ÉPIPHANIE

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L’Avenir de l’intelligence, en 1905, contient notamment une série d’articles publiés deux ans plus tôt sous le titre Le Romantisme féminin. Charles Maurras évalue en détails la panne que la poésie française lui semble avoir connue entre 1893 et 1903, consécutive, pense-t-il, à la lente agonie du Parnasse et du symbolisme, accrochés à un maniérisme stérile et à une liturgie de l’absolu désormais sans objet. Notons au passage que les spécialistes actuels d’Apollinaire partagent son constat d’une crise, non des vocations, mais des réalisations. Or, Maurras, s’il se montre sévère envers la muse masculine, s’avoue presque conquis par une poussée féminine autrement stimulante. Vers 1900, à le lire, « il s’est produit un phénomène singulier : subitement et presque simultanément, quatre poètes sont nés dont la chanson, bonne ou mauvaise, a réveillé les amateurs. Enfin, voilà donc des vivants ! » Ces vivants sont donc des vivantes, et elles se nomment Renée Vivien, Marie de Heredia, Lucie Delarue-Mardrus ou Anna de Noailles. Quelles que soient les réserves émises par Maurras en cours d’examen, et ses considérations sur la virilité ou la féminité en art, elles ne justifient pas la façon dont l’histoire littéraire et la parole féministe aiment à dénaturer la longue et scrupuleuse analyse qu’il accorde aux voix et aux audaces de ces « sirènes ». La seule possibilité que le fondateur de L’Action française ait vibré à cette poésie si souvent saphique fait horreur aux gardiens et gardiennes de la doxa. Il en découle des citations tronquées, des références erronées, des approximations sectaires. Et je ne parle pas, contagion oblige, de ce qui traîne sur les réseaux et autres blogs animés d’un militantisme ignare. On peut penser ce que l’on veut du monarchisme nationaliste de Maurras, et on doit condamner l’antisémitisme qui en découle, l’écrivain royaliste n’en aura pas moins apporté aux Sapho de la Belle Epoque un soutien inattendu, au mépris des multiples résistances que le nouveau siècle oppose à ces poétesses fières de leur sexe et de leur verbe. La position courante de la presse et du milieu littéraire oscillait entre la condescendance et le rejet : comparées aux innombrables imitateurs de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, nos aèdes en jupons subiraient davantage leurs limites physiologique et donc l’ascendant des maîtres.

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Le premier des trois articles à ouvrir Le Romantisme féminin fait judicieusement de Renée Vivien (1877-1909) son étendard. Cette année-là, celle qui signait R. Vivien est devenue Renée Vivien en publiant sous son nom, ou plutôt sous un pseudonyme à résonnance féminine, ses traductions de Sapho, assorties de nouveaux vers. Les précédents recueils, Etudes et préludes, et surtout Cendres et poussières, avaient déjà eu pour éditeur Alphonse Lemerre, le complice des Parnassiens depuis le Second Empire. Mais l’habit ne fait pas le moine, et Maurras ramène plutôt la prêtresse de Sapho sur les rivages du Verlaine de Parallèlement et des pièces condamnées de Baudelaire. Le premier dit la couleur lesbienne des vers de Vivien, non moins qu’une maîtrise de l’idiome de son pays d’adoption : « Le français dont elle use est, en prose et en vers, d’une fluidité remarquable. Ni impropriété dans les mots ni méprises dans l’euphonie. Elle connaît que le e muet fait le charme de notre langue. » Maurras ne cède à aucune xénophobie, contrairement à ce qu’on lit ici et là, en insistant sur les origines étrangères de René, née à Londres d’un père britannique et d’une mère américaine. A 24 ans, Pauline Mary Tarn change d’identité et demande à la poésie, d’inspiration aussi antique que chrétienne, d’y contribuer. Maurras s’intéresse à cette dualité nourrie très tôt de la lecture fascinée de Baudelaire. Il n’est pas d’écrivain, selon lui, qui ait autant pénétré la jeune femme à l’heure où elle a commencé à traduire ses secrètes langueurs. Mais quand d’autres commentateurs accusent Vivien de singer son modèle, en outrant ses effets, Maurras l’innocente du mimétisme des suiveurs : « Imitations, sans doute, mais imitations trop ardentes, trop passionnées, trop près des choses pour n’être pas reconnues tout aussi original que n’importe quoi. » C’est de réincarnation qu’il préfère parler tant la langue frémissante de Renée Vivien s’écrit avec les sens. Lesbos, et ses nuits chaudes, précède Femmes damnées, et leurs « caresses puissantes », dans l’édition de 1857 des Fleurs du Mal, avant que la justice de Napoléon III ne les marque au fer rouge. Ils restaient inscrits en Renée et vibraient d’une irrévérence jumelle, cela n’a pas échappé à Maurras. La « conscience religieuse » de notre affranchie, qui croit au mal moral, lui paraît aussi irréfutable. Il estime la transfuge plus chaleureuse que Baudelaire, et plus soucieuse du plaisir. Le billet inédit que Renée adressa à Maurras en 1905, et que la librairie du Feu follet a exhumé, ne contient pas le plus petit reproche : « Monsieur, En feuilletant votre si intéressant volume : De l’Avenir de l’Intelligence [sic], j’ai relu, avec un plaisir ému, les pages – trop indulgentes vraiment ! – que vous avez consacrées à mes ouvrages. Merci infiniment. Et veuillez agréer mes très reconnaissants sentiments de confraternité littéraire. Renée Vivien. » Plus d’un siècle s’est écoulé… Les amazones 1900, surnom d’époque qui convient mieux à Liane de Pougy et Natalie Barney, n’ont pas quitté les feux de l’actualité, et l’on se réjouit que les éditeurs, Bartillat en premier lieu, fassent pleuvoir inédits et correspondances. Stéphane Guégan

*La suite est à retrouver dans « Les Sapho 1900 », Revue des deux mondes, décembre-janvier 2024-2025 / A lire : Liane de Pougy, Dix ans de fête. Mémoires d’une demi-mondaine, Bartillat, 2022 ; Je suis tienne irrévocablement. Lettres de Renée Vivien à Natalie Barney, Bartillat, 2023 ; Natalie Clifford Barney, Lettres à une connue. Roman de notre temps, Bartillat, 2024 / Le même éditeur remet en librairie L’Inconstante de Marie de Régnier, avec une bonne préface de Marie de Laubier, 23€. Ce roman rapide, intrépide de 1903, que Rachilde plébiscita, superpose les triangles amoureux et divise les amants dévoilés, malgré ou à cause de l’anonymat (Pierre Louÿs, Jean de Tinan) ; la langue est aussi décorsetée que les situations, d’un libertinage déjà 1920 / On lira aussi La Passion selon Renée Vivien, la biographie romancée de Maria-Mercè Marçal, traduction, préface et notes de Nicole G. Albert, éminente spécialiste de Vivien et du saphisme 1900, ErosOnyx éditions, 2024, 25€. Etrange livre que celui de Marçal où l’écrivaine, transfert aidant, s’efface si peu devant son objet qu’elle éclaire davantage les années 1980 (jusque dans son identité catalane réaffirmée) que le moment 1900 ! Je ne m’appesantis pas sur les parallélismes entre patriarcat et franquisme, et ne réagis pas aux oppositions entre « l’ordre hétérosexuel », qui serait propre au récit linéaire, et l’écriture féminine/féministe, favorable elle à « l’éclatement » narratif.

Encres féminines

Le motif de l’exil, très porté par la bienpensance transfrontalière, a toujours stimulé la littérature et la peinture. Ovide l’expulsé, merveilleux exemple, a fait rêver jusqu’aux pinceaux et crayons de Delacroix et Degas. Plus tard, le monde chrétien, en se déchirant, a connu ses migrations et ses martyrs.  Germaine de Staël, protestante de foi, janséniste de cœur, n’ignorait rien des éloignements forcés dont elle fut un brillant avatar, et ajouta au tableau d’honneur la proscription politique. Son père y avait goûté, elle fit mieux encore après avoir échoué à séduire Bonaparte entre Directoire et Consulat. Un rendez-vous manqué, selon la formule d’Annie Jourdan. N’y voyons pas seulement agir la répugnance du général corse envers les femmes de tête. Certes les idées et le génie littéraire ne manquaient pas à la fille de l’ex-ministre de Louis XVI. L’inconvénient, c’est que ces idées et ce génie, pour s’être vite affranchis du jacobinisme invétéré des Français, restaient trop marqués de libéralisme. Bonaparte, impatienté par Benjamin Constant – l’amant de la dame, n’était plus d’humeur à tolérer la moindre résistance à sa réorganisation institutionnelle du régime. A gauche et à droite, à mots plus ou moins mouchetés, on s’émeut de l’inflexion autoritaire, voire anti-démocratique, en cours. Le bannissement doré de notre Clorinde intervient en 1802, il durera dix ans, selon des modalités diverses. Il semble que Germaine y ait mis du sien et participé à la conspiration de Moreau et Bernadotte. Du reste, il suffisait qu’elle en fût soupçonnée pour devenir persona non grata. La proscrite a laissé un superbe récit, à froid, des années qui suivirent, et la virent parcourir l’Europe. La conquérir aussi. Philippe Roger tire avec superbe les leçons du texte, publié après la mort de l’auteure, mais où revit un moment d’histoire. Ce posthume confirme la théorie de Chateaubriand, frondeur monarchiste : la nouvelle littérature, la sienne, comme celle de Constant, Bonald, Népomucène Lemercier (auquel on revient) et « madame de Staël » a été la langue de l’opposition et du nouveau magistère de l’écrivain, quel qu’en soit le sexe. SG / Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition de Philippe Roger, Folio Classique, 9,90€. Edition que Roger dédie à la mémoire du regretté Jean-Claude Berchet, éminent spécialiste de Chateaubriand, disparu en juillet dernier.

Le duel a disparu des mœurs littéraires, et il faut regretter qu’on n’échange plus plomb ou fer en défense d’un livre, de son auteur ou de son autrice, comme ce fut le cas, en 1833, quand Lélia déchaîna les passions et fit se battre Jean-Gabriel Capo de Feuillide, « nature chaude » (Charles Monselet), et Gustave Planche, peu imaginable en bretteur. Du reste, le pistolet fut préféré à l’épée et le sang ne coula pas… Proche de George Sand, qui signe de ce pseudonyme vaguement hermaphrodite le roman à scandale, Planche ne jure que par l’idéalisme dont Lélia serait le triomphe. Entendons un livre où l’action et les sentiments céderaient le pas au symbolisme philosophique, le grossier au céleste. L’argument ne convainc pas Capo de Feuillide et le « renoncement » de l’héroïne ne trompe pas sa perspicacité. Après avoir subi la brutalité d’un premier amant, Lélia sème le malheur, non par vengeance, mais par impuissance d’aimer les hommes, avant de tenter de se racheter. Trop tard, Sténio, son amant frustré et même trompé, a déjà rendu l’âme.  C’est le grand mot du livre, livre qui dénonce avec fermeté l’athéisme moderne. Mais ce mot, la critique d’alors et d’aujourd’hui, le comprend mal et le défigure en lui opposant le corps et ses démons. Sand est réputée très réceptive aux appels de la chair et aux félicités de l’amour. Leur accord, voilà son bel idéal. On a pu écrire que le roman de 1833, plus que la version chaste de 1839, était celui de la frigidité ou du lesbianisme, autant de notions faciles à colorer désormais de féminisme américain. Le vent qui souffle des Etats-Unis a tendance à tout vivifier et « la dissatisfaction sexuelle », franglais répandu aussi, ne saurait s’expliquer que par l’affirmation d’une sexualité proprement et fièrement féminine. Théorie intéressante, mais insuffisante au regard du texte même, assez labyrinthique, fascinant par ses détours moins vraisemblables que chargés de symptômes ou de symboles à éclaircir. Un certain scabreux, voire un scabreux certain, ne l’oublions pas, lui est reproché en 1833. Musset le trouvait « plus hardi et plus viril », c’est que Sand l’a plié aux mouvances et aux caprices de sa libido. Le personnage de la sœur courtisane, double plus que repoussoir, ne permet pas d’en douter. L’édition savante d’Isabelle Hoog Naginski nous confronte donc aux lectures du moment et aux prolongements iconographiques du personnage, Delacroix (pastel bien connu), Courbet (la toile fiévreuse d’Erevan, fort belle a priori, se confond-elle avec le « mauvais tableau » que Théophile Silvestre dit avoir été peint « après la lecture » de Lélia ?) et Clésinger. En mars 1846, plus d’un an avant de devenir son gendre, celui-ci écrivait à la romancière afin de lui faire savoir qu’il exposait une sculpture inspirée de son personnage, mixte féminin d’Oberman et de René. Au sujet de cette Mélancolie, aujourd’hui à l’Ermitage (dessin préparatoire à Orsay), qu’on me permette d’ajouter que l’œuvre fut mentionnée et prisée par Gautier au Salon, cette année-là, avant qu’il ne la retrouve en Russie. Clésinger, sur le point d’immortaliser la Présidente en 1847, avait su ne pas trop refroidir sa propre Lélia. SG / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, Lélia, 1833, suivi de l’édition de 1839, édition critique par Isabelle Hoog Naginski, deux volumes, Honoré Champion, 190€.

Devenue un cas d’école en raison du succès grandissant des expositions qui lui sont consacrées, et des combats qu’elle incarne, Rosa Bonheur (1822-1899) s’est acquis une audience très supérieure à la valeur intrinsèque de son œuvre peint, plus appliqué qu’inventif, théâtral que réaliste. Les tableaux de Salon, à cet égard, n’ont pas la fraîcheur des études, exécutées d’une main plus légère, dans une visée moins rhétorique. Saturée de lions et de lionnes, têtes et corps, l’une de ces pochades séduisantes (couverture) pourrait être signée de Delacroix ou de Barye, familiers des fauves du jardin des plantes sous la Restauration. La beauté des animaux les fascinait, comme ce qui les rapprochait de l’humain dans leur différence. Les dissections au cours des deux siècles précédents avaient renouvelé l’approche d’un problème proprement philosophique, car impliquant le privilège du cogito ; les peintres du XIXe siècle ne l’ignoraient pas, initiés qu’ils étaient aux sciences de la nature. La correspondance de Rosa Bonheur la montre ainsi très curieuse de la chose animale, et très soucieuse de la cause animale. La SPA est née sous la monarchie de Juillet et notre peintre en fut ; elle a vécu, d’ailleurs, entourée de toute une ménagerie, qui faisait sa part au sauvage au sein du domestique et du rustique. Laurence Bertrand Dorléac l’étudie comme un miroir de l’œuvre, sujet aux évolutions anthropologiques et historiques. Après 1870, et la statue de Bartholdi le confirme, la majesté du lion se veut le reflet inversé d’un patriotisme blessé. Le cœur de Rosa saigne aussi. On parle généralement moins de cet amour-là que de son amour des dames. Bertrand Dorléac, quant à elle, refuse de dissocier les identités et les secrets dont Rosa était faite. C’est là que nous retrouvons l’étude féline autour de laquelle s’enroule ce livre, et l’étrange présence d’une forme, en haut, à gauche, anatomiquement ambiguë. Le lecteur découvrira lui-même ce que Bertrand Dorléac tire de cette anamorphose digne de Charles Le Brun et, pour revenir à lui, de Delacroix, deux peintres que Baudelaire aimait à rapprocher. Ô surprise, la quatrième de couverture stigmatise ce siècle de fer, celui de Rosa, « qui ne donne presque aucune chance à une femme d’exister », oubliant que rugissement de lion n’est pas nécessairement raison. SG / Laurence Bertrand Dorléac, Le Lion de Rosa (Bonheur), Gallimard, 23 €.

C’est en réunissant cinq de ses biographies, où le beau sexe a le beau rôle, que Dominique Bona en a perçu la profonde unité : « Il y a une chaîne entre toutes ces femmes. Elles se parlent et se répondent d’un livre à l’autre. » N’allez pas croire que cette chaîne pèse sur les écrivaines et les peintres élues comme les fers du patriarcat dont le XIXe siècle et le premier XXe siècles auraient été les gardiens intangibles… Pas plus qu’elle n’emploie le ton victimaire de rigueur, Dominique Bona ne leste le destin de ses héroïnes d’un « message », ou d’une « morale » distincte de leur pente à créer et aimer. Si les sœurs Lerolle n’ont pas été aussi heureuses en amour que les sœurs Heredia, si Berthe Morisot a noué, par et dans la peinture, une relation avec Edouard Manet plus intense que le couple qu’elle forma avec son frère Eugène, Colette et Jeanne Voilier, la terrible maîtresse de Paul Valéry, ont mieux additionné ferveur artistique et Eros vécu, à l’instar de Marie de Régnier. Mais un même « fil rouge », celui de la passion, les dote d’une complicité fertile aux yeux de la romancière. Car Dominique Bona documente et narre ces « vies », comme le disaient Vasari et Félibien, d’une même verve littéraire. Pour que nos existences ressemblent à un roman, mieux vaut demander à une vraie plume d’en tracer le dessin, de creuser, dit la biographe, un chemin de vérité parmi « les pistes buissonnières de l’imagination ». Il arrive que les forts volumes de la collection Bouquins prennent l’apparence d’une famille recomposée, d’un réseau fraternel ou sororal, c’est le cas ici, et le lecteur, pris à son tour au jeu des correspondances, n’est pas mécontent d’y contribuer. SG / Dominique Bona, de l’Académie française, Destins de femmes, Bouquins, 32€.

Une nouvelle occasion nous est donnée de saluer, en même temps que ses éditeurs, l’acuité et la valeur littéraire du Journal d’Hélène Hoppenot, indispensable à qui veut connaître l’avant-guerre et les années de l’Occupation. Photographe dans l’âme, proche de Gisèle Freund au demeurant, « l’épouse de l’ambassadeur » serre la réalité, enregistre les conversations de table ou de vernissage, cisèle sa langue d’historienne du présent. Quand les boches quittent Paris, elle se trouve toujours à New York, en sympathie avec le milieu gaulliste et avec la nébuleuse surréaliste, Marcel Duchamp, Mary Reynolds, Jacqueline Breton… Qui peut alors se prévaloir de toucher à ces extrêmes sans se brûler les ailes ? Des ailes, justement, elle en use le 7 mars 1945 afin de de rentrer au pays. Elle note au passage l’inquiétude de ceux qui se sont exilés (Alexis Leger), même quand ils y étaient forcés (Henry Bernstein), tous redoutent les reproches de ceux qui étaient restés. Le spectacle, à son arrivée, lui soulève le cœur, l’épuration souvent expéditive ne saurait apaiser les attentes d’une femme d’expérience, prête à punir qui le mérite, mais pas n’importe comment. 17 mars 1945 : « Drieu la Rochelle a réussi à se suicider après avoir reçu l’ordre de comparaître devant la Commission d’enquête. […] Tant d’autres qui ont été pire […] vont s’en tirer à meilleur compte… » Les « hommes du jour » sont finement croqués, Picasso, qui « vieillit bien », Aragon, qui triomphe comme si la place rouge s’était installée à la Concorde. Hoppenot ne le loupe pas fin août : « Il a grisonné et conservé cet air hypocrite de chat qui s’apprête à laper de la crème en surveillant les alentours. Grande amabilité cachant un grand fanatisme. » Même regard percutant chez la fille d’Hélène, au sujet du médiocre roman d’Elsa Triolet, Les Amants d’Avignon : « Ce n’était pas l’atmosphère de la Résistance :  elle n’a pas dû en être. » Jusqu’en 1951 ainsi, sur fond de déconfiture, on croise le ban et l’arrière-ban de l’après-guerre, lettres et beaux-arts – pas seulement donc Sartre et ses sbires, entre Paris et Berne, où Hoppenot est muté, au poste que Paul Morand, l’homme pressé, n’avait pas eu le temps d’occuper. SG / Hélène Hoppenot, Journal 1945-1951, éditions Claire Paulhan, édition établie et annotée par la regrettée Marie France Mousli, 36€.

Remuer la mémoire familiale ne va pas sans risques, chacun en fait, un jour ou l’autre, l’expérience. Les mauvaises rencontres, à ce petit jeu, sont souvent plus nombreuses que les heureuses découvertes. Récidiviste vivifiante, Marie Nimier pensait avoir épuisé la figure du père, l’insaisissable et noir Roger, avec La Reine du silence, magnifique portrait de celui qu’elle a si peu connu, mais qui la poursuit comme une énigme pugnace. A la lecture du livre, son amie Juliette Gréco, pour qui elle a ciselé quelques chansons, l’enjoint à lui donner un pendant. Après les dérobades paternelles – et la mort à toute vitesse en fut une à maints égards, vient donc le clair-obscur de la mère et, à travers cette femme forte, les hommes qu’elle fit entrer en abondance dans sa vie, à défaut de pouvoir ou de vouloir toujours les retenir. Si l’âge a cruellement altéré sa beauté de blonde rayonnante quand le livre débute, le tempérament reste de feu. Marie Nimier ne compte plus les brûlures que lui a values une relation filiale plutôt compliquée, hantée par le fantôme d’un père qui ne se donnait même pas la peine d’y ressembler. La vieillesse n’est pas toujours tendre envers sa propre progéniture, elle peut, à l’occasion, se rendre détestable lorsque les enfants acculent leurs parents à leurs échecs ou leurs secrets. Marie Nimier a le don de mettre son lecteur dans la confidence avec une émouvante franchise et, s’il le faut, une saine impudeur. Et je ne parle pas, legs familial, de son humour unique. Une fois ouverte, la malle aux souvenirs, que réveillent une indiscrétion ici, un parfum là, ne peut plus se refermer, ou se taire, comme cette correspondance longtemps enfouie de la grand-mère de l’autrice, Renée Vautier, une des passions du faunesque Paul Valéry (dont elle a laissé un buste aux yeux éteints). Du reste, l’épistolaire joue un rôle quasi hitchcockien dans le cas présent, autant que certains objets arrachés à l’oubli et porteurs d’aveux troubles. Un livre poignant donc, digne en tout des exigences de la collection où il prend place et fait entendre une musique qui eût enchanté le hussard foudroyé, quelque part, sur l’autoroute de l’Ouest, un jour de septembre 1962. SG / Marie Nimier, Le côté obscur de la Reine, Mercure de France, collection Traits et Portraits, 22,50€.

Meilleurs vœux aux lectrices et lecteurs de ce blog dont l’audience a quadruplé depuis 2020.

SOUS LA BOTTE

L’effervescence artistique des années sombres a longtemps été ravalée, en bloc, au rang du collaborationnisme où se serait complue la France envahie Il y a bien encore quelques plumes vengeresses, incapables de comprendre ce que furent Vichy, l’Occupation et la politique des alliés, pour crucifier les artistes et les écrivains qui décidèrent de rester actifs sous la botte et firent ainsi le bonheur des Françaises et des Français affamés de peinture, de littérature et de cinéma. Leur fringale légitime obéissait autant au patriotisme blessé qu’au besoin d’évasion qui les animait depuis le naufrage de juin 1940. Vital était de créer, vital était de soutenir et jouir des créations nationales. Il serait inconvenant, comme certains universitaires le prétendent encore, d’affirmer que cette forme de résistance revenait à faire le jeu des boches, en entretenant l’illusion de leur totale libéralité. Du reste, une certaine tolérance a bien prévalu en zone occupée et en zone libre durant cette paradoxale époque où même la littérature clandestine, bien connue des bureaux de censure, se fit un chemin jusqu’aux lecteurs. Ce sont eux et leurs goûts que Jacques Cantier a voulu étudier hors des préjugés usuels. L’illettrisme galopant de notre époque rend son préambule fort utile. Sous la IIIe République, en effet, la langue et la littérature passaient encore pour constitutifs du socle national et, par conséquent, du système éducatif. Montaigne, Corneille, Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Michelet et Renan veillaient sur l’instruction des enfants de France. A la veille de la guerre, le tirage des journaux est faramineux et la crise de 1929, en écornant le marché du livre, n’en a pas atteint le cœur. En outre, la France occupée, malgré les pénuries, va renverser la tendance. On s’arrache les livres, L’Etranger comme le Journal de Gide, les prix montent et les éditeurs s’enrichissent malgré les titres « anti-allemands » qu’il a fallu retirer de leurs catalogues. Que le contexte ait favorisé les entreprises les plus folles, Maurice Girodias, l’inventeur du Chêne, le partenaire de Picasso en 1943, le reconnaîtra plus tard. Aucun des acteurs de la chaîne, de l’éditeur au lecteur, n’échappe à Cantier, qui s’intéresse même aux critiques littéraires, les plus brillants n’étant pas nécessairement ceux qu’on estime aujourd’hui s’être bien comportés, de Kléber Haedens à Claude Jamet. Ce dernier, grande plume des Nouveaux temps, n’a qu’ironie cinglante pour « l’offensive de vertu officielle » dont Vichy a lancé la croisade de façon anachronique et maladroite. Le double jeu se généralise et se diversifie, Aragon et Sartre en sont de bons exemples. Si le roman, en tous genres, exerce sa pleine puissance sur un lectorat friand d’aventures, la poésie connaît alors un triomphe et un renouveau. Péguy et Claudel réconfortent, galvanisent. Mais Cantier, bien que biographe de Drieu, a tort d’oublier la part qui revient à la N.R.F., prétendument nazifiée, dans la promotion des talents neufs, Audiberti en tête. Il n’est pas moins significatif de voir Genet, taulard génial, porté aux nues par de peu gaullistes voix.

« Les affaires d’Adrienne Monnier sont prospères, on lit de plus en plus en France – peut-être pour essayer d’oublier la présence de l’ennemi. » Bien qu’éloignée par des milliers de kilomètres de son cher pays, Hélène Hoppenot observe comment on y survit. Le nouveau volume de son merveilleux Journal, aussi « exact » que « sincère », selon ses termes, fourmille de lumières sur les années sombres. Son mari, Henri, s’est vu écarter du Quai d’Orsay dès le 23 juin 1940, Vichy y place des hommes plus sûrs que lui, « trop à gauche », précise Hélène. Leur grand ami, Alexis Léger, alias Saint-John Perse, est déjà parti bouder aux Etats-Unis. Pétain, à contrecœur, le dénationalisera… Le limogeage d’Henri est moins rude, qui ne l’entraîne qu’en Uruguay ! Dans la ville de Lautréamont, Montevideo, l’ennui les attend. Hélène ne cache pas sa détresse aux autres exilés dont le Journal nous permet de connaître un peu mieux l’existence apatride. Les amoureux de Jouvet, Milhaud ou Gisèle Freund, « devenue la photographe de sa Majesté (Victoria Ocampo) » ne seront pas mécontents de les croiser au fil de ces pages si vivantes et informées. Au sujet de ceux qui sont restés et jouissent, sous la botte, d’un confort variable, Hélène peut se montrer moins renseignée ou plus dure. Ainsi imagine-t-elle Paulhan coulant des jours plus tranquilles depuis que la N.R.F. est passée aux mains de Drieu ! Le 6 mars 1941, elle se fait l’écho de Jeanne Bathori qui lui apprend, écrit-elle, que « Georges Auric a été victime d’un accident d’auto à Paris en compagnie de Marie-Laure de Noailles et d’un… officier allemand ! Une juive abjecte. » La même pourtant s’indigne des lois anti-Juifs de Vichy et loue Claudel de s’être ému publiquement du sort réservé aux israélites. Le camp d’Hélène et d’Henri, c’est celui de Londres, bien que la diariste stigmatise Mers el Kébir et les agissements des gaullistes en Amérique du Sud, dont elle compare les méthodes, à l’occasion, à celles des nazis. Des anglophiles, elle a compris, du reste, que Vichy en déborde très tôt. Le couple, hostile à la politique de Laval, s’étonne même que les Allemands «n’interviennent pas plus dans le flirt qui s’est établi entre la France et les Etats-Unis». Malgré Pearl Harbor et «l’horrible décret» du S.T.O., la démission d’Henri attendra le 25 octobre 1942. Saint-John Perse l’en félicite aussitôt. A peine réconciliés, les deux amis se déchirent sur De Gaulle dont le poète a ses raisons de se méfier. Puis viennent le premier débarquement des alliés et la volte-face de Darlan, que les Américains placent à la tête des forces d’Afrique du Nord. « Catastrophe », écrit Hélène, qui ne verse aucune larme sur l’assassinat de l’amiral. Cet acte lamentable, téléguidé par la France libre, mit Roosevelt hors de lui. Le président des Etats-Unis, admirateur de Pétain, aura tout fait pour écarter la solution gaulliste… Le Journal ne réagit pas au sabordage de Toulon mais le 22 novembre 1943, Hélène ne se prive pas de ce cri de joie : « La R.A.F.a fait tomber 2300 tonnes de bombes sur Berlin. Le châtiment va commencer. » Etrange ivresse, passagère, qui ne lui ressemble pas. Stéphane Guégan

*Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation, CNRS Editions, 25€ // Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944, édition établie, introduite et annotée par Marie France Mousli, éditions Claire Paulhan, 35€.

D’autres guerres

Une enfance pauvre, une jeunesse bretonne, la S.F.I.O. 1900, la guerre de 14, l’amitié de Malraux et Max Jacob, le choc de La Maison du peuple (1927) et du Sang noir (1935), le voyage déniaisant qui le mena en URSS avec Gide, Herbart et Dabit, Louis Guilloux avait fait du chemin et déjà brûlé quelques illusions lorsque la guerre de 1939-40 se referma, pas si drôle, par la pire des humiliations de notre histoire. Sous l’Occupation, Guilloux publie Le Pain des rêves, chez Gallimard, sous un titre inventé par Gaston. Ce roman qu’on ne lit plus guère, et qu’on lui reprocha plus tard, se voit couronner du Prix du roman populiste en 1942. Ceci explique cela… Blanchot dit aussitôt aimer parce qu’il y trouve, comme chez Marc Bernard, une aptitude à rendre « la vision de l’enfance sous cette lumière qui devrait l’obscurcir et qui n’en altère pas la pureté. » Guéhenno eût préféré que son ami Guilloux s’abstint de tout livre sous la botte, Louis lui répondit : « Tout bien pesé, je crois qu’il vaut mieux publier, qu’il vaut mieux être vivant que mort et qu’un ouvrage de cette nature et sur ce thème ne sert ni ne dessert personne. » Il est arrivé à Guilloux de renoncer à un manuscrit, acte d’autant plus vertueux qu’il a toujours tiré le diable par la queue. Roman de l’innocence méjugée et salie, L’Indésirable est donc resté dans ses tiroirs en 1923.  Cet inédit est à lire tant la langue y est belle, simple, forte, le récit rapide, le propos d’une lucidité digne de Balzac et Vallès. D’entrée de jeu, Guilloux nous rappelle sa détestation de la guerre.  C’est celle de 14 qui lui offre la trame, un camp de prisonniers étrangers où se trouve une vieille Alsacienne par erreur, trame où il tisse toutes les petitesses humaines, comme celles de jouir de la souffrance des autres ou de souffrir de leur bonheur. Quelques êtres d’exception. Tout Guilloux, que l’idéologie n’a jamais aveuglé, est là. SG/ Louis Guilloux, L’Indésirable, avant-propos de Françoise Lambert, édition, notes et postface d’Olivier Macaux, Gallimard, 18€.

La bande dessinée, ce film muet qui continue à opérer sa magie, sait se grandir, quand il le faut, à l’échelle des drames de l’histoire du XXe siècle. Futuropolis nous en a déjà administré la preuve avec La Déconfiture de Pascal Rabaté, récit bichrome de la débâcle de juin 40 (2020 sera l’occasion d’apprendre aux plus jeunes que cette débandade fut une vraie tuerie). A ces jeunes de France, il faudrait aussi rappeler que d’autres, à leur âge, furent incorporés, malgré eux, dans les bataillons d’Hitler à partir de 1942, Wehrmacht et Waffen SS. Ce fut notamment le cas des Alsaciens dont le statut, sous l’Occupation, valut aux habitants un traitement « spécial ». Le héros du Voyage de Marcel Grob rejoint ainsi la division Reichführer au lendemain du débarquement de Normandie. Pour lui et quelques-uns de ses camarades d’enfance, plus enthousiastes à l’idée de casser du rouge, la guerre continue, sérieusement même. Leur baptême du feu ne sera pourtant pas russe : à Marzabotto, en septembre 1944, il tourne au bain de sang. Grob y découvre la facilité de tuer et, chez un supérieur, ardent nazi, la capacité d’épargner. Les lignes se troublent parfois en cette agonie du Reich, les consciences, comme les souvenirs plus tard, en lutte contre les traumas de toutes sortes. Le passionnant album de Collin et Goethals rappelle, dès les premières planches, qu’il est des jours où l’on préférerait effacer le passé, disparaître dans un trou de sa mémoire. Leur livre fait remonter des nôtres le témoignage de Christian de La Mazière, l’un des moments les plus forts du Chagrin et la pitié, personnage étonnant sur lequel le beau livre de Vitoux, L’Ami de mon père, revint avec finesse. Mais La Mazière, à rebours de Grob, avait été FRW (freiwilligen), « engagé volontaire », et termina sa folle épopée sous l’uniforme de la Charlemagne. A lire et faire lire aux nouvelles générations. SG / Philippe Collin et Sébastien Goethals, Le Voyage de Marcel Grob, Futuropolis, 24€.

Elles sont belles ces jeunes coureuses, blondes et brunes, d’Alexandre Deïneka, la nature les enveloppe d’une lumière caressante, comme le peintre, sensible à leur fière allure, leurs seins qui pointent sous le maillot, les cuisses qui s’allongent dans l’effort dominé. Les ombres sont courtes, c’est l’été 1944, celui de la victoire déjà engagée de l’armée rouge sur les dernières divisions d’Hitler. Pleine liberté dit le titre… On aimerait y croire. Mais cet Hopper russe est aussi un Hopper stalinien. Une merveille trompeuse… Le dernier chapitre de Rouge, la fabuleuse exposition du Grand Palais en réserve plus d’une. Je sais que la tyrannie du goût voudrait que je fisse plutôt l’éloge des premières salles, que Nicolas Liucci-Goutnikov a dédiées aux fiançailles de cœur et de raison entre le bolchevisme et l’avant-garde, ivres de leur dureté abstraite commune. Mais les possibilités sont si rares à Paris de voir le meilleur du réalisme socialiste, «socialiste par son contenu et nationale dans sa forme», précise Staline, dès 1930. A quoi Jdanov, autre esthéticien de l’art d’action, ajouterait que le propre du tableau est moins de figer un état que de figurer « la réalité dans son développement révolutionnaire ». On comprend que, comme chez David, Géricault, Degas et Lautrec, le mouvement tienne ici du paradigme. Le très sensuel Deïneka, décidément le plus inspiré des figuratifs dès 1925, sut greffer à cette dynamo une robustesse digne de Courbet. Plus le totalitarisme déshumanise ses sujets, plus sa peinture, supposée son levier, réincarne, impose le corps, femmes et hommes, formes et sexes au-delà du bulletin de santé très officiel que ses tableaux dressent. Quelle leçon en ces temps néo-puritains! SG / Rouge. Art et utopie au pays des soviets, Grand Palais, jusqu’au 1er juillet, catalogue exemplaire (RMN, 45€), qui n’est pas sans rappeler, maquette et typographie, ceux des expositions Paris-Moscou et Les réalismes entre révolution et réaction. Nostalgie, nostalgie.

Bonnard, si respectueux à «l’impression initiale» dans sa quête d’absolu mallarméenne, n’eût pas désapprouvé le dévoilement auquel procède cette belle publication. Vingt de ses agendas, s’étirant de 1927 à 1946, sont la propriété de la BNF depuis 1993. Leur publication in-extenso est à désirer, bien qu’ils soient connus des spécialistes. Mais la promenade est toujours à refaire dans ces feuillets où règne une double météo, la couleur du ciel s’y enregistre autant que le baromètre des désirs, y compris celui de peindre. Epousant ou contredisant le format japonais des agendas, Marthe et ses ablutions, jusqu’en janvier 1942,  remplit la page de ses rondeurs et ses douceurs. Confirmant la nécessité de révéler « le non-vu de la vue » (Jean Clair), l’impudeur du couple ne connaît aucune limite, « les exigences de l’émotion » priment sur tout.  Un pur enchantement court à travers ces agendas, malgré la guerre, le délitement du groupe nabi et la persécution des marchands juifs qui les font disparaître, en 1942, de ses bilans financiers annuels. Il reviendra aux fils de Josse Bernheim d’organiser la première exposition de l’après-guerre. Puis les Américains, le MoMA notamment, s’empareront de l’artiste faussement informel… SG / Céline Chicha-Castex, Alain Lévêque et Véronique Serrano, Pierre Bonnard. Au fil des jours. Agendas 1927-1946, L’atelier contemporain / Musée Bonnard, Le Cannet / BNF, 35€.

On ne peut pas dire que Roosevelt ait cru en De Gaulle et l’avenir de La France libre avant l’été 1943. Le respect qu’il vouait à Pétain, le soldat et le stratège de 14-18, souffrit moins de l’armistice de juin 1940 qu’on le pense ordinairement. Il y a tout lieu de croire, en outre, que l’idée d’un régime plus autoritaire, en France, au sortir des funestes années 1930, ne déplaisait pas davantage à l’homme du New Deal qu’aux Français qui suivirent d’abord le maréchal. Charles Zorgbibe, qui possède l’art du récit et domine une vaste documentation, prend manifestement plaisir à nous entraîner dans l’imbroglio dont l’Afrique du Nord fut le théâtre, comme il l’écrit, « surréaliste ». Mais son livre est d’une ambition plus grande et devrait s’imposer désormais comme l’un des plus utiles pour comprendre à la fois le régime de Vichy, l’attitude des Anglais à notre égard et la politique américaine, isolationniste, et longtemps sceptique envers ce que cuisinait Churchill. La tragédie de Mers el Kébir, qui tua 1300 marins français, montra « l’extrême-violence » dont Winston était capable envers son ancien allié. Après Dunkerque et le refus d’engager la R.A.F. dans les derniers moments de la drôle de guerre, ce fut la goutte de sang qui contribua à l’anglophobie d’une partie du personnel de Vichy. Relativement aux Etats-Unis, les proches de Pétain ou les plus « germanophiles », Laval en tête, le sentiment général était plus nuancé. Darlan lui-même en donnera la confirmation la plus éclatante lorsque le débarquement américain de novembre 1942, qu’il combat d’abord, le hisse, moins de deux mois, à la tête du Haut-Commissariat d’Afrique du Nord. Pétain n’en revient pas, De Gaulle non plus. Il faudra que Darlan soit assassiné par un jeune gaulliste et que Giraud manque de vision politique pour que s’opère un vrai changement. Charles Zorgbibe, que la singularité africaine fascine, y redonne une place à Weygand, très hostile aux concessions que Laval et Darlan ne surent pas refuser à Hitler. Puis la logique atlantique l’emporta sur l’Axe et soumit l’Europe à son leadership. SG / Charles Zorgbibe, L’Imbroglio. Roosevelt et Alger, Editions de Fallois, 24€.

Il fut, au début des années 1930, l’homme politique le plus aimé des Français, il est aujourd’hui le symbole de toutes leurs détestations. Pierre Laval, aux yeux de la vulgate et du vulgaire, est le traître parfait, le symbole de la « germanophilie » de Vichy, le fils du peuple, le socialiste qui a mal tourné. Traître à soi, traître aux autres, traître irrécupérable. On ne saurait dire que Renaud Meltz le ménage dans sa biographie magistrale, écrite et documentée avec un brio constant. 1200 pages à charge, ou presque, ce n’est pas banal. A moins que Meltz ait suivi le conseil de Zweig qui préconisait aux biographes de prendre en grippe leur objet… Mais un homme qui annote la Vie de Jésus de Mauriac, avant d’être fusillé par des soldats étourdis de rhum, ne méritait-il pas plus d’égards ? Sa politique des années 1933-1935 plus de considération ? A-t-il manqué à ce point d’intelligence de terrain l’homme qui jouait Mussolini et même Staline contre Hitler ? Certes, Meltz souligne à juste titre le lien qui unit l’émule de Briand et la future politique d’entente avec l’Allemagne nazie. A l’inverse, il rappelle que, contre toute attente, et contrairement à Morand et Berl, Laval ne fut pas plus munichois que Drieu. L’ancien ministre des affaires étrangères n’avait pas toujours montré cette lucidité, voire la même fermeté, envers Hitler. De plus, en septembre 1938, Laval a perdu tout pouvoir, il ronge son frein. On connaît la suite, on plutôt on croit la connaître. Il est préférable de lire Meltz à cet égard. Laval et Vichy, c’est le paradoxe dans le paradoxe, puisque l’ancien maire d’Aubervilliers se dit républicain jusqu’au bout,  ne croit pas à la révolution nationale du « vieux », trop archaïque, cléricale et maurassienne à son goût. Il n’adhère pas plus au paganisme néo-nietzschéen des géants blonds. Et, comme l’a souligné Léon Poliakoff, sa xénophobie d’état ne se paie d’aucun racisme biologique. Le chapitre que Meltz consacre à la persécution différentielle des Juifs rappelle son obsession d’épargner au maximum les sujets français aux dépens des « apatrides », que Laval savait destinés au pire entre les mains de Allemands. Chapitre riche, glaçant comme l’est la realpolitik, terrible, mais un peu embrouillé, au point de laisser croire par moments que Laval était informé de la « solution finale » et en aurait servi dès juillet 1942 les desseins monstrueux et inexpiables. SG / Renaud Meltz, Pierre Laval. Un mystère français, Perrin, 35€