Une île…

Napoléon, que le navet de Ridley Scott salit en pure perte, n’aura passé que 300 jours sur ce rocher-là. Que d’imprudences, il est vrai ! Confier l’Aigle à un Britannique volage, l’obliger à nicher entre la Corse, qui le poussait à agir, et la Toscane, qui le poussait à revenir. Ecoutons François Furet, en 1988 : « C’est l’aventure la plus extraordinaire de cette vie extraordinaire. L’île d’Elbe est mal gardée, la France vaguement inquiète, le grand homme inconsolé dans son minuscule royaume d’exil. Il a gardé intacte cette puissance d’imaginer. » Plusieurs historiens ont déroulé le film des Cent-Jours avec maestria, de Jean Tulard à Emmanuel de Waresquiel, et peint l’évadé auquel le pays fit un accueil mitigé, mais suffisant, avec l’aide de l’armée, à son retour. On est moins disert quant à l’épisode précédent, plus terne de prime abord. La détention confortable et la fuite du souverain déchu, pauvres en péripéties, réclamaient donc l’intervention d’un vrai romancier. Né coiffé, coiffé d’un bicorne veux-je dire tant le régime des abeilles continue à bruisser à ses oreilles et tenter son encrier, Jean-Marie Rouart a lui aussi réussi l’impossible, greffer un livre d’évasion sur celle de Buonaparte, pour parler comme le Chateaubriand de 1814, rallié aux Bourbons par haine de la tyrannie et génie du rebond. D’habitude, le roman historique laisse en coulisse ses figures les plus éminentes, par peur qu’elles paraissent inférieures à l’idée que nous nous en faisons. Affaire de vraisemblance, que les romantiques, dont Rouart est le digne héritier, ont vivement discutée. Bien qu’il ait cherché à accompagner Louis XVIII jusqu’à Gand, comme d’autres mousquetaires du roi, Alfred de Vigny ne croyait pas blasphémer en offrant à ses lecteurs le spectacle complet des infortunes et des insuffisances du pouvoir royal sous Louis XIII : c’est la leçon politique et esthétique de Cinq-Mars en 1826. Elle règle la marche de La Maîtresse italienne, autrement dit la comtesse Miniaci, dont les charmes indéniables débordent la place que les chroniqueurs du temps lui ont accordée. Avec Rouart, elle saute le pas et joue sur la scène des grands. Le colonel Neil Campbell, le geôlier à galons et absences, s’est laissé enfumer par « l’ogre corse » et son apparent renoncement à remettre ça. Il s’est surtout jeté dans les bras et les draps de la belle Italienne, comme l’agneau écossais dans la gueule du loup florentin. On découvre vite que notre tunique rouge est aussi aveuglée par le sexe qu’obsédée par le sac de Badajoz, moins le siège de 1812, du reste, que les jours d’orgie et de sang qui couronnèrent la victoire des Anglais. Se sera-t-il rendu coupable lui aussi des viols et des meurtres en série qui s’abattirent sur la ville espagnole, alors aux mains des Français ? Rouart ne le dit pas, il laisse toutefois deviner que l’officier n’a pas su retenir ses soudards ou qu’il les imita. En pensée, at least. Cet homme à visions lugubres souffre pourtant d’une réelle cécité, et laissera filer deux proies en une, la maîtresse d’une nuit, l’empereur de toujours.

Et Waterloo n’y fera rien : la légende napoléonienne ne se brise pas sur 1815, elle s’y renforce du prestige que confère une chute héroïque.  La puissance des « souvenirs » et leur mythologisation par les mots et l’image, en plus de ce qui survécut de 1789 dans l’Empire, allaient donner des ailes à l’ambition autoritaire du « neveu » et une caution possible à plusieurs courants de gauche. On ne saurait comprendre le 2 Décembre 1851, et le plébiscite plus victorieux qui s’ensuivit, en les soustrayant à cet entre-deux, où Francis Démier précisément replace le coup d’Etat. En signe d’impartialité, cet historien de la Restauration – mais d’une Restauration qu’il disqualifie politiquement pour mieux s’intéresser à sa dimension sociale, cite Maurice Agulhon, qui fut le meilleur connaisseur de 1848 et de son rapide naufrage. Passer de Lamartine à Bonaparte, n’était-ce pas un aveu d’échec ? Après les erreurs et le manque d’audace du gouvernement de février, que Baudelaire foudroya en son temps, la politique des élites apeurées favorisa l’étrange épiphanie de décembre, qui vit l’élection massive de Louis-Napoléon au suffrage universel (masculin). Or le regretté Agulhon, fier et ferme républicain, en appelait à une lecture éclairée du 2 Décembre, aussi loin de ses « légendes noires » que de ses « légendes roses ». Comment le vainqueur des élections de 1848, le porteur d’un nom (et d’un programme) à cheval sur l’ordre (rétabli), la représentation (nationale) et les promesses (sociales), n’aurait-il pas senti le moment venu de frapper un coup fatal aux errances du régime, fin 1851, lorsque la Chambre des députés lui interdit de briguer un second mandat ? Ses chances de réussite s’étaient même accrues des prudences suicidaires d’une assemblée de notables, inquiète de la rue et de la virulence de la Montagne où siégeaient les amis de George Sand et Hugo lui-même. Au-dessus des factions, « le neveu » distribua des garanties aux uns (la politique romaine) et des gages aux autres (il désapprouva la loi électorale du 31 mai 1850 qui avait racorni l’exercice du suffrage universel). Au matin du deux décembre, Paris se couvrit d’affiches. Démier nous les fait relire. Leur habileté consista à convertir la violation du Droit en rétablissement de la souveraineté du Peuple ; une certaine rhétorique convoquait « l’oncle », Brumaire, voire l’île d’Elbe : « Je ne veux plus d’un pouvoir qui est impuissant à faire le bien, me rend responsable d’actes que je ne peux empêcher et m’enchaîne au gouvernail quand je vois le vaisseau courir vers l’abîme. »  Dès février 1851, en rupture ouverte avec la Chambre, il s’était dit refuser et le « retour à l’ancien régime, quelle que soit la forme qui le déguise », et « l’essai d’utopies funestes et impraticables ». S’il rétablit le suffrage universel, préalable à l’onction du plébiscite, il trahit vite sa parole et sortit du pacte républicain un an plus tard. Pour les victimes et les proscrits de décembre 1851, députés d’un Paris ensanglanté et tétanisé, ruraux du Sud-Ouest, du Centre et du Midi, le crime avait déjà eu lieu. Napoléon III en porterait la marque jusqu’à Sedan et son exil anglais.

Les destins du neveu et de Jules Verne ont cela de commun qu’ils s’inscrivent entre deux îles. Quand paraît Cinq semaines en ballon (1863), l’écrivain nantais, 35 ans et enfin maître de sa forme, laisse entendre clairement son admiration pour Daniel Defoe et son Robinson Crusoé (1719), découvert enfant à travers la traduction de Pétrus Borel (1836) et les multiples adaptations récréatives à l’usage du jeune public. Le papier engendrant le papier en littérature, l’image l’image au XIXe siècle, et donc l’illustre naufragé le naufrage illustré, cette rencontre du tendre âge déterminera l’inspiration du romancier et les éditions Hetzel, également iconophiles, au-delà de ce que l’on soupçonne aujourd’hui. Ainsi le créateur des Voyages extraordinaires, lecteur aussi du Gordon Pym de Poe, auquel il donnera une suite après l’avoir lu dans la langue splendide de Baudelaire, a-t-il multiplié les robinsonnades, les voulant tantôt ironiques, tantôt seulement toniques. Jean-Luc Steinmetz, aussi féru de Borel que de Verne, a réuni trois d’entre elles, et les a lestées d’une bonne partie de leur illustration originelle. Car les romans de Verne possèdent deux langues, et invitent à jouir de l’une par l’autre, comme à rejoindre le troisième mode de l’intertextualité qui commande chacun de ses livres. C’est là où ce nouveau volume de La Pléiade produit le plus d’étincelles. Le désir tenace de refaire Robinson, que Verne a lui-même associé au délice de frayeurs précoces, ne pouvait aboutir à de banales contrefaçons. Prolonger Defoe ou Johann David Wyss, père d’un Robinson suisse plus rousseauiste et sermonneur, exigeait davantage du prosélyte français. L’Ecole des Robinsons (1882), hommage déclaré aux grands aînés, arbore la fantaisie du « plaisant » (Verne à Hetzel), et presque du comique. La scène d’entrée, au cours de laquelle se vend aux enchères une île devenue « inutile » au large de San Francisco, est à se tordre, autant qu’à méditer sur la marche et le marché du monde. L’humour domine ici jusqu’au bout, et la révélation, qu’on taira, de l’origine des félins prédateurs. A l’étape suivante (Deux ans de vacances, 1888), Robinson, quittant la gentry américaine, se réincarne et se démultiplie. A l’adulte déniaisé se substitue un groupe d’enfants, tout « un pensionnat de Robinsons » venus d’Auckland, et prêts à démontrer leur débrouillardise ou leur culture livresque. L’un des aventuriers en herbe prête voix à Verne et, note Steinmetz, au dévoilement cocasse des artifices de la fiction : « Il y a toujours un moment, s’écrie-t-il, où les sauvages arrivent, et toujours un moment où l’on en vient à bout. » L’Autre, chez Verne, se dédouble, avatars éduqués de Vendredi ou anthropophages irrécupérables. La prétendue « bonne conscience coloniale » affiche une plus grande fragilité dans ce qui forme l’ultime réponse à Defoe et, plus encore, à Wyss : Seconde patrie (1900), titre éloquent, se raccorde aussi à l’utopie de l’île bienfaisante, abri d’une refondation économique et sociale, sur qui soufflent les vents tièdes de Thomas More et de Chateaubriand, fils de Saint-Malo, autre phare de Jules Verne. Stéphane Guégan

*Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, La Maîtresse italienne, Gallimard, 19€ // Francis Démier, Le Coup d’Etat du 2 décembre 1851, Perrin, 24,50€ // Jules Verne, Voyages extraordinaires. L’Ecole des Robinsons et autres romans, édition sous la direction de Jean-Luc Steinmetz, avec la collaboration de Jacques-Remi Dahan, Marie-Hélène Huet et Henri Scepi, La Pléiade, Gallimard, 65€.

NOUS AVONS PASCAL

Dieu se cache depuis Abraham, c’est entendu. Mais il possède bien d’autres moyens de nous « toucher », pour user du verbe fort que Saint-Simon appliquait à ces courtisans qui, pourvus de tout, avaient fini par admettre la fausseté de leur vie et de leur position. Encore fallait-il être prêt à recevoir la grâce, s’être assez purifié le cœur pour que Dieu s’y rende sensible. C’est évidemment Pascal qui parle maintenant et nous confronte, d’une formule dont il avait le secret, à la théologie augustinienne qui lui servit à se libérer de lui-même sans renoncer au siècle ni soulager les plus affligés ou les plus insoucieux de notre « commune détresse » (Bernanos). Si les hommes ne peuvent s’assurer de leur salut par le seul mérite personnel, dit Pascal avec Port-Royal, ils doivent se préparer à cette élection, « chercher » afin que Dieu les trouve. Il n’est pas de pari plus essentiel et incertain, essentiel parce qu’incertain, que le jeu des âmes corrompues avec leur propre rachat. « Dieu ne peut être ôté qu’à ceux qui le rejettent, puisque c’est le posséder que le désirer, et que le refuser c’est le perdre. » Quitte à se divertir et tenter d’oublier notre misérable condition, autant miser sa vie sur le bon numéro ou la bonne couleur, autant viser le bien que promet et seule donne la religion chrétienne. La grâce pascalienne échappe donc à toute saisie humaine, mais elle suppose une gradation souvent ignorée, qu’Antoine Compagnon nous remet utilement en mémoire. Dans un livre fervent et tendu, ramené sans cesse à son sujet par la douleur de la perte, il fait mieux que cerner, en 41 courts chapitres, la pensée des Pensées ou la polémique des Provinciales en les croisant, comme Pascal croise anthropologie et théologie, il élargit l’auditoire habituel d’un écrivain que notre époque se sent autorisée à congédier ou malmener. 

Elle n’est pas, du reste, la première à agir de la sorte envers ce « génie effrayant », si contraire au fond de commerce de nos penseurs de la laïcité exclusive et de ses développements communautaristes. Déjà, au XVIIIe siècle, un certain malaise se perçoit, il ira s’amplifiant au gré des Lumières. On se plaît donc à crucifier Pascal, prétendu traître au libertinage de sa jeunesse et à la liberté de conscience, pour avoir poursuivi de ses sombres humeurs les légitimes tentatives du genre humain à s’affranchir des erreurs et pesanteurs du christianisme. Voltaire ricane au nom de la raison souveraine, Rousseau blasphème par goût du bon sauvage et de la tabula rasa égalisatrice, la Révolution vite débordée s’accroche à son déisme et abandonne le péché originel, que l’expérience des guillotines effrénées vérifie pourtant, aux romantiques de la génération suivante. Mais là encore, nous dit Compagnon, le malentendu s’en mêle. Si prodigieux et réfractaire à l’athéisme soit-il, Chateaubriand ne croit plus la France post-révolutionnaire capable d’entendre la virulence apologétique de Pascal, il se contente de fraterniser avec l’absolu désespoir, le moi souffrant, la religion comme consolation individuelle. Il en exalte le Génie, face aux chefs-d’œuvre de l’art chrétien, il en affirme la nécessité vitale, car socialement irremplaçable, sous l’Empire et la Restauration, il n’ose plus en marteler, comme Pascal, la métaphysique sévère, supérieure à toutes les philosophies du je souverain. Une certaine vérité du Christ s’était perdue en chemin ou plutôt s’était égarée momentanément. Elle va servir d’évidence cachée à d’autres grandes voix de la modernité, ceux que Compagnon a nommé les antimodernes, et dont Baudelaire, ce Pascal paradoxal, ce croyant empêché, reste la figure tutélaire. Son livre de 2005 embrassait un groupe d’écrivains qui allait, quant aux plus authentiques, de l’Enchanteur à Drieu, lequel resta un lecteur de Pascal, des tranchées de 1914 au Dirk Rasp des ultimes mois de cavale. Retrouvant la marque du Malin derrière les illusions de la politique, de la nature, de la laïcité et de la rationalité dès qu’elles nient le legs de l’histoire, la réalité de la vie présente et l’enseignement de la Bible, toute une famille de pensée et d’écriture, qui passe par Brunetière, Proust, Péguy, Barrès ou Bernanos au XXe siècle, en plus des plumes déjà évoquées, s’est voulue pascalienne, hors ou non de la République.

Il y a une grandeur, un reste d’état pré-adamique, pensait Pascal, à se conformer au Christ sans récompense obligée, à pratiquer la charité sans certitude de gain. Une grandeur et un bonheur, nous rappelle Compagnon, dont le livre est aussi un livre d’été, solaire, enjoué, plein du souvenir et des preuves d’un Pascal rivé à son temps, rêvant jusqu’au bout mariage, charge royale, bien public et conversion des incrédules, ces esprits forts, ses amis très souvent. L’ascétisme mystique attaché au mythe de Port-Royal, relayé par Sainte-Beuve et ironiquement les marxistes (de Lucien Goldmann au triste Louis Althusser), est le leurre préféré des destructeurs de l’ordre du monde. Du reste, la vraie famille pascalienne, nous le savons, recrute ailleurs que chez ces révolutionnaires de l’homme sans Dieu, ou sans sacré. Si tel avait été son objet, Un été avec Pascal aurait pu saluer, après Baudelaire, Proust et Péguy, d’autres fanatiques des Pensées. Gaëtan Picon en a parfaitement reconnu un en Malraux, de La Condition humaine jusqu’aux écrits sur l’art, où Chateaubriand est réconcilié avec Pascal. Stendhal, de même, ne se faisait pas une idée médiocre de la quête du « bonheur » et de la conquête de sa dignité. Au XIXe siècle, le Saint Siège tenait pour hérétique l’auteur des Provinciales et Monsieur Beyle, qui voyageait en Italie avec son Pascal, pour le serviteur du diable. Stendhal n’obéissait qu’au culte de soi, non au narcissisme, ni à l’indifférence, mais à l’exigence inflexible du moi. Au-delà de son aversion un peu puérile pour la calotte et de sa pente innée à la provocation, il adulait l’auteur des Pensées à égalité avec La Fontaine, « les deux hommes qui m’ont inspiré le plus d’amour ». Cela se lit, à la date du 10 mai 1804, dans l’indispensable Journal de Stendhal. Lors de son entrée en Folio classique, voilà dix ans, Dominique Fernandez y a ajouté une préface toute pascalienne.

À ses yeux, le Journal du jeune Beyle « est une version laïque, mondaine des Pensées : même hâte à saisir au vol les éclairs de la vie intérieure, même course à l’essentiel. » La piété ouverte de Pascal force peut-être moins l’admiration du futur Stendhal que sa connaissance du cœur de l’homme et sa vision déniaisée du pouvoir, du désir, du mal… Baudelaire, plus catholique, n’aura qu’à y ajouter le sens de la charité et du sacrifice. Les grands écrivains français étant tous de grands philosophes, je doute qu’il en soit de plus appropriés que d’autres au farniente de l’été. Alors que Compagnon retournait à Pascal, Emmanuel de Waresquiel s’offrait une pause stendhalienne et un peu proustienne : le grand historien de la France postrévolutionnaire, à qui je dois d’avoir compris la Restauration, est lié au Milan napoléonien de Beyle, par les origines de sa mère. Durant l’été 2019, entre deux opus savants, il a donc jeté sur le papier ce court et brillant hommage à l’écrivain qu’il tient près de lui, comme une force silencieuse et fraternelle, depuis l’adolescence. L’automne n’est donc pas la seule saison du souvenir. « J’ai tant vu le soleil », s’exclama un jour le vieux Stendhal, depuis Civitavecchia, après une nouvelle caresse de la mort qu’il redoutait malgré Pascal. The fear of death : c’est sa formule exutoire. À près de 60 ans, le bilan n’avait pas de quoi alimenter l’amertume. Waresquiel n’a pas besoin de mille pages pour dépeindre les états de services, plus substantiels que connus, de son héros sous Napoléon. Sous l’aile de Daru, homme clef du système, Beyle aura connu et Marengo et la Bérézina. Cela forge un jeune homme formé dans Plutarque et Tacite. « De toute sa vie, cette expérience-là est déterminante et presque fondatrice, comme le seront celles des écrivains de la Grande Guerre dans les tranchées », écrit Waresquiel.

On ne lui donnera pas tort, pas plus qu’à ce qu’il écrit des ambiguïtés qui caractérisent son attitude après la chute de l’Aigle. Comme l’atteste une lettre inédite adressée à Talleyrand, le 7 avril 1814, trois jours après la première abdication, Monsieur de Beyle et sa particule de fantaisie s’empressèrent de se rallier au régime des Bourbons restaurés. N’en obtenant rien, le mépris succédera au compromis de bon sens. Mais si la France perd alors un serviteur chevronné, l’Italie, sa peinture et ses belles y gagnent, pour sept ans, un homme qui se réinvente en polygraphe, puis en écrivain. Greffier des passions érotiques ou esthétiques, il observe aussi la situation politique d’une Italie qui a chassé les Français, non leur héritage libéral. Après 1821, rentré en France, Stendhal s’amusera du tangage de la société parisienne, jusqu’à fréquenter des ultras et publier sa critique d’art, si capitale, dans la presse ministérielle… Notre nostalgique de l’an II chausse désormais plus large. Après Michel Crouzet, Waresquiel égratigne quelques mythes et retrouve l’écrivain qu’il a dévoré au sortir de l’enfance, cet alliage violent de légèreté et de gravité, d’adhérence au monde et de rejet, de républicanisme et d’aristocratisme, toujours in love, fût-ce de ses rêves, un peu flottant entre ses infinis, mais la plume droite, pascalienne. Il est entièrement contenu dans l’épitaphe lapidaire qu’il se donna par avance en 1820 : le style en est évidemment aussi sobre que discontinu. Pas de phrases, jusqu’au bout. En français, l’inscription italienne se traduit comme suit : « Henri Beyle, Milanais, il écrivit, il aima, il vécut ».

Au cimetière des Batignolles, la tombe d’André Breton parle une autre langue, narcissique et évidemment chiffrée : « Je cherche l’or du temps. » François Sureau en a estampillé son nouveau livre, heureusement indemne de l’hypertrophie du moi et de l’espèce d’animisme que le chaman de la rue Fontaine portait en bandoulière. Ce dévoreur de cadavres (Barrès, France, Vaché, Rigaut…) se distinguait mal, à la fin, des fétiches sévères dont il avait fait commerce toute sa vie, commerce en tous sens… Ce « Je cherche », qui sait, est peut-être un peu pascalien ? En 1941, et Sureau le rappelle en soulignant la date, Breton prit le parti des persécutés du jansénisme et vomit Clément XI, le pape de la bulle Unigenitus. La condamnation papale, comme on sait, fut rendue publique en 1713, deux ans après que Louis XIV eut décidé la destruction de l’abbaye de Port-Royal et la dispersion des 3000 sépultures qu’elle abritait comme son plus grand trésor. Saint-Simon, le noir et sublime chroniqueur du grand roi en son crépuscule, reviendra sur l’événement qui l’avait horrifié, parlant d’une « expédition si militaire et si odieuse », qu’elle glaça d’effroi une partie du royaume. Les pages qu’il consacre à Port-Royal et à Pascal, mais aussi au Racine de l’Abrégé – « le plus beau texte en prose du XVIIe siècle par sa transparence inquiète » – sont celles que j’ai préférées du long récit de Sureau. Ayant décidé de remonter le temps, comme on descendrait un fleuve, il a emprunté à sa bibliothèque la machine idéale, aux livres aimés leur boussole, et à la Seine les méandres d’un voyage intérieur, qui devrait en dérouter plus d’un. De ce périple, on dira d’abord qu’il ne rejoint pas Langres au Havre en ligne droite. Le temps n’est pas moins bousculé, au profit souvent de télescopages dignes du roman. Sureau saute d’une époque ou d’un fantôme à l’autre en usager de la fiction. L’or du temps retrouvé a ses raisons que la raison ne connaît point. La plume se laisse dériver, et le lecteur bercer par le flux et reflux des exhumations littéraires ou historiques. Tous les appelés de ce livre de 800 pages n’y étaient pas attendus. Loger à la même enseigne Chateaubriand, Lautréamont, Apollinaire et Montherlant, comparer Aragon, Éluard et Breton à des « collégiens de l’absolu », rapprocher Babar et Augustin (dans leur projet de cité idéale), s’attarder du côté des frasques peu catholiques de Gide et Ghéon, préférer Maurice Genevoix à Barbusse, réhabiliter Mangin et sa « force noire », rendre hommage à tel évêque réfractaire du Ier Empire et au duc de Richelieu, le meilleur ministre de Louis XVIII, il fallait oser. Si l’on ajoute au tableau de bord les fortes pages sur Port-Royal déjà signalées, on est en droit de féliciter le capitaine et de le remercier de cette très belle traversée.

Stéphane Guégan

Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Éditions des Équateurs / France Inter, 14€ / Emmanuel de Waresquiel, J’ai tant vu le soleil, Gallimard, 13€ / François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, 27,50€ / Alors que reparaît le tome II des Mémoires (textes choisis) de Saint-Simon (édition d’Yves Coirault, Folio Classique, 10,30€), on rappellera que le tome I est hanté par la répression royale dont Port-Royal est la victime avant et après 1700. Rancé était la conscience religieuse de Saint-Simon, qui se tient à l’écart du jansénisme, mais admire Pascal et désapprouve l’autoritarisme crépusculaire du dernier Louis XIV. Extraites des Mémoires, les pages qu’il consacre à « La destruction de Port-Royal ont été écrites, comme certaines des Pensées, pour glacer le sang ». On en donnera ici que les dernières phrases : « Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrés à Port-Royal des Champs de les faire exhumer et porter ailleurs, et on jeta dans le cimetière d’une paroisse voisine tous les autres comme on put, avec l’indécence qui se peut imaginer. Ensuite on procéda à raser la maison, l’église et tous les bâtiments, comme on fait les maisons des assassins des rois : en sorte qu’enfin il n’y resta pas pierre sur pierre. Tous les matériaux furent vendus, et on laboura et sema la place ; à la vérité, ce ne fut pas de sel : c’est toute la grâce qu’elle reçut. Le scandale en fut grand jusque dans Rome. »