Guillaume le conquérant

Les anniversaires en ce début d’année nous bousculent. Après Le Sacre et ses tempi affolés, Alcools et son ivresse indémodable. Stravinsky, Apollinaire, 1913… Il ne manque que la réouverture du musée Picasso à notre bonheur… En cent ans, Alcools n’a ni déchu, ni déçu. Entre Rimbaud et le premier surréalisme, qui en fit sa sainte patronne, on ne voit guère poésie «si orgueilleusement jeune», pour le dire comme Max Jacob. Depuis Céret, où il villégiature avec Picasso et Eva Gouel, le poète accable son ami et confrère d’éloges : «Voilà du sublime !» Max, dédicataire de Palais («Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée»), le compare à Shakespeare pour la bigarrure de style, le mélange incessant de tons, du sérieux au scabreux, et lui fait gloire d’échapper à «l’intelligence commune». Paru en avril 1913, Alcools s’ouvre sur un frontispice cubiste, le portrait de l’auteur par Picasso, qui a suivi de près le tirage de sa gravure. Picasso veut du noir, pas du bleu, qui siérait mieux au Mercure de France, l’éditeur du livre, vieille maison marquée de vieux symbolisme… Mais le temps n’est plus au bleu. Et Picasso le sait mieux que quiconque. Ce portrait et sa figuration diffractée, ironique, Apollinaire en a reconnu la ressemblance et l’utilité. Derrière ses facettes factieuses se devine une poétique partagée. L’absence de toute ponctuation dans Alcools, qui donne un air de fête au moindre signe, les effets de collage, les sensations et les idées télescopées, l’espace et le temps redéfinis, et cette façon primitive de révéler la vérité humaine des anciens mythes, médiévaux ou tropicaux, établissent un lien direct avec le monde de Picasso et ses modes de penser en image.

On se félicite donc de retrouver le dit portrait au seuil de l’édition Folio du centenaire, qui comporte d’autres surprises et un lexique bien utile à qui veut se donner quelques armes contre «l’obscurité» voulue de certaines tournures. Les poèmes les plus célèbres, du futuriste Zone aux plaintes verlainiennes, ont acquis une telle autorité dans le monde scolaire qu’on glisse sur le reste. Or la richesse d’Alcools, loin de se réduire à l’insolite de quelque «boutique de brocanteur» (Duhamel), découle d’un imaginaire aux ramifications multiples, et d’une mythologie personnelle frottée aux surprises de la vie moderne. Les premiers détracteurs du volume, inaptes à en gouter le mélange, s’acharnèrent sur son «manque d’unité» et sa «cohésion» défaillante. La jeune NRF, via Ghéon, exigeait plus d’un livre si attendu que son «charme composite», cubisme dont elle ne percevait pas la raison. La revue pensait encore que Maurice Denis était un peintre considérable et que la vogue de Picasso passerait ! Gide, qui venait de rater Proust, prit plaisir à l’éreintement d’Apollinaire, où il voyait un épigone farfelu de François Villon. Sa vue courte, en poésie, se vérifiait une fois de plus. Peu de critiques firent mieux. Du moins certains eurent-ils l’esprit de citer d’autres noms à l’appui de la nouveauté d’Alcools, Nerval, Rimbaud, Laforgue, Mallarmé, Jarry ou Nietzsche.

Quitte à simplifier un livre pareil, Emile Sicard eut au moins le courage de prendre son titre au sérieux. Les vers d’Apollinaire arrachaient ! Ça ressemblait aux boissons «américaines», ça sentait l’éther et l’opium, toutes substances chères à la bande à Picasso. Par le faux débraillé des poèmes et l’aveu des frasques de la nouvelle bohème, la presse était fatalement ramenée au portrait liminaire. Dans sa biographie du poète, Laurence Campa vient d’en donner la plus juste analyse : «Investi d’un très haut degré de plasticité grâce aux rapports nouveaux entre les lignes, les plans, les couleurs et les détails réalistes, il libérait l’énergie vibratoire de la vie et livrait une image parfaitement exacte de la poésie d’Alcools : ombre et lumière, discipline et fantaisie, singularité, exemplarité, distillation du réel, prolifération du sens, jeux du cœur, de l’esprit et du langage, alliance d’héritages et d’inventions.» Et moi aussi je suis peintre ! Ce devait le titre d’un recueil de cinq calligrammes dont la guerre de 14 repoussa la publication… Si la vie d’Apollinaire est digne d’être peinte, c’est qu’elle est à la hauteur de ses passions héroïques et du besoin de «se donner une identité par l’écriture» (Michel Décaudin). Brève, mais intense et active, plus volontaire que brouillonne, elle offre son compte de séductions et d’énigmes à ceux qui cherchent à prendre l’exacte mesure et le sens d’un destin pleinement romanesque, où l’échec littéraire et amoureux, moins cruel que ne le veut le mythe du mal-aimé, reste une des sources premières de l’action.

Le livre de Campa, énorme et léger, érudit et vif, maîtrise une information confondante sans y noyer son lecteur. Nombreux et périlleux étaient pourtant les obstacles à surmonter. La Belle époque ne bute-t-elle pas sur la méconnaissance, de plus en en plus répandue, de notre histoire politique? La poésie, elle, n’attire guère les foules, encore moins celle d’une période que l’on présente habituellement comme intermédiaire entre le symbolisme et le surréalisme. Et que dire du milieu pictural, si ouvert et cosmopolite, dont Apollinaire fut l’un des acteurs et des témoins essentiels ! Comment aborder enfin le nationalisme particulier de ce «Russe», né en Italie de père inconnu, et fier de défendre l’art français avant de se jeter dans la guerre de 14 par anti-germanisme ? Or la biographie de Campa ne se laisse jamais déborder par l’ampleur qu’elle s’assigne et la qualité d’écriture qu’elle s’impose. On ne saurait oublier la difficulté majeure de l’entreprise, Apollinaire lui-même et sa méfiance instinctive, nietzschéenne, des catégories auxquelles la librairie française obéissait servilement. Ce n’était pas son moindre charme aux yeux de Picasso. Pour avoir refusé la pensée unique et la tyrannie de l’éphémère, ces dieux du XXe siècle, l’écrivain et le critique d’art restent donc difficiles à saisir. Nos codes s’affolent à sa lecture. Il faut pourtant l’accepter en bloc. On aimerait tant qu’il ait prêché le modernisme sans retenue, au mépris de ce que l’art du jour mettait justement en péril, dans une adhésion totale à chacune des nouveautés dont se réclamaient ses contemporains. Entre 1898 et 1918, de la mort de Mallarmé à la sienne, il fut pourtant tout autre chose que le chantre abusé des avant-gardes européennes.

Fils d’une aventurière, une de ces Polonaises en perpétuel exil qui vivaient de leur charme et de leur intelligence sur la Riviera, Wilhelm de Kostrowitzky a fait de brillantes études avant de convertir son goût des livres en puissance littéraire. D’un lycée à l’autre, au gré des finances aléatoires de sa jolie maman, il s’acoquine à quelques adolescents grandis aussi vite que lui. Certains devaient croiser ses pas plus tard, et se faire un nom à Paris. Sur le moment, on partage déjà tout, les livres interdits, Sade ou Baudelaire, les histoires de fille et les rêves d’écriture. L’ambition est le meilleur des ciments, de même que l’envie de rejoindre, tôt ou tard, la modernité parisienne, symboliste ou décadente. Les cahiers du jeune homme, laboratoire du rare, fourmillent de mots et de citations pris aux ouvrages les plus actuels comme les plus oubliés. Henri de Régnier et les fabliaux du Moyen Âge y cohabitent avec la simplicité, si naturelle en comparaison, d’un Francis Jammes. La famille gagnant Paris en 1899, Wilhelm se cogne aux nécessités de l’existence, accepte mal désormais l’autorité de sa mère et ses habitudes de contrebandière. Si son frère opte pour la banque, lui choisira la littérature après avoir renoncé à la cuisine boursière. Les bibliothèques d’emblée lui ouvrent leurs richesses. Familier de la Mazarine, il se fait vite remarquer du conservateur, Léon Cahun, qui lui présente Marcel Schwob, proche de Jarry et superbe représentant d’un merveilleux fin-de-siècle qu’Apollinaire va rajeunir.

La Revue blanche publie en juin 1902 Le Passant de Prague, précédé de son baptême poétique, trois courtes pièces, d’un ton voilé très verlainien, parues dans La Grande France en septembre 1901. L’innombrable bataillon des débutants parisiens compte un nouveau nom, plus facile à prononcer lorsqu’il se met à signer de son patronyme de plume, autrement solaire et séduisant. Le changement s’est produit en mars 1902 – ce siècle avait deux ans ! – avec la publication de L’Hérésiarque, tout un programme, qu’accueille la moribonde Revue blanche. Mais un nom n’existe que s’il sonne et résonne lors des soirées littéraires qu’affectionne une époque de parole libre et de revues éphémères. Plus encore que la poésie, trop lente à se défaire d’un symbolisme exténué, c’est la peinture qui lui fait alors entrevoir d’autres possibles. En quelques mois, le douanier Rousseau, Vlaminck, Derain, Picasso et Marie Laurencin, dont il s’amourache, entrent dans la vie et les mots du poète. Jusqu’en 1910, et le virage professionnel que constitue l’entrée à L’Intransigeant et la rédaction de chroniques d’art régulières, Apollinaire polit son œil à la plus exigeante des écoles, celle des ateliers ou des Salons de la capitale, et des polémiques que suscite le cubisme et futurisme italien. Les flambées fauves de 1905, au fond, l’ont moins transporté et convaincu que les chimères du douanier Rousseau et la gravité de Picasso, celle des saltimbanques tombés du ciel comme celle du cubisme, sauvage, physique et ludique.

«Ordonner le chaos, voilà la création, écrit-il en décembre 1907 à l’intention de Matisse. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure.» Mais l’ordre qu’il encourage à suivre, et à réinventer, ne concerne que les artistes tentés par un formalisme hasardeux ou vide de sens. Si «l’expression plastique» en peinture équivaut à «l’expression lyrique» en poésie, c’est bien que ces deux langages ont vocation à converger plus qu’à s’exclure. A oublier cette vérité ou à restaurer l’allégorie, comme il le reprochera aux futuristes trop durement, on assèche ou on gèle le langage des formes. Du reste, Apollinaire ne rabat jamais le cubisme qu’il aime, celui de Braque et Picasso, sur la rationalité austère et affichée de leurs supposés coreligionnaires. Cette peinture est moins affaire d’esprit pur que d’énergie vitale, déployée à la pointe de ses arrêtes et de ses volumes tendus vers le spectateur. Quoi de mieux qu’un livre illustré pour redire l’accord repensé de la peinture et de la poésie ? Ce livre, publié par Kahnweiler en novembre 1909, ce sera L’Enchanteur pourrissant, où les bois gravés de Derain accompagnent de leur sensuelle âpreté les délires métamorphiques dont la figure de Merlin est à la fois l’objet et l’enjeu. Boudé par les uns, le livre pose définitivement son auteur aux yeux des autres. Lors du Salon des Indépendants de 1910, Metzinger expose un portrait cubiste de ce champion des modernes.

Avec son ami André Salmon, Apollinaire a gagné ses galons d’arbitre du goût. La publication des Onze Mille Verges, anonyme mais vite démasquée, l’avait précédemment auréolé d’une légende sulfureuse, qu’il s’emploie à entretenir par ses multiples aventures, ses écrits licencieux et sa fréquentation de Picasso, que la vie sexuelle de ses amis a toujours passionné… La presse à gros tirages lui permet d’accéder à une notoriété plus sure! L’Intransigeant, de tendance nationaliste, tire à 50 000 exemplaires. Sa ligne politique ne déplaît pas à l’écrivain, qui n’a jamais caché son agacement devant les rodomontades du Reich allemand et ses provocations depuis 1905. L’Intransigeant, c’est la tribune idéale pour évaluer l’art du présent hors de toute allégeance aux avant-gardes. De cette servitude, Guillaume fait une chance, et une tribune. N’en déplaise à Marinetti, Picabia et Duchamp, l’art du XXe siècle  ne peut s’enfermer dans le culte d’une nouveauté exaltée pour elle-même. Quand bien même il faut donner voix et forme à «l’air du temps», la liberté du créateur lui semble préférable aux coteries et aux chapelles, qu’il fuit avec constance et dont il dénonce l’étroitesse de vue. «J’émerveille», telle est sa devise. Surprendre, son viatique. Et, en 1911, il l’épouse jusqu’à se laisser embarquer dans l’une des affaires qui auront le plus défrayé la presse, les vols du Louvre.

Guillaume Apollinaire et André Rouveyre,
le 1er août 1914

S’il n’a rien à voir avec la disparition de la Joconde, le poète est très lié au trouble Géry Pieret, qui a subtilisé des têtes ibériques de pierre dont l’archaïsme a ravi le Picasso des Demoiselles d’Avignon Les trois larrons décident de les restituer quand le vol du Vinci, auquel ils sont étrangers, plonge le Louvre et la police en un juste émoi. Seul Apollinaire, emprisonné du 7 au 12 septembre, s’acquittera de sa petite dette envers la société. Picasso n’a pas brillé par son courage lors de la confrontation voulue par le juge. Ce ne sera pas la dernière dérobade du peintre, à qui les faux-fuyants du cubisme dit analytique et des papiers collés vont si bien. Du reste, en ouverture des Soirées de Paris, la revue qu’il fonde avec Salmon et André Billy, le critique assène quelques vérités aux thuriféraires de «la peinture pure» : «Du sujet dans la peinture moderne», en février 1912, claironne moins un affranchissement salutaire qu’il n’enregistre ses limites : «Les nouveaux peintres […] n’ont pas encore abandonné la nature qu’ils interrogent patiemment. Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre.» Un mois plus tard, Apollinaire enfonce le clou, à l’occasion de l’exposition des futuristes chez Bernheim-Jeune. Sa recension est d’une violence égale aux vociférations ultranationalistes de Marinetti, le mentor du groupe. Apollinaire lui répond vertement et souligne leur dépendance à l’égard de l’art français, autant que leur conception viciée du sujet, trop dépendante encore de la vielle narration ou lyrisme sentimental que Picasso a répudiés.

Mais le piège des Italiens ne se refermera pas sur Apollinaire, qui reconnaît les vertus roboratives du futurisme. Ainsi son enthousiasme pour Delaunay et la peinture simultanée doit-il s’évaluer à l’aune des tensions du milieu de l’art parisien, gagné par la surchauffe patriotique de l’avant-guerre. En mars 1913, lors du Salon des Indépendants, L’Equipe de Cardiff de Robert Delaunay, tableau à sujet, lui arrache des cris de victoire guerrière, d’autant plus que son  article se lit dans Montjoie ! La revue de Rocciotto Canudo, un Italien de Paris très hostile à Marinetti s’affiche comme l’« Organe de l’impérialisme artistique français », accueille aussi bien Cendrars et Salmon que Léger, Delaunay, Satie et Duchamp-Villon. Plus qu’une officine réactionnaire, tarte à la crème d’une certaine histoire de l’art, Montjoie ! contribue à la recomposition nationaliste de l’Europe artistique dont Apollinaire est partie prenante sans xénophobie. Ses deux livres majeurs de l’année, les Méditations esthétiques et Alcools en portent trace. Mais on peut avoir l’esprit large et le cœur français. Comme Canudo et Cendrars, le poète de Vendémiaire est de ces « étrangers qui s’engagent ». Il fait une première demande dès le 5 août 1914, elle sera repoussée. Rebelote fin novembre. Plus appuyée, la requête aboutit. Sous l’uniforme de 2e canonnier-conducteur, Apollinaire fait ses classes à Nîmes, où il file le parfait amour avec la Lou de ses futurs poèmes de guerre.

De cette guerre, tellement moderne par son alliance de haute technologie et de bas instincts, de mélancolie et d’énergie, de peur et de surpassement de soi, Apollinaire va traduire les tristesses et les beautés. Il en fut l’Ovide et l’Homère. Aux poèmes de l’absence et de l’attente répond l’éclat paradoxal, explosif, de certains calligrammes, qui ont tant fait pour rejeter leur auteur parmi les suppôts d’un «patriotisme niais» ou d’une virilité risible. Il faut croire que notre génération, celle de Laurence Campa, n’a plus de telles préventions à l’égard du poète en uniforme ! Lequel, comme Campa le montre aussi, n’oublie pas le front des arts jusqu’en 1918 (il meurt un jour avant l’armistice !). Ajournés pour cause de conflit, Les Trois Don Juan paraissent en 1915. Là où Apollinaire voyait ou affectait de voir un expédient alimentaire, le lecteur d’aujourd’hui découvre avec bonheur une des plus heureuses divagations, drôles et érotiques à la fois, sur ce grand d’Espagne, obsédé de femmes et repoussant la mort et l’impossible à travers elles. Cette fantaisie admirable, qui absorbe Molière comme Byron sans le moindre scrupule, respire, au plus fort du conflit, l’immoralisme des Onze mille verges… Après son retour du front, le trépané va accumuler les aventures les plus audacieuses, signer des préfaces, seconder les galeries qui se lancent ou se réveillent. Adulé par la nouvelle génération, du Nord/Sud de Reverdy à Breton, Soupault et Aragon, il s’associe à deux des événements cruciaux de 1917, Parade et Les Mamelles de Tirésias. L’argument de ce drame archi-loufoque situe à Zanzibar une étrange permutation des sexes et la relance d’une natalité en souffrance. Les Mamelles remportent un tel succès qu’une poignée de peintres, se sentant outragés, dénoncent publiquement cette supposée charge du cubisme. Gris, Metzinger et Severini signent cette protestation ridicule. Oui, il y a bien cubisme et cubisme en 1917. Le poète soldat, en dépit de son culte de la «raison», avait choisi son camp. Celui de Picasso et du surréalisme à venir. Il est mort, en somme, les armes à la main. Stéphane Guégan

*Guillaume Apollinaire, Alcools, Folio Gallimard, 4,20€

*Laurence Campa, Guillaume Apollinaire, Biographies, Gallimard, 30€

*Guillaume Apollinaire, Les Trois Don Juan, Gallimard, coll. L’imaginaire, 9,50€

Paula B., l’imp®udente

Depuis vingt ans, la recherche d’inspiration féministe a hissé Paula Becker au rang des artistes les plus significatives de leur sexe, à égalité avec Frida Kahlo et Cindy Sherman. Il est vrai qu’elle a peint les premières représentations de mère ou d’adolescente nue jamais réalisées par une femme. L’amie de Rilke n’avait pas froid aux yeux. Son plus grand titre de gloire posthume reste, à cet égard, l’autoportrait de 1906, qui la montre à moitié dévêtue, comme une Tahitienne de Gauguin, une main sous les seins, l’autre près du ventre arrondi, souriant à sa propre nudité, au bonheur de porter un enfant, heureuse aussi de ce qu’elle provoque dans le regard des autres. Car l’altérité ici ne procède d’aucun exotisme, d’aucun ailleurs, qui justifierait le rejet des convenances sociales. Ce tableau inaugural, Paula Becker le peint à Paris, dans le Paris de Picasso et de Rilke, deux figures de son cercle. Non, cette altérité se fonde sur la conscience d’une différence et d’un statut que l’artiste entend faire reconnaître par la peinture et par elle seule. Comme Diane Radycki, la meilleure connaisseuse de l’artiste vient de le mettre en lumière, le tableau déborde le cadre d’une rivalité frontale avec le Picasso de la période rose et du virage archaïsant de Gosol. Le choix de se représenter enceinte, alors que Paula ne l’était pas en réalité, apparente son désir d’être mère à quelques-unes des icônes du Louvre qu’elle avait beaucoup fréquentées, de la Vénus de Milo à la Vénus de Cranach. Donner forme à l’idée de fertilité est une chose, lui donner sens une autre. Il faut donc prêter attention à l’inscription qui se lit au bas du tableau : «J’ai peint ceci à l’âge de 30 ans, à l’occasion de mon 5e anniversaire de mariage.»

Une telle affirmation, à la première personne, fait entendre une double attente, celle de l’artiste et celle de la femme, la première poussant la seconde à rompre ses liens de mariage avec le paysagiste Otto Modersohn. Il y a du défi dans ce ventre et ce nombril dilaté, que Diane Radycki rapproche aussi du portrait des Arnolfini de Van Eyck et de la célèbre photographie d’Annie Leibowitz montrant Demi Moore à la une de Vanity Fair.  En se projetant dans un futur incertain, Paula Becker faisait aussi le bilan d’une carrière ébauchée une quinzaine d’années plus tôt. Issue de la bonne bourgeoisie de Dresde, et ayant bénéficié d’une excellente éducation et d’une formation artistique internationale, la jeune femme n’eut aucun goût pour la bohème misérabiliste. La communauté artistique de Worpswede, aux portes de Brême, où elle croise Otto Modersohn dès 1897, se veut au contraire d’une probité exemplaire, dont l’ancrage rural est le signe. Paula Becker aurait pu se fondre parmi ces paysagistes doucement rustiques et nullement modernes. Première rupture, elle quitte l’Allemagne, seule, le 1er janvier 1900. Son premier séjour parisien dure six mois, il  s’inscrit entre l’Académie Colarossi, l’Ecole des Beaux-Arts, où les femmes sont acceptées depuis peu, et le Louvre. Les tableaux de cette époque témoignent d’un intérêt pour Cézanne, Gauguin, Degas et Van Gogh, figures du Panthéon moderne. Paris devait surtout lui donner la maîtrise de la figure humaine à laquelle elle aspirait, comme le disent ses lettres. Trois autres séjours suivraient qui rythment sa modeste carrière allemande et l’étrange vie de couple qu’elle partage avec Otto Modersohn. Elle s’était mariée avec cet homme austère à la mort de sa première épouse. Mais il semble que ce mariage soit resté non consommé jusqu’en 1906. Entretemps Paula, à l’instar de Picasso, s’était assimilé le primitivisme de Gauguin et les stridences de Van Gogh. Au moment de sa disparition prématurée en novembre 1907, moins de trois semaines après avoir donné naissance à une petite fille, la reconnaissance du peintre était encore à venir. On s’y employait. En 1927, un musée portant son nom ouvrait à Brême. Femme et moderne, elle n’échappera pas, dix ans, plus tard, aux cimaises de la grande messe nazie contre l’art dégénéré. Son aura aujourd’hui n’en est que plus grande et plus sûre. Stéphane Guégan

– Diane Radycki, Paula Modersohn-Becker. The First Modern Woman Artist, Yale University Press, 49€

Picasso, vous savez…

8 avril 1973, il y a 40 ans à cette minute précise, mort de Picasso. Personne ne pouvait y croire, nul ne voulait y croire. Il occupait la scène, de sa présence écrasante, depuis si longtemps. C’était comme voir mourir le XXe siècle trop tôt. Sa disparition surprit d’autant plus que Pablo mourait debout, en lion, après avoir secoué la vieille crinière gothique de la chapelle du palais des Papes. Les plus jeunes ont sans doute oublié le vacarme provoqué par ses dernières œuvres en mai 1970, explosion incontrôlable de toreros outrageusement enfantins, d’Arlequins farcesques et de nus sexués ad libitum. On aurait dit que l’Eros picassien déchirait son lit éternel, débordait, emportait tout, le sujet et les formes dans sa folie. Sénile, dira la vieille garde. Juvénile, répondront les aficionados. L’Humanité, le 8 mai 1970, titre «Pablo Picasso, cet indomptable». Jeannine Warnod, côté Figaro, parle d’«action-painting» sans confondre frénésie et hasard. Picasso voulait-il en découdre avec les Américains et l’idée que la modernité était devenue leur domaine réservé en trente ans ? Sans doute. À quoi, du reste, comparer cette lave que la chapelle d’Avignon ne pouvait contenir ? De Kooning, version Woman, répondait Werner Spies récemment. Juste. À qui d’autre ? Au seuil des années 1970, seuls quelques Allemands, Baselitz en tête, ont pris la mesure du dernier Picasso, l’ont pris au sérieux, et rêvent de hisser la peinture menacée à ce point d’incandescence batailleuse.

Un an plus tard, et afin de tromper la mort une fois de plus, Picasso fait don de 57 dessins au musée Réattu ; ils sont encore visibles pour quelques jours au Graphik Museum de Münster. À cette occasion, les éditions Actes Sud remettent en circulation, revu et augmenté, le bel ouvrage que leur a consacré Michèle Moutashar, directrice du musée arlésien. Derrière son élégante couverture noire, ce qui vous attend étouffe la moindre note funèbre. Picasso, au contraire, laisse s’ébattre sa pléiade favorite d’Arlequins lubriques, de Mousquetaires Louis XIII – il venait de relire le roman de Dumas –, et de femmes fortes à la pilosité débordante. Si l’inspiration ne reconnaît aucune limite et aucune pudeur, l’économie des moyens reste admirable sous la truculence du trait et la manière de coloriage du sale gamin. Van Gogh, l’Arlésien, et Rembrandt, le grand frère du Nord, y traînent, l’un sa barbe bohème et son regard triste, l’autre sa bonhomie baroque. Mais l’inventaire intime serait incomplet si le bleu des années 1901-1904 ne venait frapper à la porte de ce château du souvenir. Un château dont chaque portrait de famille se voit « en plan serré », dans l’intense dialogue des regards que Picasso aime entre tout. Souvent millésimés avec une extrême précision, ferraillant avec le temps qui court, ces dessins s’échelonnent entre le 31 décembre 1970 – calendrier éloquent – et le 4 février 1971. Leur apparente vitesse ou facilité d’exécution rappelle les illusions du dessin automatique, que Picasso a moins pratiqué qu’un Masson, son voisin dans le Sud.

D’un bilan l’autre. Passons à l’intrigante exposition du Kunstmuseum de Bâle, dont le titre prometteur ne réserve aucune désillusion. Il est donc vrai que les collections bâloises peuvent raisonnablement s’enorgueillir de chefs-d’œuvre du peintre. Ce n’est que justice. Les musées suisses au cours des années 1930 se sont montrés d’une rare audace à son endroit. L’événement le plus symbolique reste la rétrospective organisée par le Kunsthaus de Zurich fin 1932, alors que la crise affecte lourdement les valeurs sûres du marché de l’art. Et Picasso en est une. Bâle va très vite occuper un rôle de premier plan dans ce processus, qui se double de l’intérêt que lui témoignaient les meilleurs collectionneurs depuis les années 1920. Raoul La Roche, dont le nom est indissociable du Kunstmuseum de Bâle, accumula les toiles cubistes entre 1921 et 1928 ; en pleine guerre de 14, l’entrepreneur Rudolf Staechelin étoffa ses murs des Deux frères, sommet de la période rose, avant d’acquérir, auprès de Paul Rosenberg, une autre perle, l’Arlequin assis de 1923. La même année, son ami Im Obersteg, achetait au marchand parisien son propre Arlequin. Dans le catalogue de l’exposition, Anita Haldemann et Nina Zimmer ont mille autres anecdotes et informations à nous raconter. À l’évidence, à partir du milieu des années 1950, alors que l’œuvre de Picasso prenait à nouveau un tour déconcertant, Ernst Beyeler donna un second souffle à cette passion bâloise. Deux des tableaux essentiels de l’exposition viennent de la fondation qui porte son nom, Chat et homard, variation hallucinée sur La Raie de Chardin, et Le Nu couché jouant avec un chat, clin d’œil décomplexé à Olympia. Oui, The Picassos are here, comme le dit l’affiche de Bâle !

On aurait tort de sourire des résistances que suscita le dernier Picasso. Elles furent aussi le fait des plus éminents esprits du siècle passé, comme le rappelle l’ambitieuse synthèse de Serge Linarès sur les écrivains qui contribuèrent largement à façonner la statue du commandeur. Il est heureux qu’un éditeur, Citadelles en l’occurrence, ait confié à un spécialiste de Cocteau, éditeur de La Pléiade, la tâche de documenter et d’éclairer pareil sujet. Pour le dire d’un mot, Picasso fut aux écrivains de son temps ce que seul Manet, au XIXe siècle, fut aux siens. Linarès, dès son introduction, extrait cette phrase du livre que Gertrude Stein, consacrait en 1938 au peintre qu’elle avait commencé à collectionner trente ans plus tôt : «Ses amis, il les choisit bien plus parmi les écrivains que parmi les peintres.» Les écrivains français, aurait-elle pu préciser si ses origines américaines n’avaient pas vaincu ici sa passion pour leur pays d’adoption. Car Picasso, Cocteau avait raison d’y insister, fût-ce dans le contexte de la guerre de 14, s’est voulu français dès l’opération de séduction qu’il mit en place en arrivant à Paris. À cette époque, son poète, c’est Max Jacob. Pouvait-on faire meilleur choix ? Devant les toiles bleues les plus dépressives, lire du Vigny, qu’ils aimaient tous eux, a du sens. Dès 1904, Apollinaire et Charles Morice entrent en scène, forment une scène.

Linarès y reconnaît «un fait de société» récurrent depuis le romantisme, «la constitution d’une collectivité artistique mêlant les artisans du verbe et de l’image». D’où le ballet incessant des écrivains et poètes autour de Picasso, au moins jusqu’à la fin des années 1960. À tous ce livre fait une place en dissociant, non sans mal, les purs créateurs des plumes gagnées à la critique d’art professionnelle, de Salmon et Reverdy à Aragon et Cocteau, en passant par Breton, Prévert, Michel Leiris, René Char, Ponge et Malraux, qui n’aura pas été «l’ami magnifique», bien que tout l’y destinait. Quand on feuillette la monographie de Raynal, publiée en 1922 avec un luxe d’images qui en fait le premier livre d’importance, on regrette que les autres témoins privilégiés de la vie de Picasso n’aient pas aussi bien décrit sa bibliothèque. Maurice Raynal s’amuse indéniablement à informer son lecteur que l’inventeur du cubisme lit aussi bien Rimbaud et Mallarmé que Diderot, Rétif de la Bretonne et les classiques du libertinage, qu’il faut savoir sentir derrière Les Demoiselles d’Avignon. Après avoir rappelé l’impact des lettres sur la production du peintre, mais sans insister assez sur la poétique des papiers collés si bien décortiquée par Rosalind Krauss,  l’ouvrage de Linarès s’intéresse au corpus littéraire de Picasso, qu’il a raison de tenir en plus haute estime, au mépris des préventions idiotes de Beauvoir. Les livres illustrés bouclent la boucle. L’Histoire naturelle de Buffon, publiée en 1942 chez Fabiani, tisse mille liens entre l’animal et l’humain jusqu’à faire de l’araignée une croix gammée velue. Picasso, peintre parce que poète, assurément. Stéphane Guégan

*Michele Moutashar, Les Picasso d’Arles, édition revue et augmentée, Actes Sud, version bilingue, 33€.

*The Picassos are here! A retrospective from Basel Collections, commissaires : Anita Haldemann et Nina Zimmer, Kunstmuseum Basel, catalogue publié par Hatje Kantz, 39,80€.

*Serge Linarès, Picasso et les écrivains, Citadelles & Mazenod, 199€. On soulignera la perfection éditoriale du livre, qui comprend un corpus de textes intercalés à maints endroits sur un papier différent. Signalons le volume d’Œuvres de Max Jacob, remarquablement édité par Antonio Rodriguez (Gallimard, Quarto, 29,50€). Sa chronologie et le volume lui-même rassemblent une iconographie picassienne très intéressante, en plus des planches que Kahnweiler demanda à Picasso pour le Saint Matorel de Max Jacob en 1911.

« Cet enfant d’une précocité effrayante » (Charles Morice)

Picasso décida très tôt d’éprouver sa fuyante substance ontologique, ce qu’on appelle son moi, à travers les aléas du désir et d’une multiplicité stylistique que le formalisme a vidé de son sens par myopie. L’exposition du Courtauld, à l’inverse, nous ouvre les yeux sur la différence qu’il importe de maintenir entre la supposée vérité des êtres et leur impatience à s’assigner un destin. Becoming Picasso, devenir Picasso, qu’est-ce à dire ? Le titre que Barnaby Wright a donné à son exposition résonne de toutes les interrogations que l’histoire de l’art actuelle fait miroiter autour de l’artiste, de son nom, de la légende et du sens qu’il lui attacha dès son expérience parisienne inaugurale. En 1901, Picasso signe pour la première fois ses tableaux du nom de sa mère. On y verra moins l’aveu de sa part de féminité, tarte à la crème de notre époque écrasée de « politiquement correct », que le premier masque d’un homme qui chérissait la culture du secret et les arlequinades. Elles résistent aux explications biographiques brutales, qu’on se penche sur la vie sexuelle de l’artiste ou sa fulgurante carrière, qui ne serait que la traduction de la première dans le domaine pictural et la réussite financière. Picasso est toujours au-delà des coups de force dont son parcours est émaillé. Assurément, Paris, en 1901, fut le lieu d’une affirmation de soi, ou d’une invention de soi, la première d’une longue série. Devenir Picasso, en 1901, c’est d’abord devenir français, prendre place dans le tissu parisien. La vingtaine de tableaux réunis à Londres, intense expérience, sont autant de tentatives d’appropriation. Les échos variés de Daumier, Manet, Degas, Cézanne, Lautrec, Gauguin et Van Gogh s’y mêlent aux souvenirs de Vélasquez, Goya et même Zuloaga. Le fameux Yo Picasso vampirise le plus autoritaire des autoportraits de Poussin. Ce déguisement-là prolonge l’énergie nietzschéenne que libèrent les oranges, les jaunes, les bleus et les blancs du tableau. L’œuvre constituait le parfait manifeste de l’exposition Vollard, étape décisive, en juin 1901, dans la conquête du monde de l’art. Isolés, comme à Londres, les tableaux de cette année cruciale retrouvent la puissance d’impact qu’on leur reconnut aussitôt. Et les sujets ajoutaient à la palette explosive des œuvres. Picasso peut maçonner comme Van Gogh ou lisser comme les Nabis, il n’en saisit pas moins tous les aspects du Paris contemporain, le carnaval joyeux ou sordide de la rue et des cafés. Le naturalisme à résonnance sociale des débuts catalans ne s’est pas évaporé sous la mutation formelle. On notera aussi une forte prégnance mélancolique en alternance avec la fascination positive, française, des marginaux et de la petite enfance. Quant à la formule du dédoublement, ce Janus de Picasso la scrute et la fortifie déjà au contact d’Ingres, son parfait surmoi. N’est-on pas en droit, ainsi, de mettre en relation un chef-d’œuvre comme L’Arlequin et sa compagne (notre image) avec le portrait de Mme Moitessier, clivé à souhait ? Stéphane Guégan

– Becoming Picasso : Paris 1901, The Courtauld Gallery, jusqu’au 26 mai 2013. Catalogue, sous la direction de Barnaby Wright, d’une remarquable densité intellectuelle (Paul Holberton publishing, 30£). En plus des riches contributions du commissaire lui-même et de celles de Marilyn McCully, grande experte du domaine, on signalera l’essai que Gavin Parkinson consacre à l’impact possible des lectures de Nietzsche sur le dyonysisme picassien et l’iconographie de L’Enterrement de Casagemas, l’un des coups de clairon de l’exposition londonienne.

– Rosalind Krauss, Les Papiers de Picasso, Macula, 26€. Évidemment, il fallait traduire ce classique de la littérature picassienne, vieux d’une quinzaine d’années, mais qui continue de féconder le débat. On ne saurait lire chose plus excitante et plus irritante sur les papiers découpés de l’artiste et sa « sortie » du cubisme au seuil de la guerre de 14. Le sentiment mêlé qu’on en retire tient au mélange de formalisme et de sémiologie, le tout très chic new-yorkais, dont l’auteur est l’une des dernières représentantes. Sa méthode, avouons-le, convient à l’exégèse des différents procédés qui gouvernent les collages de Picasso à partir de 1912, en raison même du  trouble visuel et sémantique que l’artiste y introduit avec humour, mélancolie ou sadisme. À cet égard, la première partie de l’essai est de loin la meilleure. Mais les choses se gâtent avec le deuxième chapitre. Peut-on réellement réduire la frénésie citationnelle et réaliste qui saisit le Picasso post-cubiste, où Rosalind Krauss en moderniste voit un échec massif (« des œuvres de plus en plus ineptes » écrit-elle), à la volonté de parodier le mécanisme euphorique, sériel et apparemment impersonnel, auquel obéissent à la fois la « straight photography » et une partie de l’avant-garde (Picabia, Duchamp). L’exégèse s’épuise alors dans les considérations stériles d’une lecture qui se veut héroïquement interne, définitivement formaliste, en dépit des concessions heureuses de Rosalind Krauss à l’approche biographique. Pour autant, le lecteur a bien du mal à retrouver ses petits dans l’argumentation sinueuse, hétérogène du livre en ces dernières pages. Mais un classique reste un classique. Autrement dit, on y perd jamais son temps ni son argent. Les Papiers de Picasso marquent, vices et vertus, un moment de l’historiographie. On dira que le travail de John Richardson (voir notamment les volumes II et III de sa biographie en cours) a largement disqualifié les approches trop autarciques du Picasso des années 1914-1919.

Série B ?

Ce qu’il y a de bien avec les peintres secondaires – secondaires, non négligeables ni surfaits, c’est qu’ils ne peuvent que nous surprendre en exposition. Et nous apporter d’imprévisibles bonheurs. Commençons avec Marie Laurencin et l’exposition bien calibrée que lui consacre Daniel Marchesseau, son meilleur connaisseur et avocat, au musée Marmottan. Dans les beaux quartiers, la biche se meut comme un poisson dans l’eau. De cette eau qui donne à ses bons tableaux un air d’aquarelle élégamment exténuée et un accent de mondanité aussi savoureux. Entre la modernité des années 1900-1920, sa première famille, et le snobisme éternel de la jet set, Marie Laurencin a tiré le bon fil. Ce fil a ses dangers. Mais Daniel Marchesseau s’y promène avec l’assurance d’un acrobate de Picasso ou d’Apollinaire, l’un des grands amours de Laurencin, qui eut toujours le cœur large et le corps disponible. Elle n’était pourtant pas bien belle, comme une série d’autoportraits très intéressante permet de la mesurer. Mais, miracle, le nez, la bouche et les yeux trouvaient sur son visage bizarre un attrait qu’ils ne possédaient pas séparément. Cela vaut aussi pour sa peinture matinée de cubisme et de Fragonard, dont elle prolonge la conception si séduisante du portrait de fantaisie : le détail y charme moins que l’ensemble. Les chefs-d’œuvre de l’exposition, car il en est : sa Femme en bleu, qui rappelle que Picasso n’avait pas ses yeux dans sa poche ; Les Deux Espagnoles, qui valent tous les Picabia de Barcelone ; le merveilleux Portrait de Cocteau (merci Pierre Bergé) singeant l’autoportrait de Parmesan ; l’étonnante Ambassadrice avec son cadre de miroirs faisant la roue ; et enfin La Femme à la guitare de 1940 et son délicieux hommage crypté à Corot. Il serait donc sot de bouder une telle exposition et un tel peintre, trop rarement visible à Paris.

Dans la famille des célébrités du temps jadis, Chagall montre le bout de son nez au Luxembourg. On y va évidemment à reculons. Je ne dirais pas que l’exposition n’aligne que des chefs-d’œuvre et qu’elle n’abuse pas ici et là des bondieuseries fatigantes. Ce qui justifie amplement la visite, ce sont les séquences guerrières, encore que Chagall se soit débrouillé pour se tenir à distance du feu. Mais lui, contrairement aux réformés Picabia et Duchamp, aura vu de près l’horreur de 14 sous l’uniforme des ambulanciers. Evidemment, le réel, ça secoue, même les modernistes et les abstraits endurcis. Le Soldat blessé, Le Salut, voilà de la peinture. Quant au reste… Les inconditionnels y trouveront évidemment chaussure à leur pied et c’est très bien ainsi. Un mot, avant de finir, pour Ziem et le remarquable accrochage du Petit Palais. On y exhume des aspects méconnus du Turner français, Gautier dixit. Ses croquis d’abord, mais aussi ses pochades brûlantes de Venise et de Constantinople. La peinture doit être une fête pour l’œil. Ce mot de Delacroix, qui plaisait tant à Masson, Ziem en fit son viatique. Allez-y voir. Stéphane Guégan

*Marie Laurencin, Musée Marmottan Monet, catalogue sous la direction de Daniel Marchesseau, avec une préface d’Anne Sinclair, éditions Hazan, 29€.

*Chagall entre guerre et paix, Musée du Luxembourg, catalogue sous la direction de Julia Garimorth-Foray, RMN éditions, 35€.

*Félix Ziem, « J’ai rêvé le beau », Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, catalogue Paris-Musées, 33,80€.

Donner à voir

Comme nos économies, la réputation des écrivains n’échappe pas au risque des chutes les plus sévères. Un jour, sans qu’on sache très bien pourquoi, les lecteurs cessent de faire crédit à certaines étoiles du panthéon national. La piété collective change d’objet, efface l’ardoise, ouvre à d’autres sa boîte à rêve. Voilà un mois, le Figaro littéraire publiait la liste des chouchous du moment, c’était à pleurer. Encore ne s’agissait-il que des romanciers dits contemporains. Si l’on avait questionné les sondés sur leurs préférences en matière de grands morts, la surprise n’eut pas été moins grande. Lit-on encore, par exemple, Paul Éluard ? En 1982, rappelez-vous, il y avait  foule à Beaubourg pour visiter l’exposition qu’on consacrait à l’homme de Liberté, au mari de Gala et de Nusch, au cœur saignant du surréalisme, au complice de Picasso, à l’homme de Moscou… Mais la cote d’Éluard a dégringolé depuis. Pas de biographie récente et pas de recherches fouillées sur sa critique d’art. Les belles publications de Jean-Charles Gateau ont trente ans elles aussi ! Ce vide très regrettable, l’exposition d’Évian et son catalogue ne prétendent pas le combler. Issue essentiellement des collections du musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, ville dont Éluard était originaire et qu’il a couverte de dons généreux, la liste des œuvres « données à voir », selon la formule aujourd’hui galvaudée du poète, souffre de terribles lacunes. Pour un sublime Picasso, le bien connu Portrait de Nusch de 1941 en divinité pompéienne, pour un Chirico et un Toyen de premier plan, combien d’abonnés absents ? Et le Sommeil d’André Marchand, curieuse rêverie autour de Gala, de ses petites rondeurs appétissantes et de son Eros glacé, ne saurait faire oublier le Masson, le Max Ernst, le Dali et la flopée picassienne qu’appelait le sujet. On y insistera d’autant plus que Sylvie Gonzalez livre à cette occasion le fruit de ses recherches décisives sur la collection du poète. De cet inventaire scrupuleux, ébauché par Jean-Charles Gateau, sort en puissance une tout autre exposition qu’il faudra faire un jour (cela vaut aussi pour Aragon, le faux ami ou le faux ennemi d’Éluard). Ce musée privé était d’une richesse infinie et d’un goût très sûr. S’il était dominé par les noms déjà cités, il comptait aussi un Constantin Guys (ah Baudelaire !), un Gauguin, un Duchamp, quelques Derain, sept Picabia, etc. Relevons au passage le Portrait d’Éluard, dessiné par Cocteau en 1942, et un Dubuffet de 1944, preuves que la grande voix de la clandestinité ne se montra pas aussi exclusive sous l’Occupation qu’elle le devint après. À parcourir ce trésor dispersé, on finirait par oublier deux choses, inégalement pointées par l’exposition d’Évian. Éluard, fils de famille, fit commerce d’art, avec acharnement et profit, peintures et objets primitifs, spéculant même sur l’impact de l’exposition coloniale, conspuée par les surréalistes… Et puis il y a l’autre aspect du poète, volontiers oublié, paradant dans l’ex-bloc soviétique, au nom de la Liberté ! Stéphane Guégan

Paul Éluard. Poésie, amour et liberté, Palais Lumière Évian, jusqu’au 26 mai, catalogue sous la direction de Sylvie Gonzalez, avec notamment les contributions de Martine Créac’h et Sophie Leclercq, Silvana Editoriale, 35€.

Malgré ses lacunes, l’exposition n’en reste pas moins à voir. En plus des œuvres que nous avons signalées, art moderne et arts premiers, sa profusion de manuscrits et de photos, certaines très peu connues, la rend indispensable à qui s’occupe du siècle passé ou s’y intéresse. Indispensable aussi, et pour les mêmes raisons, le récent volume des Entretiens de la Fondation des Treilles, Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue, dirigés par Alban Cérisier, Pascal Fouché et Robert Kopp (Gallimard, 2012, 29€).  Trois des études les plus neuves ont trait à la période de production d’Éluard. On sait qu’il avait échappé au service armé, comme Gaston Gallimard, pendant la Grande Guerre, sur laquelle Laurence Campa jette un regard impartial, et donc rafraichissant. La maison, où s’observe un patriotisme non xénophobe, ne publiera pas les Poèmes pour la paix d’Éluard. En revanche, elle s’est ouverte au Drieu d’Interrogation, poèmes de guerre, marqués par Claudel et Dada. Gide fait grand cas du jeune auteur, héros des tranchées et proposant du conflit barbare une vision où « le mysticisme guerrier voisine avec l’incertitude, l’interrogation avec l’affirmation ». Éluard, lié à Paulhan à partir de 1918 (leur correspondance a été publiée par Claire Paulhan), attendra encore huit ans pour accéder à la Blanche avec le superbe Capitale de la douleur. Suivront, comme Anne Egger le rappelle, « une vingtaine de recueils poétiques jusqu’à son décès en 1952. Son entrée dans La Pléiade, évoquée dès 1944, est effective en 1968. » Gallimard, dès L’Anicet d’Aragon, fut bien la maison des surréalistes. Tout en crachant sur tout et tous apparemment, des curés à l’argent, de l’Académie à la NRF, ces maudits professionnels avaient le sens de la carrière et des affaires. Bibliophile pacifiste, Éluard était le plus soucieux de la qualité éditoriale et de ses droits d’auteurs. D’argent, il ne manquait pas, de pouvoir, non plus. À la Libération, Fouquier-Tinville de l’heure, il plaida la cause de Gaston, que ses charitables, et sans doute irréprochables, confrères isolaient des éditeurs « restés dignes pendant l’Occupation ». Par la suite, Gallimard sut caresser dans le sens du poil les énervés du PC, Éluard et Aragon en premier lieu. Donnant donnant, bien sûr. Du reste, pendant les années qu’on dit noires et qu’étudient ici Anne Simonin avec une largeur de vue admirable, Éluard et Aragon jouèrent eux-mêmes sur les deux tableaux, l’édition contrôlée et l’édition clandestine. Avant d’être le poète de Liberté (poème d’amour dédié à Nusch transformé en arme de guerre), Éluard fut celui de Blason des fleurs et des fruits, donné à Drieu et publié dans le numéro de février 1941 de la NRF, entre des Notes du maréchal Lyautey et la prose pro-allemande de Chardonne. On ne le voit que trop, et ce volume y contribue grandement, une nouvelle biographie d’Éluard, moins manichéenne, et moins soluble dans la mythologie communiste, s’impose aux générations nouvelles. SG

Cocteau, Picasso : duel au soleil

Bohèmes vit ses dernières heures au Grand Palais. Succès modeste, presse mitigée. Sans doute l’exposition aurait-elle dû passer davantage au crible la mythologie qu’elle cible. Qui croit encore aux « artistes maudits », pour paraphraser la formule de Verlaine dont Cocteau, si sagace à l’endroit des modernes parias, a souri plus d’une fois ? La surprise est donc moins venue de la perspective d’ensemble que des œuvres retenues. Un exemple ? Si la période bleue de Picasso aurait pu en être un des moments forts, les sources parisiennes de l’Espagnol s’y affichaient à travers deux raretés, la Rêverie de Lenoir et l’affiche de Rochegrosse pour la Louise de Charpentier, le misérabilisme fin-de-siècle ayant aussi bien envahi la scène lyrique que les ateliers de la colonie catalane. La « période bleue » fut le sésame d’un étranger impatient de changer de peau. On a parfois soutenu que Picasso, le cœur plein des misères du monde, en avait coloré sa peinture à partir de l’automne 1901. Bleue serait la couleur du désespoir et de la mélancolie. Une certaine littérature aime tant à noircir les choses. Dès 1946, alors que le peintre peaufinait son aura de grand témoin des malheurs du siècle, Jaime Sabartés établissait un lien nécessaire entre les bleus de son ami, sa personnalité profonde et les tragédies de l’histoire récente : « Picasso […] croit que la tristesse se prête à la méditation et que la douleur est le fonds de la vie. »  Nous ne sommes plus obligés de partager la naïveté, réelle ou feinte, de ses premiers biographes. À ceux qui souhaiteraient y échapper, on conseillera la lecture du journal intime de Cocteau, dont un septième volume vient de paraître. Magnifique fusion de littérature pure et de fusées esthétiques, il est bourré de vacheries, tournées en maître et souvent justifiées, à l’égard des contemporains. De l’Académie fourmillante d’intrigues aux corridas somnolentes, des derniers feux de la guerre d’Algérie à la haine persistante dont il poursuit André Breton et les siens, les sujets de saine moquerie ne manquent pas au vieil homme. Sa vitalité créatrice et sa verve n’ont qu’une ennemie, la santé d’Orphée et ses petits ennuis mécaniques. Comme les voitures de course dont Cocteau épouvanté compte les victimes, Camus ou les fils de Malraux, la carrosserie crache plus que le moteur. Même chose chez Picasso, que l’âge ne protège pas, bien au contraire, de sa duplicité et de son sadisme naturels. Cocteau se contente-t-il de retourner contre le matador les piques qu’il en reçoit continument ? À rebours de la théorie des faux frères, il y a l’amour que Cocteau porte au minotaure, où les blessures d’amour-propre ont leur part. Le poète, lucide, a surtout vu les larcins du peintre, sa tendance à trop peindre et trop s’écouter, sa mauvaise foi et sa hantise d’un au-delà. Quant au passage sur les profiteurs de la Libération, ne s’adresse-t-il pas un peu à l’homme de Guernica ? Stéphane Guégan

* Jean Cocteau, Le Passé défini, VII, 1960-1961, texte établi par Pierre Caizergues, Gallimard, 36€.

L’appel de Moscou

À la faveur de l’année France/Russie 2012 et de l’« ouverture » des archives russes, Intelligentsia s’intéresse à l’irrésistible attraction qu’exerça l’U.R.S.S. sur les intellectuels français, entre la Révolution de 17 et la reconnaissance que certains dissidents soviétiques trouvèrent chez nous à la fin des années 70. C’est donc l’histoire d’une illusion qui aura duré plus d’un demi-siècle, une illusion qu’écrivains et journalistes ont sciemment entretenue en poussant jusqu’à l’absurde la rhétorique révolutionnaire, antifasciste et humanitaire des grandes heures du stalinisme. Un soutien « sans défaillance », pour citer la belle préface d’Hélène Carrère d’Encausse au catalogue très fouillé de l’exposition. En 1955, détournant Marx, Raymond Aron ne trouva rien mieux que l’opium pour caractériser le phénomène d’envoûtement qui en cessa de s’amplifier après la chute brutale des tsars. Mais est-ce bien de drogue qu’il faut parler, de cécité subie et presque d’erreur pardonnable ? Le parcours d’un Louis Aragon, dont le chant orphique tient toujours la presse de gauche et de droite sous son charme, réclame peut-être d’autres mots. Les tardives protestations du vieil aède accusent le coup lorsqu’on découvre les propos qu’il tint au sujet de Pierre Daix en juin 1973. Ce dernier, un proche pourtant du PCF, de Picasso et d’Aragon lui-même, avait eu le malheur de parler de Soljenitsyne dans Les Lettres françaises au nom des imprescriptibles droits à la vérité. Or l’article, sagement relégué dans la partie littéraire de la publication communiste, souleva Georges Marchais d’une de ces fureurs par lesquelles il rappelait son autorité de secrétaire général. Or, il ne fut pas seul à participer au lynchage politique de Pierre Daix. Un document, peut-être l’un des plus saisissants de cette exposition où ils abondent, rappelle au visiteur comment Aragon conclut ainsi au délire du camarade. Ces quelques notes prises sur du papier à en-tête de l’Assemblée nationale donnent le frisson. Qu’on se rassure toutefois, Intelligentsia fait largement place à ceux qui ne s’en laissèrent pas compter ou quittèrent le Paris-Moscou plus tôt que d’autres… Gide et Malraux n’y connurent que de brèves griseries. Quant aux autres, Sartre compris, ils prirent leur temps. Conseil que l’on donnera au visiteur s’il veut épuiser la richesse des vitrines et de cimaises chargées de choses à voir et à lire. Peu d’œuvres d’art pour ainsi dire. Même Picasso, pourtant si généreux envers Moscou, n’a laissé s’échapper qu’une modeste colombe de son long compagnonnage. On aurait aimé voir rayonner son portrait de Staline, qui secoua la une des Lettres françaises. Décidément, une histoire très, très mouvementée. Stéphane Guégan

* Intelligentsia. Entre France et Russie, archives du XXe siècle, Ecole des Beaux-Arts, beau et lucide catalogue, ENSBA/Institut Français, 49€.

Années sombres…

Un jour ou l’autre, on revient aux sources, on reprend racine, on efface la buée du petit miroir, celui que chacun porte sur soi. Notre passé, merci Proust, ne prévient jamais. Maintenu dans le flou, rejeté au loin, par crainte ou confort, le voilà qui réclame soudain, comme en photographie, une mise au point. Il y a deux ans, à l’occasion d’une banale démarche administrative, qui la confronta avec les tours et détours d’une histoire familiale particulièrement tortueuse, Anne Sinclair décidait de partir de la redécouverte de son grand-père. Non qu’elle eût oublié le vieil homme qui, au tout début des années 1950, lui avait témoigné affection et attention. Le très smart Paul Rosenberg dirigeait alors une galerie d’art, à New York, de renommée internationale. Elle était loin cependant de jouer encore le rôle qui avait été le sien avant la guerre, à l’époque où Picasso, Braque, Matisse et Bonnard faisaient les beaux jours d’une adresse mythique… Au 21, rue La Boétie, sur deux étages, reliés par un bel escalier qui a survécu, la peinture moderne avait pris ses quartiers et ses marques au cours des années 1910. Elle n’en serait délogée qu’aux premières heures, et rapines, de l’occupation allemande.

Aryanisée en 1940, après avoir été vidée de ses trésors, la galerie connaît immédiatement une seconde disgrâce, plus symbolique, mais non moins dégradante. L’Institut d’étude des questions juives y installe ses bureaux et y entrepose bientôt ses publications nauséeuses. Passons, pour l’instant, sur cette absorption brutale… La rapacité des Allemands, ambassade et services de la Wehrmacht, ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Le reste de la collection, des centaines de tableaux, que Paul Rosenberg avait eu soin d’envoyer en province dès la « drôle de guerre », est « confisqué » en quelques mois, avec l’aide de certains marchands parisiens, qui se font payer au pourcentage… Cette honteuse collusion d’intérêts est chose bien connue depuis la parution du Musée disparu d’Hector Feliciano, qui consacre un chapitre à Rosenberg, à ses « méthodes de vente » et au quartier, véritable « Florence parisienne ». Anne Sinclair a lu Feliciano et le cite. Mais son sujet déborde largement le pillage des collections juives, les aléas de ces œuvres qui quittèrent la France ou furent l’objet de tractations locales, avant d’être restituées à leurs propriétaires pour une part d’entre eux et d’entre elles. Non, le véritable cœur de ce livre, c’est l’étonnante personnalité de Paul Rosenberg et son action décisive, entre les deux guerres, sur le commerce de l’art moderne. Un marché qu’Anne Sinclair, à la suite de Michael C. FitzGerald, aborde comme « central » et non plus « périphérique au développement de l’art moderne ».

L’art moderne, disons-le, dans sa version la mieux armée pour s’ouvrir un public qui venait à peine de digérer Manet, Cézanne et Gauguin. Rosenberg confie cette tâche au Picasso le plus ingresque, au Matisse le plus niçois, au Braque le plus pompéien, etc. Cette écurie plutôt sage, qui s’autorisait quelques écarts tout de même, Rosenberg la porta au zénith en « grand seigneur » (Maurice Sachs) et en businessman avisé. Sa passion pour le dernier Renoir, qu’il partageait avec les artistes de sa galerie, n’obéissait pas moins à son œil d’aigle qu’à son sens des affaires. Notons que ce marchand complet, c’est si rare, n’eut pas les préventions de notre époque pudibonde pour les intempérances ultimes du vieux maître, elles allaient hanter pour longtemps l’éros picassien. Mais, d’un autre côté, il est significatif que le premier peintre à signer un contrat d’exclusivité fut Marie Laurencin, qui avait eu l’audace de n’en pas avoir trop. Léonce Rosenberg, le frère aîné de Paul, s’aventurait, rue de La Baume, sur des eaux plus profondes. Il avait le pied marin et des ambitions dévorantes aussi… Après la guerre de 1914, on l’avait vu tremper dans la liquidation de la galerie Kahnweiler, ce dernier ayant été délesté de son stock parce que, citoyen allemand, il était aussi « boche » que le cubisme ou Kubisme dont il était alors inséparable. L’époque n’était pas seulement aux spoliations officielles. La barbarie des tranchées avait définitivement démonétisé un certain formalisme ou un certain hermétisme. L’appel du « retour à l’ordre » avait saisi les uns dès les années de guerre. Chez les autres, la secousse provoqua une relance salutaire. Il suffit de lire les premiers romans de Drieu et d’Aragon, qui avaient connu le feu, pour mesurer le besoin qu’éprouve l’époque de congédier la gravité desséchante ou la boue mortifère des dernières années. Picasso a appuyé sur l’accélérateur avant les autres, il trouve Rosenberg sur sa route durant l’été 1918. Léonce préfère ne pas monter dans ce train-là. Reste Paul, bien décidé à pousser le Picasso des années Biarritz parmi ses clients les plus huppés. Georges Wildenstein, marchand incontournable pour l’impressionnisme et la peinture ancienne, s’associe à Rosenberg. Ils se partagent le nouveau Picasso de part et d’autre de l’Atlantique, ils vont faire gagner beaucoup d’argent à Pablo, qui quitte Montparnasse pour la rue La Boétie. Au 23, il ingrise à volonté. Sa correspondance avec Rosenberg, qu’Anne Sinclair cite à propos, laisse apparaître la dynamique qui s’installe entre la demande continue d’une clientèle chic et la production indocile d’un peintre dont les tableaux moins séraphiques ou surréalistes trouveront preneurs ailleurs.

 

Rosenberg ne se jugule pas au point de ne pouvoir montrer un tableau aussi dionysiaque et inquiétant que La Danse (Tate Modern) de 1925. A New York, c’est une autre paire de manches, comme le confirment les lettres de John Quinn (l’homme à qui notre pays doit la présence du Cirque de Seurat sur les cimaises d’Orsay). Mais là encore la patience, l’obstination et le feu sacré de Rosenberg vont payer, comme disent les Américains. Dès l’ouverture du MoMA, en novembre 1929, Alfred Barr s’avère un appui efficace. Dix ans plus tard, la grande exposition Picasso, premier blockbuster de son histoire et consécration d’efforts mutuels, ouvre ses portes alors que l’Europe s’enferme dans la guerre. Les tableaux Rosenberg resteront aux Etats-Unis, comme ceux qu’il avait envoyés à Londres à la fin des années 1930. Avant de quitter la France avec son épouse et leur fille Micheline – la mère d’Anne Sinclair –, une petite partie du stock avait donc franchi l’Atlantique. Elle servira à amorcer une nouvelle boutique sur la 57e rue. Puis, en 1953, Rosenberg déplacera sa galerie et sa famille Uptown, 22 blocs plus haut, en redessinant une fois de plus la géographie du marché de l’art. La guerre et l’Occupation ne furent pas les seuls moments dramatiques de cette  success story. En 1932, coup de théâtre, Rosenberg et Wildenstein se séparent. Les experts ont longtemps mis cette rupture spectaculaire sur le compte de « la grande dépression » qui, partie de New York, a finalement touché la France et porté Hitler au pouvoir. C’est, par exemple, ce que laisse entendre l’excellent Dictionnaire Picasso de Pierre Daix. « Je n’avais jamais compris, écrit Anne Sinclair, pourquoi l’association se brisa en 1932, quand Paul récupéra la totalité de la représentation de l’artiste. Ni pourquoi prononcer le nom de cette famille dans la nôtre relevait du tabou. » On parlerait d’un « scoop » si l’auteur ne révélait une de ces déchirures qu’on préfère généralement taire. A la mort de Paul Rosenberg, dans un tiroir bien fermé, une étrange confession se trouvait parmi ses papiers. La lettre date de la fin 1942, alors que son fils Alexandre participe aux opérations militaires d’Afrique du Nord qui vont faire basculer le destin de l’Europe. Paul y rappelle que sa jeunesse ne fut pas aussi « heureuse » que celle de ses enfants, qu’il se sentit très vite « enchainé » aux affaires, il fait état surtout de la douleur qu’il éprouva à voir sa femme lui « échapper » au cours des années 1920, et sa découverte que Marguerite en aimait un autre, Georges Wildenstein en personne, dont la personnalité plus fastueuse, moins sombre, l’avait fascinée.

 

Cette passion, on se gardera nous-même de la juger à partir de ce document, fût-il traversé par la souffrance d’un homme déchiré. Revenons plutôt 21, rue La Boétie, après sa confiscation par l’Institut d’étude des questions juives. A l’inauguration, le 11 mai 1941, parmi les durs de l’antisémitisme, ceux qui se réclament de Gobineau, de l’anthropologie physique et ceux qui n’en ont pas besoin pour justifier les premières mesures de Vichy, il y a là un certain Céline, dont Gallimard vient de donner une nouvelle édition des Lettres à Milton Hindus. Elles datent des années 1947-1949. Céline vient de sortir de sa prison danoise où l’ont jeté les pamphlets que l’on sait – ceux que de bonnes âmes voudraient ne jamais voir republier. Mais l’histoire, la vraie, n’est pas une pratique d’autruches. Heureusement qu’Henri Godard, dans sa biographie exemplaire (Gallimard, 2011), a montré qu’ils étaient le fruit du pillage systématique des publications de l’antisémitisme contemporain sans s’y réduire. Adossée à la raciologie la plus banale, à la théorie des ennemis de l’intérieur, au pacifisme de gauche, voire à la position de certains juifs, la xénophobie célinienne s’y est donné libre cours dans un torrent obscène qui choqua moins son premier public qu’on pourrait le croire. Bien que cette outrance obéisse d’abord au genre pamphlétaire et soit antérieure au processus d’extermination nazi, elle aura contribué au pire. Mais, comme il le dira à Hindus, cet universitaire américain juif avec lequel il ébauche une correspondance en mars 1947, il n’a jamais appelé au « massacre » des juifs, mais plaidé leur extradition, vers la Palestine même dès Les Beaux Draps (1941). Précisément le livre qui pousserait Hindus, admirateur sans borne du Voyage et de Mort à crédit, à prendre la défense de Céline, au prétexte que ce détestable antisémitisme remonte à la nuit des temps et qu’il importe parfois de séparer littérature et idéologie. Multiple, outre leur verve, est l’intérêt des lettres que l’écrivain envoya à cet avocat inespéré. On y voit Céline cherchant partout des « sympathies de l’autre bord » – pourquoi pas Picasso alors encarté au PC ! – et retrouvant petit à petit pignon sur rue, via Paraz, Dubuffet et Paulhan, qui avaient pris en grippe les inquisiteurs à la petite semaine. On y entend surtout Céline parler cuisine à Hindus, lui dire qu’il avait toujours cherché à libérer la langue, à être une sorte de Manet des mots en fête, toujours traquant la « fleur des nerfs », « la musique de l’âme » et la sensation à vif. Villon et Chateaubriand plutôt que Gide. Quand Drieu fera le bilan du premier xxe siècle, il n’oubliera pas Céline parmi les poètes de la prose. C’était aussi une manière de parler de lui.

Il était temps que Drieu entrât dans La Pléiade. Bien après d’autres, en effet, qui ne le valent guère… Montherlant, Morand, Duras… Et la liste pourrait s’allonger. Drieu prend place parmi les immortels du papier bible, rejoint avec bonheur, honneur, Malraux, Aragon, Giono et Céline, les maîtres de la prose et du roman de l’entre-deux-guerres. Les deux premiers s’en seraient réjouis, à l’évidence. Le vieil Aragon, pour lui opposer la sécheresse scolaire de Gide, aimait à souligner de Drieu qu’il écrivait français. C’était tout dire. Une langue fluide, nerveuse, imprévisible, changeant de ton et de tempo à volonté, dès qu’il s’agit de brusquer le regard sur le motif. Au sujet de cette apparence d’improvisation, Frédéric Grover cite le bel article que Ramon Fernandez consacra à Gilles en janvier 1940 : « Une manière de style parlé transposé dans l’écrit, et qui permet les reprises, les suspens, les changements de registre et de vitesse de la parole. Mais ce style parlé est le contraire de l’éloquence. » Une explication surgit, l’influence de Céline, que Drieu cite, il est vrai, en 1942, parmi les romanciers qui comptent. C’est pourtant une illusion d’optique. Drieu converse avec son lecteur avant le Voyage au bout de la nuit, c’est le Drieu des années 1920, plutôt absent du volume de La Pléiade. Des romans, nouvelles et récits, celui-ci ne retient pas davantage Plainte contre inconnu (1924) que L’Homme couvert de femmes (1925), deux livres sur lesquels une étrange hypothèque pèse à tort. Du premier, on ne trouvera ici que La Valise vide, joli brouillon du Feu follet. Contemporains de la rupture de Drieu avec le surréalisme, ces romans recalés sont supérieurs à leur mauvaise réputation, qu’on les accuse d’être bâclés ou qu’on les lise comme de simples témoignages sur « la misère sexuelle » du temps. Voilà qui ne rend guère justice au joli débraillé de ces livres incomplets et à leur saine verdeur, double libertinage qui permettrait de corriger utilement la vision d’un écrivain fâché avec son époque, crachant sur sa classe d’oisifs licencieux, piétinant les femmes incapables de véritable amour et se donnant finalement aux idéologies dures, seules porteuses d’action positive et de renaissance nationale. L’autre grand absent du volume, Drôle de voyage (1933), se justifie moins encore. Pierre Andreu, qui avait été l’ami de Drieu avant de devenir son premier biographe fiable, le tenait pour l’une de ses plus durables réussites. Et Grover, autre vrai connaisseur, a réservé de belles pages à ce faux roman rose, nonchalamment tendu entre l’hispanisme romantique (Chateaubriand, Gautier) et le lyrisme amer qui sied au contempteur du « monde moderne ».

Le présent volume s’étire plus classiquement d’Etat civil à Récit secret, de l’enfance racontée à la mort annoncée, des premiers émois à l’ultime sursaut, des suicides rêvés au suicide en acte. Moins d’un quart de siècle les sépare, mais une même « fiction confessionnelle » les réunit. Drieu a forgé la formule à partir de l’Adolphe de Benjamin Constant qu’il vénérait. Elle déroule le fil noir d’une autobiographie insaisissable, faite de confidences et de travestissements, d’aveux et de silences, d’interrogations plus que de certitudes, au milieu desquels Le Feu follet et La Comédie de Charleroi fixent le seuil du choix fasciste et du rendez-vous avec l’Histoire, voués eux aussi aux déceptions et aux erreurs, assumées jusque dans la mort. Telle semble avoir été l’intention des éditeurs, à commencer par Jean-François Louette, qui a dirigé une équipe de brillants chercheurs et s’est appuyé sur la grande science rochellienne de Julien Hervier. On ne saurait nier que le résultat présente une grande cohérence et a fière allure. Délestée des premiers et des derniers romans, L’Homme à cheval et Les Chiens de paille, où l’allégorie fatigue un peu, la sélection redonne tout son sens à deux livres aux destins contraires, le formidable Blèche et la plus bavarde Rêveuse bourgeoisie. Si Drieu a toujours excellé au jeu de massacre, culbutant pêle-mêle les notables hypocrites et les intellectuels inconséquents, il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il épingle ses propres veuleries et son héroïsme désespéré. Et à ce compte-là, la concision cruelle de Blèche se révèle tellement plus blessante que la saga noircie des siens. En matière d’autoportrait, mieux vaut éviter les poses avantageuses et la charge familiale. Néanmoins, à relire Rêveuse bourgeoisie dans La Pléiade, la volonté de prolonger Balzac et Flaubert, par la perspective panoramique et satirique, saute moins aux yeux que le souci de dynamiter le roman du xixe siècle une bonne fois pour toute. Ce gros roman n’arrive pas être ennuyeux. Au regard de notre panthéon littéraire, c’est à la fois une manière d’hommage et d’adieu aux grandes formes, désormais incompatibles avec la conscience que les hommes et les femmes de « la génération perdue » ont d’eux-mêmes. La fiction traditionnelle aura perdu quelques plumes dans la boue des tranchées de 14-18, de cette guerre devenue mécanique que Drieu devait apostropher en poète d’abord, et en poète inquiet. Ce sont les belles stances claudéliennes d’Interrogation (1917). Il récidivera, d’ailleurs, et publiera à nouveau de la poésie, Fond de cantine (1920), avant d’inventer une prose qui conserve le chant syncopé de ses vers, rythme vif mais regard sombre. Le ton des premiers romans était donné.

Etat civil paraît en 1921 avec son fameux incipit : « J’ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ? » Drieu n’a pas trente ans, il regarde déjà en arrière et compte les cadavres, les fausses valeurs, sa jeunesse évanouie, la famille haïe, l’argent impur, les liaisons pour rien, « sans rayon », dira Le Feu follet. On reviendra sur ce moi en quête de définition et d’inventaire, et finalement de réinvention permanente. Raconter une histoire… La chose a cessé d’être évidente vers 1920, comme y insiste Jean-François Louette dans sa magistrale introduction. Il cite, à ce sujet, un article d’Emmanuel Berl, ami indéfectible de Drieu, et bien placé pour comprendre, lui qui en avait le témoin et la cible, les atermoiements de sa vie, de son style et de son antisémitisme, autant de sujets mal compris aujourd’hui. En 1927, à propos de la « mort du roman », Berl enterre en fait le « roman d’évolution », fait de continuité narrative, de personnages taillés dans le bloc, de transparence dramatique et d’éthique rassurante, etc. Il ne faisait que ratifier, amplifier, au vrai, les positions anciennes d’un Flaubert. La guerre avait produit sur la « génération du feu » l’effet dévastateur que la boucherie et les mascarades de 1848 avaient produit sur son aîné. C’était une affaire d’intensité plus que de nature. D’un charnier l’autre. D’une décharge l’autre. Oui, pour renaître à lui, le roman n’avait qu’à se décharger du lisse, du poli, en tous sens, et des longueurs d’antan. A sa première épouse, l’étonnante Colette Jéramec, qui suit le difficile accouchement d’Etat civil faute d’enfants de chair, Drieu dit vouloir électriser le style classique par l’énergie du sport, ce dernier salut des sociétés avachies : « Voilà : il faut percuter et non suggérer. » Résonne ici l’esprit « coup de révolver » de Dada, Picabia et du jeune Aragon, dont Drieu a été le complice fasciné ! Ces insurgés de salon marquent profondément le soldat de 14, décidé à « écrire »  autant qu’à « faire des discours qui transformeraient la France. » On attribue souvent encore au fascisme de Drieu une esthétique de la violence et une morale aussi musclée de l’agir ; l’une et l’autre sont pourtant issues de ses années de compagnonnage avec les avant-gardes de l’après-guerre. Il s’agit bien plus que d’une rencontre fortuite et d’un rendez-vous sans lendemain. L’écriture de Drieu préfère de très loin le choc, phrases heurtées et images sidérantes, accélérations et coupures, cynisme et désinvolture, hybridation et provocations, sadisme et masochisme, quête de puissance et faiblesse indécrottable, pétrarquisme et misogynie, au chic du dandy qu’il singea pour épater la galerie.

Pour avoir été notre Fitzgerald, jusqu’à la crise de 1929, Dieu n’en a pas moins porté l’hédonisme des possédants un peu honteux à une incandescence supérieure, et presque meurtrière. Lors de la parution de Gilles, ne pensant pas si bien dire sans doute, Jeanine Delpech parlera d’un « des plus grands poètes de la méchanceté. » Lecteur de Baudelaire, de Nietzche et de Rimbaud, et catholique plus conséquent que le vieux Maurras, Drieu ne rejette aucunement l’idée du mal, indissociable du bien, favorable à l’homme et à la création, à la marche du monde, dès lors qu’on reconnaît sa puissance sans admettre sa tyrannie. Le mal comme lumière, dévoilement, haine de l’inauthentique, des phraseurs, des raseurs… De là, note Jean-François Louette, cette tendance constante à la satire, dans la tradition de Boileau, de La Bruyère et de ceux que l’université française nomme les petits romantiques. En ligne de mire, les modernes, et son entourage d’abord. Au risque de passer pour un monstre, bien avant l’hécatombe de Gilles, Drieu n’épargne personne. Pourquoi se gêner ? L’avant-garde n’a-t-elle pas la gâchette facile, par tueurs interposés ? En août 1923, quelques mois après que les surréalistes eurent salué l’assassinat du monarchiste Maurice Plateau, il lance sa première bombe à leur endroit. La Valise vide, donnée à la N.R.F., dédiée à Eluard, peint au noir l’infortuné Jacques Rigaut, l’un des noceurs du groupe Dada, toujours à court de femmes, d’argent et de drogue, époux malheureux, écrivain stérile, amant à éclipses… Fumeries, fumiste, fumé, en somme. La nouvelle de Drieu choqua. C’est qu’elle ne triche guère et dissèque. Jacques-Emile Blanche, pâle héritier du grand Manet, mais splendide chroniqueur, joue aux vierges effarouchées lorsqu’il écrit, sous l’émotion, à François Mauriac : « Je viens de lire La Valise vide. Comment peut-on se revoir après une pareille infamie ? La précision des faits, les endroits où les scènes se passent semblent tout de même avoir une signification cruelle. Je n’ai jamais lu quelque chose de plus répugnant – car c’est très juste et absolument injuste à la fois. » Ils se revirent pourtant et le bon Blanche fit même le portrait de Drieu, avec esprit, l’année suivante. Il en fallait sans doute plus pour faire voler en éclat cette société de jeunes jouisseurs artificiellement déclassés, et moins unis par l’amitié que par l’émulation, la compétition et les rivalités amoureuses auxquelles Aragon allait se brûler les ailes et sacrifier les liens puissants qui l’attachaient à Drieu. Du reste, Soupault n’y vit pas une attaque ad hominem, et l’intéressé fut flatté qu’on lui dédiât un texte aussi beau et aussi flatteur au fond. Rigault flirta encore quelques années avec le vide, la poisse et l’impuissance littéraire, avant de se tuer. Cette mort inspira à Drieu un Adieu à Gonzague dont on ne peut pas dire qu’il adoucisse les rosseries de La Valise vide. Mais il y aura plus cruel et plus noir encore : soldant une première fois sa brouille avec les surréalistes avant que Gilles ne les accable à nouveau, Drieu fait paraître en avril 1931 Le Feu follet. Le suicide de Rigaut, dans la grande tradition des « maudits » Borel et Verlaine, a beaucoup troublé Drieu ; il le confrontait d’abord à son incapacité à donner, aimer, et vraiment partager. Culpabilité du survivant, diraient les psys. Cette mort adresse une autre question au petit cénacle des jouisseurs et demi-écrivains dans l’effervescence desquels Drieu a traversé les folles années vingt. Valent-ils mieux que le défunt ? Ce cénacle sans foi ni loi n’est-il pas l’avatar des ratés de la littérature, des parias du parnasse, tels qu’un Gautier s’en était fait doublement l’historien, en réhabilitant les Grotesques du xviie siècle et en faisant revivre les Jeune-France de ses vingt ans. Jean-François Louette le rappelle en citant Edmond Jaloux, le critique un peu lourd des Nouvelles littéraires, La Valise vide et Le Feu follet furent rapprochés en leur temps des portraits mi-farce mi-démolition de Gautier. Il me semble, d’ailleurs, que les livres de Drieu contiennent plus de références aux « petits romantiques » qu’on veut bien le dire. Pour ne prendre qu’un exemple, qui nous ramène à sa manie d’interroger indéfiniment ses capacités littéraires, citons Gilles dans le roman éponyme : « On n’écrit que parce qu’on n’a rien de mieux à faire. »

La formule sort des préfaces de Gautier, Maupin et Albertus. C’est une manière d’antiphrase, qui place en réalité la pratique de l’art au-dessus de tout. On ne peut pas s’empêcher d’y entendre aussi la voix du soupçon, cette mauvaise conscience qui aura empoisonné la vie de Drieu, mais sauvé son œuvre. Ce mondain dispendieux aurait pu être un Morand plus débraillé ou un Montherlant plus noir. Mais ce « mythomane à rebours » (Bernard Frank) a préféré plonger le fer plus profond, à la manière du bourreau de Baudelaire, plaie et couteau. Grover avait très bien vu la prégnance des Fleurs du mal chez Drieu. La présente édition la confirme à l’envi. En se donnant à la politique après 1936, notre « poète de la prose » ne fit que se donner une raison supplémentaire de tourmenter son amour blessé de l’écriture et de l’engagement. D’autant que l’époque, à suivre le bilan dressé par Jean-Baptiste Bruneau dans un livre indispensable, n’a pas vraiment ménagé ses livres avant La Comédie de Charleroi. On lui accordait au mieux le charme du dilettante et le flux assez neuf de ses récits les plus lestes. Ce n’était pas un mince compliment, bientôt amplifié par François Mauriac. Or la réputation qu’on lui fit très vite d’érotomane dans le vent, d’observateur pervers des vices contemporains, s’accompagnait souvent de sérieuses réserves sur les capacités du jeune affranchi à se dépasser. A l’évidence, Blèche et Le Feu follet, tout en optant pour l’épure racinienne, visent plus haut que les livres précédents, et témoignent d’une densité physique et stylistique supérieure. On les lira l’un à la suite de l’autre dans La Pléiade, ce qui est une expérience intéressante. Drieu à son meilleur. De l’un à l’autre de ces romans-crise (Albert Thibaudet) s’effondre son mariage avec Olesia Sienkiewicz, et s’affirme l’appel du politique, comme réponse à cette « décadence » de la France, dont il est devenu l’entomologiste complice et acharné à la fois. Car Drieu n’aurait pas sombré dans un tel désamour de la IIIe République s’il n’avait pris plaisir à en jouir et à dénoncer les turpitudes à tous les niveaux de la société et du pouvoir. La plaie et le couteau…

Il y a du Juvénal en lui, mais un Juvénal qui ne s’épargnerait pas lui-même. Le personnage principal de Blèche joue les catholiques fervents pour la galerie, c’est un sauteur sans talent ; quand à Alain, l’homme des addictions et des illusions stériles, il promène à travers Le Feu follet le deuil de ses leurres et le déclin de sa jeunesse avant de « se heurter » à son revolver… Une chute sans rédemption ni explication. Sartre et Camus, avant de le faire oublier, en prirent de la graine. Mais leurs romans de philosophes, voire de professeurs, sont loin de jouer aussi bien avec notre part d’ombre. Le jeune Blanchot a été frappé par la justesse du personnage de Geneviève dans Rêveuse bourgeoisie, et sa prise de parole à partir de la quatrième partie. Epiphanie d’une conscience qui résiste à sa propre histoire… Mais on continuera longtemps à rédiger des thèses sur la misogynie de Drieu, son antisémitisme indécrottable et son apologie finale du nazisme. La publication annotée des écrits politiques de Drieu, pendant souhaitable de ses romans, permettrait de mieux s’expliquer la conduite et l’inconduite d’un écrivain étiqueté collabo sans plus de nuances ni d’analyse historique. Rien qui ne soit contradictoire chez lui, même sa haine proverbiale des femmes et des Juifs, ou son supposé culte du régime hitlérien. Et l’on suivra ici les réflexions d’Hélène Baty-Delalande sur Gilles. Loin d’avoir accouché d’un roman à thèse fasciste, Drieu y réaffirme son inaptitude à épouser les causes faussement révolutionnaires. Stéphane Guégan

Anne Sinclair, 21, rue La Boétie, Grasset, 306 p., 20,50 €.

Hector Feliciano, Le Musée disparu. Enquête sur le pillage d’œuvres d’art en France par les nazis, Folio Histoire, 544 p., 9,40 €.

Céline, Lettres à Milton Hindus 1947-1949, nouvelle édition, Gallimard, 27 €.

Pierre Drieu la Rochelle, Romans, nouvelles, récits, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 65,50 €.

Ici Londres

Pas de doute, Roger Fry eut du flair, le nez des pionniers, des audacieux. Aux Grafton Galleries de Londres, à deux pas de la Royal Academy et en manière d’agression caractérisée, l’ami de Virginia Woolf organisait en novembre 1910 une exposition de légende. Manet and the Post-Impressionists reste aujourd’hui un mythe, son catalogue un collector, son affiche un must. Les vrais mythes se méritent, les faux se délitent. En arrachant Manet aux gentils impressionnistes, Fry avait vu juste ; en lui associant plutôt Gauguin et Cézanne que Monet et Renoir, il confirmait son acuité. Mais on a fini par oublier qu’une poignée de Picasso, dessins et peintures, fut présentée à l’autre bout du parcours, ultime coup de clairon dans l’Angleterre si victorienne encore. Manet/Picasso, on en rêve encore ! En 1910, on en riait. Et la presse britannique s’en donna à cœur joie, du grand Chesterton aux tacherons, si contents de taper sur cet Espagnol qui peignait avec ses pieds (dixit l’un d’entre eux)… L’une des œuvres les plus criblées d’ironie crasse se trouvait être le Portrait de Clovis Sagot, pourtant d’un cubisme sagement cézannien. Le tableau de 1909, où sourit la malice du marchand, manque à l’appel parmi ceux qu’a réunis la Tate pour nous raconter les difficiles épousailles de Picasso et de l’art anglais, du vorticisme de Wyndham Lewis au premier Hockney.

Cette petite lacune n’ôte rien à la valeur de la démonstration et à la rigueur du propos. Les aléas d’une rencontre longtemps retardée sont aussi passionnants à étudier que la diversité des réponses que Picasso aura suscitées, voire provoquées, outre-Manche. Le premier conflit mondial ne fera qu’aiguiser les attentes impulsées par Fry. Entre 1910 et 1914, donc, le public anglais découvre brusquement un concentré des différentes manières de Picasso, le style 1901 et la déréliction bleue se joignant au cubisme le plus extrême, celui des Têtes d’homme de 1912 et 1913, réunies à la Tate. La seconde a même appartenu à Fry et conduit le critique, peintre à ses heures, au bord de l’abstraction. D’emblée, la vraie question s’impose : Picasso est-il la boîte de Pandore qui mettra fin à la représentation ou l’intrus qui rend tout possible, même une perpétuelle relance figurative, avec l’amour des femmes ou l’humour des formes pour moteurs ? L’autre point de tension ou d’interrogation, et cette exposition le dit fermement, c’est la différence confessionnelle, culturelle. Les turbulences picassiennes portent en elles un imaginaire proprement catholique, qui migre des taureaux aux bordels, du corps souffrant au corps désirant, du cri voilé des objets aux rondes incertaines de la vie.

A dire vrai, certains peintres insulaires se frottèrent à Picasso et à la modernité parisienne dès avant 1910. Ainsi Duncan Grant, un proche de Fry, approche-t-il les Stein en 1907 et propose-t-il très vite une version très colorée du primitivisme et du cubisme ambiants. Dans le cas de Wyndham Lewis, qui vécut à Paris entre 1902 et 1908, l’émulation tourne très vite à la contestation ouverte. Pour cet acteur central du vorticisme, Picasso ne s’affranchit pas assez de son registre de sujets et de motifs. Qu’une certaine élégance, que certaines concessions mondaines guettent et l’affectent alors, on ne saurait le nier. Lewis, qui a regardé Duchamp et les futuristes, se veut à la fois plus divers et plus mordant.  Ses deux Lecteurs d’Ovide, en 1920-1921, opposent leurs formes coupantes et leurs longues dents au néoclassicisme des baigneuses éléphantesques et inexpressives. C’était de bonne guerre. Du reste, « le retour à l’ordre » de Picasso, plus imprévisible que régressif, ne fut qu’un feu de paille. Si les costumes et décors du Tricorne de Manuel de Falla, donné à Londres en 1919 et en présence d’un peintre tiré à quatre épingles, confortèrent l’impression d’un assagissement, les deux décades suivantes allaient redistribuer les cartes et prouver que l’ogre ne s’était pas assoupi à jamais.

De même qu’elle montre très bien le rôle joué par les revues (Cahiers d’art, Documents, Minotaure, etc.) selon une approche philologique serrée, la Tate explore l’impact des expositions qui se succèdent sur le sol britannique avant la Seconde Guerre mondiale. Si les acheteurs restent rares avant les années 1930, au regard du succès de Matisse et Derain, certains marchands, poussés par Paul Rosenberg, commencent à y croire. Des collectionneurs aussi, Douglas Cooper et Hugh Willoughby, Roland Penrose surtout,  son premier biographe sérieux à qui l’on doit aussi l’achat de La Danse de 1925 par la Tate. Parmi les nouveaux émules de Picasso, on retiendra surtout Ben Nicholson et Henry Moore, l’un et l’autre magnifiquement servis par les commissaires. La délicatesse néo-pompéienne du premier déploie avec une sensualité discrète la « simultanéité profil-face » que Penrose aimait tant chez Picasso.  Quant au paganisme serein de Moore, nourri aussi des odalisques d’Ingres, il savait s’ouvrir à un registre émotionnel moins caressant.  C’est que Moore, qui s’est intéressé au surréalisme, fut aussi le témoin de la gestation de Guernica. Le tableau, dès 1938, traversait la Manche par la volonté de Penrose. Une exposition itinérante s’ensuivit, qui réconciliait le manifeste esthétique et l’étendard politique que Picasso assignait à l’œuvre phare du Pavillon espagnol de l’Exposition Internationale de 1937. C’est ainsi que Guernica fut montré à Oxford et Leeds avant d’être accroché à la Whitechapel Art Gallery de Londres, où un certain Lucian Freud le vit, durable secousse… Au même moment, les revues répandent loin de Paris les baigneuses délirantes de Dinard, les carnages de Minotaure, et l’anti-franquisme baroque d’un Picasso très engagé alors… L’effet de cette « invasion » aurait-il été le même si le climat politique n’y avait contribué ? Cette question, l’exposition ne la pose pas étrangement. Comment oublier pourtant que le ciel de l’Angleterre ne se soit assombri alors d’étranges nuages ou que la politique anglaise, par crainte d’un nouveau conflit mondial, ne se soit montrée d’abord assez conciliatrice envers Hitler ?  On pourrait presque soutenir que Francis Bacon et Graham Sutherland, à un moindre degré d’intensité, se sont inventés au double contact du Picasso le plus déchiré et d’un contexte européen toujours plus oppressant. On ne sait pourquoi, la salle Bacon est la plus faible du parcours, malgré la présence des géniales et hurlantes Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion.

Sans doute les commissaires ont-ils estimé plus nécessaire d’insister in fine sur les variations picassiennes de David Hockney, très marqué par la rétrospective de la Tate en 1960. Hockney admire trop le peintre pour ne pas taquiner celui qui est devenu l’objet d’un culte universel, une façon salutaire de dire la jeunesse de l’œuvre sous la dévotion instituée. Ce processus de starification, dont Picasso fut la victime agissante et donc consentante, on en perçoit les mécanismes en visitant l’exposition de La Piscine. Le musée de Roubaix, réputé pour son exploration sans œillères des années 1930-1940, aborde ici le dernier Picasso à travers les photographies de David Douglas Duncan. Dès la libération, les objectifs s’étaient tournés vers le peintre qui incarnait alors la modernité inflexible, sans que son attitude sous l’Occupation ait vraiment dépassé un attentisme confortable. Mais l’adhésion au PC, dès 1944, transforma cette résistance passive en certificat de bonne conduite. A partir de là, les photographes se déchaînent, Doisneau, Edward Quinn, Cecil Beaton, René Burri et Paul Strand parmi d’autres. L’originalité de Duncan, qui accompagne Picasso entre 1956 et 1973, découle de l’intimité que l’Américain, émule de Robert Capa, sut instaurer aussitôt. Qu’on n’imagine pas la chose facile. La fraîcheur de la vision naît d’une tension permanente. Duncan ruse pour échapper un peu au contrôle que Picasso exerce sur ses photographes. L’éternel matador, l’air de rien, se met en scène, torse bombé et regard de braise. La vraie photographie, c’est le vol.  Les larcins de Duncan valent de l’or. Stéphane Guégan // Picasso & Modern British Art, Tate Britain, jusqu’au 15 juillet 2012, commissaire : Chris Stephens. Catalogue, Tate Publishing, 24,99 £. // Picasso à l’œuvre. Dans l’objectif de David Douglas Duncan, Roubaix, La Piscine, jusqu’au 20 mai 2012. Catalogue, Gallimard, 39 €, dont se détachent les analyses lumineuses de Markus Müller sur la façon dont les photographies « mises en scène » de Picasso nous conduisent au cœur de sa conception artistique.

Puisque nous étions à Londres avec Picasso, restons-y pour signaler la présence d’un tableau insigne au Louvre, L’Exécution de Lady Jane Grey. Le chef-d’œuvre de Delaroche, propriété de la National Gallery de Londres, n’avait pas été vu en France depuis plus d’un siècle et demi. En 1834, quand il exposa cette manière de panorama lacrymal, le peintre est déjà une star du Salon. Si la jeune critique l’étrille (voir notre Gautier, Gallimard, 2011), en raison de sa tiédeur apprêtée et de ses larmes faciles,  la foule l’adule et l’enrichit. La clef d’un tel succès, c’est le mélodrame historique, transposé à la peinture avec la plus grande vraisemblance et la plus poignante émotion possibles. Proche des fouilleurs d’archives, grand amateur de théâtre et d’actrices, Delaroche ressuscitait les victimes du fanatisme religieux et politique. L’horreur des violences fratricides traverse sa peinture réparatrice, qui aime aussi jeter un miroir entre les deux rives de la Manche. La décapitation de Jane Grey, la protestante, victime de sa cousine Mary, la catholique, rapprochait les Bourbons des Tudor, et faisait écho aux tensions dynastiques et confessionnelles propres à la France de Louis-Philippe. Le tableau de 1834 sonnait à la fois comme un rappel et un appel. Rappel des errances de l’aveuglement royal, le sang appelant le sang ; appel à la tolérance et à la fin des divisions. Au service de ce programme empreint de libéralisme modéré, Delaroche déployait une technique sans faille, réconciliatrice à sa manière. La rhétorique très éprouvée, postures et expressions, se fondait dans l’illusionnisme et l’éclat des maîtres du Nord. Scène de martyre, sa Jane Grey caressait l’œil comme un Gérard Dou. Autour de cette immense page, Louis-Antoine Prat a eu la bonne idée de réunir une cinquantaine de dessins, sélectionnés parmi le vaste fonds du Louvre. Choix honnête puisqu’il montre aussi bien le dessinateur besogneux que le portraitiste très inspiré, le trait bête que le vrai coup d’œil et les moments de verve graphique. Encre ou crayon noir, ça vibre et s’agite parfois. SG // Un œil sur l’Histoire, dessins de Paul Delaroche, jusqu’au 21 mai 2012, catalogue de Louis-Antoine Prat, Le Passage / musée du Louvre, 19 €.

La photographie au service des déités modernes, c’est un peu le sujet de l’album que Taschen consacre à Audrey Hepburn. Album parce que le lecteur n’est pas assommé par le volume des textes, réduits à quelques citations éparses. Mais album surtout parce que les célèbres photographies de Bob Willoughby (1927-2009) y respirent à pleines pages, aussi tamisées dans le noir et blanc que tranchantes en couleurs. Esthétique décontractée et doucement glamour à la fois, qui va bien à son modèle et répond au besoin, après la guerre, de renouveler autant les stars que leur image. La rencontre remonte à l’époque de Vacances romaines où la star naissante, 24 ans, crève l’écran pour la première fois et efface d’un coup ce que le film a parfois d’empesé. Nous sommes en 1953. Bob Willoughby, à peine plus âgé qu’elle, contribue à la promotion de la bluette en photographiant celle qui devient aussitôt son amie. Il la suivra sur de nombreux plateaux de cinéma par la suite. Le présent ouvrage, centré sur les années 1953-1966, montre comment Hollywood, à l’heure du déclin amorcé des grands studios, exploite à fond la grâce inouïe de la jeune femme, son nez un peu rond, ses lèvres ourlées, son menton parfait et le long regard de ses yeux en amandes. Plus qu’un corps, Audrey fut un visage. L’habile Bob Willoughby en a recueilli chaque frémissement comme un don du ciel. On s’attache ces photographes-là pour la vie. SG / Bob Willoughby, Audrey Hepburn, Photographs 1953-1966, Taschen, 49,99€.