NUE VÉRITÉ

La rentrée des classes, sur les Champs-Élysées, a d’abord retenti du flop de la Biennale des Antiquaires ! Mais ce ratage est déjà oublié, deux expositions, Penn au Grand Palais, Zorn en face, ont lancé une saison qui s’annonce historique, Rubens vu de la gentry, François 1er vu du Nord, Degas vu de Paul Valéry, Gauguin vu de l’art total, Dada vu d’Afrique, Derain vu de lui-même… France is back ! La photographie, aussi. Le Grand Palais en est devenu un des lieux obligés et Jérôme Neutres, l’un des artisans de cette sanctuarisation, peut s’en féliciter au seuil du catalogue Penn. L’intruse des Beaux-Arts s’est acquis un public qu’on lui croyait hostile, celui du Grand Palais. Il va, sans nul doute, adorer ce que nous adorons d’Irving Penn, les photographies de mode, si belles qu’on oublierait que cette beauté vient aussi des modèles et des robes, également sublimes, qui s’épousent sous l’œil stylisé du maître. Et aucune des « celebrities » que Penn a accrochées à son gotha personnel ne manque au mur, des murs sobres, un accrochage raffiné et capable d’humour. Tout lui. De parents juifs lituaniens, que la Révolution russe pousse à l’exil, Irving, né en 1917, s’est d’abord rêvé peintre. Et sa solide culture visuelle, son attachement pérenne au graphisme de Daumier et Lautrec, lui viennent d’une formation précoce, notamment auprès d’un certain Brodovitch, qui avait tâté des Ballets russes ! En 1938, ce diplômé de 20 ans se paye un Rolleiflex et commence à déplier sa boîte noire là où ses flâneries le mènent, à la manière du Chiffonnier de Baudelaire dont il est un des héritiers (sujet du prochain livre d’Antoine Compagnon).

En devenant photographe, Penn ne cesse pas de peindre, il peint autrement. Très vite, il use de la couleur dont les puristes du médium ont horreur. Très vite, il jongle avec les codes hors de tout essentialisme. Travailler pour la presse le protège des tocades modernistes, il se jette toujours au « cœur du sujet », même si son approche du réel refuse la littéralité illusoire du documentaire. A l’évidence, et le premier moment du parcours le montre assez, il intègre tôt les marottes du surréalisme, la rue, les vitrines, le Mexique… Shop Window Mexico, en 1942, paraît dans VVV, la publication new-yorkaise de Breton et Duchamp. Le merveilleux n’est pas affaire d’arrière-monde, mais surgit du décalage entre le banal et l’imprévu. Penn appartient enfin à un temps, les débuts de la presse glamour, où l’art et le papier glacé faisaient encore alliance. L’erreur serait de croire qu’il bouscula les patrons de Vogue et leur imposa sa modernité : c’est le pragmatisme américain, pour qui le commerce et la publicité ne relèvent pas du grand Satan, qui fusionne les talents. Car la photographie n’est pas chose inerte, c’est une force d’entraînement, Éros, dollar, art. Dès 1939, Shadow of Key, Gun and Photographer, établit le théâtre d’ombres où tout advient. Le photographe scrute son absence à venir. Dans le haut du cliché, deux ombres, une clef et un révolver. La première dit l’infini déchiffrage du monde, l’autre pointe la résolution des conflits dont chaque image se fait le fragile refuge.

Mais la rétrospective Penn vaut aussi par la divine surprise qui cueille le visiteur au premier étage du Grand Palais, le parcours ménage alors  un déferlement de nus féminins ballottés entre Man Ray et Lucian Freud, le galbe irradié et la chair dilatée. Aussi cru et caressant, aussi inspiré surtout, se montra Anders Zorn (1860-1920), héros du Petit Palais, lorsqu’il modelait, à la surface de ses robustes toiles, de robustes Suédoises, si plantureuses et indécentes, à l’occasion, qu’on les a longtemps occultées. Ce sont de fières Vénus du Nord, elles préfèrent la froidure des fjords à l’onde amère de la mythologie. Zorn les photographie, avant de les peindre, comme autant de divinités universelles. Elles couronnaient une carrière aux débuts moins fracassants. Lorsqu’il commence à exposer à Paris, en 1882, on le tient plutôt pour un aquarelliste de bon ton. Lumières et reflets dissolvent un peu le sujet, sagement accrocheur, de ces feuilles délicates, aux antipodes de la tournure qu’allait prendre le style du viking. En quelques années, il passe du luminisme précieux de Fortuny père à une peinture autrement incarnée. A l’évidence, le choc du naturalisme Troisième République a précipité la mue. Du reste, parmi ses soutiens français, on trouve alors Antonin Proust, le chantre de Manet, et Rodin, qui savait faire saillir les corps de femme dans l’espace. Zorn le rubénien sait même les faire danser dès qu’il se tourne, réflexe identitaire innocent et souvent délectable, vers le monde rural des fêtes et tablées villageoises.

Comme chez Sargent ou Sorolla, les rouges et les noirs donnent de la voix, et la lumière, loin de boire les formes désormais, les fait vivre d’une manière si intense que ses dons de portraitistes sont de plus en plus recherchés au tournant des deux siècles. Le Petit Palais, sans lésiner sur le vernaculaire de la scénographie, en a rassemblé de très puissants. Là encore les femmes dominent l’autre sexe, moins libre des convenances et de l’impératif de l’habit noir. Le feu d’artifice eut la préférence, notamment, des étrangères de passage. Comme Mme Richard Howe s’habille de rouge et Elizabeth Sherman Cameron de satin fleuri, Zorn débride ses couleurs les plus rutilantes. Manet en était la preuve vivante : qui triomphe des tons les plus fous peut exceller dans le noir. Zorn reste l’un des aquafortistes les plus forts et poétiques de la fin-de-siècle. L’incomplétude de l’eau-forte, ses noirs griffés, ses effets de dévoilement, conviennent au portrait, Verlaine ou Strindberg, comme aux instantanés urbains. Une certaine Europe cosmopolite continue à palpiter ici… Les Français, qui ont la mémoire courte, ont-ils conservé à ce peintre de tempérament l’estime dont Zorn put se prévaloir, à Paris, jusqu’au bout de la Belle Époque ? En 1906, alors que Durand-Ruel lui déroulait le tapis rouge d’un vaste bilan, le critique Louis Vauxcelles clamait haut et fort sa « luminosité audacieuse », son « métier simple, large, aisé », sa façon d’étaler la matière « d’une brosse alerte et hardie ». Merci au Petit Palais de nous la remettre sous les yeux.

Il y a 30 ou 40 ans, on aurait dit de Zorn qu’il appartenait à « l’autre XIXe siècle », à ce siècle qui n’était pas celui de Delacroix, Courbet, Manet, Gauguin ou Cézanne. Autre par ses origines géographiques, ou autre par son langage distinct des grands ismes…  Peu d’historiens alors plaidaient la nécessité d’appréhender la période en son entier, s’aventuraient à faire tomber les frontières et les clivages hérités du premier XXe siècle. Jacques Thuillier fut de ceux-là. C’est qu’il appartenait à une génération qui vint à maturité aux lendemains de la seconde guerre mondiale, quand culminait le discrédit de la peinture de Salon, des « pompiers » au naturalisme 1880, discrédit que le futur professeur du Collège de France a combattu par tous les moyens. Aussi ne faut-il pas rejeter aux marges de son corpus scientifique, dominé par le Grand Siècle, la masse des écrits qu’il dédia, d’une plume fervente et caustique, à Géricault, Delacroix, Bonnat, Baudry, Bastien-Lepage ou l’École des Beaux-Arts… L’ouvrage qui les rassemble pourrait bien devenir le plus utile des douze volumes de ses Œuvres complètes. Sa matière, en effet, était très dispersée et elle forme, à sa façon, le livre que Jacques Thuillier n’eut pas le temps d’écrire. Composé d’articles, de préfaces et du catalogue de l’exposition qu’il organisa au Japon, en 1989, sur le romantisme français, l’ensemble pivote sur la fameuse conférence du 27 mars 1980, « Peut-on parler d’une peinture pompier ? » Sous ce titre à double sens, elle faisait entendre une manière de protestation, de résistance aux blocages qui avaient longtemps retardé le réexamen de tout un pan de l’art du XIXe siècle. Dès 1973, il en appelait à la conservation de la gare d’Orsay et à sa conversion en musée. Treize ans plus tard, saluant l’ouverture du lieu controversé, son éditorial de la Revue de l’art marquait la victoire d’un combat gagné de haute lutte. Le texte de 1986 ne postulait pas un simple renversement des valeurs du modernisme. De même qu’il n’y avait pas lieu de tenir Rochegrosse pour l’égal de Degas,  ni de substituer une orthodoxie à une autre. Rendre à nouveau visible, protéger de la destruction tableaux et sculptures après un demi-siècle d’incurie, ne relevait pas du révisionnisme, mais de « l’élargissement des horizons » (Catherine Chevillot). La prochaine étape, aux yeux de Jacques Thuillier, eût consisté à faire d’Orsay le laboratoire de nouvelles lectures, plus attentives aux interférences, aux enchaînements inaperçus, qu’aux catégories trop étanches. Il en avait fixé, par avance, le programme dans un article de 1974, « L’impressionnisme : une révision », qui peut être lu comme l’énoncé d’une méthode applicable à l’ensemble du siècle, académique ou non, et aussi soucieuse du langage des formes que du contenu narratif et affectif des œuvres.

Stéphane Guégan

*Irving Penn. Le Centenaire, Grand Palais, jusqu’au 29 janvier, somptueux catalogue (Editions de la RMN/Grand Palais, 59 €). Parce qu’elles sont révélatrices du dialogue franco-américain à maints égards, l’œuvre et la carrière d’Irving Penn invitent à relire, 17 ans après sa sortie, le désormais classique Un jour, ils auront des peintres d’Annie Cohen-Solal, que Folio Histoire (Gallimard, 11,90€) fait entrer à son catalogue. Elle y étudiait les différentes dynamiques de légitimation et de création au terme desquelles l’idée d’un art proprement américain avait pu s’imposer à la conscience des États-Unis et du reste du monde. En matière d’identité culturelle, concept délicat, les effets de seuil se laissent mal percevoir. Il semble bien pourtant que la France, à partir de l’Exposition Universelle de 1867, ait contribué de façon décisive à la reconnaissance publique des peintres et photographes d’outre-Atlantique. En 1889, note l’auteur, les médailles pleuvent (Sargent, Harrison, Whistler). Après 1900, les émules américains de Monet et de Manet, dont Annie Cohen-Solal souligne bien les divergences, peuvent faire souche sur leur sol même. Il est très éclairant d’avoir dégagé la filiation Gérôme-Eakins-Robert Henri (le maître de Hopper), qui eut Philadelphie pour foyer, avant de conquérir New York ; on comprendrait mal autrement les tensions de la modernité américaine, d’une guerre l’autre, entre modèle européen (Matisse, Picasso, Dali, Masson) et impératif vernaculaire / réalisme indigène. A trop s’être laissé envoûter par le modernisme selon Alfred Barr, et le premier MoMA, on a fini par oublier que la création autochtone le débordait de toutes parts. Les photographes, de Steichen à Walker Evans et Penn, en furent les preuves vivantes. SG

*Anders Zorn. Le Maître de la peinture suédoise, Petit Palais, jusqu’au 17 décembre. Le catalogue (Editions Paris Musées, 35€) constitue la première monographie française jamais consacrée au grand peintre suédois. A l’occasion de cette rétrospective haute en couleurs, le Petit Palais dévoile la fleur de ses pastels. En plus des maîtres du genre, de Degas et Morisot à Redon, Charles Léandre (notre photographie) et Lévy-Dhurmer, on y voit et souvent découvre les pouvoirs du médium, en pleine renaissance, sur les artistes les moins sensibles, a priori, à son charme. Le pastel, si propre à faire frémir l’épiderme, entraîne ainsi Alfred Roll au-delà de lui-même, loin des vertueux pâturages, aux confins plutôt de Baudelaire et de Huysmans. La Manette Salomon de Marthe Lefebvre, sur une donnée littéraire voisine, tend à l’Eros de Vallotton et Maillol, le génie féminin en plus. Ajoutons que le catalogue raisonné de la collection des pastels du Petit Palais (Editions Paris Musées, 30,90€),  dû à Gaëlle Rio, comble toutes les attentes. SG

*L’Art au XIXe siècle. Un nouveau regard. Les écrits de Jacques Thuillier, Serge Lemoine (dir.), préface de Catherine Chevillot, Editions Faton, 49€. Dans le dernier numéro de Grande Galerie qu’il dirige, Adrien Goetz rend un très bel hommage à Jacques Thuillier et son œil ivre de tout. Venant d’un historien de l’art peu canonique, et d’un romancier qui aime à broder ses fictions espiègles sur le sévère canevas de sa discipline, le coup de chapeau ne surprendra pas. Née des rêves helléniques de Théodore Reinach, la Villa Kérylos vient d’y retourner sous la plume de Goetz dont l’atticisme, à la manière des Grecs justement, s’autorise des touches incessantes de couleur et d’humour. L’art du contraste et de la pointe a toujours souri à l’auteur, dont on sait qu’il vénère autant Arsène Lupin et Jules Verne que ses chers Racine et Chateaubriand. Plus grave que les précédents, parce qu’il se charge du destin des élites juives de la Belle Époque, et qu’il explore avec le même recul le devenir des fulgurances amoureuses, Villa Kérylos (Grasset, 20 €) donne rendez-vous à une série de fantômes qu’il eût été criminel de ne pas rendre à la vie. Et Goetz sait s’y prendre pour ressusciter certains Lazare de notre mémoire nationale. Les frères Reinach, les cousines Ephrussi, Eiffel et d’autres défilent devant les yeux du personnage central, narrateur de sa vie, une vie miraculeusement arrachée à la modestie de ses origines par la grâce d’un fou de beauté, et d’une femme sans lendemain. Après tant de récits normands et anglais, Goetz entre dans la lumière du Sud et prouve qu’elle peut être la complice du mystère et du temps retrouvé. SG

Ciné-Billet

A voir  Les Proies de 1970, réalisé par Don Siegel, on comprend en quoi une cinéaste d’aujourd’hui a pu se sentir sollicitée par son scénario et défiée par ses enjeux de mise en scène. Sofia Coppola a donc pris le projet à bras le corps. On sort étonnés et à demi convaincus par  son remake. La réalisatrice semble avoir choisi ce matériau narratif au potentiel cinématographique évident, porteur de thématiques qui lui sont chères, sans avoir tranché sur ses décisions. Le traitement du scénario prend mille directions, ce qui déroute et tient le spectateur à distance. Mais on ne peut s’empêcher d’admirer le travail de tri opéré à l’égard de la version originale, un peu vieillie à nos yeux. Peu de cinéastes sont parvenus à offrir une analyse aussi empathique de la réclusion féminine et une vision si fine des rapports entre femmes. Sofia Coppola renoue ici avec l’ambiance glacée de Virgin Suicides tout en actualisant son esthétique pour servir un genre qu’elle n’avait jusqu’ici jamais abordé : le film historique. L’histoire des Proies est, en apparence, très simple : en pleine guerre de sécession, un pensionnat sudiste de jeunes filles tenu par une directrice stricte et autoritaire (Nicole Kidman) recueille à contrecœur un jeune officier yankee, par charité chrétienne. On décide de le « retenir en captivité » jusqu’à ce qu’il soit rétabli, avant de le livrer. Peu à peu, la présence de cet homme agit sur les frustrations sexuelles et sentimentales des différentes protagonistes. Chaque personnage féminin incarne un type de désir inassouvi que réveille la présence du caporal : ce sera le désir sexuel pour l’une, l’amour de conte de fée pour l’autre, l’idéalisation quasi-freudienne pour la petite fille, la simple envie de se sentir encore désirable quand on est une femme de 50 ans. Le choix fondamental qui commande la mise en scène de Coppola est le huis clos, à rebours du film de Siegel qui multiplie les extérieurs. La caméra de Coppola, elle, ne quitte pas la maison, ou très peu. La création d’un univers fermé, pesant, suffocant, s’impose comme la vraie réussite de ces nouvelles Proies.

Là où Siegel fouille l’ambivalence des caractères, la perversité des cœurs qui se manifeste aux dépens des personnages (au gré de flashbacks ou de voix-off qui démentent l’impassibilité des visages), Coppola se tient à distance afin que ses personnages perdurent dans leur énigme, et le spectateur dans son incapacité à y voir clair. Autrement dit, convoquant un regard naïf. Coppola nous fait croire au conte de fée mais pour mieux le détruire. Au départ, tout n’est qu’ordre, calme et propreté. Tandis que Siegel développe une gradation narrative, une montée progressive des tensions, et prépare le spectateur au surgissement de la violence physique, Coppola s’intéresse au contraste qui déconcerte, à l’antithèse, et nous montre l’envers violent du décor de la bienséance, sur le mode d’un coup de théâtre impossible à prévoir. Contraste entre la cueillette champêtre du début et le dénouement du drame, entre la manière dont une éducation religieuse peut façonner des esprits, gommer les corps, et la façon dont ces désirs rentrés trouvent un moyen de prendre leur revanche ; contraste enfin entre le corps qui se contient et se contraint et le corps qui se déchaîne à la façon d’une bête sauvage. Bref, à la limpidité narrative choisie par Don Siegel, Coppola substitue une eau trouble d’où surgit l’improbable. C’est s’exposer au danger de perdre à plusieurs reprises le spectateur. Prenons le personnage de Colin Farrell, dont le choix de casting témoigne déjà d’un écart par rapport à la version de 1970. Ce n’est plus un Clint Eastwood au charisme envoûtant, au corps puissant et au regard ténébreux, montré dès le départ comme un indéniable séducteur. Le caporal de Coppola trompe par sa douceur, sa figure calme et peu expressive, ses manières de gentleman. Le spectateur est enclin à rêver d’une romance possible entre lui et le personnage de Kirsten Dunst. Si bien que la « métamorphose » du caporal au milieu du film en personnage bestial et cruel, est surprenante, voire impossible. Le caporal de Siegel attisait volontairement le désir autour de lui, ce sont les femmes, chez Coppola, qui, animées de désirs irrépressibles désormais, se resserrent peu à peu autour du caporal, leur proie. Le film, bien sûr, se prête à une incessante réversibilité des rôles entre le chasseur et le chassé. D’un côté, les femmes, qui tiennent en captivité le caporal, puis deviennent dépendantes de sa présence jusqu’à lui imposer une sorte de chantage sexuel. De l’autre, le caporal, enfermé à double-tour dans une chambre, mais vite conscient que le désir qu’il engendre chez les femmes sera son arme pour s’échapper, vainqueur lorsqu’il prend le « contrôle » de la maison par la terreur, et finalement vaincu par l’ultime piège échafaudé par les femmes dont le machiavélisme a définitivement englouti l’angélisme. De multiples mutations traversent ainsi les personnages, comme si chaque individu contenait tous les tempéraments, tous les comportements, comme si la morale n’était que rapport de force. Un rapport corporel de force. Valentine Guégan

MORT POUR LA FRANCE

ben14_cormon_001fLe 1er février 1913, une cérémonie du souvenir eut pour insolite théâtre le Parc de la Bergerie, à Buzenval, où s’était effondré le peintre Henri Regnault, d’une balle en pleine tête, quarante-deux ans plus tôt. Autour de Déroulède, les anciens de 1870 et les membres de la Ligue des patriotes ne formaient qu’une seule légion. L’estrade où se succéderaient les orateurs jouxtait l’obélisque érigé, dès 1872, à la mémoire du défunt. Or, en 1912, le buste de Barrias qui en ornait le sommet avait été volé. Déroulède avait aussitôt lancé une souscription afin de réparer le sacrilège. Vint donc le temps de replacer la relique et de saluer, en termes plus vibrants que jamais, le sacrifice du jeune guerrier. Le poète du Clairon enflamma son auditoire où l’on distinguait le fringant Maurice Barrès, avant que Mounet-Sully ne déclamât L’Hymne à la Patrie de Victor Hugo. Le très nationaliste et véhément Cormon, qui devait immortaliser l’événement (notre photo), prit la parole au nom des élèves de Cabanel, dont Regnault avait été pourtant le disciple indocile. Mais la mort tragique du héros de Buzenval, à l’heure où les partisans de la « revanche » poussaient déjà à la guerre, égalisait tout. Une dernière fois, ombre muette et bientôt évanouie, Regnault servait une cause qui avait fini par gommer l’artiste sous l’uniforme, le rebelle sous le jeune dieu.

9780226276045C’est, précisément, ce double destin que Marc Gotlieb se propose de suivre, sur près d’un demi-siècle, dans un livre très original, savant et spirituel, où l’analyse esthétique n’omet jamais ce qui la détermine au-delà des vertus indéniables de l’auteur de L’Exécution sans jugement d’Orsay et de la Salomé du Met. La nouveauté des meilleures toiles de Regnault intéresse autant Gotlieb que leurs déboires, consécutifs au changement de paradigme propre aux premières années du XXème siècle. Lors de l’hommage appuyé de Déroulède, ces tableaux, toujours chéris d’un certain public et de quelques collectionneurs, avaient déjà perdu tout crédit auprès d’une génération d’amateurs et de critiques dont l’impressionnisme conditionnait les critères de jugement. Bien différente était leur situation vers 1870, à la veille de la guerre franco-prussienne, quand Regnault incarnait moins le système académique dont il était issu que la crise où l’avaient entrainé la fameuse réforme de 1863 et les poussées du réalisme. On peut, en effet, aujourd’hui soutenir que le second Empire lui-même liquida l’héritage davidien et fit le lit d’une génération plus sensible à Michel-Ange qu’à Raphaël, à Velázquez qu’à Poussin, à Géricault et Delacroix qu’à Ingres. Certes, la convergence des préoccupations ne saurait annuler ce qui sépare un Manet des artistes formés à l’Ecole des Beaux-Arts, notamment les titulaires, comme Regnault, du Prix de Rome. Ces différences n’ont pas échappé à Gotlieb, elles font le sel de son livre et, en sa première partie, du regard qu’il porte sur les ambiguïtés du peintre et d’une carrière placée sous le signe de l’inachevé.

regnault-hen_thetis-achilleFils du chimiste et photographe Victor Regnault, Henri se sent très tôt porté aux différents arts, peinture, littérature et musique, qu’il pratiquera tous à sa manière, vigueur et éclat. A l’école des Beaux-Arts où il entre en 1860, après des études au lycée Henri IV, ses professeurs sont Louis Lamothe et Cabanel. Il ne suivra guère leurs pas. Dès 1864, l’impatient affronte le Salon. Et, sans tarder non plus, il obtient le Prix de Rome. Thétis apportant à Achille les armes forgées par Vulcain respire une énergie, un goût des sensations violentes et des musculatures saillantes que n’appelait pas forcément le sujet. Que peut bien signifier cette façon de dramatiser à outrance l’appel au combat et la lamentation d’Achille sur le corps de son cher Patrocle ? Gotlieb, qui aime à chercher l’homme derrière l’artiste, l’intime derrière la fiction, est plus loquace quant aux envois romains de Regnault, une fois la villa Médicis rejointe. Les lettres qu’il adresse à son père, à partir du printemps 1867, ne cachent pas une réelle exaspération envers les règlements académiques. Chaque grand tableau, selon Gotlieb, s’en fera désormais l’écho amplifié. Tel est bien le sanguin Regnault pour qui Florence se résume à Benvenuto Cellini, Rome à la Sixtine… Avant le choc que provoquera la découverte de l’espagnol Fortuny et de son atelier romain, l’hispanisme de Manet, amusant chassé-croisé, a brutalement élargi ses perspectives. De cela sortiront des tableaux sans pareil.

SC235745A ses amis du futur Parnasse, Henri Cazalis, Emmanuel des Essarts et Mallarmé, Regnault confiait « sa haine du gris » dès 1865. Son premier coup d’audace, l’immense Automédon de Boston, un des tableaux les plus fous du musée américain, dit d’abord l’aplomb avec lequel Regnault soumet à sa volonté les exercices imposés. Le tableau résonne aussi de ce qu’il a découvert en Italie, des Van Dyck et Ribera de Gênes jusqu’à Michel-Ange. On sait que l’idée de suivre la « filière idyllique d’Emile Lévy » lui fait horreur. Celle de s’emparer d’un sujet antique plus viril, a contrario, l’excite. Il décide de montrer Automédon sur les bords du Scamandre, ramenant des pâturages les chevaux d’Achille : « Le jeune homme est un morceau superbe à peindre et les chevaux sont dans des mouvements assez amusants. Il faut qu’ils aient une animation extraordinaire, quelque chose de la fougue et de la férocité de leur maître Achille. » A Cazalis, Regnault dit vouloir les animer du pressentiment des malheurs à venir : « J’ai voulu donner comme un avant-goût d’événement sinistre.» Aussi son tableau, vraie décharge érotique, très Géricault 1812, renouvelle-t-il l’alliance du sexe et de la mort chère à Mario Praz (lequel fut loin d’être indifférent à Regnault). A la vue du tableau, Zola s’incline : un élève des Beaux-Arts possédait le feu des modernes… Le Portrait du général Prim (Orsay), coup de clairon de 1869, va enchanter Gautier et secouer l’anémie du Salon. Regnault est lancé. On ne l’arrêtera plus.

imagesA cette date, il a fait un premier séjour en Espagne et s’apprête à y retourner. Hébert, qui dirige la Villa et lui voue une affection incontestable, le tient aussi pour un exemple dangereux, le chef d’une bande de jeunes gens en froid avec les modèles italiens… Durant l’été 1869, Regnault retourne à Madrid, où l’appelle sa copie réglementaire des Lances de Velázquez, et commence à rêver du Maroc en compagnie de Clairin, « son fidus Achates » (Gautier). C’est au soleil d’Andalousie et de Tanger qu’il devient le « peintre de la lumière » (Cazalis). Riches textures et teintures, nulle ombre pour en ternir l’éclat, ses aquarelles, si recherchées aujourd’hui, rivalisent avec Fortuny et campent une Alhambra offerte aux fantasmes d’une existence affranchie. Mieux vaut ne pas les enfermer dans une lecture lourdement postcoloniale, comme Gotlieb y sacrifie un peu, l’orientalisme français a toujours débordé par son engagement positif, culturel, vitaliste, voire religieux, l’anachronique et manichéenne vulgate néo-saïdienne. Pensons plutôt à ce qu’un Claude Monet, dès avant son service militaire en Algérie, dit de l’orientalisme, ou à ce qu’Ernest Chesneau dira de Regnault en 1872, ébloui par tant d’intensité. A cet égard, le moment le plus fort du livre de Gotlieb coïncide avec les pages qu’il consacre à la Salomé du Salon de 1870 (sa couverture).

En face d’une telle œuvre, saturée de jaune, de présence charnelle  comme de joie vulgaire, on ne saisit pas très bien ce qui « trouble » le plus. Car Regnault ne se contente pas d’inverser le stéréotype de la belle juive, il libère un flot d’affects et d’aspects entre lesquels notre œil et notre esprit échouent à trouver l’équilibre. Le choix têtu d’inquiéter les évidences et les attentes, en remuant notre fond de cruauté sensuelle et sexuelle, ce pourrait être une bonne définition de l’art de Regnault, constamment hanté par les forces contraires de la castration, de l’affirmation et de la perte. L’équivoque visuelle, mélange de naturalisme et de théâtralité, de modernité et de rhétorique, d’atelier et de fable, ne fait qu’y ajouter. Douceur et douleur, sourire et meurtre dansent pour Salomé et jettent le spectateur dans une sorte d’alarme diffuse. La toile du Met, qui jaillit de son cadre noire avec l’accumulation du souk, nous montre une sauvageonne de quinze ans aux cuisses et dents apparentes. Les chevilles et babouches sont trop voyantes, la chevelure noire mal peignée, et le bassin au couteau fait de chacun de nous la victime potentielle, expiatoire d’un plaisir résolument malsain. Tranquillement féroce, nonchalamment sadique, nous apparaît aussi l’ultime chef-d’œuvre de Regnault, exécuté à Tanger dans la mélancolie, cette bonne distance, de l’Alhambra. L’Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade fait entendre la mort, le sang qui coule encore, dans le silence du sérail et l’éclair vite essuyé d’un sabre précis. Peu importe l’invraisemblance générale de la scène, l’imagination est prise. Et Gotlieb vise juste, cette décapitation « sans jugement » fustige autant le despotisme oriental qu’elle ne célèbre, faux paradoxe, l’acte libre, libre de toute autorité. Regnault, toujours.

tmp_2f557e74c33faeaa68da3db52d0ee701L’invasion de la France par les Prussiens l’oblige à « rentrer » avec L’Exécution, exposée brièvement à l’Ecole des Beaux-Arts en août 1870. Prix de Rome, il aurait pu se soustraire à ses devoirs militaires, il n’en fit rien, mais renonce aux francs-tireurs pour la Garde nationale, moins exposée, par égard pour son père et sa fiancée, l’étonnante Geneviève Bréton. On connaît la suite, la sortie du 18 janvier 1871, la charge aberrante du 19 contre les Prussiens bien retranchées. Clairin, qui en était, a raconté la confusion générale et leur folle ivresse à tirer sur un ennemi invisible. Le Gaulois annonce, le 24 janvier, la terrible nouvelle, ce n’est que le début d’un long deuil national. Gotlieb est le premier à documenter et analyser aussi bien ce transfert de sacralité typique des sociétés trop déchristianisées, et la dévotion dont Regnault fera l’objet jusqu’à la guerre de 14. Autant de chapitres décisifs qui mènent le lecteur de Buzenval à l’église Saint-Augustin, du monument votif de l’école des Beaux-Arts aux sculptures et tableaux de Salon, figeant un corps foudroyé dans sa chute, comme Robert Capa le fera durant la guerre d’Espagne. Le tableau de Frédéric Levé, Salon de 1910, en est le précédent oublié. Nous avons déjà évoqué d’autres récupérations. Celle des patriotes ultras ira jusqu’à provoquer un incident diplomatique en 1891, lors de la venue de l’impératrice Frédéric, et céder à l’antisémitisme le plus virulent en 1912, lors de la vente de la Salomé. Arthur Meyer, Juif converti, royaliste, antidreyfusard, éditeur du Gaulois, avait proclamé : « Salomé doit rester en France. » Mal lui en prit. Toute L’Action française lui tomba dessus, s’insurgeant contre cette peinture bonne à flatter le goût Rothschild et conforter l’emprise des Juifs sur les spéculations du marché de l’art et le goût du grand public. Le clan moderniste, de Salmon au très smart Burlington Magazine (« un tableau exécrable »), pesta lui contre l’art pompier, agonisant, et l’Amérique, dernier refuge de la vulgarité mercantile. Le tableau, en effet, traversa l’Atlantique pour les cimaises du Met, où il allait connaître des hauts et surtout des bas. Son statut et son accrochage actuels, Gotlieb le souligne in fine, restent « incertains », à bonne distance de Manet, devenu l’étalon du Moderne dans les années 20. Stéphane Guégan

*Marc Gotlieb, The Deaths of Henri Regnault, The University of Chicago Press, 60$ (42£).

Pierre du Colombier, page 248, n’est pas le cinéaste Pierre Colombier, mais l’un des futurs critiques d’art influents de l’Occupation (voir notre Art en péril, Hazan, 2015). Il est donc révélateur qu’il ait participé activement à la polémique soulevée par Salomé en 1912. Par ailleurs, je serais beaucoup moins catégorique que ne l’est Gotlieb quant à l’influence qu’il juge limitée de Fortuny sur Regnault, elle me semble avoir été assez nette, au contraire, sans parler de la commande du portrait de Prim…

Art ancien, livres reçus

produit_1448538166-capture-d-cran-2015-11-26-12Boileau, qui fut de ses amis, le nommait le « Phidias de notre âge » et tirait fierté d’avoir été portraituré par lui. C’est, effectivement, l’un des meilleurs portraits de Girardon, un vrai concentré de son art, aussi direct et élevé que la poésie de son modèle. On ne fait pas le tour d’un tel artiste en quelques pages. Aussi la somme d’Alexandre Maral, 600 pages magistrales et nécessaires, donne-t-elle la mesure du personnage. Cet originaire de Troyes (1628-1715), où sa trace est encore visible, se mêla à presque tous les chantiers royaux du grand roi, dont il a fixé l’image avec l’autorité requise. Cadet de Le Brun, Girardon devait travailler sous sa férule avant de mener lui-même de vastes entreprises décoratives. Au départ, ils avaient été l’un et l’autre des « créatures » du chancelier Séguier, privilège qui valut à Girardon de connaître la Rome de la fin des années 1640, en pleine effervescence du jubilé qui se préparait. Quand on découvre à 20 ans Bernin, Borromini et Pierre de Cortone, on en reste marqué à jamais. Baroque ou pas, classique ou non, il est surtout l’un des plus inventifs représentants de l’art versaillais où aucune étiquette ne comptait en dehors de celle qu’exige la vie de cour. Dans les jardins, fête permanente, les passions font moins de manières. On doit à Girardon quelques-uns des meilleurs groupes du parc, son Enlèvement de Proserpine (couverture) s’allumant au feu qu’il symbolise. Le funéraire n’éteint pas sa verve, à preuve la sublime Mater dolorosa du Louvre et, chef-d’œuvre unique, le tombeau de Richelieu que les étudiants de la Sorbonne devraient connaître par cœur… SG (Alexandre Maral, Girardon. Le sculpteur de Louis XIV, ARTHENA, 140€)

louis-xv-a-fontainebleau-la-demeure-des-rois-au-temps-des-lumieresSi le château de Fontainebleau se présente toujours, à bon droit, comme la « maison des siècles », des Valois à Napoléon III, le règne de Louis XV en a écrit l’une des pages les plus brillantes et les moins connues. Casanova a dit son éblouissement devant la munificence qu’y transporte le bien aimé, chaque automne, durant la saison des chasses. Mais courir le gibier avec sa meute de chiens et de courtisans ne saurait interdire, le soir venu, le théâtre et la musique, la vue des actrices et d’autres friandises. Louis XV, volage en diable, était incapable d’infidélité à l’égard de son vieux château hanté, qu’il modernisa (non sans faire disparaître certains décors du Primatice) et redécora. Les peintures de la salle du conseil comptent parmi les grandes réussites de Boucher, hors de la présence duquel le roi eût été si malheureux… En tête de ce récent catalogue, riche en nouvelles recherches et découvertes sur la mutation bellifontaine, Valéry Giscard d’Estaing signe une préface idoine, qui fait écho à l’exposition qui marqua le début de son septennat, Louis XV, un moment de perfection de l’art français. Ne serait-il pas temps de revenir au sujet avec la même ambition ? SG [Vincent Droguet (dir.), Louis XV à Fontainebleau. La demeure des rois au temps des Lumières, RMN éditions, 39€]

9782757210543_1_75Un mort peut en cacher un autre. En 1924, l’ouverture du musée Henner fit coup double. L’hôtel particulier de l’avenue de Villiers, dédié au peintre alsacien, avait été la demeure et l’atelier de Guillaume Dubufe, pinceau mondain d’illustre lignée. Ce bel édifice, doté d’un jardin d’hiver et de toute une boiserie qui flatte les murs colorés, vient de rouvrir après la longue rupture d’une patiente et heureuse rénovation. La presse n’a pas suffisamment salué l’événement ! Les anciens « palais » de la plaine Monceau, visitables et aussi riches, ne courent pourtant pas les rues… Si Henner n’est pas mort pour la France, il fut l’un de ceux qui pleurèrent les provinces perdues. Destinée à Gambetta, son Alsace. Elle attend ! a longtemps conservé son statut de fade icône patriotique. Elle n’a pas nécessairement contribué à la survie de l’artiste et à la connaissance élargie de son œuvre. Prix de Rome de 1858, Henner développe en Italie son goût de la touche fondue et du sfumato imité de Vinci ou de Prud’hon. Loin de partager le baroquisme des peintres issus de la réforme de 1863, il s’attache à vivifier l’héritage des pastorales de Giorgione et Titien. Sa Chaste Suzanne, au Salon de 1865, tranchait, pour le moins, sur Olympia. Cela ne signifie pas que ce peintre secret soit exempt d’érotisme. Le musée rouvert et la présente publication frémissent ici et là de corps caressés en maître, femmes et hommes, ceints de vapeurs charmeuses. Comme il y a deux Fantin-Latour, autre spécialiste des naïades néo-vénitiennes, il y a deux Henner. Encore faudrait-il y aller voir. SG [Marie-Cécile Forest (dir.), Musée national Jean-Jacques Henner. De la maison d’artiste au musée, Somogy, 22€].

Cocteau, Picasso : duel au soleil

Bohèmes vit ses dernières heures au Grand Palais. Succès modeste, presse mitigée. Sans doute l’exposition aurait-elle dû passer davantage au crible la mythologie qu’elle cible. Qui croit encore aux « artistes maudits », pour paraphraser la formule de Verlaine dont Cocteau, si sagace à l’endroit des modernes parias, a souri plus d’une fois ? La surprise est donc moins venue de la perspective d’ensemble que des œuvres retenues. Un exemple ? Si la période bleue de Picasso aurait pu en être un des moments forts, les sources parisiennes de l’Espagnol s’y affichaient à travers deux raretés, la Rêverie de Lenoir et l’affiche de Rochegrosse pour la Louise de Charpentier, le misérabilisme fin-de-siècle ayant aussi bien envahi la scène lyrique que les ateliers de la colonie catalane. La « période bleue » fut le sésame d’un étranger impatient de changer de peau. On a parfois soutenu que Picasso, le cœur plein des misères du monde, en avait coloré sa peinture à partir de l’automne 1901. Bleue serait la couleur du désespoir et de la mélancolie. Une certaine littérature aime tant à noircir les choses. Dès 1946, alors que le peintre peaufinait son aura de grand témoin des malheurs du siècle, Jaime Sabartés établissait un lien nécessaire entre les bleus de son ami, sa personnalité profonde et les tragédies de l’histoire récente : « Picasso […] croit que la tristesse se prête à la méditation et que la douleur est le fonds de la vie. »  Nous ne sommes plus obligés de partager la naïveté, réelle ou feinte, de ses premiers biographes. À ceux qui souhaiteraient y échapper, on conseillera la lecture du journal intime de Cocteau, dont un septième volume vient de paraître. Magnifique fusion de littérature pure et de fusées esthétiques, il est bourré de vacheries, tournées en maître et souvent justifiées, à l’égard des contemporains. De l’Académie fourmillante d’intrigues aux corridas somnolentes, des derniers feux de la guerre d’Algérie à la haine persistante dont il poursuit André Breton et les siens, les sujets de saine moquerie ne manquent pas au vieil homme. Sa vitalité créatrice et sa verve n’ont qu’une ennemie, la santé d’Orphée et ses petits ennuis mécaniques. Comme les voitures de course dont Cocteau épouvanté compte les victimes, Camus ou les fils de Malraux, la carrosserie crache plus que le moteur. Même chose chez Picasso, que l’âge ne protège pas, bien au contraire, de sa duplicité et de son sadisme naturels. Cocteau se contente-t-il de retourner contre le matador les piques qu’il en reçoit continument ? À rebours de la théorie des faux frères, il y a l’amour que Cocteau porte au minotaure, où les blessures d’amour-propre ont leur part. Le poète, lucide, a surtout vu les larcins du peintre, sa tendance à trop peindre et trop s’écouter, sa mauvaise foi et sa hantise d’un au-delà. Quant au passage sur les profiteurs de la Libération, ne s’adresse-t-il pas un peu à l’homme de Guernica ? Stéphane Guégan

* Jean Cocteau, Le Passé défini, VII, 1960-1961, texte établi par Pierre Caizergues, Gallimard, 36€.