Paris-New York-Londres-Rome

Les plus grands musées ont leurs abonnés absents, qui risquent même de se multiplier… Ainsi n’ai-je jamais vu le chef-d’œuvre de Christian Bérard, Sur la plage, accroché aux cimaises du MoMA, propriétaire de l’œuvre depuis 1960… James Thrall Soby, lié au musée de New York, liée surtout au peintre précocement disparu, n’avait pourtant pas fait ce don sans une arrière-pensée précise. N’était-il pas temps que le temple du modernisme, où le dernier Monet menait droit à Pollock, et Matisse à Rothko, s’ouvrît à d’autres expressions, moins attendues et peut-être moins convenues, des années 1920-1950 ? Parce qu’il ne partageait pas les préventions d’un Clement Greenberg, qui jugeait fallacieuse et efféminée (pour ne pas dire plus) la peinture de Bérard et des néo-romantiques, Jean Clair fit retraverser l’atlantique au tableau et l’exposa, en 1980, au milieu de la moisson dérangeante de ses Réalismes. Vilipendé à Paris, applaudi en Allemagne, l’iconoclasme bien connu du commissaire ouvrait une brèche. Longtemps toutefois les Français refusèrent de s’y engouffrer. Patrick Mauriès, qui fait paraître le livre juste et complet que nous attendions de lui sur Bérard et les siens, n’en est pourtant pas à son coup d’essai. C’est plutôt le fruit d’un long compagnonnage, d’une restauration discrète, secrète au grand nombre, qui vient aujourd’hui à maturité. Du reste, il ne fallait pas tarder davantage pour faire entendre une voix française, complice de son objet, mais soucieuse de ne pas céder à l’anachronisme, car la vague des queer studies s’est récemment émue de la relégation dont les néo-romantiques furent les victimes : le canon avant-gardiste, assimilée désormais au mâle blanc dominant, les aurait broyés, de même qu’il aurait bridé la création féminine. A la victimisation excessive, Mauriès préfère l’investigation historique. Voilà près d’un siècle qu’à Paris, rue Royale, Galerie Druet, Bérard, les deux frères Berman et Paul Tchelitchev créaient la sensation d’un art nouveau, nouveau de ne pas l’être complètement. Le mal nommé « retour à l’ordre » définirait tout le regain figuratif des années 1920 en son reflux nécessairement réactionnaire. Or, Bérard, ce Français héritier de Degas, Vuillard et Modigliani, et ses compères, trois Russes poussés à l’exil par la Révolution de 17, n’avaient pas sauté d’un dogmatisme à l’autre. Il faut bien lire ce qu’écrit Mauriès de leur modernisme excentrique, c’est-à-dire rebelle à la ligne droite et à la réification des formes vidées d’humanité désirante ou souffrante, bien comprendre la distance poreuse qu’ils maintinrent au surréalisme naissant, voire au magnétisme de De Chirico , bien analyser leur dialogue avec Picasso, bleu, rose et post-cubiste. Issus d’horizons variés, ils aspirent très vite à repousser les limites du chevalet, vers le théâtre, le ballet, la mode et ses revues. Le crime impardonnable de cette activité diasporique les poursuit, mais donne au livre de Mauriès l’un de ses ressorts. Du reste, le néo-romantisme, à l’exception de ses descentes mélancoliques ou de ses clowns 1900, ne s’est pas aligné sur le cafardeux des années 1930-1940. La bonne peinture est une école de vie, Waldemar-George, leur gourou parisien et italien, ne cessa de le répéter. Dès avant la seconde guerre mondiale, nos quatre mousquetaires avaient conquis Paris et Londres, New York et Rome, où, chaque fois, des êtres d’exception, d’Edith Sitwell aux Polignac, d’Edward James à Cocteau, de Soby à Julien Levy, les aimèrent et les poussèrent. Un second marché s’organisa, relayé par la scène et Coco Chanel, Elsa Schiaparelli et Emilio Terry. Certains appartements new yorkais en conservent la marque. De cet art fort de sa fragilité, comme menacé par le lyrisme dont il prend le risque, il convient de réapprendre le langage et l’ambition toujours actuelle, loin des interdits et des nouveaux fanatismes. Ce livre assurément nous y aide.

Les biographies vont s’accroissant sur les actrices oubliées ou négligées du monde de l’art ; le plus souvent, elles ont et auront pour auteurs des femmes conscientes de réparer une injustice. Mêlée à l’histoire de Dada et du surréalisme, l’américaine Mary Reynolds (1891-1950) n’appartient qu’en apparence à la catégorie de ces figures en attente de réhabilitation. En 2015, l’Art Institute de Chicago, riche de 300 livres, catalogues d’exposition et autres documents historiques venant d’elle, lui a rendu un bel hommage. Derrière la créatrice de reliures, parmi les plus inventives de l’entre-deux-guerres, ce joli coup de chapeau laissait entrevoir une existence au diapason du Paris d’alors. La capitale de la « génération perdue » regorge de ces Américaines, pas toujours homosexuelles, qui ont les moyens de vivre et aimer autrement qu’au pays. Pour être moins argentée que son ami Peggy Guggenheim, Mary Reynolds, veuve d’un officier mort au champ d’honneur durant la guerre de 14, demanda un nouveau départ à la France. Marcel Duchamp s’en occupa. Après l’avoir croisé à New York, où il fuit le conflit comme son ami Picabia, Mary le cueille en France, au début des années 1920, et fait de lui son amant. On ne saurait obtenir davantage du prince du dégagement. Ne met-il pas dans ses amours l’ironie, l’aléatoire et le calcul du joueur d’échec ? Le meilleur moyen de se l’attacher, elle le comprit, était de rester désirable et solvable à ses yeux. Mais Mary possédait une autre arme que son argent et sa beauté androgyne. Son sens artistique, comme Christine Oddo y insiste, déborde ses exemplaires bizarrement habillés ou gantés de Jarry, Apollinaire ou Cocteau ! De la fin des tranchées au début de l’Occupation, dont elle s’éloigna moins vite que le « désinvolte » Duchamp ou « l’héroïque » André Breton, cette femme déterminée a tenu son rôle et son verre au milieu des nuits parisiennes. Jazz, alcools et drogues sont les accélérateurs d’un club ouvert au mondains. A son récit alerte, qui cède un peu à la légende dorée du modernisme et qui aurait pu profiter davantage du travail d’archive dont témoigne l’ample bibliographie, Christine Oddo accroche toutes sortes de figures essentielles, Man Ray et Henri-Pierre Roché notamment. Mais le meilleur du livre, on ne s’en plaindra pas, se niche dans ses portraits de femmes, vivifiantes affranchies.

*Patrick Mauriès, Néo-Romantiques. Un moment oublié de l’art moderne. 1926-1972, Flammarion, 39,90 €. / Christine Oddo, Mary Reynolds. Artiste surréaliste et amante de Marcel Duchamp, Tallandier, coll. Libre à elles, 2021, 20,90 €

*Preuve est royalement administrée à Evian qu’une exposition Christian Bérard était possible, en France, sur un grand pied, sans l’appoint, souhaité mais décliné, du MoMA. D’autres musées, d’autres galeries, d’autres particuliers ont joué le jeu, ce qui nous vaut une large sélection du corpus et quelques insignes raretés. Devant pareille réunion d’œuvres, les portraits où il mit le meilleur de lui-même et parfois ses tristesses, les impromptus balnéaires où les odalisques changent de sexe, le caprice de ses décors, c’est-à-dire l’alliance de gravité et de frivolité qu’il forgeait au service de Mozart, Cocteau, Balanchine ou Massine, on en oublie les défections américaines. Louis Jouvet, fréquent et génial complice, disait de Bébé qu’il était aussi paresseux que travailleur. D’autres témoignages de même saveur contradictoire émaillent le catalogue aussi intéressant qu’est belle sa couverture drapée de bleu. Bérard avait la religion des amis, qui ne furent pas que l’alcool et l’opium. On lira ainsi certains des messages (Marie-Laure de Noailles, Jouhandeau, Christian Dior, Henri Sauguet, Julien Green) qui lui furent adressés après sa mort, au gré des expositions, plus ou moins discrètes, de la mémoire. Celle d’Evian, dont on remerciera Jean-Pierre Pastori et William Saadé, est la plus importante jamais organisée depuis l’hommage de 1950, voulu par Jean Cassou, qu’on lira aussi ici. SG / Christian Bérard, au théâtre de la vie, Palais Lumière d’Evian, jusqu’au 22 mai 2022. L’exposition connaîtra une seconde étape, à Monaco, au printemps. Catalogue sous la direction des commissaires, SilvanaEditoriale, 34€.

ROMANTISMES

Reliant le Caïn et le Don Juan de Byron aux plus chauds poèmes des Fleurs du Mal, Feu et flamme fut à la Jeune France de 1829-1832 ce que fut la Barque de Dante aux incertitudes de l’après-Waterloo, et le Sturm und Drang aux Goethe, Schiller et Haydn des années 1770. Ce mince recueil de poèmes, publié en août 1833 avec un grand luxe de soin éditorial, souleva un silence massif malgré la puissance frénétique, spleenétique et ironique de ses vers, que leur noirceur amusée fit passer à tort pour débraillés et vides de sens. Il est vrai que les « camarades » de Philothée O’Neddy , les membres turbulents du Petit Cénacle, surveillés par la police de Louis-Philippe (on vient de le documenter), soupçonnés de républicanisme et de déviances sexuelles, oublièrent d’assurer la réclame de la plaquette. Pas de brûlot de Pétrus Borel, le plus porté sur le nudisme et la Carmagnole anarchisante, pas plus de lancement de la part de Nerval et de Gautier, qui consacra cependant l’un de ses ultimes et plus beaux articles, en février 1872, à O’Neddy et sa poétique des extrêmes, riche de sincérité unique comme de boursoufflure émouvante. A distance, presque un demi-siècle, leurs folies communes avouaient les nécessaires excès du chahut de 1830. Mais, entretemps, Baudelaire avait fait son miel, comme Aurélia Cervoni le montre indubitablement, de la marée noire. Après un relatif oubli que Marcel Hervier, Valery Larbaud, Max Milner et Jean-Luc Steimetz empêchèrent d’être irréversible, Feu et flamme revient assorti d’un certain nombre de textes critiques, en un volume impeccable qui charmera les connaisseurs et comblera les nouveaux lecteurs. SG / Philothée O’Neddy, Feu et flamme et autres textes, édition par Aurélia Cervoni, Honoré Champion, 2021, 55€.

Vingt ans séparaient Victor Pavie, né en 1808, de l’illustre David d’Angers, Prix de Rome de sculpture, né à la veille de la Révolution de 1789 et fanatiquement attaché aux Lumières. La politique creusait un peu l’écart : le jeune et pieux monarchiste, accueilli par le Cénacle de Victor Hugo en 1826, évolue certes vers le catholicisme libéral et social de Lamennais, l’un des dieux de sa première maturité. Comme de juste, Pavie et David piaffent d’impatience sous la monarchie de Juillet qui ne les a pas maltraités. Mais c’est 1848, février, qui dissipe entre eux toute divergence idéologique. La République renaît nimbée, un temps, de l’onction catholique et presque divine. Dieu, la liberté et le Peuple, le programme mennaisien de Lacordaire et Montalembert (qui n’aimait guère le protestantisme de David) devient l’étendard du jour : même un Baudelaire s’en est saisi en ce printemps des révoltes heureuses. Les lettres que Pavie adresse à son aîné, dont Marianne ressuscitée fit presque son Ministre des Beaux-Arts, explosent de joie. La ferveur, du reste, est la tonalité usuelle de cette correspondance qui manquait à notre connaissance du milieu littéraire et artistique de ces années climatériques. Le génie des élus et la justice pour tous étant les sujets du statuaire, l’époque, ses causes et ses combattants défilent dans son atelier, de Delacroix, que Pavie exalte, à Balzac et Dumas, de l’abolition de l’esclavage à l’unité reconquise de la Nation. L’écho d’autres luttes y résonne, internes au romantisme. Pétrus Borel et son journal incendiaire, La Liberté, s’attaquent en septembre 1832 à la réputation d’intégrité de David et donnent voix aux jeunes sculpteurs, hernanistes impatients d’imposer un art plus radical ou plus chrétien d’aspect et d’idée. Les familiers du cercle de Gautier et Nerval, de Duseigneur et Bion, y retrouveront leurs petits et jouiront de l’ample appareil de notes, comme de l’air exalté que respire ce très beau volume. SG / Victor Pavie, Lettres à David (d’Angers), 1825-1854, édition critique par Jacques de Caso et Jean-Luc Marais, Honoré Champion, 2021, 78€.

Au promeneur qui s’aventure parmi les allées de l’ancien couvent des Chartreux, devenu un cimetière du Bordeaux révolutionnaire aujourd’hui rattrapé par sa banlieue, plusieurs figures du romantisme adressent un salut amical. Le père et le frère de Delacroix y sont enterrés, le cœur du général Moreau aussi, de même que les restes de Flora Tristan. Sa sépulture, un rien maçonnique avec sa colonne brisée, se pare de deux symboles chrétiens, bien faits pour rappeler que la défunte ne dissocia jamais son socialisme saint-simonien du message évangéliste et de la Providence divine. Le lierre de l’immortalité, de l’énergie toujours renaissante, surprend moins que les deux livres, croisés à la manière du symbole chrétien, qui ornent le sommet du monument. L’un d’entre eux, L’Union ouvrière, fait écho à l’inscription faciale du tombeau, hommage des « travailleurs reconnaissants ». Après nous avoir inquiétés par sa préface très MeToo, la biographie de Brigitte Krulic nous rassure par la conscience des dangers qu’elle a su éviter. On a trop enfermé la grand-mère de Gauguin dans ses affres domestiques et sa légende de paria au grand cœur. Or cette fille naturelle d’un grand d’Espagne, mal mariée au sinistre Chazal, n’eut pas d’autre choix que de prendre son destin en main. Ses dons d’écriture, ses contacts avec le milieu des peintres et écrivains « engagés » (que Krulic effleure), sa condamnation du capitalisme sauvage et de la condition indigène (au Pérou et ailleurs), mais aussi son carriérisme (qui la fit moins négliger ses droits d’auteur que ses devoirs de mère, au dire de George Sand !) et sa probable bisexualité nous intéressent plus que la prétendue pionnière du bolchevisme ou de la dissolution des sexes dans le nirvana post-biologique où notre triste époque voit son salut. « L’Odyssée de Flora Tristan » (Mario Vargas Llosa) n’a nul besoin des prophéties qu’on lui prête pour nous passionner. SG / Brigitte Krulic, Flora Tristan, NRF Biographies, Gallimard, 2022, 21,50€.

Chez Louis-Antoine Prat, derrière la retenue anglaise, le romantique perce partout. En témoignent sa collection de dessins fiévreux et sensuels, son panache à la tête des Amis du Louvre, sa façon de réveiller les dîners en ville, son écriture surtout, qui vient de sortir d’un long silence et promet de ne plus y retourner. Les livres s’enchaînent, courts romans, nouvelles désopilantes et pièces de théâtre à risque. Emu par tant de verve, le quai Conti vient de le gratifier d’un prix, on en parle même dans les rares journaux qui lisent encore. Sa façon bien à lui de mêler littérature et art, de faire de celui-ci le sujet d’étonnement et d’égarement de celle-là, fait merveille à nouveau. Il est vrai que le monde des collectionneurs et des marchands, des artistes et de leurs amis, recèle plus d’un motif à croquer, d’une intrigue à filer, d’un trait à décocher. Elle est si drôle à voir s’agiter, sous sa plume pourtant charitable, cette jet-set des musées et des salles de vente, des plateaux de télévision et des sauteries entre soi… Le lecteur comprendra assez tôt que le titre de son dernier recueil ne doit rien au défaitisme ambiant. Il est simplement bon de ne pas frayer trop longtemps avec certains puissants de la finance ou de la politique. Même les mots, à les écouter, perdent leur valeur d’usage et se corrompent. Au terme de la première nouvelle, une uchronie comme cet auteur à imagination les affectionne, une jeune fonctionnaire, lunettes Armani et tailleur bas de gamme, parle aux journalistes en pleine débâcle boursière. Comme la crème de la création contemporaine est cette fois emportée, le choc ébranle sérieusement les institutions. La presse, longtemps complice de la surchauffe, change de camp et accable l’optimisme d’un discours qu’elle qualifie de « néo-romantique » ! Heureusement que tout le livre n’est pas aussi noir que son début et que Prat parvient à nous émouvoir et nous amuser en nous conviant aux obsèques d’un Balthus du pauvre, ou au tournage d’un film troublant sur Chassériau, le métis aux deux sœurs tendrement aimées. Situations cocasses, personnages à clef, fausses exergues, citations farfelues, l’éternel romantisme, en somme. SG / Louis-Antoine Prat, Reste avec les vaincus et autres nouvelles, Editions El Viso, 15€. Lire aussi sa dernière pièce où revit Goldoni, L’Ambigu vénitien, Editions Samsa, 8€, mais dont la morale est baudelairienne : on ne peut s’attacher à l’image d’un être qui vous a trahi, fût-elle le plus beau tableau du monde. Les canaux de Venise en regorgent.

CAILLEBOTTE SUR LES ONDES.

L’Art et la Matière

https://www.franceculture.fr/oeuvre/caillebotte-peintre-des-extremes

Historiquement vôtre

https://www.europe1.fr/emissions/les-recits-de-stephane-bern/gustave-caillebotte-4093067

INGRES AU VIOLON

Mille e tre… C’est, à une trentaine près, le nombre de lettres d’Ingres qui nous sont parvenues, en l’absence ou non des manuscrits. Leur rassemblement, désiré par Jules Momméja dès 1888, a demandé du temps et l’impeccable érudition de Daniel Ternois, à qui l’on doit les deux forts volumes des éditions Honoré Champion (2011 et 2016), le second comprenant deux tomes (1). Aux problèmes inhérents à toute entreprise semblable s’ajoutent les difficultés spécifiques à Ingres, dont il est devenu usuel de relever ou de dénoncer les insuffisances en matière (ortho)graphique. Cela n’aurait pas choqué outre-mesure notre peintre, conscient de ses « gribouillages » et de son « style galimathiés », et rougissant ouvertement, lorsqu’il s’adresse à plus fort que lui, d’avoir eu à interrompre ses humanités au seuil de l’adolescence. Encore conviendrait-il de ne pas omettre ce qu’Ingres aimait à préciser en l’espèce… Jean-François Gilibert, l’avocat et l’ami dont il peignit le dandysme ravageur en 1804, était le destinataire rêvé de ses réflexions sur la langue, aussi amères que téméraires. Le 27 février 1826, après lui avoir redit sa douleur à piétiner la syntaxe et « la bonne orthographe », Ingres brode sarcastiquement sur le thème de l’éducation et des atouts qu’elle donne même aux médiocres : « D’ailleurs, il paraît que les études que j’aurais pu donner à ces qualités ne m’auraient servi de rien, car toute mon intelligence s’est réfugiée sur tout ce qui est instinct, je ne sais quoi, enfin choses qui ne s’apprennent pas méthodiquement, et qui sont venues se placer dans mon intellect sans que je les aie forcé d’y entrer. » Citant au passage Joachim du Bellay, l’auteur de ces lignes extraordinaires, où parle son romantisme fondamental, n’est pas toujours compris…. Faute de goûter cette verve et cette oralité inimitables, ces cascades de mots peu lissés et peu retenus, qui passent de la vigueur à la douceur, du brutal au sentimental, du pathos autoritaire à la naïveté déconcertante, l’on continue à lui tenir rigueur de sa plume erratique. Dans la trop rapide introduction du gros volume de lettres et documents qu’il consacre aux années durant lesquelles Ingres dirigea la Villa Médicis (1835-1841), François Fossier prend plaisir à épingler les hérésies de ce qu’il appelle, sans y adhérer, le « style d’Ingres ».

Tout lui est bon pour accabler l’épistolier, qui ne serait que raideur de ton et rhétorique mal assimilée, fautes incorrigibles et emballements indigestes, impropriétés et italianismes, sensiblerie excessive et surtout narcissisme acrimonieux. Réfractaire apparemment à la théorie des deux mois et à la narratologie moderne, François Fossier en conclut à l’identité du caractère et de l’écriture, tous deux exécrables donc. On n’avait jamais lu de choses aussi violentes sur Ingres, « égocentrique forcené et geignard », hypocrite paranoïaque, depuis Théophile Silvestre. Cette virulence conduit à d’autres considérations aussi contestables quant à l’esthétique d’Ingres qui se réduirait presque aux convenances rassurantes des davidiens indécrottables qui cherchèrent précisément à entraver son élection houleuse à la tête de la Villa Médicis  : « Comparée à la prose de Delacroix ou même à celle de Quatremère [de Quincy], si académiquement cadencée, son expression est celle d’un illettré, chose surprenante chez un artiste à ce point imbu des règles de la composition et du dessin. » Le génie d’Ingres, plutôt que cette fidélité obtuse à des principes d’un autre âge, n’est-ce pas tout le contraire? De ce prétendu classicisme, n’a-t-il pas fait place nette en se débarrassant de l’anatomie, des récits bien articulés, de la répugnance idéaliste envers son Éros provocant et ses effets de réel trop concrets? Si François Fossier sous-évalue la radicalité de celui que Baudelaire nommait « l’homme audacieux par excellence », il exagère son tempérament combustible et neurasthénique. Les soutiens les plus proches d’Ingres, de Gérard à Marcotte, estimaient déjà que le directorat de la Villa Médicis ne conviendrait pas à cette tête trop chaude. Ils se trompaient, Ingres assuma sa charge, entre 1835 et 1840, avec rigueur, intelligence et sens du terrain. Au lieu d’insister tant sur l’homme qu’il n’aime décidément pas, François Fossier aurait dû prendre le temps de mieux exploiter le riche matériau qu’il agrège aux lettres d’Ingres proprement dites. Ces missives, émanant des pensionnaires le plus souvent, permettent de comprendre les réserves qu’une part de l’Institut manifestait envers l’amoureux des odalisques et la direction des études. Si le primitivisme des jeunes lauréats inquiétait quelques-uns de ses pairs, le ministre de l’Intérieur faisait pleuvoir les crédits, satisfait des copies de Michel-Ange et Raphaël que le Directeur contrôlait et dirigeait vers l’école des Beaux-Arts (3). Il eût fallu aussi s’intéresser aux révoltes qui grondent (Chassériau, Papety, Jourdy) et aux clivages qui opposent ou non catholiques (cercle de Lacordaire) et fouriéristes (lecteurs de Sabatier) sur le front d’un art de combat. Ingres aura contribué à la maïeutique  romaine qui menait à 1848 (4). Stéphane Guégan

(1) Ingres, Lettres 1841-1867, édition et présentation de Daniel Ternois, préface de Stéphane Guégan, Éditions Honoré Champion, 2016.

(2) Correspondance de l’Académie de France à Rome. Jean Auguste Dominique Ingres 1835-1841, François Fossier (éd.), Académie de France à Rome / Société de l’histoire de l’art français / Editions de Boccard, 2016. En l’absence d’avertissement ad hoc, il est difficile de savoir en quoi le présent volume se distingue de sa prépublication électronique sur le site de la Bibliothèque de l’Institut de France (2006). Il apparaît cependant que François Fossier a tenu compte des remarques d’Eric Bertin (« La correspondance du Directorat d’Ingres a-t-elle été publiée ? », Bulletin du Musée Ingres, n°80, 2008, p.21-23). Ont été réintégrées certaines lettres manquantes, pas toutes, émises ou reçues, durant le Directorat d’Ingres. Pour ne prendre qu’un exemple, la lettre de Chassériau, en date du 18 avril 1838, a été insérée au corpus originel où elle faisait défaut, mais au prix d’une coquille sur le quantième du mois. On ne comprend pas très bien, à cet égard, le silence de François Fossier sur l’affaire du portrait de Lacordaire, qui ébranla la fin du Directorat et cristallisa la rupture de Chassériau et d’Ingres.

(3) Voir Stéphane Guégan, « La thébaïde et le phalanstère » in Olivier Bonfait (dir.), Maestà di Roma. Da Napoleone all’unità d’Italia. D’Ingres à Degas. Les artistes français à Rome, Académie de France à Rome /Electa, 2003, p. 312-317. Ce catalogue capital est absent de la bibliographie très sélective de François Fossier.

(4) On connaît les beaux travaux de Jean-Paul Clément sur Chateaubriand, Charles X et, plus généralement, la culture politique de la Restauration, objet de simplifications persistantes. N’ayant cessé de croiser Louis-François Bertin (1766-1841), l’idée d’un livre lui est venue naturellement. Aussi trompeuse que le portrait d’Ingres, depuis qu’on y voit à tort le symbole des épiciers de la monarchie de Juillet, la personnalité du patron du Journal des débats (littéraires et politiques) méritait d’être reconsidérée, à l’instar de ce monarchisme libéral, ou de ce conservatisme progressiste, dont il porta haut les couleurs. Cela lui valut quelques mésaventures sous le Directoire et le Consulat. Mais sa pugnacité à tenir ferme au milieu des orages l’aura rapproché des plus grands, de Girodet et Chateaubriand à Hugo et Ingres. Marc Fumaroli et le regretté Bruno Foucart ont très bien compris et décrit le cercle des Bertin. Il manquait un grand livre politique sur celui que Gautier, en 1855, face au portrait du Louvre, nomma le « César bourgeois ». Autant dire qu’il avait lui aussi saisi ce que le combat des Bertin avait apporté à l’établissement de la France moderne, fille de l’Ancien Régime et de 1789. SG / Jean-Paul Clément, Bertin ou la naissance de l’opinion, Éditions de Fallois, 24€

CINQ FEMMES PARLENT…

Née la même année que Bertin l’aîné, Madame de Staël (1766-1817) éprouva moins de difficulté à voir s’effacer la monarchie que son père, le grand Necker, avait tenté de sauver ! Alors que le banquier suisse cherche les moyens d’éponger la dette du pays et de réformer une cour incorrigible, sa fille, plume naissante, rédige ses premières nouvelles, ferventes d’aspirations libérales et littéraires également prometteuses. Du haut de ses vingt ans et du surmoi paternel,  elle fait entendre la violence des passions et le sens du devoir que ses héroïnes, de Delphine à Corinne, mettront en balance de façon si neuve. S’entend dès avant 1789 le combat en faveur de l’abolition, de l’éducation des filles et d’une vie publique à l’anglaise. Le féminisme et le modérantisme politique qu’elle manifeste avec de plus en plus d’éclat sont à évaluer  selon les circonstances qui les façonnèrent. Nul anachronisme dans la biographie enlevée et bien illustrée (Isabey, Vigée Le Brun et peut-être Marguerite Gérard) que lui consacre Sophie Doudet, malgré son désir avoué de célébrer la femme libre, ou plutôt libérée en tout. On sait ce qu’il en fut sur le terrain des cœurs  et des corps, terrain où Germaine n’eut pas à souffrir les proscriptions de Bonaparte. Sa durable relation avec le grand Benjamin Constant continue à légitimement faire rêver. Avant Stendhal et Delacroix qui l’ont lue, elle mit, en somme, Shakespeare en pratique. SG / Sophie Doudet, Madame de Staël, Gallimard, Folio biographies, 9,40€.

C’est vrai qu’elle sont somptueusement vêtues, souverainement indifférentes, les saintes si pimpantes du Zurbaran ! Top models de la Contre-Réforme, pour paraphraser Florence Delay, elles défilent dans l’éternité de leur terrible martyre, qu’elles rendent désirable et presque aimable. Aux protestants blafards, elles suggèrent que la beauté est le plus miraculeux des dons, et la vie un cadeau du Ciel. Delacroix l’a compris dès 1824 et les anges si féminins de son Christ au jardin des oliviers, l’un des sommets de l’exposition du Louvre, ont été rêvés en compagnie des Zurbaran de Soult… Le génie du christianisme n’a nul besoin de chair mortifiée et des loques de Job pour s’accomplir. Zurbaran, de père drapier, maîtrise immédiatement la poésie des tissus et du drapé, soie et brocarts, rehauts d’or ou de perles, jusqu’à l’accessoire qui met la dernière touche indifféremment à la robe et au tableau. Florence Delay, lectrice de mon cher Gautier, en a subi la révélation alors qu’enfant elle découvrait le musée de Séville, l’un des plus enchanteurs, il est vrai, qui soient au monde. Son Haute couture est un petit bijou d’écriture filée  et de savoir cabriolant, qu’on situera avec elle entre Valery Larbaud et Marcel Schwob, le culte des premiers émois et l’attrait des vies de légende. Car l’enquête vestimentaire mène l’auteur aux destins de ces femmes qui furent « violemment désirées » avant de connaître d’autres violences et d’autres désirs. En fouillant leur passé, la romancière croise le sien une seconde fois. L’été de ses vingt ans, elle fut la Jeanne d’Arc de Robert Bresson, inoubliable rencontre… Or Jeanne, lors de son procès, se dit obéir à Catherine d’Alexandre et Marguerite d’Antioche. Jacques de Voragine et Balenciaga bornent ce merveilleux bréviaire d’heureuse sainteté. SG / Florence Delay, de l’Académie française, Haute couture, Gallimard, 12€.

C’est Anne Pingeot qui parle, et qui parle de François Mitterrand avec lequel, bien avant l’élection de 1981, elle disserte un jour de l’emprise traditionnelle du politique sur l’architecture : « Là j’ai senti que le courant passait. » Les futurs grands travaux que l’on sait dansent déjà devant l’esprit de cet homme du livre… Quant à l’électricité de leurs amours, ce livre d’entretiens, en écho aux Lettres à Anne (Gallimard, 2016), nous en livre pudiquement quelques clefs. C’est ce qui en fait la saveur, en plus des piquantes fusées de celle qui donne la réplique à Jean-Noël Jeanneney. L’homme qui entre dans sa vie au seuil des années 1960 a presque trois fois son âge et déjà une longue et complexe carrière politique derrière lui. Mais son destin public a besoin d’un nouveau départ. Leur liaison, dit Anne Pingeot, en sera l’un des levains. Une éducation commune, celle de la droite catholique, l’avait préparée. La séduction mutuelle fera le reste avant qu’ils ne s’apprivoisent l’un l’autre, et ne trouvent, dans l’ambivalence et l’intranquillité, la force de s’aimer plus de trente ans. Ce livre nous apprend que Pascal, Zurbaran, Caravage, Aragon, Rude, Napoléon III et Degas apportèrent chacun leur pierre à l’édifice. Oui, l’architecture inscrit. SG // Anne Pingeot, Il savait que je gardais tout. Entretiens avec Jean-Noël Jeanneney, Gallimard / France culture, 12,50€

David Hockney était matière à roman et nous l’ignorions… Comment un petit gars de Bradford, avec ses désirs à contre-courant de peinture figurative et d’amours masculines, s’est-il vite mué en star peroxydée des sixties et des seventies, très loin de l’Angleterre des prolos, de gauche, et du formalisme, de gauche aussi ? Les expositions généralement s’en tiennent à la chronique froide, aussi distanciée que ses piscines giottesques, d’une victoire sur l’obscurantisme et le modernisme. Catherine Cusset, en romancière qui sait que toute vie est fiction, et d’abord fiction d’elle-même, s’est admirablement glissée dans les interstices, les plis et les silences de la biographie officielle. L’empathie est concluante, fine, drôle et crue quand il le faut. Et il le faut souvent s’agissant de celui qui fit de la Californie le lieu d’une seconde naissance, et le foyer libertin et presque libertaire d’un hédonisme raffiné, définition possible de sa peinture étrangement indocile. Historiquement précise, cette Vie de David Hockney tisse avec la même sûreté sa géographie brownienne. Le peintre fut toujours là où ça se passait. Ce que Catherine Cusset dit de New York, où elle a la chance de vivre, sonne aussi juste que son Los Angeles de toutes les licences. SG // Catherine Cusset, Vie de David Hockney, Gallimard, 18,50€.

Quant à Camille Claudel, sur qui des ventes récentes et une exposition ont ramené la lumière, on pourrait se contenter de ses lettres et de ses œuvres, et de ce qu’elles disent et ne disent pas, avouent et scellent de la grandeur tragique d’une existence et d’une création brutalement suspendues. Si folie il y eut bien, de quelle nature était-elle exactement ? Ce qu’en ont écrit certains proches, avant et après 1913, quand débute un enfermement long de trente années terribles, laisse à penser qu’elle aurait pu, parmi les siens, aimée des siens, quitter ce qu’elle appelle justement sa « prison ». Sans incriminer quiconque, à commencer par Paul Claudel, le jeune frère martyr et geôlier de sa sœur, Colette Fellous signe un livre fascinant par l’écoute infiniment subtile qu’elle prête au roman familial où s’est tissé, bien avant les reculades de Rodin, le malheur de Camille. La Valse, au Salon de la Nationale de 1893, inspira ce commentaire à Octave Mirbeau : « Je ne sais pas où ils vont, si c’est l’amour, si c’est la mort. » L’indécision intéresse Colette Fellous, l’intrigue. Du trouble, et du troublant, elle en voit dans tous les portraits de Camille. Les photographies et les chefs-d’œuvre de Rodin portent le sceau d’une mélancolie que la vie va se charger de transformer en paranoïa. Son anti-dreyfusisme n’en est ni la cause, ni le symptôme. Mieux vaut interroger, nous dit Colette Fellous, les deuils qui enferment la mère et le frère dans le rejet puritain, inconscient d’abord, puis castrateur, de l’impudente aux mains trop pleines et au cœur trop vide. « Dans cette complexe configuration familiale des Claudel, il est aujourd’hui impossible d’accuser l’un ou l’autre, chacun ayant été pris au piège de son propre labyrinthe. » Folie de Camille, folie des siens… Si l’on ignore où elle se situe, on sait de quel côté la loi, elle, se rangea. SG / Colette Fellous, Camille Claudel, Fayard, 18€

ON FERME…

Le 13 mai prochain, demain ou presque, se refermera l’une des expositions les plus ambitieuses et originales du moment. Les Hollandais à Paris, 1789-1914, au Petit Palais, c’est l’histoire d’une fatale attraction dont bien des chapitres nous échappaient. Si Orsay, ces dernières années, s’est intéressé à l’impact de Jongkind sur l’art français et au séjour parisien de Van Gogh, voire à celui de Mondrian, si Van Dongen a été amplement vengé de la stupide proscription dont il fut longtemps la victime, la permanence d’une colonie batave sur les bords de la Seine n’avait jamais fait l’objet d’une présentation d’ensemble. Paris, dit-on, vaut bien une messe. Certains de nos artistes, le protestant Ary Scheffer ou théosophique Mondrian, se gardèrent bien de renoncer à leur foi par nécessité de carrière. La capitale l’est aussi des arts depuis 1789, date inaugurale du parcours. Sous la Révolution, Van Spaendonck, le David des bouquets de fleurs, fut si célèbre que le nouvel Institut, en 1795, s’empressa de l’y élire. Il est le premier des peintres autour desquels l’exposition se structure. Nous avons déjà nommé certains des autres. Très singulières sont les sections dédiées à Kaemmerer, sorte de Fortuny père du Nord, et au formidable Breitner, dont les sublimes photographies impudiques feraient presque oublier sa touche virile. Van  Gogh tient évidemment la route. Autre surprise, l’ensemble des Van Dongen et notamment la reconstitution d’À la Galette, tableau de 1906 d’une incandescence cinétique pré-futuriste. SG / Les Hollandais à Paris, 1789-1914. Van  Gogh, Van Dongen, Mondrian…, Petit Palais, Paris, jusqu’au 13 mai 2018. Catalogue très informé, Paris Musées, 30€.

 

VIES PRINCIÈRES

Les livres que nous dévorons, adolescents, diffèrent des lectures de l’enfance en ceci que l’auteur, sa personnalité, son destin et sa mort prennent une plus grande part à notre plaisir. On vibre alors de tout son être. L’empathie est totale, le bouleversement complet, et marque à jamais. Nul n’ignore que Frédéric Vitoux succomba très tôt au grand Céline, mais seuls ses amis savaient qu’il en pinçait autant pour Henry Levet (1874-1906). L’Express de Bénarès, titre où s’entrechoquent le monde moderne et l’Orient qu’il mit soudain à portée, c’est sa façon de payer ses dettes. Car nous sommes les éternels débiteurs de nos premiers émois littéraires. Levet, écrit Vitoux, est de ces écrivains qui refusent de se faire oublier et vous obligent à interroger leur étrange et durable magnétisme. D’où l’aveu final de l’Académicien : « il n’a jamais été question d’une biographie mais d’une quête plus intime que j’ai encore du mal à m’expliquer. » Un des grands charmes de son livre, sa clef de résonnance proustienne, vient assurément de ses oscillations permanentes entre le singulier Levet et les raisons qui le poussèrent à partir à sa « recherche », sans trop savoir pourquoi, sinon redire l’ancienne fascination qui le liait à cet astre du Paris décadent des années 1890. Mystère de l’enquête à accomplir, mystère de l’homme à cerner, ils s’exaltent l’un l’autre… Levet, certes, a toujours découragé les identités stables. Jehan-Rictus, autre irrégulier de la butte Montmartre, le disait « un peu baroque » ce fils unique aux origines très bourgeoises et très républicaines. À vingt ans, en 1895, croyant moins aux études et aux positions sociales qu’à la bohème confortablement transgressive,  Henri pousse les portes de la littérature par la plus petite, celle de la presse satirique. Peu bégueule, elle épouse l’humeur goguenarde de notre jeune plume, frottée de Musset, Baudelaire, Rimbaud, Jean Lorrain ou encore de Robert de Montesquiou, auquel il dédie une des pièces du Courrier français (oui, la feuille où Lautrec fit ses débuts). Devenu Henry par tropisme anglais, et dandysme voyant, Levet force aussi le trait et la provocation lorsqu’il aborde, obliquement, sa qualité d’inverti sans scrupule. L’ironie, chez le Tinan de la poésie, sert moins à voiler de pudeur la vérité de ses mœurs qu’à la démasquer en suscitant le rire gêné ou la complicité secrète.

Léon-Paul Fargue, qui devient son ami alors, le définira plus tard d’une formule qui a l’avantage de faire entendre la personne sous le personnage, les blessures de la première sous les extravagances verbales et vestimentaires du second : « Il aimait les déguisements, le flegme et la tendresse. » Deux plaquettes paraissent en 1897, encore lestées d’imitation mallarméenne et de préciosité fin-de-siècle. N’y point que l’attrait de l’Asie et d’une fantaisie ressourcée, bol d’oxygène qu’il décide, d’ailleurs, d’avaler à grandes doses. La mer l’appelle, les Indes de Kipling, de même que ce nouveau tourisme international pour qui l’aventure commence sur le pont et les hasards de cabine. La découverte de l’art khmer en est la raison officielle : notre débrouillard s’offre une tranche de vivifiante altérité aux frais de l’Etat. À son retour, il a des envies de roman décentré et de poésie décalée. À ceux qui ont vu de près de quoi étaient faites les différences ethniques et culturelles, le culte du sauvage absolu s’abolit de lui-même. Tout en participant étroitement aux hommages que la République des Lettres et Charleville rendent à Rimbaud, Levet se détache du Bateau ivre et des symbolistes. Ses Cartes postales, que vénéraient Larbaud et Morand, ouvrent le XXème siècle par leur fraîcheur d’instantanés fantasques. Pièces  courtes, sonnets peu orthodoxes, ces poèmes sont aussi riches de notations vraies que d’esprit cocasse. Du genre : « Le Brahmane, candide, lassé des épreuves / Repose vivant dans l’abstraction parfumée. » Levet s’est enfin trouvé, lui et sa fleur de « mélancolie anglo-saxonne ». Utilisant cette fois-ci la voie diplomatique, chère aux poètes peu arrimés, Levet devait repartir. Mais la maladie, qu’il croyait museler en fuyant la vieille Europe, s’était glissée dans les bagages. Il partira de la poitrine et s’éteindra, en 1906, à Menton, dans les bras inconsolables de sa mère. Commence son autre vie. Débute la veille des happy few, de Fargue et Larbaud à Jean Paulhan. Celui-ci le réédite en pleine Occupation, à la barbe des Allemands et des surréalistes qui avaient cru se débarrasser en 1920 de Levet, au temps de Littérature, comme ils s’étaient empressés d’enterrer Apollinaire, dont on ne serait pas étonné d’apprendre qu’il ait lu les Cartes postales de son aîné dès 1902. Ces deux-là ont au moins partagé le goût des bars et des cocktails américains, ce qu’immortalisa la célèbre affiche du Grillon de Jacques Villon (l’exposition inaugurale de la Cité du Vin, Bistrot, en a montré l’exemplaire de Larbaud). L’Express de Bénarès appartenait aux nombreux livres jamais écrits que compte notre histoire littéraire. On ne regrette pas, loin s’en faut, que Vitoux lui ait donné corps et l’ait conduit à quai, celui des enfants de Barnabooth que rien ne freine.

Alors que le jeune Vitoux se découvrait une passion pour Levet, Sollers déclarait sa flamme à Dominique Rolin. En janvier 1959, il va sur ses 23 ans, elle en a 45. Au-delà de la frénésie érotique, dont résonne leur correspondance enfin publiée, bien des choses et des refus les unissent, les origines bourgeoises, une solide culture, une extériorité délibérée au lobbying communiste et une commune précocité littéraire. Belge de naissance, Dominique Rolin a publié son premier roman en 1942, Les Marais, chez Gallimard. Max Jacob, avant Drancy, aura eu le temps d’en savourer la fine saveur catholique. D’autres livres lui succèderont. De Gaulle revenu aux affaires, 16 ans plus tard, Rolin incarne désormais une féminité libre qui n’a pas besoin de cracher sur les hommes pour se déclarer telle. Quant à sa voix propre dans l’échange amoureux, nous n’en percevons ici qu’un faible écho. Gallimard a préféré publier d’abord les lettres de Sollers, réservant celles de Rolin à un volume séparé. Aurait-on gagné à une correspondance croisée ? Sans doute. Mais l’avantage d’une telle séparation est de voir saillir et évoluer les préoccupations et positions de Sollers au fil des années et du climat politique. Entre 1958 et 1980, la France, le monde, les arts ont connu quelques secousses, pas toujours heureuses. À 20 ans, Sollers est déjà sur tous les fronts, fort de l’ubiquité ou de la simultanéité qu’il admire dans les romans de Virginia Woolf. Bien qu’Une curieuse solitude, son premier roman, ait été salué par Mauriac et Aragon, il ne sent pas fait pour le genre. Demanderait-il trop à l’écriture, au français qu’il déclare impuissant à rendre l’espèce de rage métaphysique où il se cherche. André Breton et son rejet des « règles admises » ou des genres trop codifiés conserve un certain prestige à ses yeux. On mesure surtout ce que la lecture de Bataille, et notamment de L’Expérience intérieure, a déposé en lui de vitalisme nietzschéen et de méfiance envers le discursif trop ordonné. On sourit, d’un autre côté, à son angélisme maoïste ou à sa haine des Pompidou. Les coups de griffe n’épargnent personne, de Malraux, qui l’a arraché aux djebels d’Algérie, à Bernard-Henri Lévy et sa science du marketing. Mais commence à se dessiner le Sollers d’après 1983, d’après Femmes, le styliste revenu à Chateaubriand, Saint-Simon ou Manet, revenu à la France (pas si moisie, au fond) qu’il affectait de détester quand il lui semblait nécessaire d’échapper à l’idiome national, voire d’échapper aux mots. La fièvre de ses lettres aura finalement triomphé des pièges de la raison.

Du langage, de sa puissance sur le désir et même la cristallisation amoureuse, le dernier roman de Marc Pautrel a fait son thème fugué. Je lui emprunte le beau titre de cette chronique, qui rappelle ce que le bonheur possède toujours d’aristocratique. La Vie princière s’encadre dans les limites d’un colloque, toujours le langage… Un lieu de rêve, des orateurs en transit, l’apesanteur le dispute à l’ennui. Car les colloques, c’est tout ou rien, la comédie des vanités, le flux assommant des paroles creuses ou le bonheur de l’inattendu, de l’inentendu. Marc Pautrel, nul doute, en a maintes fois fait l’expérience. Cet écrivain de la première personne, du présent de l’indicatif, de la présence à soi, ne pratique pas l’autofiction pour se fuir. Oui, « je est un autre » ; oui, la vie peut ressembler, un bref instant, à ce qu’on imagine en faire, surtout quand l’assemblage des mots et la projection des pensées remplissent vos jours et une partie de vos nuits. Un colloque donc, international, évidemment, une Babel assourdissante quand l’anglais n’est pas votre fort. C’est le cas du narrateur. À qui parler, de quoi parler, lorsque l’idiome de la globalisation manque à votre arsenal communicatif et que vos convives, un Texan lourdingue, deux Russes bouchés, vous mettent au supplice. Il y a bien  cette jeune femme, pas jolie, mais souple, vive, rapide, une acrobate des langues, passant du français à l’italien et, bien sûr, à l’anglais, avec une assurance qui fait oublier son visage un peu fade et ses obsessions d’universitaire impatiente de retrouver le silence des bibliothèques. Son ardeur, elle la réserve d’abord au travail, une thèse dédiée au Christ dans la littérature française du XXème siècle. Vrai sujet, du reste. On n’en saura pas plus. Pour la séduire, une fois accroché, le narrateur bouscule la doxa, le génie du christianisme, lui affirme-t-il, se fonde sur l’hérésie, le paradoxe du salut par la chute, le sexe, l’interdit. Et ça marche. Jusqu’où ?  La vie princière n’est pas le royaume des illusions.

Stéphane Guégan

Le dernier gentilhomme des Lettres françaises….

Être aimé, Proust y aspira maladivement dès Condorcet, le comte Robert, au temps de sa splendeur, trouvait suffisant « d’être vu ». Quand l’âge commença à altérer son beau masque de vrai Montesquiou, sa prestance de seigneur d’Artagnan, il préféra l’objectif manipulable des photographes à la parade de ses atours. L’image a toujours été consubstantielle à son être. A rebours de l’actuelle valetaille des « people », Robert ne pose pas, méprise le banal, il fait de la vie un spectacle permanent, jusqu’à dissiper toute frontière entre son existence et la fiction dont il l’enveloppe. Philippe Thiébaut, l’un des meilleurs connaisseurs de celui qui se voulait le plus Montesquiou des Montesquiou, a eu l’idée, bonne idée, de confronter aux souvenirs du gentilhomme de la décadence les innombrables photographies à travers lesquelles il s’est persuadé d’avoir réalisé son rêve d’esthète et d’aristocrate à plein temps, hors du temps. D’un côté, des extraits des Pas Effacés, où Thiébaut à justement reconnu le modèle du journal d’Amiel ; de l’autre, quelques-uns des plus beaux clichés d’Ego Imago, titre sous lequel, tout narcissisme assumé, le comte Robert recueillit et organisa sa mémoire photographique. Sa chambre claire. Né en 1855, mort en 1921,  véritable Dorian Gray croqué par Boldini, Whistler ou La Gandara, il fut l’homme de deux siècles, comme Chateaubriand avant lui, le passeur d’une civilisation qui entrerait dans la clandestinité après 1914. Du reste, et Thiébaut l’établit, le désir de se raconter cristallise pendant la guerre. Son entourage craignait d’y être cruellement épinglé ou éreinté. Au contraire, noblesse oblige, l’introspection prévalut. Les Pas effacés, Ego Imago, c’est sa Recherche, sa  réponse aux caricatures, à Huysmans, Lorrain, Rostand et même Proust. Face à la mort, le comte Robert gardait ses gants et mettait les formes. Dans le très beau livre qu’elle a consacré à Robert et Marcel, Elisabeth de Clermont-Tonnerre jugeait unique la boulimie photographique de Montesquiou, ne trouvant d’exemple comparable « chez aucune professionnelle beauté. Il n’y a guère que Mme de Castiglione qui posa autant de fois devant les objectifs ». À quoi Thiébaut ajouterait que ces images furent plus qu’un miroir complaisant, la matière mnémonique d’un homme qui finit par se pencher sur ses épais albums comme sur un film plutôt réussi de cape et d’épée (Robert de Montesquiou, Ego Imago, présentation et édition de Philippe Thiébaut, La Bibliothèque des Arts, 49€). SG

*Frédéric Vitoux, de l’Académie française, L’Express de Bénarès. À la recherche d’Henry J.-M. Levet, Fayard, 19€ //

**Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin 1958-1980, édition présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 21€. Sur le moment Pompidou, lire l’excellent roman de Philippe Le Guillou, Les Années insulaires, maintenant en Folio Gallimard, 7,70€.

***Marc Pautrel, La Vie princière, L’Infini, Gallimard, 10,50€

BORDEAUX ENCORE ET TOUJOURS

product_9782070178377_195x320Vous rentrez de Rome le cœur gros mais l’âme retendue, reconnaissante envers ces empereurs et ces papes qui en firent un musée à ciel ouvert, un musée de l’esprit… Vous voilà regonflé par deux millénaires de beauté toujours active. Car vous avez su tenir à bonne distance la noria touristique, si prévisible dans son nomadisme et ses stations… Et tout vous tombe des mains, bien sûr, les romans à bons sentiments, les essais contrits, les philosophes officiels du repentir occidental, les journaux à retape, les expositions en trompe-l’œil, le vide sidéral, en somme, de la vie culturelle parisienne. Aux grands maux, les grands remèdes, vous vous saisissez du dernier Sollers et, miracle, la confiance revient. La musique des mots retrouve sa cadence et sa flamme, les idées leur flux naturel. Il y a une vérité de l’oreille, comme il y a une évidence du regard. Récompense immédiate, les dieux sourient à ceux qui les aiment et les respectent. Il faudra se demander un jour pourquoi le terrorisme actuel, qui croit pouvoir arrimer Saint-Just et Robespierre à sa haine du libéralisme et sa détestation des infidèles, ne sait plus écrire comme ces admirables stylistes et modèles trompés de l’iconoclasme anti-chrétien, et antipaïen, des temps actuels. Toutes les révolutions ne se valent pas, contrairement à ce que pensent ces jeunes Français et Françaises dépris de leur pays et de leur culture native par cécité, simple frustration ou lucre hypocrite.

HegelQue l’histoire ne se répète pas, Sollers le sait bien, lui qui mit éphémèrement un col Mao au dictionnaire, comme Hugo l’avait coiffé d’un bonnet phrygien. Plus il avance en âge, mieux il écrit et s’observe, admet ses faux pas et confirme ses vraies passions, Homère, la Bible, la poésie chinoise, Dante, Baltasar Gracián, Bach, Watteau, Mozart, Chateaubriand, Lautréamont, Céline, Bataille… On dira que Mouvement, parce qu’il met en branle cette armée d’ombres et converse avec Hegel (notre photo) et le premier Marx, hors du pacte et de l’ennui des récits balisés, n’est pas un roman, on dira que sa couverture ment qui s’en réclame. Ce qu’on ne dira pas, à moins de le lire, c’est la ciselure de sa prose, son humour dévastateur, son art romanesque de passer l’actualité au crible d’une lucidité décapante, son nez désormais aguerri aux pièges de la bienpensance de gauche et, au fond, son girondisme de grand Bordelais. Il ne vous a peut-être pas échappé qu’il rejoint plutôt Lamartine sur 1789 que l’historiographie montagnarde, ivre de ses violences rétrospectives. Né peu avant la guerre, Sollers se souvient que le premier acte des nazis, à Bordeaux, et donc en zone occupée, fut de détruire le monument dressé à la mémoire de Vergniaud et de ses compagnons… Guerre des symboles… On n’en est pas sorti… Drapée dans la tunique du bien, et l’oubli du péché originel, l’intolérance contemporaine, pareil au narco-système dont elle est souvent parente, a seulement changé de visage mais frappe toujours par ces « innovations » que Montaigne notait, inquiet, au temps des guerres de religion. Parce que « les nihilistes ne peuvent pas penser le néant, ils y courent», avertit Sollers, lanceur d’alertes, mais en bon et beau français.

la_charette_a_brasUn autre Bordelais propre à vous remettre d’aplomb, c’est Marquet (1875-1947), que la méchante vulgate aime à classer parmi les seconds couteaux du fauvisme. Colossale erreur dont la belle exposition de Sophie Krebs, sans faire de vagues, prend nettement la mesure. Seul Matisse, dans cette histoire pourtant collective, aurait eu du génie, seul il aurait porté la leçon de Gustave Moreau, leur maître à l’école des Beaux-Arts, vers la rupture qui ferait des Fauves les accoucheurs d’une peinture reconduite à l’essentiel. Bref, nous nous étions habitués à traiter le grand Marquet en apostat d’une virulence qu’il n’avait pas eu le cran de pratiquer longtemps. De fait, la synthèse subtile, l’appel direct au spectateur et le rapport intime au réel, comme le note Claudine Grammont, le définissent mieux que la pyrotechnie exclusive, celle que nous attachons, par sécheresse d’analyse, au groupe. Le fugace, l’émiettement ne captive pas Marquet. Nulle série, comme chez Monet, mais la chose sentie, savoureusement. Du fauvisme, à sa manière, il fut donc le Manet, comme le suggérait Claude Roger-Marx en mars 1939, et comme le confirment son sens de la composition solide, du dessin chinois ou japonais, des surfaces dépouillées et douces à l’œil. Le bavardage n’est pas français, ni le barbouillage. Et Dieu sait si ces peintres se sont voulus français !

nude-on-a-divan-1912En l’absence de l’implacable Portait de Rouveyre (MNAM, 1904), le groupe des nus féminins établit cette filiation décisive dès le premier moment du parcours, l’un des plus forts. A vouloir concentrer en Picasso l’Eros moderne, l’histoire de l’art, avec ou sans l’appui du puritanisme moderniste, a chassé de nos mémoires la part la plus sexuée des nouveaux fauves. Marquet, Camoin et Matisse, face au modèle, se sont pourtant vite dégagés des joliesses fin-de-siècle et des pudeurs nabies. Ils font sauter, ces supposés dynamiteurs, l’interdit qui frappe la toison pubienne et les autres signes d’une vérité reconquise. Quelle merveille de verdeur que le Nu au divan de 1914 (notre photo) ! Et combien nous aurions aimé le voir dans la lumière de La Femme blonde (MNAM, 1919), pour lequel on donnerait tout Vallotton… On se consolera avec l’album lubrique et saphique de 1920, diffusé sous le manteau et sous un titre, L’Académie des dames. Vingt attitudes par Albert Marquet, qui renvoyait au Modi de Giulio Romano. Le paysage et la marine gorgés de lumière pourront prendre bientôt le dessus, Marquet continuera à déshabiller son motif avec délicatesse. Qu’il scrute les berges de la Seine ou les bords de la Méditerranée, à Saint-Tropez, Naples ou depuis les hauteurs d’Alger, la volonté de pénétrer des beautés de la nature, et non quelque paresse, dicte le retour à certains motifs, élus autant que plébiscités par une clientèle et des marchands toujours plus avides. L’exposition aurait pu le rappeler, Marquet connut le succès commercial dès l’entre-deux-guerres, lequel fut loin de se démentir sous l’Occupation, qu’il vécut en Afrique du Nord. Cet épisode mal connu (voir nos Arts en péril, Hazan, 2015) n’aurait pas manqué de retenir le visiteur s’il avait été isolé de la séquence algérienne. Le 3 juillet 1943, LÉcho d’Alger reproduisait une photographie montrant De Gaulle et Camoin, côte à côte, quelques mois après le débarquement des forces alliées en Afrique du Nord. Peintre d’histoire, Marquet ? Eh oui. Stéphane Guégan

product_9782070149728_195x320 product_9782070177967_195x320*Philippe Sollers, Mouvement, Gallimard, 19€. Puisque nous en sommes à signaler des lectures roboratives, on recommandera le nouveau roman de Philippe Bordas dont Chant furieux a révélé la verve célinienne et le lyrisme acide. Il avait su mettre de la passion dans une histoire de crampons, Cœur-Volant (Gallimard, 20,50€) observe la furie des corps dans une histoire de cœur. Amants, heureux amants, disait Valery Larbaud. On pense à leur incandescence en lisant Bordas, et aux virées du Paysan de Paris. La frontière entre prose et poésie s’annule, fusion charnelle et effusion sentimentale ne font plus qu’une. On ne se libère pas de l’amour par le sexe, ni du chant par l’ironie. L’aigre-doux est aussi le domaine de Marie Nimier, qui n’a pas son pareil pour alterner  la violence du réel et le cocasse de sa fantaisie, passer du cru au feutré, sans jamais trahir complètement l’âme de ses personnages. Ils sont trois, plongés dans un huis clos plus humide et torride que la pièce de Sartre. Je ne sais pourquoi La Plage (Gallimard, 14€), dont le temps revécu est l’autre protagoniste, me fait penser à ce mot de Heidegger ou de Hölderlin, c’est tout comme, cité par Sollers : « Il n’y a de secret que là où règne la tendresse. » Marie Nimier a le courage et la pudeur de ses sentiments, cela devient rare. SG

**Albert Marquet. Peintre du temps suspendu, Musée d’art moderne de la ville de Paris, jusqu’au 23 août 2016. Catalogue (Paris-Musées, 39,90€) avec des essais de Sophie Krebs, Pierre Wat, Isabelle Monod-Fontaine, Claudine Grammont et Donatien Grau. Le parcours politique de Marquet et ses rapports avec le communisme, du milieu des années 1930 à la Libération, auraient mérité une analyse développée dont la notule d’Irina Nikiforova ne saurait tenir lieu, d’autant qu’elle s’émaille de formules étonnantes. Peut-on encore parler de la Russie de Staline, en 2016, comme du « premier pays au monde gouverné par le prolétariat » ?

book-08532830*** Vient de paraître : Ingres, Lettres 1841-1867. De l’Âge d’or à Homère déifié, édition établie, présentée et annotée par Daniel Ternois. Préface de Stéphane Guégan, 2 tomes, Honoré Champion éditeur, 230€. Indispensable, évidemment.

COMME UN GOÛT D’AVANT-GUERRE…

small_1454942355Deux yeux intelligents, un immense sourire, silhouette nerveuse et chevelure d’époque, Hélène Hoppenot (1894-1990) était de ces femmes qui ne voudraient obéir qu’à leur intrépide amour du monde. Incapables de rester en place, elles le parcourent, le savourent, et jouissent sans compter de cette nationalité multiple qu’offrent les professions voyageuses. Mois après mois, année après année, un véritable trésor s’accumule, une moisson d’images, d’impressions, de rencontres, heureuses ou pas. Certaines, plus têtues, demandent à survivre. Photographe et écrivaine, mais étanche au moindre cabotinage, Hélène Hoppenot ne s’est pas dérobée à la tâche, et nous a transmis le meilleur de son univers aux frontières mouvantes, bien décidée à le préserver de l’oubli et des menaces qui tiraient l’Europe vers le chaos. Photographier apprend à voir, active les perceptions et, au fil du temps, leste d’une émotion unique ce qu’on lui arrache. Plus profondément s’ancre le besoin de s’écrire, de livrer au papier la trace presque quotidienne de ses actes, pensées et doutes, à côté des rumeurs de la grande histoire. Hoppenot dont Claire Paulhan poursuit la savante publication du Journal, attribuait à son kodak et à sa plume une valeur de révélation différente, elle leur communiqua l’élégance et le mordant d’une femme d’ambassadeur… Le quai d’Orsay fut autrefois une pépinière d’écrivains, Claudel, Paul Morand, Saint-John Perse, autant de noms que nous croisons en la lisant avec ceux de Léon-Paul Fargue, Valery Larbaud ou des Milhaud, autant de figures qu’elle croque d’un trait, juste, vif, jamais cruel. Dans le cas des Hoppenot, en effet, c’est la femme qui tient la plume.

003648286En épousant son mari, jeune diplomate ambitieux, Hélène avait épousé une vie qu’elle savait promise à changer perpétuellement d’horizons. Elle allait vite le vérifier et devenir la gardienne de leur commune itinérance. Le Brésil, l’Iran et l’Amérique du Sud, au sortir de la guerre de 14, sont encore des destinations fabuleuses, à mille lieux, en tous sens, de l’Europe saignée et saignante. Vint ensuite la Chine, trois formidables années qui lui déchirent le cœur au moment du départ, et creusent le Journal d’une longue éclipse. Entre novembre 1933 et Noël 1936, elle choisit de se taire. L’étrange envoûtement que lui a causé Pékin et ses alentours n’aura eu que la photographie pour traductrice. Quelques-uns de ces clichés au grain caressant, vides de toute présence humaine ou riches d’une altérité secrète, sont visibles à Montpellier : on ne saurait faire moins exotique, moins « dominateur », plus « ouvert » au miracle d’avoir été là. Le deuxième volume du Journal redémarre donc en décembre 1936, et s’ouvre sur une citation de l’Anabase de Saint-John Perse : « Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice. » L’écriture est à nouveau possible, nécessaire : « Je crois que c’est la raison qui me pousse à reprendre cette conversation avec moi-même, ce Journal interrompu depuis trois ans par cette surcharge de bonheur. »

9782754108676-001-GRevenu à Paris, triste privilège des longues absences, le couple découvre que leurs amis ont très bien vécu sans eux. Le temps, en revanche, les a changés, courbés, d’autant plus que l’atmosphère, en 1937, n’est pas à l’optimisme. Même le faste des soirées poétiques de Paul-Louis Weiller, protecteur de Francis Jammes et de Claudel, se laisse entamer par les minces illusions dont chacun se berce. Mieux informée que quiconque du cours des « affaires étrangères », Hélène Hoppenot noircit son Journal des verbatim de son cercle, précieux dépôt. On entend ainsi Saint-John Perse, toujours lui, se plaindre de la veulerie de ses supérieurs, incapables d’opposer la moindre fermeté aux provocations d’Hitler. On voit un Abel Bonnard, plaider, au contraire, la nécessité d’une guerre, fût-ce pour préparer « l’aube des temps nouveaux ». Entre la chute de Léon Blum et les accords de Munich, l’angoisse monte : « Nous abordons à l’un des moments les plus périlleux de notre histoire depuis 1914 et, en scrutant l’horizon, il est impossible d’apercevoir un chef capable de nous tirer de là. » Daladier, Gamelin et Reynaud lui semblent déjà condamner le pays à l’échec L’attitude trop conciliatrice de Chamberlain, elle le pressent, mène au déshonneur. Le Reich, elle l’a compris, ne peut plus échapper à la logique belliciste de son chancelier et à ses brunes poussées de fièvre. Gisèle Freund, qui a laissé un merveilleux portrait d’elle, lui a raconté comment on y dépouillait déjà les Juifs et traitait les opposants au programme d’épuration ethnique. Rentré d’Allemagne, à la fin septembre 1938, Saint-John Perse en rapporte le détail des rencontres préparatoires aux « accords de Munich ». Des confidences du poète, qu’Hitler et Mussolini ont flatté, elle tire une page d’anthologie, grosse d’orages, de l’affaire des Sudètes et du Pacte Ribbentrop-Molotov. Peu avant que le volume ne se referme, en date du 22 août 1939, cette fusée : « Louis Aragon, dans Ce soir, se réjouit de la nouvelle politique des Soviets et ceux qui estimaient qu’il fallait à tout prix s’entendre avec Hitler triomphent. L’avenir est sombre et il nous faut vivre au jour le jour. » Le temps de l’avant-guerre, privé de futur, se disloque.

1540-1Qu’y croire ? Sur qui compter ? L’un des informateurs les plus aigus de l’observatrice a belle figure et n’est autre qu’André François-Poncet. S’il aime à friser sa moustache et tenir son auditoire sous les effets de sa parole étincelante, notre ambassadeur, fort actif à Berlin et Paris depuis 1931, se répand en indiscrétions et prévisions de moins en moins rassurantes. « A son avis, écrit Hoppenot, Hitler est un inverti de tendance. L’inversion en Allemagne étant considérée plutôt comme un signe de sur-masculinité que de dégénérescence : l’homme fort ne pouvant se contenter des seuls rapports intimes avec l’être inférieur qu’est la femme. » Homosexuelles ou pas, les frustrations du dictateur n’ont pas attendu Chaplin pour s’afficher. François-Poncet, que de mauvaises langues aiment à dire fasciné par le national-socialisme, a surtout été un témoin averti de son triomphe électoral et, une fois atteint, de la rouerie d’Hitler, « parjure né ». Le Français n’aura cessé de bombarder de documents et d’alertes le quai d’Orsay, et trompé ses hôtes sur ce qu’il pensait d’eux… L’un de ses livres majeurs, Souvenirs d’une ambassade à Berlin 1931-1938, reparaît chez Perrin, enrichi du beau travail de Jean-Paul Bled, grand connaisseur du personnel hitlérien où beaucoup de médiocres se haussaient du col. Mais le propre des tyrans, cela se voit ailleurs qu’en politique, n’est-il pas de s’entourer d’intelligences modestes et d’âmes serviles ? Normalien et bon germaniste quant à lui, François-Poncet n’épargne guère les représentants de la « race supérieure », si petit-bourgeois de goût, pas plus que les rodomontades d’une France piégée par sa « politique d’apaisement ». Le haut fonctionnaire, à défaut de la croire suffisante, y aura toutefois contribué de la manière la plus efficace possible. Étrangement, il nous parle peu d’une entreprise négligée par les historiens, l’exposition d’art français, et d’art moderne, que l’ambassadeur organisa, à Berlin, en juin 1937, avec l’aide de Robert Rey, critique d’art aujourd’hui malfamé pour avoir publié Contre l’art abstrait (Flammarion, 1938) et surtout La Peinture moderne ou l’art sans métier (Que sais-je, 1941).

3023964087_435c349c03_zLe fait que Lucien Rebatet ait tenu en estime cet inspecteur général des Beaux-Arts, nommé par le Front populaire, n’a guère disposé la postérité en sa faveur. Ainsi Michèle C. Cone, en 1998, donnait-elle de l’exposition de juin-juillet 1937, voulue par le gouvernement Blum, un bilan plutôt négatif. Tout en reconnaissant que le critère de nationalité, alors indiscuté, excluait de facto les artistes juifs de l’Ecole de Paris ou l’espagnol Picasso, elle ne soulignait pas assez l’audace qui consistait à montrer en Allemagne, déjà très avancée dans la stigmatisation de « l’art dégénéré », des tableaux de Matisse (qui prêta son concours enthousiaste), Braque, Léger, Vlaminck, Derain et autres Fauves. Derrière les intentions de François-Poncet, soucieux de rappeler que l’art français véhiculait un parfum de civilisation autrement plus libéral et une esthétique moins régressive que les valets néoclassiques du Reich, il faudrait voir une démarche réactionnaire, et complaisante envers les Nazis ! Le Départ de Chapelain-Midy et Le Goûter des enfants de Maurice Asselin (notre photographie) ayant séduit la presse allemande par leurs thèmes et leurs accents quattrocentistes, Cone croyait tenir la confirmation de sa thèse, que conforterait la présence de Vuillard, Lucien Simon, George Desvallières, Maurice Denis, Despiau et Maillol parmi les exposants. Son erreur, assez courante, venait d’une confusion entre l’éclectisme ouvert de Robert Rey, conforme aux habitudes de l’administration des Beaux-Arts, et l’esthétique antisémite et étroitement nationaliste, selon les termes de Cone, qui définiraient la culture vichyste. Outre que le canon officiel, sous la botte, ne romprait guère avec toutes les options du Front populaire, la stratégie de François-Poncet tranchait, elle, sur la caporalisation nazie de l’art germanique. Laissons-lui, d’ailleurs, le mot de la fin : « En juin [1937], une exposition de peinture française moderne est organisée à Berlin par l’Académie des beaux-arts de Prusse. Hitler, dont les goûts, en la matière, ne vont pas au-delà de la peinture romantique du milieu du XIXe siècle et pour lequel l’impressionnisme et le cubisme, qu’il confond, ne sont que des produits de l’esprit juif, prend, cependant, la peine de venir la voir et d’y acheter une statuette. » Dont acte. Stéphane Guégan

product_9782070177646_195x320*Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940, Editions Claire Paulhan, édition établie et annotée par Marie France Mousli, 49€. Le controversé Alexis Leger (Saint-John Perse), en raison du non-interventionnisme qu’il aurait soutenu jusqu’à son renvoi en mai 1940, sort grandi du témoignage de Hoppenot. Où se situe la vérité ? La lecture des Lettres familiales 1944-1957 (Cahiers Saint-John Perse, n°22, édition établie, présentée et annotée par Claude Thiébault, Gallimard, 19,50€) confirme l’étrange situation où il se trouve à l’heure des règlements de compte que l’on sait. Interdit de séjour en France, où cette « crapule » de Paul Reynaud reprend du service et le tient pour responsable du « Pacifisme » qui avait perdu le pays, Saint-John Perse, très anti-gaulliste, vit d’expédients à Washington, rime peu et souffre de cet exil prolongé. Son statut littéraire le préoccupe, évidemment. Que Gaëtan Picon l’ait intégré à son Panorama de la Nouvelle Littérature française le rassure. Début 1953, Paulhan l’associera à la N.R.F, qui renaît après quelques années de bâillon. Le futur Prix Nobel, Ulysse peu commode, devra patienter encore avant de revoir sa patrie. SG

**Alain Sayag et Marie France Mousli, Hélène Hoppenot. Le monde d’hier, Hazan, 24,95€. L’exposition du Pavillon Populaire, espace d’art photographique de la ville de Montpellier, se tient jusqu’au 29 mai 2016. Cinq albums, tous publiés en Suisse, succéderont au Chine de 1946, que Skira accompagne d’un texte de Claudel. Les focales courtes de Hoppenot sont celles d’une diariste attentive au motif plus qu’aux effets.

***André François-Poncet, Souvenirs d’une ambassade à Berlin 1931-1938, préface et notes de Jean-Paul Bled, Perrin, 24€.

product_9782070105960_195x320****Peu de temps après l’exposition de juin 1937, et en manière de réponse, Entarte Kunst ouvrait ses portes à Munich. Parmi les artistes « dégénérés » qu’elle livrait aux rires de la foule en les apparentant aux bacilles dont la culture allemande devait se nettoyer, on trouvait deux « experts » honnis des déformations monstrueuses. Otto Dix (1891-1969) n’en était pas à son premier procès. Sous la République de Weimar, sa Tranchée de 1923 lui avait valu une bordée d’insultes. Ce De Profundis verdâtre, bouillie de corps anonymes et de terre éventrée, souleva alors le cœur de Meier-Graefe : « Le cerveau, le sang, les entrailles sont peints de façon à porter à leur paroxysme nos réactions animales. » Le procureur voyait juste, la « peinture infâme » de Dix annulait la distance mentale qu’induit l’esthétique traditionnelle. Nul ménagement, c’est, l’année suivante, la morale de Der Krieg, série de 50 eaux-fortes que l’artiste réalise en défiant Callot, Goya et Géricault, note Marie-Pascale Prévost-Bault dans sa présentation du rare exemplaire complet qu’abrite L’Historial de la Grande Guerre. Sa publication très soignée (Gallimard, 24€), papier et encrage, sert parfaitement le propos du peintre, croix de fer de 1915, et n’écoutant plus que le fracas de ses souvenirs et la voix éteinte de ses camarades de combat. Le pire se situe peut-être au-delà des motifs, cadavres obscènes, corps déchiquetés, macédoines de visage, fous errants, putes à soldats…

product_9782070178674_195x320Le pire surgit du cœur même de l’ancienne figuration que Dix déchire à pleines dents ou sublime ironiquement. No man’s lands lunaires et paysages de terreur, sous la lumière des fusées éclairantes, touchent au merveilleux des Calligrammes d’Apollinaire. Ce dernier, avant d’enfiler l’uniforme français, avait bataillé pour la survie du nu en peinture. Le fait qu’il n’ait jamais chanté ceux de Modigliani (1884-1920) n’en est que plus curieux, d’autant que les deux hommes eurent le temps de se fréquenter : il existe un portrait du poète par l’Italien, Juif de Livourne, auquel les nazis firent bel accueil, à l’été 1937, dans l’exposition d’art dégénéré… Celle du LaM (visible jusqu’au 5 juin 2016), sculptures et peintures de toute beauté, fait revivre le Montparnasse dont l’Allemagne hitlérienne voulait purger l’art d’Etat. Si Ingres et ses rondeurs imprévisibles sculptent en partie les nus de Modi, les portraits en portent également la marque, à égalité avec Greco, Picasso (fût-ce le Picasso ingresque) et la statuaire égyptienne ou africaine. Il en fallait plus pour effrayer le Paris des années 1910, et moins pour connaître les foudres de la propagande nazie. Le catalogue (Gallimard, 35€), sourd à la légende du maudit et du reclus, explore tous les liens, esthétiques, poétiques et commerciaux, qui inscrivaient l’apatride dans le paysage. Le Nu Dutilleul et le Nu d’Anvers en sont deux des fleurons. SG

Je suis pour la vie

En 1845, retour d’Algérie, Théophile Gautier fit paraître Zigzags. Une manière d’autoportrait brouillé s’y dessine sous le masque du globe-trotter désinvolte. La ligne droite n’avait jamais été son fort. Et sa façon de voyager, en multipliant les détours et les digressions pour ainsi dire, collait avec la vie nomade et les amours baladeuses d’une jeunesse qui s’éloignait déjà. Moins d’un siècle plus tard, pour son entrée en littérature, Marc Bernard reprend le titre et l’esprit de Gautier, abandonne le pluriel final pour faire moderne et colore de surréalisme ce premier récit autobiographique. Le génie des liaisons lui manquant déjà, il se raconte en désordre. S’il sacrifie à la vogue du surréalisme, il s’en dépouillera vite, comme on se débarrasse d’un veston qui singerait le bon chic parisien. Combien d’obscurs provinciaux brûlent alors de plaire à André Breton et de rejoindre son cénacle vindicatif? Or le manuscrit de Zig-Zag, en juin 1928, est soumis, timidement, discrètement, à une tout autre autorité littéraire que le mage de la rue Fontaine. C’est Paulhan qui sera le découvreur de Bernard, auquel il ouvre aussitôt les colonnes de la NRF. La jonction se fait à un moment particulier de l’histoire de la revue. Elle reste en effet marquée par la violente passe d’armes qui opposa Aragon et Drieu au cours de l’été 1925. Paulhan, en l’abritant et en soufflant dessus, fournit à cette mauvaise querelle l’éclat d’une rupture esthétique et idéologique majeure. La mise sous tutelle du surréalisme, parangon des avant-gardes séduites par une force qui les dépasse, libère, en réalité, une lame de fond incontrôlable! Aujourd’hui Moscou, demain Berlin, la lumière aveuglante des nouvelles tyrannies entraîne la République des lettres vers les illusions de l’embrigadement, les lâchetés et les ivresses de la Terreur politique.

Sans qu’ils le sachent encore, Bernard et Paulhan vont vivre ensemble cette histoire-là et remettre en jeu, plus d’une fois, une amitié qui les liait comme des frères. Leur correspondance, quarante ans d’échanges directs entre deux solides Nîmois, démontre que de vrais amis peuvent tout affronter, la différence d’âge et d’opinion, les hauts et les bas de l’inspiration, la misère et la guerre, le succès et ses mirages, les complications sentimentales, s’ils s’entendent sur les mots. Ce n’est pas un hasard si Les Fleurs de Tarbes, où Bernard déchiffre très tôt le secret de Paulhan et sa vision du monde, fixent un idéal commun, celui d’un langage qui aspire à la vérité, et pas seulement à la vérité de soi, dans le libre épanchement de sa fantaisie. Autant l’homme est responsable de ses actes, autant la littérature et la peinture doivent assurer pleinement leur irresponsabilité native. En somme, les idées de Gautier pouvaient servir encore d’antidote aux oukases de gauche et de droite. Bernard, que sa pauvreté et sa nature ardente exposaient aux extrêmes, allait les connaître en politique. Tour d’abord tenté par le communisme, puis par l’idéal d’une nouvelle Europe après la débâcle de juin 40, il poursuit un même dessein révolutionnaire, qu’on ne veut plus comprendre désormais, et qu’on ne comprend plus en raison notamment du finalisme qui continue à peser sur l’histoire des années noires. Au risque de réduire la portée de ce livre magnifique, sans doute l’une des composantes les plus fortes de l’immense production épistolaire de Paulhan, on dira que le moment de l’Occupation en constitue le cœur.

La vie de Bernard bascule dès sa démobilisation. Le 25 juillet 1940, il épouse Else Reichman, une superbe Juive autrichienne qu’il a abordée au Louvre alors qu’elle tournait autour de la Vénus de Milo (il s’était mis lui-même à tourner autour des deux beautés avant d’aborder la seule qui pût partager son existence précaire). Le 26, il expédie à Paulhan sa profession de foi collaborationniste. Cette concomitance surprend moins quand on réalise que Bernard ne confond pas la révolution nationale, l’Europe de demain, issue des ruines du traité de Versailles, avec l’hitlérisme qu’il a en horreur. Le maréchalisme des premiers mois aura donc rallié toutes sortes de déçus et d’humiliés de la IIIe République. Nul besoin de rappeler que Paulhan choisira, lui, la résistance intellectuelle sans ce couper du monde artistique, de la jungle éditoriale aux galeries prospères. La désillusion saisira Bernard dès avant 1943, année où il voit partir en déportation Crémieux et Snoes, un de ses grands amours et la mère de sa fille. Entre-temps, Pareils à des enfants (Gallimard), où ses souvenirs de petit pauvre jettent un cri net, a décroché le Prix Goncourt. La guerre lui apporte la gloire mais creuse les distances ou le silence. Paulhan et Bernard se retrouveront, après la victoire, dans le combat qu’ils mènent ensemble contre les épurateurs en talons rouges. Bernard, qui avait un faible pour Gide et Chardonne faible réciproque, foudroie ce «salaud d’Aragon» et fournit à la contre-attaque de Paulhan des arguments de choc. Les surréalistes n’avaient pas brillé par leur patriotisme dans les années vingt et la presse communiste, durant la drôle de guerre, s’était souvent montrée très tolérante, Pacte oblige, envers la politique hitlérienne. Plaidant une littérature au-dessus des partis, Bernard et Paulhan récoltèrent à pleines brassées la haine des intégristes du lendemain. Nous les aimons aussi pour cela. Stéphane Guégan

– Marc Bernard et Jean Paulhan, Correspondance 1928-1968, éditions Claire Paulhan, 45€. L’édition du regretté Christian Liger, complétée et achevée par Guillaume Louet, est au-dessus de tout éloge.

Puisque Ulysse revient en Folio Classique (Gallimard, 12,80€) dans l’édition que Jacques Aubert avait dirigée pour La Pléiade, rappelons l’impact de cette grandiose satire homérique sur la génération de Marc Bernard. La traduction de Valery Larbaud en 1937 frappa d’autant plus les Français que la question du monologue intérieur et de son inventeur (Dujardin ?) restait un sujet de débat parmi eux. Ce détail de technique narrative mis à part, le roman de Joyce ébranlait les romanciers du cru, déjà passablement secoués par le Voyage de Céline et les nouvelles de Morand. Dans ce contexte, on appréciera ce que Marc Bernard confiait à Paulhan en avril 1939: «Quant à Joyce, il est bien évident qu’on ne peut plus écrire d’une certaine façon après lui. Il a tué le patati et patata, les généalogies et autres histoires de Saint-Esprit. Il nous a donné le goût de l’essentiel, l’horreur du remplissage, de la fausse, blême pureté. (…) En vérité, je vous le dis, sa descendance sera innombrable et vivace.» SG

Svevo entre masque et manque

Raconter la vie d’Italo Svevo, qui fuit le sensationnel et ne se livra guère, n’était pas une mince affaire. Plus d’un biographe, assez téméraire pour tenter sa chance, aurait vite abandonné en cours de route. Maurizio Serra, à qui les sphinx littéraires ne font pas peur, s’est accroché au néant romanesque que constitue l’existence du bourgeois de Trieste. Il s’y est même cramponné comme à la seule réalité de ce destin désinvesti, à la clef de cet homme qui goûta, vaille que vaille, le bonheur des époux sages et même des gendres humiliés. Aux satisfactions du confort matériel que lui apportèrent un beau mariage et un emploi stable dans l’usine de sa belle-famille, à la soupape des voyages d’affaire et de rares aventures mal éclaircies, Svevo greffa donc le refuge de ses beaux livres sans lecteurs, publiés à compte d’auteur, et qu’il signa d’un pseudonyme. Il ne semble pas qu’il ait beaucoup souffert de cette apparente dichotomie. Sa correspondance nous épargne les faux déchirements de celle de Flaubert, vomissant à toute occasion les petitesses de la vie normale afin de mieux héroïser la pureté d’une écriture arrachée au vide. L’attitude courante des romanciers en dit long sur la philosophie de leurs livres. Serra insiste, à différentes reprises, sur ce qui distingue Svevo, morale et style, des deux options entre lesquelles se rangent alors ses confrères italiens, le surhomme d’annunzien et le névrotique freudien.

L’alternative du dominant et du dominé est trop simple pour ce lecteur précoce de Schopenhauer, qui a choisi de ne pas céder à un pessimisme de salon. À l’instar du protagoniste de La Conscience de Zeno, roman unique qui enchanta ses amis Valery Larbaud et Joyce, Svevo préfère les postures duelles, l’indéterminé et les questions sans réponses. L’hésitation, le doute et l’inconnu(e) plutôt que les situations figées. Au cœur de son flou psychologique, il ne loge pas la mauvaise conscience des antihéros flaubertiens, ni la nostalgie entêtante des figures proustiennes. Le peu qu’on sache de sa vie, et que Serra nous fait partager avec l’humour de son modèle, le distingue des manchots accomplis, incapables d’opinions et de coups de tête. La lecture de ce livre riche en digressions et notes subtiles nous en apprend beaucoup sur la culture familiale et l’évolution sociale de l’écrivain, nourries à la fois par l’héritage juif d’Europe centrale et l’humanisme laïc dans lequel il se forma jeune. Autant se faire une raison quant à son indifférence identitaire. Svevo se convertit au catholicisme pour épouser sa cousine mais fit savoir qu’il ne souhaitait «ni rabbins ni prêtres» à ses obsèques. Face aux inquisiteurs soupçonneux, Serra ne cherche pas à accréditer les thèses d’un antisémitisme dont Svevo aurait craint le durcissement ou adoubé les thèses. Il n’entend pas plus en faire un champion de l’irrédentisme triestin et de la cause italienne pendant la guerre de 14. Sans doute le cosmopolitisme de sa ville lui convenait-il mieux que les divisions qui naîtraient fatalement de la chute de l’Empire des Habsbourg.

De cet effondrement, fruit pourri de la Conférence de Paris, Stefan Zweig a fait l’épicentre de son œuvre ultime, laquelle se compose de livres achevés autant que de textes de conférences et de manuscrits abandonnés à leur destin aléatoire. Son suicide, au Brésil, en 1942 mit un terme brutal au nomadisme imposé par Hitler à ce juif viennois, si fier d’avoir illustré le génie de sa ville natale avant de la quitter pour Londres et les Amériques. Sept ans après sa disparition tragique, les éditions Victor Attinger firent paraître un volume de mélanges sous un titre zweiguien. Repris par Bartillat et précédé d’une ferme préface de Jacques Le Rider, Derniers messages nous atteint aujourd’hui comme une voix de l’autre monde, celui dont l’écrivain entretint la flamme chez ses auditeurs et ses lecteurs. Le sort de la grande culture européenne pouvait raisonnablement les inquiéter… Ces pages pleines d’angoisse et de nostalgie sont aussi portées par l’esprit de résistance dont Zweig était devenu le symbole avec son ami Romain Rolland et quelques irréductibles. À l’opposé des dadaïstes, dont il a nécessairement eu vent,  – ces jeunes gens faisaient tellement de bruit! – l’émule de Nietzsche ne tenait pas la haute culture cosmopolite et polyglotte, qu’il incarnait mieux que quiconque, pour responsable des guerres «bourgeoises». Aussi mettra-t-il toute son énergie, dans les années 1930, à défendre l’héritage de Vienne, fondée par les Romains, forte du souvenir des Pensées de Marc-Aurèle, et prête à rayonner de tout l’éclat des soleils momentanément éclipsés. Nul spleen dans ses Derniers messages. Stéphane Guégan

*Maurizio Serra, Italo Svevo ou l’Antivie, Grasset, 22€

*Stefan Zweig, Derniers messages, Bartillat, 21€