EUROPA

Une note longtemps inédite du vieil Hugo, encore chaude des cadavres de 1870-71, dit tout d’une passion qui ne s’éteindrait pas avec l’auteur du Rhin : « Je voudrais signer ma vie par un grand acte, et mourir. Ainsi, la fondation des États-Unis d’Europe. » Drieu s’est effacé sans les avoir vu advenir, lui qui fut leur plus ferme et constant promoteur au lendemain de la boucherie de 14-18. Cette fermeté, cette constance, Thomas Gerber vient de les rappeler aux amnésiques de tous bords (1).  Genève ou Moscou (1928), l’essai de Drieu autour duquel s’enroule le sien, ne biaise guère : « Il faut faire les Etats-Unis d’Europe, parce que c’est la seule façon de défendre l’Europe contre elle-même et contre les autres groupes humains. » On confond tout, écrit Gerber, qui en donne des preuves accablantes, souvent récentes : l’Européisme viscéral de Drieu ne fut pas le masque de son fascisme précoce, mais le fascisme le choix trompé, erroné de ce désir d’Europe. A Sciences Po, en son temps, c’est-à-dire avant 1914, une certitude, une inquiétude l’obsédait : la « civilisation européenne », affaiblie par la dénatalité, déstabilisée par la puissance croissante des empires qui la tenaient en étau, était menacée d’extinction à brève échéance. Or de la survie de l’Europe dépendait la survie de la France qui, religion et culture, en avait été l’un des phares. Il est devenu vital que notre nation, estime alors Drieu, se repense en repoussant ses frontières, en retrouvant le sens de son destin, de son histoire partagée. On peut faire remonter au Carnet de 1911, avec Gerber, les balbutiements d’un fédéralisme respectueux de ses acteurs et soucieux d’un dessein que la guerre et la révolution russe, attrait et rejet, devaient tirer vers un programme de type socialiste et anti-machiniste. Le soldat de Charleroi aura cru que les millions de sacrifiés, à travers une Europe en voie de satellisation, serviraient sa cause. « Guerre fatalité du moderne », conclut Interrogation, dès 1917, son premier livre de poésie, manière de confronter le nationalisme étroit et la folie productiviste à leurs conséquences croisées (2). Le patriotisme ne pouvait plus exister qu’en dehors des patries et du capitalisme classique. Or l’après-guerre prit vite l’allure d’une avant-guerre dont le krach précisément réglerait l’horloge. A sa date, Genève ou Moscou peut se retourner sur dix années d’échec : « la guerre nous claquait dans les mains, nous nous étions battus pour rien ; rien de ce que nous avions voulu tuer était mort. Chaque patrie se retirait dans son coin laissant derrière elle un désert de rancunes et de haines. » Entretemps, Drieu a sabordé Les Derniers jours, le périodique où, de concert avec Emmanuel Berl, l’ami décisif, il a définitivement congédié le nihilisme avant-gardiste (les surréalistes), les leurres du bolchevisme et la lyre (redressée) de ses valets (Aragon). La chance de cette Europe, de cette union qui empêcherait la guerre et le naufrage de tout un héritage occidental, se trouverait-elle du côté de Mussolini ? Un article peu connu de Drieu, publié en 1924 et que cite Gerber, témoignerait, s’il le fallait, des doutes que lui inspire le fascisme italien, trop nationaliste, à l’instar des démocraties, voire des républiques du temps. En conséquence, « la discipline internationale » qu’exige la communauté européenne est condamnée à chercher une troisième voie entre le parlementarisme et le totalitarisme.

Avant d’y revenir en mars 1943 dans ses lucides « Notes sur la Suisse », le Drieu de 1928 va « à Genève, pour ne pas aller à Moscou », et se range donc derrière Briand et la S.D.N. plutôt qu’à la traîne des nouveaux dictateurs. Il presse encore les capitalistes de se réformer en fonction et en faveur du fédéralisme naissant. La caricature d’un Drieu proto-fasciste noircit tellement sa légende qu’on en oublie l’autre composante de son combat européen, le versant spirituel, aussi proche des positions de Paul Valéry que de Bernanos. En 1961, à une époque où l’intérêt pour « les prophètes de l’Europe » autorisait la ressaisie de continuités généralement mal admises, Georges Bonneville avait bien saisi la double préoccupation, politique et philosophique, pour ne pas dire religieuse, des manifestes rochelliens. Si le corpus de Gerber ne s’était pas limité volontairement aux essais de Drieu, il aurait pu s’appuyer sur les deux romans qui peignent, plus encore que le ténébreux Feu follet, son tournant des années 1930, Une femme à sa fenêtre et Drôle de voyage (3). Le 6 février 1934 précipite la fin des hésitations et l’éloigne de certains de ses amis, les modérés qu’effraye sa volonté de fusionner des « éléments pris à droite et à gauche ». L’ex-communiste Doriot lui semble incarner cette alchimie des contraires née de la rue. Le P.P.F. sera le bouclier, écrit-il en 1936, année de son encartement, contre l’Allemagne nazie, l’Italie du Duce et la Russie de Staline. Anti-munichois, Drieu brisera avec Doriot, trop inféodé aux puissances étrangères, en janvier 1939 (et non en septembre 38, coquille de l’essai de Gerber). Que faire quand tout se défait ? Les mois qui précèdent l’entrée en guerre de la France voient Drieu invoquer tour à tour le patriotisme de l’an II et l’hypothèse d’une Europe organisée autour de l’Allemagne, option d’autant plus crédible qu’Hitler, plus impérialiste qu’européiste, fait agiter ce grelot par une partie de sa propagande : Georges-Henri Soutou l’a très bien montré (4). L’écrasement de la France, en juin 1940, le conforte dans son soutien, sinon sa conversion, au IIIe Reich. Berlin réussira-t-elle là où Genève a échoué, telle est la question qui hante le collaborationnisme de Drieu ? Sous l’Occupation, il se remet à citer le Hugo des États-Unis d’Europe, puis déchante à partir de 1942, avant de réorienter sa chimère, vers l’Est donc. Certains de ses articles se voient censurer en 1943, et ses Chiens de paille presque interdits pour russophilie en février 1944. Le dernier livre qu’il ait vu paraître de lui s’intitule Le Français d’Europe. Au moment de clore le sien, Gerber cède la parole à Maurizio Serra (5) : « Le Drieu qui affirme : Le patriotisme ? Il engage à créer l’Europe ou nous serons dévorés n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. » Quant à l’Europe qui entend persévérer dans son être, elle ne saurait se confondre avec la lubie des technocrates du nowhere, oublieux de leur culture, et libérés de tout ancrage. Stéphane Guégan

Verbatim /// « L’idée d’Europe est à la mode. Moins de trois années après la fin de la guerre, le thème de l’Europe, qui a joué un tel rôle dans la propagande hitlérienne, reparaît dans la propagande des Nations unies. Je ne vois là d’ailleurs aucun scandale, même quand ce sont les mêmes hommes – ce qui peut arriver – qui traitaient il y a quelques années le thème et qui le traitent à nouveau aujourd’hui. Après tout, c’est peut-être une manière de rendre hommage à une nécessité historique inéluctable. »

Raymond Aron, « L’idée de l’Europe », Fédération, avril 1948 (Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022], p. 511)

(1) Thomas Gerber, Drieu la Rochelle. L’Europe avant tout !, La Nouvelle librairie, 16,20€. / (2) Voir Stéphane Guégan, « Grande guerre, grand rythme : Drieu entre Baudelaire et Claudel », actes du colloque de la fondation des Treilles, Le Rythme, sous la direction de Robert Kopp, à paraître aux éditions Gallimard / (3) Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022] / (4) Voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. On consultera certaines notices du Dictionnaire qui complète le volume, celles qui ont trait à l’européisme de Drieu, à la forme que prit son collaborationnisme et sa conception, très partagée dans les années 1930, de gauche à droite, d’une Europe qui, tout en acceptant le métissage propre au monde moderne, devait protéger ce qui l’avait fondée / (5) Maurizio Serra, Les frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire, La Table ronde, 2008. Drieu, on le sait, avait de la suite dans les idées, Maurizio Serra aussi. Visiteur, beau trio de nouvelles où les lecteurs d’Amours diplomatiques sont heureux de reprendre pied en Michoumistan, nous précipite surtout dans l’Italie des années 1950-60, de Milan au Trastevere, de Rome à la côte amalfitaine. De temps à autre, on s’y déplace en voiture de sport. La dolce vita ne regarde pas à la dépense, elle brûle ses belles années et l’essence sans lever le pied. Première entorse à la légende de l’Italie d’alors, Serra se délecte à en peindre l’envers, son premier héros ayant choisi de ne pas choisir dès sa majorité, en pleine république de Salò. Gris est sa couleur et le restera. Pour un peu, on le verrait bien sortir, l’air maussade, ployé par la lente usure des jours, d’un roman de Huysmans ou de Houellebecq. Comme Serra a le cœur large et qu’il sait alterner le trait acide et la touche tendre, la double lumière des êtres élus vient parfois réchauffer cet homme en froid avec la vie. D’un côté, une sorte de prince de la bohème, un écrivain qui n’écrit plus, mais qui a connu quelques aigles, de Zweig à Drieu, du moins le prétend-il ; de l’autre, les femmes, la sienne, leur fille, bien décidée elle à mordre dans l’existence à pleines dents. Physique et mental, l’amazone a les moyens de ses appétits. Ce très beau personnage prend littéralement la parole avant que ne s’achève la première des nouvelles, la plus forte, L’Exilé de la Costiera. On pense à la bascule narrative de Rêveuse bourgeoisie où Drieu, ce monstre de misogynie, nous disent les sots, transfère le récit du masculin au féminin. La valse des genres ne lui suffit pas : en émule de Svevo et d’un certain roman mitteleuropa, l’auteur des Frères séparés brouille d’autres frontières, le temps et l’espace, heureux de vagabonder, ne sont jamais d’une rigueur mathématique chez lui. Sans parler du Michoumistan qui tiendrait en échec les meilleurs géographes, – Michoumistan définitivement acquis au totalitarisme – , un flottement certain baigne chacune des destinées de Visiteur. Le Piero de Terminus Phnom-Penh traîne la sienne avec la morne lenteur des enfances blessées. Et le lecteur, une fois de plus, est confronté à l’enfer des familles aussi calfeutrés que ces appartements que Serra adore décrire avec une gourmandise amère. Quel est le pire des châtiments, vivre à Milan que terrorisent les Apôtres de la mort, ou compiler un cahier de Pensées inutiles en creusant sa mélancolie ? Suleika et le gouverneur, un peu le Beloukia de Serra ou son Divan post-gothéen, nous ramène au Michoumistan et aux Frères séparés. Hafiz, son héros, finira à Rome. Mais on ne dévoilera pas ici dans quels mystères fut tissé son vrai parcours, les visiteurs passent, c’est leur essence, seule la mort les fixe. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Visiteur, Grasset, 22€, voir aussi, du même auteur, Discours de réception à l’Académie française et réponse de Xavier Darcos, Grasset, 15€.

A relire…

Au voyage d’initiation, de formation, le XIXe siècle, plus libre de ses mouvements et de ses envies d’ailleurs, ajoute le voyage d’« impressions », mot promis à l’avenir que l’on sait. Mot revendiqué et appliqué par Gautier et Nerval dans les années 1830 : ils ont la vingtaine viatique, arpentent l’Europe avant l’Orient, l’Afrique du Nord, la Turquie… On voyage pour voyager, et pour vendre de la copie, elle aussi voyageuse, de la presse au livre. L’individualité du regard porté aux choses et aux êtres supplante la fausse neutralité objective, l’expérience la science, malgré les informations de toutes natures dont est lesté ce nouveau genre de littérature, qui tient du roman et de la chronique. Le Rhin d’Hugo, publié en 1842, en constitue l’un des chefs-d’œuvre, perle oubliée, nous dit Adrien Goetz, qui fait beaucoup pour Totor. Par nature, le récit de voyage procède de l’épopée homérique, on en trouve des traces ici, Hugo charge le texte de formulations qui l’élèvent au-dessus de la « chose vue », où il excelle aussi. D’un côté, en jongleur des contraires, il donne dans le « monumental », « le formidable », l’épithète saisissante, grandissante ; de l’autre, il accumule les notations réalistes, les contrastes entre le passé médiéval, les vieux Burgs, les spectacle magnétique de la nature et le monde moderne souvent décevant, blessant, comme Chateaubriand et Gautier ne manquaient pas de le faire. L’image des cheminées d’usine transfigurées en obélisques ironiques de l’industrie vient de Théo. Autant que la manière picturale du Rhin dont il déchiffre chaque strate, l’horizon politique du volume retient Goetz et excite sa fine connaissance des attentes de la famille régnante. La France actuelle est ingrate envers Louis-Philippe et son fils aîné, Ferdinand, uni à une princesse allemande et très attentif à la recomposition de l’Europe depuis la chute de Napoléon (dont Hugo, précisément, réveille le dessein européen en l’adaptant). La monarchie de Juillet, synthèse voulue des régimes qui l’ont précédée depuis 1789, fit notamment entendre sa voix au moment de la crise égyptienne de l’été 1840. Une étrange coalition se reforme contre la France, l’Angleterre et la Prusse s’alliant aux Autrichiens et aux Turcs. Le sang des plus grands poètes nationaux ne fit qu’un tour. Le Rhin est aussi la réponse ardente de Hugo à Lamartine et Musset (voir plus bas) : la proclamation utopique des États-Unis d’Europe, avec retour des Français sur la rive gauche du fleuve, referme cette sublime ballade aux côtés de Juliette Drouet et de toute une mémoire des lieux, d’un génie occidental, mais transfrontalier, à restaurer dans ses droits multiséculaires : « Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie […]. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poète comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe. » SG / Victor Hugo, Le Rhin, édition d’Adrien Goetz, Folio Classique, 13,50€.

Crise égyptienne, crise européenne… « Le Salon d’Émile et Delphine Girardin est patriote, réactif et rageur si nécessaire. Plein du souvenir de la campagne d’Égypte, Hugo y défend la colonisation de l’Algérie, œuvre qu’il juge civilisatrice, face à un maréchal Bugeaud encore sceptique. Le 2 juin 1841, Lamartine y déclame La Marseillaise de la Paix, en réponse au Rhin allemand du poète Nikolaus Becker. Gautier est dans l’assistance. Les tensions diplomatiques qui s’étaient accrues entre la France et l’Angleterre depuis l’affaire égyptienne avaient attisé le patriotisme teuton. Le congrès de Vienne en 1815, on le sait, avait jeté une pomme de discorde durable entre la France et l’Allemagne en accordant à celle-ci la rive gauche du Rhin. Le Rheinlied de Becker venant de réaffirmer cette partition humiliante, Lamartine plaidait la fraternité des peuples d’un bord à l’autre du fleuve « libre et royal ». Pourquoi réveiller la haine en Europe alors que l’Orient, devenu stérile après des siècles de gloire, appelle l’eau fécondante de tous les pays porteurs de lumière ? « La terre est grande et plane ! » Expansive comme la première, cette nouvelle Marseillaise se proposait une autre cible que la liberté des peuples. Au conflit méditerranéen qui fragilisait la vieille Europe, Lamartine proposait en somme une solution coloniale commune, assez utopique. Une lettre de Delphine à Gautier laisse penser que le clan des Girardin prenait la situation très à cœur. On hésitait cependant sur l’attitude à adopter quant à cette poussée de fièvre germanique. Tendre la main ou le poing ? Finalement, La Presse publia, le 6 juin 1841, le poème martial de Musset […] : « Nous l’avons eu, votre Rhin allemand. / Il a tenu dans notre verre. » Et de rappeler le Grand Condé, Napoléon, et tous ces morts qu’il serait si facile de réveiller… N’oublions pas que Gautier, pour rester plus discret, respirait cet air-là et partageait les passions politiques du moment. Ne sollicite-t-il pas, le 15 janvier 1842, un exemplaire du Rhin d’Hugo ? » Stéphane Guégan, Théophile Gautier, Gallimard, 2011 (disponible en version numérique).

A venir…

Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre

Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat (Samsa éditions, 8€) // Musée d’Orsay, dimanche 11 juin 2023 – 16h

NOUS AVONS PASCAL

Dieu se cache depuis Abraham, c’est entendu. Mais il possède bien d’autres moyens de nous « toucher », pour user du verbe fort que Saint-Simon appliquait à ces courtisans qui, pourvus de tout, avaient fini par admettre la fausseté de leur vie et de leur position. Encore fallait-il être prêt à recevoir la grâce, s’être assez purifié le cœur pour que Dieu s’y rende sensible. C’est évidemment Pascal qui parle maintenant et nous confronte, d’une formule dont il avait le secret, à la théologie augustinienne qui lui servit à se libérer de lui-même sans renoncer au siècle ni soulager les plus affligés ou les plus insoucieux de notre « commune détresse » (Bernanos). Si les hommes ne peuvent s’assurer de leur salut par le seul mérite personnel, dit Pascal avec Port-Royal, ils doivent se préparer à cette élection, « chercher » afin que Dieu les trouve. Il n’est pas de pari plus essentiel et incertain, essentiel parce qu’incertain, que le jeu des âmes corrompues avec leur propre rachat. « Dieu ne peut être ôté qu’à ceux qui le rejettent, puisque c’est le posséder que le désirer, et que le refuser c’est le perdre. » Quitte à se divertir et tenter d’oublier notre misérable condition, autant miser sa vie sur le bon numéro ou la bonne couleur, autant viser le bien que promet et seule donne la religion chrétienne. La grâce pascalienne échappe donc à toute saisie humaine, mais elle suppose une gradation souvent ignorée, qu’Antoine Compagnon nous remet utilement en mémoire. Dans un livre fervent et tendu, ramené sans cesse à son sujet par la douleur de la perte, il fait mieux que cerner, en 41 courts chapitres, la pensée des Pensées ou la polémique des Provinciales en les croisant, comme Pascal croise anthropologie et théologie, il élargit l’auditoire habituel d’un écrivain que notre époque se sent autorisée à congédier ou malmener. 

Elle n’est pas, du reste, la première à agir de la sorte envers ce « génie effrayant », si contraire au fond de commerce de nos penseurs de la laïcité exclusive et de ses développements communautaristes. Déjà, au XVIIIe siècle, un certain malaise se perçoit, il ira s’amplifiant au gré des Lumières. On se plaît donc à crucifier Pascal, prétendu traître au libertinage de sa jeunesse et à la liberté de conscience, pour avoir poursuivi de ses sombres humeurs les légitimes tentatives du genre humain à s’affranchir des erreurs et pesanteurs du christianisme. Voltaire ricane au nom de la raison souveraine, Rousseau blasphème par goût du bon sauvage et de la tabula rasa égalisatrice, la Révolution vite débordée s’accroche à son déisme et abandonne le péché originel, que l’expérience des guillotines effrénées vérifie pourtant, aux romantiques de la génération suivante. Mais là encore, nous dit Compagnon, le malentendu s’en mêle. Si prodigieux et réfractaire à l’athéisme soit-il, Chateaubriand ne croit plus la France post-révolutionnaire capable d’entendre la virulence apologétique de Pascal, il se contente de fraterniser avec l’absolu désespoir, le moi souffrant, la religion comme consolation individuelle. Il en exalte le Génie, face aux chefs-d’œuvre de l’art chrétien, il en affirme la nécessité vitale, car socialement irremplaçable, sous l’Empire et la Restauration, il n’ose plus en marteler, comme Pascal, la métaphysique sévère, supérieure à toutes les philosophies du je souverain. Une certaine vérité du Christ s’était perdue en chemin ou plutôt s’était égarée momentanément. Elle va servir d’évidence cachée à d’autres grandes voix de la modernité, ceux que Compagnon a nommé les antimodernes, et dont Baudelaire, ce Pascal paradoxal, ce croyant empêché, reste la figure tutélaire. Son livre de 2005 embrassait un groupe d’écrivains qui allait, quant aux plus authentiques, de l’Enchanteur à Drieu, lequel resta un lecteur de Pascal, des tranchées de 1914 au Dirk Rasp des ultimes mois de cavale. Retrouvant la marque du Malin derrière les illusions de la politique, de la nature, de la laïcité et de la rationalité dès qu’elles nient le legs de l’histoire, la réalité de la vie présente et l’enseignement de la Bible, toute une famille de pensée et d’écriture, qui passe par Brunetière, Proust, Péguy, Barrès ou Bernanos au XXe siècle, en plus des plumes déjà évoquées, s’est voulue pascalienne, hors ou non de la République.

Il y a une grandeur, un reste d’état pré-adamique, pensait Pascal, à se conformer au Christ sans récompense obligée, à pratiquer la charité sans certitude de gain. Une grandeur et un bonheur, nous rappelle Compagnon, dont le livre est aussi un livre d’été, solaire, enjoué, plein du souvenir et des preuves d’un Pascal rivé à son temps, rêvant jusqu’au bout mariage, charge royale, bien public et conversion des incrédules, ces esprits forts, ses amis très souvent. L’ascétisme mystique attaché au mythe de Port-Royal, relayé par Sainte-Beuve et ironiquement les marxistes (de Lucien Goldmann au triste Louis Althusser), est le leurre préféré des destructeurs de l’ordre du monde. Du reste, la vraie famille pascalienne, nous le savons, recrute ailleurs que chez ces révolutionnaires de l’homme sans Dieu, ou sans sacré. Si tel avait été son objet, Un été avec Pascal aurait pu saluer, après Baudelaire, Proust et Péguy, d’autres fanatiques des Pensées. Gaëtan Picon en a parfaitement reconnu un en Malraux, de La Condition humaine jusqu’aux écrits sur l’art, où Chateaubriand est réconcilié avec Pascal. Stendhal, de même, ne se faisait pas une idée médiocre de la quête du « bonheur » et de la conquête de sa dignité. Au XIXe siècle, le Saint Siège tenait pour hérétique l’auteur des Provinciales et Monsieur Beyle, qui voyageait en Italie avec son Pascal, pour le serviteur du diable. Stendhal n’obéissait qu’au culte de soi, non au narcissisme, ni à l’indifférence, mais à l’exigence inflexible du moi. Au-delà de son aversion un peu puérile pour la calotte et de sa pente innée à la provocation, il adulait l’auteur des Pensées à égalité avec La Fontaine, « les deux hommes qui m’ont inspiré le plus d’amour ». Cela se lit, à la date du 10 mai 1804, dans l’indispensable Journal de Stendhal. Lors de son entrée en Folio classique, voilà dix ans, Dominique Fernandez y a ajouté une préface toute pascalienne.

À ses yeux, le Journal du jeune Beyle « est une version laïque, mondaine des Pensées : même hâte à saisir au vol les éclairs de la vie intérieure, même course à l’essentiel. » La piété ouverte de Pascal force peut-être moins l’admiration du futur Stendhal que sa connaissance du cœur de l’homme et sa vision déniaisée du pouvoir, du désir, du mal… Baudelaire, plus catholique, n’aura qu’à y ajouter le sens de la charité et du sacrifice. Les grands écrivains français étant tous de grands philosophes, je doute qu’il en soit de plus appropriés que d’autres au farniente de l’été. Alors que Compagnon retournait à Pascal, Emmanuel de Waresquiel s’offrait une pause stendhalienne et un peu proustienne : le grand historien de la France postrévolutionnaire, à qui je dois d’avoir compris la Restauration, est lié au Milan napoléonien de Beyle, par les origines de sa mère. Durant l’été 2019, entre deux opus savants, il a donc jeté sur le papier ce court et brillant hommage à l’écrivain qu’il tient près de lui, comme une force silencieuse et fraternelle, depuis l’adolescence. L’automne n’est donc pas la seule saison du souvenir. « J’ai tant vu le soleil », s’exclama un jour le vieux Stendhal, depuis Civitavecchia, après une nouvelle caresse de la mort qu’il redoutait malgré Pascal. The fear of death : c’est sa formule exutoire. À près de 60 ans, le bilan n’avait pas de quoi alimenter l’amertume. Waresquiel n’a pas besoin de mille pages pour dépeindre les états de services, plus substantiels que connus, de son héros sous Napoléon. Sous l’aile de Daru, homme clef du système, Beyle aura connu et Marengo et la Bérézina. Cela forge un jeune homme formé dans Plutarque et Tacite. « De toute sa vie, cette expérience-là est déterminante et presque fondatrice, comme le seront celles des écrivains de la Grande Guerre dans les tranchées », écrit Waresquiel.

On ne lui donnera pas tort, pas plus qu’à ce qu’il écrit des ambiguïtés qui caractérisent son attitude après la chute de l’Aigle. Comme l’atteste une lettre inédite adressée à Talleyrand, le 7 avril 1814, trois jours après la première abdication, Monsieur de Beyle et sa particule de fantaisie s’empressèrent de se rallier au régime des Bourbons restaurés. N’en obtenant rien, le mépris succédera au compromis de bon sens. Mais si la France perd alors un serviteur chevronné, l’Italie, sa peinture et ses belles y gagnent, pour sept ans, un homme qui se réinvente en polygraphe, puis en écrivain. Greffier des passions érotiques ou esthétiques, il observe aussi la situation politique d’une Italie qui a chassé les Français, non leur héritage libéral. Après 1821, rentré en France, Stendhal s’amusera du tangage de la société parisienne, jusqu’à fréquenter des ultras et publier sa critique d’art, si capitale, dans la presse ministérielle… Notre nostalgique de l’an II chausse désormais plus large. Après Michel Crouzet, Waresquiel égratigne quelques mythes et retrouve l’écrivain qu’il a dévoré au sortir de l’enfance, cet alliage violent de légèreté et de gravité, d’adhérence au monde et de rejet, de républicanisme et d’aristocratisme, toujours in love, fût-ce de ses rêves, un peu flottant entre ses infinis, mais la plume droite, pascalienne. Il est entièrement contenu dans l’épitaphe lapidaire qu’il se donna par avance en 1820 : le style en est évidemment aussi sobre que discontinu. Pas de phrases, jusqu’au bout. En français, l’inscription italienne se traduit comme suit : « Henri Beyle, Milanais, il écrivit, il aima, il vécut ».

Au cimetière des Batignolles, la tombe d’André Breton parle une autre langue, narcissique et évidemment chiffrée : « Je cherche l’or du temps. » François Sureau en a estampillé son nouveau livre, heureusement indemne de l’hypertrophie du moi et de l’espèce d’animisme que le chaman de la rue Fontaine portait en bandoulière. Ce dévoreur de cadavres (Barrès, France, Vaché, Rigaut…) se distinguait mal, à la fin, des fétiches sévères dont il avait fait commerce toute sa vie, commerce en tous sens… Ce « Je cherche », qui sait, est peut-être un peu pascalien ? En 1941, et Sureau le rappelle en soulignant la date, Breton prit le parti des persécutés du jansénisme et vomit Clément XI, le pape de la bulle Unigenitus. La condamnation papale, comme on sait, fut rendue publique en 1713, deux ans après que Louis XIV eut décidé la destruction de l’abbaye de Port-Royal et la dispersion des 3000 sépultures qu’elle abritait comme son plus grand trésor. Saint-Simon, le noir et sublime chroniqueur du grand roi en son crépuscule, reviendra sur l’événement qui l’avait horrifié, parlant d’une « expédition si militaire et si odieuse », qu’elle glaça d’effroi une partie du royaume. Les pages qu’il consacre à Port-Royal et à Pascal, mais aussi au Racine de l’Abrégé – « le plus beau texte en prose du XVIIe siècle par sa transparence inquiète » – sont celles que j’ai préférées du long récit de Sureau. Ayant décidé de remonter le temps, comme on descendrait un fleuve, il a emprunté à sa bibliothèque la machine idéale, aux livres aimés leur boussole, et à la Seine les méandres d’un voyage intérieur, qui devrait en dérouter plus d’un. De ce périple, on dira d’abord qu’il ne rejoint pas Langres au Havre en ligne droite. Le temps n’est pas moins bousculé, au profit souvent de télescopages dignes du roman. Sureau saute d’une époque ou d’un fantôme à l’autre en usager de la fiction. L’or du temps retrouvé a ses raisons que la raison ne connaît point. La plume se laisse dériver, et le lecteur bercer par le flux et reflux des exhumations littéraires ou historiques. Tous les appelés de ce livre de 800 pages n’y étaient pas attendus. Loger à la même enseigne Chateaubriand, Lautréamont, Apollinaire et Montherlant, comparer Aragon, Éluard et Breton à des « collégiens de l’absolu », rapprocher Babar et Augustin (dans leur projet de cité idéale), s’attarder du côté des frasques peu catholiques de Gide et Ghéon, préférer Maurice Genevoix à Barbusse, réhabiliter Mangin et sa « force noire », rendre hommage à tel évêque réfractaire du Ier Empire et au duc de Richelieu, le meilleur ministre de Louis XVIII, il fallait oser. Si l’on ajoute au tableau de bord les fortes pages sur Port-Royal déjà signalées, on est en droit de féliciter le capitaine et de le remercier de cette très belle traversée.

Stéphane Guégan

Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Éditions des Équateurs / France Inter, 14€ / Emmanuel de Waresquiel, J’ai tant vu le soleil, Gallimard, 13€ / François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, 27,50€ / Alors que reparaît le tome II des Mémoires (textes choisis) de Saint-Simon (édition d’Yves Coirault, Folio Classique, 10,30€), on rappellera que le tome I est hanté par la répression royale dont Port-Royal est la victime avant et après 1700. Rancé était la conscience religieuse de Saint-Simon, qui se tient à l’écart du jansénisme, mais admire Pascal et désapprouve l’autoritarisme crépusculaire du dernier Louis XIV. Extraites des Mémoires, les pages qu’il consacre à « La destruction de Port-Royal ont été écrites, comme certaines des Pensées, pour glacer le sang ». On en donnera ici que les dernières phrases : « Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrés à Port-Royal des Champs de les faire exhumer et porter ailleurs, et on jeta dans le cimetière d’une paroisse voisine tous les autres comme on put, avec l’indécence qui se peut imaginer. Ensuite on procéda à raser la maison, l’église et tous les bâtiments, comme on fait les maisons des assassins des rois : en sorte qu’enfin il n’y resta pas pierre sur pierre. Tous les matériaux furent vendus, et on laboura et sema la place ; à la vérité, ce ne fut pas de sel : c’est toute la grâce qu’elle reçut. Le scandale en fut grand jusque dans Rome. »

Dis-moi qui tu es…

Pour avoir touché au plagiat et aux rédactions à quatre mains, Stendhal est bien un homme du XVIIIe siècle, d’un siècle où la création procède encore souvent de la simple réécriture. On aurait tort de s’en indigner au nom de nos principes étroits et d’une exigence d’authenticité inadéquate. Ne jette-t-elle pas un voile de pudeur sur la réalité des pratiques et plus fondamentalement la nature de l’art comme lieu d’une continuité entre les générations? La question du partage et de l’héritage est centrale à l’intelligence de ce que fut Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, publié à Florence en août 1840, au cœur de la saison touristique, mais sous le nom du peintre Abraham Constantin… Agrégé par Martineau aux Œuvres de Stendhal dès 1931, ce livre à deux voix dépasse en complexité scripturaire ce qu’il était convenu d’en dire jusqu’à la présente édition, d’une rigueur philologique sans faille. Sandra Teroni et Hélène de Jacquelot nous font généreusement profiter de leurs patients efforts à démêler l’écheveau d’un manuscrit dont les balbutiements et l’évolution auraient découragé plus d’un spécialiste de la génétique littéraire. Les 150 pages d’appareil critique qu’elles nous offrent vont au-devant et au-delà de toutes les questions que suscitent le texte final et ses multiples étapes, des minces feuillets initiaux aux nombreux ajouts qui émaillent les jeux d’épreuves. On est très loin, à l’évidence, de ce que Stendhal mandait à son cousin Romain Colomb, quelques mois après la parution de l’ouvrage : « Il [Constantin] m’a réellement remis un manuscrit intéressant pour deux cents personnes qui l’eussent compris […]. J’y ai ajouté quelques tournures qui cherchent à être un peu piquantes. »

La rencontre des deux hommes remonte à 1826, et nous ramène à ce foyer du romantisme que fut le cercle du peintre Gérard, un élève de David qui avait eu la bonne idée de naître en Italie et de se défaire assez vite de tout mimétisme. Peintre sur porcelaine lui-même, et attaché à la manufacture de Sèvres pour avoir impressionné Joséphine sous l’Empire, le Genevois Constantin avait passé près de six années à Florence à partir de 1820, fréquenté Ingres et multiplié les copies de maître. Ses plaques d’émaux de grandes dimensions constituaient un défi technique et un défi au temps, comme Stendhal aimait à le dire. La transmission des chefs-d’œuvre de l’art italien n’avait plus à craindre les aléas de l’histoire ou le déclin fatal des œuvres. Lors de ses séjours amoureux à Milan, Beyle avait eu maintes occasions de voir L’Ultima Cena de Vinci grignotée par une mort qu’on pouvait croire certaine… Autant que l’émail, les mots serviraient donc de rempart au néant. Au milieu des années 1830, atteignant chacun à l’automne de leur vie, Constantin et Beyle décident en Italie d’associer leurs compétences et de redire ensemble leur passion des maîtres qui les avaient rapprochés, de Raphaël, Michel-Ange, Andrea del Sarto et Titien à Guerchin et Bernin. Au départ, le projet de Constantin était de se raconter en décrivant ses copies et ses prouesses en matière de peinture céramique. L’amour de Raphaël, dans lequel communiait son ami Ingres, devait y éclater sans détour. Stendhal ne semble pas avoir eu de difficulté à rejoindre cette «passion prédominante» et à convaincre le peintre d’élargir son propos. À terme, le livre se voudra le parfait viatique de « la fashion de Paris », comme l’écrit Stendhal à l’éditeur des Idées, le très libéral Vieusseux, en mai 1840.

S’ouvrant sur une vue de la maison de la Fornarina, à quelques pas des fresques très déshabillées de la Farnesina, le volume final contribue résolument au culte de Raphaël et de l’érotisme dont procèdent, selon les auteurs, et la peinture italienne et le regard attentif, caressant et vigoureux, qu’il convient de lui porter. Raphaël, Sandra Teroni et Hélène de Jacquelot nous le rappellent, faisait alors l’objet de publications savantes et de débats érudits. Sans les mépriser, en y participant  même par leurs remarques fines sur la pratique du peintre et l’autographie d’œuvres douteuses, Constantin et Stendhal n’oublient jamais leur lecteur et l’émulation sensuelle qui anime l’ouvrage de bout en bout. Cette suite de descriptions n’est jamais sèche: d’ekphrasis en ekphrasis, une histoire de la peinture se définit et se déroule au gré d’une promenade virtuelle, qui donne du mouvement au texte et à sa lecture. Le hasard ne semble pourtant pas avoir présidé à sa construction, pas plus qu’aux nombreuses allusions aux «combats» de Stendhal depuis les années 1800-1820, telles sa défense du «beau idéal moderne » et ses diatribes contre les émules décolorés de Racine et Voltaire. Ce que ces Idées si peu françaises ont de plus piquant nous parle du jeune Beyle et de son horreur des tièdes ou des singes de l’antiquité. De là maintes digressions sur la modernité des maîtres italiens, innocente de leur postérité académique… Stendhal est donc bien présent au texte qu’il ne signe pas, mais qu’il griffe de sa verve insolente. Soulignons pour finir, plus que les éditrices ne souhaitaient le faire peut-être, combien ce livre de la mémoire est empreint de celle du grand remue-ménage impérial, de cette époque qui vit Beyle se former devant les chefs-d’œuvre de l’Europe française, de ce temps enfin où il fallut «rendre» ces trésors et où il priait le génial Denon de retenir au Louvre La Vierge à la chaise. Raphaël, doublement moderne, résumait en lui le destin de l’art et le destin des musées. Stéphane Guégan

– Abraham Constantin / Stendhal, Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres, édition établie et présentée par Sandra Teroni / Hélène de Jacquelot, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014.

D’autres idées sur la peinture…

À nouveau musée Picasso, nouveau guide des collections. Anne Baldassari ex-directrice de cette maison toute blanche enfin rouverte, a accroché l’un et dirigé l’autre. Ils ne se juxtaposent pas pour autant. Le premier, avec un luxe photographique que l’art de Picasso justifie amplement par sa science du détail signifiant, suit la chronologie et obéit aux désirs de l’artiste, celui qui avouait à la belle Françoise Gillot en 1946: «J’en suis arrivé au moment, voyez-vous, où le mouvement de ma pensée m’intéresse plus que ma pensée elle-même.» Au-delà de ce que la déclaration piégée avoue des liens plus que houleux de l’artiste avec le surréalisme, elle doit être lue comme un principe de lecture adressé à ses commentateurs futurs: on ne peut comprendre Picasso hors du lien nerveux, réactif, quasi érotique, qu’il a maintenu avec la nouveauté du présent, grande et petite histoire mêlées. Peu d’artistes de son calibre, quelque part entre Raphaël et Manet, ont signé et daté avec la même obsession nietzschéenne du dieu Chronos… Or, et les premiers visiteurs du musée Picasso le savent, ce rapport spécial au temps n’a pas entièrement commandé l’accrochage inaugural. Il se donne, il est vrai, les libertés d’une «exposition», laquelle durera donc trois mois. Bref, le guide colle davantage à l’horloge intérieure du grand d’Espagne, bien qu’il ne multiplie pas les images trop crues. On y verra se dessiner, entre autres potentialités d’avenir, une image exacte du Picasso de l’Occupation allemande, capable d’alterner le lugubre et le drolatique en moderne Cervantès. Très bel objet, concentrant en son milieu d’utiles essais ayant trait aux médiums que Picasso plia à son supposé caméléonisme, il sépare volontairement l’œuvre de sa documentation, le visuel du verbal, le virtuel du final. N’ont-ils pas toutefois vocation au contact? C’est que devrait nous montrer le musée Picasso à partir de 2015. SG // Anne Baldassari (dir.), Musée Picasso Paris, Flammarion/ Musée Picasso (existe en deux versions, 35 et 150 €).

Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es… Confie-moi tes lettres et je saurai quel être vibre en toi… Connue en partie depuis 1968, enrichie de 200 inédits et finement éditée grâce aux excellentes éditions du Bruit du temps, l’indispensable correspondance de Nicolas de Staël nous entraîne très loin dans l’intimité et l’itinéraire de ce peintre immense, l’un des rares de sa génération, celle qui eut 25 ans au moment des accords de Munich, à avoir porté la peinture française au degré d’«éminence» que l’exilé russe goûtait chez Keats et Baudelaire en poésie, Delacroix, Manet et Picasso en peinture. Pinceau et plume courent ici du même élan et atteignent  la même élégance sous la concision. L’écriture ne le trahit jamais. C’est une chance, car Nicolas de Staël, aussi fugitif que les saltimbanques de Rilke, a vu du pays, de la Belgique à l’Afrique du Nord, d’Agrigente à New York, et en a tiré mille impressions, mille pensées de peintre. Les lettres en recueillent l’élixir. On se délecte aussi de sa verve ramassée dès qu’elle cible les contemporains, marchands, critiques, hommes et femmes. Il sait aussi bien dire d’un mot les fulgurances du midi, les bars qui tanguent à Londres, les négresses de l’ABC, qu’achever d’une formule l’abstraction qu’il a déjà quittée quand il écrit fin 1950: «Soulages, c’est de la merde intégrale et sans discussion.» Et puis il y a la force inspiratrice de ses correspondants (quand nous donnera-t-on enfin les lettres reçues?). René Char, en premier lieu. Char et son génie, Char et son double jeu (il paraît qu’il ne faut pas en parler). Il y enfin Jeanne, pour laquelle il brûle quand il ne la couche pas sur la toile. En août 1954, Dorival défaille devant les Nus exposés chez Jacques Dubourg, c’est Olympia recommencé! S’est-il tué parce que Jeanne n’a pas voulu refaire sa vie avec lui? Les journalistes ne sont pas privés de l’écrire récemment, après la révélation des fameuses lettres d’amour, lyriques et impatientes, que l’artiste a envoyées de partout à son modèle de rêve… L’explication ne tient pas. Parlant du suicide, Drieu disait que c’était une façon de vaincre la mort et ses épuisantes étreintes. Mais il faut avoir brûlé la vie par les deux bouts auparavant. Le grand saut, pour Staël, vint à son heure. SG // Nicolas de Staël, Lettres  1926-1955, édition présentée, commentée et annotée par Germain Viatte, Le Bruit du temps, 29€. Deux expositions viennent d’être consacrées au peintre, l’une au musée Picasso d’Antibes (catalogue Hazan) et l’autre au Havre (catalogue Gallimard), dont on recommande chaudement la lecture.

La vie est beyle

Que les «happy few» se réjouissent, leur bonheur est désormais total. Avec son troisième tome vient de se clore l’édition Pléiade des Œuvres romanesques complètes de Stendhal, dont Philippe Berthier, impeccable et spirituel beyliste, est le principal artisan. Obéissant à une stricte chronologie, principe qui aurait enchanté ce romancier si attentif au mouvement des mœurs et du goût, l’ultime volume regroupe les écrits postérieurs aux Mémoires d’un touriste. Publié en juin 1838, sous un titre étrange alors, le livre tentait de populariser le voyage pour soi, et lui appliquait un mot anglais, très chic, mais traditionnellement réservé à l’exploration des terres et beautés italiennes. L’exotisme, rappelait-il à ses lecteurs de plus en plus nombreux, était moins affaire d’ailleurs que d’allure, de distance que d’absence. Six mois plus tard, après une nouvelle virée, Stendhal bouclait en cinquante jours la rédaction de son plus beau roman, La Chartreuse de Parme, dont l’intitulé avait lui aussi les charmes de l’incongru. Parme, la ville du sensuel Corrège, semblait si peu appropriée aux rigueurs solitaires du cloître ! Pourtant la précision géographique, au-delà du contraste suggestif, convenait très bien à cette grande histoire de passions entrechoquées, sanglantes le cas échéant, et jetées sous le ciel d’une Italie qui ne se voulait plus conventionnelle ou éternelle. Emporté lui-même par son fameux incipit, – le plus beau de toute notre littérature, disaient Nimier et Déon en 1950, Stendhal attelle son récit impatient à un autre décor, celui d’Arcole et de Milan, celui d’une péninsule arrachée à la domination autrichienne par les armées du Directoire, porteuses des «idées nouvelles», écrit-il en ancien fonctionnaire du Consulat et de l’Empire.

Il n’en tirait aucune nostalgie, pas plus qu’il ne condamnait ouvertement, à travers les folles aventures de Fabrice del Dongo, les temps déshérités où il était condamné à survivre (Louis-Philippe et Molé l’ont bien traité). À la suite de Balzac, auteur d’un article d’anthologie en septembre 1840, que Berthier réédite et corrige surtout, l’habitude est de privilégier une lecture politique, univoque, de La Chartreuse. Or, la petite cour de Parme, lieu amusant et sordide des intrigues d’un autre âge, n’offre pas à Stendhal le théâtre ou l’exutoire d’un légitimisme déçu, d’essence bourbonienne ou bonapartiste. Ultras et libéraux n’en sortent pas grandis, certains critiques l’ont noté en 1840. Mais Beyle, si «progressiste» à vingt ans, avait trop vu agir les courtisans de toutes espèces et s’exalter l’hystérie du pouvoir personnel. Le scepticisme voltairien, mâtiné de catholicisme romain, reste sa bonne étoile. Comme Chateaubriand, qu’il aimait détester, Stendhal a toujours rêvé d’une République idéale, où le respect de l’ordre commun ne ferait pas barrage aux débordements privés, où la démocratie n’aboutirait pas au rétrécissement des individus. Fabrice, nul à Waterloo, prouvera sa grandeur sur d’autres champs de bataille, au risque de l’inceste ou du blasphème. L’amour des femmes, flamme interdite de la comtesse, pureté conquise de Clélia, c’est son rendez-vous avec lui-même. Balzac, autre bévue, n’a pas vu la part volcanique de la Chartreuse, cette perle éruptive désormais sur papier Bible.

Philippe Berthier partage la détestation de Stendhal pour les phraseurs et les raseurs. Et quarante ans de vie universitaire, assombrie par la montée grandissante du politiquement correct et de la terreur communautariste, ont plutôt aiguisé ses systèmes de défense. Alors qu’une active retraite le tient désormais éloigné des amphis et du snobisme parisien, il donne des gages réguliers à son beylisme, véritable gai savoir, appliqué aux genres les plus divers, de la biographie dûment annotée aux pensées détachées, qui courent la page hors des ornières de la bienpensance dont Stendhal n’est pas le saint patron. Des connivences profondes, on le vérifie à chaque publication, le lient à Bernard de Fallois, autre «électron libre», pour user d’une formule qui a poursuivi Berthier avec la ténacité d’une malédiction napolitaine. Quand on aime autant l’Italie et les Italiens plus que les hochets dérisoires de la carrière, il faut s’attendre à ce genre de vendetta. Son dernier voyage en Stendhalie, plus ouvertement égotiste, affiche la verdeur rassurante des lutteurs sereins, pour qui il n’est pas d’affaire plus sérieuse sur terre qu’«être heureux», selon le destin attribué à Fabrice del Dongo. Avec Stendhal peut se lire comme le journal d’un voyage à deux, l’écume subtile d’une conversation jamais interrompue. Dévorer La Chartreuse à seize ans, comme Berthier le fit, aurait pu le détacher de cette littérature pour dilletanti. Balzac, entre deux éloges, parle d’un livre décousu, souvent brusqué, pauvre en métaphores et descriptions imageantes. Au lieu de s’en détourner avec horreur pour de plus sérieux breuvages, Berthier s’y est plongé et n’en est jamais remonté. Beyle, comme l’aurait dit ce compagnon toujours présent, car toujours absent, est sa «passion dominante». La formule mozartienne rayonne au cœur de La Chartreuse, elle a l’éclat des vérités révélées et des énergies renouvelables. Fabrice, dit Stendhal, avait «trop de feu» pour être prosaïque. Du feu et de l’énergie, Berthier en a revendre. De l’humour aussi, qu’il saupoudre sur les sujets les plus graves, du vin de Bourgogne au vin de messe. Car, pareil à Beyle en tout, il n’idéalise par l’Italie des plaisirs ou le XVIIIe siècle des libres-penseurs par affectation. Ce ne sont pas là religions stériles, neurasthénies célibataires. Si Berthier tire de ses lectures stendhaliennes un art de vivre, et la conviction que l’art n’est pas le contraire de la vie, mais son Éros central, c’est que Beyle est le penseur fondamental de la France postrévolutionnaire, de la fatalité du politique et des dangers de l’égalitarisme, l’observateur de l’équilibre précaire, et peu souhaitable, entre le civisme moderne et l’exigence du bonheur le plus conforme à soi. Les faux «amis du genre humain» ont droit à son ironie ou son mépris… Venu à Stendhal par La Chartreuse et la peinture, Berthier a fini par faire le tour de la maison et de ses biens les plus précieux. Une morale? Il faut mourir en pleine jeunesse, comme Octave, Fabrice, Julien et Lucien, ou se moquer des années tant qu’on peut jouir des autres. Stéphane Guégan

*Stendhal, Œuvres romanesques complètes, t. III, édition établie par Yves Ansel, Philippe Berthier, Xavier Bourdenet et Serge Linkès, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 60€.

*Philippe Berthier, Avec Stendhal, éditions de Fallois, 18€. Chez le même éditeur, du même auteur : Stendhal ; Vivre, écrire, aimer (2010) et Petit catéchisme stendhalien (2012).

*Pour être tout à fait complet, signalons la parution de la 12e livraison de L’Année stendhalienne (Honoré Champion, 2013), revue dont Philippe Berthier est le fondateur.