JOYEUX NOËL !!!!!

product_9782070594542_195x320J’ai, parmi ces petites bêtes, mes favorites, parce qu’elles ont amusé mes enfants et nous ramenaient subtilement à cette vie élémentaire dont le besoin se fait sentir à tout âge. Rien de plus risible qu’un citadin à la campagne, la vraie, au contact du pays d’en-bas… Mais revenons aux petites bêtes, si préférables aux grosses à maints égards. Léo Le Lérot, la dernière en date, a-t-il l’étoffe des meilleures créations d’Antoon Krings. Je veux parler, évidemment, de Loulou le pou, Léon le bourdon, Patouche la mouche, Oscar le cafard ou Grace la limace ? Est-il promis à devenir l’un des héros, que suggère son nom, de ce bestiaire où l’inversion des échelles et la palette saturée créent un premier charme ? De fait, il n’en manque pas lui-même, avec son œil noir, son rayé de bagnard et sa casquette empruntée aux marloux d’hier. Léo a tout de l’apache échappé d’un film de Carné ou de Duvivier. Les plus jeunes, brouillés avec les films en noir et blanc, s’arrêtent à son air de chenapan sympathique et ils ont raison de sourire à la gloutonnerie du noctambule affamé. Le gardien du jardin, un lutin un peu prévisible, s’émeut de ces prédations inacceptables et, contre les sauterelles, pratique des méthodes de fourmi. De fraises, de framboises et groseilles, Léon se voit soudain frustré. Que faire après une dernière ventrée de pommes ? Léo le Lérot, comme son protagoniste, manque un peu d’imagination. Léo n’a pas le goût de l’effort, vit au présent. Il ressemble, partant, au nôtre. La morale de l’histoire, qu’on ne dévoilera pas, en constitue la plus grosse surprise. Le déni d’éthique «élémentaire» gagnerait-il la littérature pour enfant ?

9782330068745On publie beaucoup sur Masaccio (1401-1428), et lui que Vasari disait associable, «négligé», ne l’est guère par les historiens et les éditeurs. Le volume d’Actes Sud, dû à la plume experte d’Alessandro Cecchi, dépasse le simple bilan : nourri des récentes avancées de la science, il les ordonne et les discute. Au regard du sacro-saint Roberto Longhi, qui avait fait de Masaccio le père de l’art moderne, une sorte de Courbet local qui annoncerait Caravage, la différence d’approche de l’auteur se déclare vite. Il refuse surtout de minimiser la valeur de Masolino, l’éternel «second», au prétexte que sa peinture serait plus féminine et gothique, moins virile et expressive. Ce dernier critère, longtemps indiscuté, en égara plus d’un, et Longhi lui-même, dès qu’il s’est agi de dissocier la part attribuable au peintre dans les œuvres de collaboration. Car l’expressivité fiévreuse des visages et des corps n’était pas l’apanage de Masaccio, bien que les sublimes copies de Michel-Ange aient permis d’accréditer une thèse qui n’aura cessé d’enfler depuis le XVIe siècle. Successeur de Giotto, Masaccio marche en tête de la Renaissance telle que le foyer toscan la théorise sous les Médicis. La réputation posthume de Masolino souffrira vite de la supposée «préciosité» de son art, dont on ne voudra bientôt plus comprendre les sources et les fins. Complice de tant de chantiers où ils avaient agi chacun selon son génie propre, Masolino n’est plus aujourd’hui que le faire-valoir de Masaccio. Or on ne saurait saisir ce qui s’est joué, au cours des années 1422-1427, en dehors de leur fructueuse complémentarité. La chapelle Brancacci, cette autre Sixtine de toutes les audaces, fut l’œuvre de deux génies. Ce livre scelle avec force leur réunion.

venisem351103Y-aura-t-il encore des Vénitiens à Venise en 2025 ? Et quelque chose comme Venise ? Pas besoin d’être Salvatore Settis pour s’inquiéter. A moins de croire au père Noël, nul n’ignore que la menace grandit de voir la ville flottante, en lutte avec son enlisement, sombrer sous l’effet d’autres maux, la massification du tourisme de tout acabit, l’essor symétrique du luxe transfrontalier, la sinisation des restaurants et le départ des natifs. On sait aussi que Pierre Cardin, dont les années de gloire sont loin, a voulu laisser sa griffe sur le tissu urbain et s’offrir une tour, futuriste évidemment, de 245 mètres. La transparence n’en était qu’apparente, quant à l’utilité… On a, miracle, remisé le périscope obscène. Mais il est des outrages plus discrets. Michel Hochmann, qui épingle Cardin, conclut son ample visite de la ville, et de son histoire, sur le danger d’adultérer l’une et l’autre par l’incurie et l’exploitation à outrance du site. Je connais peu d’historiens français qui ont autant fréquenté la Sérénissime avant d’en parler, et d’en parler aussi bien. Hochmann avait abondamment commenté la peinture vénitienne, son inscription sociale et marchande, son impact connu et inconnu… Mais il lui restait à étreindre la divine entière. Venise appartient à ces beautés universelles dont tout le monde se croit obligé de dire du bien ou du mal, d’entretenir le mythe ou de le rejeter. Dans les deux cas, le narcissisme l’emporte sur la connaissance. Le flux continu des Iphones masque une autre fait l’iconographie de Venise s’est appauvrie à la même vitesse que le savoir et la curiosité. Là où «tout est le produit de l’action de l’homme», on l’a compris, mieux vaut avoir Hochmann pour cicerone. Son livre, classique dans son découpage et sage dans sa maquette, plus libre dans sa riche illustration, est tendu vers  sa vérité conclusive : plus qu’une ville d’art, Venise est une œuvre d’art total, une oeuvre d’art aux attraits puissants, mais vulnérables.

9791092054651_1Edme Bouchardon (1698-1762), nous le savons désormais, ressemble peu à l’aimable précurseur du néoclassicisme des vieux manuels. La récente rétrospective du Louvre a rallumé le feu éteint par deux siècles de radotage. Elle fleurait bon la Rome baroque, le grand théâtre des passions où avaient communié, à 75 ans de distance, Le Bernin, L’Algarde et notre Français, descendu à Rome avec son Prix en poche. Certains pensionnaires du palais Mancini faisaient leur temps et rentraient au pays, lui s’attarde au cœur de la chrétienté, fait poser le cardinal de Rohan, le pape Clément XII, l’anticomane Melchior de Polignac, et thésaurise en copiant tout ce que son cœur lui dicte. Plus que les grands antiques, Raphaël ou Michel-Ange, le Seicento enflamme ses sanguines, on comprend que certaines de ses compositions, plus tard, sembleront préfigurer Greuze et Füssli. L’étude des dessins du Louvre, à laquelle s’est attelée Juliette Trey après de prestigieux amoureux du médium, confirme ou infirme l’autographie de certaines feuilles, précise les sources, majoritairement italiennes, et offre une couverture photographique impeccable de l’ensemble, soit près d’un millier de numéros. Nous sommes sans cesse ramenés à l’homosexualité fort probable du sculpteur. Tantôt il virilise ses modèles, de chair ou de marbre, tantôt il les féminise, comme cette tête de Christ aux lèvres entr’ouvertes, empruntée à Annibale Carracci, qui pourrait être une tête de la Vierge Marie ! Parmi les variations sur la statuaire antique, moins nombreuses que prévu, on croise un couple de lutteurs dont le point de vue aurait ravi Mapplethorpe (voir plus bas). « Le meilleur dessinateur de son temps » dénonçait par avance la théorie kantienne du désintéressement et du désinvestissement libidinal qui fonderaient la relation esthétique. Ce n’est pas l’un des moindres charmes de ce corpus indispensable.

l-enfer-selon-rodinUn cheminement, qui défie les apparences, mène de Bouchardon à Rodin, c’est celui de l’Eros inhérent à la sculpture française, héritière directe, géniale, de la morbidezza et de la furia italiennes. Aucun autre pays d’Europe ne s’est abandonné aux délices de Capoue avec la même force de conviction et liberté de mœurs. N’a-t-on pas retrouvé parmi les souvenirs de voyage de Rodin un moulage du visage pâmé de la Sainte Thérèse du Bernin ? La vieille Rome jésuite, bête noire du Grand Larousse au temps de la République des Jules, aurait-elle obsédé l’artiste qui se vit confier, en 1880, la commande de La Porte de l’Enfer ? Au fil d’une enquête superbe, le musée Rodin se penche sur ce chef-d’œuvre aussi mouvementé que sa réalisation. Au départ, et les documents en font foi, la référence littéraire est explicitement le divin Dante, et sa non moins divine Comédie. Puis, comme l’écrit Rilke, «de Dante, il passa à Baudelaire». François Blanchetière, à qui on doit cette exposition et son remarquable catalogue, ne s’en laisse pas compter pour autant. L’Italie de Dante et de Michel-Ange ne quitte pas ses écrans, et les cercles bien enchaînés du parcours. Le projet d’illustrer Les Fleurs du mal, à la demande de Paul Gallimard (le père de Gaston) ne viendra qu’en 1887. Le bibliophile, pas fou, se réserve l’exemplaire unique, l’édition de 1857, qu’il confie aux sensuelles et noires contorsions de la faune rodinienne. Le Guignon fait partie des poèmes que le sculpteur choisit d’accompagner, tant il est vrai que l’illustration, selon le mot de Mirbeau dont se souviendra Matisse, doit être une création parallèle au texte. Du Guignon, notamment, Rodin a compris le double symbolisme : la difficulté à créer et la difficulté d’être compris convergent simultanément dans le miroir d’une conscience malheureuse et d’un Eros compensatoire. «Mainte fleur épanche à regret / Son parfum doux comme un secret / Dans les solitudes profondes», dit le poète. Rodin lui répond en creusant la page d’une béance ténébreuse d’où émerge la Vénus de ses rêves. La porte de l’Enfer s’ouvre devant eux.

photo_pdt_4567Xénophile et curieuse «de l’autre», notre époque l’est bien plus que nos rabat-joie professionnels ne le proclament. Un livre sur Henry Caro-Delvaille (1876-1928), Juif de Bayonne, peintre dit pompier, et oncle «d’Amérique» oublié de Lévi-Strauss, ne devrait pas être possible sous nos latitudes… Christine Gouzi et les éditions Faton l’ont fait, comme on dit outre-Atlantique justement. Caro-Delvaille relève de cette catégorie de peintres dont l’histoire de l’art récente s’est peu soucié, notamment en France où ils se couvrirent pourtant de gloire et d’or. Ces artistes, aux confins d’Orsay et du Centre Pompidou, n’ont pas bénéficié de la réhabilitation des Pompiers et des figuratifs de l’entre-deux-guerres. «Gloire déboulonnée», Caro-Delvaille symbolise parfaitement cette «génération perdue», à qui la Belle Epoque doit de nous paraître telle. En ce début heureux du XXe siècle, il passait pour le meilleur garant d’un whistlérisme assorti au goût français, qui exige des sujets nets, une aptitude à la décoration, au portrait direct, et un érotisme peu corseté. Manet, Renoir, Tissot et Rodin, dont il fut très proche, étaient passés par là, pour ne pas parler de Caillebotte, élève de Bonnat comme lui, et qu’il rappelle parfois. Combinées à un discret japonisme de composition, ses harmonies de noir, de gris et de rose alternent avec des tableaux savoureusement blancs, de même que les scènes intimes, d’une plaisante domesticité, balancent les nus plus scabreux. Beau dessin et couleur fraîche ne font qu’un, Caro-Delvaille idolâtrait Phidias, Titien et Velázquez. Non contente d’exhumer l’oncle oublié de l’auteur de La Pensée sauvage, l’étude savante et sensible de Christine Gouzi le ramène au milieu des siens, la communauté juive de Bayonne, Paris ou New York, et des critiques qui appuyèrent sa «3e voie», non sans le mettre en garde contre les pièges de la peinture mondaine.

product_9782072692734_195x320Nous abordons maintenant au royaume du luxe. Magnat du textile, collectionneur aux moyens illimités, éclaireur du goût dans un pays qui en avait bien besoin, le russe Chtchoukine (1854-1936) réunissait les attentes que la Fondation Louis Vuitton s’est fixée. A l’impossible seul se tiennent les maisons qui aiment l’exploit. Le mot n’est pas trop fort ici, aucun musée n’aurait les moyens d’importer en France 160 des 278 œuvres que le mécène de Matisse et Picasso parvint à réunir. Toutes ne sont pas nécessairement des « icônes », et encore moins de l’art dit moderne. Mais la sélection comporte suffisamment de vrais chefs-d’œuvre, notion moins contestable, pour faire date. Les ensembles de Gauguin et de Picasso surclassent le reste par leur homogénéité et leur force indomptable. Quant à la salle des Matisse, et bien qu’en soient absentes La Danse (déjà venue à Boulogne), La Musique (décidément trop fragile) et La Conversation de 1912, sorte d’Annonciation du Quattrocento en costumes modernes qui jouissait du statut d’un retable à fond d’or, elle tient son rang. Elle transcende même la muséographie par l’air palatial que le peintre et son patron moscovite donnèrent à leur collaboration. Au cours des 6 années qui précédèrent la grande guerre, les deux hommes ont vécu une promiscuité mentale, esthétique et financière, qui les rattache légitimement aux grandes heures du mécénat princier. Alexandre Benois comparait la munificence de Chtchoukine à celle des tsars. N’était-ce qu’un compliment ? Les maîtres de la vieille Russie n’eurent pas toujours les idées aussi larges que la main. Chtchoukine, si fastueux dans ses achats, pesa chacun d’entre eux. Le catalogue fastueux, riche en images et en documents, le fait mieux comprendre que l’exposition. L’étrange personnalité du collectionneur et son usage réglé du rocaille palais Troubetzkoï s’éclaircissent à sa lecture, portée par le luxe, revenons-y, de la maquette et des pages qui se déplient sur le mystère d’une demeure et d’une collection uniques, démembrées par l’obscurantisme stalinien.

On n’ira pas chercher plus loin ce que l’édition d’art française a produit de plus conséquent, cette année, sur l’art du XXe siècle. Familier de Louise Bourgeois (1911-2010), et l’un des grands conservateurs du MoMA au cours des années 1990, Robert Storr s’est toujours tenu à distance du modernisme, puritain et anti-littéraire, issu de Clement Greenberg. Il suffira de dire qu’il s’est davantage occupé de Guston, Richter ou Beckmann que de l’avant-gardisme bon teint. Le milieu le lui a fait payer. Mais l’usurpation ne dure jamais, les intrigants disparaissent, les autres restent et leurs écrits les accompagnent… Storr connaît la volatilité des choses et des personnes, il a assisté, au début des années 1980, à l’imprévisible résurrection de la géniale Louis Bourgeois. Compte tenu de ses origines françaises et des liens qu’on lui prêtait avec le surréalisme, l’épouse de Robert Goldwater ne faisait pas l’unanimité dans le milieu new-yorkais. Et William Rubin ne débordait pas d’enthousiasme, en 1982, à l’idée que le MoMA, dont il était le directeur très picassien, rendît hommage à une artiste de 71 ans, obstinée à défier l’art mainstream… Mais exposition, il y eut. Grâce en soit rendue aux deux commissaires, deux femmes, of course. Les aléas propres à la couverture du catalogue nous ramènent autrement au seuil de tolérance d’une époque encore hostile à la postmodernité montante. En effet, le choix des commissaires s’était porté sur la célèbre photographie de Mapplethorpe, l’un de ses chefs-d’œuvre, où la souriante et froufroutante artiste exhibe sa phallique et vénusienne Fillette de 1968. C’était trop, évidemment. On recadra le cliché, fit disparaitre ce que vous savez, l’artiste ne souriait plus qu’au plaisir de se voir admise à dérouler son parcours dans le temple, dit Storr, du grand «récit masculin et formaliste de l’art moderne». Tout le désignait donc pour signer cette monographie, monumentale à divers titres, que les non-anglophones pourront lire sans tarder. Des débuts oubliés, auprès de Brayer et Paul Colin, aux araignées fileuses de mémoire, de la culture visuelle au culte sexuel, du primitivisme sans âge à la mythologie privée, l’analyse n’abandonne rien en cours de route. Elle se redéploye au-delà du freudisme de comptoir et redonne chair et sens à l’une des créations majeures du XXe siècle.

thumb_5-continents-editions_9788874397488_mapplethorpe_cover_lowExposer Mapplethorpe n’est pas sans danger, mais le risque a muté en 25 ans… Le 12 juin 1989, peu de temps après la consécration du Whitney, la directrice de la Corcoran Gallery of Art de Washington renonçait à montrer le photographe par peur panique du scandale, scandale qui éclate, en avril 1990, à Cincinnati. Mapplethorpe, mort du Sida un an plus tôt, n’en aura rien su. Cela dit, il ne détestait pas les haut-le-cœur que provoquèrent, au départ, ses images les plus trash, plus dérangeantes dans leur mélange de culture SM et de perfection glacée. L’alliance du néoclassicisme et de l’homo-érotisme, fréquente par le passé, y trouvait une occasion de se renouveler, débouchant bientôt sur l’exaltation exacerbée de la «beauté noire», pour parler comme Baudelaire. Ces corps et ces sexes en grande forme, mais comme réduits à leur plastique immuable, ont fini par se retourner contre Mapplethorpe et sa folie sculpturale. Tel est le danger de l’exposer aujourd’hui, se voir accusé de racisme latent, d’eugénisme esthétique ou de préciosité narcissique. Et les emprunts à la statuaire italienne, de Canova au Duce, ne sont pas faits pour apaiser l’hostilité croissante que lui témoigne le nouveau moralisme US. On peut, du reste, adhérer aux libertés d’un des acteurs historiques de la postmodernité américaine des années 1970-80, et trouver un rien répétitives ses obsessions anales et phalliques. Pas plus que son splendide catalogue, la rétrospective de Montréal n’a commis l’erreur de l’y enfermer : sobres portraits et fleurs japonisantes alternent avec le bondage et les images frontales de la mort (fulgurance de l’ultime autoportrait d’outre-tombe !). La curiosité des commissaires nous dévoile surtout la face cachée du trublion affamé de gloire et de succès commercial. A l’instar de son ami Warhol, qu’il a si bien saisi, Mapplethorpe est resté fondamentalement la victime consentante de son éducation catholique très poussée. Ses premières œuvres, subtils collages, sentent la sacristie et le sacrilège à plein nez. Et si Patti Smith fut un temps sa sainte icône, elle ne fut qu’une des créatures de Dieu, belle d’être vulnérable, que l’œuvre entier conduit vers la rédemption du gélatino-argentique.

9782754109659-001-gLa formule est de Baudelaire Mais Thomas Schlesser la détourne sciemment de son sens initial et l’arrime à nos craintes écologiques : L’Univers sans l’homme interroge l’évolution de notre rapport au monde depuis le XVIIIe siècle, moment de bascule où le vieil anthropocentrisme se voit attaqué de toutes parts. Si l’homme reste le centre de tout, de Kant à Freud, il ne le doit plus à quelque primauté métaphysique. Seule sa conscience, malheureuse ou conquérante, lui garantit une place éminente au sein de la nature… Les lecteurs de Voltaire savent l’émotion que souleva, en 1755, le tremblement de terre qui pulvérisa Lisbonne et affaiblit les ultimes prestiges la Providence divine. L’alerte et imprévisible Thomas Schlesser suit d’abord l’onde de choc de cette hubris désarmante et électrisante : tempêtes, éruptions et cataclysmes en tout genre envahissent la peinture et colonisent la notion de sublime. L’homme prend plaisir à se confronter aux forces qui le dépassent ou semblent prêtes à l’effacer. Le siècle suivant, selon Schlesser, ne peut plus se vivre qu’à travers l’opposition entre l’arrogance de la technique, dirait Heidegger, et la valeur grandissante reconnue aux règnes animal et végétal, dont l’auteur observe la promotion chez Rosa Bonheur, Redon, les illustrateurs de Darwin et les paysagistes qui nient la figure humaine en tant que principe ordonnateur. La dilution cosmique mène aussi bien aux Nymphéas de Monet qu’à Jackson Pollock. Les atomisations plus heureuses du moi (Masson, Gorky) retiennent moins Schlesser. Son XXe siècle est plutôt noir. Face aux menaces qui pèsent sur l’humain et l’environnement, les artistes élus répondent, catharsis du désespoir, par une surenchère d’angoisse, voire de catastrophisme, dont Hollywood reste le foyer le plus actif. En nous habituant au pire, le spectaculaire cinématographique joue son rôle de régulateur social mais donne raison à Baudelaire et son rejet de «la nature sans l’homme». Autrement dit, de l’art sans imagination. Le cinéma actuel n’en a pas le privilège. Stéphane Guégan

*Antoon Krings, Léo le Lérot, Gallimard Jeunesse / Giboulées, 6,20€

*Alessandro Cecchi, Masaccio, Actes Sud, 140€

*Michel Hochmann, Venise, Citadelles & Mazenod, 205€

*Juliette Trey, avec la participation d’Hélène Grollemund, Inventaire général des dessins. Ecole française. Edme Bouchardon (1698-1762), Louvre éditions / Mare § Martin, 110€.

*François Blanchetière (dir.), L’Enfer selon Rodin, Musée Rodin / NORMA Editions, 34€

*Christine Gouzi, Henry Caro-Delvaille. Peintre de la Belle Epoque, de Paris à New York, précédé d’entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Editions Faton, 58€.

*Anne Baldassari (dir.), Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine, Gallimard / Fondation Louis Vuitton, 49,90€

*product_9782070177813_195x320Robert Storr, Louise Bourgeois. Géométries intimes, Hazan, 198€. La visite au grand homme, tradition française digne d’avoir rejoint Les Lieux de mémoire de Pierre Nora, s’est étendue très tôt aux peintres et sculpteurs. Historiens et critiques d’art ont toujours poussé la porte de « l’atelier » en quête de révélations sur la pratique et l’univers de tel ou telle. Montre-moi ta boîte à secrets, et je saurai qui tu es… C’est l’idée. Des artistes au travail, sexes et âges confondus, Philippe Dagen les rencontre, observe, interroge depuis près de 25 ans. Il en a tiré à chaque fois des articles vivants et informés, où la qualité d’écoute le dispute à la sobriété descriptive, le témoignage à l’analyse. Textes d’actualité, le recul leur donne aujourd’hui valeur d’histoire. Devenus autant de chapitres d’un livre qui s’écrivit sans le savoir, ces articles peuvent se lire de différentes façons, selon qu’on y cherche à reconstruire un moment qui s’éloigne ou à évaluer la durée des réputations. Louise Bourgeois occupe quelques-unes des meilleurs pages du recueil. Devant Dagen, elle se raconte, parle du père volage, du passé qui guillotine le présent, du pardon, de Pascal, devenu un « homme d’émotions » après l’accident qui faillit le tuer. Au sujet de sa supposée fréquentation des surréalistes, elle s’insurge. Son œuvre, martèle-t-elle, c’est l’inverse du surréalisme. Les hommes ? Elle a toujours eu « un os à disputer » avec eux. « Comme je n’ai pas appris à me défendre, j’attaque. C’est ma manière. » (Philippe Dagen, Artistes et ateliers, Gallimard / Témoins de l’art, 28€) SG

*Paul Martineau et Britt Salvesen (dir.), Robert Mapplethorpe / Photographies, 5 Continents / Musée des Beaux-Arts de Montréal, 60 €.

*Thomas Schlesser, L’Univers sans l’homme. Les arts contre l’anthropocentrisme (1755-2016), Hazan, 2016, 56€

Demain, au Louvre

chancelierseuguierJeudi 8 décembre 2016, 18h30
15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande
Conférence de Stéphane Guégan
Auditorium du Louvre

http://www.louvre.fr/cycles/les-tres-riches-heures-du-louvre/au-programme

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou associé au stockage des biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies bien connues, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marge de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte: celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.

L’ÉTAU SE RESSERRE


Plus notre lecture progresse dans la correspondance de Zweig et Romain Rolland, plus s’accuse la supériorité du premier sur le second.
Supériorité d’ordre humain, littéraire et politique, que la marche accélérée de l’histoire rend plus nette au cours des années 1928-1940. Troisième et dernier d’une publication qui fera date, ce volume en est aussi le plus amer. Les deux amis que le communisme allait séparer font d’abord le deuil de leur idéal fraternitaire. L’esprit de Genève, dirait Drieu, bat en retraite. Partout reculent l’héritage des lumières et «l’espoir de 1919», partout s’affirment l’ère des dictatures, l’envoutement des masses, le culte des chefs et le dressage des artistes. Mars affute sa lame sur le dos du capitalisme failli : «J’observe avec une peur toujours croissante, écrit Zweig en octobre 1930, le terrible flux de la passion guerrière.» Si l’auteur futur du Monde d’hier a pu s’enthousiasmer un temps pour Mussolini, et vibrer au spectacle énergique des jeunes hitlériens, c’est qu’il sut dissocier la force révolutionnaire du fascisme de ses composantes régressives. Romain Rolland et nombre d’historiens ont vivement condamné ce qu’ils considéraient comme d’étranges inconséquences de la part d’un Juif viennois, qui fuirait l’Autriche en février 1934. Barbariser l’Allemagne, comme on le fit durant la guerre de 14, insulte l’intelligence de Zweig et son sens de la realpolitik, qu’il n’aime pas, mais observe comme personne. Le 4 février 1933, quelques jours après qu’Hitler est devenu chancelier, Zweig désignait la main de Moscou derrière la désunion des forces qui auraient dû contenir la folie des nationalistes : « La Grande Guerre recommence, l’Europe est plus menacée que jamais. Et le fait qu’en France la raison s’éveille nuit plutôt, car la peur l’a réveillée et tout ce que la France donnera maintenant à l’Allemagne paiera la Russie et sera écrit au profit de la réaction. Et dire qu’il y a dix ans, nous avons cru à la victoire de la raison ! »

9782246857594-001-x-1La Russie, Zweig s’y est rendu en 1928. Avec le «double visage» que présente chaque chose là-bas, l’empire communiste suscite une défiance qui tourne vite à la condamnation. Tandis que Rolland justifie la violence répressive au nom de la défense des «valeurs» menacées, et fait de Moscou le rempart contre la barbarie fasciste, miroir aux alouettes que Gide dénoncerait après s’être laissé piéger, Zweig comprend vite que Staline est décidé à affaiblir l’Europe démocratique et faciliter son futur dépeçage par les nazis, ses alliés potentiels avant l’affrontement final. Rolland, qui n’a rien vu venir, s’effondre à l’annonce du pacte germano-soviétique. Et pourtant lui aussi est allé en Russie, lui aussi a vu et entendu. Dès 1935, les Russes le tenaient et les purges de 1936 n’y feront rien. Le Front populaire et le front anti-franquiste, instrumentalisés l’un et l’autre par les soviétiques, servent à atténuer les ombres d’une dérive dictatoriale que Zweig, lui, n’accepte à aucun prix. Depuis Londres, où il va vivre l’essentiel de son premier exil jusqu’en 1940, Zweig ne s’enferme pas dans l’écriture de nouvelles biographies dont nous avons déjà dit combien les circonstances affectèrent le principe et l’écriture. Face à l’assouplissement criminel des Anglais envers Hitler, il s’indigne sans tarder. Munich et sa nouvelle journée des dupes, en septembre 1938, l’ont révulsé. «L’impossible exil» qui le mènerait jusqu’au suicide a fasciné plus d’un biographe. L’américain George Prochnik, dont le destin familial reste marqué par l’Anschluss et la persécution des Juifs, sait qu’on ne se fuit pas. Impossible… Son livre, plus écrit que docte, plus sensible que neuf, consacre ses meilleures pages au moment new-yorkais du dernier voyage. C’est une star que le «monde libre» fête au printemps 1941. Le Brésil devait le conquérir davantage, pas suffisamment pour l’arracher à la décision d’en finir.

imageSéparer l’Italie de Mussolini de l’Allemagne d’Hitler fut l’obsession de Pierre Laval, sa grande idée dès avant sa nomination au poste de ministre des affaires étrangères, le 13 octobre 1934, en remplacement de Louis Barthou. Sauf à projeter anachroniquement sur le Duce la future politique de l’axe, c’était une politique défendable. Laval se méfiait de Staline, autre bon point. Au début de septembre 1939, toujours persuadé que Rome pourrait «sauver la paix», il en appelait à une intervention italienne auprès d’Hitler tout en reprochant à Daladier sa politique complaisante envers l’Allemagne. Ce «socialiste dissident» (Jean-Paul Cointet), écarté du pouvoir sous le Front populaire, obéissait déjà au pragmatisme dont il ne s’est jamais écarté, et qui lui vaut de revenir aux affaires en juin 1940… Dans Vichy tel quel, vivante chronique des années 1940-1944 par un observateur répandu et caustique, Dominique Canavaggio trace un portrait très favorable de Laval, qu’il a bien connu et dont il suit pas à pas les mésaventures. Ce brillant normalien, devenu journaliste après avoir renoncé au théâtre, cultivait une authentique graine d’écrivain. Pour avoir fréquenté, à Ulm, de futurs partisans du redressement national, Pucheu et Déat, Canavaggio distinguera les idéologues, fascisants ou non, des hommes qui, venant souvent de la gauche, font de la Collaboration un moyen d’obtenir «que la défaite n’accable, ne ruine pas la France». Cette différence fondamentale allait vite s’ajouter aux conflits de personne et d’ambition qui tissèrent l’ordinaire de Vichy. Canavaggio rassembla ses souvenirs et notes après la Libération, il avait assisté, jour après jour, au drame qu’il n’avait pas su écrire pour Louis Jouvet. Le limogeage de Laval, le 13 décembre 1940, en constitue l’un des actes les plus réussis. Friand de la chose vue ou entendue, Canavaggio décrit la façon progressive dont se met en place la terrible machine répressive d’un gouvernement de plus en plus fantoche, au gré des concessions dont les dociles Flandin et Darlan, successeurs de Laval, ouvrirent la vanne.

Stéphane Guégan

9782213636238-001-x*Romain Rolland / Stefan Zweig, Correspondance 1928-1940, Albin Michel, 32€ ; George Prochnik, L’Impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde, traduit de l’américain par Cécile Dutheil de la Rochère, Grasset, 23€.

**Signalons aussi, de Catherine Sauvat, Rilke. Une existence vagabonde, Fayard, 20€, qui fait plusieurs allusions à Zweig, grand admirateur de son aîné. La réciproque est moins vraie… Nulle attache, nulle patrie, pas d’adresse, note Zweig de Rilke, un feu follet qui ne croit qu’à l’art et aux liaisons éphémères. Aux prises avec ce mufle, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père, Catherine Sauvat contient un féminisme qu’on sent souvent près d’exploser. Elle se venge en brossant le portrait de celles qui se succédèrent, pas toujours, dans le cœur du poète génial. La fine fleur de ses amoureuses, Lou Andreas-Salomé ou Baladine Klossowska (mère de Balthus), et de ses soupirantes, telle Paula Modersohn-Becker, ne fut guère mieux traitée que les moins fameuses. La laideur sensuelle de Rilke a fait des ravages, ce végétarien était un sanguin compulsif. J’aurais parlé autrement de sa passion pour Rodin, Cézanne et Les Saltimbanques de Picasso, qui inspirèrent la plus autobiographique des Elégies de Duino. Mais Catherine Sauvat saisit bien la duplicité du personnage, sa culture française et allemande, sa mondanité de poète fauché, son peu d’aménité pour les Juifs et son esthétique assez mallarméenne de la suggestion objectale. «Il n’est vérité sans descente aux enfers», écrivait Jean Cassou dans ses Trois poètes (Rilke, Milosz et Machado). Pour Rilke, la grande poésie n’était pas faite de sentiments, mais d’expériences, livrées sans mode d’emploi ni repentance excessive. SG

***Dominique Canavaggio, Vichy Tel quel 1940-1944, avant-propos de Jean Canavaggio, Editions de Fallois, 22€.

DES POCHES BIEN REMPLIES

product_9782070469840_195x320«Il n’est poésie que de circonstance», aimait à dire Jean Cassou, citant Goethe… Le premier directeur du musée d’Art moderne, au sortir des années noires, croyait à la poésie et à la peinture de combat. Mal traité par Vichy, alors qu’il a déjà posé un pied légitime dans le milieu muséal (pas toujours aussi bien inspiré), Cassou entre en résistance, croise Paulhan et le réseau du musée de l’Homme avant d’agir à Toulouse, où il se fait coffrer par la police française. Nous sommes en décembre 1941. Relâché en février suivant, il est toutefois jugé en juillet et condamné. Pour un an, à nouveau, c’est la prison, les vers sous les fers. Car Cassou, qu’on prive de livres, écrit et s’élève au-dessus de ses malheurs. Le sonnet vous soigne vite de la tentation de l’épanchement. Début 1944, trente-trois d’entre eux sont publiés clandestinement par les éditions de Minuit, précédés d’une préface flamboyante d’Aragon, alias François La Colère. Cassou lui-même signe Jean Noir sa fine plaquette. «Le tour du sonnet, écrit Henri Scepi dans son excellente édition, opère une relève, annonce une promesse par quoi serait racheté ce temps de misère et d’infortune.» Le premier sonnet, qui rappelle la sublime Ophélie de Rimbaud, s’en tient à une morale inflexible : «il ne te reste plus qu’à mépriser le mépris même». Quant à «l’attachement à sa terre», il peut fort bien s’accompagner d’une aspiration  «aux grandes idées qui mènent le monde». La préface d’Aragon, annonce de La Semaine sainte, s’ouvre sur l’évocation de Géricault, dont le Louvre avait protégé La Méduse sous la botte : «En ce temps-là, la France était un radeau à la dérive emportant des naufragés, et les vivres manquaient, les enfants étaient pâles, les femmes déchiraient le ciel de leurs cris ; des hommes, si maigres qu’on voyait leurs douleurs, fixaient sur les lointains sans voiles la malédiction de leurs yeux secs…» Aragon y embarque plus loin les fusillés et les Juifs des «bagnes de Pologne». Cette préface, c’est son Cahier noir (Jean Cassou, Trente-trois sonnets composés au secret, édition d’Henri Scepi, Folioplus classiques 20e siècle, 4,80€). SG

1858002_mediumBête noire des écrivains favorables à la Collaboration, Mauriac les tança d’un brûlot de même couleur. Ce classique de la résistance mord encore… Avec le Maréchal, la NRF de Drieu, Fabre-Luce, les écrivains et les peintres du «voyage», le catholique bordelais ne prend pas de gants. C’est qu’il écrit masqué, et crucifie toute allégeance au diable. Les éditions de Minuit publièrent Le Cahier noir clandestinement en 1943, une parution anglaise vit le jour dès 1944. Autant dire que ces quelques feuillets en colère eurent un écho immédiat… Distinct du Journal de l’Occupation dont on trouvera ici quelques fragments, Le Cahier noir poursuit les «amis» de l’Allemagne de la même sévérité. Outre qu’ils s’aveuglent aux yeux de Mauriac, les partisans de la «nouvelle Europe» couvrent de leurs noms, sciemment ou non, des horreurs contraires à toute morale. L’origine du mal, pour un chrétien conséquent, est en chacun de nous. Aussi enjoint-il son lecteur à résister aux prosélytes réducteurs de Machiavel (comme Mussolini) ou de Nietzsche (comme les nazis) : l’action politique et militaire ne saurait se situer par-delà le bien et le mal. A lire Jean Touzot, le meilleur spécialiste de la question, ce J’accuse de l’ombre, sûr d’avancer dans la bonne lumière, confirme les positions qu’avait prises Mauriac depuis 1919. Le vieil humanisme chrétien, victime de la guerre, n’avait pas réussi à empêcher la suivante. Pourtant Mauriac, anti-munichois, aura dénoncé ceux qui ne surent briser à temps le cercle fatal ou caressèrent le «meurtrier du Kremlin» (François Mauriac, Le Cahier noir et autres textes de l’Occupation, édition établie, présentée et annotée par Jean Touzot, Bartillat, 12€ ; une petite erreur, p. 47, s’est glissée au sujet du voyage des artistes de 1941). SG

product_9782070455386_195x320Big Brother, aujourd’hui, s’appelle Google ou Facebook, l’ami des terroristes… Je me connecte, je me filme, je twitte, je partage, donc je suis… 1984 est bougrement dépassé. L’opium des idéologies s’étant évaporé, place au mourir-ensemble, à la tyrannie du présent. Orwell, en 47 ans d’existence, a enregistré l’accélération du temps, la massification moutonnière et l’attrait des dictatures sous toutes ses formes. S’il n’est pas né dans un milieu défavorisé, la nature ne l’a pas gâté. La faiblesse pulmonaire qui tourmente l’enfant tuera l’écrivain. Orwell avait survécu à la discipline militaire d’Eton (il se félicitera, plus tard, du collège), à la mouise des années parisiennes (son premier livre aurait dû s’intituler Lady Poverty), à la liquidation soviétique du POUM antifranquiste, à la seconde guerre mondiale… Au temps de ses plongées dans les abysses de la misère, à Paris et Londres, il se veut le nouveau Jack London (dont je reparlerai), celui du Peuple d’en-bas… Sur son chemin politique, on croise Barbusse, Huxley (son ancien professeur de français) et Koestler. Cet homme de gauche déniaisé eut une vie, qu’il avait interdit de raconter ! Stéphane Maltère la raconte sobrement, le lecteur français y apprendra beaucoup. Ce spécialiste de Pierre Benoit a fait son brexit (inversé) sans se noyer (Stéphane Maltère, Orwell, Gallimard, Folio biographies, 9,20€). SG

imagesIls épousèrent tous deux «la France» et l’aimèrent comme une femme, aurait dit Péguy… De Gaulle, privilège de l’âge, de sa formation de Saint-Cyrien et de son passage par l’enfer de Verdun, précéda Malraux dans le culte de la patrie qui les rapprocherait à jamais. Le prurit communiste de l’auteur de La Condition humaine fut pardonné dès la première entrevue, un coup de foudre, qu’Alexandre Duval-Stalla inscrit à sa date précise, le 18 juillet 1945. A rebours de ses prédécesseurs, il a opiniâtrement fouillé toutes sortes d’archives peu accessibles, notamment celles du fameux Gouvernement provisoire de la Libération dont le Général claqua si vite la porte. La guerre avait lié deux destins qui auraient dû s’ignorer, la politique resserra le lien inattendu jusqu’en 1969, au terme d’une «année terrible». Terrible, aussi, pour la France… La biographie croisée d’Alexandre Duval-Stalla avait trouvé son public en 2008, sous les couleurs de L’Infini et de Philippe Sollers, elle reparaît en poche où son souffle et ses coups de plume semblent plus percutants encore (Alexandre Duval-Stalla, André Malraux-Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Gallimard, Folio, 8,20€ : même éditeur, même collection, même prix : André Malraux, Lettres choisies 1920-1976, parues d’abord dans la Blanche et dont j’ai rendu compte ici). SG

SAVE THE DATE

Mercredi 30 novembre 18h30
Table ronde musée Delacroix/Revue des deux mondes
Transmission et transgression : artistes et écrivains en butte à la censure au 19e siècle
Dominique de Font-Réaulx, Stéphane Guégan et Robert Kopp
Musée Delacroix – Entrée libre sur réservation

Jeudi 1er décembre 20h
Un art d’intérêt général : est-ce possible?
Conférence-débat avec Thomas Schlesser, Maxime Bondu, Camille Morineau, Hervé Aubron
LE BAL – 6 impasse de la Défense 75018 Paris

chancelierseuguierJeudi 8 décembre 2016, 18h30
15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande
Conférence de Stéphane Guégan
Auditorium du Louvre

http://www.louvre.fr/cycles/les-tres-riches-heures-du-louvre/au-programme

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou associé au stockage des biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies bien connues, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marge de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte: celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.

PROFONDES JOIES DU VIN

Bacchanales_1On savait Bordeaux attaché à son prestige de capitale viticole, aura que l’ouverture prochaine de la Cité des vins va hisser d’un cran ; mais on la pensait incapable de porter l’ivresse jusqu’au délire de Bacchus et de ses prêtresses. Il faut croire que Sophie Barthélémy et Sandra Buratti-Hasan entendaient nous prouver le contraire et ramener une certaine frénésie dionysiaque sur les bords de la Garonne. Alain Juppé peut être fier de sa ville. Voilà bien longtemps – l’exposition Fragonard du Luxembourg – que je n’avais vu une démonstration aussi recommandable, savante, vivifiante et hétérodoxe, sur un sujet scabreux, et donc dangereux. Ça rassure, évidemment. Car ce n’est pas le tout de s’atteler à une thématique fertile en visions roboratives, lascives ou érectiles, et d’en rappeler l’immense popularité au XIXe siècle, encore doit-on quelques mots d’explications au visiteur abasourdi par tant de chair fraîche, exhibée de façon à faire valoir ses parties les plus saillantes, féminines comme masculines. Si la bacchanale fait alors fureur, si elle entraîne dans sa ronde allumée des artistes aussi différents que Géricault et Pradier (notre photo), Gustave Moreau et Bouguereau, Gleyre et Rops, c’est d’abord que ces dévotes lubriques libèrent la société dite bourgeoise du carcan de ses propres fers.

GEROME-FEMME-CORNES-NANTES-MBA-RMN-GP-PHOTO-Gerard-BLOT-01-007050Il serait trop banal d’invoquer une fois de plus l’hypocrisie des classes dominantes. Mieux vaudrait parler, comme dans les années 1960-1970 d’une nouvelle économie libidinale. La société post-révolutionnaire ne saurait déroger au principe d’égalité qui la règle, elle fait donc du libertinage, affranchi du pacte qui le liait à l’aristocratie en troublant l’ordre public, l’apanage de tous et l’objet d’une gestion privée. Aussi la force des fantasmes, si prégnante dans l’art du XIXe siècle, concerne aussi bien les phares de l’art moderne que les parents (devenus) pauvres du mal nommé académisme. Cette vérité, l’exposition l’établit en réconciliant les faux ennemis de l’histoire de l’art sur la foi d’une culture visuelle et d’un imaginaire sexué qu’ils partageaient. Les sources, des Grecs à Titien et Poussin, nous y plongeons d’emblée. Il s’en passait des choses à l’abri des exercices scolaires et des ateliers les mieux contrôlés. Dira-t-on justement que les rejetons de l’école des Beaux-Arts, «les pointus» que n’aimait pas ce cher Baudelaire, étouffaient leurs rares éclairs d’inspiration sous un déballage d’accessoires et de références asséchant? Gérôme (notre photo), par amour pour les garçons, et Bouguereau, par passion pour les Italiennes de sa jeunesse romaine, savent pourtant travailler la frontière labile entre la correction de l’habillage mythologique et le mordant de l’étude réaliste.

TRUTAT-BACCHANTE-DIJON-MBA-PHOTO-FRANCOIS-JAY-0391PEÉtrange palimpseste qui rappelle que l’antique reste la langue vivante des passions et le révélateur des tréfonds dès avant Freud et les surréalistes. On doit, du reste, à ces derniers la réévaluation de tout une «imagerie» déclassée par le modernisme bon teint du XXe siècle… Que dire, par exemple, de la regrettable relégation qui continue à frapper la Bacchante mutine de Félix Trutat, un tableau de 1844 (notre photo) digne du Louvre, où le modèle d’atelier, une troublante adolescente, fait disparaître ses attributs, la peau de fauve et le thyrse, dans le feu de sa présence unique et sous le regard de quelque Polyphème rongé de désirs inavouables  ? Anticipant Böcklin et Corinth, quelques Français surent relever la fable antique d’une ironie méditative ou corrosive. L’un des autres must de l’exposition, à cet égard, est le grand Gervex du Salon de 1874, théâtre débridé d’un double viol, les ébats qu’il met sous nos yeux et l’outrage qu’il commet sur le fameux marbre de Pradier. Le premier amant de Juliette Drouet avait bousculé le Salon de 1834, au moment de leur rupture, avec son Satyre et bacchante tout en invites appuyées. Son souvenir, sous toutes les formes, traversera le siècle jusqu’à Rodin, Bourdelle (sa géniale Vieille Bacchante, de 1902, annonce De Kooning) et le volcanique Rik Wouters, sur qui le parcours lève son ultime voile d’impudeur. La mort ou l’exil des dieux définit moins le moderne XIXe siècle que leur éternel retour. Stéphane Guégan

220px-1874_Gervex_Satyre_MenadeBacchanales modernes !, jusqu’au 23 mai 2016, Galerie des Beaux-Arts de Bordeaux. L’exposition ira ensuite au Palais Fesch d’Ajaccio. Remarquable catalogue sous la direction de Sandra Buratti-Hasan et de Sara Vitacca, SilvanaEditoriale, 29€. Il faudra donner une suite à cette exploration du thème qui appelle Masson, Matisse, Picasso, Max Ernst et beaucoup d’amoureux d’Ovide.

D’AUTRES FEMMES
imageLes longues absences font souffrir, mais elles font écrire, souvent de belle façon, c’est-à-dire de vraie façon. Si les Mémoires de Madame de Rémusat (Mercure de France, 2013) peignent la cour de Napoléon Ier avec la réserve souvent sévère d’une femme née sous Louis XVI, et le scepticisme de la petite-nièce du grand Vergennes qu’emporta la Terreur, sa correspondance donne une idée différente du régime des abeilles et du rôle que certaines femmes eurent à y tenir. Son dévouement envers Joséphine, en tant que Dame du Palais, égale l’attachement indéfectible dont elle assure son mari dans leur correspondance sensible… Le Premier chambellan de l’Empereur est aussi surintendant de ses spectacles, c’est dire qu’il n’a pas de vie, et que son existence nomade, jetée sur les routes d’une Europe française, l’a privé de son épouse durant presque dix années. Cette longue séparation aurait pu ouvrir la porte à d’interminables épanchements ou de répétitifs reproches. Madame de Rémusat les contient par éducation et souci de ne pas trop laisser le cœur mordre sur les devoirs conjugaux.

Femme d’équilibre, mère d’une des plus hautes figures du libéralisme à la française, elle nous dit préférer Racine, Pascal, Sévigné, La Bruyère, Voltaire à Rousseau, objet d’une admiration sélective. L’horreur du lacrymal et du pathos mise à part, la critique du philosophe vise sa conception patriarcale du couple, qui exclut la femme de la sphère publique et réserve ses vertus à l’espace domestique dont elle forme la garantie morale. Comment le sage (et sensuel) Rousseau avait-il pu exalter l’amour dans le mariage, idée nouvelle, et refuser au beau sexe les profits d’une éducation qui le mît en état de participer activement à la vie de la nation. Proche en cela de Madame de Staël et de sa réfutation de Rousseau, Madame de Rémusat entend partager avec son mari plus que des banalités sur le temps qui passe et l’ennui d’une solitude interminable. Aussi ses Lettres dessinent-elles un portrait de la société impériale, aussi frappée des «merveilles» de Napoléon qu’effrayée par ses revers et l’impôt du sang, que tous payaient alors. Au milieu de ce moment épique sans égal, les années 1804-1807 marquent un âge d’or dont Madame de Rémusat prend vite conscience et tente de retenir. La politique, la littérature, le théâtre, l’opéra et les arts remplissent sa correspondance de nettes formules et de passionnantes digressions. SG
Antoine-Jean_Gros_-_Bonaparte_visitant_les_pestiférés_de_Jaffa

Extrait (lettre du 23 septembre 1804)
«J’ai été ce matin au Salon, où j’ai vu d’assez belles choses. Le plus beau tableau qui y soit, sans aucune contradiction, est celui qui représente la visite de l’empereur aux pestiférés d’Egypte [sic], par Gros. […] Il y a encore un autre tableau d’Hennequin qui fait mal à voir, et qui est d’ailleurs assez mal composé. C’est celui qui représente ce malheureux événement de Quiberon. Le cœur se serre à l’aspect de ces Français s’égorgeant entre eux. […] Enfin, un joli petit  tableau de ce Richard qui a fait la Valentine de Milan, qui représente François Ier, et que les connaisseurs mettent à côté des Gérard Dow. Vous devriez engager l’impératrice à l’acheter.»

PARIS EST (VRAIMENT) UNE FÊTE

victor-huho-marietta-750x400Les petits musées ont un gros avantage sur les grands. Inaptes aux opérations barnum et à la frénésie des chiffres souvent gonflés, ils font moins et souvent mieux, et ne tirent pas leur succès des « prêts » exceptionnels, des résonances « sociétales » ou seulement du tape-à-l’œil de leurs expositions, médiocres alibis au ressassement des idées creuses et des projets bâclés. L’histoire prouve que David finit toujours par triompher de Goliath, comme la ruse et l’acharnement de l’arrogance des pouvoirs mal établis. Un trio d’expositions, toutes trois dévolues au romantisme français, et toutes trois riches des lieux qu’il habita, comptent parmi ce qui se voit de mieux à Paris.

9782759603077_1Hugo, qu’on serait mal inspiré de châtrer de sa capitale aspirée, ouvrira la marche. N’est-il pas le romantisme français en personne, en chair et en os, en vers et en prose, cet écrivain si méconnu et si mal lu, que le temple béni de la place des Vosges rend patiemment à lui-même ? S’éloigne enfin l’image consensuelle et paternaliste que la IIIe République et l’institution scolaire auront fondée par haine de ses ardeurs malséantes, le royalisme de sa jeunesse, son orléanisme ultérieur, son adhésion « éclairée » à la conquête coloniale, son républicanisme athénien ultime et, plus encore que les virages politiques, son priapisme, ses poussées de plume, en tous sens, dirait Vincent Gille. Le commissaire d’Eros Hugo, bijou rose et noir à quatre facettes, ne s’en laisse pas compter. Entre la pudeur (apparente) de l’œuvre et les excès (faunesques) de l’homme, tarte à la crème de la critique, il y a évidemment plus qu’une contradiction commode, bien faite pour illustrer l’idée d’un siècle hypocrite et étouffer toute lecture sexuée de l’œuvre. On accable volontiers le XIXème siècle de duplicité bourgeoise, il aurait combattu en plein jour les signes, et les signes seulement, de la débauche organisée des amours de l’ombre. Les maisons de tolérance portent bien leur nom. Mais tout ordre social un peu responsable ne suppose-t-il pas une certaine surveillance, un certain confinement des désirs qui le rongent ? Et on ne voit pas pourquoi les images échapperaient à ce régime clivé. Celles qui émaillent le parcours, suggestives ou salées selon le type de regardeur qu’elles impliquent, privilégient les fragments et autres close-up troublants, alternent les corps allumés et ceux qu’on sent prêts à se brûler. Car le « baril de poudre » n’a pas toujours peur de « l’étincelle », pour détourner un vers célèbre des Voix intérieures. Avant Rops et Rodin, Ingres et Chassériau, amant d’Alice Ozy comme Hugo et Gautier, ont intégré limites morales et interdits visuels pour mieux en jouer. Le pornographique, terra incognita de l’histoire de l’art en gants blancs, obéit aussi à des codes et des modes de diffusion bien à lui. Quelques-uns de ses agents les plus vigoureux, des frères Devéria au jeune Musset, se recrutèrent, nulle surprise, parmi les proches d’Hugo au temps du grand Cénacle.

visages-de-l-effroiVictor pouvait encore cacher à son entourage le plus boutonné ce qui torturait sa chair et proclamer que la grande littérature devait être exemplaire, sa correspondance intime et sa poésie le trahissaient. Pas plus que Notre-Dame de Paris ne se résume à sa noble croisade contre d’obscurs édiles à la pioche déjà facile, Sara la baigneuse ne saurait être confondue avec les caprices innocents de son précoce vers-librisme, belle indolente suspendue au-dessus d’un miroir d’eau qui ne serait que la métaphore d’un art jaloux de son autonomie. Ouvrons les yeux, relisons les textes avec Vincent Gille, dont la leste mais fine rêverie nous entraîne du Vivant Denon le plus frénétique jusqu’aux pieuvres ensorceleuses des Travailleurs de la mer, roman qui enchantait Masson et André Breton… Le fameux romantisme noir, qui fait désormais recette, est donc passé par Hugo… Totor jouit, à juste titre, d’une présence multiple au musée de la vie romantique et au sein du bilan que Jérôme Farigoule et Hélène Jagot nous y offrent des ténèbres si séduisantes du premier XIXème siècle. En vingt-cinq ans, alors que le néoclassicisme davidien des guerriers de marbre a vu fondre le nombre de ses sectateurs, la face sombre des années 1780-1820 aura suscité maintes vocations chez les chercheurs, avides sans doute de frissons nouveaux. Croyant moins aux ruptures qu’aux rémanences, ils sont plus attentifs aux phénomènes de continuité et de contamination, d’une époque, d’un pays ou d’une culture à l’autre. Quel que soit le poids que nous accordons aux violences de l’histoire, s’agissant de la Révolution et de l’Empire, on ne peut se dissimuler les autres causes, antérieures et aussi puissantes, de la noirceur du siècle. De plus lourdes tendances, inséparables des Lumières et de leurs tensions, travaillaient la fin du XVIIIème siècle, qui aime se faire peur et jouir du macabre, source infini d’effroi et d’émois variés. L’ascendant que prit l’art britannique après 1760 parle de lui-même. Le musée de la vie romantique, à libérer cette vague noire en tous ses rouleaux, chahute à plaisir les hiérarchies. De multiples inconnus, avec un bonheur inégal, se frottent aux aigles, David, Vincent, Guérin, Girodet et Géricault, omniprésents tous deux, bien que je ne retrouve pas la main de ce dernier dans les numéros 58 et 59 du catalogue. Fort belles choses, au demeurant, elles évoquent la peinture des années 1830-1840, et peut-être Couture ou son cercle quant à la première, ceci dit en passant…

catalogue-d-exposition-delacroix-et-l-antiquePour s’être souvent vêtu de nuit et réclamé d’Ossian ou de Shakespeare, le vrai romantisme ne s’oppose pas au davidisme et à l’héritage gréco-romain aussi simplement que ne le prétendaient les vieux manuels. Ce serait ignorer un fait majeur : les premiers promoteurs du moderne, de Diderot à Baudelaire et Apollinaire, de Daumier à Manet et Picasso, n’ont pas cru bon de mépriser l’art des commencements et répudier l’empreinte des anciens. Malgré l’admiration que Delacroix, autre élu de Visages de l’effroi, vouait à Titien, Rubens et Rembrandt, au-delà même de sa dette immédiate envers la peinture d’actualité des années révolutionnaires et impériales, sa connaissance de l’antique était intacte et active. Hugo en aurait convenu, lui qui complimentait ses émules, Gautier en tête, d’être allé jusqu’à réintroduire le répertoire païen au mitan des années 1830… La virulence des années précédentes ne s’était exercée qu’à l’encontre des singes de Poussin ou de Racine. Et Voltaire, la prétendue bête noire des jeunes frondeurs, est l’écrivain le plus cité du Journal de Delacroix. Ainsi qu’en témoignent son Trajan et son Marc-Aurèle, le peintre du Sardanapale ne fut pas insensible à la revalorisation romantique des thèmes supposés davidiens après 1835, non moins qu’Ingres, trop heureux de voir les chevelus faire revenir la Grèce éternelle, mais vivifiée par de nouveaux regards, au théâtre et au Salon. Ces supposés rivaux, Ingres et Delacroix, s’écharpaient sur le style mais se rejoignaient sur le bon usage à faire des vieux moules. Autant l’imitation libre restait à prescrire, autant la sotte duplication était à proscrire. L’exposition de Dominique de Font-Réaulx l’établit avec force et nouveauté, Delacroix s’est construit avec et contre l’anticomanie de son siècle et ses modes de diffusion à grande échelle, estampes, moulages, photographies et, bien entendu, musées. La thèse de « la perte de l’aura », très portée depuis Walter Benjamin, ne prend pas en compte les effets heureux de la dissémination et de la démultiplication. Plus le legs des siècles pré-chrétiens semblait condamné à se banaliser, plus il apparaissait nécessaire de l’en préserver. « Ce que je réprouve, écrit Delacroix en 1853, c’est l’imitation unique ». Autrement dit, la pensée unique. Quatre ans plus tard, dans son Calepin sur le beau moderne, formulation stendhalienne s’il en est, il s’amuse à rappeler que Rubens était aussi féru d’antique que Raphaël. 1857, c’est l’année où Delacroix est élu par l’Institut et s’établit place Furstenberg. Le nouvel atelier s’élève du jardin en sa blancheur attique, celle trompeuse des métopes et d’une frise de Muses, copies de plâtre achetées au Louvre… En 1825, Delacroix avait découvert la galerie Elgin à Londres, choc de longue portée ; trente ans, plus tard, le vieux lion rugissait encore à la vue des moulages de l’Acropole. Stéphane Guégan

*Eros Hugo. Entre pudeur et excès, Paris, Maison de Victor Hugo, jusqu’au 21 février. Catalogue de belle façon, avec d’excellents textes de Gérard Audinet, Vincent Gille et Pierre Laforgue, Paris-Musées, 35€.

**Visages de l’effroi. Violence et fantastique de David à Delacroix, Paris, Musée de la vie romantique, jusqu’au 28 février, puis musée de La Roche-sur-Yon (19 mars – 19 juin 2016). Catalogue sous la direction de Jérôme Farigoule et Hélène Jagot, Paris-Musées/LIENART 27€.

***Delacroix et l’antique, Paris, Musée national Eugène Delacroix, jusqu’au 7 mars. Catalogue très fouillé sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, Louvre Editions / Le Passage, 28€.

LE BEAU MARCEL

135222L’acte de naissance de Jacques-Émile Blanche (1861-1942) devrait être daté de 1881. Il a vingt ans quand Manet, au vu d’une brioche qui lui en rappelle d’autres, accorde son satisfecit à ce fils de famille mal dégrossi, mais riche de tous les dons. La musique et la littérature s’ouvraient alors à celui qui avait eu Mallarmé pour prof d’anglais. Il leur préféra la peinture, tout en exerçant sa plume de mille façons et en fréquentant le gratin de la littérature moderne. Tant de richesses lui ont nui, bien sûr. Longtemps le mémorialiste et le critique ont maintenu dans une sorte de pénombre respectable un peintre qu’on disait mondain, réac, voire pire, faute de pousser les bonnes portes et d’admettre la complexité d’un homme qui, esthétiquement, politiquement et sexuellement, traversa la Belle époque en contrebandier. L’exposition de Sylvain Amic et son équipe, à cet égard, est un petit bijou, enchâssé dans cet autre bijou qu’est le palais Lumière d’Évian. En bordure du lac, et comme pénétré par une atmosphère de villégiature prête à se laisser aller, le parcours effeuille l’ubiquité du personnage. Blanche, fils d’aliéniste, avait plus d’un double. On n’avait jamais aussi bien montré le fou de peinture anglaise, pétri de Gainsborough et du vénéneux Sickert, tout comme le portraitiste mondain et son grand écart, de Manet et Whistler jusqu’à Boldini et La Gandara, payant son tribut aux meilleurs sans se nier.

urlMais le clou de l’exposition, c’est son cœur géographique. Vous y attend, presque reconstitué et pimpant comme en 1912, le pavillon de la Biennale de Venise. Sa réputation est alors déjà suffisante pour que le seigneur d’Offranville répande à profusion les violences de sa nouvelle palette. Le peintre en a changé maintes fois, en effet, et n’a pas craint les métamorphoses que lui dictait la mode. Avant que la guerre n’éclate, le portraitiste de Cocteau et de Stravinsky explose donc. Son pavillon des merveilles en remontrerait aux décorateurs de son ami Diaghilev. Dépoussiérées, Tamara Karsavina et Ida Rubinstein nous restituent en un éclair l’éclat vénéneux des Ballets russes. Puisqu’on parle de mauvaises mœurs, restons-y. Blanche, qui cachait bien son jeu, savait aussi dévoiler le dessous des cartes. Ses meilleurs amis n’étaient pas à l’abri d’une indiscrétion. Prenez André Gide et ses amis au café maure, instantané de l’exposition universelle de 1900, où Blanche rend hommage au Balcon de Manet, aux coupoles laiteuses de Fromentin et au rire de Hals. À l’évidence, les jeunes contributeurs de L’Ermitage ne consomment pas seulement le noir breuvage lorsque le démon s’empare de leurs sens au soleil de l’Algérie. Gide et Ghéon étaient des enragés du tourisme sexuel. Eugène Rouart, dont le profil irlandais ferme la composition à droite, aimait aussi les garçons. Fraîchement marié à Yvonne Lerolle, en l’absence de son ami, il devait lui fournir une source d’inspiration et d’interrogation des plus fertiles. Pourquoi Blanche crut bon de découper le tableau africain de 1900 pour en détacher le portrait de son ami Rouart et l’exposer en 1910? Ce joli tableau, certes moins compromettant, fait écho sans doute à l’homosexualité que ces messieurs mariés vivaient chacun à leur manière.

url-1Du reste, Blanche aimait jouer du couteau. On ne sait pas toujours qu’il lacéra le portrait auquel il doit de ne pas être oublié du grand public, Proust himself. De dix ans son aîné, il crayonna le visage de son jeune ami, le 1er octobre 1891, à Trouville. Proust vient d’avoir vingt ans et, comme l’avoue Jean Santeuil, il se sent déjà en droit de «poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravache». Nulle forfanterie de parvenu n’effleure la sévère frontalité et la palette whistlerienne du tableau. À dire vrai, il constitue le seul fragment subsistant d’un portrait en pied, exposé au Salon de la Société nationale des beaux-arts de 1893. En habit de soirée, l’orchidée blanche à la boutonnière, Proust affiche un visage aux sourcils plus fournis que la moustache, et une expression qu’on dirait impassible s’il ne se mêlait pas un peu de hauteur à son «pur ovale de jeune assyrien» (Blanche). C’est le peintre qui, le trouvant exécrable, déchira le tableau. Mais la déchirure causée par l’affaire Dreyfus fut plus terrible encore. Blanche, comme Degas, Rodin et Eugène Rouart, se rangea parmi les antidreyfusards convaincus. Les deux hommes ne se virent plus avant 1913 et l’ouverture du nouveau théâtre des Champs-Élysées. Le miracle des Ballets russes a ses limites. Mais leurs relations ne retrouvèrent jamais la complicité amicale qui éclate dans le portrait. Rien n’y fit, pas même le génial article que Blanche décocha, en avril 14, à Du côté de chez Swann.

imageLes proustiens, heureusement, ne forment pas une famille très unie. Le Saint-Loup de Philippe Berthier, avec l’art, l’humour et l’érudition consommés de son auteur, vient corriger le petit oubli dont se sont rendu coupables les Enthoven, père et fils, dans leur Dictionnaire amoureux de Proust (Plon, 2013). Leur crime? Pas de notice dédiée à celui qui fut l’une des grandes créations de La Recherche et l’une des passions «en miettes» de la vie de Proust si l’on accepte d’en identifier les sources parmi un certain nombre de jeunes gens, encore en fleurs vers 1900, que l’écrivain chérissait et qui lui permirent d’approcher le grand monde. On sait que le premier contact est froid, morgue du marquis, coup de foudre du narrateur, lequel parvient à briser la glace par sa supériorité intellectuelle et son goût des choses de l’art. Berthier d’emblée se glisse parmi les faux-semblants de cette relation qui ne dit pas son nom. Les miroitements homosexuels du monde de Blanche font leur réapparition. Car Saint-Loup, une fois débarrassé de Rachel, se livre au Maroc à toutes sortes d’exercices peu militaires. L’actrice juive avait toujours servi de paravent, obligeant même cet officier de race à feindre un dreyfusisme qu’il va abandonner. Tant qu’il pavane dans les salons avec Rachel à son bras, au grand effroi de sa caste, il fait mine aussi d’adorer le symbolisme le plus vain, préraphaélisme cotonneux et musique extatique, par pure provocation. Proust se sert de son adepte des lys pour en dire la vacuité. Lui offre-t-il aussi matière à condamner tout un milieu? Saint-Loup, malgré sa vaillance aux combats où il allait trouver la mort, serait-il la preuve vivante que la vieille aristocratie cachait derrière ses diamants et sa verve une insignifiance sans fond. Je crois moins que Berthier à cette thèse et j’aurais tendance à rejoindre Paul Morand sur ce point. Au fond, Proust est resté à la porte du Paradis et en a conçu une amertume éternelle. L’aristocratie, dit Chateaubriand, est fille du temps. Proust vit ce monde disparaître sans en être. Stéphane Guégan

*Jacques-Émile Blanche, peintre, écrivain, homme du monde, Palais Lumière Évian, jusqu’au 6 septembre 2015. Catalogue sous la direction de Sylvain Amic, Silvana Editoriale, 35€.

*Philippe Berthier, Saint-Loup, Éditions de Fallois, 20€.

book-08532804Signalons du même auteur un recueil percutant de quinze études (la plus ancienne remonte à 1972) consacrées aux lectures de Barbey d’Aurevilly. À maints égards, sa bibliothèque recoupe celle de Proust, de Saint-Simon à Balzac et Baudelaire. Marcel avait d’ailleurs un faible certain pour l’auteur des Diaboliques. Au-delà des références et des emprunts, «l’essentiel est que pour tous les deux l’acte littéraire ne résulte pas du fonctionnement impersonnel de quelque mécanique extérieurement plaquée sur l’écrivain; il émane au contraire de ce qu’il y a de plus intime et de plus saignant.» Brûler, chez Barbey, a valeur de critère suprême, religion comprise. De sorte que Byron reste, du début à la fin de sa vie, le modèle indétrônable (Barbey d’Aurevilly et les humeurs de la Bibliothèque, Honoré Champion, 60€).

book-08532870Le même éditeur fait reparaître, revu et corrigé, son Dictionnaire Marcel Proust, une mine en 1100 pages, qui quadrille aussi bien La Recherche que la vie et la pensée de son auteur. À partir de chaque notice – celle de Juliette Hassine sur Saint-Loup est parfaite – s’en ramifient d’autres, autant d’occasions d’approfondissements. La lecture rejoint ainsi le mode d’écriture de Proust, qui procède par touches et retouches successives, comme un peintre qui mène le jeu et se plaît à surprendre son public en trompant son attente. Ce dictionnaire l’aurait-il satisfait? Antoine Compagnon, en préface, nous rappelle sa détestation du genre. Un écrivain digne du nom doit posséder sa langue, son microcosme, et se passer de toutes béquilles. Il demeure qu’il a caressé en 1921 le rêve d’un dictionnaire de ses personnages, socle du Balzac moderne qu’il aspirait être aux yeux de la postérité. Il a été entendu (Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Dictionnaire Marcel Proust, Honoré Champion, 30€). SG

À fleur de peau

Certains noms contiennent tout un destin. Carrier-Belleuse, qui enchanta le Second Empire avant d’affranchir le jeune Rodin, le vérifie. Si être moderne, c’est refuser l’antique, il fut le plus moderne des sculpteurs de son temps, le plus félin dans ses paraphrases rocailles et bellifontaines, le plus acharné à faire tressaillir la terre cuite et le marbre. Le don de vie lui était échu indéniablement, il en fit un usage immodéré. On soupçonne que l’ivresse de ses bacchantes, voire leur «fureur lubrique» (Dauban), répondait à son Carpe diem personnel autant qu’aux attentes de l’époque. Les années 1860 furent donc son grand moment, qu’il inonda de ses créations dans tous les formats et toutes les matières. Les nouvelles techniques de moulage et de fonte n’ayant aucun secret pour lui, Carrier-Belleuse alterne le rose de l’argile et les moirures de l’argent. L’or brille aussi, à foison, et à raison des commandes. De temps à autre, le kitch menace, comme si l’artiste, annonçant alors un Jeff Koons, poussait à bout le désir de plaire à tout prix.

L’épicurien, il est vrai, se doublait d’un chef d’entreprise redoutable. À la table des plaisirs, personne ne devait être oublié, du plus modeste amateur à la fameuse Païva, des petites bourses au nouvel Aigle. De Napoléon III, Carrier-Belleuse aura flatté les moustaches et croqué les maitresses, l’une d’entre elles, au moins. Son buste de Marguerite Bellanger, assurément l’un des clous du parcours, possède l’allure et les cambrures d’un Clodion réinventé sous le feu de passions très contemporaines.  Ainsi est-ce à Compiègne, lieu idoine de la fête impériale, qu’il revenait de rendre hommage à ce Carrier-Belleuse trop oublié, en réunissant la fine fleur d’une production pléthorique, où surnagent ses portraits et ses nus. Il est regrettable, certes, que ses grands marbres de Salon aient presque tous quitté la France et qu’il soit si difficile d’y avoir accès. Où est passé l’Angelica du Salon de 1866 et sa lecture si peu guindée de l’Arioste ? «Elle expose à la fureur du monstre et à la vue du public, écrit alors Gautier, un corps charmant, d’une grâce toute moderne et où le marbre attendri, plutôt modelé avec le pouce que taillé au ciseau, prend la souplesse de la chair et reproduit jusqu’au frisson de l’épiderme.» La belle mise en scène de Loretta Gaïtis n’oublie jamais le charme tactile des œuvres, leur lumière interne, leurs surfaces irradiantes, et la sélection des commissaires nous rappelle que, si multiples il y eut, le soin des patines et des finitions constituait déjà une valeur ajoutée.

Au Salon de 1865, celui d’Olympia, ses bustes de l’empereur et de Delacroix furent très remarqués. Le grand peintre était mort depuis deux ans plus et, tels Fantin-Latour et Manet, Carrier-Belleuse saluait une des gloires de sa jeunesse romantique. Quoique réalisé à partir de photographies, ce buste, visible à Compiègne, frappait par sa présence d’outre-tombe, comme le tableau de Fantin aujourd’hui à Orsay. Théophile Gautier parla d’une exactitude «miraculeuse», Pygmalion avait triomphé de la mort… Quant à Delacroix, il n’allait pas quitter la scène pour si peu. Il faudra un jour prendre la mesure de son emprise sur les générations suivantes.  Le rôle de ses écrits, articles, journal et correspondances, au gré des éditions plus ou moins acceptables, a été déterminant. On en trouvera un excellent florilège dans le volume qu’a dirigé Dominique de Font-Réaulx, la nouvelle directrice du musée Delacroix. En attendant son édition des péchés de jeunesse du grand peintre, ses tentatives en littérature à l’époque où il s’interroge sur la muse à écouter, on lira le judicieux montage qu’elle propose (il comporte, du reste, un fragment d’une courte fiction historique, Alfred, où l’on mesure la fonction exutoire de ces récits troussés à 16-17 ans). Le Journal de Delacroix, dont Michèle Hannoosh a donné une édition enfin fiable (Corti, 2009) n’est pas le dépositaire de la seule vérité sur et de l’artiste. Il est vain, nous le savons, d’attribuer à «l’écriture de soi» un tel privilège. Aussi faut-il croiser la voix du diariste et celle de «l’épistolier fervent», sans parler des articles faussement compassés qu’il donna à la Revue des Deux Mondes,  pour retrouver la polyphonie propre à cet artiste dont les portraits et les photographies pourraient laisser croire qu’il réduisit sa vie sociale à quelques servitudes incontournables, expédiées en dandy maussade, et sa vie sentimentale à quelques passades, plus ou moins ancillaires. Delacroix (1798-1863) épousa son temps bien plus qu’on ne le pense, la réciproque n’étant pas moins vraie. Et il n’a pas écrit seulement pour maudire les philistins et les démagogues, ou pour disserter doctement des attributs et des formes propres à chaque médium, sa plume s’est saisie du présent, tandis que sa peinture tutoyait le siècle sans le singer. Stéphane Guégan

Albert Carrier-Belleuse. Le maître de Rodin, Palais Impérial de Compiègne, jusqu’au 27 octobre. Le catalogue (RMN, 35€), cosigné par les commissaires, June Hargrove et Gilles Grandjean, marque une étape décisive dans la reconquête d’un artiste dont on comprend mieux le parcours, les connexions républicaines, le génie commercial et le cercle littéraire.

Dominique de Font-Réaulx (dir.), Delacroix écrivain, témoin de son temps, Flammarion, collection «Écrire l’art», 29€.

 – Dominique Viéville, Rodin. Les métaphores du génie 1900-1917, Musée Rodin / Flammarion, 35€. L’ancien  directeur du musée Rodin (2005-2012) se penche sur l’ultime phase créatrice de l’artiste, qu’ouvrent l’affaire Dreyfus (dont il n’est pas un partisan) et le pavillon de l’Alma, rétrospective de l’œuvre en marge de l’Exposition Universelle. La période se referme avec la guerre, les cathédrales mutilées et une poussée d’anti-germanisme sans précédent. Devenu un homme public, auquel l’Académie fait les yeux doux, Rodin se voit en Hugo de la sculpture moderne. Le dernier volume qui lui reste à écrire doit contenir tous les précédents, ce sera donc un musée, conçu comme une œuvre d’art total, un musée où le XVIIIe siècle aura sa part, et à travers lui le lointain enseignement de Carrier-Belleuse. On ne saurait oublier, en effet, ce que les principes d’assemblage du dernier Rodin, pour atypiques et géniaux qu’ils soient, doivent aux techniques de montage inhérents au travail d’édition, qui avait permis à son maître de se multiplier et de nourrir la statuomanie privée, voire très privée du XIXe siècle. L’exposition de Compiègne s’achève sur leur confrontation. Passionnant. SG

Claudel avait une sœur…

Morte obscure en 1943, Camille Claudel a connu plusieurs renaissances. Inspirée d’abord par le féminisme et l’antipsychiatrie des années 1970, la réhabilitation du sculpteur s’est ensuite plus solidement établie sur l’étude documentaire, toujours plus éclairante à mesure que remontaient les traces d’une carrière et d’une vie qui ne furent pas qu’esclaves du malheur. Ses lettres nous racontent une autre histoire. Dans la famille schizoïde des Claudel, Paul n’était pas l’unique écrivain. Née après la mort en couches d’un premier frère, situation toujours difficile à assumer en milieu bourgeois, Camille ne semble jamais avoir retenu sa plume et sa langue. On pressent les fruits d’une longue habitude à s’analyser. Et si sa première lettre conservée date bien de 1870, elle indique de vraies dispositions, que cette petite fille de 6 ans allait amplement développer. De son adolescence et de la jeune femme, hélas, nous ne savons rien. Car rien de sa correspondance n’a resurgi avant 1886. Où retrouver les émois de la femme naissante, les débuts de sa formation artistique, ses lectures et l’écho de relations familiales toujours plus tendues? Tout cela a bel et bien sombré dans un silence regrettable, qu’on comparera à ce que nous disions ici de l’édition courante de la correspondance d’Emile Bernard. En 1886, Camille est une jeune tigresse aux traits boudeurs. Un fauve sans passé. Restent des clichés trop célèbres. Défi de son regard droit, de sa bouche sensuelle et de son «beau corps», écrit alors Rodin, qui a déjà fait de sa collaboratrice sa maîtresse. À 46 ans, le père du Penseur joue les Musset ampoulés lorsqu’il lui avoue sa « fureur d’amour » et le sentiment de voir enfin flamber sa «terne existence».

1886 est aussi l’année du contrat que Camille exige de son royal amant, preuve d’une suspicion qui ira grandissante et finira en folie paranoïaque. Mais le sculpteur broyé s’exécute: «Pour l’avenir à partir d’aujourd’hui, 12 octobre 1886, je ne tiendrai pour mon élève que Mlle Camille Claudel et je la protégerai seule par tous les moyens que j’aurai à ma disposition, par mes amis qui seront les siens, surtout par mes amis influents.» Rodin lui promet mariage et protection après une virée en Italie. Mais on sait qu’il s’en tint à son rôle de promoteur. Et la nouvelle édition da la correspondance, enrichie de trente-six lettres à Léon Gauchez, marchand, collectionneur et critique belge, confirme qu’il resta fidèle à ses engagements sur ce point. Notre couple de l’ombre, pour être voué à l’échec, va vivre une douzaine d’années fructueuses au gré des exigences du monde de l’art. Salons, commandes, besoins d’argent, réseau littéraire, entre Parnasse et symbolisme. L’idylle se brise en 1898, en pleine affaire Dreyfus, qui ne compte pas les deux tourtereaux parmi ses partisans. Dix ans plus tôt, ne s’avouait-elle pas proche du général Boulanger et de Louise Michel, cocktail explosif? Lady Macbeth lui semble aussi une héroïne digne d’admiration. Au Balzac phallique de Rodin, elle répliquera, du reste, avec son Persée. La descente en enfer ne s’arrêtera plus. En 1906, Paul note: «Camille folle.» Le Livre de Monelle du cher Marcel Schwob n’avait plus qu’à se refermer sur sa détresse absolue.

Stéphane Guégan

*Camille Claudel, Correspondance, édition d’Anne Rivière et Bruno Gaudichon, 3e édition revue et augmentée, Gallimard, coll. Art et artistes, 28€.

Nouveau roman / On rêve d’une exposition sérieuse sur le septennat dramatiquement écourté de Georges Pompidou et son action artistique décisive. La figure envahissante de Malraux, qu’il côtoya sous De Gaulle, lui fait encore trop d’ombre… Un coup de balancier et de projecteur s’impose. Mais les temps sont-ils mûrs? Sommes-nous prêts à reconnaître l’évidence? La récente publication de lettres et de notes aura peut-être ramené ce rimbaldien goguenard, et méconnu, dans une lumière plus juste. Quel destin extraordinaire, comme le disait François Mitterrand, en pensant au prof de littérature française devenu le premier des Français! Plus que les oscillations du gaullisme entre blocages conservateurs et élans précurseurs, Pompidou symbolise l’ascenseur social de l’après-guerre, désormais bien grippé, et la modernisation du pays, elle aussi en panne. Ce qui le desservait jusqu’à la fin du siècle dernier, hostile aux forcenés du progrès, son énergie roborative constitue aujourd’hui sa chance de retour en grâce. N’avons-nous pas repêché récemment le cinétisme, qui fut l’art du règne avant un long discrédit? Quant aux slogans décolorés, recyclés, gadgétisés de mai 68, no comment! Pompidou parmi nous? Pourquoi pas, répondent Philippe Le Guillou et ses excellentes Années insulaires, un roman qui caresse à rebrousse-poil la mémoire nationale, ses trous noirs et ses certitudes idiotes. Le droit d’inventaire ne saurait gommer le meilleur du personnage et de son bilan. Un homme qui aura autant aimé la Bretagne, le Lot, le whisky et la grande poésie française mérite évidemment notre estime. Kerros en a la conviction. Le peintre que Le Guillou plonge dans l’intimité pompidolienne a connu le président à l’époque où il brillait chez Rothschild, collectionnait et voyageait librement avec Claude… Quinze ans ont passé. Il n’y a que la politique ou le bonheur pour appuyer ainsi sur le champignon. Georges Pompidou une fois élu, et déjà malade, n’a plus que l’urgence contre la mort. Comme tout bon romancier, Le Guillou ne fait pas seulement souffrir les puissants. Kerros aura sa part du gâteau amer. Il la partage avec une bande de réfractaires peu disposés à voir la capitale rajeunir si brutalement. Le plus déterminé à lutter se nomme Rémi Viargues, il nous rappelle le regretté André Fermigier (dont les colonnes de Buren et la pyramide du Louvre furent les ultimes combats). Les insulaires trinquent à Baudelaire et au vieux Paris qui n’est plus, les halles de Baltard, l’ancienne gare Montparnasse… Au début, Kerros lève son verre avec eux, mais bientôt sa religion des vieilles pierres se lézarde au contact du «prince des modernes». Pompidou, sous cortisone, le subjugue par sa détermination, son intelligence narquoise, le coup de torchon qu’il applique au vieux palais de l’Élysée, joyeusement customisé par Agam et Paulin, et les plans du futur centre Pompidou, usine à libérer l’avenir. Le lecteur, lui, ne sait plus très bien si le charme du livre vient de son style pompidolien, dans le bon sens du terme, ou de son portrait sensible d’un chef d’état qui n’avait pas froid aux yeux. SG // Philippe Le Guillou, Les Années insulaires, Gallimard, 19,80€.

Les brigades du Tigre

N’était la fidélité des Vendéens envers les enfants du pays, l’année 2014 se serait sans doute écoulée sans l’excellente exposition Clemenceau. Est-ce le signe que les commémorations de la guerre de 14 tiendront toutes du lamento collectif? De la guerre à la guerre? Le contexte, on le sait, et certains s’en félicitent, a cessé d’être favorable au Tigre. Sa véhémence antigermanique fait peur, au mieux, et horreur, le plus souvent, comme si la guerre se faisait sur des pointes de soie rose. La mode du patriotisme républicain est passée, il faut s’en faire une raison… Cette ferveur inconvenante, qui électrisa tout un peuple après novembre 1917 et son accession à la Présidence du Conseil, Clemenceau ne la cantonna jamais au domaine politique. L’amour de la Nation, estimait-il, appelait la défense des artistes qui en renouvelaient le génie. Il était comme ça le Tigre, sûr de ses principes, prêt constamment à bondir sur ses adversaires, la plume entre les dents. Le propos de L’Historial de la Vendée est précisément de nous faire comprendre qu’une seule énergie, une seule radicalité, le portait sur les fronts les plus éloignés en apparence. Aussi le parcours slalome-t-il habilement entre le monde des journaux, la chambre des députés et la sphère artistique au sens large. Car la belle amitié qui le lia à Monet, et nous donna Les Nymphéas, est l’arbre qui cache une forêt entière de combats semblables ou de rencontres esthétiques moins heureuses. Parce qu’elle ne souhaite pas l’enfermer dans l’impressionnisme, l’exposition rapproche Clemenceau de tous ceux qui croisèrent sa route, de Maillol à Rodin, de Whistler à Manet, en montrant, si possible, des œuvres issues de sa gigantesque collection.

Des œuvres et de l’imprimé. Orateur redouté, incarnation de la parole vive, et bateleur de meeting, tel que Raffaëlli le représente en 1885, Clemenceau ne fut pas moins un homme du papier et de l’écriture inlassable, un journaliste vite conscient de ses dons littéraires. Quand un ardent polygraphe rencontre un illustrateur génial, Toulouse-Lautrec en personne, cela donne Au pied du Sinaï, qui fleure l’antisémitisme de gauche, économique et non racial. Faut-il rappeler que Clemenceau fut un antidreyfusard convaincu avant de se convertir aux positions d’un Zola, dont il publia et titra le J’accuse du 13 janvier 1898? À cette date, il est déjà partisan d’une révision du procès. L’esprit de justice l’ayant constamment animé, on lui doit celle d’écrire qu’il rata Manet. Ce dernier entreprend en 1879 les deux portraits qu’il a laissés de son irascible modèle. La toile japonisante d’Orsay, prêtée pour l’occasion, nous frappe par sa proximité avec les descriptions contemporaines du futur Tigre en action: «La tête est ronde, les cheveux sont coupés assez court, presque ras, le front est bombé, la moustache touffue, la mâchoire développée; un peu du soldat de Cromwell et beaucoup du gamin de Paris; ses regards sont du feu. C’est une de ces figures comme Zurbaran les aimait.» Nourrie par les documents photographiques et la tradition de 1789, la toile rejetée de Manet semble pourtant reconnaître en Clemenceau «une part de son défi et de sa liberté», écrit Éric Darragon dans le catalogue.

Nous touchons là au seuil de tolérance d’un amateur peu enclin à violenter sa prudence. En témoignent ses difficultés avec les meilleurs sculpteurs du temps. On franchissait vite, à l’en croire, les limites de l’extravagance! Le classique Maillol lui sembla toujours préférable aux bosses trop expressives de Rodin et à l’archaïsme brutal de Bourdelle. Du premier, il refusa le buste génial, saisissant de psychologie et peut-être d’ironie. Cette grande gueule de Clemenceau n’aimait pas la contradiction. Les lettres qu’il adresse aux artistes sentent toujours l’impatience et l’habitude d’être obéi. En 1926, alors que Bourdelle est pressenti pour illustrer son Démosthène, le Tigre soupçonne de collusion cubiste le décorateur du théâtre des Champs-Élysées. Clemenceau voit en lui un «boche», un adepte du «grec de Munich», c’est-à-dire un barbare, vendu à l’étranger et au primitivisme d’époque. «Il ne suffit pas de faire laid pour faire vieux», écrit-il à Marguerite Baldensperger. Il se calmera un peu en découvrant les superbes essais du sculpteur, non sans lui demander d’«instantes» corrections. Le catalogue de L’Historial, un modèle du genre, permet de mesurer le nombre de chapeaux que le bouillonnant Bourdelle eut à avaler. Heureusement qu’il maniait aussi bien la plume que le Père la Victoire. En avril 1928, caressant le vieux soldat dans le bon sens, Bourdelle l’assure de sa «profonde admiration» et de son «entière reconnaissance comme patriote attaché au génie français».

Sous la flagornerie d’usage, ce n’étaient pas des paroles en l’air. La plus récente biographe de Bourdelle, Stéphanie Cantarutti, nous rassure sur ce point et sur d’autres: l’auteur du Beethoven et de l’Héraclès archer, «l’artiste fort» que salue Apollinaire en 1910, avait du tempérament à revendre, dont profitèrent à égalité son œuvre et ses amours. Malgré le travail exemplaire du musée Bourdelle, expositions et publications, la redécouverte progressive de ses écrits et de sa correspondance, malgré l’action convergente du musée Ingres, l’autre «enfant» de Montauban n’a pas retrouvé la position éminente qu’il s’ouvrit au tournant du XXe siècle. Rodin continue à lui faire de l’ombre et l’histoire de l’art à le traiter trop souvent en disciple dévoyé, plus talentueux que génial. Matisse et Picasso, pour ne pas parler de Giacometti, se seraient-ils trompés à ce point en adhérant à sa rude «différence»? Le Bourdelle de Stéphanie Cantarutti, tout feu, toute flamme, ne leur aurait pas déplu. Plus soucieuse des faits que ses aînés, elle bouscule allègrement leurs ennuyeuses certitudes et déroule le fil d’une vie riche aussi de littérature. Symbolisme aidant, au cours des années 1890, Bourdelle fréquenta Heredia, Moréas, Fontainas, Verlaine… Il faut lire avec l’attention qu’elle mérite cette biographie très imagée, ramenant à la surface un grand nombre de photographies et de documents inédits. Si sa carrière de fils d’artisans démarra comme celle d’Ingres, après un passage obligé par Toulouse, elle enflamma la capitale dès 1895. De son expressionnisme initial à l’archaïsme des années 1910, Bourdelle fit trembler les cœurs et réveilla les dieux. Un vrai centaure. Stéphane Guégan

*Clemenceau et les artistes modernes, Manet, Monet, Rodin…, Historial de la Vendée, Les Lucs-sur-Boulogne, jusqu’au 2 mars. Catalogue sous la direction de Christophe Vital et Florence Rionnet, Somogy Editions d’art / Historial de la Vendée, 32€.

*Stéphanie Cantarutti, Bourdelle, Art en Scène / Alternatives, 32€. Cette publication accompagne l’exposition Bourdelle intime du musée Bourdelle, jusqu’au 23 février 2014.

Retrouvez Manet et nos Cent tableaux qui font débat sur Europe 1, dans l’émission Au cœur de l’histoire de Franck Ferrand, lundi 13 janvier, entre 14h et 15h.