ÉPIPHANIE

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L’Avenir de l’intelligence, en 1905, contient notamment une série d’articles publiés deux ans plus tôt sous le titre Le Romantisme féminin. Charles Maurras évalue en détails la panne que la poésie française lui semble avoir connue entre 1893 et 1903, consécutive, pense-t-il, à la lente agonie du Parnasse et du symbolisme, accrochés à un maniérisme stérile et à une liturgie de l’absolu désormais sans objet. Notons au passage que les spécialistes actuels d’Apollinaire partagent son constat d’une crise, non des vocations, mais des réalisations. Or, Maurras, s’il se montre sévère envers la muse masculine, s’avoue presque conquis par une poussée féminine autrement stimulante. Vers 1900, à le lire, « il s’est produit un phénomène singulier : subitement et presque simultanément, quatre poètes sont nés dont la chanson, bonne ou mauvaise, a réveillé les amateurs. Enfin, voilà donc des vivants ! » Ces vivants sont donc des vivantes, et elles se nomment Renée Vivien, Marie de Heredia, Lucie Delarue-Mardrus ou Anna de Noailles. Quelles que soient les réserves émises par Maurras en cours d’examen, et ses considérations sur la virilité ou la féminité en art, elles ne justifient pas la façon dont l’histoire littéraire et la parole féministe aiment à dénaturer la longue et scrupuleuse analyse qu’il accorde aux voix et aux audaces de ces « sirènes ». La seule possibilité que le fondateur de L’Action française ait vibré à cette poésie si souvent saphique fait horreur aux gardiens et gardiennes de la doxa. Il en découle des citations tronquées, des références erronées, des approximations sectaires. Et je ne parle pas, contagion oblige, de ce qui traîne sur les réseaux et autres blogs animés d’un militantisme ignare. On peut penser ce que l’on veut du monarchisme nationaliste de Maurras, et on doit condamner l’antisémitisme qui en découle, l’écrivain royaliste n’en aura pas moins apporté aux Sapho de la Belle Epoque un soutien inattendu, au mépris des multiples résistances que le nouveau siècle oppose à ces poétesses fières de leur sexe et de leur verbe. La position courante de la presse et du milieu littéraire oscillait entre la condescendance et le rejet : comparées aux innombrables imitateurs de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, nos aèdes en jupons subiraient davantage leurs limites physiologique et donc l’ascendant des maîtres.

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Le premier des trois articles à ouvrir Le Romantisme féminin fait judicieusement de Renée Vivien (1877-1909) son étendard. Cette année-là, celle qui signait R. Vivien est devenue Renée Vivien en publiant sous son nom, ou plutôt sous un pseudonyme à résonnance féminine, ses traductions de Sapho, assorties de nouveaux vers. Les précédents recueils, Etudes et préludes, et surtout Cendres et poussières, avaient déjà eu pour éditeur Alphonse Lemerre, le complice des Parnassiens depuis le Second Empire. Mais l’habit ne fait pas le moine, et Maurras ramène plutôt la prêtresse de Sapho sur les rivages du Verlaine de Parallèlement et des pièces condamnées de Baudelaire. Le premier dit la couleur lesbienne des vers de Vivien, non moins qu’une maîtrise de l’idiome de son pays d’adoption : « Le français dont elle use est, en prose et en vers, d’une fluidité remarquable. Ni impropriété dans les mots ni méprises dans l’euphonie. Elle connaît que le e muet fait le charme de notre langue. » Maurras ne cède à aucune xénophobie, contrairement à ce qu’on lit ici et là, en insistant sur les origines étrangères de René, née à Londres d’un père britannique et d’une mère américaine. A 24 ans, Pauline Mary Tarn change d’identité et demande à la poésie, d’inspiration aussi antique que chrétienne, d’y contribuer. Maurras s’intéresse à cette dualité nourrie très tôt de la lecture fascinée de Baudelaire. Il n’est pas d’écrivain, selon lui, qui ait autant pénétré la jeune femme à l’heure où elle a commencé à traduire ses secrètes langueurs. Mais quand d’autres commentateurs accusent Vivien de singer son modèle, en outrant ses effets, Maurras l’innocente du mimétisme des suiveurs : « Imitations, sans doute, mais imitations trop ardentes, trop passionnées, trop près des choses pour n’être pas reconnues tout aussi original que n’importe quoi. » C’est de réincarnation qu’il préfère parler tant la langue frémissante de Renée Vivien s’écrit avec les sens. Lesbos, et ses nuits chaudes, précède Femmes damnées, et leurs « caresses puissantes », dans l’édition de 1857 des Fleurs du Mal, avant que la justice de Napoléon III ne les marque au fer rouge. Ils restaient inscrits en Renée et vibraient d’une irrévérence jumelle, cela n’a pas échappé à Maurras. La « conscience religieuse » de notre affranchie, qui croit au mal moral, lui paraît aussi irréfutable. Il estime la transfuge plus chaleureuse que Baudelaire, et plus soucieuse du plaisir. Le billet inédit que Renée adressa à Maurras en 1905, et que la librairie du Feu follet a exhumé, ne contient pas le plus petit reproche : « Monsieur, En feuilletant votre si intéressant volume : De l’Avenir de l’Intelligence [sic], j’ai relu, avec un plaisir ému, les pages – trop indulgentes vraiment ! – que vous avez consacrées à mes ouvrages. Merci infiniment. Et veuillez agréer mes très reconnaissants sentiments de confraternité littéraire. Renée Vivien. » Plus d’un siècle s’est écoulé… Les amazones 1900, surnom d’époque qui convient mieux à Liane de Pougy et Natalie Barney, n’ont pas quitté les feux de l’actualité, et l’on se réjouit que les éditeurs, Bartillat en premier lieu, fassent pleuvoir inédits et correspondances. Stéphane Guégan

*La suite est à retrouver dans « Les Sapho 1900 », Revue des deux mondes, décembre-janvier 2024-2025 / A lire : Liane de Pougy, Dix ans de fête. Mémoires d’une demi-mondaine, Bartillat, 2022 ; Je suis tienne irrévocablement. Lettres de Renée Vivien à Natalie Barney, Bartillat, 2023 ; Natalie Clifford Barney, Lettres à une connue. Roman de notre temps, Bartillat, 2024 / Le même éditeur remet en librairie L’Inconstante de Marie de Régnier, avec une bonne préface de Marie de Laubier, 23€. Ce roman rapide, intrépide de 1903, que Rachilde plébiscita, superpose les triangles amoureux et divise les amants dévoilés, malgré ou à cause de l’anonymat (Pierre Louÿs, Jean de Tinan) ; la langue est aussi décorsetée que les situations, d’un libertinage déjà 1920 / On lira aussi La Passion selon Renée Vivien, la biographie romancée de Maria-Mercè Marçal, traduction, préface et notes de Nicole G. Albert, éminente spécialiste de Vivien et du saphisme 1900, ErosOnyx éditions, 2024, 25€. Etrange livre que celui de Marçal où l’écrivaine, transfert aidant, s’efface si peu devant son objet qu’elle éclaire davantage les années 1980 (jusque dans son identité catalane réaffirmée) que le moment 1900 ! Je ne m’appesantis pas sur les parallélismes entre patriarcat et franquisme, et ne réagis pas aux oppositions entre « l’ordre hétérosexuel », qui serait propre au récit linéaire, et l’écriture féminine/féministe, favorable elle à « l’éclatement » narratif.

Encres féminines

Le motif de l’exil, très porté par la bienpensance transfrontalière, a toujours stimulé la littérature et la peinture. Ovide l’expulsé, merveilleux exemple, a fait rêver jusqu’aux pinceaux et crayons de Delacroix et Degas. Plus tard, le monde chrétien, en se déchirant, a connu ses migrations et ses martyrs.  Germaine de Staël, protestante de foi, janséniste de cœur, n’ignorait rien des éloignements forcés dont elle fut un brillant avatar, et ajouta au tableau d’honneur la proscription politique. Son père y avait goûté, elle fit mieux encore après avoir échoué à séduire Bonaparte entre Directoire et Consulat. Un rendez-vous manqué, selon la formule d’Annie Jourdan. N’y voyons pas seulement agir la répugnance du général corse envers les femmes de tête. Certes les idées et le génie littéraire ne manquaient pas à la fille de l’ex-ministre de Louis XVI. L’inconvénient, c’est que ces idées et ce génie, pour s’être vite affranchis du jacobinisme invétéré des Français, restaient trop marqués de libéralisme. Bonaparte, impatienté par Benjamin Constant – l’amant de la dame, n’était plus d’humeur à tolérer la moindre résistance à sa réorganisation institutionnelle du régime. A gauche et à droite, à mots plus ou moins mouchetés, on s’émeut de l’inflexion autoritaire, voire anti-démocratique, en cours. Le bannissement doré de notre Clorinde intervient en 1802, il durera dix ans, selon des modalités diverses. Il semble que Germaine y ait mis du sien et participé à la conspiration de Moreau et Bernadotte. Du reste, il suffisait qu’elle en fût soupçonnée pour devenir persona non grata. La proscrite a laissé un superbe récit, à froid, des années qui suivirent, et la virent parcourir l’Europe. La conquérir aussi. Philippe Roger tire avec superbe les leçons du texte, publié après la mort de l’auteure, mais où revit un moment d’histoire. Ce posthume confirme la théorie de Chateaubriand, frondeur monarchiste : la nouvelle littérature, la sienne, comme celle de Constant, Bonald, Népomucène Lemercier (auquel on revient) et « madame de Staël » a été la langue de l’opposition et du nouveau magistère de l’écrivain, quel qu’en soit le sexe. SG / Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition de Philippe Roger, Folio Classique, 9,90€. Edition que Roger dédie à la mémoire du regretté Jean-Claude Berchet, éminent spécialiste de Chateaubriand, disparu en juillet dernier.

Le duel a disparu des mœurs littéraires, et il faut regretter qu’on n’échange plus plomb ou fer en défense d’un livre, de son auteur ou de son autrice, comme ce fut le cas, en 1833, quand Lélia déchaîna les passions et fit se battre Jean-Gabriel Capo de Feuillide, « nature chaude » (Charles Monselet), et Gustave Planche, peu imaginable en bretteur. Du reste, le pistolet fut préféré à l’épée et le sang ne coula pas… Proche de George Sand, qui signe de ce pseudonyme vaguement hermaphrodite le roman à scandale, Planche ne jure que par l’idéalisme dont Lélia serait le triomphe. Entendons un livre où l’action et les sentiments céderaient le pas au symbolisme philosophique, le grossier au céleste. L’argument ne convainc pas Capo de Feuillide et le « renoncement » de l’héroïne ne trompe pas sa perspicacité. Après avoir subi la brutalité d’un premier amant, Lélia sème le malheur, non par vengeance, mais par impuissance d’aimer les hommes, avant de tenter de se racheter. Trop tard, Sténio, son amant frustré et même trompé, a déjà rendu l’âme.  C’est le grand mot du livre, livre qui dénonce avec fermeté l’athéisme moderne. Mais ce mot, la critique d’alors et d’aujourd’hui, le comprend mal et le défigure en lui opposant le corps et ses démons. Sand est réputée très réceptive aux appels de la chair et aux félicités de l’amour. Leur accord, voilà son bel idéal. On a pu écrire que le roman de 1833, plus que la version chaste de 1839, était celui de la frigidité ou du lesbianisme, autant de notions faciles à colorer désormais de féminisme américain. Le vent qui souffle des Etats-Unis a tendance à tout vivifier et « la dissatisfaction sexuelle », franglais répandu aussi, ne saurait s’expliquer que par l’affirmation d’une sexualité proprement et fièrement féminine. Théorie intéressante, mais insuffisante au regard du texte même, assez labyrinthique, fascinant par ses détours moins vraisemblables que chargés de symptômes ou de symboles à éclaircir. Un certain scabreux, voire un scabreux certain, ne l’oublions pas, lui est reproché en 1833. Musset le trouvait « plus hardi et plus viril », c’est que Sand l’a plié aux mouvances et aux caprices de sa libido. Le personnage de la sœur courtisane, double plus que repoussoir, ne permet pas d’en douter. L’édition savante d’Isabelle Hoog Naginski nous confronte donc aux lectures du moment et aux prolongements iconographiques du personnage, Delacroix (pastel bien connu), Courbet (la toile fiévreuse d’Erevan, fort belle a priori, se confond-elle avec le « mauvais tableau » que Théophile Silvestre dit avoir été peint « après la lecture » de Lélia ?) et Clésinger. En mars 1846, plus d’un an avant de devenir son gendre, celui-ci écrivait à la romancière afin de lui faire savoir qu’il exposait une sculpture inspirée de son personnage, mixte féminin d’Oberman et de René. Au sujet de cette Mélancolie, aujourd’hui à l’Ermitage (dessin préparatoire à Orsay), qu’on me permette d’ajouter que l’œuvre fut mentionnée et prisée par Gautier au Salon, cette année-là, avant qu’il ne la retrouve en Russie. Clésinger, sur le point d’immortaliser la Présidente en 1847, avait su ne pas trop refroidir sa propre Lélia. SG / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, Lélia, 1833, suivi de l’édition de 1839, édition critique par Isabelle Hoog Naginski, deux volumes, Honoré Champion, 190€.

Devenue un cas d’école en raison du succès grandissant des expositions qui lui sont consacrées, et des combats qu’elle incarne, Rosa Bonheur (1822-1899) s’est acquis une audience très supérieure à la valeur intrinsèque de son œuvre peint, plus appliqué qu’inventif, théâtral que réaliste. Les tableaux de Salon, à cet égard, n’ont pas la fraîcheur des études, exécutées d’une main plus légère, dans une visée moins rhétorique. Saturée de lions et de lionnes, têtes et corps, l’une de ces pochades séduisantes (couverture) pourrait être signée de Delacroix ou de Barye, familiers des fauves du jardin des plantes sous la Restauration. La beauté des animaux les fascinait, comme ce qui les rapprochait de l’humain dans leur différence. Les dissections au cours des deux siècles précédents avaient renouvelé l’approche d’un problème proprement philosophique, car impliquant le privilège du cogito ; les peintres du XIXe siècle ne l’ignoraient pas, initiés qu’ils étaient aux sciences de la nature. La correspondance de Rosa Bonheur la montre ainsi très curieuse de la chose animale, et très soucieuse de la cause animale. La SPA est née sous la monarchie de Juillet et notre peintre en fut ; elle a vécu, d’ailleurs, entourée de toute une ménagerie, qui faisait sa part au sauvage au sein du domestique et du rustique. Laurence Bertrand Dorléac l’étudie comme un miroir de l’œuvre, sujet aux évolutions anthropologiques et historiques. Après 1870, et la statue de Bartholdi le confirme, la majesté du lion se veut le reflet inversé d’un patriotisme blessé. Le cœur de Rosa saigne aussi. On parle généralement moins de cet amour-là que de son amour des dames. Bertrand Dorléac, quant à elle, refuse de dissocier les identités et les secrets dont Rosa était faite. C’est là que nous retrouvons l’étude féline autour de laquelle s’enroule ce livre, et l’étrange présence d’une forme, en haut, à gauche, anatomiquement ambiguë. Le lecteur découvrira lui-même ce que Bertrand Dorléac tire de cette anamorphose digne de Charles Le Brun et, pour revenir à lui, de Delacroix, deux peintres que Baudelaire aimait à rapprocher. Ô surprise, la quatrième de couverture stigmatise ce siècle de fer, celui de Rosa, « qui ne donne presque aucune chance à une femme d’exister », oubliant que rugissement de lion n’est pas nécessairement raison. SG / Laurence Bertrand Dorléac, Le Lion de Rosa (Bonheur), Gallimard, 23 €.

C’est en réunissant cinq de ses biographies, où le beau sexe a le beau rôle, que Dominique Bona en a perçu la profonde unité : « Il y a une chaîne entre toutes ces femmes. Elles se parlent et se répondent d’un livre à l’autre. » N’allez pas croire que cette chaîne pèse sur les écrivaines et les peintres élues comme les fers du patriarcat dont le XIXe siècle et le premier XXe siècles auraient été les gardiens intangibles… Pas plus qu’elle n’emploie le ton victimaire de rigueur, Dominique Bona ne leste le destin de ses héroïnes d’un « message », ou d’une « morale » distincte de leur pente à créer et aimer. Si les sœurs Lerolle n’ont pas été aussi heureuses en amour que les sœurs Heredia, si Berthe Morisot a noué, par et dans la peinture, une relation avec Edouard Manet plus intense que le couple qu’elle forma avec son frère Eugène, Colette et Jeanne Voilier, la terrible maîtresse de Paul Valéry, ont mieux additionné ferveur artistique et Eros vécu, à l’instar de Marie de Régnier. Mais un même « fil rouge », celui de la passion, les dote d’une complicité fertile aux yeux de la romancière. Car Dominique Bona documente et narre ces « vies », comme le disaient Vasari et Félibien, d’une même verve littéraire. Pour que nos existences ressemblent à un roman, mieux vaut demander à une vraie plume d’en tracer le dessin, de creuser, dit la biographe, un chemin de vérité parmi « les pistes buissonnières de l’imagination ». Il arrive que les forts volumes de la collection Bouquins prennent l’apparence d’une famille recomposée, d’un réseau fraternel ou sororal, c’est le cas ici, et le lecteur, pris à son tour au jeu des correspondances, n’est pas mécontent d’y contribuer. SG / Dominique Bona, de l’Académie française, Destins de femmes, Bouquins, 32€.

Une nouvelle occasion nous est donnée de saluer, en même temps que ses éditeurs, l’acuité et la valeur littéraire du Journal d’Hélène Hoppenot, indispensable à qui veut connaître l’avant-guerre et les années de l’Occupation. Photographe dans l’âme, proche de Gisèle Freund au demeurant, « l’épouse de l’ambassadeur » serre la réalité, enregistre les conversations de table ou de vernissage, cisèle sa langue d’historienne du présent. Quand les boches quittent Paris, elle se trouve toujours à New York, en sympathie avec le milieu gaulliste et avec la nébuleuse surréaliste, Marcel Duchamp, Mary Reynolds, Jacqueline Breton… Qui peut alors se prévaloir de toucher à ces extrêmes sans se brûler les ailes ? Des ailes, justement, elle en use le 7 mars 1945 afin de de rentrer au pays. Elle note au passage l’inquiétude de ceux qui se sont exilés (Alexis Leger), même quand ils y étaient forcés (Henry Bernstein), tous redoutent les reproches de ceux qui étaient restés. Le spectacle, à son arrivée, lui soulève le cœur, l’épuration souvent expéditive ne saurait apaiser les attentes d’une femme d’expérience, prête à punir qui le mérite, mais pas n’importe comment. 17 mars 1945 : « Drieu la Rochelle a réussi à se suicider après avoir reçu l’ordre de comparaître devant la Commission d’enquête. […] Tant d’autres qui ont été pire […] vont s’en tirer à meilleur compte… » Les « hommes du jour » sont finement croqués, Picasso, qui « vieillit bien », Aragon, qui triomphe comme si la place rouge s’était installée à la Concorde. Hoppenot ne le loupe pas fin août : « Il a grisonné et conservé cet air hypocrite de chat qui s’apprête à laper de la crème en surveillant les alentours. Grande amabilité cachant un grand fanatisme. » Même regard percutant chez la fille d’Hélène, au sujet du médiocre roman d’Elsa Triolet, Les Amants d’Avignon : « Ce n’était pas l’atmosphère de la Résistance :  elle n’a pas dû en être. » Jusqu’en 1951 ainsi, sur fond de déconfiture, on croise le ban et l’arrière-ban de l’après-guerre, lettres et beaux-arts – pas seulement donc Sartre et ses sbires, entre Paris et Berne, où Hoppenot est muté, au poste que Paul Morand, l’homme pressé, n’avait pas eu le temps d’occuper. SG / Hélène Hoppenot, Journal 1945-1951, éditions Claire Paulhan, édition établie et annotée par la regrettée Marie France Mousli, 36€.

Remuer la mémoire familiale ne va pas sans risques, chacun en fait, un jour ou l’autre, l’expérience. Les mauvaises rencontres, à ce petit jeu, sont souvent plus nombreuses que les heureuses découvertes. Récidiviste vivifiante, Marie Nimier pensait avoir épuisé la figure du père, l’insaisissable et noir Roger, avec La Reine du silence, magnifique portrait de celui qu’elle a si peu connu, mais qui la poursuit comme une énigme pugnace. A la lecture du livre, son amie Juliette Gréco, pour qui elle a ciselé quelques chansons, l’enjoint à lui donner un pendant. Après les dérobades paternelles – et la mort à toute vitesse en fut une à maints égards, vient donc le clair-obscur de la mère et, à travers cette femme forte, les hommes qu’elle fit entrer en abondance dans sa vie, à défaut de pouvoir ou de vouloir toujours les retenir. Si l’âge a cruellement altéré sa beauté de blonde rayonnante quand le livre débute, le tempérament reste de feu. Marie Nimier ne compte plus les brûlures que lui a values une relation filiale plutôt compliquée, hantée par le fantôme d’un père qui ne se donnait même pas la peine d’y ressembler. La vieillesse n’est pas toujours tendre envers sa propre progéniture, elle peut, à l’occasion, se rendre détestable lorsque les enfants acculent leurs parents à leurs échecs ou leurs secrets. Marie Nimier a le don de mettre son lecteur dans la confidence avec une émouvante franchise et, s’il le faut, une saine impudeur. Et je ne parle pas, legs familial, de son humour unique. Une fois ouverte, la malle aux souvenirs, que réveillent une indiscrétion ici, un parfum là, ne peut plus se refermer, ou se taire, comme cette correspondance longtemps enfouie de la grand-mère de l’autrice, Renée Vautier, une des passions du faunesque Paul Valéry (dont elle a laissé un buste aux yeux éteints). Du reste, l’épistolaire joue un rôle quasi hitchcockien dans le cas présent, autant que certains objets arrachés à l’oubli et porteurs d’aveux troubles. Un livre poignant donc, digne en tout des exigences de la collection où il prend place et fait entendre une musique qui eût enchanté le hussard foudroyé, quelque part, sur l’autoroute de l’Ouest, un jour de septembre 1962. SG / Marie Nimier, Le côté obscur de la Reine, Mercure de France, collection Traits et Portraits, 22,50€.

Meilleurs vœux aux lectrices et lecteurs de ce blog dont l’audience a quadruplé depuis 2020.

FEMMES D’IMAGES

La très longue vie de George Sand, une vie tapissée d’images et peuplée d’imagiers, lui aura permis de bien connaître les arts de son temps et de loger les anciens maîtres dans ses romans. Elevée au milieu des délicieuses vieilleries Louis XV de sa grand-mère, affranchie par sa rencontre décisive de Delacroix, friande de Rembrandt comme de Titien, de Raphaël comme de Michel-Ange, visiteuse du Salon sous Louis-Philippe et Napoléon III, maîtresse de quelques peintres ou graveurs oubliés, elle a tout vu. A-t-elle tout aimé d’une passion identique ? Tout collectionné ? Malgré l’absence du livre que ce vaste sujet appelle, il est permis d’approcher, à pas prudents, son musée imaginaire et l’académie campagnarde dont elle s’entourait à Nohant. L’ample culture visuelle de Sand n’a pas seulement obéi au désir d’égaler les hommes sur ce terrain-là aussi. A l’origine, c’est tout le contraire. On lui met, adolescente, de quoi dessiner entre les mains, on lui fait donner des leçons, comme il sied aux filles de bonne famille, et à la pratique du portrait affectif ou du paysage champêtre. Du bon coup de crayon qu’elle finit par acquérir, tendre et mélancolique quand elle immortalise sa mère au temps d’Indiana, les preuves abondent. Et elle ne se guérira pas, jusqu’aux dendrites finales et leur tachisme à visée fantastique, des petits bonheurs de l’amateurisme éclairé, qui l’ont préparé à faire migrer la sensation, l’appréhension sensible du réel, au cœur des mots. L’ébranlement éprouvé aux magies exotiques d’Atala, quand la jeune lectrice était loin de se douter qu’elle nouerait plus tard une relation flatteuse avec Chateaubriand, Aurore l’aura d’abord vécu au contact de la nature et des rêves de papier. Dès que s’allongent ses séjours parisiens, en 1830, et surtout à partir de 1831, une sorte de frénésie d’art s’empare d’elle, à la mesure du « trésor d’infini » qu’elle ne soupçonnait pas dénicher au Louvre et au musée du Luxembourg, soit le musée d’art contemporain hérité de la Restauration récemment détrônée : « j’étais transportée dans un monde nouveau ». Lyrisme mis à part, cette découverte fixe un credo : la peinture doit nous faire quitter terre, nous donner la fièvre. Ne cherchons pas plus loin ses futurs blocages envers les (trop) réalistes : Courbet (« c’est bête, rien de plus ») et Manet (« ridicule ») la laisseront froide. Millet, sauf erreur, n’est jamais mentionné par l’auteure de François le Champi et de La Petit Fadette. Un comble ! On se contente, en général, de rapprocher l’ouverture de La Mare au diable (1846) et sa scène de labour (« un beau spectacle, un noble sujet pour un peintre ») du Labourage nivernais de Rosa Bonheur, commande de la IIe République et icône aujourd’hui du musée d’Orsay. A l’appui de cette parenté possible, rappelons que l’autorité de Sand servit de caution, et parfois d’étendard, aux « amis de la nature », souvent démocrates, dès avant la révolution de 1848, de Théophile Thoré à Champfleury, deux critiques d’art influents. Stéphane Guégan, « A vos pinceaux ! », lire la suite dans la dernière livraison de la Revue des Deux Mondes de février 2024, qui contient un important dossier consacré à George Sand. Voir, entre autres, mes présentations de quatre romans plus oubliés que son Mauprat : Simon, Spiridion, Horace et Césarine Dietrich.

*Soirée littéraire, George Sand dans la Revue des deux Mondes, Hôtel Le Swann, mercredi 7 février, 19h00, 15 rue de Constantinople, en présence d’Aurélie Julia, Brigitte Diaz, Hélène Montjean, Jacques Letertre et Stéphane Guégan : contact@hotelslitteraires.fr

D’autres femmes, d’autres images

Après Lili Boulanger et Loïe Fuller, dont les flammes colorées sidérèrent Lautrec, Georgiana Houghton et Käthe Kollwtiz ont inspiré deux portraits serrés à Martine Lecoq, qui ne pratique ni l’abstraction (très précoce) de la première, ni l’expressionnisme (génial) de la seconde. Mais la portraitiste est bien libre de ne pas imiter ses modèles en tout. Du reste, cette collection de courtes monographies illustrées exige de ses auteurs un art consommé de la concision suggestive. Du spiritisme dans l’art, tel fut le programme de l’Anglaise aux fantômes habituée, et habitée de visions florales qui préludent fiévreusement à Georgia O’Keeffe ; de la mort dans l’âme, telle fut la ligne de la Prussienne de gauche, qui ne crut pas irreprésentables la faim des ouvriers ou le deuil des mères (la guerre de 14 lui enleva un fils qu’une photographie nous montre souriant à l’avenir). On attend la suite. SG / Martine Lecoq, Georgiana Houghton, pionnière de l’abstraction et Käthe Kollwtiz, Edition Ampelos, 8€ chacun.

Sonia Mossé, qu’avez-vous fait de la vie, lui demande Gérard Guégan, vous qui en étiez la quintessence ? Vous qui fûtes une artiste aux mille talents, aux mille éclairs ? Celle que les nazis tentèrent d’effacer de nos mémoires, en la gazant et en l’incinérant à Sobibór, à la toute fin de mars 1943, n’a pas fini de nous hanter. De nous troubler plutôt. Des hommes, des femmes, cette blonde peu économe d’elle-même en a subjugué plus d’un, plus d’une, des artistes souvent, les surréalistes, on le sait, et ceux qui, en butte à Breton, prirent le large. Au lieu de répéter ce qu’une notice de dictionnaire nous apprendrait aussi bien d’elle et de son destin abrégé (26 ans !), Guégan choisit l’autre voie du biographe, celle d’un Marcel Schwob, qui estimait que l’imagination ne faisait pas de mal au récit des existences exemplaires, tant qu’une vérité plus profonde s’en dégageait avec force. Man Ray et d’autres nous l’ont montrée radieuse ou boudeuse, Guégan la fait lui parler et évoluer au milieu des siens, Paul et Nush Eluard, Artaud, Aragon, le coco du Soir et des aubes sanglantes… L’invention ici ajoute ou supplée à la documentation sans la trahir, voire en l’élargissant. Le livre de Guégan s’ouvre ainsi sur une lettre superbe de Sonia, qui dormait dans l’archive de Balthus. Adressée à ce dernier et à son épouse Antoinette de Watteville, elle évoque l’Occupation, Giacometti et Derain d’une manière qui, elle non plus, ne s’oublie pas. SG / Gérard Guégan, Sonia Mossé. Une reine sans couronne, éd. le clos jouve, 19€.

Bonnard chez Alain Finkielkraut, Répliques, samedi 3 février 2024, avec Stéphane Guégan (Bonnard, Hazan, 2023) et Benjamin Olivennes (L’Autre art contemporain, vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021) :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/repliques/pierre-bonnard-peintre-de-l-ordinaire-devenu-epiphanie-1870010

JOYEUX NOËL !!!!!

product_9782070594542_195x320J’ai, parmi ces petites bêtes, mes favorites, parce qu’elles ont amusé mes enfants et nous ramenaient subtilement à cette vie élémentaire dont le besoin se fait sentir à tout âge. Rien de plus risible qu’un citadin à la campagne, la vraie, au contact du pays d’en-bas… Mais revenons aux petites bêtes, si préférables aux grosses à maints égards. Léo Le Lérot, la dernière en date, a-t-il l’étoffe des meilleures créations d’Antoon Krings. Je veux parler, évidemment, de Loulou le pou, Léon le bourdon, Patouche la mouche, Oscar le cafard ou Grace la limace ? Est-il promis à devenir l’un des héros, que suggère son nom, de ce bestiaire où l’inversion des échelles et la palette saturée créent un premier charme ? De fait, il n’en manque pas lui-même, avec son œil noir, son rayé de bagnard et sa casquette empruntée aux marloux d’hier. Léo a tout de l’apache échappé d’un film de Carné ou de Duvivier. Les plus jeunes, brouillés avec les films en noir et blanc, s’arrêtent à son air de chenapan sympathique et ils ont raison de sourire à la gloutonnerie du noctambule affamé. Le gardien du jardin, un lutin un peu prévisible, s’émeut de ces prédations inacceptables et, contre les sauterelles, pratique des méthodes de fourmi. De fraises, de framboises et groseilles, Léon se voit soudain frustré. Que faire après une dernière ventrée de pommes ? Léo le Lérot, comme son protagoniste, manque un peu d’imagination. Léo n’a pas le goût de l’effort, vit au présent. Il ressemble, partant, au nôtre. La morale de l’histoire, qu’on ne dévoilera pas, en constitue la plus grosse surprise. Le déni d’éthique «élémentaire» gagnerait-il la littérature pour enfant ?

9782330068745On publie beaucoup sur Masaccio (1401-1428), et lui que Vasari disait associable, «négligé», ne l’est guère par les historiens et les éditeurs. Le volume d’Actes Sud, dû à la plume experte d’Alessandro Cecchi, dépasse le simple bilan : nourri des récentes avancées de la science, il les ordonne et les discute. Au regard du sacro-saint Roberto Longhi, qui avait fait de Masaccio le père de l’art moderne, une sorte de Courbet local qui annoncerait Caravage, la différence d’approche de l’auteur se déclare vite. Il refuse surtout de minimiser la valeur de Masolino, l’éternel «second», au prétexte que sa peinture serait plus féminine et gothique, moins virile et expressive. Ce dernier critère, longtemps indiscuté, en égara plus d’un, et Longhi lui-même, dès qu’il s’est agi de dissocier la part attribuable au peintre dans les œuvres de collaboration. Car l’expressivité fiévreuse des visages et des corps n’était pas l’apanage de Masaccio, bien que les sublimes copies de Michel-Ange aient permis d’accréditer une thèse qui n’aura cessé d’enfler depuis le XVIe siècle. Successeur de Giotto, Masaccio marche en tête de la Renaissance telle que le foyer toscan la théorise sous les Médicis. La réputation posthume de Masolino souffrira vite de la supposée «préciosité» de son art, dont on ne voudra bientôt plus comprendre les sources et les fins. Complice de tant de chantiers où ils avaient agi chacun selon son génie propre, Masolino n’est plus aujourd’hui que le faire-valoir de Masaccio. Or on ne saurait saisir ce qui s’est joué, au cours des années 1422-1427, en dehors de leur fructueuse complémentarité. La chapelle Brancacci, cette autre Sixtine de toutes les audaces, fut l’œuvre de deux génies. Ce livre scelle avec force leur réunion.

venisem351103Y-aura-t-il encore des Vénitiens à Venise en 2025 ? Et quelque chose comme Venise ? Pas besoin d’être Salvatore Settis pour s’inquiéter. A moins de croire au père Noël, nul n’ignore que la menace grandit de voir la ville flottante, en lutte avec son enlisement, sombrer sous l’effet d’autres maux, la massification du tourisme de tout acabit, l’essor symétrique du luxe transfrontalier, la sinisation des restaurants et le départ des natifs. On sait aussi que Pierre Cardin, dont les années de gloire sont loin, a voulu laisser sa griffe sur le tissu urbain et s’offrir une tour, futuriste évidemment, de 245 mètres. La transparence n’en était qu’apparente, quant à l’utilité… On a, miracle, remisé le périscope obscène. Mais il est des outrages plus discrets. Michel Hochmann, qui épingle Cardin, conclut son ample visite de la ville, et de son histoire, sur le danger d’adultérer l’une et l’autre par l’incurie et l’exploitation à outrance du site. Je connais peu d’historiens français qui ont autant fréquenté la Sérénissime avant d’en parler, et d’en parler aussi bien. Hochmann avait abondamment commenté la peinture vénitienne, son inscription sociale et marchande, son impact connu et inconnu… Mais il lui restait à étreindre la divine entière. Venise appartient à ces beautés universelles dont tout le monde se croit obligé de dire du bien ou du mal, d’entretenir le mythe ou de le rejeter. Dans les deux cas, le narcissisme l’emporte sur la connaissance. Le flux continu des Iphones masque une autre fait l’iconographie de Venise s’est appauvrie à la même vitesse que le savoir et la curiosité. Là où «tout est le produit de l’action de l’homme», on l’a compris, mieux vaut avoir Hochmann pour cicerone. Son livre, classique dans son découpage et sage dans sa maquette, plus libre dans sa riche illustration, est tendu vers  sa vérité conclusive : plus qu’une ville d’art, Venise est une œuvre d’art total, une oeuvre d’art aux attraits puissants, mais vulnérables.

9791092054651_1Edme Bouchardon (1698-1762), nous le savons désormais, ressemble peu à l’aimable précurseur du néoclassicisme des vieux manuels. La récente rétrospective du Louvre a rallumé le feu éteint par deux siècles de radotage. Elle fleurait bon la Rome baroque, le grand théâtre des passions où avaient communié, à 75 ans de distance, Le Bernin, L’Algarde et notre Français, descendu à Rome avec son Prix en poche. Certains pensionnaires du palais Mancini faisaient leur temps et rentraient au pays, lui s’attarde au cœur de la chrétienté, fait poser le cardinal de Rohan, le pape Clément XII, l’anticomane Melchior de Polignac, et thésaurise en copiant tout ce que son cœur lui dicte. Plus que les grands antiques, Raphaël ou Michel-Ange, le Seicento enflamme ses sanguines, on comprend que certaines de ses compositions, plus tard, sembleront préfigurer Greuze et Füssli. L’étude des dessins du Louvre, à laquelle s’est attelée Juliette Trey après de prestigieux amoureux du médium, confirme ou infirme l’autographie de certaines feuilles, précise les sources, majoritairement italiennes, et offre une couverture photographique impeccable de l’ensemble, soit près d’un millier de numéros. Nous sommes sans cesse ramenés à l’homosexualité fort probable du sculpteur. Tantôt il virilise ses modèles, de chair ou de marbre, tantôt il les féminise, comme cette tête de Christ aux lèvres entr’ouvertes, empruntée à Annibale Carracci, qui pourrait être une tête de la Vierge Marie ! Parmi les variations sur la statuaire antique, moins nombreuses que prévu, on croise un couple de lutteurs dont le point de vue aurait ravi Mapplethorpe (voir plus bas). « Le meilleur dessinateur de son temps » dénonçait par avance la théorie kantienne du désintéressement et du désinvestissement libidinal qui fonderaient la relation esthétique. Ce n’est pas l’un des moindres charmes de ce corpus indispensable.

l-enfer-selon-rodinUn cheminement, qui défie les apparences, mène de Bouchardon à Rodin, c’est celui de l’Eros inhérent à la sculpture française, héritière directe, géniale, de la morbidezza et de la furia italiennes. Aucun autre pays d’Europe ne s’est abandonné aux délices de Capoue avec la même force de conviction et liberté de mœurs. N’a-t-on pas retrouvé parmi les souvenirs de voyage de Rodin un moulage du visage pâmé de la Sainte Thérèse du Bernin ? La vieille Rome jésuite, bête noire du Grand Larousse au temps de la République des Jules, aurait-elle obsédé l’artiste qui se vit confier, en 1880, la commande de La Porte de l’Enfer ? Au fil d’une enquête superbe, le musée Rodin se penche sur ce chef-d’œuvre aussi mouvementé que sa réalisation. Au départ, et les documents en font foi, la référence littéraire est explicitement le divin Dante, et sa non moins divine Comédie. Puis, comme l’écrit Rilke, «de Dante, il passa à Baudelaire». François Blanchetière, à qui on doit cette exposition et son remarquable catalogue, ne s’en laisse pas compter pour autant. L’Italie de Dante et de Michel-Ange ne quitte pas ses écrans, et les cercles bien enchaînés du parcours. Le projet d’illustrer Les Fleurs du mal, à la demande de Paul Gallimard (le père de Gaston) ne viendra qu’en 1887. Le bibliophile, pas fou, se réserve l’exemplaire unique, l’édition de 1857, qu’il confie aux sensuelles et noires contorsions de la faune rodinienne. Le Guignon fait partie des poèmes que le sculpteur choisit d’accompagner, tant il est vrai que l’illustration, selon le mot de Mirbeau dont se souviendra Matisse, doit être une création parallèle au texte. Du Guignon, notamment, Rodin a compris le double symbolisme : la difficulté à créer et la difficulté d’être compris convergent simultanément dans le miroir d’une conscience malheureuse et d’un Eros compensatoire. «Mainte fleur épanche à regret / Son parfum doux comme un secret / Dans les solitudes profondes», dit le poète. Rodin lui répond en creusant la page d’une béance ténébreuse d’où émerge la Vénus de ses rêves. La porte de l’Enfer s’ouvre devant eux.

photo_pdt_4567Xénophile et curieuse «de l’autre», notre époque l’est bien plus que nos rabat-joie professionnels ne le proclament. Un livre sur Henry Caro-Delvaille (1876-1928), Juif de Bayonne, peintre dit pompier, et oncle «d’Amérique» oublié de Lévi-Strauss, ne devrait pas être possible sous nos latitudes… Christine Gouzi et les éditions Faton l’ont fait, comme on dit outre-Atlantique justement. Caro-Delvaille relève de cette catégorie de peintres dont l’histoire de l’art récente s’est peu soucié, notamment en France où ils se couvrirent pourtant de gloire et d’or. Ces artistes, aux confins d’Orsay et du Centre Pompidou, n’ont pas bénéficié de la réhabilitation des Pompiers et des figuratifs de l’entre-deux-guerres. «Gloire déboulonnée», Caro-Delvaille symbolise parfaitement cette «génération perdue», à qui la Belle Epoque doit de nous paraître telle. En ce début heureux du XXe siècle, il passait pour le meilleur garant d’un whistlérisme assorti au goût français, qui exige des sujets nets, une aptitude à la décoration, au portrait direct, et un érotisme peu corseté. Manet, Renoir, Tissot et Rodin, dont il fut très proche, étaient passés par là, pour ne pas parler de Caillebotte, élève de Bonnat comme lui, et qu’il rappelle parfois. Combinées à un discret japonisme de composition, ses harmonies de noir, de gris et de rose alternent avec des tableaux savoureusement blancs, de même que les scènes intimes, d’une plaisante domesticité, balancent les nus plus scabreux. Beau dessin et couleur fraîche ne font qu’un, Caro-Delvaille idolâtrait Phidias, Titien et Velázquez. Non contente d’exhumer l’oncle oublié de l’auteur de La Pensée sauvage, l’étude savante et sensible de Christine Gouzi le ramène au milieu des siens, la communauté juive de Bayonne, Paris ou New York, et des critiques qui appuyèrent sa «3e voie», non sans le mettre en garde contre les pièges de la peinture mondaine.

product_9782072692734_195x320Nous abordons maintenant au royaume du luxe. Magnat du textile, collectionneur aux moyens illimités, éclaireur du goût dans un pays qui en avait bien besoin, le russe Chtchoukine (1854-1936) réunissait les attentes que la Fondation Louis Vuitton s’est fixée. A l’impossible seul se tiennent les maisons qui aiment l’exploit. Le mot n’est pas trop fort ici, aucun musée n’aurait les moyens d’importer en France 160 des 278 œuvres que le mécène de Matisse et Picasso parvint à réunir. Toutes ne sont pas nécessairement des « icônes », et encore moins de l’art dit moderne. Mais la sélection comporte suffisamment de vrais chefs-d’œuvre, notion moins contestable, pour faire date. Les ensembles de Gauguin et de Picasso surclassent le reste par leur homogénéité et leur force indomptable. Quant à la salle des Matisse, et bien qu’en soient absentes La Danse (déjà venue à Boulogne), La Musique (décidément trop fragile) et La Conversation de 1912, sorte d’Annonciation du Quattrocento en costumes modernes qui jouissait du statut d’un retable à fond d’or, elle tient son rang. Elle transcende même la muséographie par l’air palatial que le peintre et son patron moscovite donnèrent à leur collaboration. Au cours des 6 années qui précédèrent la grande guerre, les deux hommes ont vécu une promiscuité mentale, esthétique et financière, qui les rattache légitimement aux grandes heures du mécénat princier. Alexandre Benois comparait la munificence de Chtchoukine à celle des tsars. N’était-ce qu’un compliment ? Les maîtres de la vieille Russie n’eurent pas toujours les idées aussi larges que la main. Chtchoukine, si fastueux dans ses achats, pesa chacun d’entre eux. Le catalogue fastueux, riche en images et en documents, le fait mieux comprendre que l’exposition. L’étrange personnalité du collectionneur et son usage réglé du rocaille palais Troubetzkoï s’éclaircissent à sa lecture, portée par le luxe, revenons-y, de la maquette et des pages qui se déplient sur le mystère d’une demeure et d’une collection uniques, démembrées par l’obscurantisme stalinien.

On n’ira pas chercher plus loin ce que l’édition d’art française a produit de plus conséquent, cette année, sur l’art du XXe siècle. Familier de Louise Bourgeois (1911-2010), et l’un des grands conservateurs du MoMA au cours des années 1990, Robert Storr s’est toujours tenu à distance du modernisme, puritain et anti-littéraire, issu de Clement Greenberg. Il suffira de dire qu’il s’est davantage occupé de Guston, Richter ou Beckmann que de l’avant-gardisme bon teint. Le milieu le lui a fait payer. Mais l’usurpation ne dure jamais, les intrigants disparaissent, les autres restent et leurs écrits les accompagnent… Storr connaît la volatilité des choses et des personnes, il a assisté, au début des années 1980, à l’imprévisible résurrection de la géniale Louis Bourgeois. Compte tenu de ses origines françaises et des liens qu’on lui prêtait avec le surréalisme, l’épouse de Robert Goldwater ne faisait pas l’unanimité dans le milieu new-yorkais. Et William Rubin ne débordait pas d’enthousiasme, en 1982, à l’idée que le MoMA, dont il était le directeur très picassien, rendît hommage à une artiste de 71 ans, obstinée à défier l’art mainstream… Mais exposition, il y eut. Grâce en soit rendue aux deux commissaires, deux femmes, of course. Les aléas propres à la couverture du catalogue nous ramènent autrement au seuil de tolérance d’une époque encore hostile à la postmodernité montante. En effet, le choix des commissaires s’était porté sur la célèbre photographie de Mapplethorpe, l’un de ses chefs-d’œuvre, où la souriante et froufroutante artiste exhibe sa phallique et vénusienne Fillette de 1968. C’était trop, évidemment. On recadra le cliché, fit disparaitre ce que vous savez, l’artiste ne souriait plus qu’au plaisir de se voir admise à dérouler son parcours dans le temple, dit Storr, du grand «récit masculin et formaliste de l’art moderne». Tout le désignait donc pour signer cette monographie, monumentale à divers titres, que les non-anglophones pourront lire sans tarder. Des débuts oubliés, auprès de Brayer et Paul Colin, aux araignées fileuses de mémoire, de la culture visuelle au culte sexuel, du primitivisme sans âge à la mythologie privée, l’analyse n’abandonne rien en cours de route. Elle se redéploye au-delà du freudisme de comptoir et redonne chair et sens à l’une des créations majeures du XXe siècle.

thumb_5-continents-editions_9788874397488_mapplethorpe_cover_lowExposer Mapplethorpe n’est pas sans danger, mais le risque a muté en 25 ans… Le 12 juin 1989, peu de temps après la consécration du Whitney, la directrice de la Corcoran Gallery of Art de Washington renonçait à montrer le photographe par peur panique du scandale, scandale qui éclate, en avril 1990, à Cincinnati. Mapplethorpe, mort du Sida un an plus tôt, n’en aura rien su. Cela dit, il ne détestait pas les haut-le-cœur que provoquèrent, au départ, ses images les plus trash, plus dérangeantes dans leur mélange de culture SM et de perfection glacée. L’alliance du néoclassicisme et de l’homo-érotisme, fréquente par le passé, y trouvait une occasion de se renouveler, débouchant bientôt sur l’exaltation exacerbée de la «beauté noire», pour parler comme Baudelaire. Ces corps et ces sexes en grande forme, mais comme réduits à leur plastique immuable, ont fini par se retourner contre Mapplethorpe et sa folie sculpturale. Tel est le danger de l’exposer aujourd’hui, se voir accusé de racisme latent, d’eugénisme esthétique ou de préciosité narcissique. Et les emprunts à la statuaire italienne, de Canova au Duce, ne sont pas faits pour apaiser l’hostilité croissante que lui témoigne le nouveau moralisme US. On peut, du reste, adhérer aux libertés d’un des acteurs historiques de la postmodernité américaine des années 1970-80, et trouver un rien répétitives ses obsessions anales et phalliques. Pas plus que son splendide catalogue, la rétrospective de Montréal n’a commis l’erreur de l’y enfermer : sobres portraits et fleurs japonisantes alternent avec le bondage et les images frontales de la mort (fulgurance de l’ultime autoportrait d’outre-tombe !). La curiosité des commissaires nous dévoile surtout la face cachée du trublion affamé de gloire et de succès commercial. A l’instar de son ami Warhol, qu’il a si bien saisi, Mapplethorpe est resté fondamentalement la victime consentante de son éducation catholique très poussée. Ses premières œuvres, subtils collages, sentent la sacristie et le sacrilège à plein nez. Et si Patti Smith fut un temps sa sainte icône, elle ne fut qu’une des créatures de Dieu, belle d’être vulnérable, que l’œuvre entier conduit vers la rédemption du gélatino-argentique.

9782754109659-001-gLa formule est de Baudelaire Mais Thomas Schlesser la détourne sciemment de son sens initial et l’arrime à nos craintes écologiques : L’Univers sans l’homme interroge l’évolution de notre rapport au monde depuis le XVIIIe siècle, moment de bascule où le vieil anthropocentrisme se voit attaqué de toutes parts. Si l’homme reste le centre de tout, de Kant à Freud, il ne le doit plus à quelque primauté métaphysique. Seule sa conscience, malheureuse ou conquérante, lui garantit une place éminente au sein de la nature… Les lecteurs de Voltaire savent l’émotion que souleva, en 1755, le tremblement de terre qui pulvérisa Lisbonne et affaiblit les ultimes prestiges la Providence divine. L’alerte et imprévisible Thomas Schlesser suit d’abord l’onde de choc de cette hubris désarmante et électrisante : tempêtes, éruptions et cataclysmes en tout genre envahissent la peinture et colonisent la notion de sublime. L’homme prend plaisir à se confronter aux forces qui le dépassent ou semblent prêtes à l’effacer. Le siècle suivant, selon Schlesser, ne peut plus se vivre qu’à travers l’opposition entre l’arrogance de la technique, dirait Heidegger, et la valeur grandissante reconnue aux règnes animal et végétal, dont l’auteur observe la promotion chez Rosa Bonheur, Redon, les illustrateurs de Darwin et les paysagistes qui nient la figure humaine en tant que principe ordonnateur. La dilution cosmique mène aussi bien aux Nymphéas de Monet qu’à Jackson Pollock. Les atomisations plus heureuses du moi (Masson, Gorky) retiennent moins Schlesser. Son XXe siècle est plutôt noir. Face aux menaces qui pèsent sur l’humain et l’environnement, les artistes élus répondent, catharsis du désespoir, par une surenchère d’angoisse, voire de catastrophisme, dont Hollywood reste le foyer le plus actif. En nous habituant au pire, le spectaculaire cinématographique joue son rôle de régulateur social mais donne raison à Baudelaire et son rejet de «la nature sans l’homme». Autrement dit, de l’art sans imagination. Le cinéma actuel n’en a pas le privilège. Stéphane Guégan

*Antoon Krings, Léo le Lérot, Gallimard Jeunesse / Giboulées, 6,20€

*Alessandro Cecchi, Masaccio, Actes Sud, 140€

*Michel Hochmann, Venise, Citadelles & Mazenod, 205€

*Juliette Trey, avec la participation d’Hélène Grollemund, Inventaire général des dessins. Ecole française. Edme Bouchardon (1698-1762), Louvre éditions / Mare § Martin, 110€.

*François Blanchetière (dir.), L’Enfer selon Rodin, Musée Rodin / NORMA Editions, 34€

*Christine Gouzi, Henry Caro-Delvaille. Peintre de la Belle Epoque, de Paris à New York, précédé d’entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Editions Faton, 58€.

*Anne Baldassari (dir.), Icônes de l’art moderne. La collection Chtchoukine, Gallimard / Fondation Louis Vuitton, 49,90€

*product_9782070177813_195x320Robert Storr, Louise Bourgeois. Géométries intimes, Hazan, 198€. La visite au grand homme, tradition française digne d’avoir rejoint Les Lieux de mémoire de Pierre Nora, s’est étendue très tôt aux peintres et sculpteurs. Historiens et critiques d’art ont toujours poussé la porte de « l’atelier » en quête de révélations sur la pratique et l’univers de tel ou telle. Montre-moi ta boîte à secrets, et je saurai qui tu es… C’est l’idée. Des artistes au travail, sexes et âges confondus, Philippe Dagen les rencontre, observe, interroge depuis près de 25 ans. Il en a tiré à chaque fois des articles vivants et informés, où la qualité d’écoute le dispute à la sobriété descriptive, le témoignage à l’analyse. Textes d’actualité, le recul leur donne aujourd’hui valeur d’histoire. Devenus autant de chapitres d’un livre qui s’écrivit sans le savoir, ces articles peuvent se lire de différentes façons, selon qu’on y cherche à reconstruire un moment qui s’éloigne ou à évaluer la durée des réputations. Louise Bourgeois occupe quelques-unes des meilleurs pages du recueil. Devant Dagen, elle se raconte, parle du père volage, du passé qui guillotine le présent, du pardon, de Pascal, devenu un « homme d’émotions » après l’accident qui faillit le tuer. Au sujet de sa supposée fréquentation des surréalistes, elle s’insurge. Son œuvre, martèle-t-elle, c’est l’inverse du surréalisme. Les hommes ? Elle a toujours eu « un os à disputer » avec eux. « Comme je n’ai pas appris à me défendre, j’attaque. C’est ma manière. » (Philippe Dagen, Artistes et ateliers, Gallimard / Témoins de l’art, 28€) SG

*Paul Martineau et Britt Salvesen (dir.), Robert Mapplethorpe / Photographies, 5 Continents / Musée des Beaux-Arts de Montréal, 60 €.

*Thomas Schlesser, L’Univers sans l’homme. Les arts contre l’anthropocentrisme (1755-2016), Hazan, 2016, 56€

Demain, au Louvre

chancelierseuguierJeudi 8 décembre 2016, 18h30
15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande
Conférence de Stéphane Guégan
Auditorium du Louvre

http://www.louvre.fr/cycles/les-tres-riches-heures-du-louvre/au-programme

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou associé au stockage des biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies bien connues, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marge de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte: celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.