LE MOMENT MICHELET

Au patriotisme ardent, meurtri ou déçu, il est toujours resté Michelet. Certains de nos émeutiers du samedi y trouveraient une meilleure définition de la Révolution que la leur, une conception de la démocratie moderne où droits et devoirs, liberté et autorité ne s’excluent pas. Quant à la grandeur de la France réconciliée autour de sa mémoire, obsession de Michelet et horizon de ses livres, elle se fait moins entendre ces jours-ci que la haine sociale et l’appel de la pompe. On se demande comment tant d’anarchie improductive, voire d’inconséquences parmi la classe politique, pourrait servir la refondation républicaine et nationale qui se fait attendre ?  Il faut y insister, on a toujours lu Michelet, notamment son Histoire de la Révolution, la plus exaltante de toutes celles qui éclosent vers 1848, aux heures noires de notre destin, et par fidélité à l’idéal «citoyen» dont l’auteur du Peuple avait fait sa religion. Ainsi fut-il après l’échec de la IIe République, de même qu’au lendemain de la Commune, sous les menaces de l’entre-deux-guerres ou aux derniers jours de l’Occupation. Drieu, en mars 1944, revenu de tout, mais refusant de quitter un pays que fuient de moins compromis que lui, confie à son Journal : « J’ai relu les deux volumes de La Révolution de Michelet : je suis transporté, c’est un des plus grands écrivains français, un des plus grands romanciers français. Les historiens franç[ais] sont formidables. » Le français que sculpte Michelet, c’est l’idiome naturel, dirait Aragon, le contraire du sec, de l’ampoulé, du constipé, du lisse. Combien, qui le trouvent « déclamatoire », n’eurent pas sa verve primitive!

Orchestrant cette seconde entrée de L’Histoire de la Révolution en Pléiade, Paule Petitier consacre une bonne partie de sa brillante introduction à l’identité proprement littéraire du texte, romanesque, dit Drieu, sensible qu’il est à sa faculté de résurrection. Rien ne heurte moins Michelet que ceux qui suppléent aux limites du document par l’imagination. Il n’avait pas besoin de pontifier sur l’écriture de l’histoire pour savoir qu’elle ressortait à l’art du récit et donc à l’art de peindre. Au fil de La Révolution, en plus des métaphores picturales, les références se multiplient aux peintres, le grand David, bien entendu, mais aussi les romantiques, tel son cher Géricault, sous l’égide duquel Michelet se place, lui et sa conception de la rupture de 1789. Songeons qu’à travers l’amitié qui liait l’historien à Thomas Couture, autour de 1848, ce legs géricaldien atteignit Manet. Comme ce dernier, Michelet n’opposait pas, en matière d’émancipation, le christianisme et la nouvelle gouvernance du Droit.  Le Peuple, dès 1846, « fait le constat de la décomposition de l’unité nationale réalisée en 1789-90. » Justement, L’Histoire de la Révolution se veut un texte ouvert sur l’inachèvement d’une dynamique que son terrorisme final avait perdue. C’était mettre « en garde contre l’agressivité incontrôlée, qui devient sa propre fin en se donnant des raisons qui ne la justifient pas. » Ce « vertige de destruction », Michelet le craint, avait de beaux jours devant lui.

Les tomes I et II sont imprimés en février et novembre 1847, première irruption du volcan On suspend le cours de Michelet, que la jeunesse républicaine plébiscite au Collège de France ; le gouvernement de Guizot croit bien faire, il se trompe. La suite est connue. Le tome III commence à paraître fin 1848, après le trauma de juin, dans le repli de l’histoire dont l’historien croyait, au contraire, accompagner la relance. L’assombrissement de Michelet conviendra à la peinture toujours plus noire des aléas de la grande Révolution, les couleurs de la chute. Par contraste, la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 prend la valeur croissante d’une aurore à reconquérir. Car Michelet, comme Marie d’Agoult l’en félicite chaleureusement, en avril 1850, n’est pas de ces idéologues aveugles, incapables « de purifier la bonne révolution des crimes de l’autre ». Cinq mois plus tard, à la lecture du Tome V, mêmes remerciements : « la patrie grandit sous votre burin ». Un nouveau tome de la correspondance de la comtesse d’Agoult, comtesse rouge à sa façon, remplit toujours de bonheur. Elle ne change pas, l’ardente Marie, conquérante, une femme moderne, qui ne croit pas devoir sacrifier sa séduction à ses causes, la République, l’art et les enfants qu’elle a donnés à Liszt. Les années 1849-1852, cruciales, voient d’abord la collecte d’informations qui accouchera de son grand livre, L’Histoire de la révolution de 1848, signé Daniel Stern, non de plume à résonances viriles.

Marie d’Agoult et sa fille Claire
Ingres, 1849

Ses lettres lui ressemblent, vives et mordantes, tout le gotha de gauche s’y agite. L’heure est grave, en effet, et le camp républicain trop divisé face au Président, l’imprévisible Louis-Napoléon Bonaparte, et aux monarchistes de tous bords que le chef de l’Etat fronde et ménage à la fois. Cavaignac, qui a saigné les insurgés de juin 1848, ne fait pas le poids, se désole-t-elle. Or le « neveu » souhaite rester à la tête de l’Etat et demande une révision constitutionnelle. Du blocage général sortira le 2 décembre, scénario très français, qui conforte la thèse de Michelet et le consterne. Liée épistolairement, voire socialement, à Albert Laponneraye, Louis Blanc, Victor Considerant, Lamartine, Agricole Perdiguier, Marie d’Agoult prendra acte de l’échec des siens. Il n’y a qu’elle pour vivre à L’Étoile et fréquenter à la fois des robespierristes, des fouriéristes, des socialistes et des catholiques progressistes.  Tout en proclamant sa flamme démocrate et dénonçant la misère ouvrière, elle demande à Ingres de la portraiturer aux côtés de sa première fille, une d’Agoult, qu’elle marie à de la toute petite aristocratie. De ce dessin célèbre, une merveille, la correspondance nous permet de suivre la réalisation, qui nécessite rendez-vous et invitations à dîner. Dinosaure de près de 70 ans, le « bonhomme ombrageux » se fait caresser sans laisser s’égarer un crayon étonnamment royal. Marie, pour être sensible à Delacroix et Chassériau, ne croit qu’à l’ingrisme en matière de portrait. La haute littérature marche aussi à ses côtés, ou à portée de son œil de lynx, Chateaubriand, Vigny et Gautier, dont elle lit les chroniques théâtrales.

Ce n’est pas nous qui lui donnerions tort. L’efficacité de Patrick Berthier et la rigueur des Éditions Champion nous valent un nouveau volume de fermes recensions, et je vous assure qu’elles sont très supérieures, comme style, savoir et résistance à la bienpensance, aux journaleux d’aujourd’hui. Que dirait-il, le supposé « bon Théo » de ces scénographes ivres d’eux-mêmes, de ces textes filandreux ou inexistants, de ces acteurs qui oublient de jouer et de ces décors qui les avalent ? Le bain de sang est aisé à imaginer. Couvrant l’année 1853 et une partie de la suivante 1854, le Tome XI ne déçoit guère  quant à la stigmatisation du faux goût, des carcassiers, notamment de ceux qui transposent, en les dénaturant, les plus grands chefs-d’œuvre de notre littérature. Gautier pourfend ainsi les adaptateurs de Balzac, annonçant la verve vengeresse du jeune Truffaut, très hostile aux tripatouillages de Bost et Aurenche au milieu des années 1950. Il est vrai que les Hussards, dans le Paris de Sartre, sont les héritiers directs des romantiques. Sa détestation d’enfant de 1830, Gautier, sous Napoléon III, ne la réserve pas aux pilleurs de trésor, elle mord à tout, le théâtre bourgeois, la grosse rigolade comme les professeurs de vertu. Je ne suivrai pas entièrement Berthier au sujet des pages que Gautier consacre à la vogue des Noirs et qu’il qualifie, à juste titre, de gênantes.

Après que le décret d’avril 1848 eut aboli l’esclavage sur les terres françaises, texte décisif qui faisait dire à Marie d’Agoult que les États-Unis perpétuaient « un crime contre l’humanité repoussé avec horreur par la conscience moderne », la France devient « négrophile ». La vérité est plus ambiguë, il suffit pour s’en convaincre de revenir aux caricatures rac(ial)istes de Daumier et Cham (notre photo). Gautier, en fait d’anthropologie, adopte l’évolutionnisme qui lui fait écrire que les Noirs d’Afrique, écartés de la « civilisation » depuis la nuit des temps, pour le plus grand nombre, nous sont inférieurs et touchent encore aux ancêtres simiesques de la grande famille humaine. La thèse fait horreur aujourd’hui : ce n’était pas le cas en 1850, même du côté de Victor Schœlcher, avec qui Marie d’Agoult était en correspondance. Il faut s’en faire une raison, il n’y a pas lieu, en revanche, de mettre en doute la sincérité de Gautier lorsqu’il adhère à l’abolitionnisme controversé du temps. Ces rappels sont importants pour qualifier l’ironie qu’il fait pleuvoir sur « l’oncletomisme » de l’époque. Le succès considérable des traductions de La Case de l’oncle Tom, le roman d’Harriett Beecher-Stowe, a gagné la scène  et y a répandu des torrents de bons sentiments et de manichéisme. Or l’art, dit Gautier depuis toujours, n’a de pire ennemi que le catéchisme trompeur des agents du Bien. Utile, pour les mêmes raisons, est sa défense de la corrida, inverse de toute boucherie, écrit-il, mais leçon d’héroïsme où la médiocrité est punie de mort : elle annonce le dandysme du Toréador mort de Manet ! Les médiocres, au théâtre, sous le Second Empire, ils dominent. Mais Gautier veille et ses étoiles brillent. Hugo, Dumas, Musset, le cirque, autre corrida, suffisent à sa joie. Stéphane Guégan

Michelet, Histoire de la Révolution française, tomes I et II, nouvelle édition publiée sous la direction de Paule Petitier, Gallimard, La Pléiade, 62,50€ et 62,50€

Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome VII, 1849-1852, édition établie et annotée par Charles Dupêchez, Éditions Honoré Champion, 125€.

Théophile Gautier, Critique théâtrale, Tome XI 1853-avril 1854, texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, avec la collaboration de François Brunet et Claudine Lacoste-Veysseyre, Éditions Honoré Champion, 75€.

David, Ingres, Napoléon, Chassériau et quelques autres…

Le 12 juin 1805, après s’être fait couronner à Milan, Napoléon 1er déclarait vouloir « franciser l’Italie ». Cette formule brutale fait entendre le désir d’accélérer les transformations et l’essor de son « second royaume ». Général devenu Empereur, puis roi d’Italie, Bonaparte l’avait constitué en moins de dix ans. Sa politique, au-delà des Alpes, fut de grande portée, immédiate, durable, mêlant vite héritage révolutionnaire et autoritarisme. En raison même de son ampleur, la percée française aura permis un brassage extraordinaire des différentes tendances qui composaient la modernité européenne depuis la rupture esthétique dont David, Canova et Ingres sont restés, pour nous, les phares. On ne parle plus de néoclassicisme, mot d’assonance péjorative, et l’on a raison. L’exposition Ingres et la vie artistique au temps de Napoléon se propose de rendre à la peinture et à la sculpture des années 1780-1820 sa force de nouveauté et sa jeunesse conquérante. La jeunesse des Lumières et de la Révolution demande aux Anciens, les Grecs comme Caravage, le secret d’une vérité, d’une force expressive et psychologique dont le premier XVIIIème siècle aurait perdu le sens. Composé de réalisme et d’idéal, selon Delacroix, David ouvre, de plus, la voie à ses disciples les plus singuliers, de Girodet à Ingres, chez qui s’exacerbe l’héritage du maître, entre Eros et effroi. La « modernité paradoxale du néoclassicisme » (Marc Fumaroli), doit s’apprécier dans sa dualité solaire et ténébreuse. En partenariat avec le musée Ingres de Montauban et différentes institutions de la ville de Milan, l’exposition du Palazzo Reale est la première, en Italie, à restituer le double souffle d’une époque climatérique. La première, en Europe, à réunir la Marchande d’amours de Vien, le Patrocle de David, la Suzanne de Fabre, l’Hippocrate de Girodet, l’Ossian d’Ingres, un portrait inédit du général Bonaparte par Appiani, l’ami de Gros… La salle des Odalisques, autour du tableau du Met, de la Dormeuse de Naples du V&A et du souvenir des bacchanales de Titien, n’a jamais eu d’équivalent. Dans la ville de Stendhal et de Sommariva, c’est le must absolu. SG / Ingres et la vie artistique au temps de Napoléon, commissaire : Florence Viguier, directrice du musée Ingres de Montauban, Palazzo Reale jusqu’au 23 juin 2019. Catalogue Marsilio, 34€

L’instauration du Directoire, sur les cendres encore chaudes des Robespierristes et de la Terreur (qui va se prolonger au-delà de Thermidor), divise les historiens. Patrice Gueniffey, dans son précis sur le Dix-huit Brumaire, rappelle que Bonaparte, en 1799, met fin à dix ans d’instabilité politique sans verser la moindre goutte de sang. Ce faux coup d’Etat, qui ne sort de la légalité que pour mieux la restaurer, constitue l’épilogue « d’une crise qui traverse tout le Directoire, crise plus ancienne, en réalité, qui est née de l’incapacité de la Révolution, après l’échec de l’Assemblée constituante, à donner un gouvernement à la société issue de 1789 ». Au cours des années 1795-1799, la République affronte tous les dangers, en-deçà et au-delà des frontières. En liquidant la Constitution de 1793, tenue pour responsable de l’anarchie et des crimes de l’an II, les Thermidoriens annoncent l’audace calculée de Bonaparte qui avait été leur sabre, à Paris, en Italie et en Égypte… Bonaparte, très marqué par la figure de Robespierre, comme Patrice Gueniffey l’a montré dans le premier volume de son Napoléon (Gallimard, 2013), rétablit l’autorité dont la France est alors orpheline, écarte les Directeurs corrompus et la menace d’une autre Restauration, elle arrivera à son heure et n’aura pas que des défauts. Le mot de Chateaubriand, en 1814, est sublime, il a seulement le tort d’être faux : « On désespéra de trouver parmi les Français un front qui osât porter la Couronne de Louis XVI. Un étranger se présenta : il fut choisi. » En 1799, les Français, noblesse comprise, ne veulent pas de Louis XVIII, ils suivront le général d’Arcole et Rivoli. Je suis sûr que ce rapide résumé du contexte post-thermidorien n’est pas de nature à convaincre Marc Belissa et Yannick Bosc, qui nous proposent une toute autre vision du Directoire dans un livre aussi alerte que défavorable à ce que Bronislaw Bazko a appelé la « sortie de la Terreur ». Plus globalement, ils répudient « l’interprétation furétienne qui avait renvoyé la période 1789-1793 du côté de la « Terreur » et du « dérapage populaire » ». Pour eux, le Directoire est bourgeois dans son obsession de la propriété privé, liberticide dans son combat des fauteurs de désordre et impérialiste dans sa politique étrangère et coloniale. Tout en minorant le poids de la Terreur, ils reconnaissent tout de même que le Directoire, malgré la pression des colons, ne revint jamais sur l’abolition de pluviôse an II et fit de Jean-Baptiste Belley, premier député noir de Saint-Domingue, un membre du Conseil des Cinq-Cents. Que la grande révolution soit encore aujourd’hui objet de débats, seuls les ennemis de la France s’en plaindront. SG // Patrice Gueniffey, Le Dix-huit Brumaire. L’épilogue de la Révolution française (9-10 novembre 1799), Gallimard, Folio histoire, 9,40€ // Marc Belissa, Yannick Bosc, Le Directoire. La République sans la démocratie, La Fabrique éditions, 15€

Alors que l’exposition Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, va légitimement ramener l’attention sur le grand Théodore Chassériau, Jean-Baptiste Nouvion nous conte la vie du père de celui-ci. Les documents dont l’auteur dispose n’en garantiraient pas la véracité, on aurait peine à croire au récit qu’il en tire sans édulcoration bienséante. Benoît Chassériau (1780-1844), né dans un milieu d’armateurs prêts à toutes les aventures capables de les enrichir, va défier le sort dès l’expédition d’Égypte dont il fut à moins de vingt ans. A son retour, associant son étoile à Bonaparte, il se jette dans la fournaise de Saint-Domingue que la France croit pouvoir reprendre aux esclaves noirs. Les pertes seront lourdes des deux côtés… La France étant tenue en échec, Bonaparte oublie ses rêves américains et vendra bientôt la Louisiane. Seule résiste aux insurgés la partie orientale de l’ile, qui prospère sous pavillon espagnol. Là s’établit Benoît Chassériau et se marie à une créole, fille de propriétaires dont les domaines font travailler des esclaves. Or, les archives du ministère des Affaires étrangères parlent à propos de Marie-Madeleine d’une femme de couleur… La part de négritude de leurs enfants fait partie des petits secrets de l’histoire de l’art, elle éclate dans le visage de Théodore, lorsqu’on n’en a pas gommé les traces africaines. Certains de ses premiers biographes s’emploieront à le blanchir de ses racines peu avouables. C’est s’interdire de comprendre en leur charge intime certains des thèmes électifs du peintre d’Othello et d’Esther. Quant à Benoît, il devait mourir avec plus d’un secret, on découvre enfin ses états de services officiels et surtout officieux. Les Antilles et l’Amérique latine n’avaient pas de secret pour cet homme qui fut l’ami de Bolivar, l’émissaire de Chateaubriand et le père d’un génie de la peinture moderne. D’un génie noir. SG // Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, Musée d’Orsay, catalogue Flammarion/ Orsay ; Jean-Baptiste Nouvion, L’Ami des Colombiens : Benoît Chassériau (1780-1844), Lac Édition, 11€.

« La fatalité des lieux a été vaincue » : roi de la formule, Michelet désigne ici la mise à mort des anciennes provinces au profit de l’unité nationale forgée par la Révolution. La carte départementale figure, visuellement d’abord, un progrès sur le supposé archaïsme de l’ancienne France. C’est là l’une de ces fausses vérités dont Olivier Grenouilleau libère son lecteur dès les premières pages du livre qu’il dédie aux aléas historiques de notre régionalisme, héritage et politique. D’ une part, 1789 continue, à bien des égards, le vieux royaume des Capétiens. De l’autre, tout n’était pas si noir sous nos rois, bien que la critique débute alors de ces intendants parachutés qui ignoreraient les réalités locales… Il faut être aussi naïf que nos jocrisses actuels pour confondre l’Etat monarchique et les régimes totalitaires des XXe et XXIe siècles. Jusque dans l’entourage du roi et le milieu des écrivains pensionnés, les mécanismes de la centralisation sont examinés et, le cas échéant, critiqués. Le grand problème auquel la France post-révolutionnaire est confrontée fut, au seuil de 1848 parfaitement défini par Louis Blanc : il réside dans l’équilibre nécessaire, et si difficile à établir, entre centralisation politique et décentralisation administrative. D’un régime à l’autre, le balancier oscille, mais le fossé se creuse lentement qui éloigne Paris des régions, en dépit du lien sentimental qu’écrivains et peintres entretiennent envers ces singularités géographiques et culturelles qui fascinaient un Braudel et retiennent Grenouilleau avec une émotion qu’il ne dissimule pas. Le grand spécialiste de l’histoire des esclavages transporte son goût des analyses multi-factorielles aux « petites patries » si dégradées, si dénaturées, en tous sens, mais promises à un regain conforme au génie, disait Michelet, de ce pays béni. SG / Olivier Grenouilleau, Nos petites patries. Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 22€.

Retrouvez Le Toréador mort de Manet, Charles Dantzig,  Gautier, Baudelaire et votre serviteur dans Personnages en personne, sur France Culture, dimanche 14 avril 2019.

RÉVOLUTION DANS LA RÉVOLUTION

Au sortir de l’Occupation, durant laquelle les autorités de la Résistance et de Vichy s’étaient disputé son nom, Victor Schœlcher, l’homme de l’émancipation des Noirs et de la continuité coloniale, pesait encore sur le débat, très inflammable, lié à l’avenir de l’empire. Dès juillet 1945, depuis sa Martinique natale, Aimé Césaire fêtait « le grand initiateur » et le décret historique d’avril 1848 par lequel l’esclavage avait été définitivement aboli. Dans la France d’alors, puis de Vincent Auriol, résonnait encore le discours que le général De Gaulle avait prononcé à Brazzaville en janvier 1944 : la politique d’assimilation restait la ligne du gouvernement. Possible et souhaitable en théorie, le transfert de souveraineté demandait du temps, il aboutit d’abord à des mesures administratives de poids. Mais l’époque exigeait des signes plus forts. Le centenaire de l’abolition de l’esclavage, en 1948, fournit cette occasion que saisirent aussi bien Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor que Gaston Monnerville. Suivra, en mai 1949, la panthéonisation  de Schœlcher… Le transfert de ses restes s’était préparé sous la IIIe République et trouva son premier symbole, sans surprise, parmi la statuomanie de l’époque. Le groupe sculpté qu’on inaugura en 1896, à Cayenne, devait lui-même être classé, en 1999, au titre des monuments historiques ! Plus près de nous, lors des cérémonies du 170eanniversaire de l’abolition de l’esclavage, le 27 avril 2018, la mémoire de Schœlcher a été justement citée en exemple.

Mais sommes-nous encore capables d’adhérer à l’œuvre de Louis-Ernest Barrias, bronze déclamatoire, érigé sur un vaste socle de pierre blanche? Cet hommage posthume de la IIIe République, si confiante alors en ses principes et sa puissance intégratrice, n’est-il pas frappé du discrédit où ont sombré sa rhétorique triomphaliste et l’hypocrisie néocoloniale dont elle serait le masque? Il est vrai que l’œuvre, conforme à la «thématique du don et de la dette» (Françoise Vergès), montre un Noir presque nu, les mains réunies sur le cœur, lançant un regard humide vers Schœlcher, en position dominante et le bras tendu, quant à lui, vers l’azur des transcendances laïques. La statue est de celles qui provoquent notre conscience malheureuse, notre culpabilité maladive, elle pose pourtant clairement l’appartenance politique en clef d’un destin commun. D’un autre côté, elle fait horreur à ceux qui en dénoncent le paternalisme trompeur. Rien, en effet, n’y rappelle l’impact instantané des révoltes d’esclaves, à Saint-Domingue et en Guadeloupe, dans le lent processus qui mène de 1789 à 1848. Et si l’allégorie de Barrias épouse parfaitement la ferveur abolitionniste de Schœlcher, elle cannibalise, au profit de la République et de ses héros, un phénomène historique autrement plus tortueux et complexe. Qui veut saisir ou rendre la vraie portée du décret d’avril 1848 ne peut plus faire l’économie, en effet, de ceux qu’Olivier Grenouilleau nomme les « prédécesseurs » de Schœlcher, ce digne héritier de l’abbé Grégoire.

Avec d’autres, tel Andrew S. Curran, Olivier Grenouilleau défend une nouvelle approche de l’histoire de l’esclavage et de l’abolitionnisme, nouvelle en ce qu’elle accepte l’apport contradictoire du siècle des Lumières et introduit d’autres critères que le strict politique dans l’analyse. Si l’esclavage, présent dès l’antiquité sur tous les continents, n’était jamais allé de soi, le projet abolitionniste fut l’une des nouveautés radicales de la fin du XVIIIe siècle, en France notamment. Corrigeant ce que l’historiographie anglo-saxonne tendait à minorer, Grenouilleau étudie cette « révolution méconnue », antérieure à l’autre, et ceux qui la rendirent possible en rejetant ou pas le régime monarchique. A travers « l’infâme trafic » de la traite, par-delà le scandale de l’esclavage au regard du « droit naturel », les apôtres de la liberté ne visaient pas tous la République qui nous délivrerait des « despotes ». Ce combat fut parfois d’essence morale, morale et chrétienne chez ceux qui restaient fidèles au double principe paulien de l’unicité de la famille humaine et de l’iniquité de traiter en animaux des créatures de Dieu, et donc douées d’âme et d’entendement. Il n’en reste pas moins que la marche de l’abolitionnisme s’enchevêtra très souvent aux aspirations réformistes du siècle. Le Montesquieu de L’Esprit des lois et le Voltaire de Candide firent sonner leur ironie tranchante avant que d’autres voix, Raynal et Jeaucourt, en appellent à la révolte des damnés et au surgissement d’un « Spartacus noir ». Le tournant des années 1770-1780, dont Diderot n’est pas le seul étendard, buta toutefois sur l’antagonisme des intérêts, la raison économique et le bilan exceptionnel du commerce triangulaire dont seuls les physiocrates dénonçaient la logique à courte vue, en plus d’être monstrueuse.

Les débats révolutionnaires, confrontés aux effets de leur propre dynamique et aux soulèvements effectifs des esclaves, furent ainsi empoisonnés par le poids écrasant des Antilles françaises dans le commerce extérieur du pays. Mais d’autres formes de résistance agirent, elles nous ramènent au cadre anthropologique où se pensèrent et la vision des Noirs et l’affranchissement des esclaves, décrété une première fois en février 1794 ! Elles ressortissent donc aux représentations qui guidèrent aussi bien le personnel des Lumières que les différentes assemblées post-révolutionnaires. Matière difficile, matière délicate, que le livre magistral d’Andrew S. Curran nous rend enfin intelligible ! Qu’en est-il, en effet, des Noirs eux-mêmes, de leur « espèce  » leur devenir ? Pour tenter d’y répondre, le XVIIIe siècle disposait de deux outils fascinants et dangereux, la littérature ethnographique, dite de voyage, et les sciences de la vie en plein essor. Or elles s’accordaient trop souvent à peindre le « nègre » de la façon la plus défavorable, l’animalisant, intelligence, morale et sexualité, et le condamnant à ne jamais pouvoir sortir de son infériorité raciale, produit de plusieurs siècles de dégénérescence. Il appartint surtout au discours scientifique de légitimer une telle vision du destin de l’humanité et de sa déchirure originelle.  En 1808, six ans après le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, l’abbé Grégoire pouvait écrire, rageur : « Ceux qui ont voulu déshériter les Nègres, ont appelé l’anatomie à leur secours. »

Avoir condamné l’esclavage, en réclamant sa réforme ou son abrogation, et s’être simultanément rallié à la théorie d’une évolution différentielle des «variétés de l’espèce humaine» (Buffon), c’est là un des grands paradoxes de l’abolitionnisme éclairé. De même que Montesquieu, le polygéniste Voltaire et Raynal lui-même, auquel Girodet rend hommage dans son portrait de Jean-Baptiste Belley (Versailles), la plupart des anti-esclavagistes du temps tiennent les « nègres » pour des êtres aux capacités réduites, du fait de leurs conditions d’existence ou de leur spécificité. On frisait la casuistique des partisans de la traite, convaincus que les Noirs étaient nés pour servir et que leur sort s’améliorait dans les fers, physiquement et spirituellement, puisque leurs maîtres les arrachaient aux violences, licences et rites fétichistes de leurs pays d’origine. Peu d’abolitionnistes avant le règne de Louis XVI ne défendirent le principe d’une égalité raciale, ou d’une perfectibilité des Noirs. Mais il y en eut et cela mérite d’être nettement souligné avec Andrew Curran. Car cette diversité d’opinions, peu reconnue aujourd’hui, engageait l’avenir, y compris celui des arts et de la littérature, et pas seulement Les Etudes de la nature de Bernardin de Saint-Pierre dont Girodet fut un lecteur attentif. Alors qu’Helvétius et Jaucourt ont franchi « le pas de l’antiesclavagisme à l’abolitionnisme » (Jean Ehrard), Louis-Sébastien Mercier fait paraître, en 1770, L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais, où résonnent déjà les mouvements insurrectionnels à venir… Un passage du roman frappe même par une sorte de prémonition de ce que l’île de Saint-Domingue allait connaître vingt ans plus tard. S’y lit l’étrange description d’un monument commémoratif très différent de celui de Barrias, il exalte la bravoure de l’esclave et le pardon des pays responsables de ses malheurs : « Je sortais de cette place, lorsque vers la droite j’aperçus sur un magnifique piédestal un nègre, la tête nue, le bras tendu, l’œil fier, l’attitude noble, imposante. Autour de lui étaient les débris de vingt sceptres. A ses pieds, on lisait ces mots : Au vengeur du nouveau monde ! » Cette vision plus positive des « nègres » sera le crédo de la fameuse Société des Amis des Noirs, née en 1788, et qui accueille en ses rangs Brissot, Mirabeau, l’abbé Grégoire, Condorcet, Lafayette et d’autres adeptes d’une sortie définitive, mais progressive, de l’esclavage. On sait l’importance qu’eut ce groupe de pression sur les premières mesures de l’Assemblée constituante en faveur de colonies que 1789 avait mises en mouvement. Les brissotins éliminés par Robespierre, le camp girondin fut accusé d’avoir allumé les révoltes caribéennes et provoqué la perte de Saint-Domingue. L’instauration de la Terreur aurait pu mettre fin à l’action de la Société des Amis des Noirs. Il n’en fut rien malgré les besoins d’un pays en guerre, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, et la contre-offensive des colons. Lucide en ce qu’il entérinait la façon dont les insurgés de Saint-Domingue avaient chassé les Anglais de l’île, le décret d’abolition de février 1794 respirait l’idéal émancipateur de l’an I (Michel Dorigny). Il n’était pas que stratégie et circonstances.

Stéphane Guégan

*Olivier Grenouilleau, La Révolution abolitionniste, Gallimard, 2017, 24,50€ (du même auteur, on lira, autre tentative réussie d’histoire mondiale, Les Traites négrières, Gallimard, 2004, disponible en Folio Histoire, 2006, 12,99 € ; sa couverture fait subir au célèbre tableau de Théodore Chassériau, métisse de Saint-Domingue, un quart de tour significatif, puisqu’il convertit la chute de l’éphèbe noir, image du démon repoussé par le Christ, en symbole de l’esclave affranchi) // Andrew S. Curran, L’Anatomie de la noirceur. Science et esclavage à l’Âge des Lumières, traduction de Patrick Graille, Classiques Garnier, 2018, 32€. Signalons, de plus, la parution du livre testamentaire du regretté Alain Testart, L’Institution de l’esclavage, Gallimard, 2018, 27€, reprise complétée d’un précédent ouvrage qui malmenait déjà les idées reçues, nombreuses, on le sait, en ce qu’elles touchent à un sujet plus propice aux émotions qu’à « l’exercice de la raison » et au respect des faits. Rien ne faisait peur à cet anthropologue au savoir panoptique, l’un de nos meilleurs connaisseurs de la préhistoire. Il ne sera pas/plus dit, entre autres fausses évidences, que l’esclavage, ce fléau universel, était pire en Europe qu’ailleurs en raison d’on ne sait quel suprémacisme blanc déjà généralisé. Stéphane Perrier (La France au miroir de l’immigration, Gallimard/Le Débat, 2017) réserve une part de son brillant essai, primé depuis peu, au poids de l’esclavage dans ce qu’il appelle une « compréhension appauvrie de l’histoire » et la culpabilisation exclusive du passé européen. On lira enfin de Michel Dorigny, grand expert du domaine, Les Abolitions de l’esclavage, Que sais-je?, 2018, 9€.

Un(e) autre ami(e) des Noirs // « Ô, Olympe ! Que de crimes en ton nom ! » Je me permets de paraphraser le mot sublime que Madame Rolland adressa à la statue de la Liberté qui jouxtait la guillotine, place de la Révolution, le 8 novembre 1793. Cinq jours plus tôt, Olympe de Gouges avait perdu la tête dans les mêmes circonstances, immolée à la Terreur dont elle fut l’une des adversaires les plus précoces et les plus tenaces. La chute de ses amis brissotins, au lieu de la tétaniser, galvanisa cette ennemie déclarée de Robespierre, qu’elle dit « sans génie, sans âme », et « prêt à sacrifier la Nation entière pour parvenir à la dictature ». Sa décapitation sert généralement à noircir la misogynie du personnel révolutionnaire et à disqualifier le bilan des républicains en matière de législation publique et privée. Du côté des complaisances médiatiques, cela donne : « dans la Révolution française, les grands hommes ont été des femmes » (Michel Onfray, 2016). C’est mal connaître son sujet, dirait Mona Ozouf, c’est aussi oublier l’espace que les patriotes du beau sexe surent s’ouvrir au sein de la parole politique, avec la complicité de certains hommes, à la veille et durant la Révolution… Fermement inscrit dans la pensée féministe et la pensée du féminin du moment, le livre très entraînant de Michel Faucheux n’en oublie pas les autres titres d’Olympe de Gouges à notre admiration. Le romanesque s’attache à elle dès la naissance, car cette native de Montauban, fruit de l’adultère à particules, argua jusqu’au bout de ses origines aristocratiques en les associant à son audace de plume, théâtres et libelles, et son goût libertin des plaisirs, mari et amants.

Au-delà du cercle littéraire qu’il décrit bien (Louis-Sébastien Mercier, etc.), Michel Faucheux aurait pu s’attarder davantage sur ses pièces, qu’on aimerait mieux situer parmi le répertoire pléthorique de l’époque. Ses difficultés avec Beaumarchais, qu’elle défie en donnant une suite au Mariage de Figaro, et ses vifs démêlés avec la Comédie Française du temps ne sont pas tout. On apprend toutefois qu’Olympe a jeté sur les planches sa passion anti-esclavagiste dès 1785, trois ans avant de rejoindre la Société des Amis des Noirs du cher Brissot. Puisque le théâtre est devenu le diapason d’une Histoire qui est désormais à faire, et d’une « liberté qui s’invente » (Starobinski), les amours contrariées de deux esclaves, Zamore et Mirza, affrontent les feux de la rampe afin d’en éclairer l’horreur aveuglante de la traite. Mais la pièce ne fut jouée qu’en décembre 1789, et celle qui tint le rôle de Mirza n’était autre qu’une jeune débutante, Julie Candeille, future « tendre amie » de ce Girodet dont on connaît les accointances abolitionnistes (il affuble Belley, dans le sublime tableau de 1798, de la boucle d’oreille de Brissot !). Rebaptisée L’Esclavage des Nègres, Zamore et Mirza deviendra L’Esclavage des Noirs en 1792, reformulation qui fait écho à la révolte des esclaves de Saint-Domingue. La fille naturelle de Lefranc de Pompignan, restée fidèle à la monarchie constitutionnelle, parce que conforme au droit naturel des sujets modernes, n’a pas déchu. Ce serait humilier son œuvre et son destin, qui en est la part la plus étonnante, que les enterrer sous quelques slogans expéditifs, ce que ce livre se garde bien de faire. SG // Michel Faucheux, Olympe de Gouges, Folio biographies, Gallimard, 8,90€.

INGRES AU VIOLON

Mille e tre… C’est, à une trentaine près, le nombre de lettres d’Ingres qui nous sont parvenues, en l’absence ou non des manuscrits. Leur rassemblement, désiré par Jules Momméja dès 1888, a demandé du temps et l’impeccable érudition de Daniel Ternois, à qui l’on doit les deux forts volumes des éditions Honoré Champion (2011 et 2016), le second comprenant deux tomes (1). Aux problèmes inhérents à toute entreprise semblable s’ajoutent les difficultés spécifiques à Ingres, dont il est devenu usuel de relever ou de dénoncer les insuffisances en matière (ortho)graphique. Cela n’aurait pas choqué outre-mesure notre peintre, conscient de ses « gribouillages » et de son « style galimathiés », et rougissant ouvertement, lorsqu’il s’adresse à plus fort que lui, d’avoir eu à interrompre ses humanités au seuil de l’adolescence. Encore conviendrait-il de ne pas omettre ce qu’Ingres aimait à préciser en l’espèce… Jean-François Gilibert, l’avocat et l’ami dont il peignit le dandysme ravageur en 1804, était le destinataire rêvé de ses réflexions sur la langue, aussi amères que téméraires. Le 27 février 1826, après lui avoir redit sa douleur à piétiner la syntaxe et « la bonne orthographe », Ingres brode sarcastiquement sur le thème de l’éducation et des atouts qu’elle donne même aux médiocres : « D’ailleurs, il paraît que les études que j’aurais pu donner à ces qualités ne m’auraient servi de rien, car toute mon intelligence s’est réfugiée sur tout ce qui est instinct, je ne sais quoi, enfin choses qui ne s’apprennent pas méthodiquement, et qui sont venues se placer dans mon intellect sans que je les aie forcé d’y entrer. » Citant au passage Joachim du Bellay, l’auteur de ces lignes extraordinaires, où parle son romantisme fondamental, n’est pas toujours compris…. Faute de goûter cette verve et cette oralité inimitables, ces cascades de mots peu lissés et peu retenus, qui passent de la vigueur à la douceur, du brutal au sentimental, du pathos autoritaire à la naïveté déconcertante, l’on continue à lui tenir rigueur de sa plume erratique. Dans la trop rapide introduction du gros volume de lettres et documents qu’il consacre aux années durant lesquelles Ingres dirigea la Villa Médicis (1835-1841), François Fossier prend plaisir à épingler les hérésies de ce qu’il appelle, sans y adhérer, le « style d’Ingres ».

Tout lui est bon pour accabler l’épistolier, qui ne serait que raideur de ton et rhétorique mal assimilée, fautes incorrigibles et emballements indigestes, impropriétés et italianismes, sensiblerie excessive et surtout narcissisme acrimonieux. Réfractaire apparemment à la théorie des deux mois et à la narratologie moderne, François Fossier en conclut à l’identité du caractère et de l’écriture, tous deux exécrables donc. On n’avait jamais lu de choses aussi violentes sur Ingres, « égocentrique forcené et geignard », hypocrite paranoïaque, depuis Théophile Silvestre. Cette virulence conduit à d’autres considérations aussi contestables quant à l’esthétique d’Ingres qui se réduirait presque aux convenances rassurantes des davidiens indécrottables qui cherchèrent précisément à entraver son élection houleuse à la tête de la Villa Médicis  : « Comparée à la prose de Delacroix ou même à celle de Quatremère [de Quincy], si académiquement cadencée, son expression est celle d’un illettré, chose surprenante chez un artiste à ce point imbu des règles de la composition et du dessin. » Le génie d’Ingres, plutôt que cette fidélité obtuse à des principes d’un autre âge, n’est-ce pas tout le contraire? De ce prétendu classicisme, n’a-t-il pas fait place nette en se débarrassant de l’anatomie, des récits bien articulés, de la répugnance idéaliste envers son Éros provocant et ses effets de réel trop concrets? Si François Fossier sous-évalue la radicalité de celui que Baudelaire nommait « l’homme audacieux par excellence », il exagère son tempérament combustible et neurasthénique. Les soutiens les plus proches d’Ingres, de Gérard à Marcotte, estimaient déjà que le directorat de la Villa Médicis ne conviendrait pas à cette tête trop chaude. Ils se trompaient, Ingres assuma sa charge, entre 1835 et 1840, avec rigueur, intelligence et sens du terrain. Au lieu d’insister tant sur l’homme qu’il n’aime décidément pas, François Fossier aurait dû prendre le temps de mieux exploiter le riche matériau qu’il agrège aux lettres d’Ingres proprement dites. Ces missives, émanant des pensionnaires le plus souvent, permettent de comprendre les réserves qu’une part de l’Institut manifestait envers l’amoureux des odalisques et la direction des études. Si le primitivisme des jeunes lauréats inquiétait quelques-uns de ses pairs, le ministre de l’Intérieur faisait pleuvoir les crédits, satisfait des copies de Michel-Ange et Raphaël que le Directeur contrôlait et dirigeait vers l’école des Beaux-Arts (3). Il eût fallu aussi s’intéresser aux révoltes qui grondent (Chassériau, Papety, Jourdy) et aux clivages qui opposent ou non catholiques (cercle de Lacordaire) et fouriéristes (lecteurs de Sabatier) sur le front d’un art de combat. Ingres aura contribué à la maïeutique  romaine qui menait à 1848 (4). Stéphane Guégan

(1) Ingres, Lettres 1841-1867, édition et présentation de Daniel Ternois, préface de Stéphane Guégan, Éditions Honoré Champion, 2016.

(2) Correspondance de l’Académie de France à Rome. Jean Auguste Dominique Ingres 1835-1841, François Fossier (éd.), Académie de France à Rome / Société de l’histoire de l’art français / Editions de Boccard, 2016. En l’absence d’avertissement ad hoc, il est difficile de savoir en quoi le présent volume se distingue de sa prépublication électronique sur le site de la Bibliothèque de l’Institut de France (2006). Il apparaît cependant que François Fossier a tenu compte des remarques d’Eric Bertin (« La correspondance du Directorat d’Ingres a-t-elle été publiée ? », Bulletin du Musée Ingres, n°80, 2008, p.21-23). Ont été réintégrées certaines lettres manquantes, pas toutes, émises ou reçues, durant le Directorat d’Ingres. Pour ne prendre qu’un exemple, la lettre de Chassériau, en date du 18 avril 1838, a été insérée au corpus originel où elle faisait défaut, mais au prix d’une coquille sur le quantième du mois. On ne comprend pas très bien, à cet égard, le silence de François Fossier sur l’affaire du portrait de Lacordaire, qui ébranla la fin du Directorat et cristallisa la rupture de Chassériau et d’Ingres.

(3) Voir Stéphane Guégan, « La thébaïde et le phalanstère » in Olivier Bonfait (dir.), Maestà di Roma. Da Napoleone all’unità d’Italia. D’Ingres à Degas. Les artistes français à Rome, Académie de France à Rome /Electa, 2003, p. 312-317. Ce catalogue capital est absent de la bibliographie très sélective de François Fossier.

(4) On connaît les beaux travaux de Jean-Paul Clément sur Chateaubriand, Charles X et, plus généralement, la culture politique de la Restauration, objet de simplifications persistantes. N’ayant cessé de croiser Louis-François Bertin (1766-1841), l’idée d’un livre lui est venue naturellement. Aussi trompeuse que le portrait d’Ingres, depuis qu’on y voit à tort le symbole des épiciers de la monarchie de Juillet, la personnalité du patron du Journal des débats (littéraires et politiques) méritait d’être reconsidérée, à l’instar de ce monarchisme libéral, ou de ce conservatisme progressiste, dont il porta haut les couleurs. Cela lui valut quelques mésaventures sous le Directoire et le Consulat. Mais sa pugnacité à tenir ferme au milieu des orages l’aura rapproché des plus grands, de Girodet et Chateaubriand à Hugo et Ingres. Marc Fumaroli et le regretté Bruno Foucart ont très bien compris et décrit le cercle des Bertin. Il manquait un grand livre politique sur celui que Gautier, en 1855, face au portrait du Louvre, nomma le « César bourgeois ». Autant dire qu’il avait lui aussi saisi ce que le combat des Bertin avait apporté à l’établissement de la France moderne, fille de l’Ancien Régime et de 1789. SG / Jean-Paul Clément, Bertin ou la naissance de l’opinion, Éditions de Fallois, 24€

CINQ FEMMES PARLENT…

Née la même année que Bertin l’aîné, Madame de Staël (1766-1817) éprouva moins de difficulté à voir s’effacer la monarchie que son père, le grand Necker, avait tenté de sauver ! Alors que le banquier suisse cherche les moyens d’éponger la dette du pays et de réformer une cour incorrigible, sa fille, plume naissante, rédige ses premières nouvelles, ferventes d’aspirations libérales et littéraires également prometteuses. Du haut de ses vingt ans et du surmoi paternel,  elle fait entendre la violence des passions et le sens du devoir que ses héroïnes, de Delphine à Corinne, mettront en balance de façon si neuve. S’entend dès avant 1789 le combat en faveur de l’abolition, de l’éducation des filles et d’une vie publique à l’anglaise. Le féminisme et le modérantisme politique qu’elle manifeste avec de plus en plus d’éclat sont à évaluer  selon les circonstances qui les façonnèrent. Nul anachronisme dans la biographie enlevée et bien illustrée (Isabey, Vigée Le Brun et peut-être Marguerite Gérard) que lui consacre Sophie Doudet, malgré son désir avoué de célébrer la femme libre, ou plutôt libérée en tout. On sait ce qu’il en fut sur le terrain des cœurs  et des corps, terrain où Germaine n’eut pas à souffrir les proscriptions de Bonaparte. Sa durable relation avec le grand Benjamin Constant continue à légitimement faire rêver. Avant Stendhal et Delacroix qui l’ont lue, elle mit, en somme, Shakespeare en pratique. SG / Sophie Doudet, Madame de Staël, Gallimard, Folio biographies, 9,40€.

C’est vrai qu’elle sont somptueusement vêtues, souverainement indifférentes, les saintes si pimpantes du Zurbaran ! Top models de la Contre-Réforme, pour paraphraser Florence Delay, elles défilent dans l’éternité de leur terrible martyre, qu’elles rendent désirable et presque aimable. Aux protestants blafards, elles suggèrent que la beauté est le plus miraculeux des dons, et la vie un cadeau du Ciel. Delacroix l’a compris dès 1824 et les anges si féminins de son Christ au jardin des oliviers, l’un des sommets de l’exposition du Louvre, ont été rêvés en compagnie des Zurbaran de Soult… Le génie du christianisme n’a nul besoin de chair mortifiée et des loques de Job pour s’accomplir. Zurbaran, de père drapier, maîtrise immédiatement la poésie des tissus et du drapé, soie et brocarts, rehauts d’or ou de perles, jusqu’à l’accessoire qui met la dernière touche indifféremment à la robe et au tableau. Florence Delay, lectrice de mon cher Gautier, en a subi la révélation alors qu’enfant elle découvrait le musée de Séville, l’un des plus enchanteurs, il est vrai, qui soient au monde. Son Haute couture est un petit bijou d’écriture filée  et de savoir cabriolant, qu’on situera avec elle entre Valery Larbaud et Marcel Schwob, le culte des premiers émois et l’attrait des vies de légende. Car l’enquête vestimentaire mène l’auteur aux destins de ces femmes qui furent « violemment désirées » avant de connaître d’autres violences et d’autres désirs. En fouillant leur passé, la romancière croise le sien une seconde fois. L’été de ses vingt ans, elle fut la Jeanne d’Arc de Robert Bresson, inoubliable rencontre… Or Jeanne, lors de son procès, se dit obéir à Catherine d’Alexandre et Marguerite d’Antioche. Jacques de Voragine et Balenciaga bornent ce merveilleux bréviaire d’heureuse sainteté. SG / Florence Delay, de l’Académie française, Haute couture, Gallimard, 12€.

C’est Anne Pingeot qui parle, et qui parle de François Mitterrand avec lequel, bien avant l’élection de 1981, elle disserte un jour de l’emprise traditionnelle du politique sur l’architecture : « Là j’ai senti que le courant passait. » Les futurs grands travaux que l’on sait dansent déjà devant l’esprit de cet homme du livre… Quant à l’électricité de leurs amours, ce livre d’entretiens, en écho aux Lettres à Anne (Gallimard, 2016), nous en livre pudiquement quelques clefs. C’est ce qui en fait la saveur, en plus des piquantes fusées de celle qui donne la réplique à Jean-Noël Jeanneney. L’homme qui entre dans sa vie au seuil des années 1960 a presque trois fois son âge et déjà une longue et complexe carrière politique derrière lui. Mais son destin public a besoin d’un nouveau départ. Leur liaison, dit Anne Pingeot, en sera l’un des levains. Une éducation commune, celle de la droite catholique, l’avait préparée. La séduction mutuelle fera le reste avant qu’ils ne s’apprivoisent l’un l’autre, et ne trouvent, dans l’ambivalence et l’intranquillité, la force de s’aimer plus de trente ans. Ce livre nous apprend que Pascal, Zurbaran, Caravage, Aragon, Rude, Napoléon III et Degas apportèrent chacun leur pierre à l’édifice. Oui, l’architecture inscrit. SG // Anne Pingeot, Il savait que je gardais tout. Entretiens avec Jean-Noël Jeanneney, Gallimard / France culture, 12,50€

David Hockney était matière à roman et nous l’ignorions… Comment un petit gars de Bradford, avec ses désirs à contre-courant de peinture figurative et d’amours masculines, s’est-il vite mué en star peroxydée des sixties et des seventies, très loin de l’Angleterre des prolos, de gauche, et du formalisme, de gauche aussi ? Les expositions généralement s’en tiennent à la chronique froide, aussi distanciée que ses piscines giottesques, d’une victoire sur l’obscurantisme et le modernisme. Catherine Cusset, en romancière qui sait que toute vie est fiction, et d’abord fiction d’elle-même, s’est admirablement glissée dans les interstices, les plis et les silences de la biographie officielle. L’empathie est concluante, fine, drôle et crue quand il le faut. Et il le faut souvent s’agissant de celui qui fit de la Californie le lieu d’une seconde naissance, et le foyer libertin et presque libertaire d’un hédonisme raffiné, définition possible de sa peinture étrangement indocile. Historiquement précise, cette Vie de David Hockney tisse avec la même sûreté sa géographie brownienne. Le peintre fut toujours là où ça se passait. Ce que Catherine Cusset dit de New York, où elle a la chance de vivre, sonne aussi juste que son Los Angeles de toutes les licences. SG // Catherine Cusset, Vie de David Hockney, Gallimard, 18,50€.

Quant à Camille Claudel, sur qui des ventes récentes et une exposition ont ramené la lumière, on pourrait se contenter de ses lettres et de ses œuvres, et de ce qu’elles disent et ne disent pas, avouent et scellent de la grandeur tragique d’une existence et d’une création brutalement suspendues. Si folie il y eut bien, de quelle nature était-elle exactement ? Ce qu’en ont écrit certains proches, avant et après 1913, quand débute un enfermement long de trente années terribles, laisse à penser qu’elle aurait pu, parmi les siens, aimée des siens, quitter ce qu’elle appelle justement sa « prison ». Sans incriminer quiconque, à commencer par Paul Claudel, le jeune frère martyr et geôlier de sa sœur, Colette Fellous signe un livre fascinant par l’écoute infiniment subtile qu’elle prête au roman familial où s’est tissé, bien avant les reculades de Rodin, le malheur de Camille. La Valse, au Salon de la Nationale de 1893, inspira ce commentaire à Octave Mirbeau : « Je ne sais pas où ils vont, si c’est l’amour, si c’est la mort. » L’indécision intéresse Colette Fellous, l’intrigue. Du trouble, et du troublant, elle en voit dans tous les portraits de Camille. Les photographies et les chefs-d’œuvre de Rodin portent le sceau d’une mélancolie que la vie va se charger de transformer en paranoïa. Son anti-dreyfusisme n’en est ni la cause, ni le symptôme. Mieux vaut interroger, nous dit Colette Fellous, les deuils qui enferment la mère et le frère dans le rejet puritain, inconscient d’abord, puis castrateur, de l’impudente aux mains trop pleines et au cœur trop vide. « Dans cette complexe configuration familiale des Claudel, il est aujourd’hui impossible d’accuser l’un ou l’autre, chacun ayant été pris au piège de son propre labyrinthe. » Folie de Camille, folie des siens… Si l’on ignore où elle se situe, on sait de quel côté la loi, elle, se rangea. SG / Colette Fellous, Camille Claudel, Fayard, 18€

ON FERME…

Le 13 mai prochain, demain ou presque, se refermera l’une des expositions les plus ambitieuses et originales du moment. Les Hollandais à Paris, 1789-1914, au Petit Palais, c’est l’histoire d’une fatale attraction dont bien des chapitres nous échappaient. Si Orsay, ces dernières années, s’est intéressé à l’impact de Jongkind sur l’art français et au séjour parisien de Van Gogh, voire à celui de Mondrian, si Van Dongen a été amplement vengé de la stupide proscription dont il fut longtemps la victime, la permanence d’une colonie batave sur les bords de la Seine n’avait jamais fait l’objet d’une présentation d’ensemble. Paris, dit-on, vaut bien une messe. Certains de nos artistes, le protestant Ary Scheffer ou théosophique Mondrian, se gardèrent bien de renoncer à leur foi par nécessité de carrière. La capitale l’est aussi des arts depuis 1789, date inaugurale du parcours. Sous la Révolution, Van Spaendonck, le David des bouquets de fleurs, fut si célèbre que le nouvel Institut, en 1795, s’empressa de l’y élire. Il est le premier des peintres autour desquels l’exposition se structure. Nous avons déjà nommé certains des autres. Très singulières sont les sections dédiées à Kaemmerer, sorte de Fortuny père du Nord, et au formidable Breitner, dont les sublimes photographies impudiques feraient presque oublier sa touche virile. Van  Gogh tient évidemment la route. Autre surprise, l’ensemble des Van Dongen et notamment la reconstitution d’À la Galette, tableau de 1906 d’une incandescence cinétique pré-futuriste. SG / Les Hollandais à Paris, 1789-1914. Van  Gogh, Van Dongen, Mondrian…, Petit Palais, Paris, jusqu’au 13 mai 2018. Catalogue très informé, Paris Musées, 30€.

 

PARIS EST (VRAIMENT) UNE FÊTE

victor-huho-marietta-750x400Les petits musées ont un gros avantage sur les grands. Inaptes aux opérations barnum et à la frénésie des chiffres souvent gonflés, ils font moins et souvent mieux, et ne tirent pas leur succès des « prêts » exceptionnels, des résonances « sociétales » ou seulement du tape-à-l’œil de leurs expositions, médiocres alibis au ressassement des idées creuses et des projets bâclés. L’histoire prouve que David finit toujours par triompher de Goliath, comme la ruse et l’acharnement de l’arrogance des pouvoirs mal établis. Un trio d’expositions, toutes trois dévolues au romantisme français, et toutes trois riches des lieux qu’il habita, comptent parmi ce qui se voit de mieux à Paris.

9782759603077_1Hugo, qu’on serait mal inspiré de châtrer de sa capitale aspirée, ouvrira la marche. N’est-il pas le romantisme français en personne, en chair et en os, en vers et en prose, cet écrivain si méconnu et si mal lu, que le temple béni de la place des Vosges rend patiemment à lui-même ? S’éloigne enfin l’image consensuelle et paternaliste que la IIIe République et l’institution scolaire auront fondée par haine de ses ardeurs malséantes, le royalisme de sa jeunesse, son orléanisme ultérieur, son adhésion « éclairée » à la conquête coloniale, son républicanisme athénien ultime et, plus encore que les virages politiques, son priapisme, ses poussées de plume, en tous sens, dirait Vincent Gille. Le commissaire d’Eros Hugo, bijou rose et noir à quatre facettes, ne s’en laisse pas compter. Entre la pudeur (apparente) de l’œuvre et les excès (faunesques) de l’homme, tarte à la crème de la critique, il y a évidemment plus qu’une contradiction commode, bien faite pour illustrer l’idée d’un siècle hypocrite et étouffer toute lecture sexuée de l’œuvre. On accable volontiers le XIXème siècle de duplicité bourgeoise, il aurait combattu en plein jour les signes, et les signes seulement, de la débauche organisée des amours de l’ombre. Les maisons de tolérance portent bien leur nom. Mais tout ordre social un peu responsable ne suppose-t-il pas une certaine surveillance, un certain confinement des désirs qui le rongent ? Et on ne voit pas pourquoi les images échapperaient à ce régime clivé. Celles qui émaillent le parcours, suggestives ou salées selon le type de regardeur qu’elles impliquent, privilégient les fragments et autres close-up troublants, alternent les corps allumés et ceux qu’on sent prêts à se brûler. Car le « baril de poudre » n’a pas toujours peur de « l’étincelle », pour détourner un vers célèbre des Voix intérieures. Avant Rops et Rodin, Ingres et Chassériau, amant d’Alice Ozy comme Hugo et Gautier, ont intégré limites morales et interdits visuels pour mieux en jouer. Le pornographique, terra incognita de l’histoire de l’art en gants blancs, obéit aussi à des codes et des modes de diffusion bien à lui. Quelques-uns de ses agents les plus vigoureux, des frères Devéria au jeune Musset, se recrutèrent, nulle surprise, parmi les proches d’Hugo au temps du grand Cénacle.

visages-de-l-effroiVictor pouvait encore cacher à son entourage le plus boutonné ce qui torturait sa chair et proclamer que la grande littérature devait être exemplaire, sa correspondance intime et sa poésie le trahissaient. Pas plus que Notre-Dame de Paris ne se résume à sa noble croisade contre d’obscurs édiles à la pioche déjà facile, Sara la baigneuse ne saurait être confondue avec les caprices innocents de son précoce vers-librisme, belle indolente suspendue au-dessus d’un miroir d’eau qui ne serait que la métaphore d’un art jaloux de son autonomie. Ouvrons les yeux, relisons les textes avec Vincent Gille, dont la leste mais fine rêverie nous entraîne du Vivant Denon le plus frénétique jusqu’aux pieuvres ensorceleuses des Travailleurs de la mer, roman qui enchantait Masson et André Breton… Le fameux romantisme noir, qui fait désormais recette, est donc passé par Hugo… Totor jouit, à juste titre, d’une présence multiple au musée de la vie romantique et au sein du bilan que Jérôme Farigoule et Hélène Jagot nous y offrent des ténèbres si séduisantes du premier XIXème siècle. En vingt-cinq ans, alors que le néoclassicisme davidien des guerriers de marbre a vu fondre le nombre de ses sectateurs, la face sombre des années 1780-1820 aura suscité maintes vocations chez les chercheurs, avides sans doute de frissons nouveaux. Croyant moins aux ruptures qu’aux rémanences, ils sont plus attentifs aux phénomènes de continuité et de contamination, d’une époque, d’un pays ou d’une culture à l’autre. Quel que soit le poids que nous accordons aux violences de l’histoire, s’agissant de la Révolution et de l’Empire, on ne peut se dissimuler les autres causes, antérieures et aussi puissantes, de la noirceur du siècle. De plus lourdes tendances, inséparables des Lumières et de leurs tensions, travaillaient la fin du XVIIIème siècle, qui aime se faire peur et jouir du macabre, source infini d’effroi et d’émois variés. L’ascendant que prit l’art britannique après 1760 parle de lui-même. Le musée de la vie romantique, à libérer cette vague noire en tous ses rouleaux, chahute à plaisir les hiérarchies. De multiples inconnus, avec un bonheur inégal, se frottent aux aigles, David, Vincent, Guérin, Girodet et Géricault, omniprésents tous deux, bien que je ne retrouve pas la main de ce dernier dans les numéros 58 et 59 du catalogue. Fort belles choses, au demeurant, elles évoquent la peinture des années 1830-1840, et peut-être Couture ou son cercle quant à la première, ceci dit en passant…

catalogue-d-exposition-delacroix-et-l-antiquePour s’être souvent vêtu de nuit et réclamé d’Ossian ou de Shakespeare, le vrai romantisme ne s’oppose pas au davidisme et à l’héritage gréco-romain aussi simplement que ne le prétendaient les vieux manuels. Ce serait ignorer un fait majeur : les premiers promoteurs du moderne, de Diderot à Baudelaire et Apollinaire, de Daumier à Manet et Picasso, n’ont pas cru bon de mépriser l’art des commencements et répudier l’empreinte des anciens. Malgré l’admiration que Delacroix, autre élu de Visages de l’effroi, vouait à Titien, Rubens et Rembrandt, au-delà même de sa dette immédiate envers la peinture d’actualité des années révolutionnaires et impériales, sa connaissance de l’antique était intacte et active. Hugo en aurait convenu, lui qui complimentait ses émules, Gautier en tête, d’être allé jusqu’à réintroduire le répertoire païen au mitan des années 1830… La virulence des années précédentes ne s’était exercée qu’à l’encontre des singes de Poussin ou de Racine. Et Voltaire, la prétendue bête noire des jeunes frondeurs, est l’écrivain le plus cité du Journal de Delacroix. Ainsi qu’en témoignent son Trajan et son Marc-Aurèle, le peintre du Sardanapale ne fut pas insensible à la revalorisation romantique des thèmes supposés davidiens après 1835, non moins qu’Ingres, trop heureux de voir les chevelus faire revenir la Grèce éternelle, mais vivifiée par de nouveaux regards, au théâtre et au Salon. Ces supposés rivaux, Ingres et Delacroix, s’écharpaient sur le style mais se rejoignaient sur le bon usage à faire des vieux moules. Autant l’imitation libre restait à prescrire, autant la sotte duplication était à proscrire. L’exposition de Dominique de Font-Réaulx l’établit avec force et nouveauté, Delacroix s’est construit avec et contre l’anticomanie de son siècle et ses modes de diffusion à grande échelle, estampes, moulages, photographies et, bien entendu, musées. La thèse de « la perte de l’aura », très portée depuis Walter Benjamin, ne prend pas en compte les effets heureux de la dissémination et de la démultiplication. Plus le legs des siècles pré-chrétiens semblait condamné à se banaliser, plus il apparaissait nécessaire de l’en préserver. « Ce que je réprouve, écrit Delacroix en 1853, c’est l’imitation unique ». Autrement dit, la pensée unique. Quatre ans plus tard, dans son Calepin sur le beau moderne, formulation stendhalienne s’il en est, il s’amuse à rappeler que Rubens était aussi féru d’antique que Raphaël. 1857, c’est l’année où Delacroix est élu par l’Institut et s’établit place Furstenberg. Le nouvel atelier s’élève du jardin en sa blancheur attique, celle trompeuse des métopes et d’une frise de Muses, copies de plâtre achetées au Louvre… En 1825, Delacroix avait découvert la galerie Elgin à Londres, choc de longue portée ; trente ans, plus tard, le vieux lion rugissait encore à la vue des moulages de l’Acropole. Stéphane Guégan

*Eros Hugo. Entre pudeur et excès, Paris, Maison de Victor Hugo, jusqu’au 21 février. Catalogue de belle façon, avec d’excellents textes de Gérard Audinet, Vincent Gille et Pierre Laforgue, Paris-Musées, 35€.

**Visages de l’effroi. Violence et fantastique de David à Delacroix, Paris, Musée de la vie romantique, jusqu’au 28 février, puis musée de La Roche-sur-Yon (19 mars – 19 juin 2016). Catalogue sous la direction de Jérôme Farigoule et Hélène Jagot, Paris-Musées/LIENART 27€.

***Delacroix et l’antique, Paris, Musée national Eugène Delacroix, jusqu’au 7 mars. Catalogue très fouillé sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Louvre Editions / Le Passage, 28€.

PICON ENFIN !

Retour des journées Barthes de Bayonne. La ville s’est réconciliée avec l’enfant du pays. D’un pays que le destin a choisi pour lui : fils d’un marin mort en 1916, Roland vit le jour à Cherbourg… Bayonne a passé le chiffon du cœur sur les errements politiques et les frasques sexuelles d’un homme qui fait désormais sa fierté. Cette paix profite à l’œuvre. Sous le théoricien du neutre, on savoure désormais une sorte de Chateaubriand égaré chez les chantres de l’écriture glacée ou désaliénée. Comme un anniversaire n’a pas à en cacher un autre, on n’oubliera pas l’autre centenaire de l’heure.

9782021229554Né en 1915, Gaëtan Picon eut également un marin pour père. On le fête ces jours-ci, signe qu’il revient en grâce. Picon et Barthes ne s’ignorèrent pas, et s’estimaient même. Le second participa à l’hommage que le Centre Pompidou rendit au premier en 1979 : « Gaëtan Picon s’ingénie magistralement à entrer dans un art par un autre, à faire communiquer entre eux le texte et l’image », écrit alors Barthes. L’un de ses meilleurs livres, que Le Seuil réédite à l’identique, L’Empire des signes, rêverie sur le Japon et son écriture aux signifiés fluides, parut initialement dans la collection que Picon avait créée chez Skira. Suivre parallèlement le chemin de ces deux figures centrales de la vie intellectuelle française devrait tenter quelque Plutarque moderne. Il disposerait d’une matière ample et de beaux contrastes, propres à faire saigner un peu son récit : à cheval sur son gidisme et son marxisme, Barthes déteste le surréalisme, affiche un anti-gaullisme plus ou moins feutré jusqu’en mai 68… Mais les convergences s’avèreraient aussi fertiles. L’une des plus inattendues nous ramène à Chateaubriand et à son style inimitable, mélange de « cambrure royale » (Flaubert), d’ondoiement et de brusquerie, de violence et de tendresse. Ceux qui ont lu Barthes et Picon ne seront pas dépaysés. Nos deux stylistes, en outre, la cinquantaine atteinte, ont rouvert La Vie de Rancé. Ce livre du temps évolue avec lui et son lecteur. On en sort différent à tous les âges. Suspendue à la mort, la vieillesse n’a pas le choix, elle se mire dans la beauté des ruines ou se réinvente dans sa « jeunesse retrouvée » (Baudelaire). D’un côté, le réconfort ; de l’autre, les derniers orages. Les plus grands artistes, à cet égard, se plient au sort commun.

PiconPicon, aussi familier des musées que des artistes de son siècle, a consacré l’un de ses livres les plus forts au drame du « dernier tableau », à ce moment étrange où la souveraineté de l’esprit et le fléchissement de la main obligent le créateur à ouvrir un domaine qui leur est inconnu. Précédé d’une citation de la Vie de Rancé, qui avait retenu Barthes en 1965, Admirable tremblement du temps (dont L’Atelier contemporain a la bonne idée d’accompagner le reprint d’essais complices) paraît en 1970, l’année de L’Empire des signes et de la mort du général. Or le souvenir des « événements » et l’arrogance du présent ne manquent pas de se glisser parmi ces réflexions, vierges de toute amertume, sur l’œuvre ultime des maîtres. A l’heure des comptes et des ultimes étincelles, les couches du temps s’interpénètrent, tendent à cette « unité indéfinissable » qui saisit le Chateaubriand des Mémoires d’Outre-tombe. Mélancolie et foi tenace en l’existence alternent chez Picon, un siècle plus tard : il nous ouvre, ce faisant, le musée d’une vie, sans concéder quoi que ce soit au formalisme du premier XXe siècle, et notamment à celui de son cher Malraux. Visant le réel, la peinture est aussi « tableau », elle est donc forme, sens et dévoilement. Poussin, Rembrandt, Velázquez, Chardin, Goya, Ingres, Manet, Cézanne, Masson, Balthus, Giacometti, et même le dernier Picasso, suprême audace en 1970, viennent en témoigner : la vieillesse a sa beauté et Picon lui prête sa plume superbe.

Barthes, du reste, lui reconnaissait une aptitude certaine à manifester « l’unité des signes de la beauté » en croisant les forces du lisible et du visible. On sait que lui-même a chanté les peintres qui ramenaient leur langage, selon lui, à un stade pré-sémique. Une écriture sans mots, libre du « pacte de la communication » et parfois de la représentation, ce fut ainsi le privilège de Twombly ou de Masson. Mais la recherche barthésienne, très active à en juger par les publications de 2015, ignore son musée imaginaire pour ainsi dire. A Bayonne, grâce à Pierre Vilar, il nous a été permis de projeter la gravure de l’Endymion de Girodet avec laquelle Barthes a vécu. Continuera-t-on à lire S/Z, glose nécessairement sexuée de la Sarrasine de Balzac, de la même manière ? L’Album du Seuil, qui comprend une passionnante correspondance inédite et des dossiers non moins utiles, nous révèle involontairement par sa couverture une autre de ses images – typiques du goût « bourgeois » a priori honni – qui cheminèrent au long des écrits de Barthes et nourrirent leur composante homosexuelle plus ou moins latente. L’estampe en question, d’après le Daphnis et Chloé d’Hersent, fut célèbre dès après 1817 et rejoint le goût anacréontico-androgyne de cette époque hédoniste. Et quand Barthes envoie à Blanchot quelques mots en septembre 1965 – l’année de la préface géniale au Livre de Rancé – il choisit une carte postale reproduisant un Saint Jean-Baptiste de Caravage. Amour du texte, texte de l’amour, c’est tout un.

9782021188516De l’amour, toutes formes d’amour, Barthes en éveilla la flamme chez ses proches et leur témoignage est en passe de devenir un genre littéraire, comme me le souffle Francis Marmande, qui fréquenta le séminaire de la rue de Tournon lui aussi. Il n’y a aucun mal à rendre publique l’affection qui liait les phalanstériens – Barthes est le dernier fouriériste – à leur maître. Sa voix, nous dit Chantal Thomas, était « d’un autre temps » en sa douceur et sa parfaite francité. Autant que la diction perlée, les digressions enchantaient et les silences en peaufinaient la valeur oraculaire. Sade, que le structuralisme arrachait aux surréalistes, fut le sujet de thèse de Chantal Thomas. Mais elle évoque plutôt ici Le Système de la mode et son arrière-plan mallarméen, le Michelet de 1954 et sa façon d’annoncer La Chambre claire par leur commune obsession « à marquer la trace d’une disparition ». Philippe Sollers se souvient à son tour… Les années de Tel Quel et leurs solidarités de « combat » occupent une grande part de son livre, riche d’une quarantaine de lettres de Barthes (quelques cartes postales prouvent que l’homme des Mythologies avait une tendresse « coupable » pour les chromos du tourisme marocain). Sollers déroule la justesse du diariste dans ces choses vues, saisit dans sa vérité ce Barthes marié à son écriture et à sa mère. Le meilleur de ces coups de sonde concerne l’épisode chinois de 1974 (pas glorieux) et l’antigaullisme du « milieu » entre 1958 et 1968. Alors que Duras, Blanchot et tant d’autres, Barthes compris, criaient au retour du fascisme en perdant le sens des mots, et donc le sens du réel, Bataille se tenait à distance de ces guignolades. Comme Paulhan. Et Picon. Stéphane Guégan

*Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps, L’Atelier contemporain, 25€ (réédition en fac-similé, augmentée d’un cahier d’études critiques par Yves Bonnefoy, Francis Marmande, Philippe Sollers et Bernard Vouilloux).

*Roland Barthes, L’Empire des signes, Seuil, 25€

*Roland Barthes, Album, édition établie et présentée par Eric Marty, Seuil, 29€

*Chantal Thomas, Pour Roland Barthes, Seuil, 13€

*Philippe Sollers, L’Amitié de Roland Barthes, Seuil, 19€

product_9782070140473_195x320Retrouvez ma recension de l’Aragon de Philippe Forest (Gallimard) dans la livraison courante de Revue des deux mondes, ainsi que mon compte rendu de L’Âge des lettres d’Antoine Compagnon (Gallimard) dans la livraison de novembre. Depuis Les Antimodernes, Compagnon s’explique avec / sur Barthes de façon tonique. L’Album du Seuil, à cet égard, comporte un ensemble de lettres que Roland lui adressa, elles sont d’une lecture indispensable à qui veut comprendre l’évolution de leurs rapports.

David, Vincent et les autres

Longtemps après la mort de David, ses amis continuèrent à couper des têtes. De si bonnes habitudes ne sauraient se perdre. La peinture a ses héros, elle a aussi ses méchants. Mais ce ne sont pas toujours ceux que l’on croit… Notre vision des années 1774-1814, il faut le dire et le redire, reste soumise aux clivages qui se firent jour alors, et s’amplifièrent jusqu’à aujourd’hui. Elle découle encore de la conviction trop répandue que seul David sut porter l’esthétique de la Révolution et incarner, symétrie usuelle, la révolution de l’esthétique. Il nous manque une analyse politique de la façon dont s’est constituée l’historiographie de ce que nous appelons platement le néoclassicisme, analyse qui devra tenir compte des «inclinaisons amoureuses» de ceux qui y travaillèrent, comme le laissait entendre le grand Mario Praz, avec beaucoup d’ingénuité feinte, vers 1930. Que l’histoire de l’art ne soit guère impartiale, qu’elle n’obéisse pas religieusement à sa supposée neutralité, qu’elle ait en somme des idées et même un sexe, pourquoi le regretter? Encore faut-il en mesurer les conséquences. Et ce qui vaut pour Picasso, prisonnier de sa mythologie communiste, vaut pour David et sa réputation de radical au grand cœur. Mais le chantre viril des Horaces et du Marat, le Jacobin adulé par la critique de gauche tout au long du XIXe siècle et du premier XXe siècle, ne pouvait échapper éternellement aux révisions du goût et à la relecture du phénomène révolutionnaire, origines, explosion et héritage. Entre 1948 et le milieu des années 1980, David redevient l’objet ou l’enjeu d’une nouvelle querelle idéologique, où les écrits du regretté Antoine Schnapper prirent une part centrale. Dispersés à travers différentes publications, ils viennent d’être réunis dans un très élégant volume, à l’initiative de Pierre Nora et avec le concours éclairé de Pascal Griener. Auteur d’une monographie plutôt piquante de David dès 1980, Schnapper revint sur le sujet à l’occasion du bicentenaire de 1789 et de l’exposition mémorable du Louvre. D’une plume aussi caustique, il liquida deux mythes coriaces, celui de la radicalité prérévolutionnaire de David et celui de son non-ralliement à Napoléon. Il profita aussi d’un colloque pour confirmer que le complice de Robespierre fut avant tout un bourgeois aisé, certes gagné aux idées nouvelles, avant de faire le choix de la rigueur, puis de la Terreur par intérêt personnel et servilité politique.

Afin d’asseoir son autorité, il aura joué des coudes dès avant la Révolution, soufflé sur les «passions» qu’elle déchaîna, et effacé un à un ses rivaux, aux yeux de la postérité. François-André Vincent (1746-1816) fut l’un d’eux, assurément. Et l’admirable livre que vient de lui consacrer Jean-Pierre Cuzin, au terme de quarante ans de recherches, réplique d’abord à une longue proscription, que rien ne justifiait en dehors de la dictature davidienne. Nous avons parlé de ses effets durables. Elle a notamment laissé croire que David avait occupé la scène artistique, l’avait remplie de son génie unique, à l’exclusion de tout autre peintre, et qu’il n’y eut aucune alternative possible à son mélange de sévérité romaine et de caravagisme  tranchant. C’est là une de ces illusions rétrospectives que les oublis de l’histoire finissent par valider et transformer en évidence. La nature, disait le Barthes des Mythologies, est toujours un effet de culture. Avec autant de patience que de talent, son écriture bien frappée en est la preuve, Jean-Pierre Cuzin éclaire l’autre face du second XVIIIe siècle en nous rendant Vincent si proche à nouveau et si fidèle à lui-même. Car l’image du peintre n’a pas seulement pâti des coups bas de David et de la docilité des gardiens de sa gloire, elle s’est décolorée au fil du temps, qui ne s’est pas montré très généreux envers ses œuvres les plus fortes, les moins davidiennes en d’autres termes. Mais faut-il s’en étonner? Maudire un destin contraire, comme dans les pires tragédies du temps?

François-André Vincent,
L’Enlèvement d’Orithye, 1782.
Rennes, musée des Beaux-Arts.

Celui de Vincent débute sous les meilleurs auspices. Fils d’un peintre genevois, qui fut lié au monde de l’art parisien et très en cours auprès des tantes de Louis XVI, le jeune artiste brûle les étapes et remporte le Grand Prix de Rome à 22 ans. De son séjour en Italie, où il croise Sergel et donc le cercle de Füssli, Vincent conservera l’obsession de la caricature, une pente à l’insolite et à la violence physique, et surtout une certaine furia. Nous sommes loin de la froideur ou de la sécheresse qu’on lui reprochera ou qu’il cultivera sur le tard. À l’évidence, Jean-Pierre Cuzin préfère au sage continuateur de l’ennuyeux Vien l’émule  fougueux et inventif de Guerchin, de Mattia Preti, de Rubens et des Anglais les plus excentric. Effets de couleur et de pâte, sens des diagonales fortes et des cadrages serrés, réalisme direct, sa manière enlevée l’impose à Paris autour de 1780. Devant ses Sabines, dont David devait donner une réécriture glaciale et déjà pompier vingt ans plus tard, Diderot ne manque pas de relever l’espèce de folie furieuse qui emporte la palette, le drame et son espace chaotique. «Du sentiment partout», conclut l’écrivain. C’est ce Vincent-là, en plus du portraitiste imprévisible, qui nous électrise en 2013. Le Vincent de l’Enlèvement d’Orithye, celui de l’Achille frénétique de 1783, celui des «terribles sujets» dont le peintre parle à son lointain disciple Jean-Pierre Saint-Ours. Avant Girodet, Guérin, Géricault et Delacroix, ces deux-là ont nagé en eaux troubles, plus tourmentées encore d’avoir croisé les courants furieux de la Révolution. L’idée qui veut que Vincent y ait été hostile sentait le règlement de comptes. Jean-Pierre Cuzin n’en a fait qu’une bouchée. Son livre documente la participation active de l’artiste aux transformations en cours, dès le lendemain de la prise de la Bastille. Mais la Révolution, qui envoya sa sœur à l’échafaud, devait l’exposer à David et aux siens jusqu’à la chute de Robespierre… Les années de la Terreur, qu’il traverse tant bien que mal, aboutissent à l’exutoire Guillaume Tell du Salon de 1795, de même que son enthousiasme pour le général Bonaparte galvanise sa Bataille des Pyramides, immense page convulsive et écrasée de chaleur africaine, que l’Institut serait bien inspiré de retrouver. L’ombre, désormais vengée de Vincent, réclame ce dernier effort.

Stéphane Guégan

*Antoine Schnapper, David, la politique et la Révolution, édition et préface de Pascal Griener, Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 39,90€

*Jean-Pierre Cuzin, Vincent entre Fragonard et David, Arthena, 125€

Nous consacrons une entrée au Marat de David dans nos Cent tableaux qui font débat (Hazan, 2013).