ENTRE-DEUX

C’est parfois en écrivant qu’on devient écrivain, et c’est assurément en guerroyant qu’on se découvre soldat. Daniel Cordier (1920-2020) sera mort avec la conviction de n’avoir pas écrit, au sens plein, et le regret de ne pas s’être assez battu. Le lecteur enthousiaste de ses Mémoires, magnifiques d’élan et de cran comme le fut son existence, butte sans cesse sur l’amertume de l’ancien résistant, qui se pensait incapable de littérature et eût préféré tuer des « boches » aux missions du renseignement, bien qu’elles l’aient associé à l’homme qu’il admira le plus au monde, Jean Moulin. Mauvais juge de ce qu’il aura accompli lui-même, aidé en cela par les conflits internes de la France libre dont il reste un des témoins les plus sûrs, Cordier laisse une œuvre. Même si on le soupçonne ici et là de ne pas avoir pu tout dire, il est parvenu à imprimer au récit de sa vie l’authenticité d’un vrai diariste et l’éclat d’un roman à multiples rebondissements. Chocs politiques et chocs esthétiques furent vécus et sont présentés comme autant de révélations qui engageaient l’essentiel. La foi maurrassienne de son adolescence […] s’était effondrée en juin 40, l’évolution de l’Action française achevant de le convertir à De Gaulle et à Londres, où l’attendaient deux ans de formation et l’amitié de Raymond Aron.

Suite d’Alias Caracalla, La Victoire en pleurant refait l’aveu du péché d’extrême-droite devant les zizanies de la Libération. On y trouve également les traces d’un autre culte naissant, la peinture, découverte au Prado, en mai 1944. Entre l’arrestation de Moulin et le démantèlement du groupe de Cordier, « brûlé » dès la fin 1943, il s’écoula quelques mois. Il lui faut rentrer à Londres par l’Espagne, long et harassant détour. Mais la récompense, imprévisible, ce fut Greco, Velázquez, Goya. […] Caracalla a reçu en pleine poitrine la décharge du Tres de Mayo, et l’aura fantomatique des Ménines a réveillé tant de camarades effacés, exécutés ou déportés on ne sait où. Porteuse d’une tragédie plus haute ou d’une barbarie éternelle, la peinture lui offre plus qu’un réconfort provisoire. D’autres futurs, d’autres combats s’annoncent soudain, que rien n’entravera, à commencer par la pagaille qui entoure en 1945-46 les règlements de compte de la Libération, au sein même des vainqueurs, et la démission de De Gaulle. Le troisième volet des Mémoires de Cordier, Amateur d’art, débute à cette époque ; il quitte alors le cabinet du colonel Passy et les services secrets. Stéphane Guégan, « Caracalla ouvre boutique », lire la suite dans La Revue des deux mondes, mai-juin 2024 / Daniel Cordier, Amateur d’art, 1946-1977, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2024, 23€. Les deux premiers volumes de ses Mémoires sont désormais disponibles dans la collection Folio.

ENTRE-DEUX-GUERRES

D’abord à deux temps, la Recherche de Proust s’en donne un 3e au début de 1912. Ainsi naît Le Côté de Guermantes et se déploient, entre rires et larmes, l’entrée dans le monde et la sortie de l’innocence, en deux temps aussi, du Narrateur : décès de la grand-mère, soit la perte inconsolable de la mère, et décès (annoncé) de Swann, soit la conquête du beau à relever. La toile de fond du théâtre proustien, à ce stade, nous ramène à 1898 : après en avoir rêvé, le Narrateur accède aux salons du faubourg Saint-Germain, il en exalte la grandeur généalogique autant qu’il en vitriole les vanités (le snobisme de la naissance). D’un côté, l’éclat d’un monde qui croit survivre à son déclin par fanatisme de race, selon le mot que Proust décline ; de l’autre, le séisme de l’affaire Dreyfus et les comportements souvent asymétriques qu’elle enclenche. Yuji Murakami en est le meilleur connaisseur. Son édition de Guermantes donne un bel avant-goût du livre qu’il prépare sur le sujet, central dès Jean Santeuil et promis à innerver, comme la guerre de 14 et surtout l’homosexualité, le reste de La Recherche.  Dans son édition de Sodome et Gomorrhe, qui paraît aussi au Livre de poche, Alexandre de Vitry commence par rappeler sa solidarité avec Guermantes, dont le volume II, en 1921, s’étoffait contre toute attente d’une brève extension consacrée aux « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». C’est l’amorce et l’annonce d’une nouvelle relance du récit, dont Charlus et Albertine seront les principaux instruments. Le fou de Balzac et Baudelaire qu’était Proust se fait biblique et, à l’occasion, priapique, en se refusant au blâme et à l’éloge, exclus de son régime de vérité, et de son approche polyfocale du monde et de sa propre sexualité. Pas plus qu’il ne catégorise, résume Vitry, Proust ne catéchise, plus proche de Vautrin que du Corydon (1920) de Gide. SG Marcel Proust, Du côté de Guermantes, édition de Yuji Murakami ; Sodome et Gomorrhe, édition d’Alexandre de Vitry, Le Livre de poche, sous la direction de Matthieu Vernet, 10,90€ et 9,90€. Chaque volume est doté d’un substantiel appareil de notes et d’un dossier.

Avant que, centenaire oblige, le Manifeste du surréaliste ne réveille en fanfare l’œcuménisme bébête dont bénéficient encore son auteur, son groupe et leur « aventure », relisons les trois lettres, rendues publiques, que Drieu adressa à Aragon et aux siens entre août 1925 et juillet 1927. Bertrand Lacarelle les a réunies, il les éclaire d’une préface alerte et les agrémente de textes contemporains. Entre la première et la dernière, Aragon et Breton ont cédé aux sirènes du communisme, c’est-à-dire à la double fascination fractionnelle (rupture avec sa classe, convergence des violences, avant-gardiste et politique). Le peuple est le cadet de leurs soucis. La Lettre ouverte à Paul Claudel, en janvier 1925, s’était même abaissée à idéaliser l’Orient sotto voce, exotisme de potache supposé conforter l’horreur de la France et l’anticléricalisme dont le surréalistes font profession. Tout cela sidère Drieu, qui a marché avec eux tant que « le culte du tumulte » visait à rétablir de vraies valeurs sur les ruines fumantes de 14-18. Mais voilà que ses petits camarades brandissent l’antipatriotisme et l’irresponsabilité morale comme les hochets d’une révolte dérisoire. Moscou et ses agents parisiens n’attendaient que cela pour les mettre au pas. Lacarelle pense que Drieu a été probablement tenté par le communisme, je dirais plutôt qu’il eut rapidement toutes les raisons de résister à cette pulsion. Dès mars 1921, il dit son fait aux nouvelles formes de l’autoritarisme politique, indifférent aux véritables révolutions sociales et économiques : réactionnaires, démocrates, socialistes and, last but not least, bolcheviques sont pointés du doigt, le même doigt qui, à la mort de son ami Raymond Lefebvre, maurrassien passé à l’Est, ou de Jacques Rigaut, victime lui de ses « amis » surréalistes, tracera une croix sombre sur les « erreurs » où mène le sacrifice de sa conscience. SG / Pierre Drieu la Rochelle, Trois lettres aux surréalistes, édition de Bertrand Lacarelle, Les Cahiers de la NRF, 17,50€. Sur l’été 1926, crucial dans cette brouille, voir ma présentation de Drôle de voyage (qu’Aragon crucifia en bon stalinien) dans Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Bouquins, 2023).

« Solitaire, nomade et toujours étonnée… » Le 4 avril 1936, depuis Bruxelles, Colette décrit ainsi Anna de Noailles dont elle occupe désormais le fauteuil au sein de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Hommage dans l’hommage, elle a emprunté à la dolente poétesse qu’elle salue par-delà la mort ce vers baudelairien. L’étonnement, en mode actif ou passif, fut le mot de passe des modernes. Et celle dont Valère Gille, lors de cette séance enregistrée, dit qu’elle fut « audacieusement romantique et foncièrement romantique » se l’applique à son tour. « Où aurais-je puisé, dans ma carrière, autre chose que de l’étonnement ? » Ne s’enfermer dans aucune routine, entretenir le doute de soi, Colette, à 63 ans, distribue ses recettes de jeunesse et d’écriture avec une émotion non feinte. Le 33e fauteuil, qu’elle illustrera encore 18 ans, accueillerait son dauphin en 1955, Jean Cocteau, dont Proust, Diaghilev, Picasso et Radiguet n’eurent pas à beaucoup stimuler la force d’envoûtement. Ces deux élections, la cordée qu’elles nouent, et le symbole que personnifiait Colette, plume sensuelle et dissidence sexuelle, sont tour à tour commentés, chacun avec sa sensibilité propre, par André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon et Antoine Compagnon. Puis, comme un phonographe, ce remarquable Colette à l’Académie ressuscite les voix facétieuses, si françaises par le style de conversation, des complices du Palais-Royal. La Belgique de Sido, ne l’oublions pas, en abrita et démultiplia les échos… Heureuse de rejoindre le panthéon des grands aînés, Colette n’a jamais désespéré de ceux qui venaient. Fin 1934, elle écrivait ceci d’un ami de Bertrand de Jouvenel, son ex-amant et le directeur de La Lutte des jeunes, revue étonnante : « Souvent, j’écoute mes cadets parler de Drieu avec feu, et j’y puise une certaine mélancolie, moi qui ne l’aime que parce qu’il a beaucoup de talent. » Pour Colette et Cocteau, vieillir, c’était trahir. SG / Antoine Compagnon, de l’Académie française, André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon, Laurence Boudart, Jean Cocteau, Colette, Valère Gille, Colette à l’Académie, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 17€.

Si Aragon fut antimunichois sur ordre de Moscou, Drieu l’est par patriotisme, respect de la parole des Français envers la Tchécoslovaquie et profonde sympathie pour Edvard Bénès, qu’il a rencontré à Paris fin 1933. A rebours de Morand, Emmanuel Berl et Giono, partisans des Accords, sans être bien sûrs qu’ils éviteront une nouvelle boucherie, mais préférant cette infime chance de paix à la crainte de provoquer ou de précipiter la guerre, d’autres écrivains, de Montherlant à Julien Green, stigmatisent la politique de l’apaisement, où Chamberlain s’aveugle en croyant se grandir, utopie qui condamne la Bohème redessinée par le traité de Versailles à l’abattoir. L’indécision de Daladier le plongera dans un enfer tout autre, celui d’un très long remords. De ce qui fut une faute morale et un échec politique, Maurizio Serra rouvre le dossier en se gardant de juger de haut. Le procès vertical du passé, l’indifférence à ses multiples paramètres et au moi de ses acteurs, n’est pas de bonne méthode en Histoire. Avant d’y revenir plus longuement dans une prochaine livraison de Commentaire, il faut souligner le réexamen du rôle de Mussolini, précoce et tenace rempart à Hitler, auquel se livre Serra. Le quatrième homme, humilié par l’Anschluss de mars 38, était peut-être le plus déterminé à arrêter le Führer. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Munich 1938. La Paix impossible, Perrin, 2024, 24€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

BOUGEONS-NOUS

Les expositions sont rarissimes qui ont pris pour sujet l’art et le sport. Regrettable lacune… L’une des plus remarquables, dans le genre, eut lieu à Vichy en février 1942, à l’instigation de Jérôme Carcopino et de Jean Borotra, le premier est secrétaire d’Etat à l’Instruction publique, le second Commissaire général à l’Education et aux sports. Nul n’ignore que ce dernier, superbe champion de tennis de l’entre-deux-guerres, voulait stimuler la pratique personnelle et surtout la libérer des effets d’une professionnalisation qui l’avait déjà pervertie. Devenu un spectacle, le sport était entré, au début du XXe siècle, dans le cercle des dérives qui continuent aujourd’hui à nous étonner ou nous écœurer. Borotra, très maréchaliste, mit beaucoup d’ardeur à les combattre sur le front de l’école et des fédérations. Comme il s’entoura d’anciens officiers peu germanophiles, les autorités d’Occupation le débarquèrent dès avril 1942, à la veille du retour de Laval. Il tentait de passer en Algérie quand les Allemands, plus tard, l’arrêtèrent, et l’envoyèrent tâter ailleurs de la terre battue. Il eut donc à peine le temps de jouir de cette exposition peu banale, abritée par l’Hôtel de Ville de Vichy, et vantant les effets positifs du sport sur les hommes, les nations et l’art moderne, qui s’en était fait l’allié depuis le fauvisme et le cubisme. On remisait les canotiers de Caillebotte, les lutteurs de Gauguin et les cyclistes de Lautrec et Jarry au profit de Vlaminck, Dufy, Jacques Villon, Gromaire, La Fresnaye, André Lhote, Dunoyer de Segonzac ou La Patellière. Cet éclectisme de bon aloi illustrait la politique artistique du moment, et servait l’idée d’une inspiration sportive commune à toutes les sensibilités esthétiques du premier XXe siècle. Giraudoux, qui avait tâté du rugby au collège, signa l’album qui servait de catalogue, il y reprenait les thèses, elles aussi répandues, d’un de ses articles récents de Comoedia. Aux Français, qui avaient leurs champions mais accusaient de vrais retards en matière de sport, il fallait des revues d’art et donc une incitation plus nette à entretenir sa santé physique, sa volonté et sa beauté. Giraudoux citait en exemple l’Allemagne et la Finlande. Avant la défaite, il eût ajouté l’Angleterre et l’Amérique, refuges du vieil idéal dorique et théâtres du jeu collectif. Michel Cointet, excellent historien de Vichy, peu soupçonnable de révisionnisme (dans le mauvais sens du mot), a pu écrire de Borotra : « L’épisode de son commissariat a marqué un tournant dans l’histoire des rapports entre le sport et l’Etat. » Au moment où il est urgent de s’en ressaisir, cela vaut la peine d’être noté. Rappelons-nous aussi que Borotra sut rendre hommage à Léon Lagrange, son équivalent sous le Front populaire, mort au champ d’honneur en 1940. Une certaine continuité d’action s’officialisait sotto voce.

Robert Delaunay, décédé lui en octobre 1941, aurait pu être représenté dans l’exposition de Vichy, eu égard à ses heureuses contributions, tournoyantes et roboratives, à l’imagerie du rugby et de l’aviation civile. Cette manière de spécialité n’avait pas été ignorée du Front populaire dont il fut l’un des favoris. En plein accord avec l’Exposition universelle de 1937, le mari de Sonia avait chanté le bel aujourd’hui à coup de géométrie colorée, déployée dans toutes les dimensions du ciel et du globe enfin conquis. Une épiphanie, comme disent les cuistres athées, toute progressiste ! A l’heure de Guernica, Delaunay voulait encore croire aux bonheurs infinis où nous précipitaient fatalement les ailes et les hélices profilées des grands oiseaux de métal… Il est vrai que la guerre n’avait jamais été beaucoup l’affaire de Delaunay, embusqué de 14-18, et qu’il avait appartenu à cette génération qui, oubliant Baudelaire au profit du vitalisme 1900, crut pouvoir être moderne en tout. Publié avant l’épidémie actuelle et ce qu’elle révèle de notre monde déchu et souillé, le livre que Pascal Rousseau consacre à Delaunay et à L’Equipe de Cardiff de 1913 (Paris, MAMVP) apparaît plus lié encore à un moment démonétisé du XXe siècle et de ses valeurs (1). L’avenir que les cubistes et les futuristes se disputaient en peinture autour de 1910 avait alors belle allure. C’est qu’on le regarde de haut, cet avenir des hommes, des hauteurs de la Tour Eiffel ou de la Grande roue, ou depuis les avions dont toute une presse fait son beurre avec force photographies ascendantes ou plongeantes. Parallèlement, la société de masse s’installe et perfectionne les outils de son emprise sur les consciences. Puisque tout est destiné à se vendre et à se diffuser, la publicité flambe, les villes se couvrent d’annonces, les stades s’arrondissent, les magasins s’agrandissent, le voyage au loin prend son essor définitif, et l’image, plus percutante, prend le pas sur le texte qui, par concentration, tend au bref, au haché, au dialogué, au slogan… 

Le moderne va vite, résume Paul Valéry, amer. Il appartenait au monde de Mallarmé, pas Delaunay. Lui s’est acquis la confiance d’Apollinaire et Cendrars, deux des ténors de la nouvelle poésie, plus syncopée et, par refus de tout esthétisme, plus accueillante aux signes du quotidien, dont on ne sait plus très bien s’ils ressortissent au consumérisme agressif ou à la culture populaire. Peu importait aux peintres de la vie et de la ville moderne! A rebours de toute une tradition historiographique, qui faisait de Delaunay l’adversaire acharné du figuratif, Rousseau commence par rappeler qu’il se pensait tout autre, et que même ses tableaux les plus abstraits étaient conditionnés par l’expérience vécue et entendaient la recréer dans le regard, jamais passif, du spectateur. J’ajouterai que certaines de ses déclarations se ressentent, le génie en moins, de la lecture de Baudelaire. Car il y a quelque chose de besogneux dans la peinture et les écrits de Delaunay. Dans sa personne aussi, ajouterait Arthur Cravan, qui accabla son « ami », en 1914, d’un des morceaux les plus cruels de sa critique d’art. Delaunay, « fromage mou », incarnait le contraire de la vie, et l’on sait ce que Cravan mettait sous ce mot. Ceci rappelé, Rousseau n’en est pas moins justifié de traiter L’Equipe de Cardiff en chef-d’œuvre de son auteur. Apollinaire l’avait précédé dès la première rencontre du tableau avec le public, au Salon des indépendants. Le 18 mars 1913, dans le très patriotique Montjoie !, le poète bientôt casqué dit n’avoir vu que cette vaste, pimpante et verticale réponse au cubisme de Braque et Picasso, bien plus économe, quant à lui, en couleurs criardes, sorties publiques et signes immédiatement intelligibles. 

Pour Apollinaire, qui accepte les deux options, la toile de Delaunay est la plus « moderne » du Salon. Toutes les teintes du prisme y claironnent la naissance de l’orphisme et concourent à une impression de simultanéité suggestive, particulièrement appropriée à cette scène de saisie, en tous sens, où l’instant se prolonge en durée : un joueur en noir s’élève, les deux bras tendus vers le ballon ovale, au-dessus des trois joueurs gallois et d’un arbitre, tout de rouge vêtu, dos au public, à la manière de ces personnages de la Renaissance italienne qui ferment la composition et assurent le lien au public. « Avec ce dernier tableau, Delaunay est encore en progrès, ajoute Apollinaire en 1913. Sa peinture, qui semblait intellectuelle, ce dont se réjouissaient les privat-dozents allemands, a maintenant un grand caractère populaire. Je crois que c’est un des plus grands éloges que l’on puisse faire à un peintre d’aujourd’hui. » Ce surcroît plébéien et tonique, Rousseau le source avec une acuité sans précédent, et nous dévoile tout un pan de la folle iconophilie du peintre. Son archive grouille des cartes postales et des coupures de presse qu’il utilisa sans modération. L’une d’elles provient d’un magazine sportif qui faisait fureur alors (notre photo), La Vie au grand air, dont le succès était assuré par la primauté du photographique et l’audace de sa maquette, montage à effet, choc des clichés, raréfaction des mots (2). En un geste conscient, insiste Pascal Rousseau, Delaunay tire vers la grande peinture, la peinture de Salon, sa moisson de matériaux iconographiques et un principe de collage assez voisin des principes d’énonciation de la presse la plus neuve et des affiches depuis Lautrec (passé sous silence). Le tableau de 1913 fait largement place aux inscriptions hurlantes, selon les termes de l’efficace publicitaire que, résolument aussi, Delaunay fait sienne. Ces mots peints se dotent d’une polysémie qui veut amuser ou intriguer, forcer le regard à tout prix : Astra renvoie aussi bien au solaire qu’au constructeur aéronautique du temps, Delaunay / New-York – Paris – Berlin (?) à telle réclame de rue. Partant, la signature du peintre se redouble, et singe la trademark ou la griffe des fabricants de cosmétiques, de spiritueux, de peinture industrielle, d’avions ou de ballons.

Robert Delaunay, Les Footballeurs, illustration, Henry de Montherlant,
La Relève du matin, Editions Ses, 1928

Conversant ici avec la Grande roue et un biplan très cubiste, la silhouette synthétisée de la Tour Eiffel en constitue une autre façon de signer la toile. Sans doute par tolérance envers la vulgate du genre et de l’anti-phallocratie, Rousseau ne glose pas ce phallisme naïf, obsessionnel, qui conduit sans cesse Delaunay à souligner l’analogie formelle entre le premier A de son nom et le monument de fer, le plus visité déjà de la capitale et le plus reproduit en cartes postales. Ce narcissisme, s’il relève de plusieurs niveaux de conscience, n’épuise pas cependant la signification que prenait, en 1913, un tableau pétri d’allusions directes à l’actualité sportive. Le Pays de Galles dominant les compétitions de rugby, où les Français montraient de sérieuses insuffisances, le choix de Delaunay ne reflétait pas uniquement l’excitation qu’il avait à se mêler aux foules des stades en compagnie de ses amis poètes. D’autres littérateurs, de moindre génie, éclairent mieux qu’eux l’arrière-plan philosophique et social du tableau de 1913, je pense notamment aux liens que les Delaunay ont noués avec Jules Romains, l’auteur de La Vie unanime, penseur de l’atomisation moderne des milieux urbains et de son dépassement hors de la logique de classes. De la même réaction relèvent toutes sortes de voix alors, elles communient à différents degrés dans l’idée que le modèle anglo-saxon du jeu collectif peut agir bénéfiquement sur le destin des hommes et l’avenir du monde, en substituant, aux yeux des plus optimistes, la compétition des crampons à la guerre (3). Rousseau leur oppose de façon parfois mécanique les partisans de la gymnastique, supposés maurrassiens et plus classiques de goût. Il le rappelle pourtant lui-même, en citant Pierre de Courbertin, adepte du Taine des Notes sur l’Angleterre (1871) : rien n’empêchait alors d’associer sur l’autel du sport patriotisme et universalisme, voire le spectacle du ballon ou de l’athlète et le refus de leur marchandisation indigne. En voulant documenter l’éventuelle descendance de Delaunay chez les artistes du Pop américain, – ces rois pas toujours inspirés du high and low ou du brouillage entre art, publicité et business – , Rousseau quitte trop vite son héros, il ne dit pas grand chose, par exemple, des raisons qui le poussèrent en 1928 (et non en 1921) à illustrer le premier livre de Montherlant, paru une première fois en 1920. La Relève du matin, que Mauriac, Claudel et Ghéon ont encensé à sa sortie, ne cadre pas tout à fait avec le futur fresquiste du Front populaire. Barrès et Nietzsche planent sur ce livre tendu, hanté par la guerre de 14, la morale du sacrifice, la fraternité virile et la double morale du sport, dépassement de soi et sens de l’action collective. Delaunay voulait-il faire oublier qu’il avait lui-même « échappé » aux tranchées, selon la formule douce de Rousseau, et/ou rappeler que le rugby avait à voir avec un autre idéal que la globalisation marchande. Stéphane Guégan 

(1) Pascal Rousseau, Robert Delaunay. L’invention du Pop, Hazan, 39,95€. On regrettera que l’illustration ne soit pas numérotée et référée dans le texte courant. Par ailleurs, je ne dirais pas que Cendrars et Apollinaire partirent au combat « la fleur au fusil » (formule répétée trois fois). Faire la guerre, alors que leur statut d’étrangers les en dispensait, constitue un acte fort, un danger assumé, qui engage leur philosophie de l’individu et le devoir moral qu’ils se reconnaissaient envers la France /// (2) Au sujet de l’emprise du photomontage sur les décors, peints ou non, de l’Exposition universelle de 1937, voir ma recension du livre de Romy Golan, Muralnomad, Macula, Moderne, 1er août 2018 /// (3) Sur Roger de La Fresnaye, autre peintre de la vie moderne qu’Apollinaire épaula, et sur la compétition que se livraient avant 1914 les constructeurs d’avions dont sa peinture témoigne, voir « Un cubisme à hauteur d’homme », Moderne, 14 novembre 2017.

QUAND LA MORT FAIT ŒUVRE

Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche avance l’hypothèse que les premiers hommes ont utilisé la souffrance, à travers les sacrifices, comme levier de la mémoire. Cette idée de la peur active, positive, instauratrice, et ancrée de toute éternité en nous, a beaucoup retenu le Breton de L’Art magique (1957). Nos morts, à l’ère moderne, jouent peut-être un rôle semblable aux meurtres ritualisés d’hier… Qu’aurait été ainsi la carrière d’Albert Bartholomé (1848-1928), le superbe sculpteur que l’on sait, si le deuil, deuils intimes et deuils collectifs, n’avait pas entraîné l’artiste hors  de sa sagesse initiale, et hors de la peinture, où il manque de flamme, pour les trois dimensions et l’espace réel ? C’est la question que l’on se pose en lisant l’ouvrage très complet et chaleureux que lui consacre Thérèse Burollet, fruit de cinquante ans de recherche et de combat en faveur de celui que la France moderne a si mal traité. Comment passe-t-on d’une telle gloire à une telle indifférence? En 1903, le photographe Steichen (notre photo) croyait pouvoir résumer la sculpture française du moment en immortalisant Rodin et Bartholomé, le Puget et le Canova du mouvement moderne. Un siècle plus tard, que reste-il du « seul et véritable rival de Rodin », selon la juste formule de Jacques de Caso, préfacier de cet ouvrage à contre-courant ? Bartholomé attendait son sursaut, le voici. Nous nous étions habitués à le réduire au portrait de sa première épouse, au Monument aux morts du Père-Lachaise et à l’amitié de Degas, lien dont les mauvaises langues nous avaient presque persuadé qu’il était de vassalité.

De belle façon, Thérèse Burollet fait donc œuvre utile. Elle commence par nous rappeler que, fils de rentier et orphelin précoce de père, Bartholomé entreprend de devenir peintre en Suisse, où la guerre de 1870 devait l’expédier. Au mépris de son statut de chef de famille, qui l’exemptait, il s’était engagé comme volontaire. Bartholomé, 22 ans, se trouva ainsi mêlé au destin malheureux de l’armée de l’Est, l’armée de Bourbaki, supposée contenir l’avancée prussienne en Alsace. Il vécut surtout l’espèce de « retraite de Russie » qui le conduisit à Genève. Là l’attendent un maître, Barthélémy Menn, et un beau mariage, avec Prospérie de Fleury, en février 1874. Le couple se transporte à Paris, où Bartholomé devient un des éphémères élèves de Gérôme. La vague du naturalisme, portée par Jules Breton et Bastien-Lepage, le secoue dès 1879. Huysmans remarque aussitôt cet « artiste franc », ce « peintre énergique, épris de la réalité et la reproduisant avec un accent très particulier ». Il attire aussi l’attention de Degas, qui derechef l’intègre à son cercle,  Bracquemond, De Nittis, Zandomeneghi, Berthe Morisot. Du coup, sa peinture se réchauffe, sans faire fondre une certaine retenue. En 1882, son portrait de Prospérie (notre photo), revêtue d’une « robe à la polonaise blanche et noire, sur une jupe plissée violette », la montre dans le contre-jour d’une serre aussi chic que la jeune fleur, mais promise à se faner sous peu. On pense au Balcon de Manet et à sa propre Serre, sans la morsure du génie, typique du beau-frère de Morisot. Cinq ans plus tard, la tuberculose finit de consumer la jeune femme. Son mari est brisé. Mais le travail du deuil fera naître un sculpteur.

Pour l’arracher à son désespoir, et peut-être le détourner du suicide, ajoute Jacques-Émile Blanche, Degas lui suggère de sculpter le monument funéraire de son épouse, lui qui n’a jamais usé d’autre chose que de pinceaux… Saisissant monument, presque italien dans son vérisme pathétique. Bartholomé s’y représente, le front posé sur celui de la défunte, une main appuyée sur le corps amaigri, comme s’il cherchait à recueillir et conserver son dernier souffle. Deux photos, peu connues, de Degas montrent que Bartholomé s’en est aidé pour parvenir à se voir regardant Prospérie. la  mise en abîme est passée  par la chambre noire. Un grand Christ, expirant sur la croix, manière d’autoportrait, surplombait la scène terrible, en costumes modernes. Le souvenir de Préault et celui de l’Henri II de Germain Pillon y sont indiscernables. Dans la solitude de l’atelier, sous l’œil presque ému de Degas, c’est une sorte de miracle qui s’est produit. La suite, on la connaît mieux. Car il s’agit du gigantesque Monument aux morts du Père-Lachaise qu’il ébauche hors de toute commande. En est-il besoin, du reste, quand, à la manière des Contemplations d’Hugo, Bartholomé entend tutoyer l’au-delà, accueillir les morts inconnus et répandre sur eux la lumière que l’Église réserve aux seuls baptisés ? Si le dispositif d’ensemble renvoie aux schémas égyptiens de Canova, l’idée échappe à tout pastiche. Deux figures, un homme et une femme aux formes pleines, mais vues de dos, se dirigent vers une porte qui n’a rien de sépulcral. Soutenu par Peladan, au nom du « symbolisme chrétien », et Verhaeren, au nom de sa belle simplicité, Bartholomé finit pas obtenir commande du monument, et la Légion d’honneur en sus. Son ami Mallarmé l’en félicite. Il est vrai que le symbolisme de l’œuvre rejoint le Requiem de Fauré dans sa délicatesse d’intention et son refus du morbide.

Les demandes vont dès lors pleuvoir, et pousser le sculpteur aux limites de l’allégorie, ce privilège piégé de la statuomanie du XIXe siècle. Il conçoit notamment le Monument Jean-Jacques Rousseau (1909-10), pour le Panthéon, où la Gloire et la Musique rivalisent de grâce vraie. Vérité oblige, il recourt à Houdon pour ressusciter le philosophe. Durant la guerre de 14, après surtout, c’est le plein emploi. Très patriote, Bartholomé ne s’en cache pas. Il dessine la Croix de guerre, organise la fraternité artistique et parvient à y faire participer Rodin, qui offre un exemplaire de sa Défense… Lui, entre autres, cède généreusement une Tête de son Christ… Les morts en avalanche de la guerre le requièrent, évidemment. Thérèse Burollet analyse chaque réalisation de la mémoire blessée, de cette philosophie consolante en acte. On retiendra surtout deux chefs-d’œuvre, le gisant du baron Jacques Benoist de Laumont et le buste de l’aviateur Gabriel Guérin, le premier dort dans l’éternité, l’autre fend l’air, à jamais. Leur jeunesse semble indestructible. Le marbre guerrier de Paris 1914-1918, longtemps visible place du Carrousel, plaît moins aujourd’hui, après avoir intrigué les surréalistes et irrité les Allemands sous l’Occupation. Lamentable incurie, il achève son agonie au Dépôt de Vincennes ! Nous rappeler tout cela suffirait à justifier amplement ce livre dont la richesse iconographique force aussi l’admiration. Mais on y découvre aussi un autre Bartholomé, plus que sensible aux femmes et musardant à loisir sur les terres de notre XVIIIe siècle. Voilà un homme qui, note Degas, a « le diable dans le cœur », donne à ses Vénus pudiques la chevelure qui les déshabille et sait attendrir la pierre jusqu’à la bonne température du bain, où il plonge son Éros radieux. Stéphane Guégan

Thérèse Burollet, Albert Bartholomé, Arthena, avec le concours du CNL, 110€.

Et aussi

A ceux qui n’auraient pas encore compris la portée fondatrice, l’impact national et européen de la guerre de 1870 et de la Commune (en sa dimension patriotique), la remarquable exposition du Musée de l’Armée apporte toute l’information souhaitable dans une mise en scène nerveuse, riche en effets de miroir. Documents et œuvres d’art, de Manet à Menzel, de Meissonier à Gustave Doré, tissent un double récit, celui des faits et celui de la mémoire, et nous obligent à toujours tenir compte du double regard, celui des Français et celui des Prussiens, que les opposants à Napoléon III eurent le tort de croire plus « progressistes et pacifistes » que les Autrichiens ! Quant à ceux qui estiment connaître le sujet, je leur promets quelques surprises de taille. Preuve est faite que le débat sur l’enseignement de notre histoire, socle indispensable d’une République soucieuse de sa pérennité, doit se doubler d’une approche ouverte sur le reste du monde. SG// France-Allemagne (s) 1870-1871. La guerre, la Commune, les Mémoires, Musée de l’Armée / Invalides, jusqu’au 30 juillet 2017. Catalogue sous la direction de David Guillet et alii, Gallimard/Musée de l’Armée, 35 €.

Livre après livre, Claire Maingon peaufine le sujet qu’elle affectionne entre tous, l’art en guerre, et notamment la guerre de 14 et ses retombées. Après son analyse du Salon des années 1914-1925, après L’Art face à la guerre (Presses universitaires de Vincennes, 2015), où elle observait le destin de la peinture histoire, depuis qu’elle a cessé de glorifier son sujet ou de pouvoir le saisir, elle signe l’indispensable Musée invisible. Le Louvre et la grand guerre (1914-1921) (Louvre éditeurs / PURH, 19€). On se souvient de l’évacuation du Louvre avant septembre 39. Mais se souvient-on que le grand musée, symbole de la Nation s’il en fut, se vida partiellement en 1870 et en 1914, alors que la capitale entrait dans le champ des canons allemands ? André Michel, conservateur des sculptures, et aficionado de Bartholomé, seconde alors de ses articles fervents ce déménagement symbolique. L’est tout autant la réouverture du Louvre, par étapes, de 1919 à 1921. Succédant au trauma des destructions, réelles et possibles,  cette nouvelle naissance hisse les couleurs victorieuses d’un accrochage repensé de la peinture française. Le « génie national », expression qui n’inquiétait pas encore, avait pour noms Fouquet, Poussin, les Le Nain, Ingres, Delacroix (achat du Sardanapale), Manet, Courbet et Degas (ces deux derniers, en gloire, malgré l’envoi provisoire du second au Luxembourg). Camille Mauclair, en 1930, sous le choc du « nouveau Louvre » pourra écrire : « Manet nous a aidés à comprendre Ingres. » SG

Il y a 80 ans, tout juste, disparaissait Élie Faure, cher aux éditions Bartillat, modèle des Voix du silence de Malraux et grande lecture de Céline ! A lire le catalogue qui accompagnait le récent hommage de la Mairie du VIe arrondissement, on reprend conscience qu’il posa aussi pour Van Dongen, en 1912, et Picasso, en pleine époque ingresque. D’une modernité, l’autre. L’étendue de ses goûts, sa curiosité exotique, souffle sur la collection d’un historien de l’art sans frontière, voyageur intrépide, dont ce livre,  emporté par la verve et le savoir de Juliette Hoffenberg, dévoile maintes facettes ignorées. Refusant de rejoindre le parti des embusqués en 14, il aura, plus tard, cette phrase immortelle : « La laideur des monuments aux morts serait à nous dégoûter de la guerre. » A l’évidence, il ne pensait pas à Bartholomé. SG // Juliette Hoffenberg, Élie Faure. Une collection particulière, Somogy, 12 €).

Des nouvelles du front

Colloque international //  Breton après Breton (1966-2016). Philosophies du surréalisme, 26 et 27 avril 2017 (INHA / BNF, site Mitterrand)

http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/auditoriums/f.coll_breton.html?seance=1223926781448

Stéphane Guégan, Faut-il brûler Céline ?, Revue des deux mondes, mai 2017.

LUCIEN SORT DES DECOMBRES

rebatet1961-3« Au fond, je n’étais qu’un critique d’art », lance Rebatet à ses juges en novembre 1946. Dans une salle électrique, la presse ricane, épiant « les yeux fous » de l’accusé et sa « trouille », autant de motifs à surenchère haineuse. Un critique d’art ! Drôle de manière de sauver sa peau pour ce « mangeur de Juifs », cet indécrottable fasciste de la première heure, « ce gnome à l’œil inquiet, vide, recuit dans le fiel ». On sourit aux ultimes transes d’un homme aux abois, qu’on a déjà condamné. N’avait-il pas « avoué » au fil des Décombres, son best-seller de 1942, d’où l’on tire alors des confessions anticipées ? Ne s’y félicite-t-il pas de ses dispositions précoces à embrasser la cause hitlérienne? Classe 1903, Rebatet n’avait pas fait la guerre, son rejet du vieux monde et des nantis n’en fut que plus virulent : « Comme beaucoup d’autres garçons de mon âge, j’avais, dès la sortie du collège, trouvé chez Maurras, chez Léon Daudet et leur disciples une explication et une confirmation à maintes de mes répugnances  instinctives. J’étais en politique du côté de Baudelaire et de Balzac, contre Hugo et Zola, pour « le grand bon sens à la Machiavel » voyant l’humanité telle qu’elle est, contre les divagations du progrès continu et les quatre vents de l’esprit. Je n’avais jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. » Un peu plus  loin, il ajoutait même une note qui, lors de son procès, magnétisa l’avocat général, une note de 1924, une note à charge désormais : « Nous souffrons depuis la Révolution d’un grave déséquilibre parce que nous avons perdu la notion du chef J’aspire à la dictature, à un régime sévère et aristocratique. » L’affaire était tranchée avant d’être instruite… Promis au peloton de Brasillach et de Laval, Rebatet est gracié par Vincent Auriol et envoyé à la centrale de Clairvaux en 1947, avant de bénéficier de la loi d’amnistie de janvier 1951.

9782221133057Sans le dédouaner de son aversion antirépublicaine et de l’antisémitisme dont il s’est toujours prévalu, peut-on les comprendre aujourd’hui en leur réalité d’époque et leurs nuances oubliées, peut-on lire Rebatet à la lumière d’une histoire qui ne s’était pas encore écrite et qu’il avait cherché, lui et quelques autres, à infléchir en révolutionnaire de droite, peut-on enfin entendre les autres passions du polémiste politique, et notamment son culte de la peinture, égal à celui qu’il rendit, avec le talent que l’on sait, à la musique et au cinéma, comme Boulez et Truffaut le dirent après la guerre, non sans un certain courage  ? Du courage, il en a fallu sans doute à Robert Laffont et aux éditeurs du Dossier Rebatet, Pascal Ory et Bénédicte Vergez-Chaignon, auxquels on doit le retour en librairie des Décombres et l’exhumation d’un passionnant Inédit de Clairvaux. Le premier avait reparu, épuré, en 1976 (Jean-Jacques Pauvert), épuré et donc dénaturé. Or tant qu’à relire les Décombres, autant les lire lestés de cette amplificatio propre au verbe pamphlétaire, comme le note Ory. On renverra aussi aux analyses d’Antoine Compagnon dans ses Antimodernes. Quelle que soit la verve de Rebatet, talent que lui reconnaissaient Paulhan et Bernard Frank, elle s’inscrit dans un courant venu de Joseph de Maistre. La possibilité d’accéder au texte princeps induit également celle d’en reprendre la mesure. Ce n’est pas le parfait vade-mecum du collabo puisque Rebatet y narre sa jeunesse frondeuse, son détachement d’un Maurras devenu trop antiallemand, la radicalisation de Je suis partout en 1936, l’approbation des accords de Munich par adhésion au nazisme et l’expérience traumatisante d’une guerre perdue d’avance. La défaite, en somme, ne fut que l’addition à payer d’un mal et d’un échec antérieurs à juin 1940, antérieurs et internes au pays.

les_secrets_de_vichyLa plume de Rebatet, si ferme soit-elle, si habile aux longues périodes proustiennes (l’un des modèles de sa jeunesse), aime à s’emballer, télescoper le noble et le vil, l’admiration et la vitupération. Arme de combat, l’invective fait loi. Au moment de son procès, très sincèrement et très logiquement, il ne pourra qu’en admettre les excès, devenus sans objet au regard d’un avenir qui s’était soudain refermé. Mais Les Décombres surprennent aussi par le soin, inverse, avec lequel Rebatet marque, par exemple, sa distance à l’égard de ce qu’il nomme l’outrance du germanisme nazi et l’aryanisation mortifère du cinéma issu de l’expressionnisme cosmopolite des années 20. Plus sensible à la vision raciale du monde qu’un Maurras, il se montre capable, comme lui, de séparer le bon Juif du mauvais, le nocif du grand artiste, pour suivre un distinguo que ses articles de Je suis partout, surtout à partir de la fin 1943 et du départ de Brasillach,  préfèrent oublier. À cette époque de bascule et de furie antibolchevique redoublée, le critique d’art se réveille. Nous avons dit ailleurs (Chronique des années noires, 2012) ce que l’histoire de l’art peut tirer de ses articles portés par une véhémence désespérée. Le chapitre VII de L’Inédit de Clairvaux – suite inaboutie des Décombres – mérite la même attention. Là se déploie l’expertise de Rebatet en matière picturale. Des Le Nain à Van Gogh, de Paul Jamot qu’il fréquenta à Camille Mauclair qu’il étrille, de son tableau du Montparnasse des années folles aux galeries de l’Occupation, sa parole a conservé valeur de témoignage. Voilà un secret et un mystère qui auraient pu rejoindre ceux du dernier livre de Bénédicte Vergez-Chaignon, l’excellente biographe de Pétain (Perrin, 2014). Ce dernier ne pouvait pas manquer à l’appel des personnalités dont l’historienne de Vichy, familière des archives, interroge aussi bien la vie politique, sous tension, que la mort souvent violente. Ses chapitres sur l’entrée de l’Aiglon aux Invalides, le calamiteux procès de Laval et les fluctuations de Darnand, hésitant jusqu’au bout entre Londres et la Waffen-SS, sont excellents. En effet, ils tiennent compte des contradictions du régime, de son patriotisme paradoxal et d’une époque à la fois moins docile et plus soumise aux exigences d’Hitler qu’on le profère aujourd’hui, afin de mieux accabler, en bloc, les hommes de Vichy.  Raymond Aron, en son temps, ne commit pas cette erreur. Tout ce qui touche au statut et au destin des Juifs souffre, en revanche, de la vulgate paxtonienne. Les magnifiques travaux du rabbin Alain Michel et de Jacques Semelin, non mentionnés en bibliographie, autorisent aujourd’hui une tout autre approche du sujet. A cet égard, on ne saurait trop applaudir à la décision du gouvernement actuel, justement soucieux de la dignité nationale, d’ouvrir davantage les archives de Vichy et de l’épuration aux historiens. Stéphane Guégan

*Le Dossier Rebatet. Les Décombres. L’Inédit de Clairvaux, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon. Préface de Pacal Ory, Robert Laffont, Bouquins 30€

*Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Secrets de Vichy, Perrin, 22€

Pour rester dans le ton

product_9782070149360_195x320C’est fou le nombre d’intellectuels juifs, de gauche et de droite, à avoir soutenu Céline dans sa reconquête, plutôt mal vue alors, de la scène parisienne à partir de 1948. On préfère ne pas en parler, bien sûr. Paul Lévy fut l’un de ces esprits supérieurs qui prirent fait et cause pour le pestiféré du Danemark. À oublier les faits, on comprend mal aussi comment Pierre Monnier épaula à son tour la résurrection littéraire  du « furieux » Ferdinand. Avant de croiser l’exilé, toujours en attente d’un jugement qui finirait par lui être favorable, le jeune Monnier (classe 1911) avait été maurrassien et lié à l’équipe de l’éphémère Insurgé, où il se frotta à Maulnier et Blanchot (lesquels avait travaillé au Rempart, en 1933, sous la direction de Paul Lévy). Il fera aussi un bref passage, sous Vichy, au ministère de la Jeunesse. Relançant Aux Écoutes en 1947, Lévy l’emploie comme illustrateur et ouvre ses colonnes à la cause de Céline. Ce n’est pas fini… Parallèlement à Paulhan et aux Cahiers de La Pléiade dès décembre 1948, Monnier entreprend de rééditer le Voyage et Mort à crédit, préalables à la publication d’inédits (Casse-Pipe), d’abord avec l’homme des éditions Froissart (maison des jeunes hussards), puis seul, seul face au tempétueux et injuste Céline. Leur correspondance, qui reparaît après un sérieux et salutaire toilettage, tonne des éclats continus du grand écrivain, si peu amène avec son complice de « galère » (son mot). Elle se place à côté des lettres échangées avec Milton Hindus, autre intellectuel juif à s’être porté au secours d’un écrivain qu’il considérait comme le plus grand que la France ait produit depuis Proust. SG
Céline, Lettres à Pierre Monnier 1948-1952, édition de Jean-Paul Louis, Gallimard, 31€.

product_9782070106851_195x320François Gibault a-t-il autant de péchés sur la conscience qu’il ait senti besoin de donner une suite à son magnifique Libera me ? L’exergue emprunté à Camus, en outre, nous rappelle que le Jugement dernier a « lieu tous les jours ». Quelle que soit la raison profonde de ce besoin d’absoute, on dévore son livre avec le même entrain diabolique que le premier volume. Trop heureux de vivre, Gibault ne demande pas à ses souvenirs, qu’il égrène en hédoniste à principes, de quoi alimenter la nostalgie des années 1950-1980. On le lui pardonnerait pourtant. Jeune et brillant avocat, marqué par son courage lors de la liquidation de l’Algérie où il a servi,  il devait se rendre vite célèbre par d’autres causes « difficiles », sa biographie de Céline et ses fréquentations œcuméniques, Lucette Destouches comme Lucien Combelle, Buffet comme Dubuffet, Sagan comme Bob Westhof…. Le beau monde, le grand monde, le milieu littéraire, le barreau, tout y passe avec moins de cruauté que sa réputation ne lui en prête. Il se montre même trop indulgent envers certaines personnes qui ne le méritent pas. Daumier et Watteau se disputent alors sa verve. Fidèle en amitié, Gibault préfère flatter son entourage, au besoin, que le blesser. Il n’exige pas, certes, qu’on le croie sur parole. Mais il a vu tellement d’horreurs, défendu tant de gens et appris d’eux, qu’il pèse les âmes avec tact et conserve même une certaine confiance en l’avenir, ce sombre horizon peuplé d’inutiles et d’importuns, qui n’ont ni son style, ni sa large compréhension des choses et de l’histoire. De bout en bout, Libera Me respecte l’esprit de jouissance et l’esprit de justice de son auteur. Ses pages sur Céline, Drieu et Maurice Ronet sont superbes, de même que ses considérations sur Charlie Hebdo, Houellebecq, le lieutenant Degueldre ou le procès de Laval. Croustillantes sont enfin les anecdotes qui touchent à Morand, Maulnier et Pierre Combescot. Quant à ses amis de l’Académie, de Pierre Nora à Jean-Marie Rouart, d’Yves Pouliquen à Pierre Rosenberg, ils seront heureux d’être immortalisés une seconde fois. Il ne reste plus qu’à espérer une suite à cette suite. SG // François Gibault, Libera me. Suite et fin, Gallimard, 19,50€

product_9782070442287_195x320De la révolution de l’exécutif qui a accouché de notre régime politique, De Gaulle fut l’acteur décisif.  Et 1958, selon la vulgate, en serait le moment et l’expression. Coup d’état, fascisme et autres noms d’oiseau, l’adversaire n’eut pas de formules trop fortes pour conspuer le « retour » du général. Belle erreur d’appréciation, se dit-on en lisant la somme de Nicolas Roussellier et son analyse du renversement des pouvoirs  au sortir de l’Occupation allemande. La Chambre est déjà condamnée à céder la plupart de ses prérogatives au Président de la République. Les guerres ne produisent pas toutes les mêmes effets. La terrible défaite de 1870 avait jeté le discrédit sur Napoléon III et le césarisme. Celle de 1914 entraîna celui du haut commandement militaire, ignorant des réalités du terrain et des boucheries consécutives aux ordres donnés à distance. La crise du printemps 1940 montra elle les limites du gouvernement face au défaitisme des supposés chefs de guerre. Reynaud, comme le dira De Gaulle, ne parvint pas à prendre sous son « autorité personnelle et directe l’ensemble des organismes militaires ». Affranchie de toute contrainte constitutionnelle, nourrie par la philosophie gaullienne de l’action, l’expérience de la France libre, Roussellier le souligne fermement, ouvre la possibilité d’une conjonction renouvelée, opératoire, et enfin efficace du militaire et du civil, expérience aussi déterminante que le bilan que De Gaulle avait tiré du premier conflit mondial. Par manque effrayant d’unité de marche entre l’infanterie et l’artillerie, des millions d’hommes s’étaient fait tuer « comme des mouches dans des toiles d’araignée ». On notera enfin, avec l’historien scrupuleux, les effets moins heureux du volontarisme de l’après-Vichy, la pagaille des 18 mois du gouvernement provisoire et le passage en bloc de réformes sociales qui auraient mérité d’être moins brutales. De Gaulle démissionna, son heure devait sonner à nouveau, douze ans plus tard. SG // Nicolas Roussellier, La Force de gouverner. Le Pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 34,50€

product_9782070146338_195x320Bonne fille, la guerre frappe les hommes indifféremment. Ainsi nombre de peintres, en dehors d’embusqués célèbres, subirent-ils le feu en 1914. C’est le cas du grand-père de Stefan Hertmans, un Gantois catholique, jeté sur le front belge, le pire, à 23 ans. Soudain la vie d’artiste s’effondra, un monde s’écroulait, un monde où Titien, Velazquez et Rembrandt semblaient avoir perdu leur raison d’être. Urbain Martien n’a pas voulu peindre sa guerre, mauvais sujet, selon lui, mais il en a enfermé l’horreur, par exorcisme, dans une suite de carnets rétrospectifs. Stefan Hertmans aura mis trente ans à les ouvrir et à comprendre la nécessité d´y puiser la matière d’un roman vrai, un roman net, brut, émouvant, proche par moments du Giono de Recherche de pureté. S’il nous touche et connaît en ce moment un succès mondial, c’est qu’il pose aussi la question de l’art comme « réconfort » ou, dirait Baudelaire, comme « consolation ». Des tranchées décrites à vif et de l’absurde surgissent donc les questions essentielles. L’omniprésence de la faucheuse avide n’y peut rien. Tel est l’homme de la guerre ou l’homme des camps en proie à son animalisation, il résiste. À l’instar des carnets d’Urbain, ce roman fourmille d’images, de tableaux, jusqu’à cette lumière chaude qui réchauffait les rats humains dans le couloir de la mort, une lumière qu’Urbain ne pouvait s’empêcher de comparer à celle de Goya. SG // Stefan Hertmans, Guerre et térébenthine, Gallimard, 25€

1038007Goya et ses amis libéraux choisirent de « collaborer » avec l’envahisseur français entre 1808 et 1814. Le trône de Joseph Bonaparte et sa gouvernance éclairée leur semblaient préférables à l’absolutisme que le futur Ferdinand VII incarnait déjà à leurs yeux. Le déchirement que ces patriotes espagnols ressentirent n’en fut pas moins certain, et on comprend que Paul Morand ait dépeint leur situation dans Le Flagellant de Séville (1951), l’un de ses plus beaux livres. Son parallèle reste à méditer… D’autant plus que Goya et son fils furent épurés, c’est-à-dire blanchis au terme d’une enquête qui dura plus d’un an. Le peintre eut à répondre de la fidélité qu’il avait jurée à Joseph et des tableaux qu’il réalisa pour le frère de Napoléon. Palimpseste qui en dit long, l’un d’entre eux a été révélé par la radiographie sous un portrait équestre de Wellington, vainqueur des Français en 1813-14. Le fil politique n’est pas la moindre vertu de la sublime exposition de Londres. Xavier Bray, son commissaire, a l’art de mêler les plaisirs de l’œil et ceux de l’intelligence. Ayant réussi à renouveler notre vision du Greco et de Zurbaran, il nous montre aujourd’hui en Goya autre chose que l’annonce de Manet et de la supposée peinture pure. Le choix du portrait se révèle payant, car il oblige, plus que les gravures et les petites toiles peintes pour soi, à réexaminer la carrière d’un artiste de cour, moins versatile que, paradoxalement, fidèle à soi. La manière dont Xavier Bray élargit la lecture historique et le corpus de son sujet fait de son catalogue un outil désormais indispensable pour la connaissance du portrait européen des années 1780-1820. Goya, a écrit son fils, eut pour maîtres Velázquez, Rembrandt et la Nature. Force est d’étendre le réseau d’influences et d’émulation aux Anglais (Gainsborough, Wright of Derby, l’américain West) et peut-être aux Français (à travers la mode pré et post révolutionnaire et peut-être l’influence de Vigée Le Brun). Goya sut aussi bien faire briller l’intelligence de son cercle éclairé (Iriarte et Jovellanos ont donné lieu à des chefs-d’œuvre) que les derniers feux de la couronne d’Espagne. En 1800, la famille de Charles IV, dans sa fière laideur et son réformisme indéniable, oppose naïvement au premier Consul la poussière sublime d’un pouvoir bien écorné. Plus grave, Ferdinand VII, bardé de regalia en 1815, a l’air d’un conspirateur agrippé à de vains accessoires. Logiquement, mais avec des œuvres peu vues en exposition et peu glosées, le parcours de Londres et son catalogue se referment sur les exilés libéraux, réfugiés à Bordeaux après 1814, loin de l’Inquisition qu’avait restaurée un roi contrefait et sans grand avenir. Bordeaux où Goya, l’esprit libre, choisit de mourir en avril 1828, cinq ans, presque jour pour jour, après l’expédition d’Espagne voulue par Louis XVIII et Chateaubriand, volant au secours de Ferdinand. Des fidèles, eux aussi. SG // Xavier Bray (dir.), Goya. The Portraits, The National Gallery Publishing, 19,90£.