INSOUMISSION

DachyAndré Breton est à réinventer. Il n’a que trop subi procès et caricatures pas toujours mérités. Le soi-disant pape du surréalisme en fut surtout le moine défroqué: tout culte de substitution, y compris l’aura qu’il nourrissait autour de lui, heurtait sa vieille haine des dogmes aveugles. L’anarchie fin-de-siècle l’avait cueilli au lycée, autour de 1912-1913, elle ne le quittera plus, pour le meilleur et le pire, comme le note un François Mauriac fasciné, en 1966, lorsqu’on enterre «ce sombre frère que je n’ai jamais vu» et qui était resté, jusqu’au dernier jour, fidèle à «l’adolescent qu’il avait été». Ne pouvant tous se dérober au devoir nécrologique, contrairement au sinueux Aragon, les communistes s’en tinrent, de leur côté, à un bilan partiel et partial du défunt encombrant. L’Humanité, dont Breton avait qualifié la lecture de «crétinisante» dès 1926, loua le grand poète, le net théoricien, mais tut l’opiniâtre fureur antistalinienne qu’il avait partagée avec Benjamin Péret, André Thirion et même André Masson. Tant d’autres, liés aux heures chaudes de Dada et aux promesses libertaires du surréalisme, s’étaient ralliés à la Terreur d’État en connaissance de cause. Aragon, Éluard, Tzara… Que d’odes à Staline, d’ouvriérisme pesant!

product_9782070149377_195x320Queneau se joue des mots lorsqu’il dépeint Breton en «Fouquier-Tinville de la poésie». Il confond deux formes d’absolutisme et ignore les transports érotiques qui soulevèrent Aragon, fraîchement débarqué à Moscou, à l’été 1930. Les «ennemis du Peuple», les «saboteurs» étaient eux privés de vacances, on traquait et fusillait à tour de bras: «Moralement il y a quelque chose de prodigieusement exaltant dans l’air d’ici, de très Fouquier-Tinville», écrit alors le futur apparatchik. Breton mettra la «conversion» d’Aragon sur le compte de Sadoul, il se trompait. La chose lui arrivait, il arrivait même qu’il le reconnût… Les témoignages abondent, certes, qui confirment l’exigence, le rigorisme et même la violence auxquels le shaman de la rue Fontaine soumit son cercle aux contours mobiles, du fait des départs et des exclusions… Est-ce assez pour comparer ces usages, typiques des cénacles avant-gardistes, au fonctionnement d’un parti aussi oppressif et criminel que le PCF et sa maison mère? Ceux qui en doutent encore n’auront qu’à lire Marc Dachy et le regretté Radovan Ivsic, deux livres incisifs différemment. Dachy, qui prépare une biographie de Tzara, dépouille toutes sortes de coupures de presse, à la lumière desquelles il apparaît bien que Breton, rentré à Paris après la Libération, a su assouplir, ensoleiller le fragile et pugnace magistère qu’il y retrouva (malgré Sartre, Georges Bataille et le néo-dadaïsme duchampien des années 1960)! L’anticommunisme et l’Éros en bordent plus que jamais la sagesse. La voix posthume d’Ivsic, narrant sa sortie de la Yougoslavie de Tito et son intégration au paysage intellectuel parisien, comblera ceux qui préfèrent la chronique enlevée à la glose ampoulée. Parce qu’il trouve le bon angle en photographe aguerri, Ivsic raconte bien les derniers moments du maître, les utiles réunions de café, Saint-Cirq-Lapopie, Toyen, et Breton, toujours vif, jouant comme un enfant ou récitant du Baudelaire afin de tromper le crépuscule qui descendait sur la «vraie vie». Stéphane Guégan

*Marc Dachy, Il y a des journalistes partout. De quelques coupures de presse relatives à Tristan Tzara et André Breton, Gallimard, L’Infini, 18€

*Radovan Ivsic, Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout, Gallimard, 16,90€.

LES MO(R)TS EN HÉRITAGE

9782081363298Nous autres Arméniens, nous méprisons le dolorisme tapageur et vindicatif où se complaît l’époque. Et pourtant il y aurait de quoi. La liste des fléaux qui assombrirent le destin de cette civilisation chrétienne, presque deux fois millénaire, est aussi longue que la liste des galeries de Larry Gagosian. Fallait-il, diront nos Candide, que l’Arménie aille se loger au carrefour d’empires et d’envahisseurs de toutes sortes? Depuis le IVe siècle, son histoire est celle d’une culture de plus en plus brillante et d’une survie de plus en plus problématique. Massacres et déportations systématiques débutent au XVIe siècle, ils furent le fait des Turcs et des Perses que les variantes de l’Islam divisaient plus que l’irrédentisme glouton. Le pire était à venir, comme chacun le sait, et comme l’ont rappelé les commémorations du génocide d’avril 1915. Commémorations fort discrètes en France malgré le déplacement du président Hollande à Erevan. Il est vrai que l’«anniversaire» tombait mal, selon la formule consacrée. Les attentats de janvier 2015 et l’illusion d’une nouvelle union sacrée mobilisaient tous les esprits. La fatalité! Elle a évidemment bon dos. Une fois de plus, les Arméniens patienteraient. Dans ma jeunesse, le monde scolaire les avaient déjà exclus du «devoir de mémoire». Le livre de Valérie Toranian, qui fait revivre la figure épique et savoureuse de sa grand-mère Aravni, a des pages très justes sur ses années de collège et l’espèce de silence, ou de méconnaissance, qui entourait le génocide qui avait frappé les siens.  Au lycée Lamartine, où la plupart de ses amies étaient juives, la tragédie de la Shoah occupait le champ entier du monstrueux. À Voltaire, j’en témoigne, les pogroms de 1896 et 1915 brillaient par leur absence.

Le génial Hugo, celui des Orientales, sauvait l’honneur sans que nos professeurs le comprissent, les innocents ! «Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil.» Il est des vers qui font du bien en vous serrant le cœur. La haute poésie résistait donc au misérable déni. Nous restaient aussi et surtout la sphère familiale, la reconstruction difficile du passé et, plus heureuse, la transmission de tout un héritage des sens, cuisine, musique, danse et langage fascinant bien que peu compréhensible aux enfants de la troisième génération. En fouillant ses souvenirs et ceux d’Aravni, Valérie Toranian a d’abord retrouvé les yeux qu’elle portait sur cette vieille dame au physique et au parler déroutants. D’autres, moins sincères, n’auraient peint que la fusion charnelle de deux êtres unis par le drame de l’exil et les stigmates d’une intégration acquise de haute lutte. Mais L’Étrangère, pour se dévorer comme un roman, terrible et drôle à la fois, refuse aussi bien le conte de fées que le pathos victimaire. La vérité, celle qu’une adolescente finit par découvrir et léguer à l’adulte qu’elle deviendra, appelait le souci du détail dans l’horreur, voire le cocasse dans l’abject. Pour décrire ce à quoi conduit l’épreuve déshumanisante de la barbarie et de la mort, il n’est pas d’alternative à l’extrême précision. La fête de l’eau, en juillet 1915, fête de l’abondance et de la fertilité, communique son ironie involontaire aux premiers moments du livre. D’emblée, il trouve son ton et sa nécessité dans cette alternance de larmes et de joies qui font aussi la richesse d’une vie, fût-elle livrée aux bêtes. Aravni, en cette année 1915, perdra père, mère, sœur et mari, elle affrontera les colonnes de la mort presque seule, seule avec sa volonté rageuse de fausser compagnie à ses bourreaux. Les camps de Marseille, aussi sinistres qu’oubliés, ne parviendront pas à arrêter sa course. Valérie Toranian possède aussi un sacré souffle, elle vient de le prouver. Stéphane Guégan

*Valérie Toranian, L’Étrangère, Flammarion, 19 €

TOUR D’HORIZON

Les expositions capables de dire un moment de l’histoire ou du goût ne courent pas les rues. Elles exigent travail, recherche et pensée, autant de soins devenus incompatibles avec l’industrie du divertissement. Francis Haskell et Jean Clair avaient prédit l’arrivée du spectacle muséal et des produits frelatés, affiches ronflantes et réalité décevante. Nous y sommes. Avec le public, désormais, les œuvres souffrent inutilement, dans trop de cas. Restent les exceptions, en voici.

catalogue-d-exposition-d-or-et-d-ivoire-paris-pise-florence-sienne-1250-1320La sculpture, dit-on, ne déplace pas les foules. Elles auraient bien tort de bouder l’exposition de Lens et le pont subtil qu’elle jette entre le Paris des derniers capétiens (directs) et la Toscane des cités fleuries. En l’espace de 70 ans (1250-1320), le parcours fait advenir ce qu’on appelait jadis la proto-Renaissance. Par chance, cette façon de compter le temps, et d’anticiper un avenir préconçu, déplaît aux commissaires, plus attentifs aux effets de tuilage, aux évolutions multiples, à la modernité égale du gothique parisien et du giottisme florentin. L’erreur, ils le savent, serait de faire croire à une transformation obligée du langage des formes, enfin arraché à la nuit de l’occident que serait l’obscur Moyen Âge. D’or et d’ivoire se veut et se fait lumineuse dès son départ, qui coïncide avec les nouveaux chantiers de Notre-Dame de Paris et de la Sainte Chapelle. L’admirable Tête de roi mage de Jean de Chelles se rit des mutilations de 1793, elle a traversé les siècles avec la même puissance que l’œuvre des sculpteurs toscans contemporains, et leur bagage antique plus affirmé. L’Ange de Berlin, chef-d’œuvre de Nicola Pisano, annonce la souveraineté de son clan sur la statuaire siennoise. Les plis qui s’agitent dans le manteau de Gabriel mêlent l’accent de Paris à la leçon des vieux sarcophages. On a compris que le propos est tout sauf d’opposer le Nord au Sud. Au contraire, sculptures, peintures, vitraux et manuscrits enluminés invitent à suivre, en tous sens, l’ancienne Via Francigena, qui menait de Rome à Calais. Les migrations y étaient incessantes et touchaient aux flux bancaires comme à la mode. Il suffit d’ouvrir l’œil pour saisir comment des façons de se vêtir, de se coiffer et de séduire enjambèrent aussi les Alpes vers 1300.

expo_francois_ier_gdFrançois 1er a gagné par sa vie exemplaire le privilège d’être solidement ancré dans nos mémoires et nos références. Il n’était pas encore roi que Castiglione pensait lui dédier le livre du Courtisan. La combinaison accomplie du chevalier et de l’humaniste, c’était lui, plus que tout autre prince d’Europe… L’Arétin, un peu plus tard, lui fit présent du portrait de Titien, perle du Louvre. Le Vénitien avait su injecter la vie et l’ironie gauloise au profil de médaille qu’il avait utilisée pour brosser le roi de France. Sur la question des images d’apparat – les « state portraits », disent les Américains aux oreilles longues – on lira l’excellent essai d’Henri Zerner dans le catalogue de la passionnante exposition de la Bibliothèque nationale qui vient de se refermer. Il y réévalue le chef-d’œuvre de Clouet (ci-dessus), ornement des livres d’histoire, et se sépare nettement de ceux qui n’y voient qu’archaïsme français, au regard du portrait de Titien. Zerner retourne leur argument et rappelle que François Ier, tout amateur d’art italien qu’il fût, n’adhérait pas à notre culte du neuf. En outre, devenu roi faute d’héritier mâle dans la descendance de Louis XII, il lui fallait user de l’image pour asseoir un trône de circonstances. Or, en matière de portrait royal, un précédent existait, au prestige immense alors. C’est le Charles VII de Fouquet, auteur aussi d’un portrait perdu du pape Eugène, que Vasari n’omet pas de citer… Clouet n’avait plus qu’à se rattacher au modèle du vainqueur des Anglais pour faire sens. Chantant ses vertus guerrières (Marignan !) et sa piété chrétienne, tout une « stratégie de communication », au dire des commissaires, eut à cœur de légitimer ce grand Français de François. Leur exposition, il est vrai, ne le démentait pas.

catalogue-d-exposition-de-giotto-a-caravage-les-passions-de-roberto-longhi-au-musee-jacquemart-andre-paris-Roberto Longhi est mort sans avoir pu organiser une exposition sur son bilan d’historien de l’art, il l’eût fait avec précision et flamme, comme tout ce qu’il touchait. Ses états de service, tels que le musée Jacquemart-André les évoque de façon stimulante, font plus que rêver. Si le regard est une aventure infinie, il fut le plus grand explorateur du premier XXe siècle, à l’image d’un Sterling et de quelques autres. Ces fous de peinture n’aimaient rien tant que remuer les réserves, fouiller les sacristies, scruter la moindre collection à la recherche de la rareté qui leur permettrait de mettre un nom ou une date sur un tableau sans collier. Longhi, pour sa part, ne dissociait pas le travail d’attribution du travail d’analyse. Et, suprême don, il écrivait comme un dieu. On ne saurait trop en recommander la lecture aux historiens de l’art qui nous accablent de leur jargon souvent mal dominé, double crime. La géographie de ses trouvailles et de ses marottes devrait aussi les faire réfléchir. Nullement coupé de l’art de son temps, familier des futuristes et de la peinture métaphysique, très actif sous Mussolini (ce qui lui vaudra de pouvoir voyager en Espagne sous Franco), il s’est rendu vite célèbre par ses travaux sur les primitifs (son Piero della Francesca est un must), les oubliés de la Renaissance (Cosmè Tura) et le XVIIe siècle le moins bolonais possible. Il aurait donné tout Guido Reni pour un morceau de Caravage ! A ce dernier est consacrée sa thèse de 1911. Il avait à peine 20 ans. Caravage devait l’accompagner jusqu’au bout de la nuit.

UnknownLes occasions de voir ou revoir Matisse ne sont pas rares, mais il est rare qu’elles surprennent. S’y perpétue le plus souvent le blabla habituel sur l’explosion fauve, la religion de la surface, la décantation souveraine du signe ou la sensualité chaste des odalisques… On tremble à l’idée que l’indispensable rétrospective à venir ne s’échafaude sur de telles prémisses. Mais on se rassure en visitant, à Martigny, l’exposition que Cécile Debray consacre à cet artiste qu’elle connaît très bien et s’efforce de questionner autrement. De quel poids, par exemple, pesèrent l’héritage de Gustave Moreau (l’un de ses maîtres), le dialogue occulté avec le cubisme de Picasso et surtout de Juan Gris, et les deux guerres qu’il eut à vivre en observateur inquiet (son âge le protégea des uniformes en 1914 et 1939) ? Comme le dit le titre, Matisse est à comprendre « en son temps », dans son rapport au temps, le défi des autres comme la menace du même. Admirablement, en 1919, il confiait à un journaliste vouloir « chercher quelque chose de nouveau », pour échapper au « nouveau » fossilisé d’avant-guerre et d’avant-garde. En cela, il convient de le rapprocher, comme le fait Cécile Debray à plusieurs reprises, de Picasso et Derain, contemporains capitaux, et pareillement indifférents à toute téléologie moderniste. Au sortir de la guerre, ces trois-là abandonnent à la valetaille de l’époque le pauvre privilège de marcher droit et de traverser le siècle dans les clous. Toujours, en 1919, Matisse parle d’hygiène à propos de ce que nous nommons, avec condescendance, sa « période niçoise » (bête noire de Cocteau et des surréalistes) : « Si j’avais continué dans l’autre voie, que je connaissais si bien, j’aurais pu finir en maniériste. […] Du reste, je cherche une nouvelle synthèse. » On croyait Matisse en paix avec lui-même, on le découvre en proie à ses démons de mauvais père de famille (L’Algérienne, Lorette à la tasse de café, La Culotte rouge) et ses désirs de réincarnation. Le Renoir du XXe siècle, qu’il a tant regardé, comme le prouve Augustin de Butler, l’a précédé dans l’affolement des épidermes et des repères. Sous cette lumière, la période de l’Occupation et des années 1946-1947, très présente et prenante à Martigny, offre le spectacle d’un Matisse revenu du pays des morts, et inventant, me souffle Cécile Debray, le « Modern style » des années 1950. Très fort.

9781849762564_1Restons en Suisse, puisque Marlene Dumas semble condamnée à ne jamais devoir faire l’affiche en France. Trente ans après ses premiers éclats, et le renouveau figuratif dont elle fut une actrice remarquée, elle suspend une manière de journal intime aux murs de la Fondation Beyeler. A quelques salles de là, Gauguin poursuit sa route. Dumas, qui jeune s’imaginait descendre du père des Trois mousquetaires, a trouvé à Bâle la compagnie qu’elle mérite. N’est-elle pas une artiste des frontières ? Frontière des médiums (la photographie conditionne maints tableaux), frontière des sexes (peu de femmes peintres fixent aussi bien l’Eros moderne), frontière des âges (il serait facile de montrer en quoi la prégnance des souvenirs débouche sur une forme d’autofiction picturale), frontière des cultures (une bande-son, entre punk et new wave, se mêle silencieusement à la fibre de ces images délestées du « fardeau » qu’elles sont supposées porter). Sa jeunesse, dans le Cape Town des années 1960, et la confrontation avec l’apartheid, a laissé quelques cicatrices. Et pourtant sa peinture, si réceptive à la question raciale et sociale, ne sacrifie jamais sa force expansive aux clins d’œil assommants du moralisme humanitaire, elle ne pèse pas. Dumas, du reste, sait donner de l’air à ses sujets les plus mordants ou les plus morbides, et de l’humour aux instantanées de son libertinage pornographique (Miss Pompadour, 1990). Rose et noire, en alternance ou tout ensemble, cette plongée autobiographique fait penser tantôt à Manet (Adrian Searle l’a bien senti derrière Stern, 2004), tantôt à Picasso, l’autre grand Français de son panthéon avec Géricault. Peinture référencée, et non référentielle, peinture centrée, et non nombriliste, toute la différence est là.

Unknown-1Cela se vérifie au musée d’art moderne de la ville de Paris, où Markus Lüpertz a pris ses quartiers avec l’autorité qu’on lui connaît. Une autorité que nul ne contestera à celui qui appartient au club fermé des quatre ou cinq plus grands peintres vivants (la mort précoce d’Immendorff l’a érigé, de fait, en maître de la mal nommée « bad painting » des années 1960-1980). Autorité qui ne se traduit pas seulement par l’aisance que déploient ses grands formats et sa façon de convoquer les grands ainés, de Mycènes à Polyclète, de Poussin et David à Ingres, Courbet et Manet, de Velázquez et Goya à Lovis Corinth (dont le prix éponyme le récompensa en 1990). On peut être un doctus pictor et entasser les rapines au lieu d’interroger le réel à nouveaux frais. Tel n’est pas le cas de Lüpertz, qui n’a jamais fermé les yeux sur la réalité du monde, et d’abord la réalité allemande, d’une après-guerre qui n’en finit pas d’étirer ses fureurs et ses ombres jusqu’à nous. Il y avait pourtant danger à se colleter à l’héritage du nazisme. Et, comme le jeune Kiefer, ou Richter plus récemment, Lüpertz s’est vu taxer de nostalgie alors que son art ne charrie la mémoire du IIIe Reich qu’en dévoilant ses subterfuges, ses mensonges et sa mythologie régressive. Ce faisant, il fait aussi la part du grand rêve d’énergie, et de renouveau arcadien, qui servit de paravent à la basse politique d’Hitler. Ignorer l’un, pour mieux démonétiser l’autre, eût affaibli l’acuité de son regard et la poésie souvent sombre de cet art dantesque, habité de bout en bout par les mannes d’Eschyle, et entraîné par un sens dionysiaque, et donc religieux, du baroquisme contemporain. Un demi-siècle de peinture et de sculpture s’est donc engouffré dans ce qui reste l’un des plus beaux espaces d’exposition de la capitale. L’expérience est à vivre. C’est l’une des plus fortes du moment. Stéphane Guégan

*D’or et d’ivoire. Paris, Pise, Florence, Sienne 1250-1320, Louvre-Lens, jusqu’au 28 septembre. Catalogue (Snoeck, 39€) sous la direction de Marie-Lys Marguerite et Xavier Dectot.

*François Ier. Pouvoir et image, catalogue sous la direction de Bruno Petey-Girard et de Magali Vène, BNF, 39 €

*De Giotto à Caravage, Musée Jacquemart-André, jusqu’au 20 juillet. Catalogue sous la direction de Mina Gegori, Maria Cristina Bandera et Nicolas Sainte Fare Garnot, Cultures Espaces / Fonds Mercator, 39 €.

*Matisse en son temps, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, jusqu’au 22 novembre, catalogue sous la direction de Cécile Debray, 42,50 €.

*Marlene Dumas. The Image as Burden, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 15 septembre. Catalogue, 48 €

*Markus Lüpertz. Une rétrospective, musée d’art moderne de la ville de Paris. Surprenant catalogue (Paris-Musées, 49,90€), un véritable objet éditorial,  avec des contributions d’Eric Darragon, Pierre Wat et un entretien superbe entre Peter Doig et Lüpertz himself.

VIRGILE DANS LE TEXTE

product_9782070116843_180x0Comment croire au divorce qu’on dit consommé entre nous et les grands Anciens? La langue des poètes latins est-elle si morte que ça? L’étudier si vain? Ces questions d’actualité, Virgile les tranche en sa faveur. Il n’est que d’ouvrir son œuvre «impérissable», disaient gravement nos professeurs, dont nous avions tort de pouffer. L’avenir le prouverait. L’avenir, c’est ce volume de La Pléiade, 1200 pages d’intensité intacte, bilinguisme parfait et cuir vert, comme le printemps éternel du cygne de Mantoue.

Tout y est, Les Bucoliques, Les Géorgiques et L’Énéide, dont on ne remerciera jamais assez Auguste d’en avoir interdit la destruction contre l’avis de l’auteur, saisi de mauvais scrupules à son dernier souffle… Cette édition n’aurait pas été complète sans les textes controversés, mais délectables, qu’on lui attribue hypothétiquement. On ne prête qu’aux riches, c’est si vrai concernant Virgile! Les Bucoliques, dont Gide et Mallarmé rêvèrent d’égaler les églogues amoureuses, prennent d’emblée possession de leur lecteur: «Tityre, toi, […] tu médites un poème des bois.» La simplicité agreste, presque terrienne, du poète dénonce par avance le mièvre de certains de ses imitateurs. Théocrite avait trouvé un héritier direct, l’antique Grèce son extension naturelle, Rome était dans son rôle. L’Italie des récoltes généreuses, le pays des faunes et des ombres courtes, Les Géorgiques en disent la beauté brûlante. C’est l’âge d’or tel que seules les époques troublées parviennent à l’imaginer et à l’imposer aux imaginations, en estompant les souffrances qui s’y rencontrent du «voile» dont parle Sainte-Beuve. Baudelaire, qui avait récolté quelques prix de latin au collège, a bien lu le deuxième livre des Géorgiques et le fait miroiter dans son propre Cygne, où la modernité parisienne, fascinante et angoissante, réveille le souvenir des grandes douleurs d’Andromaque. L’Énéide, troisième opus et suprême effort, hante ainsi Les Fleurs du Mal comme elle se lit derrière bien des pages de Racine, Chateaubriand et Proust, ou nombre de toiles de Poussin, Ingres, Masson et Picasso. Le poète césarien s’attaque donc à l’épopée, genre supérieur, au soir d’une existence moins paisible qu’on ne le croit. Le renversement qu’il opère au regard du modèle homérique, placer L’Odyssée avant L’Iliade, lui permet d’introduire dans la peinture de la violence guerrière, et la violence la plus crue, un effet de miroir et un hommage aux dieux qui avaient permis de fermer le cycle infernal des guerres civiles. Comme Les Bucoliques, L’Énéide s’offre dans une nouvelle traduction, que les plus savants liront parallèlement au texte latin… Bien d’autres, avant nous, n’ont pas cru déchoir, être moins modernes, en procédant ainsi. Philippe Huzé, qui signe l’une des introductions du volume, rend hommage à ces passeurs, ces vecteurs d’admiration, ces vérificateurs de l’adage formulé par Jacques Perret: «Un chef-d’œuvre grandit de tous les chefs-d’œuvre qu’il suscite».

Stéphane Guégan

*Virgile, Œuvres complètes, édition bilingue, établie par Jeanne Dion et Philippe Huzé, avec Alain Michel pour Les Géorgiques, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 59€.

album-casanova-de-michel-delon-1030767556_MLCette année, l’album de la Pléiade emprunte son masque vénitien à Hugo Pratt et achève en beauté la canonisation du divin Casanova. Paraissent, en effet, au même moment, les tomes II et III d’Histoire de ma vie, qui couvrent la période des aventures allant de la fameuse évasion des Piombi à l’année 1774. Le mémorialiste ne poussera pas plus loin le récit de son destin nomade et libertin, fidèle à la promesse qu’il a faite à son lecteur de ne pas l’ennuyer avec la comptabilité du vieil âge. Les «folies de la jeunesse», pense-t-il, servent mieux son livre et la littérature. Car Casanova peut désormais être reconnu pleinement pour un maître des lettres françaises. SG

CasanovaDeux siècles ont été nécessaires à cette petite révolution de palais, au sens gustatif du terme. Et Stendhal aujourd’hui retirerait les propos rudes que lui avait inspirés cette autobiographie unique en sa première édition, proprement monstrueuse. Enfant dénaturé d’une double traduction, du français vers l’allemand, puis de l’allemand au français, elle fit malgré tout son petit effet dans le Paris de la Restauration, comme le note Michel Delon en tête de l’album. Sainte-Beuve pressent un écrivain de la race des Sévigné et des Bussy là où le bibliophile Jacob croit deviner un faux de Stendhal… La méprise est belle, elle est digne de la liberté de ton et d’invention qui court à travers le texte et dont on prend enfin la pleine mesure. Faut-il s’évertuer à y démêler le faux du vrai quand Casanova lui-même se vantait d’avoir mis en scène sa vie avant de la mettre en mots? Delon a construit son nouveau Casanova sur l’ubiquité première de sa personne et de son personnage, réunis à travers le regard unifié du texte qui nous y donne accès. Le peu d’images fiables de l’écrivain semble confirmer son art du dédoublement et son goût de la diversité. L’album se referme sur les incarnations cinématographiques d’un séducteur dont le grand écran s’est vite emparé. Dernier avatar d’une longue série, le film d’Albert Serra, Histoire de ma mort, a retrouvé autrement la truculence de Fellini et nous rappelle que Casanova a aimé les belles comme les laides, les jeunes comme les vieilles, par amour de ce qui ne s’explique pas. SG

– Casanova, Histoire de ma vie, tomes 2 et 3, édition établie sous la direction de Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luna, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 57,50€.

Eschyle_couv_BD_Resized_7nxx8af1-1Il y a de bonnes manières de rajeunir les classiques, et il y en a de fort mauvaises. La mise en scène de théâtre et d’opéra nous le démontre tous les jours. À rebours des lectures qui abusent de l’appropriation et de l’anachronisme, et vident le répertoire de sa substance pour complaire à nos «attentes éclairées», l’Eschyle de Florence Dupont remonte le temps et nous confronte aux pratiques et aux besoins d’une société très différente de la nôtre. L’illusion d’un héritage continu, pérenne et sévère, et celle d’un code tragique, qui privilégie le texte épuré sur la performance vivante, viennent d’Aristote, elles volent toutes deux ici en éclats. Ce petit bijou d’érudition, d’intelligence et d’humour, est le premier titre d’une collection prometteuse. Avant d’éclairer le sens des sept tragédies qui forment le «corpus» d’Eschyle, Florence Dupont s’attelle à déconstruire l’idée qui a longtemps prévalu de leur auteur et de leur fonction. Car le supposé père du drame moderne, le prétendu Shakespeare grec, eût été très étonné de s’entendre nommer ainsi, lui dont «l’écriture» ne formait pas l’état. «C’est au mieux une responsabilité civique», précise Florence Dupont. Ce que nous appelons les «œuvres» d’Eschyle n’en font pas un écrivain au sens actuel du mot, d’autant plus que ce catalogue, qui compta plus de cent pièces, s’est vu progressivement châtré de sa musique et de ses effets scéniques les plus détonants. Devenu l’un des pères de la nation athénienne, un siècle après sa mort, le grand homme va petit à petit servir de caution à une esthétique qu’il n’aurait pas cautionnée. Ses «écritures éphémères» étaient ainsi condamnées à se figer et se décolorer. Qu’il traite de la guerre contre les Perses, du destin d’Œdipe ou d’Oreste, la préoccupation principale d’Eschyle, vis-à-vis d’un public avide de passions fortes et de situations pathétiques, était de faire chanter, danser, agir le chœur autour duquel l’action s’enveloppait. Florence Dupont y insiste, au Ve siècle av J.-C., le texte ne précède pas la mise en scène, il n’est pas destiné à être lu, mais à être joué, et sa diffusion est soumise au greffier de la cité. Si l’oralité vouait certaines pièces à disparaître, la perte de leur esprit initial fut plus grave encore. Au fil des siècles, Eschyle rétrécit et se métamorphose. Mal aimé de l’âge dit classique, en raison des obscurités d’un texte désormais orphelin de la scène athénienne, il ne connaît de revalorisation qu’après 1750. De Diderot à Barthes, en passant par Hugo, Gautier, Leconte de Lisle et Claudel, Eschyle devint alors un classique du primitivisme barbare! SG

*Florence Dupont, Eschyle, Ides et Calendes, coll. Le Théâtre de, 10€.

MACULA, QUEL CULOT !

Les modes sont faites pour être suivies et l’histoire de l’art, vieille coquette, n’y coupe pas. Pareilles à ces vêtements qui semblent inusables, certaines tendances durent plus que d’autres. Comme la théorie du genre ou la flagellation postcoloniale, le thème du spectateur s’incruste. Il est, du reste, d’une utilité flagrante dès qu’il permet de rétablir le dialogue que tout œuvre, fût-ce à contrecœur, noue avec son public.

Banc_1-1421939579-miniLes deux dernières publications de Macula s’intéressent à des formes d’art où le relationnel et le spectaculaire sont plus décisifs qu’ailleurs, je veux parler des feux d’artifice et, pour commencer, de la scénographie des jardins anglais. Le banc, nous dit Michael Jakob, est plus que l’accessoire de la magie verte, il en est le signe majeur, en ce qu’il indique le point de vue, à tous égards, du propriétaire. À Ermenonville, à la fin des années 1770, le marquis de Girardin, était moins fier de ses fabriques et du temple de la philosophie que de son île des peupliers, au centre de laquelle les restes de Rousseau attiraient le meilleur monde pour un bain élyséen de méditation et de mélancolie. Les gravures du temps hésitent entre le culte de Rousseau et le culte du culte, c’est-à-dire le culte de l’émotion pour elle-même. On le vérifie après que ses restes eurent quitté le parc enchanteur pour les froidures du Panthéon. Or cette translation, votée sous la Terreur, ne mit pas fin au pèlerinage d’Ermenonville, une fois le calme revenu. Précédé par Marie-Antoinette et Robespierre, le premier Consul Bonaparte vint s’y recueillir devant une urne vide, mais pleine du grand absent. C’est, en somme, avec les cimetières 1800, le prototype du jardin romantique, ce désert aux désaltérations intérieures. Michael Jakob s’attarde sur le cas Girardin avant de suivre les avatars du banc solitaire jusqu’à l’imagerie politique du XXe siècle. Ses pages délicieuses sur le vieux Lénine et Dziga Vertov montrent que la propagande stalinienne reposait sur de bonnes ficelles sentimentales. Au passage, la peinture de Manet est sollicitée de façon subtile, le sublime Dans la serre de 1879 et le Jardin de Versailles de 1881, où le peintre se peint absent depuis l’autre monde. La révérence de son chapeau de paille y est d’une netteté toute élégiaque.

Art_inc_1-1421939403-miniÀ l’inverse, le feu d’artifice respire la santé, la vie débordante et la conquête militaire. Avant même que les théoriciens du sublime ne l’adoptent vers 1750, il mobilise les émotions fortes, le désordre des passions et les récits à surprises dont les âges dits classiques ont autant raffolé que l’époque dite moderne. Dans la France de Louis XIV, «l’artificié» symbolisait une profession dangereuse, enviée et suffisamment gratifiante pour être valorisée par l’imagerie du temps, les gravures l’attestent. Le pouvoir pyrotechnique fascine d’autant plus les contemporains qu’il est mal défini et joue des contraires. L’artifice et l’art, sans se confondre, ne s’excluent pas, et l’agrément conserve quelque chose de ses origines guerrières. Marte et Arte, dit une estampe du XVIIe siècle, ne se contredisent pas nécessairement. En somme, comme Kevin Salatino nous y invite, l’étude de cette pratique royale dévoile une autre face des XVIIe et XVIIIe siècles. Napoléon, encore lui, lors des cérémonies du Sacre en 1804, sera peut-être le dernier monarque à autant faire parler l’hubris des uniformes au cœur des canonnades de couleurs. Quel tintamarre, disait déjà le grand La Fontaine à propos des fêtes de son temps. Les documents qu’étudie Salatino lui donnent raison. Les anciens pratiquaient la synesthésie sans le savoir, et l’œuvre d’art total sans en faire des plats. Versailles annonce Bayreuth, la folie française en plus. À quoi d’autre comparer les trois grands divertissements royaux de 1664, 1668 et 1674 ? Le génie des artificiers, poussé aux pires audaces, fait du château réel une composante de la fantasmagorie qui l’enveloppe. Homo ludens, homo pugnans… Louis XIV, mort il y a 300 ans, n’avait pas son pareil aux jeux de la vie et de la guerre. Et le feu d’artifice, signe du pouvoir jupitérien, inscrit l’enchantement dans son apanage. La logique de cour voulait qu’il en fût ainsi, car ce «chaos contrôlé» (Salatino), pour être délectable et martial à la fois, se pare aussi de métaphores érotiques, annonce des Affinités électives de Goethe et de La Main au collet d’Hitchcock. Tel est le bonheur de ce livre qui nous conduit des Bourbons à l’explosive Grace Kelly. Stéphane Guégan

*Michael Jakob, Poétique du banc, Macula, 26€

*Kevin Salatino, Art incendiaire La représentation des feux d’artifice en Europe au début des Temps modernes, Macula, 24€

TIENS, TIENS, FRAIGNEAU REVIENT

FRAIGNEAU_couv_0929.inddLa fantaisie a besoin de rigueur pour réussir en littérature. André Fraigneau l’a si bien compris qu’il a conduit ses romans et nouvelles comme sa vie, avec la fausse indolence des vrais jouisseurs. Dans le Paris de 1946-1948, la mode était encore aux piloris et aux femmes tondues, les épurés rasaient les murs, pas lui. C’est alors qu’il rencontra ses «résurrecteurs», Déon, Nimier et Blondin, hussards d’une après-guerre vaseuse et jeunes plumes à qui le sartrisme donnait la nausée. À l’inverse, la folie des années 20-30 les fascinait. Sous l’aile protectrice de Cocteau, Max Jacob et Drieu, Fraigneau en fut l’un des princes, et sans doute l’une des figures les plus injustement oubliées aujourd’hui. Mais l’indifférence des uns fait le bonheur des autres: Fraigneau, on l’aime en secret, écrit Déon, qui lui a dédié l’un de ses livres les plus personnels, et l’a tenu en affection jusqu’au bout. Au soir de sa vie, justement, Fraigneau se confia à Bertrand Galimard Flavigny, devant ce micro qu’il avait ouvert aux autres si souvent. Le résultat compose un livre allègre, raffiné et drôle, où palpite un demi-siècle de vie littéraire et artistique. Bien menés, ces entretiens n’isolent jamais Fraigneau des siens, des lieux et des époques qu’il a marqués de son empreinte espiègle. À partir de 1930, il avait été le conseiller littéraire favori de Bernard Grasset, un «fonceur», mais forgea sa réputation d’écrivain hédoniste chez Gallimard. Malraux, qui avait autant de nez que son cadet, servit de rabatteur. De Val de grâce à La Fleur de l’âge, en passant par le cycle de Guillaume Francœur, ses fictions ont le pied léger, le mot vif, elles se donnent, par élégance, des ellipses de journal intime. Sa lignée, Fraigneau l’a dit et redit, c’était Joinville, Pascal, Saint-Simon, Constant, Stendhal et Morand ; son style, le moins orné possible. Cela ne l’empêchait pas d’admirer le courant «oratoire», Rabelais, Chateaubriand, Céline, et de colorer sa palette quand la scène l’exigeait. Ses livres sont truffés de moments chauds, saisis à bonne distance, car estompés par le sourire de l’auteur et son sens inné de l’observation. L’Amour vagabond, le préféré des Hussards, montre en 1949 que les femmes, déjà entreprenantes chez Drieu, avaient achevé leur mue sous l’Occupation. L’initiative ne leur fait plus peur, le danger les transporte mieux que les voyages, les garçons, que notre romancier si grec préférait, sont à leur merci… Cynthia devance la nouvelle vague.

couv-coutaudFraigneau, qui écrivait et dessinait au café, eut aussi la passion des camaraderies, du cénacle nomade, des rencontres inattendues. Dan son cœur de Nîmois, on croise ainsi d’autres enfants du cru, Paulhan, Marc Bernard mais aussi Lucien Coutaud dont la récente et courageuse exposition du musée de Gaillac confirme le «retour». Le sort de ce «peintre du tragique» aurait été sans doute plus «heureux» s’il avait eu la bonne idée de rejoindre le groupe surréaliste, au lieu de «rouler vers l’inconnu» en solitaire. Entre octobre 1924, date de son arrivée à Paris, et décembre 1926, qui le voit partir sous les drapeaux en Rhénanie, Fraigneau l’aida à pousser bien des portes, celles du music-hall et du jeune théâtre notamment. Coutaud charme André Salmon, l’ami de Picasso, il plaît au grand Dullin, qui l’associe aux décors des Oiseaux d’Aristophane en 1926. Cocteau, emballé, l’écrit à Fraigneau: «L’eau qu’il met en bouteille reste bleue, même à petite dose. C’est le signe des poètes. Sa maquette d’Aristophane est étonnante de nouveauté, d’antiquité, de mystère, de silence céleste.» Les pinceaux ne le prennent vraiment qu’après l’Allemagne. «Un nouveau peintre nous est né», note Salmon en 1929, qui rapproche le bidasse libéré des romantiques d’outre-Rhin, une manière de caractériser sa manière cruelle et rêveuse, naïve et déroutante. La production des années 1930 se répartit entre l’illustration de livres, le décor de théâtre et les expositions d’un rythme soutenu, alors que son cercle s’élargit à Jean Blanzat, les frères Prévert, Rose Adler et Marie Cuttoli. Celle-ci a deviné sa vocation à la tapisserie, genre propice au merveilleux : Coutaud, en effet, allait insuffler une fantaisie et une énergie remarquables à la «renaissance» du médium, comme Lurçat le notera dès 1943. Il aura auparavant joint ses forces à celles du groupe Jeune-France. On le trouve parmi Les Jeunes Peintres de tradition française, l’exposition que Bazaine organise, galerie Braun, en mai 1941. Le Voleur (coll. part.) qu’il y présente, sorte d’insecte à tête de loup, inspiré du Bal des voleurs d’Anouilh, peut-elle se lire comme une allusion cryptée à l’Occupant? Ce n’est pas impossible, même de la part d’un artiste qui côtoya la résistance sans y entrer. Dans Beaux-Arts, en janvier 1942, Pierre du Colombier signale «l’humour baroque» de Coutaud, qui appelle la scène. L’année suivante, les décors du Soulier de satin de Claudel enchantent Cocteau par leur «côté Raymond Roussel». Son univers peu souriant ne détonnera pas dans le paysage artistique des années 1946-1949, et Georges Limbour n’oublie pas cet autre «peintre du mal» parmi sa critique d’art d’une après-guerre qu’on croit encore dominée par l’abstraction. Stéphane Guégan

*Bertrand Galimard Flavigny, André Fraigneau ou L’Élégance du phénix, préface de Michel Déon, de l’Académie française, Séguier, 21€

*Lucien Coutaud. Peintre du surréel, catalogue d’exposition, éditions Rafael de Surtris / Musée des Beaux-Arts de Gaillac, 2014, 20€

*Voir aussi Marc Bernard/Jean Paulhan, Correspondance 1928-1968, Éditions Claire Paulhan, 2014 et Dominique Paulvé, Marie Cuttoli. Myrbor et l’invention de la tapisserie moderne, Norma Éditions, 2010.

Vérités tropicales

url

La Fondation Beyeler a l’art des chevauchements. L’actuelle exposition Paul Gauguin a démarré dans le voisinage des peintures de Peter Doig, elle s’achève dans celui des tableaux de Marlene Dumas. Deux peintres de l’exotisme déniaisé. Voilà qui relève du programme réfléchi, chose rare ! Gauguin, direz-vous, n’a nul besoin d’être aussi bien bordé pour séduire. Sans doute. Mais ce genre de rapprochements a un effet dissolvant, très salutaire, sur les poncifs qui s’agrippent au peintre français. A rebours du pur diamant ensauvagé (thèse primitiviste) ou du monstre sexiste, raciste et impérialiste (thèse du féminisme postcolonial), il existe un autre Gauguin qu’on pensait avoir perdu, aussi complexe que les artistes d’aujourd’hui, aux utopies raisonnées, cultures hybrides et carrières opiniâtres. L’exposition de Bâle n’est pas seulement d’une beauté et d’une richesse sidérantes, elle brille par son mépris affiché du moralisme anachronique dont le cher Gauguin fait souvent les frais. La Tate Modern, en 2011, n’était pas parvenue à s’en dégager complètement, ajoutant même à la liste des « crimes » habituels celui du truqueur, du « faiseur de mythes ». Au fond, infidèle à sa femme, traître à Vincent Van Gogh, il aurait menti à tous et en tout, n’aurait cru en rien, sinon en son bon plaisir et en sa bonne étoile.

La forte empreinte catholique, poignante de la première salle à la dernière, du Sermon d’Edimbourg à l’ultime autoportrait, mixte de Chardin et de Fra Angelico, ne serait que poudre aux yeux, épanchement doloriste, narcissisme incontrôlé. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?, le plus vaste et l’un des plus beaux Gauguin qui soit, prêt exceptionnel de Boston, tiendrait de l’exercice de style, du symbolisme creux et du rêve autarcique. La toile récapitulative de 1898 ne tire pourtant pas sa magie de l’énigme insondable qu’on lui associe ordinairement, mais confronte aux limites de l’existence terrestre ses bonheurs « plus forts que la mort ». L’alchimie de la couleur et de la ligne, dont Gauguin n’aura cessé de dire la primauté, ne se coupe pas du monde réel. En somme, le grand ambitieux n’a pas totalement failli dans son désir d’accorder ses idées, son catholicisme libertaire et sa vie. C’est elle, « la vie », qu’il dit vouloir faire « surgir » de la composition de Boston, tableau adamique, darwinien et chrétien, où les nus lumineux, massifs et francs, font écho au jaune d’or que recouvre en partie le paysage tahitien. Il s’anime d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants, de chats et de chiens, véritable arche de Noé au sortir du Déluge. Les devoirs de l’humanité, nous dit Gauguin, ne sauraient la priver d’être heureuse, amoureuse, soucieuse d’une harmonie repensée entre les corps et les âmes. Son Eros, qu’on dit malsain, machiste et qui éclate de santé à Bâle, en traça l’une des voies privilégiées. La phallique Thérèse, autre scoop de l’exposition, sonne donc au bon diapason, comme tant de merveilles d’un parcours qui fera date. Stéphane Guégan

*Paul Gauguin, Fondation Beyeler, jusqu’au 28 juin. Catalogue sous la direction de Martin Schwander et Raphaël Bouvier, 68 €.

J-4

6975-074407c0744-e2436Assurément l’une des deux ou trois expositions les plus décisives de la saison, Les Bas-fonds du Baroque ferme ses portes dimanche et remise sa bacchanale endiablée de peintres bambocheurs. Nos cimaises trop lissées accueillent rarement, et jamais en France, cette autre Rome des années 1610-1620, où règnent la dive bouteille, le sexe cru et le mauvais esprit. Abandonnant à leur sort les fils d’Apollon et les enfants de Saturne, Annick Lemoine réexamine la production des émules de Bacchus, réalistes nordiques, caravagesques de toutes nationalités, aussi inventifs que les partisans de la peinture idéale, mais liant les caprices de l’imagination au défi des bienséances. Ces lointains ancêtres de Courbet n’ont donc pas encanaillé l’art en pure perte. Du reste, la scénographie de Pizzi, contraste savoureux et non contre-sens, ajuste parfaitement ses faux velours et ses dorures théâtrales aux tableaux licencieux, plébéiens et outranciers, qui tirent les bas instincts vers la poésie des extrêmes et rappelaient aux amateurs de peinture moderne la complexité de leurs désirs. Poussin et Velázquez n’ont pas craint de se mêler aux piliers de taverne qui peuplaient les abords du Pincio. Les plus bruyants d’entre eux sont les Bentvueghels, une confrérie d’oiseaux de nuit dominée par les Flamands et les Hollandais de la ville éternelle.

46307332_pNe sous-estimons pas leur culte bachique, ne rions pas des rites qu’ils s’imposent, la religion des marges est estimable, comme l’est leur va-et-vient entre le bien et le mal. Hissés sur cette crête dangereuse, mais si séduisante, ivrognes, joueurs de cartes, saltimbanques, cartomanciennes, filles à soldats et magiciens de fortune ne fournissent pas de simples prétextes à exalter les sens et enflammer les cœurs. Elles et ils jouent avec les codes de la grande peinture et le rappel des vertus morales. Le jeu n’est pas gratuit puisque la condition humaine, certes imparfaite et imprévisible, s’y réfugie avec une sorte d’énergie admirable et d’empathie intacte. À la réflexion, la scatologie et les beuveries troublaient moins sans doute le spectateur d’alors que les indices d’une sexualité brutale (mais en est-il d’autre ?). L’exposition, coup d’audace, se plaît à regrouper un certain nombre d’hommes en verve, tournés vers nous, et faisant «la fica», ce geste populaire par lequel s’affirme ou s’infirme la virilité de qui il vise. Chaque sexualité, notons-le, se voit admise au paradis des affranchis. À suivre la lecture qu’en fait Dominique Jacquot, le Jeune homme aux figues de Vouet inverse le «genre» du fruit qu’il secoue avec une joie obscène… C’est que l’Arcadie, au Petit Palais, a les pieds sur terre et ne se nourrit pas de fruits stériles. «Sans Cérès et sans Bacchus, Vénus grelotte», disait Terence, dont Annick Lemoine signale les échos ici et là. Preuve, s’il en était encore besoin, que ces apôtres du plaisir avaient fait leurs classes, et ne tenaient pas la peinture pour une simple catin. Le grand Caravage, dans l’autoportrait de jeunesse qui le montre en Bacchus malade et puise à Michel-Ange, avait ouvert la voie à ces références cryptées, retournées et comme volées.

Stéphane Guégan

*Les Bas-fonds du Baroque, Petit Palais, jusqu’au 24 mai, catalogue Officina Libraria, 40€.

Dans nos Eclipses (Hazan, 2014), retrouvez la Diseuse de bonne aventure de Simon Vouet. Ce tableau de 1617 figurait comme anonyme sur les inventaires du Palais Barberini depuis 1892. Il fallut un siècle pour que l’on fît la lumière sur la toile, son histoire et son auteur. Le Français devait s’éloigner ensuite de ce réalisme poignant, sans renier toutefois la relation directe au spectateur qu’il impliquait. Quant au caravagisme interlope et international, on se reportera à la synthèse d’Olivier Bonfait (Hazan, 2012) et à l’étude très complète qu’Annick Lemoine a consacrée à Nicolas Régnier (Arthéna, 2007).

L U I

1128906En juin 1969 s’ouvrait au Grand Palais une fastueuse exposition Napoléon Ier. Dans l’histoire du goût, elle fait date : longtemps honni, le style Empire y achevait son retour en grâce. Au regard de l’actualité, par contre, le fiasco était complet. Car l’exposition de 1969, soutenue par le gouvernement du Général, en dépit de l’horreur que Malraux professait à l’endroit de ce XIXe siècle-là, arrivait fort mal à propos… Mai 68, on le sait, fut le Waterloo de De Gaulle, et lui fit renoncer au trône en avril suivant. Il abandonnait à Alain Poher le calice de l’ingratitude. Le vernissage en souffrit, évidemment. Mais il appartient à chacun d’imaginer ce qu’auraient été les propos du président, qui n’avait pas attendu la fin de son règne pour s’expliquer sur le double prestige de Bonaparte. La France et son armée, en 1938, annus horribilis, le fait avec les mots de Chateaubriand et Bainville. Face au désastre de 1815, à la France écrasée, saignée et ramenée à de «dangereuses frontières», De Gaulle dressait les raisons, plus éminentes, d’une victoire sur le temps: «Nul n’a plus profondément agité les passions humaines, provoqué des haines plus ardentes, soulevé de plus furieuses malédictions.» Patrice Gueniffey, dont la biographie de Bonaparte a renouvelé son sujet, en l’ancrant davantage dans la culture révolutionnaire et les pièges déjoués du Directoire, cite le Général en tête du volume que Folio consacre aux échos et éclats littéraires de Waterloo. Il n’est pas de meilleur préparatif aux célébrations du 18 juin prochain. Soldats et poètes, fanatiques et détracteurs lui rendent les armes en revivant l’ultime combat, «décisif», dira Clausewitz. Waterloo, où folie et stratégie s’unirent, rappelait que Bonaparte partit gagnant une dernière fois, fort de la certitude, comme l’écrit Henry Houssaye, que «les coups de fortune sont toujours possibles à la guerre.»

urlC’est qu’il aima le pouvoir «en artiste», selon le mot de Taine. À l’inverse, les artistes servirent et subirent son ascendant bien au-delà du naufrage de 1815. L’exposition du château de Compiègne interroge le style Empire, sources, variété et engouement, dans les limites de l’Europe napoléonienne, et met l’accent sur le cas de la Pologne, où les œuvres continueront leur itinérance. L’étape de Varsovie nous vaut quelques pièces de premier ordre. Peint par Fabre, dont c’est l’une des vraies réussites, le jeune comte Michal Bogoria Skotnicki brûle comme la flamme de son regard. Il suffirait d’un rien pour qu’il vienne illustrer quelque édition de La Chartreuse de Parme. Dans le genre domestique, qui fleurit sous l’Empire protecteur de la famille, le portrait de Zofia Czartoryska Zamoyska est digne de la subtile sensualité de Gérard. L’un de ses deux enfants, aussi nus que des amours antiques, lève le bras, comme s’il saluait la terreur des têtes couronnées. Méfiance, tout de même. À force de confondre style Empire et propagande, on oublie l’essentiel, la beauté inouïe de cette production «contrôlée». Compiègne en fournit d’admirables échantillons, des davidiens à Prud’hon. La section la plus originale regroupe, à rebours des idées reçues, tout un mobilier fonctionnaliste, où le XXe siècle pointe son nez.

urlJe ne sais pas si les spécialistes de David d’Angers ont signalé les liens évidents que son Ulysse de 1814, autre chef-d’œuvre présent à Compiègne, entretient avec ce qui fut l’un des must du musée Napoléon, le Jupiter d’Otricoli, aujourd’hui propriété des musées du Vatican, et auquel la passionnante exposition de Fontainebleau doit l’un de ses multiples attraits. En vertu du traité de Tolentino, la tête colossale fut arrachée au Museo Pio-Clementino et gagna le Louvre dès 1800, alors que Bonaparte franchissait à nouveau les Alpes. Cette fois-ci, il entendait ménager le pape, successeur du malheureux Pie VI. Les liens entre Paris et Rome, par la suite, allaient connaître des hauts et des bas, sous l’effet de l’inflexible politique impériale. Sur cette histoire aux mille rebondissements, et génératrice d’une imagerie nécessairement duelle, Fontainebleau a construit un parcours qui sillonne autour des bustes affrontés des deux protagonistes du drame. De fait, en dehors des réjouissances du sacre, qui rappelèrent cependant au pontife que l’empereur ne tenait pas son onction pour suffisante, Pie VII fut surtout l’éternel prisonnier des «maudits» Français. Le Concordat de 1801, coup de tonnerre postrévolutionnaire, avait pourtant jeté les bases d’un réchauffement prometteur, vite éteint. À l’été 1809, refusant de seconder les plans de guerre de l’empereur, Pie VII est mis hors d’état de nuire, près de trois ans à Savone, puis à Fontainebleau, de juin 1812 à janvier 1814. Geôle dorée, dit justement Christophe Beyeler, mais geôle tout de même. Si David a laissé plusieurs portraits frappants de l’hôte «obligé», son élève Granet, catholique conséquent, fustigea la vassalisation du pape à l’abri de ses carnets.

url-1Dès l’abdication de 1814, le balancier s’inverse et les artistes italiens se déchaînent. C’est la curée, et le 15 août, jour où Pie VII avait ratifié le Concordat, redevient la fête de la Vierge après avoir été celle de saint Napoléon… Que l’Europe victorieuse ait voulu enfermer à jamais celui qui l’avait domptée, rien d’étonnant. Mais quelle erreur que d’avoir choisi l’ile d’Elbe pour caillou définitif! Revenu de Waterloo, plein d’illusions encore, Napoléon s’imagine finir ses jours aux États-Unis, parmi les siens et des citoyens aussi libres que lui. Il avait toujours cru à ses rêves, il rêva donc d’Amérique pour de bon, ce fut sa «dernière utopie», nous dit le musée de la Malmaison et son exposition qui va en surprendre plus d’un. Tant qu’il régna et poursuivit l’Angleterre de ses fureurs guerrières, le nouveau monde lui semblait un rempart à l’expansion britannique. Après Waterloo, où il eut à reconnaître la ténacité de Wellington dont il disait pis que pendre à ses officiers plus dubitatifs, Napoléon entreprend donc de se transporter, avec armes et bagages, au pays dont Joséphine et Chateaubriand lui avaient peint les beautés. Autour de 1800, Werther n’était pas son unique livre de chevet! Ce plan incroyable, comme tous ceux de ce diable d’homme, il le mit à exécution entre le 29 juin et le 15 juillet. Ce jour-là, le Bellerophon des Anglais fit cap sur Sainte-Hélène. On lit l’excellent catalogue des deux commissaires en se pinçant: Napoléon eut aussi le génie de la débâcle. Stéphane Guégan

*Waterloo. Acteurs, historiens, écrivains, préface de Patrice Gueniffey, choix et édition de Loris Chavanette, Gallimard, Folio classique, 9,50€.

*Anne Dion-Tenenbaum et Hélène Meyer (dir.), Napoléon Ier ou la légende des arts 1800-1815, RMN-Grand Palais, 35€. Palais de Compiègne jusqu’au 27 juillet 2015.

*Christophe Beyeler (dir.), Pie VII face à Napoléon. La tiare dans les serres de l’aigle, RMN-Grand Palais, 35€. Château de Fontainebleau jusqu’au 29 juin 2015.

*Isabelle Tamisier-Vétois et Christophe Pincemaille (dir.), Cap sur l’Amérique. La dernière utopie de Napoléon, Artlys, 25€. Musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau, jusqu’au 20 juillet 2015.

Jeudi 21 mai, à 19h30, librairie Tschann, je m’entretiendrai avec Guillaume Cassegrain, à l’occasion de la sortie de son ouvrage La Coulure. Histoires de la peinture en mouvement (XIe et XXIe siècles), publié aux éditions Hazan – 125, boulevard du Montparnasse, 75006 Paris.

9782754107563-G

LE BEAU MARCEL

135222L’acte de naissance de Jacques-Émile Blanche (1861-1942) devrait être daté de 1881. Il a vingt ans quand Manet, au vu d’une brioche qui lui en rappelle d’autres, accorde son satisfecit à ce fils de famille mal dégrossi, mais riche de tous les dons. La musique et la littérature s’ouvraient alors à celui qui avait eu Mallarmé pour prof d’anglais. Il leur préféra la peinture, tout en exerçant sa plume de mille façons et en fréquentant le gratin de la littérature moderne. Tant de richesses lui ont nui, bien sûr. Longtemps le mémorialiste et le critique ont maintenu dans une sorte de pénombre respectable un peintre qu’on disait mondain, réac, voire pire, faute de pousser les bonnes portes et d’admettre la complexité d’un homme qui, esthétiquement, politiquement et sexuellement, traversa la Belle époque en contrebandier. L’exposition de Sylvain Amic et son équipe, à cet égard, est un petit bijou, enchâssé dans cet autre bijou qu’est le palais Lumière d’Évian. En bordure du lac, et comme pénétré par une atmosphère de villégiature prête à se laisser aller, le parcours effeuille l’ubiquité du personnage. Blanche, fils d’aliéniste, avait plus d’un double. On n’avait jamais aussi bien montré le fou de peinture anglaise, pétri de Gainsborough et du vénéneux Sickert, tout comme le portraitiste mondain et son grand écart, de Manet et Whistler jusqu’à Boldini et La Gandara, payant son tribut aux meilleurs sans se nier.

urlMais le clou de l’exposition, c’est son cœur géographique. Vous y attend, presque reconstitué et pimpant comme en 1912, le pavillon de la Biennale de Venise. Sa réputation est alors déjà suffisante pour que le seigneur d’Offranville répande à profusion les violences de sa nouvelle palette. Le peintre en a changé maintes fois, en effet, et n’a pas craint les métamorphoses que lui dictait la mode. Avant que la guerre n’éclate, le portraitiste de Cocteau et de Stravinsky explose donc. Son pavillon des merveilles en remontrerait aux décorateurs de son ami Diaghilev. Dépoussiérées, Tamara Karsavina et Ida Rubinstein nous restituent en un éclair l’éclat vénéneux des Ballets russes. Puisqu’on parle de mauvaises mœurs, restons-y. Blanche, qui cachait bien son jeu, savait aussi dévoiler le dessous des cartes. Ses meilleurs amis n’étaient pas à l’abri d’une indiscrétion. Prenez André Gide et ses amis au café maure, instantané de l’exposition universelle de 1900, où Blanche rend hommage au Balcon de Manet, aux coupoles laiteuses de Fromentin et au rire de Hals. À l’évidence, les jeunes contributeurs de L’Ermitage ne consomment pas seulement le noir breuvage lorsque le démon s’empare de leurs sens au soleil de l’Algérie. Gide et Ghéon étaient des enragés du tourisme sexuel. Eugène Rouart, dont le profil irlandais ferme la composition à droite, aimait aussi les garçons. Fraîchement marié à Yvonne Lerolle, en l’absence de son ami, il devait lui fournir une source d’inspiration et d’interrogation des plus fertiles. Pourquoi Blanche crut bon de découper le tableau africain de 1900 pour en détacher le portrait de son ami Rouart et l’exposer en 1910? Ce joli tableau, certes moins compromettant, fait écho sans doute à l’homosexualité que ces messieurs mariés vivaient chacun à leur manière.

url-1Du reste, Blanche aimait jouer du couteau. On ne sait pas toujours qu’il lacéra le portrait auquel il doit de ne pas être oublié du grand public, Proust himself. De dix ans son aîné, il crayonna le visage de son jeune ami, le 1er octobre 1891, à Trouville. Proust vient d’avoir vingt ans et, comme l’avoue Jean Santeuil, il se sent déjà en droit de «poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravache». Nulle forfanterie de parvenu n’effleure la sévère frontalité et la palette whistlerienne du tableau. À dire vrai, il constitue le seul fragment subsistant d’un portrait en pied, exposé au Salon de la Société nationale des beaux-arts de 1893. En habit de soirée, l’orchidée blanche à la boutonnière, Proust affiche un visage aux sourcils plus fournis que la moustache, et une expression qu’on dirait impassible s’il ne se mêlait pas un peu de hauteur à son «pur ovale de jeune assyrien» (Blanche). C’est le peintre qui, le trouvant exécrable, déchira le tableau. Mais la déchirure causée par l’affaire Dreyfus fut plus terrible encore. Blanche, comme Degas, Rodin et Eugène Rouart, se rangea parmi les antidreyfusards convaincus. Les deux hommes ne se virent plus avant 1913 et l’ouverture du nouveau théâtre des Champs-Élysées. Le miracle des Ballets russes a ses limites. Mais leurs relations ne retrouvèrent jamais la complicité amicale qui éclate dans le portrait. Rien n’y fit, pas même le génial article que Blanche décocha, en avril 14, à Du côté de chez Swann.

imageLes proustiens, heureusement, ne forment pas une famille très unie. Le Saint-Loup de Philippe Berthier, avec l’art, l’humour et l’érudition consommés de son auteur, vient corriger le petit oubli dont se sont rendu coupables les Enthoven, père et fils, dans leur Dictionnaire amoureux de Proust (Plon, 2013). Leur crime? Pas de notice dédiée à celui qui fut l’une des grandes créations de La Recherche et l’une des passions «en miettes» de la vie de Proust si l’on accepte d’en identifier les sources parmi un certain nombre de jeunes gens, encore en fleurs vers 1900, que l’écrivain chérissait et qui lui permirent d’approcher le grand monde. On sait que le premier contact est froid, morgue du marquis, coup de foudre du narrateur, lequel parvient à briser la glace par sa supériorité intellectuelle et son goût des choses de l’art. Berthier d’emblée se glisse parmi les faux-semblants de cette relation qui ne dit pas son nom. Les miroitements homosexuels du monde de Blanche font leur réapparition. Car Saint-Loup, une fois débarrassé de Rachel, se livre au Maroc à toutes sortes d’exercices peu militaires. L’actrice juive avait toujours servi de paravent, obligeant même cet officier de race à feindre un dreyfusisme qu’il va abandonner. Tant qu’il pavane dans les salons avec Rachel à son bras, au grand effroi de sa caste, il fait mine aussi d’adorer le symbolisme le plus vain, préraphaélisme cotonneux et musique extatique, par pure provocation. Proust se sert de son adepte des lys pour en dire la vacuité. Lui offre-t-il aussi matière à condamner tout un milieu? Saint-Loup, malgré sa vaillance aux combats où il allait trouver la mort, serait-il la preuve vivante que la vieille aristocratie cachait derrière ses diamants et sa verve une insignifiance sans fond. Je crois moins que Berthier à cette thèse et j’aurais tendance à rejoindre Paul Morand sur ce point. Au fond, Proust est resté à la porte du Paradis et en a conçu une amertume éternelle. L’aristocratie, dit Chateaubriand, est fille du temps. Proust vit ce monde disparaître sans en être. Stéphane Guégan

*Jacques-Émile Blanche, peintre, écrivain, homme du monde, Palais Lumière Évian, jusqu’au 6 septembre 2015. Catalogue sous la direction de Sylvain Amic, Silvana Editoriale, 35€.

*Philippe Berthier, Saint-Loup, Éditions de Fallois, 20€.

book-08532804Signalons du même auteur un recueil percutant de quinze études (la plus ancienne remonte à 1972) consacrées aux lectures de Barbey d’Aurevilly. À maints égards, sa bibliothèque recoupe celle de Proust, de Saint-Simon à Balzac et Baudelaire. Marcel avait d’ailleurs un faible certain pour l’auteur des Diaboliques. Au-delà des références et des emprunts, «l’essentiel est que pour tous les deux l’acte littéraire ne résulte pas du fonctionnement impersonnel de quelque mécanique extérieurement plaquée sur l’écrivain; il émane au contraire de ce qu’il y a de plus intime et de plus saignant.» Brûler, chez Barbey, a valeur de critère suprême, religion comprise. De sorte que Byron reste, du début à la fin de sa vie, le modèle indétrônable (Barbey d’Aurevilly et les humeurs de la Bibliothèque, Honoré Champion, 60€).

book-08532870Le même éditeur fait reparaître, revu et corrigé, son Dictionnaire Marcel Proust, une mine en 1100 pages, qui quadrille aussi bien La Recherche que la vie et la pensée de son auteur. À partir de chaque notice – celle de Juliette Hassine sur Saint-Loup est parfaite – s’en ramifient d’autres, autant d’occasions d’approfondissements. La lecture rejoint ainsi le mode d’écriture de Proust, qui procède par touches et retouches successives, comme un peintre qui mène le jeu et se plaît à surprendre son public en trompant son attente. Ce dictionnaire l’aurait-il satisfait? Antoine Compagnon, en préface, nous rappelle sa détestation du genre. Un écrivain digne du nom doit posséder sa langue, son microcosme, et se passer de toutes béquilles. Il demeure qu’il a caressé en 1921 le rêve d’un dictionnaire de ses personnages, socle du Balzac moderne qu’il aspirait être aux yeux de la postérité. Il a été entendu (Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers, Dictionnaire Marcel Proust, Honoré Champion, 30€). SG