, précise le récit, il n’est aucun Américain « frété d’alcool », aucun « danseur nu » pour l’en détourner. Mais soudain une voix de femme s’élève du silence, qu’une autre voix, masculine, fait taire brutalement. Elle, c’est Charlotte, une chasseuse mûre, « un Renoir 1875 » (Colette). Lui est beaucoup plus jeune, schéma usuel, vite grippé. Car la violence du jeune amant a pour origine l’insatisfaction charnelle où il laisse après chaque étreinte sa maîtresse. Celle-ci tente de le lui cacher, « tendre imposture » : elle l’aime, mais son corps trahit dans ses transes trop mécaniques ce que son cœur dissimule par charité. La lectrice de La Rochefoucauld qu’est Colette ne met pas longtemps à suspecter derrière la dérive de ce couple mal soudé l’éventail des aveuglements de la passion amoureuse et des exigences de l’amour-propre. Si Colette « ne distingue pas entre le bien et le mal et se préoccupe peu de l’édification de son prochain », notait Apollinaire, elle fait de la sincérité une vertu cardinale et du don réciproque la clef des vraies ententes, fussent-elles courtes. Se connaître, rejoindre l’autre dans le plaisir, tout est là […].

Stéphane Guégan

Lire la suite dans la livraison de février 2023 de la Revue des deux Mondes, qui contient un riche dossier sur l’éminente écrivaine et son féminisme éclairé.

(1)Comment ramener l’œuvre immense de Colette, déjà à l’étroit entre les quatre volumes de La Pléiade, à un seul, qui en fût l’écume, la crème, le must, eût dit Morand depuis le Savoy ? Antoine Compagnon, grand connaisseur et défenseur de l’écrivaine, s’est prêté au difficile exercice du choix, et le sien est bon : les onze titres de ce « tirage spécial », en effet, sont reliés par leurs thèmes et la progressive affirmation d’un style que Benjamin Crémieux, dans La N.R.F. de décembre 1920, eut la prescience de dire féminin, parce que plus abandonné et moins artificiel que les voix masculines (la plupart d’entre elles, précisons) quant aux « sujets » de Colette… On y trouvera, outre Le Pur et l’Impur, Claudine à l’école, qui fit scandale, Mitsou, qui fit pleurer Proust, Le Blé en herbe, qui en initia plus d’un et d’une, La fin de Chéri, plus géniale que Chéri aussi retenu, et qui convertit Gide à son auteure. Si sa vie fut « scandale sur scandale », résumait l’ami Cocteau, sa carrière littéraire fut succès sur succès. Colette a su inventer une langue de la sensation, et placer la mémoire des sens au rang des souvenirs conscients, à l’instar de la chimie proustienne, mais sans le labyrinthisme de Marcel, trop complexe pour toucher le grand public. Willy, volontiers caricaturé et stigmatisé aujourd’hui, et dont on oublie l’esprit et la plume incomparables, accoucha sa jeune épouse (littérairement) autant qu’il la spolia. Il l’aura poussée, au préalable, vers le terrain de sa future excellence, comme le dit Compagnon, l’enfance, les bêtes, la et/ou les sexualités, l’autofiction, sans tournicoter. En lisant Chéri, Gide eut l’impression de voir Olympia pour la première fois, et fit part immédiatement à Colette du double effet de son livre décapant, « nudité » et « dévêtissement » : ils n’étaient pas que de style…  A cet égard, on peut regretter que Colette, qui connut tant de peintres, n’ait pas confié à Pierre Bonnard l’illustration de ses œuvres les plus affranchies. Le Bonnard de Parallèlement, où rôdent Sappho, Verlaine et Rimbaud, mais aussi le Bonnard de Marthe nue et de Dingo, ce formidable roman de Mirbeau où les animaux ont déjà voix au chapitre et en remontrent aux hommes, amours, liberté et sagesse. SG / Colette, Le Blé en herbe et autres écrits, préface d’Antoine Compagnon, La Pléiade, Gallimard, tirage spécial, 65€.

(2)Voir Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre 1939-1945, Flammarion, 2022, qui constitue l’enquête enfin documentée, équilibrée, sur un des moments les moins, ou les plus mal, glosés de la biographie de l’auteure. Classée par La Pensée libre, dès 1941, parmi « les écrivains français en chemise brune », puis désignée par les clandestines Lettres françaises comme se montrant trop docile envers certains organes de presse, Colette se garde, en réalité, de toute adhésion au programme de « la nouvelle Europe » ou de la Révolution nationale. On ne saurait lui reprocher de chanter la terre et les animaux sous la Botte, elle l’a toujours fait, en accord avec la fronde anti-technicienne des années 1930, que Vichy reprend à son compte. Les contributions de Colette au Petit Parisien et à La Gerbe ne concèdent rien à la ligne politique de ces publications acquises à la Collaboration. Orné d’un portrait de l’écrivaine par Cocteau (voir ill. 2, supra), Le Pur et l’Impur, en 1941, parait sous les couleurs d’Aux Armes de France, avatar aryanisé de Calmann-Lévy, à qui elle confie aussi Mes Cahiers, livre innocent de toute compromission, et qu’elle adresse à Drieu avec un envoi amical (ils étaient proches depuis la fin des années 1920). C’est que la vie des arts sous l’Occupation ne ressemble pas à sa caricature anachronique et angélique. Colette continue alors à fréquenter ses égaux de la République des lettres, quels qu’ils soient. Toutefois, son attitude, durant la guerre, est surdéterminée par la judéité de son mari, Maurice Goudeket, qui est raflé dès décembre 1941, et qu’elle fait libérer en février 1942. Son fringant troisième époux dira, après la Libération, que Colette activa ses relations les mieux placées, de Dunoyer de Segonzac et Sacha Guitry à Suzanne Abetz, l’épouse française d’Otto, levier plus efficace. SG

(3)Figure très intéressante, et très oubliée, des lettres françaises, André Thérive (1891-1967) avait tous les talents : auteur d’un livre sensible sur Huysmans (1924), romancier prolixe, il remplaça avantageusement Paul Souday – que Suarès qualifiait de Trissouday et donc de Trissotin – à la rubrique littéraire du Temps, entre 1929 et 1942. Son journalisme, qu’il faudra réunir, permettrait de relier les générations quant à l’analyse des mœurs de l’entre-deux-guerres et donc de la vraie littérature. On n’est pas surpris de le voir prendre la défense, le 18 juin 1933, du magnifique (et peu puritain) Drôle de Voyage de Drieu dont il pressent que l’audace réside aussi dans le contournement des voiles et cachoteries du roman chic. Il parle, dans Le Temps donc, d’un « récit stendhalien, plein de dandysme et de sincérité, de convention et d’acuité, de faveur et de violence. » Pour avoir participé au second « voyage » de Weimar et œuvré au sein de la Commission de contrôle du papier d’édition, de même que Brice Parain, Paul Morand, Ramon Fernandez ou Marguerite Duras (ne l’oublions pas), Thérive fut épuré, ce qui mit Chardonne et Michel Déon hors d’eux. Sur la réception de Drôle de voyage, voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. SG

(4) Voir aussi la contribution de Jacques Dupont (« Colette moraliste ») aux actes du colloque Notre Colette, PUR, 2004, p. 79-91. Ce colloque était placé sous l’autorité de Julia Kristeva qui tient Le Pur et l’impur pour un des livres majeurs de Colette, livre balzacien par sa peinture des excès de la passion amoureuse, livre prémonitoire sur la bisexualité et sur un féminisme qui ne nierait pas le sexe biologique.

La N.R.F. encore et toujours

La lumière et la flamme, soit l’intelligence et le feu… Gabriel Bounoure n’avait besoin que de deux mots pour définir l’admiration de toute sa vie, André Suarès. Comment le génial écrivain, juif marseillais (1868-1948), et son cadet de 18 ans, rejeton d’Issoire, sont-ils parvenus à si bien et si vite se comprendre ? Bounoure, l’une des plumes vibrantes de La N.R.F., mérite amplement les efforts actuels à le remettre en selle. Ce sont les poètes, et pas les plus mauvais du XXe siècle, qui l’eussent confirmé, eux qui, de Claudel à Jouve, ne plaçaient rien au-dessus de ses recensions. Aucun pourtant ne pouvait mieux l’exprimer que Suarès, objet privilégié de la verve analytique de Bounoure, vite devenu son confident, et avec lequel il échangea une correspondance digne du premier rang de nos bibliothèques. « Il n’est pas facile de parler de vous », écrivait Paulhan à Suarès, en avril 1933. Bounoure sut parler de et avec Suarès… Si Paulhan n’ignorait rien de son caractère de cochon, il chérissait surtout le tranchant pascalien de son style et la richesse de pensée, volontiers philosophique, de son interlocuteur, souvent débarqué de La N.R.F. (alors qu’il en avait été un des piliers de départ). Non content de repêcher Suarès, Paulhan lança Bounoure. La Bretagne, en 1913, avait facilité le rapprochement des deux ardents ; cette année-là, professeur à Quimper, Bounoure publie son premier article sur Suarès, le Suarès des beautés et rudesses bretonnes, chez qui paganisme et catholicisme, raison et cœur se voulaient, se faisaient indistincts. Leur commune éthique de la noblesse intérieure et de la vie totale explose, avec leur attachement au drapeau, dès l’année suivante. Jeune officier, alors que Suarès est trop âgé pour être mobilisé, Bounoure va faire une guerre exceptionnelle de courage, d’empathie envers les gamins foudroyés sous ses ordres et son regard (c’est son côté Genevoix), de lucidité envers un certain bellicisme et, à l’inverse, un antipatriotisme ragaillardi par le carnage (c’est son côté Drieu, époque Interrogation). La poésie résumait tout à leurs yeux, et d’abord le pouvoir d’enchantement, de révélation, des mots, à condition d’en distraire l’idéalisme, la rhétorique, qui les corrompaient, surtout en temps de guerre. « Contre la Bête », les chrétiens Baudelaire et Péguy, chers aux deux épistoliers, voire Michelet, leur semblaient plus fréquentables que les séides de Déroulède ou de Nietzsche. L’art déniaisé devait être d’affirmation, non de négation, d’élévation, non de déconstruction. Cela s’appelle aussi « l’accroissement de soi » par l’exercice du courage et de la beauté. Cela revient à soigner le désarroi, l’obscénité des temps modernes en matière de barbarie, par la défense opiniâtre des « vraies valeurs ». Le Suarès de Bounoure personnifie la protestation de l’esprit, comme on le verra à la fin des années 1930, devant l’évidence du retour de la Bête outre-Rhin. De surcroît, la véhémence du Marseillais était servie par la langue la plus dépouillée qui soit, une sorte d’atticisme solaire. La mort ne put mettre fin à cette amitié unique. Bounoure, disparu en 1969, vingt-et-un ans après son mentor, ne l’a jamais trahi quand tant d’autres s’étaient empressés d’oublier le mauvais coucheur. SG /André Suarès – Gabriel Bounoure, Correspondance 1913-1948, Édition d’Edouard Chalamet-Denis, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 23€.

Né en Belgique, peu avant la fin de la guerre de 14-18, mais naturalisé français en 1959 avec l’appui décisif de Paulhan, Georges Lambrichs appartient de plein droit à notre histoire littéraire. Son nom est désormais synonyme du triomphal « nouveau roman », bombe glacée, mais peu alcoolisée, des années 50-60, et d’une revue notoire, Les Cahiers du chemin (1967-1977), qui facilita le transfert de certains des ténors des éditions de Minuit vers Gallimard et La N.R.F.. Lambrichs devait la diriger après la mort de Marcel Arland, lequel avait succédé à Paulhan en 1968. Mais, dès cette date, au fond, le vieux Gaston avait compris qu’il lui fallait du sang neuf, un intellectuel trempé, mais qui sut ménager en douceur le tournant esthétique et la supposée fin de l’humanisme incarné par sa maison. Or, Lambrichs, en plus d’avoir été l’éditeur de Le Clézio ou de Butor, – un des premiers à avoir gagné la blanche -, s’était aguerri du côté de Critique et de Georges Bataille…  Il devait remettre les clefs de La N.R.F. à son ami Jacques Réda en 1987. Une vraie tranche d’histoire à entrées multiples, c’est ce que, d’un ton alerte plein de connivence, nous propose Arnaud Villanova, en plus d’annexes, qui font regretter un peu plus l’absence d’index et quelques couacs (Les Illusions perdues pour Illusions perdues, le passage expédié sur La N.R.F. de Drieu et le prétendu retrait de Paulhan). Mais l’essentiel, fort intéressant, notamment quant aux tiraillements entre maisons d’édition, est ailleurs. SG // Arnaud Villanova, Le Chemin continue : biographie de Georges Lambrichs, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 21,50€.

REVUE, REVIVRE

Les opinions les plus contraires courent sur le compte de La N.R.F. et de sa relance en janvier 1953. La nécessité d’y voir plus clair n’en était que plus grande. A la suite des beaux travaux de Martyn Cornick (1995), Laurence Brisset (2003) et Alban Cerisier (2009), aux champs temporels plus larges que le sien, Camille Koskas propose un inventaire et une analyse poussés des six premières années de cette renaissance, voulue, dès novembre 1944, par Gaston Gallimard, aux lendemains d’une liquidation difficile à avaler. Mais comme l’écrit François Mauriac, fin 1952, avec toute la « tendresse » dont était capable son Bloc-notes, huit ans s’écoulèrent avant que « cette chère vieille dame tondue » ne retrouvent ses cheveux. Quand d’autres s’en indignent à mots feutrés, tels Les Temps modernes de Sartre (dont l’attitude sous l’Occupation n’a pas été aussi exemplaire qu’il le prétendait), quand certains en sourient, telle La Parisienne de Jacques Laurent, Mauriac, soucieux des intérêts de sa chère Table ronde, contre-attaque avec hauteur, mais une humeur partagée, en février 1953. Le sommaire du numéro 1 de La N.N.R.F. [La Nouvelle Nouvelle Revue Française] ne lui a pas semblé d’une nouveauté éclatante, tant les ténors de l’avant-guerre y sont présents. Mais peut-on excuser d’autres survivances ? Le manifeste des deux directeurs, Jean Paulhan et Marcel Arland, deux « anciens », aurait-il noyé le poisson en réclamant la fin des hostilités, au terme d’une longue épuration, et en revendiquant la primauté du littéraire sur l’inféodation idéologique ? « Vous avez le droit de le garder, ce silence, sur la N.R.F. [sic] de lʼOccupation, non sur le garçon qui a occupé ce fauteuil, qui a corrigé les épreuves, assis à cette table. Ce nʼest pas une autre N.R.F. [sic] que celle de Drieu qui reparaît aujourdʼhui : vous avez trouvé dans un tiroir des pages de Montherlant que la libération avait empêché de publier ; et le Thomas qui traite des livres de poèmes doit être, jʼimagine, le même Thomas à qui Drieu avait confié cette rubrique. Vous nʼétiez pas obligé de ressusciter la Revue, mais enfin vous lʼavez fait. Vous nʼavez plus désormais la ressource du silence. » Tandis que l’anti-sartrisme de Jacques Laurent jubile à bon droit, Bernard Frank, sous pavillon sartrien, traite sans égards cette galerie d’ancêtres. Faire cohabiter Montherlant et Jouhandeau avec Malraux, il fallait oser… L’audace venait de Paulhan, qui doit composer avec les réticences d’Arland à accueillir dans ses pages les plumes compromises de la collaboration. Leur cordée, la franchise aidant, ne fut pas de tout repos.

Il est vrai que les contributions d’Arland à la N.R.F. de Drieu, sa large participation à l’équivoque Comœdia, son association aux Nouveaux destins de l’intelligence française, volume offert à Pétain en 1942, ne le disposaient pas à l’indulgence envers ceux qui avaient servi l’occupant, quelles que fussent la motivation de ce choix, sa réalité exacte et sa durée. Sans doute voulait-il faire oublier qu’il avait souscrit à un maréchalisme modéré. Certes, la plupart du temps, Arland obtempérait, non sans empoisonner l’existence de Paulhan de ses perpétuelles remontrances. En septembre 1953, La N.N.R.F donne un inédit de Drieu, le magnifique Récit secret, avant qu’Arland, en trois livraisons, ne récapitule le bien et surtout le mal qu’il pensait de l’auteur de Gilles. La défense du roman, « socle de l’entreprise N.R.F. » (Camille Koskas), comptait toujours parmi les priorités de la N.N.R.F. Aussi Arland se propose-t-il d’évaluer les apports de Drieu au genre majeur. Il s’y était déjà employé, à dire vrai, au cours des années 1920-1930 avec un enthousiasme variable. Seuls La Comédie de Charleroi, unique chef-d’œuvre, et Rêveuse bourgeoisie l’avaient pleinement convaincu, Drôle de voyage et Gilles, pour être moins réussis, manifestaient une force et une cohérence très supérieures, concluait Arland, au reste de la production rochellienne. Ces chipotages paraissent un peu vains aujourd’hui. Ils donnent pourtant la mesure des attentes d’une revue souvent déterminée par la vision assez convenue qu’Arland y développe. Au fond, pas assez carrée, et souffrant d’une sorte d’inachèvement narratif et psychologique, la manière féline de Drieu pâlit en face du dernier Giono, peu apprécié d’Henri Thomas en raison de ses pirouettes de roman feuilleton. La N.N.R.F. promeut aussi André Pieyre de Mandiargues, André Dhôtel, le plaisant Henri Calet, et confie à l’incolore Blanchot une partie de ses chroniques littéraires. Cela sent un peu l’échec. Eut-elle la main heureuse avec les jeunes romanciers ?

A suivre la comptabilité de Camille Koskas, il apparaît que le Nouveau roman, écriture (Robbe-Grillet) et théorie (Nathalie Sarraute) jouisse des faveurs que La N.N.R.F. refuse aux Hussards. Nimier, que poussent Morand et Chardonne, au nom du « style 1925 », n’encombre pas la revue, et Blondin, où Paulhan diagnostiquait du Giraudoux réchauffé, en est tenu écarté. Le fait qu’ils soient très marqués politiquement n’arrangeait pas les choses, bien que Paulhan n’ait pas dissimulé aux lecteurs sa sympathie pour des causes aussi controversées que l’Algérie française ou la réhabilitation de Céline. L’auteur du Voyage au bout de la nuit, que Gaston et Nimier brûlent d’intégrer au catalogue de la maison, offre à La N.N.R.F. l’occasion rêvée de vérifier son credo, à la barbe des fanatiques, communistes ou communisants, de la littérature engagée. Les pamphlets antisémites de Céline, comme ceux de Marcel Jouhandeau, si condamnables soient-ils, ne sauraient autoriser la relégation éternelle de leurs auteurs en dehors de la communauté littéraire. Cette reconstruction, nous dit Camile Koskas, poursuit Paulhan, fou de Jouhandeau, et moins insensible à Drieu qu’il ne le répète… La valeur d’un écrivain, estime-t-il, n’est pas conditionnée par ce que nous estimons être ses erreurs, ses fautes, jusqu’à ses délires xénophobes. Ne confondons pas, comme cela arriva en 1953, la « pureté littéraire » que Paulhan entend restaurer avec l’oubli de l’histoire récente et le désir de « mettre le monde entre parenthèse » (Armand Petitjean). Pas plus que le Drieu des années 1940-43, Paulhan ne croyait à « l’art en vase clos ». Le manifeste qui ouvrait le numéro du renouveau affirmait assez solennellement que le premier devoir de la littérature était de résister « aux Pouvoirs et aux Partis politiques ». Après Drieu, dont le directorat attend toutefois un bilan qui en respecterait les ambiguïtés volontaires, la maison Gallimard ne faisait plus crédit. Une perspective élargie au XIXe siècle montrerait que Paulhan mettait ses pas dans ceux de Gautier et Baudelaire. La reprise de L’Artiste, en 1856, s’était dressée contre la servilité de l’art et son assèchement moral. Stéphane Guégan

*Camille Koskas, Jean Paulhan après la guerre. Reconstruire la communauté littéraire, Classiques Garnier, 2021, 63€. A lire aussi : Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023, 32€. Le volume comprend un dictionnaire Drieu par les mêmes.

Paulhan, Drieu, Berl…

Conteur hors-pair, Michel De Jaeghere sait tout de la Grèce antique, il sait aussi en rendre vivantes les annales et ardente la foi patriotique. La géographie, que Michelet croyait déterminante dans le destin des peuples, aura peu secondé celui des Grecs, aux cités éparses et rivales, mais que la résistance aux Perses va élever au-dessus de leurs intérêts respectifs. En un siècle, le Ve av. J.-C., Athènes transforme ses victoires militaires en puissance hégémonique et impérialiste. On peut regretter ce surcroît de ferveur expansionniste. Michel De Jaeghere a des mots durs, des comparaisons glaçantes, au sujet du panhellénisme détourné de son lit, il nous rappelle, d’un autre côté, que l’héritage des guerres médiques déborde le cours que prirent les choses. Aussi son livre conduit-il une réflexion sur le sacrifice de soi à travers les âges, la Révolution française, l’Europe de Napoléon, les premiers temps de Vichy et fatalement les paradoxes de l’Occupation. Drieu, qui aurait tant aimé revivre la bataille de Marathon aux Dardanelles, s’invite ici et là. Le patriotisme, non le nationalisme, et donc l’Europe dans le souverainisme, l’aura constamment obsédé, et même entraîné aux terribles erreurs de jugement que l’on sait. L’amère morale des Chiens de paille, ultime roman de Drieu auquel la censure allemande fut tentée de refuser l’impression tant il dénonçait les faillites du pangermanisme, ne pouvait pas échapper à Michel de Jaeghere et au souffle de son essai. SG / Michel De Jaeghere, La Mélancolie d’Athéna. L’invention du patriotisme, Les Belles Lettres, 2022, 29€.

Si nul n’ignore l’effervescence poétique que connurent les lettres françaises sous l’Occupation, si les études se multiplient sur les relais de publication, au profit ou non de la Résistance, et en zone libre le plus souvent, on sous-évalue encore la contribution de La N.R.F. de Drieu à cette ferveur batailleuse ou compensatoire. Ce dernier s’en faisait gloire à l’heure du bilan de janvier 1943, préalable au sabordage décidé et proche de la revue. Il est vrai qu’elle avait rendu compte favorablement des volumes d’Eluard et s’était ouverte plus largement encore au meilleur de la poésie non surréaliste, d’Henri Thomas à Jacques Audiberti. Pour Francis Ponge, qui avait rejoint le PCF, et Jean Tardieu, la question ne se posait pas : La N.R.F. leur semblait infréquentable, et Comœdia à peine moins. Dans leur correspondance, document de première main, ils montrent plus d’aversion envers Audiberti, immense poète qu’ils savent proche des idées de Drieu, qu’envers Henri Thomas. Savaient-ils que Paulhan en sous-main appuyait de ses relations et de ses idées La N.R.F. des années sombres, conseillait à certains d’y signer, à d’autres de s’en garder ? Car c’est à lui, et à sa fameuse collection, Métamorphoses, qu’ils confient Le Parti pris des choses (1942) et Le Témoin invisible (1943). D’autres revues, Messages, Fontaine ou Poésie 42, les requièrent, de même que tout une sociabilité de café et d’échanges vifs. Gages d’une amitié ancienne, ces lettres fixent tout un monde. SG / Francis Ponge / Jean Tardieu, Correspondance 1941-1944, édition établie et préfacée par Delphine Hautois, Gallimard, 18€. 

Bernard de Fallois, en janvier 1953, fut de la livraison inaugurale de La N.N.R.F. Ses multiples talents devaient propulser le jeune Hussard aux affinités proustiennes vers toutes sortes de destins éditoriaux. Peu de temps après la mort du grand Emmanuel Berl (1892-1976), grand aussi de l’oubli où il avait commencé à sombrer malgré Patrick Modiano, Jean d’Ormesson et quelques autres, l’idée lui vint de publier, chez Julliard, un florilège d’articles, qu’un autre mordu, Bernard Morlino, avait réunis pieusement. Il reparaît. Politique, société, littérature, peinture, aucune des passions de Berl, aucun des domaines où brillait son anti-conformisme caustique, n’y manque. Juif assimilé, patriote inflexible, bourreau des cœurs et bourreau de travail, fou de journalisme et de justice sociale, il fut vibrionnant par nature, virevoltant par goût, si bien qu’il accepta en partie la caricature que Drieu glissa de lui dans Gilles. Bien plus douloureux, à la lecture du roman, fut de constater qu’il passait sous silence la complicité intellectuelle qui l’avait lié à l’auteur, et ne disait rien notamment des Derniers jours, bimensuel de 1927, qu’ils avaient dirigé et rédigé ensemble. L’espoir d’en finir avec l’ancien monde, son productivisme absurde, son paupérisme alarmant, leur titre l’annonçait avec un accent d’urgence bien dans la manière de ces impatients. A cette amitié, qui colore Drôle de voyage et que le journal centre-gauche Marianne devait entretenir au milieu des années 30, Berl resta toujours fidèle, au-delà du suicide de Drieu, malgré les différends qui s’étaient creusés avant la guerre. On lira ici l’article que le premier publia sur le second en 1953 en essayant d’imaginer la stupeur qu’il causa parmi les ennemis du fasciste, du doriotiste inexcusable. Même l’antisémitisme tardif du père de Gilles, qu’il sait distinct du racisme de stricte obédience, n’empêche pas Berl d’écrire que les comptes de ce contemporain essentiel « sont tous créditeurs ». Berl est aussi le premier, sauf erreur, à révéler que Colette Jéramec, la première épouse de Drieu, qui était juive, « il l’a tirée de Drancy quand c’était très difficile, fût-ce pour de soi-disant collaborateurs ». Le début de l’article de 1953, prélude au superbe Présence des morts de 1956, assigne le travail du deuil à son impossibilité : « Je croyais notre amitié morte : elle était rompue avant qu’il eût cessé de vivre. Je me trompais :  envers les morts aussi nous sommes tous changeants. De nouveau, il me semble que j’attends de lui quelque chose, et qu’il attend de moi ce que je n’arrive pas, d’ailleurs, à lui donner. » SG / Emmanuel Berl, Le temps, les idées et les hommes, préface de Bernard de Fallois, Bouquins, 30€.

Le dernier roman de Drieu, très sous-évalué, s’abrite derrière une longue citation de Lao-Tseu, ou de Lao zi, pour se conformer aux usages de La Pléiade : « Le ciel et la terre ne sont pas bienveillants à la manière des hommes, ils considèrent tous les êtres comme si c’étaient des chiens de paille qui ont servi dans les sacrifices. » Rude sagesse, où Drieu devait reconnaître l’alliance explosive du stoïcisme et de la pensée pascalienne. Seules nos actions, sans rachat certain, nous permettent d’accéder à une dimension supérieure de la vie. Ce roman des collaborations (avec Berlin, Moscou ou Londres…) et des tromperies de la politique ne pouvait s’appliquer morale plus adéquate que le taoïsme. Le lecteur du tome I des écrits de Lao zi, Zhuang zi et Lie zi n’est pas long à s’émerveiller d’autres résonances. Osera-t-on dire que leur attachement à la sobriété, au Grand-Tout du vivant, leur souci fondamental du perfectionnement de soi, physique et mental, leur mépris des faux savoirs, leur mode d’approche des phénomènes, nous apparaît plus sincère et efficace que le racolage actuel des officines et des médias en déroute. Du fond de l’ancienne Chine monte la sagesse des adeptes du vide, c’est qu’ils n’ignoraient pas que l’excès est le propre de l’homme. Mais eux ne se payaient pas de mots, en tous sens, ils se soignaient, se dressaient et, quoique partisans de la non-intervention sociale, rendaient le monde plus respirable, et assurément plus durable. SG / Philosophes taoïstes, I. Lao zi, Zhuang zi et Lie zi, édition et traduction du chinois par Rémi Mathieu, La Pléiade, Gallimard, 65€.

Nota bene / Mercredi 18 janvier 2023, à 19h, à l’occasion de la Nuit de la lecture 2023, Maurizio Serra, de l’Académie française, auteur de D’Annunzio le magnifique (Grasset, 2018), proposera une conversation autour de Proust et D’Annunzio, en compagnie de Stéphane Guégan, ponctuée de lectures par le comédien Pierre-François Garel.

Hôtel Littéraire Le Swann, 15 Rue de Constantinople, 75008 Paris.

Ma recension du D’Annunzio de Serra, parue dans la Revue des deux mondes de mai 2018, est accessible en ligne : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/article-revue/erotomane-de-laction/

PROUST, L’AUTRE CÔTÉ

Proust du côté juif est un de ces livres, rares, marquants, qui renouvellent leur objet, a priori connu, et dissipe bien des malentendus. Nous savions que Jeanne Weil, la mère de l’écrivain, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, baptisé, futur défenseur des cathédrales, a été un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que la Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugent aujourd’hui contestable. Pire, condamnable. Mais nous ne mesurions pas à sa juste échelle, loin s’en faut, le sentiment d’appartenance de Proust et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste. Fruit d’une enquête à multiples rebondissements, Antoine Compagnon jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. On ne retiendra ici qu’un des points les plus forts du livre, celui où s’élucide, à la faveur d’échanges électroniques que le confinement a favorisés, le mystère d’une citation qu’André Spire fut le premier à reproduire en 1923, fragment d’une lettre de Proust dont la date et le destinataire restaient à trouver. C’est chose faite, et c’est donc à Daniel Halévy que son ancien condisciple du lycée Condorcet expédia, le 10 mai 1908, le texte suivant, symptomatique de sa fidélité familiale et rituelle : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » SG / Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 32€.

Stéphane Guégan : A quand remonte l’intérêt que vous portez à ces intellectuels et écrivains juifs qui s’enflammèrent pour Proust dans l’entre-deux-guerres, peu après sa mort, et affirmèrent fièrement son génie autant que sa judéité ?

Antoine Compagnon : Cela remonte à une invitation de l’université de Tel-Aviv et au colloque qu’elle a organisé en 2007, Israël avant Israël. Je m’étais alors penché sur quelques figures du sionisme français des années 1920, très favorables à Proust et aucunement hostiles à l’image que donne des juifs A la recherche du temps perdu. Ma communication portait aussi sur les allusions au sionisme dans le roman proustien même. Cela dit, je m’étais précédemment intéressé à l’une des expressions de l’antisémitisme qui s’amplifia au temps de l’affaire Dreyfus, celle du « profil assyrien » comme marqueur des israélites français. Par ailleurs, mon livre sur Ferdinand Brunetière, qui fut antidreyfusard sans être antisémite, m’avait éclairé sur les énormes anachronismes que nous commettons en appliquant à l’affaire Dreyfus nos perspectives d’aujourd’hui. N’oublions pas, et j’y insiste dans Proust du côté juif, que certains des intellectuels juifs les plus proustophiles d’alors sont des lecteurs admiratifs de Péguy, Barrès, voire Maurras, et qu’ils n’éprouvent aucune gêne à parler de race, et de race juive notamment. Il en est même, plus rares, qui revendiquent un déterminisme ethnique et en font un critère d’évaluation de la littérature juive.

SG : Tous ces travaux, et votre dernier livre même, ne sont pas donc liés à l’émergence, voire à la radicalisation, d’analyses qui tendent à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être, ou par précaution ?

Antoine Compagnon : Il est vrai que cette tendance s’est accusée ces vingt dernières années et qu’elle ne brille guère par sa subtilité d’analyse, qu’il s’agisse du contexte historique propre à Proust, ou des voix narratives qui se croisent dans La Recherche. Le Narrateur n’y est pas un simple alter ego de Proust et lui-même, juif par sa mère, n’a pas fait de tous les juifs de son roman des figures aussi exemplaires que Swann. Mon dernier livre résulte surtout d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust. Au départ, il y a cette citation qui m’a longtemps intrigué et que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » Le texte, pensait-on, datait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement.

SG : On reviendra plus loin à ce texte sans collier et à sa signification. Mais il importe au préalable de dire un mot de l’arrière-plan familial des Proust, dont vous renouvelez la connaissance de façon décisive. Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, écrivent aussi, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte.

Antoine Compagnon : Alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828) a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godechaux (1806-1878) mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan.

SG :  Baruch, en effet, agit en véritable chef de dynastie, puisque, deux fois mariés, il fut le père de treize enfants, y compris ceux qui moururent en bas âge. Le père de Jeanne Weil, Nathé Weil, compte parmi les enfants du second lit.

Antoine Compagnon : Aux archives de Paris, qui n’avaient pas été sollicitées par les proustiens, j’ai pu constater que Baruch signa un grand nombre d’actes concernant les cousins et cousines de Jeanne, Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine.

[…]

Lire la suite de cet entretien dans La Revue des deux Mondes, mai-juin 2022, qui propose un riche dossier sur Proust et les juifs (Nathalie Mauriac Dyer, Mathilde Brézet, Sébastien Lapaque, Serge Zagdanski, Nicolas Ragonneau, Lucien d’Azay, Eryck de Rubercy, Stéphane Barsacq).

Verbatim / Sylvain Tesson au sujet de la guerre russo-ukrainienne : « L’émotion a saisi l’Europe occidentale. C’est une bonne nouvelle. Car, après le massacre des Arméniens chrétiens par les forces turco-azéries pendant quarante-quatre jours, en 2020, dans l’indifférence de l’Union européenne, on pouvait croire les cœurs fermés ! »

PROUST ENCORE

La refonte des écrits critiques de Proust, qui empruntèrent tous les modes et tous les genres, était attendue, elle n’a pas déçu. Et le Contre Sainte-Beuve, charge inaboutie mais prélude involontaire à La Recherche, n’en constitue peut-être pas la part la plus délectable. Un constat, d’abord : l’admirable persistance d’un goût qui, affirmé à 15/16 ans, ne variera plus. Son panthéon brillera toujours de quelques élus, ils sont les nôtres : Baudelaire et Mallarmé plutôt qu’Henri de Régnier, Balzac, Stendhal et Flaubert plutôt que Zola, Manet plutôt que Monet et même Degas. Encore lycéen, Marcel voue déjà aux gémonies la critique des tièdes, épingle Brunetière et Faguet, sourds au Fracasse de Théophile Gautier et à la littérature voyante, vivante, de façon générale. On devine une tendance qui ne demandera qu’à s’approfondir, du côté de la sensation comme saisie du réel, au mépris des apôtres de l’intellect et de l’œuvre pure. Comme la plupart de nos grands écrivains, Proust fut un grand journaliste, un tribun. Il a, du reste, voulu le volume des Pastiches et mélanges (NRF, 1919), dont La Mort des cathédrales (Le Figaro, 16 août 1904, au lendemain de l’Assomption !) tient du brûlot. A le relire, il est clair que la défense émue, car inquiète, du patrimoine religieux ne procède pas seulement d’une indignation d’esthète. Proust se savait, se sentait aussi catholique que juif, et la beauté de la liturgie était proportionnelle à « la vie » et à l’esprit qui s’y concentraient et rayonnaient. Après les cathédrales, ce seraient les églises qui auraient à souffrir de la « séparation », soit le lieu du culte avant son cœur de principes et de sagesse : le demi-siècle écoulé en fut le théâtre. L’admiration que Proust a toujours témoignée à Alfred de Vigny et à un certain Hugo exige d’être comprise dans le même sens. Et, pareillement, le choix de Manet. Laisser se dissoudre ce qui avait été l’âme de la grande peinture, sa portée métaphysique à travers la figure humaine et son ambition de toucher au grand mystère, lui inspire ici et là des réflexions de premier ordre. A ce titre, le chef-d’œuvre très sous-estimé est sa préface à Propos de peintre de Jacques-Emile Blanche (l’un des précoces et plus pertinents soutiens du Swann). Proust y privilégie ce que son ami, qui en fut l’émule, dit de Manet. Sans toujours comprendre le témoignage de Blanche, sans même le citer textuellement, il en retient la leçon inépuisable, et que tout une partie de l’historiographie du peintre n’a pas assez méditée : « Il [Blanche] montre l’absurdité de certaines formules qui ont fait admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles qu’ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l’irréel Manet de Zola « fenêtre ouverte sur la nature »)». Entre l’auteur et son préfacier, la connivence allait loin, une même méthode les unissait, garante d’une écriture qui mêlait l’analyse, une manière de conversation avec le lecteur et des incursions romanesques. Cette « hésitation » générique, qui donnait le tournis au dernier Barthes, Antoine Compagnon la commente parfaitement au cours de la longue préface, essai parmi les Essais, qu’il a donnée à cette Pléiade, aussi gourmande de textes que d’éclaircissements savants. Oui, le flux proustien plie les catégories à son mépris des normes narratives ou journalistiques. La fiction a tous les droits, même de ressembler aux chiens écrasés de la presse à grand tirage, aux potins mondains qui ont leur beauté, ou aux diatribes religieuses qui ont leur grandeur. SG

*Marcel Proust, Essais, sous la direction d’Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Mathieu Vernet, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 69€. // Au point de clore sa préface au Journal de Kafka, désormais lisible sous la forme d’un fort volume de Folio classique (Gallimard, 8,60€) et qu’il a lui-même intégralement traduit de l’allemand, Dominique Tassel cite ce passage du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » On sait ce qu’il en est des textes qui ne seraient écrits que pour être connus de soi et de ses rares proches… Le Journal de Kafka, par une inversion de visée, nous aide aussi à nous comprendre. Pour revenir aux parallélismes qui rapprochent le Praguois de Proust (son aîné de 12 ans), l’Album Kafka de la Pléiade s’en révèle riche. Songeons seulement à l’incipit de La Métamorphose, scène de lit inaugurale qui fait du réveil le début du cauchemar, songeons surtout à la façon dont la judéité travaille, pensée, remémoration, forme et thèmes, l’œuvre de celui que la tuberculose allait achever de consumer à moins de 41 ans. Pour nous Français, Kafka est un auteur posthume, lu, lui mort. Le livre de Stéphane Pesnel, écrit net, nous le restitue dans le mouvement de sa vie, de ses amours et de ses publications, une vraie résurrection. SG

Parmi les amitiés proustiennes qui se forgèrent au lycée Condorcet, et se renforcèrent des premières tentatives littéraires collectives, celle d’Horace Finaly (1871-1945) n’avait pas le prestige des liens que Marcel noua avec Fernand Gregh, Robert Dreyfus et Daniel Halévy. Or, ce jeune homme, issu de la communauté juive d’Ukraine, va vite retrouver la place qu’il occupa au sein de la galaxie qui nous importe. Une quinzaine de lettres, tardives, mais significatives à maints égards, sont enfin portées à la connaissance des amoureux de Proust. Du Banquet, feuille éphémère, à la Banque de Paris et des Pays-Bas, l’itinéraire de Finaly échappe à la banalité que ce raccourci suggère, celle du sacrifice des choses de l’esprit aux affaires. Du reste, Proust a vécu, sa vie entière, au milieu des soucis d’argent, des titres à garder ou vendre, des hauts et surtout des bas de son portefeuille de rentier. En 1919-20, pariant sur le succès durable des Jeunes filles en fleurs, Marcel en vient à imaginer, avec la complicité de Gaston Gallimard, une édition de luxe de son Prix Goncourt : les exemplaires doivent aller aux amis et aux cercleux, garants d’une certaine discrétion. Sur l’exemplaire de Finaly, d’une encre qui n’écarte pas la répétition et fait d’elle le gage d’une amitié ancienne et indéfectible : « A mon cher ami d’autrefois et de toujours, Monsieur Horace Finaly, avec le souvenir ému des jours d’autrefois. » Cet envoi autographe ouvre le présent volume, remarquablement préfacé et annoté par Thierry Laget, 19 autres lettres suivent, la plupart de Marcel. Certaines demandent au destinataire d’être détruites après lecture. Par chance, Finaly, qui n’a peut-être pas conservé les lettres de leurs vingt ans, s’est détourné du conseil. Du reste, c’est lui le conseiller écouté, voire sollicité pour des affaires qui sortent du cadre des fluctuations financières. Après s’être amouraché d’un serveur du Ritz, Proust demande à Horace de trouver au favori déchu une situation dans l’une de ses succursales, le plus loin de Paris… Ce fut chose faite, avec tact. Finaly n’en manquait pas. Aux parents d’Horace, avec lesquels il correspondit, Proust disait, en 1913, qu’il « possédait une intelligence complète ». Un an plus tard, il lui adressait son Swann avant de lui confier d’autres cygnes. SG / Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, éditions établie, présentée et annotée par Thierry Laget, bel avant-propos de Jacques Letertre, président de la Société des hôtels littéraires, important cahier photographique, 16€.

Une perfection, mais un chef-d’œuvre « sans action » désormais sur le présent de la littérature : c’est ainsi, à peu près, que Gaëtan Picon fixe la situation historique de La Recherche, en 1949, au seuil de son irremplacé Panorama de la nouvelle littérature française. Cette sortie de l’histoire ne relève d’aucune saute d’humeur : Picon, qui l’admire, ne rejette pas Proust en son nom. C’est le mouvement du siècle, des surréalistes à Malraux et Sartre, qui l’en a chassé. Trop symboliste, trop individualiste, trop coupé de la politique et du social, pas assez ouvert au frisson de l’action directe, à l’incertitude de l’instant vécu, à l’acceptation héroïque d’un futur incertain, à la brutalité d’un langage étranger aux salons, le récit proustien serait frappé d’obsolescence, d’illégitimité, selon ses détracteurs, mauvais lecteurs en tous sens… Comme l’a noté Denis Hollier, Proust avait anticipé sa condamnation, qu’il mit dans la bouche de Bloch : « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. » Il serait naïf de croire que ce procès, pour nombrilisme raffiné et inutilité criminelle, a perdu aujourd’hui ses procureurs… En 1949, l’espoir de révolutionner le monde et son écriture, voire de le changer par l’écriture, restait entier. Puis les années passèrent et la ferveur, la faveur de « la littérature engagée » s’estompa. Malraux cesse d’écrire des romans, Sartre et Aragon persistent, à tort le plus souvent, le nouveau roman refuse de « servir », certes, mais préfère la froideur des mots à la chaleur du vivant. Proust serait-il redevenu fréquentable au cours des années 1950 ? C’est ce que pensent Nimier en le disant, Céline en le taisant, le Kerouac d’On the road en le proclamant… Même un Drieu, refusant la purge des années 1930, n’avait jamais cessé d’être secrètement proustien, les inédits de l’après-guerre, après Drôle de voyage, le confirment… Picon lui-même, comme Barthes plus tard, se sent libre d’y revenir, et c’est le très beau Lecture de Proust de 1963, auquel Hollier ajoutera une préface incisive en 1995. La double parution spectaculaire de Jean Santeuil (1952) et de Contre Sainte-Beuve (1954) avait confirmé, sinon révélé, un écrivain de combat, combat en faveur de Stendhal et Baudelaire, combat en faveur du capitaine Dreyfus, combat enfin pour une littérature en prise sur un réel en transformation, et non en proie seulement à l’Eros solitaire de la remémoration privée. Dès 1960, nouvelle édition du Panorama oblige, Picon commence à corriger le tir : « La grandeur d’une œuvre ne se mesure pas à son action dans l’actuel. » Autrement dit, la littérature n’a pas besoin de se plier au sartrisme pour justifier de son existence. Car, cette « action », Proust n’a cessé de l’exercer depuis sa mort, et le Proust de Ramon Fernandez (1943) – que Picon cite en 1963 -, l’enregistra à sa manière. Sa Lecture de Proust, malgré son titre, ne suit pas une grille unique. Au contraire, il y avait urgence à déconditionner l’approche de l’écrivain. Très informé des critères modernistes pour les avoir en partie suivis, Picon exagère le parallèle flaubertien du livre sur rien (la Recherche fourmille d’actions), mais cela lui permet de donner du présent, tel que le récit proustien le suspend ou l’étire, une définition moins utilitariste qu’hédoniste ou angoissée. La vertu première du grand roman n’en reste pas moins pour Picon l’alliance unique entre la littérature comme conscience et la sensation comme accès au monde, corps et âme. SG / Gaëtan Picon, Lecture de Proust, présentation de Denis Hollier, Gallimard, Tel, 11€.

D’elle, il avait hérité la douceur du regard, de longs sourcils, l’arrondi de la lèvre inférieure, une lumière. Le physique et la métaphysique, chaque visage en révèle l’unité profonde. A propos de Marcel Proust et de sa mère, Jeanne Weil, on préfère parler ordinairement de fusion, ce que La Recherche, dès ses premières pages, établit dans la ferveur du baiser attendu. Cette filiation ardente, amoureuse pour les freudiens, en devenant un mythe, a caché ce que de très récentes enquêtes ont permis de préciser. L’exposition du Mahj, documentée mais non documentaire au sens sec du terme, orchestre parfaitement l’état de la question. Cela nous ramène au livre d’Antoine Compagnon, conseiller scientifique de Marcel Proust du côté de la mère et co-directeur de son catalogue. Isabelle Cahn, sa commissaire, est parvenue à tresser deux récits sans qu’ils en souffrent, on lui sait gré aussi de ne pas avoir cantonné tableaux, dessins et photographies au rôle ancillaire que leur assignent parfois les manifestations du souvenir. Deux récits, disions-nous, et peut-être trois : la judéité proustienne, ses racines et ses signes forment la principale perspective, le destin proactif des élites juives de la Belle Époque ouvre une deuxième piste, les Juifs de la Recherche, à l’épreuve de La Revue blanche, du procès Dreyfus et des ballets russes, fixent un troisième niveau de lecture. En résulte une très remarquable exploration des cercles hors desquels l’écrivain et son Livre ne s’expliqueraient plus convenablement. Bien que l’idée d’une œuvre où tout était connecté se soit très vite imposée à la glose savante, elle a tardé à prendre la mesure de ce qui constituait « l’autre côté » de l’homme et de l’œuvre. Proust aimait se dire deux, et pas seulement parce qu’il idolâtrait Baudelaire (Gaëtan Picon situait la réussite intégratrice du roman proustien à la croisée du grand Charles et du non moins génial Balzac). Et, très tôt, le parcours nous confronte à l’aveu de cette dualité fondatrice : c’est le fameux brouillon de la lettre, doublement amère, adressée à Daniel Halévy, que nous citions plus haut. Quoique les manuscrits à multiples paperolles et apparence talmudique y tiennent leur place, il serait injuste de laisser penser que l’écrit domine l’exposition. Certains des plus éminents artistes de l’entre-deux siècles, d’Helleu à Blanche et Picasso, de Caillebotte à Vuillard et Bonnard, donnent régulièrement de la voix. Le Cercle de la rue royale de James Tissot apporte au visiteur l’inoubliable instantané d’un Charles Haas plus dandy que jamais dans l’entrebâillement d’une porte-fenêtre qui a beaucoup fait parler d’elle. Autre prêt insigne, outre L’Asperge Ephrussi de Manet, le Mehmet II de Gentile Bellini dont Proust, ou plutôt le Narrateur, disait qu’il était le portrait craché de Bloch. La Recherche est pleine de ces courts-circuits. SG // Marcel Proust, du côté de la mère, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, exposition visible jusqu’au 28 août 2022, beau et intéressant catalogue co-édité par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 39€.

FLEURS ÉTRANGES

Paru chez Gallimard en mars 1943, L’Homme à cheval fut écrit au galop, en six mois, d’avril à novembre 1942, alors que Drieu voit s’effondrer ce qui lui permettait de supporter l’Occupation, l’utopie d’une Europe refondée et capable de tenir tête à l’Amérique et à la Russie, la renaissance de la NRF après les mois de silence imposés par la défaite plus qu’humiliante, sidérante, traumatisante, de juin 1940. Or, sur les deux fronts, l’amertume, le désarroi l’emporte. Alors que les Russes tiennent en échec la stupide offensive d’Hitler, Gide, Valéry et Claudel, appuyés sur Giono et Mauriac, entendent reprendre la main sur la NRF et mettre fin à la polyphonie idéologique que Drieu y avait instituée en décembre 1940, polyphonie conforme aux positions fascistes de son nouveau directeur et à l’idée qu’il se faisait de la ligne éditoriale de la revue depuis sa fondation. Le 21 avril 1942, il ne peut que désapprouver l’exclusion de Montherlant et Jouhandeau (supérieur à Mauriac dans le « diabolisme chrétien ») du Comité de Direction qui tente alors de se constituer contre lui. Gaston Gallimard, ce jour-là, en est informé par courrier, Drieu l’assurant de ses sentiments de vieille affection. Dès le lendemain, sur un ton enjoué cette fois, il confie au Journal : « je me suis mis à écrire un roman de fantaisie dont l’idée m’est venue en Argentine, en écoutant Borgès me raconter des anecdotes sur un dictateur bolivien des environs de [18]70. J’en rêve depuis douze ans. » Dix, en réalité. La série de conférences qu’il avait prononcées en Argentine, à l’invitation de sa maîtresse Victoria Ocampo, datait de 1932. A Buenos Aires, il avait disserté avec bienveillance du fascisme italien et du communisme russe, non sans conclure à la fatale victoire de l’hitlérisme en Allemagne, hitlérisme dont il devait brocarder bientôt, dans la NRF de Jean Paulhan, la composante raciste. Le contexte ethnique issu de la conquête espagnole, en plus de la beauté du pays et de ses conversations passionnées avec Borgès (un vrai coup de foudre), tout l’aura empoigné durant son semestre argentin. S’il fut conquis, la raison n’est donc pas seulement le charme des sœurs Ocampo, dont Julien Hervier, à qui l’on doit cette nouvelle édition de L’Homme à cheval, dit bien la marque diffuse sur le roman. Cet essaim de féminité ensorcelante rappelle au grand spécialiste de Drieu l’atmosphère d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. J’ajouterai que la référence aux Fleurs du mal, dont un exemplaire traîne chez l’une des protagonistes du livre de 1943, laisse aussi entendre que l’aventure bolivienne, narrée en maître par Drieu, inscrit sa démesure dans une réflexion plus générale sur la politique et la libido, le rêve et l’action, leur unité nécessaire comme leurs dangers éminents.

L’Amérique du Sud des années 1810-20 a été secouée de multiples révolutions et coups d’Etat, qui iront ici et là se répétant. Comment ces renversements et la dislocation des vieux empires coloniaux qui en résulte ne donneraient-ils pas à réfléchir à Drieu, veuf de l’ancienne France depuis 1940, voire 1918 ? L’Homme à cheval désigne, par son titre shakespearien, la difficulté de se tenir en selle pour ceux qui se sont imposés par la force, au mépris du peuple, tout en prétendant le restaurer dans ses droits bafoués. On sent déjà comment le livre de 1943 résonne. Un modeste lieutenant de cavalerie, mi-indien, mi-espagnol, métis et donc incertain de son destin, le croise en la personne d’un guitariste, travaillé par les femmes dont sa laideur le prive, et par la sainteté du séminariste qu’il fut. Drieu ne l’affuble que d’un prénom, Felipe, qui sent sa noblesse secrète : ce sera, du reste, le narrateur de l’histoire, lui le poète qui poussera Jaime Torrijos, autre appellation parlante, à s’emparer de la Bolivie et tenter d’unir autour de sa double identité les indiens miséreux et l’aristocratie espagnole. Beau comme un dieu, attachant à son charisme viril femmes et hommes, le mutin se découvre une assurance dans l’action, une morale dans l’autorité conquise, deux obsessions de Drieu, fruits de l’expérience de 14-18 et de la déconfiture des années qui suivirent. Jaime et Felipe, c’est le thème de l’union des contraires que lui-même cherchera dans le fascisme, un fascisme distinct du nazisme, évidemment. Autour des deux héros, la haine de classe et la haine de race agissent, agitent toutes sortes de personnages, un franc-maçon peu franc du collier, un Jésuite aux moeurs de Vautrin, une danseuse amoureuse d’elle-même et la superbe Camilla, grande d’Espagne, fière de sa caste, incapable de la trahir. Dans une version antérieure du roman, la maîtresse déchirée de Jaime se nommait Sephora et avait des origines judéo-portugaises. La modification apportée par Drieu, quelques mois avant de sauver sa première femme des griffes de Drancy, doit faire réfléchir, autant que les autres changements du manuscrit, que Julien Hervier étudie avec la science et le courage qu’on lui sait. La vitesse d’écriture de Drieu, les embardées et les ellipses du récit, c’est son stendhalisme, qui annonce le dernier Giono et le dernier Morand. Mais la pulsion n’interdit pas la perfection, la reprise, l’abandon de la cinquantaine de pages inédites, passionnantes, que nous devons à l’inlassable sollicitude de Madame Brigitte Drieu la Rochelle envers ce beau-frère qu’elle n’a pas connu mais dont elle défend la mémoire et sert l’oeuvre. Un projet de scénario oublié est joint, qui vérifie le potentiel cinématographique du roman. Louis Malle et Alain Delon y croiront plus tard, sentant instinctivement ce que L’Homme à cheval possédait de malrucien au-delà de la fable révolutionnaire. Car c’est aussi une fable métaphysique, comme l’écrivait Frédéric Grover en 1962, une sorte de Condition humaine hissée sur les hauteurs boliviennes, au contact du divin, qui pousse certains au sacrifice ou au pardon, voire au suicide : « L’homme ne naît que pour mourir et il n’est jamais si vivant que lorsqu’il meurt. Mais sa vie n’a de sens que s’il donne sa vie au lieu d’attendre qu’elle lui soit reprise. » Les mots, ceux que Felipe avait mis en Jaime et les autres, Drieu n’a jamais triché avec. Stéphane Guégan /// Pierre Drieu la Rochelle, L’Homme à cheval, nouvelle édition, présentée par Julien Hervier, Gallimard, 20€.

Livres reçus… et lus !

Ils se sont tant aimés, du moins se l’assurèrent-ils en s’écrivant avec une passion qui classe leur correspondance, un cas, un événement éditorial, parmi les hautes pages du lyrisme des coeurs inséparables. Antoine et Consuelo, le comte et la comtesse de Saint-Exupéry, mariés en avril 1931, séparés en 1938, mais non divorcés, ont voulu une vie où demeurait du mystère, une relation aux flambées renaissantes, un nomadisme qui oblige à ne jamais faire souche. Pour parler comme Saint-Ex, qui porta tant de lettres dans les flancs de ses avions, ils mirent du vent dans l’existence, du souffle et du souffre dans leurs échanges épistolaires. Ces derniers ont le parfum du chaos et des recollages, des tromperies (sexe compris) et des aveux de fidélité éternelle. C’est un peu comme si Tristan et Yseult repeignaient L’Amour fou de Breton, tantôt aux couleurs de l’Argentine et de l’Afrique, tantôt à celles du New York de 1940-1943. C’est la période la plus curieuse et la plus intéressante du volume qui nous est offert, richement annoté et lesté de documents, photographies et dessins dont il eût été regrettable de nous frustrer. Car le couple pratique sous toutes ses formes l’image mordante. Peintre et sculpteur, Consuelo fréquente la mouvance surréaliste, en exil, les Breton, Duchamp… Saint-Ex en conçoit de justes agacements, met en garde sa « rose » contre le n’importe quoi érigé en sublime, dénonce le flicage d’André, qui fouine dans les affaires privées de celle dont il s’est amouraché. Nul n’ignore, par ailleurs, l’attitude lamentable de Breton dans l’affaire de Pilote de guerre, le chef-d’œuvre de Saint-Exupéry, et la réponse de l’aviateur au patriotisme flottant du chantre des convulsions imaginaires. Retourné à Alger en avril 1943, notre albatros décida contre tous, contre l’âge et les bosses, de repartir se battre : «  Il faut simplement que je paie. » On connaît l’addition. SG /// Antoine et Consuelo de Saint-Exupéry, Correspondance 1930-1944, édition établie et présentée par Alban Cerisier, avant-propos de Martine Martinez Fructuoso et Olivier d’Agay, Gallimard, 25€.

Ô la merveille ! Pour sortir définitivement de la guerre de 39-45, comme d’un long hiver dirait cette Proserpine de Colette, la reine du Palais-Royal et Raoul Dufy, qui avait traversé l’Occupation sans déchoir de son statut de gloire nationale, co-signèrent Pour un herbier, renouvelant ensemble le genre si français des fleurs de rhétorique et des jardins poétiques. Ils avaient eu la vingtaine dans les années 1890, croyaient au mariage des mots et des formes, y mettait chacun la légère incandescence, la tendre sensualité de leur style. Le résultat, réservé en 1951 à une poignée de bibliophiles, devrait, on l’espère, étendre le champ de ses lecteurs aux amants et amantes de Flore. Le fac-similé de Citadelles § Mazenod pousse le soin de la résurrection jusqu’au choix d’un papier profond, bien fait pour la prose subtile de Colette et les effets graphiques et chromatiques de Dufy. Sous l’invocation de Redouté et de Vigée Le Brun, cités à propos de l’anémone dont un joli petit hérisson d’étamines bleues pique le centre, les deux artistes peignent de concert. Faisons confiance à Colette, que la nature met en émoi et plus encore, pour dialoguer aussi avec ceux qui ont, avant elle, ronsardisé sur la rose, si chère sous la botte, le lys, indétachable de Mallarmé, ou la tulipe, occasion de réciter le poème doucement religieux de Gautier, offert, comme tout don, au Balzac d’Illusions perdues. Parfois, les hommages de la grande dame sont plus cryptés. Comment oublier Manet lors de la brusque agonie de la pivoine ? L’ami Cocteau et sa longue addiction aux fumées orientales ? « Les toxicomanes avides ne peuvent lier leur esprit à l’opium que sous sa forme de secours irremplaçable. » Au public de 1951, les éditions Mermod, à Lausanne, parlaient ainsi tous les langages. SG /// Colette, Pour un herbier, aquarelles de Raoul Dufy, Citadelles & Mazenod, 65€.

Pour incarner à l’écran le Morel des Racines du ciel, le défenseur des éléphants que lui chassait, John Huston rêva de ressusciter Saint-Ex ; Zanuck, le producteur mégalomane de la Fox, se serait contenté de Romain Gary… Autant dire que le Français, l’ancien pilote de la France libre, s’était déjà confortablement installé dans la mythologie qui reste la sienne et que l’excellent livre de Kerwin Spire, un récit qui tend au roman, étoffe de nouvelles données, à la faveur d’un beau travail d’archives. Outre ce qui touche au film assez moyen de Huston, malgré la prestation d’Errol Flynn, nous sommes désormais mieux renseignés quant aux années californiennes de Gary, devenu Consul général de France : elles débutent en 1956, au milieu des événements sanglants d’Algérie et de Hongrie, s’achèvent en 1960, quand Gary quitte le Quai d’Orsay et refait sa vie, écrivain fêté, en compagnie de Jean Seberg, de vingt ans sa cadette, une fille aux yeux bleus, comme les siens, mais aux origines différentes. Il aura fallu que Roman Kacew, Juif d’Europe centrale, gaulliste en diable, tombe fou amoureux d’une fille de l’Iowa des open fields, qu’Otto Preminger découvrit et que Godard consacra. Avant cette fin momentanément heureuse, on suit le consul, envoyé à Los Angeles, dans l’existence intrépide qu’il a décidé de mener au pays de tous les fantasmes. Mari à distance, vrai Don Juan, il ne séduit pas que le beau sexe. Son numéro de charme s’exerce plus largement sur la communauté américaine, hostile à la politique française en Algérie ou en Égypte. Très chatouilleux du côté du patriotisme, Gary défend, comme son ami Camus, l’option de la cohabitation ethnique, craint la mainmise des Russes sur le FLN, est horrifié par Les Sentiers de la gloire de Kubrick, charge anti-française, et, bien sûr, se félicite du retour de De Gaulle au pouvoir. Comme si cela ne suffisait pas à remplir un agenda de haut fonctionnaire, il écrit livre sur livre. L’un d’entre eux se verra couronner du Prix Goncourt en 1956, une histoire d’éléphants menacés, une allégorie du monde moderne en pleine brousse, sous l’oeil de Dieu, cet absolu pour qui Hollywood n’avait pas de star idoine. SG /// Kerwin Spire, Monsieur Romain Gary, Gallimard, 20€.

On ne se méfie jamais des femmes qui vous disent mourir d’elles-mêmes. On se dit, c’est une pose, du chantage affectif… Et pourtant Anna de Noailles mourut en 1933, à 57 ans, d’un de ces mystères qui laissèrent cois ses médecins. Il est vrai que la morphine était en vente libre et que la poétesse du Coeur innombrable fatigua le sien en forçant de plus en plus… Le malheur n’aidait pas. Depuis le début des années 1920, sous le choc de ses chers disparus,  – sa mère Rachel, les indispensables Maurice Barrès et Marcel Proust avant sa sœur adorée, Hélène de Caraman-Chimay -, la poétesse, mi-Bibesco, mi-crétoise, s’était condamnée à la chambre, aux rares visiteurs, aux plus rares sorties et donc, entre deux remontants, aux souvenirs. Un éditeur l’a compris qui lui demande de les coucher sur le papier. Des articles des Annales, à partir de février 1931, naîtra le très beau Livre de ma vie, qu’il faut entendre doublement : avant d’en devenir un, ma vie ne fut que livres. Quand on a un grand-père qui traduit Dante en grec, et un grand-oncle qui ne jure que par le Gautier des sonnets les plus dessinés, l’éducation littéraire vous prépare à écrire dans l’idiome de votre choix. Racine, Hugo, Musset, Baudelaire et Verlaine la firent complètement française et même parisienne, affirmation identitaire par laquelle elle ouvre ses Mémoires. La dernière phrase en est empruntée à l’ami Marcel, citant les Grecs, toujours eux : « Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage. » Le sien n’eut rien d’une traversée solitaire, enlisée dans le dolorisme fin-de-siècle et les désirs inassouvis. Les meilleurs, Proust, Cocteau et Colette, la tenait pour une des leurs. Une vraie plume, à encre noire. La petite princesse aux langueurs orientales, aux yeux chargés « d’azur, de rêve et de mélancolie », avait assurément du coffre. SG /// Anna de Noailles, Le Livre de ma vie, Bartillat, Omnia Poche, 12€.

La peinture, disait Picasso à la télévision belge en octobre 1966, est faite des « intentions du moment ». Deux siècles plus tôt, Diderot théorisait « l’instant prégnant », autour duquel doit se nouer le drame traduit en peinture. Les courts et vifs récits de Marianne Jaeglé, qu’elle greffe sur la biographie officielle des plus grands sans la trahir, balancent entre ces deux définitions du temps, l’éclair et la durée, et se délectent du plaisir, parfois amer, de se frotter à Homère, Léonard, Caravage, Primo Levi, Malaparte et bien d’autres. Je me réjouis qu’elle ait associé Gautier et la première de Giselle à son tableau des fulgurances de la vie. Carlotta Grisi, devenue étoile sous l’œil amoureux de son librettiste, est bien croquée dans un éternel pas de deux, une touche d’innocence, une touche d’arrivisme. A dire vrai, l’espace qui sépare le déclic du passé où il prend sens est loin de résister à Marianne Jaeglé, qui croit à la force souterraine des blessures, puissance occulte, heureuse ou cruelle. Chaplin, exilé à Vevey, porte la moustache de Charlot comme une croix, Romain Gary découvre dans la Bulgarie de l’après-guerre le dénuement de son enfance, Lee Miller, photographiée dans la baignoire d’Hitler, revoit son père l’abuser, Colette venge le sien, cet officier incapable de raconter sa guerre de 1870 et ses années Mac Mahon, faute de triompher de la page blanche. Il avait vécu tant de minutes intenses. Mais comment les égaler par les mots sans faire pâlir le réel ? A défaut de ce secret-là, il légua celui de son échec à sa fille, comme un pari sur le temps. SG /// Marianne Jaeglé, Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et autres histoires, L’Arpenteur, 19€.

D’elle, on aura tout dit, et bien avant que le Met de New York ne titre en 2017 l’exposition qui lui fut consacrée : Jacqueline de Ribes, the Art of Style. De l’apparence, du maintien, bref du look, elle a fait un art. New York, dont elle parle l’idiome, et qu’elle para du chic parisien, saluait en grandes pompes son ambassadrice essentielle, et comme sa citoyenne d’honneur. Les fous de Cézanne le sont bien d’Aix. Le grand Truman Capote, qu’elle devait dominer de près de 20 centimètres, l’avait classée parmi ses cygnes préférés en 1959. Jacqueline, trente ans alors, née Beaumont et épouse d’Edouard de Ribes depuis une dizaine d’années, développait un cou à faire soupirer les messieurs, Warhol et Avedon compris. Pour Visconti, parmi tant d’autres, cette particularité physique, additionnée aux jambes interminables et au nez français, long et droit, la prédestinait à devenir, au cinéma, Oriane de Guermantes, dont elle n’est pourtant pas le portrait craché, à lire Proust. Mais la classe gomme toutes les dissemblances superficielles, la classe et le lignage.  En l’interrogeant lors de dîners frugaux par exigence de ligne, justement, Dominique Bona a vite réalisé qu’il ne faudrait pas lésiner sur les quartiers de noblesse. La biographe inspirée de Romain Gary, Berthe Morisot, Colette et des sœurs Lerolle, eut fort à faire avec son nouveau sujet. Il en est né un livre ample, tourbillonnant, aux révélations de toute nature. Le gratin a ses secrets. Certains blessent, saignent encore, évidemment. La jolie Paule de Beaumont, que Drieu ne flatte guère dans son Journal, ne semble pas avoir été une mère très aimante pour la petite Jacqueline. C’est qu’elle aimait ailleurs et venait d’un monde où les enfants existent peu. Jacqueline, en négligeant moins les siens, ne s’est pas enfermée dans la domesticité exemplaire des familles vieille France. On sent Dominique Bona s’éprendre de cette reine des fêtes Beistegui, puis de la fashion internationale ou de la politique hexagonale, voire muséale, cette folle de danse, cette transe, et de ballets, éternellement déchirée entre la fidélité au blason et l’anarchie de mœurs de la jet set. D’elle, vous pensiez tout savoir. Dominique Bona devrait en détromper plus d’un. SG/// Dominique Bona, de l’Académie française, Divine Jacqueline, Gallimard, 24€. Souhaitons que la deuxième édition de ce livre si riche comporte un index.

TURBINONS FERME

Née de la volonté opiniâtre d’Anne Gruner Schlumberger, la Fondation des Treilles est une institution en marge des institutions, un havre de savoir à l’abri des cuistres et des nouveaux Tartuffe, et donc le plus bel endroit, par-delà son cadre virgilien, ses archives et sa bibliothèque, pour y disserter de la NRF. Je n’en connais pas de plus approprié à l’esprit de la revue de Jean Schlumberger (notre photo), Jacques Copeau et André Gide. Si ce dernier a pu laisser penser qu’il avait été l’âme majeure du groupe initial, ou le Christ (dissipé) d’une manière de Pentecôte, les deux autres furent véritablement, de 1911 à 1914, les agents essentiels de la NRF et, dans le cas de Schlumberger, l’un de ses argentiers cruciaux. Et Dieu sait si publier la NRF n’était pas une affaire ! En 1912, trois ans après son lancement, elle comptait 128 abonnés pour 244 services de presse, selon Pierre Hebey. Le temps des journaux sous perfusion de subsides publics ou publicitaires, et sous pression des réseaux sociaux, n’avait pas encore vicié le champ des idées et l’arbitrage artistique en matière de romans, poésie, théâtre et peinture. Car toutes les muses, jusqu’au cinéma bientôt, étaient reçues sous le toit des fondateurs, et enrichies du refus, signifié par Schlumberger en février 1909, d’assujettir la création à d’autre loi que la sienne. La morale commune et la politique des partis iraient coucher ailleurs, elles n’avaient que trop montré leur incompatibilité avec la vérité en art. « Le droit à tout peindre », pour parler comme Henri Ghéon (autre figure clef de l’entreprise) effaçait le désir de lancer une « école » et encore moins une école de pisse-froid. Parler ainsi peut faire sourire, étant entendu que la NRF aurait moins adoubé les avant-gardes que poursuivi on ne sait quel rêve de restauration pascalienne ou racinienne. C’est confondre le refus du débraillé ou de l’obscur et le prétendu néoclassicisme qui colle à sa réputation d’austère cénacle. Celle-ci, de fait, n’est que le produit de la méconnaissance de ce que fut la « première NRF » (elle s’arrête avant ou après la direction de Drieu, selon les historiens). Des trésors souvent ignorés de la revue, de sa capacité surtout à faire entendre autant ses convergences que ses divergences internes, on se convaincrait une fois de plus, s’il était nécessaire, en consultant les Actes du colloque qui s’est tenu, aux Treilles, en juin 2018. Pour en avoir été, je me garderai ici des couronnes qu’il conviendrait de tresser et d’adresser à ceux qui le rendirent possible.

Que nous apprend l’activité épistolaire très soutenue des principaux auteurs de la «première NRF » sur leurs vies, leurs livres, les disputes du temps, le paysage d’ensemble des lettres et des arts, le contexte politique fatalement, telle était l’ambition payante des organisateurs, Robert Kopp et Peter Schnyder. Le micro des Treilles, ils l’ont tendu libéralement aux sujets et aux sensibilités les plus divers. En plus des mousquetaires déjà nommés, Marcel Drouin, Charles-Louis Philippe, Marcel Proust, Jacques Rivière, Dada, Jules Romains et jusqu’à Barrès et Drieu, occupèrent les participants. Je me contenterai donc de cheminer parmi les précieuses annexes du volume et, particulièrement, les 78 lettres que Schlumberger et Copeau échangèrent avant la guerre de 14-18 et l’arrêt patriotique, mais provisoire, de la revue. Ce choix de correspondances débute au printemps-été 1911 lorsque André Ruyters, l’un des inventeurs de la NRF, « adopte l’attitude du Rimbaud dernière manière» et « refuse de dorénavant toucher une plume. » Les pannes de stylo et les promesses trahies seront l’ordinaire de ses compagnons. Quand une revue s’élance, elle cherche, réclame de la copie et, si possible, de la très bonne. Les hommes de la NRF rêvent ainsi de Péguy en vain, caressent leurs étoiles, Larbaud et Claudel, s’attachent André Suarès et Thibaudet à partir de 1912, font écrire Gaston Gallimard, excellemment, sur Bonnard ou le très négligé (chez nous) Frank Brangwyn. Sans idéaliser la jeunesse, ils la consultent. Ainsi Alain-Fournier et Jacques Rivière tentent, avec des succès variables, de les convertir à la nouvelle poésie, André Salmon et Max Jacob, par exemple. Vildrac, poussé par Jules Romains, leur convient mieux. Ghéon, ce faune, voire ce fauve des amours interdites, dont la franchise épatait Gide, revient souvent sur les poètes du moment, quand il ne chante pas les ballets russes, voire le Swann de Proust, en manière de rattrapage… Ce serait, en effet, lui faire un mauvais procès que de ne retenir que ses prudences et ses réserves, s’agissant de la naissante Recherche ou de l’Alcools d’Apollinaire. Il y avait authenticité chez l’un et l’autre, génie au vrai sens du terme, loin de l’esthétisme ou, pire, de l’académisme post-rimbaldien. Salmon, hélas, ne convainc pas Copeau, Ghéon trouve le cubisme de Salon trop inféodé à l’esprit de système (n’est pas Picasso qui veut), chipote avec Cocteau, mais aucun des deux critiques ne rejette, par principe, la nouvelle vague et ses licences, ou ses excès parfois salutaires… Il y a certes danger à repousser le dogmatisme ou le moralisme (déjà !). La correspondance de Copeau et Schlumberger débute alors que les Lettres de jeunesse (Gallimard, 1911) de Charles-Louis Philippe ont mis en émoi le milieu parisien. Un pan de la presse conservatrice, qu’elle vienne de gauche (L’Indépendance de Georges Sorel et Jean Variot) ou de droite (L’Opinion de Jean de Pierrefeu), se jette sur l’aubaine et s’en prend aux disciples de l’immoraliste (Gide à travers Philippe), tandis qu’au Gaulois, un ami de Barrès et Maurras, les tient pour des tenants de la tradition française la plus pure… La NRF souriait et passait, non sans reprocher ouvertement, à l’occasion, et à Barrès lui-même, l’acception réductrice, souvent xénophobe, qu’on professait de cette même francité. La langue, ce n’est pas seulement le langage, c’est la culture comme socle commun plus que droit du sol, pensait Schlumberger. Aussi ce dernier mit-il tout en œuvre pour aider Copeau à ouvrir le Théâtre du Vieux-Colombier, ce qui fut fait fin 1913. La recherche intense des capitaux qui le permirent nous vaut des renseignements de première main, souvent très drôles, sur les personnes à taper, de grandes dames désœuvrées le plus souvent. Mais quand il s’est agi de solliciter Marcel Proust, c’est Schlumberger, toujours lui, qui se désigna avec joie et succès.

Stéphane Guégan

*Un monde de lettres. Les auteurs de la première NRF au miroir de leurs correspondances, Les Entretiens de la Fondation des Treilles, avec des lettres inédites. Textes réunis par Robert Kopp et Peter Schnyder, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2021, 25€. Signalons deux autres publications complémentaires : (1) André Gide et Marcel Drouin, Correspondance  1890-1943, édition établie, présentée et annotée par Nicolas Drouin, Gallimard, 2019. Gide fait la connaissance de Marcel Drouin (1871-1943), dans l’entourage de Pierre Louÿs. Autant ce dernier jouit du présent et des femmes, publie bientôt de la poésie érotique, dilapide sa fortune personnelle, avant de rompre avec Gide dont il réprouve les tendances sexuelles et la parcimonie, autant Drouin apporte à Gide la rectitude morale dont il a besoin pour naviguer entre la conscience du péché et les délices de la chute. À la veille de son premier séjour en Algérie, l’auteur des Cahiers d’André Walter entretient Drouin des Elégies latines de Goethe, viatique d’une vie et d’une sexualité enfin vécues. À l’inverse, Drouin réchauffe son existence de normalien hors pair, de poète stérile et de penseur social, à ce qui appelle les « belles imprudences » de son tentateur. Leurs francs échanges se musclèrent lorsque Gide, dont il était le beau-frère depuis 1897, fit moins mystère de sa double vie. De leurs confessions alternées, mille aperçus surgissent du climat intellectuel des années qui précédèrent 14-18. (2) André Gide et les peintres. Lettres inédites. Les inédits de la Fondation des Treilles, I, dossier établi et présenté par Pierre Masson et Olivier Monoyez, avec la collaboration de Geneviève Masson, Gallimard, Les Cahiers de la NRF, 2019. Du symbolisme aux Nabis, voilà mieux documenté le tropisme pictural de Gide, qui collectionne et fréquente les peintres, de part et d’autre de la Manche. Ce volume précise utilement ce que furent ses rapports avec Walter Sickert et William Rothenstein. Nés respectivement en 1860 et 1872, ils avaient connu Degas. Le premier, proche de Whistler, devait rejoindre le cercle de Jacques-Émile Blanche, dont les proches de Gide redoutaient les indiscrétions. La passion de ce dernier pour la peinture insolente et interlope de Sickert éclaire sa composante de « subtilité sadique » (Henri Ghéon). Quant à Rothenstein, qui avait connu Lautrec, Huysmans et Rodin, il devait rester en contact avec Gide jusqu’en 1939. On ne guérit pas de sa jeunesse.

AU-DELÀ

Remontra-t-il la pente, retrouvera-t-il des lecteurs, recouvrera-t-il une légitimité a minima notre sulfureux Marcel Jouhandeau dont Gallimard publie la correspondance, intense et déchirée, avec Michel Leiris ?  Est-ce de ses lettres, nuancées, voire désarmantes de sincérité ou d’humour, que viendra le pardon de ses fautes ? André Gide, qui aima l’homme et l’écrivain avec la même passion inquiète, a parlé des « erreurs » et des « faiblesses » du premier, sans jamais nier, ni renier la majesté torturée, la langue somptueuse du second. Mais nous étions en 1946, et Gide, du reste, ne prit pas ouvertement alors la défense de celui qui expiait désormais Le Péril juif (Sorlot, 1937) et sa participation au Voyage d’octobre 1941. Après 1959 et le beau livre de José Cabanis, aucun de ses pairs ne se lancera plus au secours de sa cause. Les partisans et connaisseurs du pestiféré, tel Jacques Roussillat, se recruteront ailleurs et hors, bien sûr, de l’Université. On ne saurait voir enfin dans la restauration actuelle du manichéisme en littérature et en histoire le marchepied de son retour en grâce. Le très catholique Jouhandeau, familier de l’Enfer depuis ses primes et hétérodoxes émois sexuels, n’en demandait pas tant. La permission d’être lu, et accessoirement tenu pour l’une des plumes les plus accomplies du XXe siècle, eût comblé le grand pécheur. Concernant Le Péril juif, Marcel a dit lui-même son regret d’avoir été l’apôtre inconséquent d’une mission qu’il croyait sainte, et que lui avait dictée son patriotisme chauffé à blanc. Quand la crainte de la désunion nationale et de « l’ennemi de l’intérieur » glisse du débat public au rejet phobique, glissement fatal aux années 1930, il n’est plus de limite à l’inversion du rapport entre persécuteurs et persécutés, plus de frontière entre griefs personnels et relève collective. Dans ce qui constitue la première partie de son futur pamphlet, publiée par L’Action française le 8 octobre 1936, Jouhandeau crucifie tour à tour Maurice Sachs, Julien Benda et Léon Blum, non sans rappeler qu’il n’avait trouvé que sympathie et amitié chez les Israélites lors de son arrivée à Paris. Mais, sous la montée des périls, avec l’arrivée massive des exilés d’Europe centrale, tout change, et le défaut d’enracinement ou l’entre-soi que Jouhandeau prête aux Juifs lui semblent devoir être dénoncés. Au danger qu’ils feraient peser sur le pays, il n’est qu’une alternative, le départ en Palestine ou « le statut spécial ». Autour de Jouhandeau, dont le désir chrétien d’universalité semble soudain évanoui, c’est la consternation, de Gaston Gallimard à Paulhan, dont la réaction est bien connue. Il rappelle à son « cher Marcel » que Barrès, peu suspect de favoritisme, s’était réjoui de voir tant de Juifs parmi les « engagés volontaires » de 14-18. L’attachement à la France des Juifs alsaciens lui semblait aussi opportun à être souligné. Quant à l’attitude anti-française de Sachs, Paulhan l’attribue à un mimétisme générationnel, à cette mode « qui vient de Rimbaud et du surréalisme – peu de juifs là-dedans. » 

Cinq jours plus tôt, Michel Leiris s’en prend plus vivement à Jouhandeau, Leiris qui avait été l’amant d’une nuit d’abandon total les 26/27 mars 1924, Leiris dont la correspondance et le Journal avouent une égale fascination pour ce mélange d’Eros et de mysticisme, de bonté et de cruauté, de noblesse et de débauche qu’était Jouhandeau, écrivain qu’il admire malgré ses propres attaches au surréalisme : « Je lis ton article dans L’Action française et je suis consterné de voir prendre cet aspect définitif qu’ont les choses imprimées à ce que j’avais cru jusqu’à présent n’être chez toi que boutades. Comment se peut-il que tu n’aies abandonné la position de rigoureuse pureté apostolique qui fut longtemps la tienne que pour t’abaisser jusqu’à souscrire à cette absurdité démagogique qu’est l’antisémitisme ? / Il n’est pas question ici de Sachs (assez médiocre aventurier), ni de Benda (certes très piètre personnage), ni de Blum (dont je veux bien qu’il ne soit qu’un politicien). Il n’est pas question non plus, crois-le bien, de te situer par rapport à une droite et une gauche qui m’apparaissent de plus en plus comme des abstractions. Simplement, il s’agit d’une certaine honnêteté de pensée. / Faire le procès d’un homme en relevant contre lui comme charge la plus grave sa race ou sa nationalité […] est une méprisable tricherie, d’autant qu’on n’a pas le droit, quand on vit de nos jours et qu’on n’a pas l’excuse d’être un illettré, de témoigner du même obscurantisme qu’à des époques où la pensée critique n’était encore que très sporadiquement constituée. » Jean Jamin, l’éditeur du Journal de Leiris, exagère en parlant de « la rupture » qui s’en serait suivie. Un froid inévitable s’installa et dura jusqu’en 1939. À la veille de la guerre toutefois, Leiris remercie Paulhan de l’avoir réconcilié avec Jouhandeau, auquel il écrit affectueusement, le 7 octobre, depuis l’Algérie où l’a appelé le service armé. Ils ne s’éloigneront l’un de l’autre que sous l’Occupation. Pas plus les jeudis de Florence Gould que les colonnes de la NRF de Drieu ne les réuniront. Bien plus tard, à la fin des années 1960, on note une timide reprise des échanges et des témoignages de fidélité mutuelle. La peinture moderne retrouve aussi sa place entre eux, comme au temps où André Masson était le troisième complice de leur bateau ivre. C’était « le temps des assassins », pour rester avec Arthur et citer Leiris, le temps où celui-ci, Georges Limbour et Roland Tual ne quittaient pas le peintre adulé de la rue Blomet, et auprès de qui Max Jacob, en juin 1923, avait introduit Jouhandeau. Dorian Gray parmi les frères Karamazov, en somme. Stéphane Guégan

*Michel Leiris / Marcel Jouhandeau, Correspondance 1923-1977, édition établie par Denis Hollier et Louis Yvert. Préface, chronologie et notes de Denis Hollier, Gallimard / les Cahiers de la NRF, 23€. Riches annexes et riches commentaires de Denis Hollier au sujet du chassé-croisé de 1935-1939 que constituent ces deux bijoux un rien masochistes, L’Âge d’homme de Leiris et De l’abjection de Jouhandeau. « L’un et l’autre sont des livres qui appellent une sanction, des livres par la publication desquels les auteurs s’exposent à un effet en retour sur leur vie privée, qui les exposent en particulier à une traversée de la honte multipliée par l’aveu. » Le fameux Journal 1922-1989 de Leiris, qui bénéficie d’une nouvelle édition établie par Jean Jamin (Quarto Gallimard, 25€), fait état des réactions d’étonnement et d’effroi (Jouhandeau) que suscita la circulation du manuscrit de L’Âge d’homme à partir de la fin 1935. Où l’on voit que Leiris accorda diffusion du texte et liquidation ambiguë de soi : « Si j’ai fait mon portrait avec tant de minutie, en me montrant si vil, ce n’est pas par complaisance mais avec sévérité et comme un moyen de rompre. Ce que m’a dit Picasso, de mon portrait physique du début : “Votre pire (ou meilleur) ennemi n’aurait pas fait mieux !” » De son côté, fin mai 1940, alors que la Wehrmacht arrive à Abbeville, Drieu la Rochelle confie à son Journal l’écœurement de l’époque et de la défaite annoncée qu’il éprouve : « Je pense aux hommes que j’aime dans l’écriture, à Bernanos, à Céline, à Giono, à Jouhandeau : ce sont les vrais. Je pense un peu à Malraux. Je n’aime plus Montherlant. Il y aussi le pauvre petit Eluard et un ou deux que j’oublie. » Parions que ces deux-là sont plutôt Aragon et Morand qu’André Breton et Leiris. À cet égard, n’oublions pas que Paulhan encouragea ce dernier, non moins que Jouhandeau, à collaborer à la NRF de Drieu dont je ne dirais pas, à rebours de Jean Jamin, qu’elle était alors « passée sous les ordres et goûts de Vichy et de l’occupant ». Formule aussi inadéquate à la situation politique hétérogène du moment qu’au contenu de la revue des éditions Gallimard durant les années sombres. SG

FAITES VOS JEUX !

La formule semble avoir été forgée pour lui… Le plus beau des romans de Joseph Kessel (1898-1979), n’est-ce pas, en effet, sa vie? Ma génération ne lisait plus beaucoup les premiers, mais l’homme évidemment continuait à allumer l’imagination, sans que nous comprenions très bien ce qui relevait du papier et ce qui ressortissait à l’existence. Cette confusion possible jouait en sa faveur. Car la flamme était indéniable, d’autant qu’elle s’incarnait dans un physique d’acteur, une taille et un poids peu familiers à la république des lettres, une carrure et une gueule plus augustes dans les années 1970 qu’elles défiaient l’âge, la cigarette ou le verre en main. Quoi qu’aient pensé Paulhan et d’autres du romancier prolixe et « tapageur », le reporter de guerre, le journaliste des ailleurs improbables et sillonnés, en imposait toujours. «Bourlingueur de l’infini» (Jean-Marie Rouart), il avait pris rang au côté de ses idoles, ces hommes et ces femmes qui, par idéal, ennui ou sursaut, ne touchaient pas terre. Les cosaques de son enfance ou les cavaliers d’Afghanistan, Mermoz l’irréductible ou Saint-Ex le disparu, Kessel était des leurs, nul n’en doutait, sauf lui peut-être, par humilité. Choisissant l’aviation dès la guerre de 14, accueilli par la Légion étrangère comme Cendrars, le Juif slave avait signé un pacte avec le ciel, avec le ciel de France. À ceux qui n’ont jamais vu L’Équipage d’Anatole Litvak, ce beau film de 1935 inspiré par le roman de Kessel et adapté par lui, j’en conseille, séance tenante, le visionnage (Maurice Tourneur l’avait porté à l’écran dès 1928 !). Ces héros un peu désabusés, ces casse-cous de 14-18 que les femmes divisent sans les retenir, ont un air de famille qui ne trompe pas.

« Dénouer les limites ordinaires », tout était là pour Kessel, qui confessait volontiers la curiosité que lui inspiraient les irréguliers, d’Henri Béraud à Jean Cocteau, de Stavisky à Chiappe, mais aussi de Bigeard à Schoendoerffer avec lequel il travailla… Les déchirements de l’Indochine et de l’Algérie, il les a vécus à travers eux. Au-dessus des choix politiques ou sexuels, par-delà les destins, on se reconnaissait à son grain de folie et à son goût de l’action. Grand noceur, grand amoureux des femmes, grand joueur, jusqu’à se réinventer au casino en personnage de Dostoïevski et flirter plus d’une fois avec la ruine, tâtant des drogues comme son frère Georges ou son ami Radiguet, Kessel ne connut pas davantage la sagesse des vieux chênes, même sous l’habit vert du quai Conti. Évidemment, il y eut quelques faux pas, quelques erreurs de pilotage dans l’après-guerre. Co-auteur en mai 1943 du Chant des partisans avec son neveu Maurice Druon, cet hymne de combat qui débute comme un paysage de Van Gogh, pourquoi s’est-il si souvent trouvé mêlé, après la Libération, aux communistes qui le traitaient auparavant de Russe blanc et d’agent de l’ordre ? Qu’avait-il besoin de conspuer avec eux Le Corbeau de Clouzot en 1947 ?  De se rendre, en novembre 1950, au Congrès de la paix de Varsovie, cette vitrine peu transparente de la Pax sovietica et des illusions de la guerre froide, et de se brouiller avec son ami Pierre Lazareff ? De donner un peu dans l’euphorie tiers-mondiste, confondue avec la nécessité de décoloniser pour les Anglais et les Français ? De se laisser embobiner par Sartre, la duplicité même, quand il s’est agi de manifester ouvertement son refus de la guerre du Vietnam, à la veille des événements de mai 68 qui lui glissent dessus ? Mais gardons-nous de juger trop vite cette manière de lion indomptable, possédé, hors temps. Gilles Heuré, pour que le portrait soit complet, a dépeint ses certitudes et ses doutes, ses zones de lumière et sa part d’obscurité. L’Album Kessel, vrai récit d’aventure, y gagne cette note de vérité indispensable à la rêverie du lecteur. Seule ombre au tableau, la petite pique sur la NRF de Drieu qui aurait compromis la maison Gallimard sous la botte ! L’Histoire est plus exigeante, cher Monsieur. Stéphane Guégan

Verbatim / « Quand elle cerne un être pur et sain, la gêne est la plus sûre des écoles. Elle enseigne d’elle-même la hiérarchie des valeurs ». Joseph Kessel, Mermoz, Gallimard, 1938

Gilles Heuré, Album Joseph Kessel, Gallimard, Album de la Pléiade, n°59, 2020. Voir « Kessel : l’aventurier de haut vol » dans Jean-Marie Rouart, Ces amis qui enchantent la vie. Passions littéraires, Robert Laffont, 2015. En 2019, Folio Classique accueillait une nouvelle édition du Joueur de Dostoïevski (Gallimard, 3,60€), traduction de Sylvie Juneau et préface de Dominique Fernandez, écrite à la lumière décapante de Freud. Au sujet de ce roman aussi génial, bref, tempétueux, drôle que sombre, roman qui fascinait autant Kessel que le Jacques Demy de La Baie des anges, on ne saurait négliger le diagnostic du médecin viennois. La rage auto-destructrice d’Alexis, esclave de la roulette plus que de son désir de la belle Pauline, semble bien désigner quelque culpabilité impossible à calmer ou à assouvir. Car n’oublions pas ce que dit Dostoïevski lui-même, après avoir comparé le casino au bagne, de la bassesse équivoque du joueur possédé : « le besoin de risquer quelques chose le relève à ses propres yeux. » Un certain héroïsme, un plaisir pervers, se cache au fond du gouffre. Que serait un vie sans chute, ni rachat ? Pour Dominique Fernandez, Le Joueur, bijou en soi, est le « réservoir » de tous les grands romans à venir. SG

ALAIN À L’ŒUVRE

Nous avons les épidémies que nous méritons. Globale, rapide, aléatoire, résiduelle, revenante, la covid-19 ressemble au flux d’informations toxiques, entre protestations victimaires et criailleries identitaires, qui encombrent les journaux complaisants, empestent nos existences et dissolvent toute possibilité d’action commune. Je n’ose imaginer ce qu’Alain (1868-1951), l’auteur serré des Propos et de maints fragments intempestifs, eût dit du flot indistinct de mensonges vertueux auquel il nous faut sans cesse réagir. Si l’éthique de la vérité tourmente les vrais philosophes, c’est qu’ils la savent relative aux temps et aux hommes, et sujette surtout aux passions qu’inspire ce que la condition humaine a de misérable. Comment penser l’imparfait qui nous définit, comment prévenir les conséquences de la barbarie dont on ne saurait se défaire complètement ? Proche de Gaston Gallimard et pilier de la N.R.F., Alain a cru que ces interrogations n’étaient pas inutiles quand on aborde la politique, la guerre, la religion, la folie technique, la mort lente des campagnes, autant de sujets à partir desquels le regretté Francis Kaplan rouvre pour nous le massif négligé de ses écrits. Une solide parenté intellectuelle avait uni ces deux philosophes aussi hostiles au prêt-à-penser qu’à la pensée de l’à-peu-près. En 1985, et déjà dans Folio essais, Kaplan revenait à l’auteur du Citoyen contre les pouvoirs, ce livre de 1926 (Sagittaire / Kra), où Alain avait mis son idéal d’une démocratie responsable, comptable du bien public, et pouvant exiger l’obéissance de ses administrés à proportion de sa propre exemplarité. À l’heure vacillante du cartel des gauches, ce radical sceptique sentait grandir le danger auquel la IIIe République s’exposait elle-même par ses dysfonctionnements plus ou moins graves.

Sans l’Etat, c’est le règne de la foule ; mais sans le Peuple, c’est l’abus des tyrans. On n’en sortirait pas… Alain, nous dit Francis Kaplan, se réclamait de cet axiome d’Auguste Comte selon qui « la république est le pouvoir des chefs, tempéré par le pouvoir de blâmer. » Pareil modérantisme, ou pareille exigence, valut à Alain d’être vomi par Mai 68 et les nihilistes de salon. La radicalité protège des inconvénients du réel ! Alain n’aurait-il pas lui-même sacrifié à l’attrait des œillères ? Je veux évidemment parler du pacifisme absolu, inconditionnel, à quoi le résument les cursives histoires culturelles du XXe siècle. Pour être né avant la guerre de 1870, ce traumatisme oublié, et avoir servi en 1914-18, ce traumatisme vécu, Alain n’a jamais varié sur le bellicisme. Comme Giono, il voit une lâcheté impardonnable à dire la guerre inévitable. Peu enclin au fatalisme, de la conception marxiste de l’histoire aux prophètes du progrès infini, il n’attribue aucune hygiène à la boucherie qu’est la guerre moderne, plus de matériel que d’hommes. Qu’il ait mal évalué en 1933 Hitler et sa capacité d’agression, qu’il ait été un Munichois soulagé en 1938, ne doit pas occulter le reste, sa conviction qu’il est des guerres justes, qu’on ne peut se soustraire au « devoir envers la patrie », une fois Mars déchaîné… Le plus beau, Francis Kaplan le réservait pour la fin de son livre. Il y corrige sérieusement le Michel Onfray de Solstice d’hiver et ses lecteurs pressés, tels André Comte-Sponville et Roger-Pol Droit, quant au supposé antisémitisme d’Alain, avant et après juin 40. Je ne crois pas avoir lu déconstruction aussi admirable et plaidoirie aussi courageuse depuis longtemps.

Stéphane Guégan

Francis Kaplan, Propos sur Alain, édition établie par François Brémondy et Nicolas Cayrol. Préface de Frédéric Vengeon. Postface de Thierry Leterre, Gallimard, Folio Essais, 6,90 €.

QUE FAIRE ?

À chaque remontée de sources fiables, le mythe du surréalisme s’effrite un peu plus. On en connaît les ressorts et le récit trop indiscutés. Il était une fois quelques preux chevaliers de la poésie pure et de l’image onirique, désintéressés en tout, unis par l’idéal, vague mais prometteur, d’une subversion totale des valeurs dites bourgeoises. Patrie, famille, religion, argent, nous vous haïssons : la formule est à peine caricaturale. André Breton et les siens se greffent d’abord sur l’agitation Dada sans brusquer les parrains utiles, Paul Valéry ou Jacques Doucet. Ces jeunes gens en colère, ces vrais poètes des turbulences intimes, la guerre de 14 les a secoués, moins Breton et Eluard toutefois qu’Aragon et Drieu la Rochelle, plus exposés aux orages d’acier. Jusqu’en juillet 1925 et sa fameuse rupture, occasion d’une fanfaronnade d’Aragon, Drieu aura communié dans « la virulence destructrice » (Julien Hervier) des surréalistes, préalable à une hypothétique reconstruction. C’est le propre des nihilismes, ceux notamment des fils de famille, que d’enchaîner l’avenir du monde aux vertus purificatrices du feu rédempteur. La troisième partie de Gilles, en 1939, renverra, ironie et signe à la fois, à L’Apocalypse de Jean (1). Avant de se rapprocher du PCF et de Moscou, faute originelle dont Breton mettra près de 30 ans à se laver (1936-1966), les surréalistes «manifestent», ils sèment en chœur le désordre et multiplient les meurtres, et autres cadavres, symboliques. C’est le temps de la bohème, inquiète, inquiétante, si l’on veut, entre-deux économique et stratégique qui, on le sait, ne peut durer éternellement. Le surréalisme vient après tant d’autres sécessions provisoires, et bénéficiaires, du monde de l’art !

Mais la révolte de quelques poètes extrêmes, en dehors de tout parti, pouvait-elle accoucher d’une révolution ? Comment tirer des mots une force agissante ? La correspondance Eluard-Breton, véritable bombe à maints égards, est traversée par quelques hantises de cette sorte, et par leurs conséquences édifiantes (2). Glissons sur la préciosité postromantique des premières lettres qui s’étale avec la candeur d’une toile Marie Laurencin, peintre dont Breton était alors friand et proche. Le 7 mars 1919, il écrit ainsi à Eluard : «Vraiment je goûte fort l’accent de vos poèmes, la même note claire dans ceux-ci.» Mais vit-on de poésie et d’eau fraîches à 23-24 ans ? Puisque travailler, c’est déroger, une économie de substitution s’est vite mise en place. Plus que Breton, qui feint de mépriser ses parents sans rompre tout de même, Paul Eluard jouit des subsides familiaux. La vente des tableaux et des fétiches, mot qui désigne souvent l’art africain dont ils font commerce, occasionne aussi des rentrées non négligeables. Les manuscrits aussi, qu’un temps Breton et Aragon, avec le soutien de Drieu, ont rabattus vers Doucet… Certes, en matière de négoce surréaliste, l’argent sale, ou jugé tel, reste proscrit. Quant à la définition du vil pécule, elle varie selon les hommes et les contextes. Breton se jette ainsi sur l’opportunité des ventes Kahnweiler, suite à la saisie inique de son stock pendant la 1re Guerre mondiale, mais dénonce avec la plus extrême vigueur, en 1926, la contribution géniale de Miró et Max Ernst au Roméo et Juliette des Ballets russes.

Il faut croire que le mécénat d’Étienne de Beaumont depuis le Mercure de Satie et Picasso, spectacle encensé par Aragon en juin 1924, signifiait désormais l’horreur insoutenable et mercantile de la classe dominante. En cette affaire, du reste, moins inconséquent que Breton, Eluard lui rappelle que les tableaux de Miró et d’Ernst se vendent dans les galeries associées au surréalisme et que leur clientèle touche, à regret, évidemment, au snobisme parisien le plus huppé ! La pire des difficultés qu’affronte le groupe, en effet, découle du divorce entre leur image sociale et leur programme politique. Car, au milieu des années 20, la ligne s’est durcie : Breton et Eluard font leurs délices du «merveilleux livre de Trotski sur Lénine», portrait sans ombre, servile, du chantre de la dictature du prolétariat. Le concept issu de Marx traîne déjà dans les numéros de La Révolution surréaliste, il sera le credo du Surréalisme au service de la Révolution, la revue suivante (1930-1933). Au petit jeu du grand remplacement, Aragon et Eluard dévoilent leur face la plus sombre. Mais il aura fallu la publication des correspondances de Breton pour préciser les positions de chacun, autant dire leur degré de lucidité ou d’irresponsabilité au regard de la situation mondiale des années 1930. Face à Moscou et ses divers bras armés, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) dont Breton a caressé l’ambition de diriger la revue en gestation jusqu’au début 1933 (ce sera Commune), nos deux amis ont longtemps louvoyé. Dès mars 1932, le ralliement définitif et tapageur d’Aragon à Staline rend plus problématique la situation d’ensemble. Eluard, qui a co-rédigé la brochure contre le traître passé à l’Est (Paillasse), se berce encore des chances du surréalisme au pays des soviets, puis cède aux même sirènes autoritaires et esthétiques qu’Aragon…

Breton, de son côté, lit avec stupeur en octobre 1936 le télégramme qu’un certain nombre de personnalités des arts, d’Eluard à Picasso et Giacometti, ont envoyé à Maxime Litvinov, afin de saluer le geste de la Russie en faveur des antifranquistes espagnols et des livraisons d’armes dont elle avait brisé l’embargo. On sait aujourd’hui ce qu’il en fut de la mainmise de Staline sur le conflit en cours. Breton ne peut tolérer qu’à l’heure des procès de Moscou ces écrivains et peintres «engagés» congratulent l’U.R.S.S. «pour avoir sauvegardé les principes indestructibles de la justice, de la dignité et de la paix».  Eluard, que la terreur moscovite ne trouble pas (il l’écrit à Gala en moquant Breton), publie Novembre rouge dans L’Humanité du 17 décembre. C’en est presque fini d’une amitié qui va continuer à s’effilocher jusqu’aux accords de Munich. Concernant Hitler justement, leur correspondance ne brille pas par sa clairvoyance, bien que Breton soupçonne un fond de pensée racialiste derrière l’attrait que Dali avoue ressentir envers le IIIe Reich. Cette nouvelle dictature, pour Eluard, n’est que l’acmé d’un patriotisme et d’un conservatisme aggravés. Hors les paroles incantatoires ou le piège stalinien, ni l’un, ni l’autre n’envisage une riposte cohérente et efficace au nazisme, contrairement à un Blanchot (3), un Paulhan et même un Drieu. Il faut donc revenir à lui.

En prélude à Gilles, dont Gallimard édite en décembre 1939 le volume partiellement censuré pour satire du personnel politique et des surréalistes, l’auteur du Feu follet, qui croit son heure venue, s’autorise deux prépublications : dès l’été qui glisse vers la guerre, la première partie de son grand roman se lit dans La Revue de Paris. Mais Drieu, misant sur les effets d’annonce comme de miroir, offre simultanément aux futurs lecteurs de Gilles le début de son épilogue. Paru dans Gringoire, ce dernier coup de sonde avait été passablement oublié, Pierre-Guillaume de Roux vient d’en faire un petit livre incisif avec la complicité de Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen (4). A travers Le Faux Belge, qui se donne des allures de longue nouvelle, à la fois tributaire et détachée du livre à paraître, Drieu ménage le suspens. Car les feuilletons de Gringoire sont loin de mettre un point final au récit à venir. Entre les chapitres liminaires de Gilles et l’ultime pirouette de son héros éponyme, le raccourci se voulait fulgurant : le rescapé des tranchées et des années folles, où il avait lié son destin, ses dégoûts et ses furies à ceux de Caël (Breton) et Galant (Aragon), passait de la moderne Babylone à l’Espagne du rachat. Entretemps, Gilles est devenu Walter. Se réclamant des rexistes belges et non des phalangistes, il faut y insister, l’homme de Charleroi replonge au cœur des conflits qui scellent le sort de l’Europe.

Terrain de chasse de Mussolini et d’Hitler, l’Espagne de 1936-1937 fut peut-être davantage le laboratoire du stalinisme, qui jugule les forces antifranquistes avec l’approbation du PCF, tout en peaufinant l’illusion que la Russie soviétique constitue le seul rempart du fascisme international. On a tort de réduire la guerre d’Espagne au seul clivage des partisans et des ennemis de Franco. Plus fin, car plus informé, très hostile aux communistes et à leur emprise déjà tentaculaire, Drieu a approché la guerre, à Séville, en août 1936.  Deux articles, à chaud, répondent au choc, et au sentiment que cette guerre échappe à ceux qui pensent la conduire. «Ce qui meurt en Espagne», écrit Drieu dans la NRF, c’est le projet d’une Europe fière de sa civilisation chrétienne et conservant à chaque pays sa souveraineté, capable enfin de tenir son rang entre la Russie et l’Amérique. Depuis 2020 et le chaos présent, on appréciera… Le Faux Belge, comme son titre l’indique à l’été 1939, c’est la ronde des masques et le drame d’une cécité collective. C’est la coda inachevée de Gilles, bien plus catholique et européenne que nazie, n’en déplaise aux historiens et à leur lecture idéologiquement et bêtement prédéterminée. Andreu et Grover nous ont dit combien Drieu a remanié son texte, durant l’hiver 1938-1939, pour éradiquer toute concession possible à la germanophilie que le pacte Molotov-Ribbentrop va lui rendre plus odieuse (5). L’une des figures essentielles du Faux Belge se nomme Cohen, c’est un rouge en mission… Or Walter et lui se montrent d’une loyauté réciproque exemplaire. S’éloigne le simplisme de la «panoplie raciste» (Jacques Lecarme) qui colle encore au mari de Colette Jéramec. Le Faux Belge est une vraie réussite.

Stéphane Guégan

Verbatim / Dans sa dédicace de Gilles à Beloukia (Christiane Renault), Drieu écrit fin 1939 : «souhaitons que ce livre ressemble un peu aux peintures que nous avons aimées ensemble, à ces forts paysages lyriques, apparemment excessifs, mais d’abord bien vus et bien observés de Van Gogh, avec dans les coins certaines délicatesses risquées de Manet.»

(1) Quant aux avatars du texte de Jean, voir notre recension de D.H Lawrence, Apocalypse, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, in La Revue des deux mondes, décembre-janvier, 2019-20.

(2) André Breton et Paul Eluard, Correspondance 1919-1938, présentée et éditée par Etienne-Alain Hubert, Gallimard, 2019, 32€. Sur Picasso et Eluard, voir notre contribution (Tendre miroir ?) au catalogue de l’exposition Pablo Picasso / Paul Eluard. Une amitié sublime, Museu Picasso de Barcelone, jusqu’au 15 mars 2020, puis Musée Picasso de Paris, dans une version différente (en contrepoint au très attendu Picasso poète).

(3) Nous avons rappelé ici même combien l’anti-hitlérisme maurrassien du jeune Maurice Blanchot s’était montré plus précoce, net et efficace que celui des surréalistes. Il se trouve que l’étonnant Paul Lévy (1876-1960), grand homme de presse de l’entre-deux-guerres, avant d’être frappé par les lois anti-juives de Vichy, abrita une bonne partie de ses articles dans ses journaux. Il se trouve qu’il avait réagi vivement, le 4 juillet 1925, dans le Journal littéraire dont il assurait la direction, à l’ignominieuse Lettre ouverte à M. Paul Claudel des surréalistes. Les termes de Paul Lévy, où il retourne la critique du nationalisme en xénophobie de l’intérieur, déplurent à Breton («dégoûtant article») et Eluard, lequel écrit, le 7 juillet 1925 : «Évidemment, sa patrie, son temple et son argent paieront pour lui, mais si l’on pouvait l’égorger rapidement et sans bruit, quelle bonne petite fête intime !»

(4) Pierre Drieu la Rochelle, Le Faux Belge. Nouvelle, édition établie par Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 16,50€. Frédéric Saenen est l’auteur de l’excellent Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 2015.(5) Le pacte germano-soviétique (août 1939) envenime davantage les relations d’Aragon, aligné sur la politique lamentable du faux retrait stalinien, et Drieu. Lequel s’est vu attaquer ad hominem par la presse communiste, notamment celle du premier (Ce soir), dans les années 1930. À rebours de Drieu, Aragon bénéficie aujourd’hui d’un crédit remarquable auprès des universitaires et des journalistes, voire de ses biographes récents, crédit qui appelle pourtant un certain nombre de correctifs quant à son bilan littéraire, son parcours politique et certains écarts de conduite dès avant la Libération. Une certaine bienveillance (voir, par exemple, les notices AEARBretonDrieuEluard) caractérise ainsi l’ambitieux Dictionnaire Aragon qu’ont dirigé Nathalie Piégay et Josette Pintueles pour le compte des éditions Honoré Champion (2019, 130€). Mais il se trouve suffisamment d’entrées moins sujettes à caution pour justifier la lecture de ce massif placé sous le constat suivant : «Peu d’œuvres (que celles d’Aragon) manifestent une sensibilité aussi vive à la contradiction et à la diversité du réel, à l’infini du monde concret auquel il faut donner forme, à la pluralité des voix et des consciences […].»

L’INCOMPARABLE AMI

Comme on aimerait lire Marcel Proust sur notre « rentrée » et sa délicieuse façon de se prendre les pieds dans le tapis. Il n’aurait eu que l’embarras du choix : la contrition assez théâtrale de Yann Moix en lieu d’explications, la campagne d’un historien post-identitaire pratiquant l’amalgame qu’il reproche à son adversaire, la sortie d’un journaliste stigmatisant la France 1900, « largement antisémite » et presque «exterminationiste» ! Le sens des mots et des nuances s’étant perdu, le débat d’idées continue donc à se caricaturer avec le soutien d’une presse qui vend du papier à défaut d’établir ou de rétablir les faits. L’inquisition rampante glace toute discussion, décourage la contradiction, sanctifie le mal nommé axe du Bien. Une part du génie de Proust, qu’on y pense, fut d’avoir abrité sous La Recherche la virulence alors plus ouverte des polémiques et des déchirements propres à la France des années 1870-1920. Lui-même lecteur assidu de L’Action française, qui dénonçait l’emprise des Juifs sur l’appareil économique et politique avec la triste constance dont Marcel faisait part à son cercle, le créateur de Swann pratiqua une sociabilité ouverte et une littérature également polyphonique. Du reste, L’AF n’avait guère tardé à l’encenser, Maurras dès 1896 (« la vérité retrouvée »), et surtout Léon Daudet, dédicataire du Côté de Guermantes en 1921 (« A l’incomparable ami »).

Léon est un lion. Il va le prouver, toutes griffes sorties, lors de l’affaire du Goncourt 1919. Thierry Laget vient d’en faire revivre les heures chaudes de manière passionnante, aussi informée que « comique », pour user d’un mot que Léon Daudet détachait du gros rire et attachait à la vision sociale, décapante et hilarante, de Proust. Après lecture, vous ne pourrez plus dire que la victoire d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs fut celle de la gauche éclairée sur la droite rance et la « France moisie » (formule chère à qui vous savez). Parmi les jurés de l’Académie Goncourt qui lui donnèrent leur voix, Léon n’était pas le seul à se dire «réactionnaire ». Les partisans de Proust se recrutaient aussi au Figaro où Robert de Flers, une de ses plumes brillantes et acquises, ne se ménageait pas. Laget y a déniché un article d’Abel Hermant qui résume bien l’hyperesthésie et l’hypermnésie qu’il diagnostique chez l’écrivain et le Narrateur : «la conscience est un prodigieux coefficient de la sensibilité», écrit-il peu de temps avant le vote triomphal. Celui-ci n’aurait sans doute pas soulevé pareille tempête médiatique si l’adversaire malheureux de Proust n’avait été un héros de la guerre de 14, plus jeune et moins riche que son concurrent. On a tort aujourd’hui de grimacer à la vue des Croix de bois, l’un des plus robustes et chaleureux fruits des boueuses tranchées. Le livre vaut peut-être mieux que Le Feu d’Henri Barbusse, Goncourt 1916, formidable mais plus idéologique. Dorgelès, qui se disait « anarchiste chrétien », aura conquis les cœurs avant d’échouer chez Drouant, son succès de librairie massif en poche… 

Au sein de la presse de gauche, c’est la consternation au soir du 10 décembre 1919. Leur champion, celui qui incarne le populo saigné à Verdun, s’est vu souffler le Prix par un écrivain « rive droite », pilier du Ritz, auteur d’un roman imbitable, interminable, aussi byzantin, clame-t-on, que Les Croix de bois respirent la vigueur plébéienne et la francise électrisante de leur auteur. Dans ce concert de critiques et souvent de contre-vérités, il y a plus vachard et revanchard que L’Humanité et Littérature, où Aragon déjà fielleux traita Proust de « snob laborieux ». Plus rouge et plus rageur, Raymond Lefebvre, dont Julien Hervier a brossé le beau portrait dans son Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours (Gallimard, 2018), étrille littéralement le lauréat des beaux quartiers : Proust confronte Lefebvre à son milieu d’origine, dont ce rescapé de Verdun s’est à jamais séparé au profit de la SFIO, puis de la Troisième Internationale. Sur fond de « vie chère » et de « bloc national », Le Populaire et Clarté, que dirigent Barbusse et auxquels Lefebvre prête ses colères, crucifient le Narrateur («cet homme futile, morne») et son Albertine (perfide « petite sotte »). Quant à Dorgelès, écrit-il, il ne doit pas renoncer à sa « volonté de justice sociale » malgré les «flics des Rothschild et de Swann». On devine pourquoi Proust n’a pas négligé le suffrage de Maurras et Daudet, lesquels, on l’oublie trop, apparaissent dans le roman primé, vitrine sans œillères d’une époque en ébullition. Ne laissons pas passer l’occasion de relire ce livre génial, né de la démultiplication cellulaire bien connue qui saisit La Recherche après que Grasset eut été obligé de réduire Du côté de chez Swann et que la guerre de 1914, dans le deuil antérieur et culpabilisant d’Alfred Agostinelli, eut donné du champ à l’invention romanesque. Aussi Proust a-t-il raison de rappeler en 1919 que Les jeunes filles n’étaient pas un roman d’«avant-guerre». Un roman d’embusqué.

La remarquable exposition de la Galerie Gallimard en convaincra les derniers sceptiques, héritiers inconscients des diatribes de 1919. Qu’y voit-on ? On y voit d’abord un Gaston plus lucide que ses collaborateurs (Schlumberger, Gide), d’abord hostiles à Proust et son amphigourique plongée en soi, pensaient-ils en 1912. Le mal est réparé dès mars-avril 1914. A l’automne 16, quand Les Jeunes filles finissent d’éclore et que Sodome et Gomorrhe s’avère déjà gros de possibles scandales à venir, Proust arrache ce mot à son nouvel éditeur : « L’audace de vos peintures ne m’arrête pas. » Le mot vient naturellement à Gaston, qui a vécu au milieu des tableaux modernes depuis l’enfance, tableaux qui ont trouvé en Elstir leur auteur de substitution et de promotion. Comme le rappelle Pierre-Louis Rey dans l’édition Folio, qui bénéficie d’une mise en page plus aérée, c’est la rencontre du Narrateur et d’Elstir qui ouvre le moment le plus réflexif des Jeunes filles. Le double plan permanent dont procède le récit proustien s’accomplit dans la figure d’Elstir, double de Whistler, Monet et Steer, et double surtout de Proust, lequel mettra du Watteau, du Vermeer et du Manet dans son impressionnisme : «Que, dans l’itinéraire du héros, l’éducation par la peinture succède à l’éveil à la littérature est une des clés de la Recherche. Relevons d’abord que la peinture se prête mieux à une « mise en scène » romanesque : on visite plus volontiers l’atelier d’un peintre que celui d’un écrivain. […] Mais l’essentiel est ailleurs. En sacrant Elstir et Vinteuil maîtres de la modernité tandis que Bergotte [Anatole France] est tourné vers le passé, Proust ménage à son narrateur une place à prendre aux côtés du peintre et du musicien, signifiant ainsi, indirectement, que lui-même réussit dans le domaine littéraire une révolution qui attendait son héraut.» Un échotier, en 1920, Maurice Verne, parlera des Jeunes filles, comme d’un «roman d’art», proche d’A rebours. Faut-il rappeler enfin que le président de l’Académie Goncourt, Gustave Geffroy, avait été proche de Lautrec, Cézanne et Monet ? L’image se mêle aux lettres et autre documents de première main aux murs de la Galerie Gallimard, où se signalent Jacques-Emile Blanche, Helleu, Man Ray et de moindres portraitistes. Car le reclus aux murs de liège et aux fumigations orientales aimait faire circuler sa personne sur papier glacé. Il vous suffira enfin de jeter un œil aux placards d’imprimerie des Jeunes filles, que l’exposition magnifie à l’instar des deux dessins inédits de Paul Morand, deux merveilles (notre photographie), pour saisir que genèse poétique et genèse éditoriale sont inséparables en 1914-17. Ces épreuves caviardées d’annotations infinies, ce furent ses tranchées, ses larmes versées sur les jeunes morts de la guerre. Stéphane Guégan

Thierry Laget, Proust Prix Goncourt. Une émeute littéraire, Gallimard, 19,50€. Laget, page 180, laisse entendre que les censeurs de l’Occupation allemande allaient condamner, en bloc, Proust et sa malsaine Recherche. Ce n’est pas exact. J’en veux pour preuve et le superbe passage que Drieu leur consacre en juillet 1942 dans la préface de Gilles, et le panorama de la littérature moderne que Marcel Arland associe aux Nouveaux destins de l’intelligence française (1942) (Proust y est présenté comme « le monument le plus important de la première partie du siècle ») et, last but not least, le livre très fin de Ramon Fernandez, lequel paraît en 1943 dans une collection dirigée par Abel Hermant… Le grand critique littéraire de la NRF de Drieu y publie une lettre que Proust lui avait adressée en 1918, où Marcel lui donnait du « cher ami ». Ce n’est pas vaine sucrerie de salon. Un an plus tard, alors que Proust met ses bataillons en place en vue du Prix Goncourt, Ramon figure sur ses listes de presse, au même titre que Léon Blum, Marcel Sembat, Léon Daudet, Charles Maurras, Colette et Jean Giraudoux

Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio classique, édition de Pierre-Louis Rey, nouvelle mise en page, contient sous étui un livret (Proust, prix Goncourt par Thierry Laget), 7,90€.

Marcel Proust Prix Goncourt, Galerie Gallimard, 30/32 rue de L’Université, 75007, jusqu’au 23 octobre 2019, catalogue de l’exposition (7,50€).