BAUDELAIRE ET SA FANTASQUE ESCRIME

Il n’est pas de poème des Fleurs du Mal qui ait été plus remanié et rapiécé, de manuscrit en manuscrit, de revues en livres, que Le Vin des chiffonniers, comme si le texte et son sujet restaient fatalement liés par-delà le premier pressage… Cette ode à l’éthylisme joyeux et vengeur date très probablement des années 1842-1843, années d’affirmation violente. Retour de l’Océan indien, la majorité bientôt atteinte, Baudelaire se jette dans la vie d’artiste avec l’héritage paternel, à la barbe de son beau-père, le général Aupick, qui pensait, l’innocent, le détourner des lettres et de la bohème à grandes doses d’excursions tropicales. Il en rapporta le goût des « négresses » et une impatience intacte à se séparer du « monde honorable », selon l’expression dont il usera avec sa mère, en décembre 1848, pour qualifier sa vie moins cadrée. C’est, du reste, vers cette époque, que Charles fit don du poème, en son écriture initiale, à Daumier (notre photo), qu’il tenait pour le plus grand des modernes, à égalité et distance d’Ingres et Delacroix. Leur rencontre avait largement précédé la Révolution de février et l’éphémère feu d’enthousiasme qu’elle leur causa. L’île Saint-Louis, au milieu des années 1840, ne ressemblait pas encore à une vitrine de Noël pour investisseurs incultes. Un tout autre monde, de toutes autres valeurs, y occupent les hôtels particuliers d’un  Grand siècle fantomatique, ou se serrent dans les immeubles de rapports moins flamboyants. En fonction des moyens, les séjours durent ou s’espacent, on vit seul ou en groupe. Ainsi le meilleur de l’art français, avant 1848, se croise-t-il sur les rives des blanchisseuses de Daumier. Outre le génial caricaturiste, que Baudelaire fréquente, Préault, Deroy, Gautier, Balzac et la future Présidente en furent quelques-uns des résidents ou hôtes de passage.

Ce Paris-là, Frédéric Vitoux l’a montré dans l’un de ses meilleurs livres, s’est prolongé jusqu’à l’âge d’or de l’entre-deux-guerres, jusqu’à Drieu, Aragon et Dos Passos. Ce Paris-là, c’est celui de l’enquête majeure qu’Antoine Compagnon a choisi de lancer sur les traces des chiffonniers et la diaspora qu’ils forment, entre le romantisme et Manet, entre le verbe et l’image, au cœur de la modernité française. Nous savions, pour l’avoir croisé chez Daumier, Charlet, Traviès, Gavarni, Charles Nègre (notre photo, plus bas) et le peintre d’Olympia, que ce Diogène du Peuple avait glissé son crochet et sa hotte ici et là, au gré de déambulations nocturnes, avinées et payantes. Mais il manquait un ouvrage qui précisât, en amont du mythe, la réalité sociale du chiffonnier, son comportement politique et son utilité collective afin d’expliquer, à nouveaux frais, son ubiquité textuelle et visuelle. Pour Walter Benjamin, l’affaire était simple. Baudelaire se serait reconnu en ces parias magnifiques par fraternité insurrectionnelle. Sa fidélité au chiffonnier, sous le Second Empire, signerait une manière d’alliance secrète avec la flambée quarante-huitarde, malgré les dénégations du poète, qui se dit « dépolitiqué » au soir du 2 décembre 1851…

Même assortie de sa composante mélancolique, qui fait du rebut le symbole d’un monde victime d’obsolescence accélérée, la thèse de Benjamin, qui a encore ses émules, souffre d’être à la fois plus idéologique et maximaliste que concrète et prismatique… Lorsque Le Vin des chiffonniers rejoindra Les Fleurs en 1857, il y sera fait mention des « mouchards », absents de la version de 1843, et mêlés désormais à la ténébreuse cohorte des recycleurs de détritus et d’informations. Ne comptez pas sur Baudelaire pour exempter la « peinture de la vie moderne » des illusions du réel et de la dualité des choses. Avant d’en juger, estime Compagnon, mieux vaut connaître de quoi on parle. Ces chiffonniers de tous âges et de tous sexes étaient de 30 à 40 mille dans Paris, et leur activité vitale à l’économie urbaine, notamment à la fabrication du papier où la pâte à bois n’entre pas encore. Sans récupération organisée, point de journaux et de livres, dont le règne de Louis-Philippe fait bondir les chiffres. L’écrivain, en saluant son frère en « sauvagerie », a d’abord la reconnaissance du ventre, Privat d’Anglemont l’a dit mieux que tous. Avec beaucoup d’autres, qui n’avaient pas son talent et son ironie, ce proche de Baudelaire témoigne d’un souci aigu de la société contemporaine. C’est l’ère des typologies et, dira Benjamin, des « panoramas » de papier. Pour se comprendre dans sa diversité brouillée et ses hiérarchies mobiles, l’enfer balzacien multiplie les images de soi, inventorie les métiers, les milieux et fabrique des héros en habit noir ou en guenilles. Bien qu’antérieure, l’imagerie explose alors et ce livre en rassemble, pour la première fois, une moisson confondante, qui transcende esthétiques et médiums.

Si le chiffonnier devient un « répondant allégorique » (Starobinski) de l’artiste, la raison déborde l’idée très portée alors du déclassement ontologique et, après 1848, de la solidarité entre les classes (l’artiste, sauf exception, est un bourgeois voué aux contorsions dès qu’il entend le faire oublier). Bref, la parenté du poète et du chiffonnier, insiste Compagnon, ne s’épuise pas dans « l’argument politique » si souvent invoqué. Il était bon de rappeler au lecteur que le trieur d’ordures vit généralement mieux que l’ouvrier et qu’il ne participa pas nécessairement aux insurrections, en 1832 et 1848, aux côtés des ventres-creux et des rares écrivains et peintres à avoir fait, tel Baudelaire, le coup de feu. Au reste, refroidi par la tournure des événements, l’attitude incohérente ou déceptive des nouveaux maîtres, le bain de sang de juin et le retour d’« un Bonaparte », le poète n’abjure pas la « sensibilité sociale » qui est la sienne, et que Le Vin des chiffonniers n’est pas seul à contenir. Sans l’oublier, Compagnon rend audibles les autres résonances, poétiques celles-ci, du thème. Baudelaire s’assimile tout de son frère putatif, de l’argot au choc inspirateur des pavés. Ce livre refermé, on ne lira plus jamais Une charogne, Le Soleil, Les Petites vieilles et Le Vin des chiffonniers de la même façon, de même qu’on ne regardera plus Manet (notre photo) comme avant. Stéphane Guégan

*Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 32€.

Journée d’étude : Baudelaire et la peinture

Mardi 7 novembre 2017, 9h30 à 17h

Sous la direction d’Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, et d’André Guyaux, professeur de littérature à Paris-Sorbonne

Charles Baudelaire fut, dès 1845, un critique d’art averti et passionné. Les critiques de ses Salons et des Expositions mettent en valeur la profondeur et la vivacité de ses jugements esthétiques. Il voua à Eugène Delacroix un véritable culte, désignant le peintre comme un des plus grands artistes de son temps.

Cette journée d’étude aura lieu au musée Delacroix, au sein du dernier atelier de l’artiste, atelier où, sans doute, Baudelaire fut reçu. Elle réunira spécialistes de la peinture, de l’estampe, de la littérature, de la photographie.

Avec des interventions de Claire Chagniot, Catherine Delons, Wolfgang Drost, Stéphane Guégan, Ségolène Le Men, Paul-Louis Roubert, Fabrice Wilhelm.

Informations et réservations au 01.44.41.86.50 ou par mail : contact.musee-delacroix@louvre.fr

Stéphane Guégan : 1848/1849 : Delacroix entre Baudelaire et Gautier (résumé)

Sous la IIème République, dont il fut le serviteur et l’un des grands bénéficiaires, Delacroix poursuit son Journal, qui n’a rien de la chronique atrabilaire d’un bourgeois apeuré, à rebours de ce qu’en dit T. J. Clark en 1973. Quarante-cinq plus tard, il est peut-être permis de voir les choses autrement. Delacroix est dans l’époque. Les fréquentes poussées de mélancolie, à laquelle la situation ajoute son flottement propre, n’entament pas son sens de l’observation et sa sociabilité. Qu’avait-il besoin de recevoir Baudelaire en février 1849 ou d’assister, un mois plus tard, en compagnie de Gautier, à une séance d’hypnose et/ou de somnambulisme ? C’est ma première question. La seconde portera sur les postions politiques des uns et des autres. La vulgate baudelairienne nous parle tantôt d’utopies socialistes, tantôt de républicanisme sans lendemain. De son côté, les experts de Delacroix, sans doute moins attachés à l’idéal de 1789 et du Directoire qu’il ne l’était, aiment à le peindre en réactionnaire frileux, se barricadant à Champrosay avec ses « gens ». J’examinerai pour finir le tableau qui résume, à bien des égards, ces mois si tendus politiquement de 1849, si riches d’expériences aussi, Lady Macbeth (New Brunswick). Notre hypothèse est que l’œuvre, présentée au Salon de 1850-51, doit une partie de sa cristallisation à la séance de magnétisme organisée par Gautier, auquel Delacroix fit don du tableau… À l’évidence, comme Claude Pichois fut le premier à le proposer, Baudelaire fait écho au tableau dans L’Idéal, l’une des plus belles Fleurs du mal, publiée précisément dès avril 1851. J’ajouterai que le poète fut sans doute sensible à la façon dont Gautier avait rendu compte de cette Lady Macbeth  « automatique », avant de se la voir offrir. SG 

Baudelaire encore et toujours… Une grande part des lettres conservées de Baudelaire ont eu sa mère pour destinataire. Le mot n’est pas trop fort. Qu’il s’agisse de l’adolescent agité et de ses promesses de bonne conduite, du poète aux abois et de ses demandes d’argent, ou de l’homme de douleur et de ses espoirs de rétablissement, un fils continue à parler à celle qui n’a jamais quitté ses pensées, à celle qu’il veut convaincre de son génie et de morale paradoxale, à celle dont il doit parfois forcer le silence et l’intraitable conformisme. Sans doute ne guérit-on jamais de l’enfance… Dans son cas, le souvenir des tendresses maternelles eut très tôt, trop tôt, le goût du fruit interdit. A treize ans, pour faire pardonner une scolarité aussi brillante que désordonnée, l’adolescent écrit déjà comme un dieu. Mais il en faudrait plus pour attendrir « maman », devenue Mme Aupick, du nom du général qu’elle a épousé après le décès du père de Baudelaire. Or le militaire exige de voir le prodige, qu’il traite d’abord en fils, rentrer dans le droit chemin. Pour cela, tous les moyens sont tentés, du voyage en bateau à la mise sous tutelle. Baudelaire sera un poète sous contrôle, le notaire Narcisse Ancelle lui imposant progressivement un train de vie impropre à ses mœurs et son nomadisme… Incapable de comprendre un tel mode d’existence, ni davantage le travailleur qu’il fut d’emblée, le couple n’a pas digéré qu’il pût dilapider l’héritage paternel de façon aussi peu utile… Après la mort d’Aupick, et bien qu’admirative des « répréhensibles » Fleurs du MalCaroline résistera très souvent aux appels de fonds. C’est pourtant du fond de sa détresse, quand la maladie s’ajoutera à la misère, que ce fils aimant, mais combustible et dur, lui écrit d’admirables et souvent déchirantes lettres. On les trouvera réunies dans ce volume, avec leur ratures : « significatives de circonstances matérielles et de l’état d’esprit de l’épistolier », elles révèlent aussi, ajoute Catherine Delons, « l’élan, le cheminement de la pensée ». La grande baudelairienne, qui sait combien la dépendance maternelle a autant structuré que détruit le poète, nous fait entendre la voix de cette mère et de cette affection à éclipses. Les lettres qu’elle adressa à son fils ont été probablement détruites par ses soins, pas celles qu’elle envoya à Ancelle, à quoi s’ajoutent les billets d’Aupick au demi-frère du poète. L’ensemble est merveilleusement édité et commenté par Catherine Delons. Rien n’empêche de l’inclure à « l’œuvre » de Baudelaire, mais rien n’interdit d’y voir saigner, selon le mot du poète catholique, un « cœur mis à nu» et une plume en lutte avec ses chimères. SG // Baudelaire, Lettres à sa mère 1834-1866, correspondance établie, présentée et annotée par Catherine Delons, Editions Manucius, 28€

L’impossibilité qu’eurent Baudelaire et sa mère à s’aimer, ou se détester vraiment, tient à juste titre une grande place dans cette nouvelle biographie du poète à laquelle certains reprocheront sans doute de ne rien apporter d’inédit. Des imprécisions et notations hâtives émaillent ce récit alerte, rançon amère de ses vertus, dira-t-on. Quant à l’évolution politique, de part et d’autre le coup d’Etat du 2 décembre, le portrait est bien trop schématique, les digressions sur les « utopies socialistes » trop datées, l’héritage républicain sous-estimé. Il est faux d’écrire : « Si théologiquement Baudelaire s’écarte de (Joseph) de Maistre, politiquement, en revanche, il en est sans doute proche. » On pourrait presque écrire l’inverse. Il est faux d’avancer, autre exemple d’approximation , que Lola de Valence fut refusée au Salon puisque Manet ne songea pas l’y exposer. Et pourquoi laisser penser que le célèbre quatrain de Baudelaire (le bijou rose et noir…) aurait subi le même oukase, le peintre l’ayant rendu public en gravant lui-même, dès 1863, les vers de son ami sous l’image de la danseuse ? De manière générale, l’information relative au critique d’art et à la passion picturale de Baudelaire est moins nourrie que ce que Marie-Christine Natta dit du poète et de sa carrière nécessairement heurtée dans les lettres et le journalisme. Cette spécialiste de Barbey d’Aurevilly et du dandysme, auteur d’un très bon Delacroix (Tallandier, 2010), n’usurpe pas ses droits à vouloir ranger Baudelaire parmi les émules de Brummel, Byron et autres apatrides de la société commune. Partant, Marie-Christine Natta met en évidence tout ce qui légitime la thèse d’une révolte précoce et durable contre l’ordre social, thèse qui sent un peu le sociologisme des années 1960-1970. Quand le jeune Baudelaire, écartelé entre son narcissisme de rentier et sa difficulté à devenir le poète qu’il rêve d’être, se cabre, Natta sent déjà se manifester un refus plus catégorique : « persuade-toi donc bien d’une chose, que tu me sembles toujours ignorer ; c’est que vraiment pour mon malheur, je ne suis pas fait comme les autres hommes », hurle-t-il à sa mère, en août 1844, après qu’elle eut pris la décision d’imposer à ce fils, monstrueusement impécunieux, un conseil judiciaire en la personne d’Ancelle. Baudelaire brûle, quand les autres consomment, brûle comme si la vie ne pouvait jamais offrir assez, comme si la démesure était la seule réponse à l’asthénie bourgeoise. Natta voit déjà poindre là le poète de la double postulation existentielle, le protecteur des « filles », le quarante-huitard paradoxal, le moderne sceptique et enfin le prétendant à l’Académie. A dire vrai, c’est le mélange d’aristocratisme, de sensibilité sociale et de miséricorde chrétienne (où l’on retrouve Joseph de Maistre et peut-être Veuillot) qui fit la grandeur unique. Les gamineries du noceur empêché avaient eu du bon. SG /Marie-Christine Natta, Baudelaire, Perrin, 27€.

IL NE FAUT JURER DE RIEN

book-08533094Précédant son Salon de 1845 de «quelques mots d’introduction», Baudelaire en réserve une poignée à «l’esprit éclairé et libéralement paternel» de Louis-Philippe, «roi à qui le public et les artistes doivent la jouissance de six musées» et du Salon… Il n’y aurait pas eu flatterie à ajouter que les salles de théâtre et de  musique du pays en faisaient alors le refuge de l’art le plus libre et de l’intelligence la moins corsetée, l’un et l’autre s’accommodant très bien d’une censure renforcée depuis l’attentat de Fieschi. Jamais peut-être le régime de juillet, période faste pourtant, n’a brillé davantage qu’à la veille de sa disparition. Baudelaire l’a dit et vécu, le Victor Hugo de Choses vues le confirme, mais le meilleur inventaire de ce moment d’excellence se niche au cœur du journalisme, à nul autre pareil, de Théophile Gautier. Des Œuvres complètes de l’auteur de Maupin et Fracasse, religieusement éditées par Honoré Champion, le plus neuf, à mon sens, provient des sections consacrées à la critique artistique, littéraire et théâtrale. Ce dernier massif, sous la conduite de l’énergique balzacien Patrick Berthier, a pris une sérieuse avance. On s’est si longtemps, il est vrai, contenté de morceaux choisis, de citations tronquées et de jugements approximatifs. Terrible erreur ! Les tomes VII et VIII couvrent la période cruciale qui va de juillet 1847 à juillet 1850, du dernier été des Orléans au fameux séjour vénitien de Gautier, filant en gondole le parfait amour avec Marie Mattei. D’une date à l’autre, son monde se sera écroulé plus d’une fois.

srvrBien qu’elles interagissent, les révolutions de l’art et de la politique ne se juxtaposent pas, ni ne s’expliquent l’une par l’autre. Leurs liens profonds, leurs effets mutuels n’en sont que plus difficiles à saisir. Gautier nous les rend sensibles, fin 1847, début 1848, par le feuilleton dramatique qu’il donne chaque lundi à La Presse. Ce n’est pas un mince privilège au regard de ce que représentent, socialement, culturellement et économiquement, les centaines de scènes de la capitale, subventionnées ou non, et toutes contrôlées en raison même du brassage d’idées et d’individus  qu’elles autorisent. Premier titre de la presse moderne, et premier à faire cohabiter la fine fleur du romantisme et les annonces publicitaires, La Presse de Girardin offrait un cadre idéal à l’analyse des enjeux, de toutes natures, qui travaillaient aussi bien le théâtre que le lyrique. Gautier avait d’autres raisons de s’intéresser à la direction et aux dotations des salles parisiennes. Partageant la vie d’Ernesta Grisi, une contralto au ramage fragile, et lié à maints auteurs et actrices, il se sent solidaire d’un réseau serré de relations professionnelles et amicales où il lui faut faire jouer, par ailleurs, ses propres productions. De même qu’il pratique tous les genres, il les accepte chez les autres, vaudeville compris. Il n’a pas repoussé les limites de son feuilleton sous la nécessité. L’ardent défenseur du drame en vers jouit sans exclusive du flux hallucinant des ouvrages qui se jouent ici et là. Il ne refuse d’absoudre que le cotonneux, le bégueulisme ou, après 1848, ce qu’il nomme les pièces « réaques ».

manet-l-acteur-tragiqueL’atmosphère des huit mois qui aboutissent à l’explosion de février trouve en Tocqueville et Hugo ses témoins décisifs. Le premier parle de «fournaise», l’autre du Radeau de la Méduse sur lequel «la nuit tombe». Le gouvernement de Guizot ne parviendra pas à maintenir le trône à flot, c’est sûr. Tout en plaidant les bienfaits du luxe, industrie prospère, Gautier enregistre, comme eux, la colère des ouvriers soumis au moindre ressac de l’affairisme général, un thème qui contamine les planches populaires et bourgeoises. En août 1847, après avoir goûté aux réjouissances dispendieuses du duc de Montpensier, l’homme de La Presse tance les créateurs des Chiffonniers, un navet oublié qui a l’impudeur d’exposer «la pauvreté» à «l’hilarité des bourgeois». Baudelaire, assurément, souscrivit à l’indignation du futur dédicataire des Fleurs du Mal. C’est au moment où les romantiques prennent le pouvoir que l’État se raidit dans son imagination défaillante. En effet, Gautier s’est félicité des arrivées respectives de Bulloz et Roqueplan, le créateur de la Revue des deux mondes et le roi de la fashion littéraire, à la tête de notre Comédie française et de l’Opéra. Le premier signifie le retour de Dumas, Hugo, Vigny, et la résurrection de « son cher » Musset : « L’avenir du Théâtre-Français, clame Gautier, réside pour nous dans l’acceptation du drame moderne. » L’hernaniste de toujours, le champion de Frédérick Lemaître et de Ruy Blas, n’en exalte pas moins un autre génie, le moins honoré Balzac. Plus accueillant qu’on ne croit aux jeunes pousses du réalisme, Champfleury aux Funambules et Courbet au Salon, Gautier croit à l’avenir du « drame vrai », héritier de Diderot et Beaumarchais.

book-08533459Après le choc de La Marâtre de Balzac, au lendemain de février 1848, sa conviction est faite : « Le théâtre a vieilli de cinquante ans en deux mois. Les vieilles formes en usage sous le régime constitutionnel ne peuvent plus suffire aujourd’hui. Sous un gouvernement nouveau, il faut du neuf, et il n’y a rien de plus neuf au monde que le vrai. » Malgré ce que la Révolution lui fit perdre, notamment l’espoir de quelque poste dans l’administration des Beaux-Arts, l’ancien Jeune-France sentait se rallumer en lui la flambée de 1830. Mais les années l’ont armé contre tout radicalisme irresponsable. Le milieu des Girardin, dont il est un des astres, a toujours professé une philosophie politique et économique où libéralisme et intervention de l’État, plus sagement, s’équilibraient. Leur homme, au-delà du grand Hugo, c’est Lamartine, que le bain de sang de juin va brutalement démonétiser. Le nouvel homme fort du gouvernement, le sabre inflexible cher à Ingres, Cavaignac impose une dictature de gauche, qui coupe le peuple de la République pour un temps. La violence des ventres creux et des déçus de février s’est fracassée sur la haine de l’anarchie. Mais la fin ne justifie pas les moyens, aux yeux de Girardin, qu’on emprisonne, de La Presse, qu’on bâillonne, et de Gautier, qui truffe ses articles d’allusions à la renaissante censure et aux discours rétrogrades. En 1849-1850, sous la Présidence trop cléricale de Louis-Napoléon Bonaparte, il continue à militer pour Balzac, Hugo et Musset, la vraie Trinité ! Stéphane Guégan

*Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique théâtrale, tome VII (juillet 1847 – 1848), tome VIII (1849 –juin 1850), texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier, Honoré Champion, 140€ et 170€. Je me permets de signaler que le « général D », dont il est question dans le feuilleton « magnétique » du 7 septembre 1847, – un feuilleton qui montre que l’inconscient passionna les romantiques avant les surréalistes, est probablement le général Delarue. Ce proche des Chassériau avait pour sœur une élève de Chopin, signalée par l’article. Par ailleurs, Gautier ne se trompe pas quand il rapproche Hamlet, joué par Rouvière et adapté par Dumas et Meurice, « des tableaux de Lehmann ». L’élève d’Ingres avait exposé, au Salon de 1846, une Ophélia et un Hamlet (notre photo). J’ai toujours été enclin à  lier son souvenir à L’Acteur tragique de Manet (National Gallery of Washington, Salon de 1866, notre photo), tableau-hommage à Rouvière par un lecteur de Gautier et un habitué, comme Baudelaire, du salon musicalo-politique des Meurice. SG

product_9782072700163_98x0Folio Classique propose tout Hugo à deux euros ! Un écrivain majeur à prix modique, c’est une idée plus que vertueuse. Tout Hugo, j’exagère un peu. Six titres plutôt, mais significatifs. Roger Borderie a préfacé le frénétique Burg-Jargal, roman noir à la française, et le glaçant Dernier jour d’un condamné. Arnaud Laster s’est occupé de Claude Gueux, autre appel à l’abolition de la peine de mort, et de Mangeront-ils ?, un des bijoux du Théâtre en liberté. Pour l’occasion, qui justifie pareille violence, Les Misérables et Notre-Dame de Paris ont été ramenés à deux anthologies de 250 pages chacun. On pense au « miroir de concentration » par quoi Hugo définissait le rapport des mots au réel. La préface d’Adrien Goetz à Notre-Dame, un modèle du genre, est donnée intégralement, avec son portail, ses vitraux, son chevet royal, ses gargouilles et autres chimères… Le romantisme, à l’état pur. SG

product_9782070462148_195x320Pour ceux qui chérissent le théâtre de Musset, joué depuis que Gautier en pronostiqua le retour définitif, on rappellera l’existence des travaux de Sylvain Ledda. Editeur d’Il ne faut jurer de rien (Folio-Théâtre), repris la veille de l’explosion de juin 1848, auteur de biographies de Musset (Découvertes Gallimard, 2010) et Dumas, Ledda vient de signer un Ravel (Folio Biographies, 9,20€) aussi vif que ses précédents livres. On sent l’homme aux planches habitué, et habité par le romantisme. Ravel, sous ses doigts, est autant l’Apache 1900, ivre de musique russe, que le fils spirituel de « l’art pour l’art ». L’avant-garde des années 20, qui lui préférera Debussy et Satie, dénonce son supposé classicisme et son vrai patriotisme (qui ne s’était pas confondu avec l’anti-germanisme de Saint-Saëns et Vincent d’Indy). Le sublime Concerto en sol, où le jazz dialogue avec Mozart, accentuera la brouille… Et pourtant ses Valses nobles et sentimentales portaient en épigraphe un vers d’Henri de Régnier, « le plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile », qui devait resurgir en plein Aurélien, dans une scène inoubliable, peu clémente avec les surréalistes. Comme quoi, il ne faut jurer de rien. SG

L’indompté

Après Renduel, le dénicheur de Gautier et Borel, mais avant Lemerre, le bêcheur de Parnassiens, Poulet-Malassis fut l’honneur de la librairie française, quoique sa passion des livres impeccables, des auteurs intraitables, et sa détestation du Second Empire l’aient conduit en prison… De pareilles flétrissures ne l’attinrent qu’à peine, elles l’obligèrent seulement à ruser davantage afin de continuer à défendre la vraie littérature, celle des oubliés, vite balayés par les lois du marché, et celle de ses amis, bien vivants comme lui. Baudelaire et Banville étaient du nombre. Gautier, l’aîné chéri, et Balzac, le mort adulé, donnaient un cachet supplémentaire à cette jeune pléiade, aussi indisciplinée que l’ancienne. Malassis n’écartait aucune époque et aucun genre de sa folie littéraire. Son goût des polissonneries de l’ancien temps exigeait pourtant d’autres précautions, de même que les brûlots qui ciblaient les abus du pouvoir en place. Quarante-huitard miraculé et chartiste défroqué, il avait rejoint la bohème parisienne pour se refaire un destin. On le vit dès 1850 frayer avec Baudelaire et Champfleury, naviguer entre second romantisme et réalisme. Issu d’une vieille famille d’imprimeurs d’Alençon, il devint bientôt l’éditeur de ses « camarades ». Après dix ans de publications gênantes, souvent mis à l’amende, il fut jeté au trou et s’exila en 1863.

Bruxelles s’imposa alors comme la seule ville où il pût exercer son torpillage continu… Paris lui manquait bien plus que l’argent avec lequel il jonglait en seigneur des lettres. Car loin de céder à la logique capitaliste du XIXe siècle, où s’illustrèrent Charpentier et Michel Lévy, l’imprimeur d’Alençon tirait fierté d’y avoir résisté en pariant sur la rareté des textes et des tirages. Si son plus grand titre de gloire reste la rocambolesque publication des Fleurs du mal et leur condamnation en 1857, le détail de sa vie et la richesse de son catalogue en font un objet de curiosité et d’admiration inépuisable. Claude Pichois a consacré un livre rageur à cet homme auquel il vouait une sorte de culte, égal à celui de Malassis pour son propre panthéon. C’est, évidemment, l’amour inconditionné de Baudelaire qui les rapprocha, un amour entier qui les forçait à glisser sur les petits côtés, assez nombreux, voire indignes, du grand homme. On ne peut en effet lire la correspondance de Malassis, et notamment ses pages sur l’agonie du poète des Fleurs, sans aimer à notre tour cet éditeur hors norme, aussi ravagé par la lente éclipse de l’écrivain aphasique que soucieux de contribuer au monument des Œuvres complètes. L’élévation de cœur et d’esprit de Malassis n’a peut-être trouvé meilleur terrain pour s’exprimer que la riche personnalité de Charles Asselineau, écrivain de race, grand complice de Baudelaire et son premier biographe. Les lettres qu’il lui adressa entre 1854 et 1873 n’étaient que partiellement connues. Leur lecture complète est une révélation. À ranger, l’amertume en moins, du côté du Journal des Goncourt dont les éditions Champion nous régalent depuis quelques années. Toute l’époque y revit, indomptée, entre Courbet et Manet.

– Auguste Poulet-Malassis, Lettres à Charles Asselineau (1854-1873), édition établie, présentée et annotée par Christophe Carrère, Honoré Champion éditeur, 90€.

Portrait d’Asselineau par Baudelaire,
dessin à la plume, vers 1850

Auteur d’une somme indispensable sur Leconte de Lisle (Fayard, 2009), Christophe Carrère a rassemblé, et relu sur manuscrit quand cela était possible, l’ensemble des lettres que Malassis adressa à son grand ami. Leur transcription enfin fidèle et leur riche annotation invitent à reconsidérer ce personnage haut en couleurs, depuis ses qualités de plume et son flair d’éditeur jusqu’à sa biographie intime et son urbanité d’aristocrate. De surcroît, le milieu du livre et de la presse, entre Second Empire et IIIe République, réalisme et Parnasse, foisonne ici dans la lumière nette qu’affectionnait Malassis et qu’il exigeait de ses proches. On ne devenait pas son ami par hasard. Asselineau fut l’un des rares hommes de lettres dont il respectait à la fois le goût et le sérieux, sans parler de leur passion pour le romantisme de 1830, ses aigles comme ses marges. Adeptes tous les deux de «l’art pour l’art», ainsi que Banville le rappela fermement sur la tombe d’Asselineau en 1874, ils surent, les premiers, et mieux que quiconque, comprendre le génie spécial de Baudelaire. L’affaire des Œuvres complètes, où Michel Lévy se comporta si mal, démontre leur pugnacité à imposer le plus grand écrivain français du temps. «Car il faut que cela ait lieu», écrivait Malassis à Asselineau, le 7 juin 1866. Deux ans plus tard, le second publiait sur Baudelaire la première étude sérieuse. Elle était illustrée de trois gravures. Courbet et Manet avaient tenu à en être.

Le beau selon Beyle

Que Stendhal n’ait rien entendu à la peinture, on l’a pensé à la suite de Mérimée. Tout occupé des passions que le tableau était censé figurer, mettre en mouvement et donc réveiller chez le spectateur, ce grand amoureux des images aurait ignoré leur spécificité et ravalé la couleur, le dessin, le clair-obscur et la composition au rang d’accessoires, simples leviers d’une dramaturgie électrisante où s’épuisait la fonction des arts visuels. Du reste sa science et son œil étaient si infaillibles que cela ? Pouvait-on faire confiance à un homme qui, à l’occasion, confondait Dominiquin et le cavalier d’Arpin, mentor du Caravage ? Vinci et Bernardino Luini ? Comme le rappelle Daniela Gallo, en tête du présent volume, actes d’un colloque organisé en 2010, Stendhal n’a jamais reçu bon accueil de la part des historiens de l’art, qui ont peine encore à l’admettre parmi eux. Ce n’est évidemment pas le cas des quinze contributeurs de ce livre aux perspectives complémentaires, où les textes de Beyle sur l’Italie tiennent une plus grande place que ceux relatifs à la création de son temps. On peut s’en étonner dans la mesure où « l’histoire de l’art » n’est pas envisagée ici en termes académiques.

Malgré notre édition des Salons de Stendhal (Le Promeneur, 2002), ce corpus demeure un vivier possible de renseignements sur les débats esthétiques et politiques qui font de la France des années 1820 un moment décisif de notre modernité. La façon dont l’écrivain y participe sous les Bourbons restaurés, beau sujet de livre, affleure dans les pages lumineuses que Stephen Bann consacre à son cher Delaroche. Si l’antidavidisme de Stendhal reste de nature complexe autour de 1824, il s’énonce avec le tranchant d’un journalisme débâillonné et les arguments d’un homme qui ne dissocie pas la réforme du théâtre et la « révolution » dont la jeune peinture fournit l’autre scène. Delaroche, à rebours des ultimes disciples de David, confronte le public aux drames de l’histoire, à sa chair palpitante, au lieu d’en geler l’aspect, le sens et la temporalité. L’aversion de Beyle pour le style ampoulé, évidente dès ses premières lettres à Pauline, conduit à sa critique de l’« emphase imitée de Talma », dont les « âmes froides » du dernier néoclassicisme sont les terribles perroquets. Doublement imitateurs, figures au carré de la « répétition » honnie, les « vieux sectaires de David » ne font plus entendre qu’une pantomime usée, extérieure au langage des formes, quand le jeune romantisme, fidèle au « quatrième mur » de Diderot, retrouve l’unité perdue de la peinture et du drame, de la peinture et du spectateur.

La pensée et le combat esthétiques de Stendhal, et ce colloque l’a bien montré, s’ancrent dans l’élargissement du « monde de l’art » aux nouveaux publics. Comment leur parler ? Les former ? Le cercle des « happy few » a cessé d’être un club fermé… Ce libéralisme envisage un élargissement des dilettanti par le haut plutôt que leur nivellement par le bas. Il repose sur l’intime conviction que le savoir n’est pas l’ennemi du plaisir. Milovan Stanic et Arnauld Pierre situent très bien cette érotique du regard entre l’âge des Lumières et l’époque de Taine. Si Stendhal est inséparable de la révolution des musées, à laquelle il prit une part active sous Denon, il l’est autant de l’essor de l’esthétique comme science propre et pensée du sensible. Nul besoin d’être un roué pour défendre l’idée que la jouissance s’éduque quel qu’en soit le déclic, le réel et l’imaginaire faisant cause commune en ce domaine. Entre les sentiments amoureux et les sensations esthétiques, Stendhal perçoit une solidarité fondamentale, liée elle-même à sa conception physico-psychique de l’âme humaine. Alexander Auf der Heyde en tire de justes conclusions au sujet du naufrage de la peinture davidienne, inapte à traduire les passions, leur processus, et se contentant d’en produire les « signes ».

L’électricité chère à Beyle ne saurait passer dans ces conditions… L’ennui du public, du reste, sanctionne l’échec de ces tableaux d’histoire aux formules épuisées. Or, l’accès aux œuvres se démocratisant au XIXe siècle, l’art et son discours ne peuvent ignorer ces nouvelles attentes. Il y a même urgence, selon la formule de Pascal Griener, à développer une « pédagogie des émotions » exempte de la sécheresse des cuistres et des catalographes, chez lesquels l’attribution devient une fin en soi et le jargon technique une autre entrave à la communication élargie dont Stendhal a compris la nécessité. Tous ses écrits sur l’art en découlent. Ils montrent un souci du lecteur et du temps présent où s’abolit la frontière entre le sublime des maîtres anciens et l’actualité la plus chaude. Son Histoire de la peinture en Italie s’est peut-être mal vendue en 1817, elle aura toutefois visé un auditoire en prise sur l’époque. À l’échec commercial succédera, on le sait, une très longue postérité. Ce bréviaire d’énergie, exaltant le beau moderne sous la célébration de Michel-Ange et Léonard, sera lu par tout le romantisme, de Delacroix à Baudelaire et Gautier, avant d’être reçu, selon des modes variables, par l’histoire de l’art patenté. Ainsi que le confirme la riche communication d’Hélène de Jacquelot sur Abraham Constantin, qui rajeunissait Raphaël et Titien en les fixant sur l’émail, et dont parlent Les Promenades dans Rome, Stendhal fut tout sauf un prophète du passé.

Stéphane Guégan

*Daniella Gallo (dir.), Stendhal. Historien de l’art, Presses Universitaires de Rennes, 20€.

*Stendhal / Théâtre. Actes du colloque (11/13 juin 2009) de l’université de Paris III, textes réunis par Lucy Garnier, Agathe Novak-Lechevallier et Myriam Sfar, L’Année stendhalienne, n° 11, Éditions Honoré Champion, 2012, 50€.

Si le jeune Beyle se rêva peintre autour de 1800 avant d’échouer au théâtre, il donna au renouveau de la scène, vingt ans plus tard, sa première charte. Les deux éditions de Racine et Shakespeare, qui portent le fer au cœur d’un débat encore mal étudié, en ont longtemps maqué la vigueur sous leur lumière éclatante. Cette onzième livraison de L’Année stendhalienne rouvre le dossier et l’enrichit de façon significative. Elle montre entre autres que le combat d’idées et l’échange intellectuel, sous la Restauration, passent par les réseaux de sociabilité qui n’épousent pas exactement les divisions du champ politique et esthétique. On lira aussi avec profit l’article de Liliane Lascoux sur Stendhal et Delacroix.

*Stendhal, Aux âmes sensibles. Lettres choisies (1800-1842), édition de Mariella Di Maio, Gallimard, Folio Classique, 2011, 7,50€.

Curiosité : ce volume reprend la matière d’un livre paru en 1942 chez Gallimard. Où l’on croit deviner un réflexe commémoratif, le centenaire de la mort de Stendhal tombant en pleine Occupation, le lecteur d’aujourd’hui découvre un tout autre numéro de charme. La lettre pour l’auteur d’Armance offre le meilleur des laboratoires à la cristallisation amoureuse et intellectuelle. Au roman moderne, genre qu’il va fonder avec Balzac et Flaubert, il revient et même incombe le devoir de prolonger un certain art de la conversation, style et polyphonie. Depuis la première édition du livre, notre connaissance de la correspondance de Stendhal s’est singulièrement étendue. Mais Mariella Di Maio, grande dame du beylisme, a bien fait de maintenir en l’état la sélection de 1942 après avoir nettoyé le manuscrit de ses coquilles, au vu des originaux et des nouvelles transcriptions. Un petit bijou, qui ne sera pas perdu pour les Hussards de l’après-guerre.

Émile Bernard, pas si réac…

 

Ce peintre est un vrai mystère. À s’en tenir à sa fiche signalétique, celle d’une histoire de l’art confite en certitudes, Émile Bernard (1868-1941) n’aurait aucune clémence à attendre de nous. Moderne à vingt ans, l’inventeur du synthétisme de Pont-Aven, le copain de Van Gogh avait tourné réac dès le milieu des années 1890, avant de se faire le chantre d’un art national ressourcé aux grands maîtres de la Renaissance et du XVIIe siècle. L’antimoderne parfait, pour user d’un mot qui se répand dangereusement. Où voit-on, d’ailleurs, ses tableaux tardifs quand ses Bretonnes primitives continuent à enchanter le public d’Orsay ? Parler de son néoclassicisme, c’est ne rien dire, c’est ne pas voir, c’est s’aveugler sur l’homme et ses idées, c’est se méprendre sur son christianisme, qui fut tout sauf bégueule et spiritualiste. Gageons que sa correspondance, un événement éditorial, fera l’effet que produisit celle de Courbet, l’une des grandes admirations oubliées de Bernard… Encore les lettres de ce gros volume ne forment-elles qu’une partie des papiers que ce polygraphe superbe a laissés à sa mort. La plume, il l’a tenue en maître, voire en écrivain rentré, comme il le confie ici et là. Gauguin, avant de lui chiper quelques-unes de ses audaces, aura mesuré la culture, la maturité intellectuelle, le libertinage secret et la fragilité psychologique du jeune homme.

Que cette correspondance débute par un trou est infiniment regrettable. Les deux années durant lesquelles il fréquenta l’atelier parisien de Cormon ont donc rejoint le silence complaisant des mythologies modernistes. Bernard s’opposa au maître obtus, le tuer symboliquement, c’était dans l’ordre. Lui-même, lorsqu’il se pencha sur sa jeunesse, ne manqua pas d’accabler le peintre de Caïn, naturaliste de Salon, que son goût pour la préhistoire avait conduit à greffer Hugo et Darwin sur la routine de l’École des beaux-arts. Jugement expéditif, exutoire, sacrificiel, il nie l’évidence : l’imaginaire lettré de Cormon et sa violence formelle ont poussé Bernard, autant que ses condisciples Toulouse-Lautrec et Van Gogh, à réinventer une autre forme de barbarie. Les retombées seront même à double détente. Plus tard, quand Bernard revient au dessin tendu et libère la fièvre de corps fortement sexués, il se souviendra du traité d’anatomie de Duval que Cormon lui avait mis entre les mains… Les chemins de la création sont si impénétrables qu’on bénit les correspondances d’artiste d’y jeter une lumière neuve, fût-elle déconcertante. Sur les années 1886-1890, l’impact des impressionnismes, les néos, la découverte de la Bretagne, « l’école de Pont-Aven », la moisson du livre est indiscutable.

Le suicide de Van Gogh en juillet 1890 ferme une époque. Puis Bernard ne va guère apprécier l’article de son ami Aurier sur Gauguin (Le Mercure de France, mars 1891), où ce dernier apparaît comme la figure dominante du symbolisme en peinture. Leur projet commun de fonder à Madagascar « l’atelier des tropiques », pour « vivre libre et faire de l’art », tombe à l’eau. C’est la rupture : Gauguin part seul pour Tahiti, Bernard rejoint les Rose + Croix et se rapproche des Nabis. L’habitude est de parler de crise mystique et de conversion à une sorte d’idéalisme régressif dont Puvis de Chavannes serait le saint patron. Les lettres racontent une autre histoire. Leurs pointes moqueuses sont légions envers la phalange des fondamentalistes de l’art sanctifié. S’y vérifie surtout le goût de Bernard pour la peinture incarnée. Qu’on relise le beau passage où, en décembre 1890, il s’enflamme pour Olympia, enfin visible au musée du Luxembourg (le Centre Pompidou de l’époque) : « Ah ! j’aime cela tant… ce bel art plein de sève et de fougue. » À Manet, en lecteur averti et peintre affranchi, Bernard rattache deux de ses plus intimes passions, Baudelaire et Courbet. Il devait illustrer les Fleurs du mal pour Vollard en 1916 et entretenir autour de lui une saine émulation pour le maître d’Ornans, du plus allégorique au plus scabreux. Les occasions de le faire savoir ne manquent pas, depuis la mise en vente de L’Atelier en 1920 jusqu’à l’article d’Auriant sur L’Origine du monde, dans le Mercure de France du 15 septembre 1931. Tant que la forme est belle et vivante, la peinture peut lever tous les voiles, pensait Bernard, qui a fréquenté les bordels et multiplié les liaisons, et ne se considérait pas comme un corps glorieux. Étrange réactionnaire, on en conviendra, que ce déçu de l’impressionnisme (art de « moustiques »), lecteur de Drumont comme de Flaubert ou de Lautréamont, virant au nationalisme et vitupérant contre les marchands ou les collectionneurs juifs après 1900 et son retour en France (il avait vécu quelques années au Caire avec une jeune syrienne, qui lui donna deux beaux enfants, et qu’il abandonna). Ses lettres toujours vives, tranchantes, nous montrent un homme capable d’invoquer la Bible, la providence divine, les harmonies du vrai beau, la décadence des modernes sans jamais plier sa vie et son œuvre au moindre puritanisme : « Il faut en finir avec les pudibonderies administratives ». Une partie de sa correspondance publiée, il appartient désormais d’engager une lecture synchrone de la production tardive, qui ne fut pas que reniement, retour à l’ordre et pureté. Ouvrons les yeux, que Diable ! Stéphane Guégan

Émile Bernard, Les Lettres d’un artiste (1884-1941), édition établie par Neil McWilliam, Les Presses du réel, 30 €. Etant donné la modicité du prix de ce gros volume (près de mille pages), on ne chipotera pas sur l’illustration. En revanche, il est regrettable que l’index, bénédiction du lecteur, soit si souvent fautif. Dans son avant-propos, Lorédana Harscöet-Maire évoque la correspondance du jeune Bernard, étonnante de virtuosité intellectuelle et de franchise : « Il y a dans cette vie d’artiste, dans ses luttes, écrit sa petite-fille, une certaine ténacité qui ne manque pas de grandeur. » Ce que ce fils de famille pugnace révèle de lui-même en se confiant au papier, c’est sa culture littéraire, très supérieure à celle des peintres ordinaires. Il peut s’adresser à Huysmans sans déchoir, conseiller la lecture de Gautier ou Vigny, relire l’inépuisable Flaubert et citer à foison « le réalisme visionnaire » de Balzac. Être vivant et profond à la fois, tel est bien le difficile. Nous le savons, l’inventeur de La Comédie humaine l’a tapissée d’images de toutes sortes, captées ici et là, les musées, le Salon, l’Italie, les keepsakes, la presse et les livres illustrés… L’image après 1830 prolifère, contamine la vie physique et mentale comme jamais. Révolution romantique et révolution médiatique vont de pair, s’exaltent l’un l’autre. La littérature devient pleinement voyante avec Balzac, qui peint avec les mots. Il prend vite conscience que son medium doit s’ouvrir à tous les autres pour combler son public, lui offrir la sensation d’épouser le réel en totalité et d’en réveiller le potentiel subjectif. Inventorier Le Musée imaginaire de Balzac, comme le propose Yves Gagneux dans un livre aussi habile qu’élégant (Beaux-Arts éditions, 34 €) n’était donc pas une mince affaire, tant la prolifération des images n’a d’égale que leurs façons si variées de voyager à travers le texte. Car elles ne servent pas seulement à étayer une description, à fixer un type, à poser une atmosphère par référence directe. Il arrive à Balzac d’écrire à la manière de Raphaël, du Guide, de Rembrandt, de Girodet ou de Delacroix, pour ne pas parler de son cher Chassériau dont il se désespérait d’acheter les tableaux délicieusement exotiques. La peinture fut à la fois l’amie du romancier et son défi de tous les instants.

Gautier, si moderne…

Le 15 mai 1855, Théophile Gautier écrivait à Ernesta Grisi, la mère de ses filles et la confidente de ses humeurs : « Demain mercredi la chose ouvre et j’irai faire mon article. » La chose ? Tout simplement l’exposition des Beaux-Arts, qui remplaçait et amplifiait le Salon annuel au cœur d’une « chose » plus grande encore, l’Exposition universelle. Si la désinvolture de Gautier n’annonce guère le sérieux de son compte rendu, elle devrait inciter les historiens à mieux dégager l’ironie et le « double meaning » des soixante-trois feuilletons que le critique donnerait au Moniteur universel. L’ex-Jeune France choisit donc de rejoindre définitivement le quotidien de l’Empire à cette occasion. En mettant fin à vingt ans de collaboration avec La Presse, il ne faisait pas que des heureux. Et Émile de Girardin, se sentant trahi, lui adressa aussitôt des mots amers tout en suggérant que son ancien poulain avait marchandé son transfert et obtenu la place d’Inspecteur des Beaux-Arts que Louis-Philippe et la République de 48 avaient oublié de lui offrir. Coup bas, mais gratuit. C’était la nécessité et l’assurance d’être mieux payé, et non quelque conversion au bonapartisme, qui avaient poussé Gautier à sauter le pas. Mais il lui en coûtait de se soumettre plus directement à la censure impériale. Pour conserver le peu d’indépendance que permettait le décret du 17 février 1852, il faudrait ruser de plus en plus. L’ancien gilet rouge passe déjà pour le valet de l’Empire. Jugement excessif, et qui s’est perpétué jusqu’à une date récente dans les manuels scolaires et la littérature de vulgarisation.  C’est ignorer la polyphonie du journalisme de Gautier et la marge de manœuvre du Moniteur. Un éditeur à l’époque, et l’un des plus grands, Michel Lévy a immédiatement saisi la valeur du « livre » qui s’écrivait chaque semaine ; dès juillet, il décida de publier les articles de Gautier sur l’exposition de 1855 et de les rassembler sous le titre, si juste, des Beaux-Arts en Europe. Les deux volumes de 300 pages chacun paraîtraient dès décembre pour profiter de l’effervescence provoquée par l’Exposition universelle. Il s’agissait bien d’une date mémorable, comme l’écrit Marie-Hélène Girard, à la suite d’Henri Jouin. Sans doute n’en mesurons-nous plus la raison ni la portée comme il siérait. Marie-Hélène Girard, qui signe la première édition critique du texte de Gautier, invite à le relire dans la lumière précise de l’événement qu’il tentait d’embrasser. Le résultat impressionne : riche d’une annotation confondante et de perspectives neuves, cet ouvrage comptant près de 900 pages comprend même un cahier d’images.

Il s’ouvre sur une ample introduction qui situe les enjeux du moment et redresse les idées fausses colportées par l’histoire de l’art des années 1980, trop manichéenne pour comprendre le second Empire et son impact sur la vie des arts. Alors que toute l’Europe a les yeux rivés sur la mer Noire, Napoléon III multiplie les signes du redressement national qu’il a promis aux Français dès décembre 1848. On ne saurait dissocier l’Exposition universelle de cette politique conquérante qui, justifiée d’abord, finirait par perdre le régime. Patriotisme fiévreux, en raison de la guerre de Crimée, et foi dans le progrès technique, c’est bien la note des discours officiels en 1855. Dans l’immense palais de l’Industrie, édifié le long des Champs-Élysées, vingt mille exposants chantent les vertus du progrès et de la prospérité comme un seul homme. Et l’ensemble est soufflant, moderne. Côté art, cinq mille œuvres de toutes provenances sont en compétition. Napoléon III adresse au reste du monde un message de puissance comme il les aime. Il sait, par ailleurs, que la suprématie artistique de la France est un atout à ne pas négliger pour faire de son exposition un moment inoubliable, supérieur à ce qu’avait été le précédent londonien de 1851. C’est une grande idée, comme Gautier le reconnaîtra en toute sincérité, que d’avoir rendu possible la première rencontre des artistes européens. L’empereur et son entourage croient aux vertus de la compétition ouverte et, si l’on ose dire, aux retombées du libre échange. Si la Russie s’absente en raison de la guerre de Crimée, le reste de l’Europe envoie une représentation proportionnée à sa situation artistique. Mis en part quelques défections importantes, pour raison politique (Scheffer, David d’Angers, etc.) ou stratégique (Delaroche, Préault, etc.), l’ensemble a plus que belle allure. Les cinq mille œuvres rassemblées, malgré un certain entassement, fixent une géographie assez juste de la création contemporaine. La sélection française ne se réduit pas au triomphe de l’éclectisme officiel que Patricia Mainardi a vu en elle. En fait d’éclectisme, Gautier préconise moins la tiédeur du juste-milieu que le bonheur de la diversité : la France, écrit-il, « possède dans son art tous les climats et tous les tempéraments ». De même, comme y insiste Marie-Hélène Girard, son jugement n’est-il en rien inféodé à quelques directives d’en haut. Le rédacteur du Moniteur ne se prive pas d’émettre des réserves à propos d’artistes ou d’œuvres que le régime faisait travailler ou couvrait de récompenses. Bien malin, du reste, celui qui définirait le « style officiel » du second Empire. Marie-Hélène Girard s’intéresse plus aux divisions qui régnaient parmi les hauts commis de l’Etat…

Elle montre aussi le profit qu’en tire Gautier pour faire prévaloir au mieux son indépendance critique. À l’évidence, l’exposition lui permet de dresser un bilan du romantisme dont il avait été l’un des militants dès la fin des années 1820. Elle lui permet de redire sa méfiance à l’égard du réalisme, dont il condamne toutefois moins la prétendue objectivité que les limites d’une rhétorique de l’excès qui ne dirait pas son nom. Préférant ranger Gautier parmi les indécrottables contempteurs de Courbet, l’histoire de l’art n’a pas saisi ce subtil distinguo et ce que signifie le « maniérisme du laid » dont il affuble certains tableaux, pas tous, du « maître d’Ornans ». Courbet n’aurait-il jamais cédé à l’exagération et au poncif rustique par provocation de faux paysan ? Gautier fut l’un des premiers avec Baudelaire à le sentir et à l’exprimer avec drôlerie. De plus, Courbet reste frileux à l’égard de la représentation de la vie urbaine ; il n’est pas, pas encore, pleinement moderne. C’est sur ce point crucial que je me séparerais des analyses de Marie-Hélène Girard. La première valeur du texte de Gautier, en 1855, est plus positive que négative. Elle ne tient pas à ce qu’il regrette, le romantisme de 1830, ou rejette, le réalisme de 1850. Gautier voit plus loin. Et Napoléon III, par le concours des nations qu’il a voulu, aura contribué à cette ouverture de champ. What next ? Telle est la question que se pose Gautier depuis le Salon de 1852. D’autres autour de lui, Baudelaire, les frères Goncourt, s’interrogent pareillement. L’histoire de l’art étant une grande paresseuse, elle n’a jamais perçu en quoi Gautier prépare en 1855 les deux articles que Baudelaire allait donner au Figaro huit ans plus tard. Ce « peintre de la vie moderne », Gautier le cherche et le trouve, fût-ce incomplètement, à maints détours de l’Exposition universelle. Ne cherchons pas plus loin la vraie raison qui le poussa à donner tant d’importance aux peintres anglais. L’heure, certes, était au rapprochement avec l’extraordinaire reine Victoria ; mais, s’agissant de Gautier, la politique n’explique jamais tout. La préséance est une chose, le nombre des articles qu’il consacra à la section britannique dépasse largement les courbettes protocolaires. Le coup de foudre fut indéniable, total, rafraîchissant, comme on dit outre-Manche. Chez les jeunes Anglais, peu d’historicisme à l’allemande, mais des sujets modernes, la vie de tous les jours, ou la vraie littérature traitée de façon « actuelle ». N’attribue-t-il pas la palme du « singulier » aux trois tableaux de John Everett Millais et le prix du « bizarre » à son Ophélie, si troublante en sa sensuelle agonie ? Après sept ans d’opprobre, les préraphaélites décrochaient la timbale à Paris.

On pourrait, d’un autre côté, multiplier les citations à l’appui de cette quête de nouveauté, de modernité, qui donne au texte de 1855 son centre de gravité le plus intéressant et le plus riche d’avenir : « Les caractères distinctifs de l’Angleterre sont une originalité franche, une forte saveur locale ; […] c’est un art particulier, raffiné jusqu’à la manière, bizarre jusqu’à la chinoiserie, mais toujours aristocratique et gentleman, d’une élégance mondaine et d’une grâce fashionable […]. L’antiquité n’a rien à y voir. Un tableau anglais est moderne comme un roman de Balzac. » Même adéquation aux temps présents si l’on considère, avec Gautier, la question des formats : « L’école anglaise […] ne compte qu’un petit nombre de tableaux d’histoire ; elle aborde rarement les grandes toiles, et la raison en est simple : avec un rare sens pratique, les peintres d’outre-Manche ont compris que l’art devait se proportionner aux milieux qu’il traverse : la vie moderne tend à se concentrer dans les villes [on lit « villas » dans la présente édition !], où l’espace devient de jour en jour plus précieux par suite de l’agglomération et l’alvéole accordée à chaque abeille humaine dans l’immense ruche de la civilisation, réduite aux dernières exiguïtés, ne peut guère admettre que le tableau de chevalet ou la statuette. – En Angleterre, il n’y a pas, comme en France, une direction des beaux-arts commandant de vastes travaux pour les palais, les musées, les églises, les édifices publics, et perpétuant ainsi les grandes traditions […]. » La très ancienne méfiance de Gautier à l’égard des « tartines officielles » et d’une politique des arts trop distributive s’exprime ici avec un sens merveilleux du contournement. Bref, il n’y pas en Angleterre d’équivalent, ou si peu, à ces tableaux payés au mètre et « que nul particulier ne saurait acheter ». Leur peinture d’histoire est affaire de style, d’invention et non de sujet ni de taille. Heureux pays, pense Gautier, sans réserve aucune. Heureux homme, tout autant, qui jouit enfin de la vue des tableaux, de leur coloris si peu orthodoxe, et que la gravure est impuissante à rendre. Le déficit criant de l’estampe est bien noté, qui avait privé les amateurs de ces « associations de couleurs impossibles, des gammes de notes fausses, des illuminations de reflets fantasques […]. » Il y a quelque chose de rimbaldien dans le cri de joie que lui arrachent les tableaux de Mulready ou de Francis Grant. À lire son commentaire du Rendez-vous d’Ascot, équipage de Sa Majesté pour la chasse au cerf, on pense au profit que Manet et James Tissot allaient faire du texte de Gautier, qu’ils lurent évidemment : «  Il est si difficile de concilier les exigences de la fashion avec celles de la peinture. »

Les peintres français n’ont pas tous apprécié que Gautier se soit autant « attardé » sur le génie de l’école anglaise. Le journal de Delacroix, le 17 juin, enregistre les réserves du peintre à l’endroit d’un critique dont il n’avait pourtant pas à se plaindre. N’empêche, le vieux lion, dont la main et l’inspiration ont bien baissé, déplore que Gautier ne fasse « pas véritablement œuvre de critique ». Voilà une manière bien narcissique de reconnaître qu’il appartient au passé et Gautier au présent. La correspondance de Delacroix peut se lire autrement, non ? Quel aveu, par exemple, que cette autre lettre, adressée au « critique » après avoir lu le premier des articles qu’il lui consacrait enfin : « Mon cher Gautier, […] J’ai rencontré hier soir une femme que je n’avais pas vue depuis dix ans et qui m’a assuré qu’en entendant lire une partie de votre article, elle avait cru que j’étais mort, pensant qu’on ne louait ainsi que les gens morts et enterrés. » Tout est dit, n’est-ce pas ? Parlant de l’espèce de rétrospective que le second Empire avait accordée en 1855, Gautier fut à la fois dithyrambique et restrictif : la Liberté sur les barricades ne formait-elle pas « un morceau unique dans l’œuvre du peintre, qui, cette fois seulement, aborda le costume moderne » ? Ingres, auquel une salle entière était attribuée, fait aussi l’objet d’un commentaire plein de sous-entendus et de connotations funéraires. Je ne dirais donc pas, avec Marie-Hélène Girard, que l’ingrisme représente pour Gautier le dernier mot de l’art « moderne » en 1855. Il y a une évidente emphase dans sa façon de porter en triomphe le vieil Ingres. Noble vie et noble peinture : Gautier sait d’expérience que le peintre du Bain turc ne ressemble guère à son panégyrique. Et il aime moins en lui le supposé continuateur de Raphaël que l’homme qui a perverti l’idéalisme du XVIe siècle sans retour possible. Ce que Gautier préfère à tout, d’ailleurs, c’est sentir « la grande dame moderne » au contact du Portrait de la comtesse d’Haussonville… Le reste des Beaux-Arts en Europe est à l’avenant. On pourrait s’attarder sur ce qu’il dit de Gérôme, de Couture (le passage sur l’Orgie parisienne de ce dernier a dû terriblement intéresser son élève Manet), du Vive l’empereur de Muller (« Être de son temps, […], voilà certes une entreprise hardie ! »), de Vernet (« M. Horace Vernet aura cette gloire d’avoir été de son époque, lorsque tant d’artistes d’un mérite supérieur, peut-être, se renfermaient dans la sphère de l’idéal et n’en descendaient pas. »), du tout jeune Doré, alors réaliste peintre de bataille (le musée de Versailles ferait bien de retrouver sa Bataille de l’Alma), etc. L’appel du et au moderne éclate partout avec l’insistance des slogans d’avenir. Stéphane Guégan

Théophile Gautier, Œuvres complètes. Critique d’art. Tome IV. Les Beaux-Arts en Europe – 1855, texte établi et annoté par Marie-Hélène Girard, Paris, Honoré Champion, 185 €. J’ai consacré à la diversité de la peinture française du second Empire bien des pages de Peinture. Musée d’Orsay,  Flammarion, 2011.

Signalons chez le même éditeur la parution d’un autre volume des Œuvres complètes de Gautier, le tome IV de la critique théâtrale (1 096 p., 190 €), qui bénéficie de l’érudition infaillible et de l’esprit caustique de Patrick Berthier. Les années couvertes (1843-août 1844) sont riches en événements et reprises notables, Les Burgraves d’Hugo (je ne dirais pas que Gautier n’en propose qu’une « réécriture admirative », son article est plus grinçant), Lucrèce de Ponsard, Judith de Delphine de Girardin avec Rachel dans le rôle titre, etc. Mais l’intérêt de la publication intégrale et annotée du feuilleton dramatique de Gautier, outre sa verve sublime, c’est de nous confronter à une matière vierge encore du tri que l’histoire va y opérer. Notre regard, notre culture est tellement tributaire des œuvres effacées et des noms oubliés qu’il est hygiénique de replonger, de temps à autre, dans le grand journalisme du XIXe siècle. Gautier nous donne envie de relire les mélos de son ami Bouchardy et surtout les drames légers de Léon Gozlan, l’une des grandes victimes de l’amnésie historienne. Au moment où la scène parisienne se montrait si réticente à monter Balzac sans le défigurer  (Pamela Giraud en 1843), l’un de ses meilleurs disciples triomphait à la Comédie Française. La complicité étroite qui liait Gautier à l’auteur de Vautrin se vérifie à la lecture du deuxième volume de la Correspondance de Balzac (édition de Roger Pierrot et Hervé Yon, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 62,50 €), lettres envoyées et reçues. C’est la vraie vie, mêlée, confuse, tendue, du romantisme qui s’y peint sans afféterie. C’est donc plein de ces « détails libres » que la direction de La Presse signalait à l’écrivain comme gênant certains des lecteurs… Or à cette époque Gautier dirigeait le feuilleton du journal de Girardin. On imagine les difficultés qui en découlèrent régulièrement. Leur amitié en sortit renforcée et elle se prolongerait jusqu’à la mort précoce de Balzac. Les années 1836-1841, cruciales dans la cristallisation du projet de la Comédie humaine, marquent une accélération infernale du rythme de travail (violent « coup de sang » après l’écriture des premiers feuillets du génial Illusions perdues, pour lequel Gautier écrit La Tulipe, que le livre attribue à Rubempré). La correspondance croise aussi les peintres et les sculpteurs qui se disputent le privilège de fixer les traits du forçat de lettres modernes. Lui s’amusait à mêler le nom de ses proches à ses fictions. En août 1839, il dédia à Gautier Les Secrets de la princesse de Cadignan, merveilleuse histoire d’une passion ultime, où Marcel Proust voyait l’un des bijoux du Paris interlope que Balzac avait radiographié avant lui.

 

Je ne voudrais pas quitter ce cher Théophile sans avoir annoncé que mon Gautier (Gallimard, 2011) vient de se voir décerner le Prix François-Victor Noury par l’Académie française. Voilà une couronne sans épines, qui n’aurait pas déplu à Théophile. Je remercie vivement les Immortels du quai Conti de lui avoir fait une place parmi eux, il en rêvait depuis longtemps. Le Prix François-Victor Noury vise « à encourager le développement de la culture, de la science et de l’art français dans leurs manifestations les plus diverses ». Gautier, acteur et témoin d’un des âges d’or de notre pays, incarna un temps cette multiplicité heureuse.