RÉALISMES

Jean Fouquet, Autoportrait (détail), 1452/1455, Musée du Louvre

Deux expositions de première importance connaissent leurs derniers jours. L’une, sise au musée de Cluny récemment rouvert, s’intéresse aux arts sous Charles VII, et déploie sa richesse artistique et son acuité historique dans un espace parfois indocile ; l’autre nous ramène au duché rival de Bourgogne, et félon lors de la guerre de cent ans. Son objet n’est autre que La Vierge du chancelier Rolin, née sous les doigts d’or du brugeois Jan van Eyck entre le sacre du roi de Bourges (dimanche 17 juillet 1429) et l’infâme bucher de Jeanne d’Arc (30 mai 1431). Révisant et même récusant la vision courante d’un Charles VII qui n’aurait montré que peu d’intérêt pour les lettres et les arts, l’équipe de Cluny rend à son règne turbulent et à la France d’alors, avant et après que les Anglais en soient boutés, un faste insoupçonnable et une gouvernance qui prépare Louis XI. A dire vrai, le propos des commissaires se tourne davantage vers une problématique chère à l’histoire de l’art française depuis les années 1900 : où situer, entre Flandres et Italie, l’originalité de notre Renaissance ? En matière de peinture et de sculpture, le patriotisme, soit le nationalisme éclairé, très décrié aujourd’hui, n’est pas mauvais en soi. Encore faut-il l’invoquer quand la conscience d’une tradition vernaculaire agit collectivement sur le travail de création. La Couronne, de 1422 à 1461, privé de l’unité nationale à construire, peut au mieux se prévaloir de légitimité royale, qu’elle dispute à Londres. En moins de 40 ans, le territoire est libéré, le trône affermi, Paris repris dès 1436, Bourges oublié. Le célèbre portrait de Fouquet désigne les deux prestiges d’où Charles VII tient son pouvoir, l’inscription guerrière du cadre (elle le dit, dès 1450, « très victorieux ») et la sacralité qu’implique le jeu des rideaux, comme s’ouvrant à nos yeux. Autre preuve de surhumanité, la visage, peu amène, est traité sans ménagement. Ailleurs, l’artiste génial que fut le tourangeau Fouquet, familier de l’art du Nord et et romain par la grâce d’un séjour transalpin, reconduit cette double iconographie en dotant le monarque de ses éperons et de son épée. Si présentes soient-elle, la personne et la cour du roi n’occupent qu’une partie de l’exposition, laquelle s’ouvre à l’ensemble des foyers d’art du moment : ils dessinent une carte du pays qui relègue finalement l’Anglais à Calais.

De même que Jacques Cœur possédait une Annonciation d’un disciple de Filippo Lippi (Fra Carnevale, actif à Urbino), le roi René d’Anjou (et de Naples), figure considérable, comptait parmi ses trésors un Strabon illustré par Giovanni Bellini. La Provence, celle du picard Enguerrand Quarton, fit son miel des particularismes européens qu’il serait sot d’évaluer au degré de réalisme ou d’idéalisme dont l’histoire de l’art a longtemps fait ses critères d’élection ou d’éviction principaux. L’un des clous de cet accrochage inouï reste L’Annonciation (1443-45) de Barthélemy d’Eyck, commandé par un riche drapier d’Aix qui souhaitait en orner sa sépulture et la cathédrale Saint-Sauveur qui la contenait. C’est l’ange Gabriel, l’un des plus beaux de toute la peinture occidentale, qui exprime ici l’inquiétude généralement attribuée à Marie, permutation aussi significative que la présence, à l’arrière-plan, d’hommes en costumes modernes. Ils sont fort discrets au regard de l’arrogance qu’affiche le sévère chancelier Rolin (notre détail), de prime abord, dans le tableau baptisé de son nom. Le commanditaire d’une œuvre en est-il le co-auteur quand il en va de son statut social ou de son salut personnel ? De la fonction primitive du panneau du Louvre dépend ce qu’on peut en dire. Mais la connaît-on? L’exposition de Sophie Caron émet plusieurs hypothèses dont la meilleure est la plus inclusive, ou la plus évolutive. Obéissant à la vision proche, le panneau conjugue précisionnisme et dévotion privée. Jan van Eyck, peintre de Philippe Le Bon depuis 1425, a modifié le Christ de façon à ce qu’il bénisse Rolin, et lui seul. Mais ce que nous apprennent les analyses scientifiques documente des modifications plus profondes. La peinture que le monde entier révère a été coupée sur les quatre bords et appartenait à un dispositif menuisé conforme aux autels portatifs. Les années passant, cette Vierge à l’Enfant, qui se souvient du Salvator Mundi des Italiens (Fra Angelico), a-t-elle changé de vocation en rejoignant la chapelle funéraire que notre puissant mécène fait édifier à Autun, dans l’église Notre-Dame-du-Châtel ? La piété glisserait au mémoriel, évolution dont l’œuvre était riche par la présence superlative du donateur. Le dossier du Louvre, qui s’offre deux autres Van Eyck insignes parmi une soixantaine de numéros, confronte ainsi l’image pieuse à ses possibles emplois profanes.

A la toute fin du XVIIe siècle, un érudit florentin, Filippo Baldinucci rassemblait la matière d’une première biographie du lucquois Pietro Paolini (1603-1681), au terme d’une véritable et vertueuse enquête de terrain, peu de temps après la mort d’un peintre dont la renommée allait souffrir de n’être pas né ailleurs. Les hiérarchies du goût sont largement soumises à une géographie implicite et au régime mémoriel qu’elle implique. Toutes choses étant égales, Paolini a connu le sort de Piero della Francesca et de Vermeer. Enfant gâté d’un centre secondaire, sa mémoire en a pâti. Et la redécouverte de ce « peintre de grande bizarrerie et de noble invention » (Baldinucci), « bizzarria » caravagesque des sujets modernes ou vénéto-bolonaise de la peinture d’église, demeura incomplète avant le XXe siècle. Roberto Longhi s’intéresse à ses solides portraits, dérangeants ou mutiques, annonciateurs de Mario Sironi, dans les années 1920 ; Michel Laclotte lui restitue, 40 ans plus tard, la somptueuse toile du musée Fesch d’Ajaccio, Mère et sa fille. Après 1970, les Etats-Unis s’en mêlent et propulsent Paolini au firmament des expositions et des enchères. Rome avait attiré le jeune provincial en 1619 ; le cavaragisme, en deuil du maître, formait alors la « lingua comune » d’un essaim d’artistes venus de toutes parts. De la savante et éloquente monographie que lui consacre Nikita de Vernejoul, on retire l’image d’un peintre heureux de se frotter à l’internationale « del vero ». Le « vrai » que postulent ou dénoncent les théoriciens de l’époque n’a d’existence que relative, il ne tranche sur la peinture de l’idéal qu’au prix d’une objectivité au savoir et aux finalités poétiques comparables. Une des toiles les mieux venues de notre oublié montre un adolescent lauré se rompant au dessin par l’étude de l’antique. Le caravagisme de Paolini ne se sera imposé aucune limite de sujet et d’écriture. Ses méditations allégoriques sur la mort touchent à Georges de La Tour, ses scènes de tricherie ou de bonne aventure distillent l’inquiétude de Valentin, ses parias sont frères de ceux de Ribera et ses adolescents un peu voyous, mais très musiciens, feraient croire que Paolini partageait les mœurs et les allusions peu cryptées d’un Cecco del Caravaggio. Rentré à Lucques, acculé de plus en plus aux commandes religieuses, il étendra son émulation de franc-tireur à Dominiquin et Guerchin. Les réparations de l’histoire de l’art ne se trompent pas toujours de cible, en voilà la preuve, d’une rare franchise et d’une belle fraîcheur.

Dès que la peinture française a voulu briser avec l’institution académique, à la fin du XVIIIe siècle, elle s’est donnée d’autres pères, afin d’associer sa nouveauté à des précédents prestigieux, et d’affirmer une filiation sous la révolution des formes. L’attitude des avant-gardes du XIXe siècle ressemble en cela au sécessionnisme davidien d’avant 1789, fier d’opposer Valentin à Boucher et de reprendre à son compte le rubénisme que l’Académie de Le Brun et des Coypel n’avait, du reste, en rien ignoré. On observe donc une démarche semblable, vers 1850, lorsque les réalistes s’attribuèrent un Arbre de Jessé aussi flatteur, ramifié à Rembrandt et Hals comme aux grands Espagnols, et avalant au passage Gros, Géricault, le Delacroix de La liberté et les caricatures de Daumier. Champfleury rattache L’Enterrement à Ornans de Courbet au sillage du Marat de David, et chante le génie des Le Nain, ces supposés réfracteurs du XVIIe siècle, tandis que Thoré reconstruit Vermeer sous le Second Empire. Bertrand Tillier, à leur exemple, aborde son sujet par l’étude des antécédents et des conditions historiques du « mouvement » qu’il examine pour les besoins d’une collection qui a déjà donné un Orientalisme et un Fauvisme. En fait d’unité, il n’en est guère, et mieux vaudrait suivre l’exemple de Jean Clair et aborder « les réalismes » en pleine conscience de leurs différences et de leurs divergences. Mais Tillier s’avoue l’héritier d’une lignée de commentateurs idéologiquement marqués, du socialiste Léon Rosenthal au communiste Aragon. Le portrait de ce dernier, par Boris Taslitzky, à la veille de l’écrasement de la Hongrie, clôt l’épilogue du livre sur le sourire béat, cynique, presque obscène, de Louis et Elsa en amants de l’an II. C’est un choix respectable que de valoriser la dimension sociale du réalisme, mais c’est un choix au passif certain : s’il éclaire le lecteur qui ignorerait le contexte du second XIXe siècle, il oblige l’auteur à passer sous silence tout un pan de l’art de Courbet, L’Origine du monde (manifeste pourtant d’un défi à l’invu que visent aujourd’hui toutes les intolérances) et les tableaux tardifs, où le maître d’Ornans tente de contrer la nouvelle vague. Cette préférence occasionne d’autres déséquilibres : Manet (privé d’Olympia !) et Degas, voire Pissarro, qui fut le Millet de l’impressionnisme, tiennent ici moins de place que le naturalisme ambigu de la IIIe République (Bastien-Lepage) et que toute une phalange de peintres européens ou américains, plus ou moins tributaires de Courbet. On aura compris que ce dernier, mythifié par Aragon en 1952, sert à la fois de socle et de critérium. La synthèse de Tillier, répétons-le, en tire une cohérence indéniable et utile. Rappelons cependant que George Sand, comme Nadar, ne se comptait pas parmi les admirateurs du Franc-Comtois. Le réalisme ne fut pas une famille unie à maints égards. En outre, canoniser ainsi l’esthétique de Courbet hypothèque l’analyse, ébauchée par Baudelaire en 1855, de ses modes d’énonciation et de la faiblesse métaphysique d’une partie de l’œuvre.

Suppléer à l’absence, tromper la mort ou recomposer un tout à partir des débris du passé, fonde la nécessité de l’image et de l’inscription depuis la nuit des temps : la légende de Dibutade rapportée par Pline l’illustre très tôt en lui conférant sa dimension affective et même consolatrice, note Peter Geimer. Son essai, très original, jamais bavard, inventorie et radiographie les techniques que les XIXe et XXe siècles ont appliquées à ce besoin immémorial de ramener ce qui n’est plus à la vie, et à cette ivresse de rendre l’illusion mimétique la plus confondante possible. Réalisme pictural, panorama, photographie et cinéma, autant d’avatars d’une folie duplicative qu’explore au début du livre la brillante lecture de quelques toiles insignes de Meissonier, notamment sa 1814, la Campagne de France (Orsay, 1864). On y voit Napoléon Ier, serrée dans sa redingote et l’amertume d’une chute probable, traverser une plaine couverte de boue sale, et cheminer vers sa première abdication. A gauche, presque invisible, un casque renversé complète le spectacle hors de tout lien narratif direct avec le groupe central. La peinture d’histoire change de format et de finalité, elle troque l’événement, l’action, contre sa suspension lugubre et, taisant tout héroïsme, toute déclamation, prétend d’autant mieux épouser les affres de la débâcle ou l’incertitude du réel. L’empathie n’exige plus la surenchère émotionnelle, elle se loge dans l’indifférence apparente du peintre à son motif et dans son intempérance documentaire (ce n’est pas une vaine formule s’agissant de Meissonier, de sa collection d’uniformes et d’accessoires). A l’inverse, les panoramas, comme le mauvais cinéma d’aujourd’hui à gros effets, combinent le drame et le détail apparemment immotivé. Geimer pousse très loin son enquête, de sorte que le livre s’attarde sur l’iconographie des conflits du XXe siècle et ses crimes de toute nature. Si la Shoah ne se lit qu’à travers l’absence ou presque des photographies qui témoigneraient de son processus actif, aporie qui rend les rares clichés d’autant plus poignants, certaines dérives de la Wehrmacht ou de la SS nous ont été transmises à la faveur de prises de vue d’amateurs, « œuvres » des soldats eux-mêmes, fixant l’inhumanité avec désinvolture, comme pour se persuader que le mal n’y entrait pas. Leur froideur terrible fait involontairement écho aux codes de la peinture réaliste. Notre époque de voyeurisme acharné et de lâcheté hédoniste aura ajouté une extension inattendue à cette obsession de « la mise au présent », les abominables images colorisées et, pire, « l’histoire virtuelle », cette fiction maquillée en vestiges d’un temps « perdu ». Comment peut survivre un monde où les traces du réel et les artefacts de la technique cessent d’être dissociées ou dissociables ? Geimer s’en alarme à juste raison.

Stéphane Guégan

*Les Arts en France sous Charles VII (1422-1461), Musée de Cluny, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Mathieu Deldicque, Maxence Hermant, Sophie Lagabrielle et Séverine Lepape, RMN Grand Palais / Musée de Cluny, 45€ // Jan Van Eyck. La Vierge du chancelier Rolin, Musée du Louvre, Paris, jusqu’au 17 juin, remarquable catalogue sous la direction de Sophie Caron, Louvre Editions / LIENART, 39€ // Nikita de Vernejoul, Pietro Paolini (1603-1681). Peintre caravagesque de l’étrange, préface d’Elena Fumagalli, ARTHENA, 125€ // Bertrand Tillier, Le Réalisme, Citadelles § Mazenod, 199€ // Peter Geimer, Les Couleurs du passé, Editions Macula, 32€.

D.E.L.P.H.I.N.E.

D comme… Féminisant et métamorphosant Tartuffe en 1853, Delphine de Girardin (1804-1855) n’annexe pas le chef-d’œuvre de Molière au sectarisme, souvent puritain, de certaines féministes de son temps, et du nôtre. La dénonciation du sexisme systémique eût insulté sa connaissance du monde et sa conception du théâtre. Elles se rejoignent précisément dans ce tableau des mœurs contemporaines où son pinceau superbe, coloré et drôle, moliéresque, s’abstient de « corriger la société ». Rire et faire rire de celles et ceux qui font profession de vertu suffit à sa tâche. Le mal et le bien, comme le soulignait déjà la Delphine de Germaine de Staël en 1802, ne sont pas de chimie pure, ils n’en gouvernement pas moins nos destinées, variant selon les individus, les circonstances, capables de renversements spectaculaires dès que le don de soi, c’est-à-dire la vraie charité, vous révèle à vous-même et dissout l’hypocrisie ambiante. En apparence, Madame de Blossac agit en fonction de ce que lui dicte un cœur sans limites ; en vérité, cette sainte, enlaidie et prude par ruse, cache une intrigante prête à tout pour conquérir une position que son sexe et son peu de fortune rendent moins accessible. Delphine de Girardin, pour se méfier des suffragettes, n’ignore pas les difficultés inhérentes à la condition féminine. Son coup de génie est de ne pas y enfermer les femmes de sa pièce, autrement énergiques que les hommes, et de ne pas excuser la faute de son héroïne par la force des entraves sociales. L’autre originalité de Lady Tartuffe, si irrésistible envers le cant trompeur des élites et des philanthropes d’occasion, tient à sa chute hugolienne, le contraire même des comédies à thèses. Du reste, la sienne s’élève au tragique, comme Rachel, pour qui le rôle fut écrit, l’a magnifiquement traduit sur les planches. L’amour vrai peut prendre tous les masques et « l’attrait de l’abîme » tenter les êtres les plus corsetés. Eminent connaisseur de la scène romantique, du texte aux acteurs, de la création à sa réception, Sylvain Ledda signe l’excellente édition d’un ouvrage que Gautier couvrit d’éloges et qui connut le succès. Digne d’être comparée à Dumas, Musset et même à Balzac, Lady Tartuffe, reprise aujourd’hui, désennuierait bien des salles parisiennes, agrippées au nouveau cant comme au graal.

E comme… L’Eros féminin n’est pas absent de la littérature masculine, qui reconnaît bien volontiers sa singularité et la difficulté de la percer. La passion, le désir, la jouissance et la frustration, avant d’ondoyer au flux des genres, ont une réalité biologique. Il est naturel que l’écriture en possède une également, et il est ainsi légitime de parler d’écriture féminine en matière amoureuse. Les 1500 pages de cette anthologie rose, doublement rose même, rayonnent de cette vérité aujourd’hui attaquée de toute part. Le paradoxe est qu’elle le soit souvent au nom de la libération des femmes. Romain Enriquez et Camille Koskas, d’un pas décidé, foulent donc un terrain dangereux. Ne les soupçonnons pas d’avoir plié devant la vulgate, et concédé à l’air du temps une partie de leur sommaire bien réglé, notamment son ultime moment, dévolu aux « regards militants sur l’Eros », autant dire à la guerre des sexes et aux violences masculines. Car nos ébats et nos débats sont bien lestés d’une indéniable continuité historique. Christine de Pizan, au début du XVe siècle, s’emporte contre les étreintes forcées et même ce que notre époque nomme « la culture du viol », généralisant à l’extrême et oubliant ce qui sépare les jeux de l’amour des crimes odieux. La brutalité masculine, objet de maintes gloses puisque sujette à variantes, n’est qu’un des nombreux thèmes du volume, ouvert à tous les sentiments et toutes les pratiques, soucieux des minutes heureuses et des transports douloureux, accueillant à la pudeur et à l’impudeur, à l’humour comme au silence des mots, conscient enfin de l’évolution des comportements. Aucune frontière n’a freiné nos deux compilateurs et fins analystes. Certaines, les géographiques, s’évanouissaient d’elles-mêmes, l’ailleurs et l’autre étant les meilleurs alliés de Cupidon ; d’autres craintes, d’autres liens, tel celui du charnel au sacré, traversent ce massif de textes souvent peu connus. C’est le dernier compliment qu’il faut lui adresser. George Sand, Marie d’Agoult, Judith Gautier, Rachilde, Renée Vivien et Colette l’unique y siègent de droit. On est surtout heureux de faire la connaissance des « oubliées dont l’œuvre est parfois rééditée ici pour la première fois », Félicité de Choiseul-Meuse, « autrice » peu rousseauiste de Julie ou J’ai sauvé ma rose (1807), ou Faty, SM anonyme, à laquelle on doit des Mémoires d’une fouetteuse restés sans lendemain. La préface nous apprend qu’Annie Ernaux n’a pas souhaité figurer dans cette anthologie où l’on regrette davantage l’absence de Marie Nimier, qui sait être crue et joueuse, joyeuse, chose rare.

L comme Longhi… Après avoir été son modèle dominant, la peinture est devenue la mauvaise conscience du cinéma au temps de sa majorité. Et l’invention du parlant n’aura fait qu’aggraver la dépendance coupable de la photographie animée et sonore aux poésies immobiles et muettes. Elève de Roberto Longhi au crépuscule du fascisme italien, un fascisme dont on préfère oublier aujourd’hui qu’il était loin de partager l’anti-modernisme des nazis, Pasolini n’a jamais coupé avec la peinture, ni accepté la séparation entre les anciens et les modernes. Elle n’avait, d’ailleurs, aucun sens pour Longhi, que Piero della Francesca a retenu autant que Courbet et Manet. Et les derniers films du disciple, à partir de Théorème (1968) et du tournant figuratif qu’il marque, se signalent par l’irruption de Francis Bacon et même, au cœur de Salo (1975), de Sironi et du futurisme. Dans l’une des innombrables scènes de cette allégorie pesante de l’ère mussolinienne, un tableau de Giacommo Balla appelle le regard du spectateur, Pessimismo e Ottimismo. La toile de 1923, contemporaine des tout débuts du Duce, dégage son sujet, éternel et circonstanciel, d’une simple opposition de couleurs (le noir et le bleu) et de formes (tranchantes ou caressantes). Pasolini montre, il ne démontre pas, importe la subtilité de la peinture au cœur d’un médium réputé plus assertif. Il était tentant d’arracher ses films aux salles obscures et d’en tirer le matériau d’une exposition riche des sources qu’il cite jusqu’à l’ivresse d’une saturation boccacienne. Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, furieusement iconophiles, ne s’en sont pas privés. L’une des plus hautes séquences de l’art italien, qui s’étend de Giotto au Caravage, en passant par Masaccio, Vinci, Michel-Ange, Bronzino et Pontormo, a durablement hanté Pasolini et provoqué une folie citationnelle très picassienne. La composante érotique de ce mimétisme saute aux yeux tant elle fait vaciller l’écran et rappelle que le cinéaste, ex-marxiste repenti, a vécu son art et sa sexualité en catholique, heureux d’affronter symboliquement le mal dans sa chair et sur pellicule, afin d’en dénoncer les avatars historiques, l’existence sans Dieu, le technicisme éhonté, le retour inlassable des guerres.

P comme... La langue des Fleurs du Mal et une certaine pratique du sonnet remontent à Ronsard, dont le nom évoque désormais une manière de sentir (les émotions) et de sertir (les mots). Il est aussi devenu synonyme d’un moment poétique soumis aux aléas du temps. La renaissance de la Renaissance date du romantisme. En 1828, le fameux Tableau historique de Sainte-Beuve, citant A Vénus de Du Bellay, résume les causes de la résurrection dont il se fait l’agent et que la génération suivante allait rendre définitive : « On y est frappé, entre autres mérites, de la libre allure, et en quelque sorte de la fluidité courante de la phrase poétique, qui se déroule et serpente sans effort à travers les sinuosités de la rime. » Les poètes de La Pléiade, ce groupe à géométrie variable, sont-ils sortis des habitudes de lecture au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ? Ils firent sur Hugo, Musset, Gautier ou Banville l’impression d’une source fraîche, trop longtemps écartée des salles de classe, en raison de leurs licences de forme et de fond. Même l’histoire de la censure confortait les cadets dans l’admiration des poètes d’Henri II. Le Livret de folastries de 1553, où sont impliqués Ronsard, Muret, Baïf et Jodelle, se pare d’une bien discrète feuille de vigne, deux lignes du grand Catulle : si le poète peut choisir d’être chaste, ses vers n’y sont en rien tenus, disaient-ils en substance. On brûla l’ouvrage délictueux, qui s’était déjà diffusé. En 1862, sa réédition subit le même sort pour ainsi dire, la condamnation des Fleurs du Mal était toute proche. L’inspiration de La Pléiade, si tant est que ce générique ait un sens, ne se réduit pas aux plaisirs vénusiens, loin s’en faut. Mais une nouvelle liberté de mœurs trouve là matière à mignardise et anacréontisme, exaltations et regrets, quand l’heure n’est plus à folâtrer. Le volume qu’a conçu Mireille Huchon, aubaine des lecteurs affranchis, florilège dont chaque notice rend plus savant, satisfait d’autres attentes : le règne d’Henri II (1547-1559), dont la salle de bal de Fontainebleau nous rappelle les magnificences, voit s’affirmer une politique de la langue qui vient de François Ier et aboutit à Richelieu. Tout un pan du présent recueil en découle, les poèmes de circonstance, bien sûr, et les traités de poétique, certes horaciens ou cicéroniens, qui plaident et servent, par leur beauté propre, un élargissement de l’idiome national. Cette embellie du lexique ne tient pas du mythe. Avant Baudelaire et ses vocables empruntés à la peinture ou aux chiffonniers, Ronsard et les siens agirent de même avec le grec, le latin, l’italien, l’espagnol et les termes techniques de leur temps. De vrais modernes.

H comme… Héliogabale est à l’imaginaire du premier XXe siècle ce que Néron fut aux représentations du précédent, le bouquet superlatif des crimes dont l’humanité se rend capable, un monstre à partir duquel penser le politique et l’homme vacille. Porté sur le trône à 14 ans, assassiné en 222, au terme d’un règne bref qu’on pensait aussi illégitime qu’indigne, il illustrait le concept pascalien de tyrannie, soit la force sans la justice. Le réexamen de ses méfaits est tout récent. Quand Jean Genet se saisit du sujet, l’historiographie dérive du passif accablant des sources anciennes. On sait aussi qu’il a été très impressionné par le livre qu’Artaud avait consacré à l’empereur dé(ver)gondé. Quoi de plus tentant pour un néophyte ? Au printemps 1942, Genet, 32 ans, se mue en écrivain sous les fers. C’est sa huitième incarcération et, en cas de récidive, le bagne l’engloutira, lui et ses amours masculines, lui et ses rêves de poésie. Car ce petit voleur, pas toujours adroit, pas toujours droit non plus, a des lettres et, tout de même, une conscience. Poésie, roman et théâtre, il les embrasse tous avec une fulgurance de style difficile à contrôler. En amoureux des classiques, il retient pourtant le lyrisme qui bouillonne en lui et que réclame l’époque de l’Occupation. « Boileau hystérique », disait-on de Baudelaire au soir de carrière. Au début de la sienne, Genet serait plutôt un « Racine dépravé ». Héliogabale, pièce que l’on pensait perdue et dont l’exhumation fait « événement », comme l’écrivent François Rouget et Jonathan Littell, c’est un peu Britannicus réécrit par Rimbaud, Verlaine, ou Léon Bloy. Sur l’empereur deux fois déchu, abandonné aux égouts après avoir été égorgé dans les latrines de son palais, Genet ne projette pas uniquement ses lectures et son désir d’écrire un drame antique (qu’il voulait confier à Jean Marais). Si la folie du pouvoir illimité y apparaît dans sa nudité tragicomique, le (faux) fils de Caracalla personnifie surtout une déviance sexuelle, un appétit de vie et une fascination de l’abject que la duplicité des mots permet d’exalter ou de transfigurer en feignant de les condamner. Si cette farce ubuesque avait eu droit aux planches sous la botte, elle eût effacé ses apparents semblables, de Sartre à Camus, en passant par Anouilh. Le boulevard se frotte à la toge, la verve populaire au grand verbe. La grâce à laquelle Héliogabale aspire entre deux turpitudes, deux boutades assassines, ou deux auto-humiliations, n’aura pas le temps de l’atteindre. Genet pourtant le fait mourir en romain (le glaive de son amant) et en chrétien : « Tu n’es plus qu’une couronne d’épines », lui dit Aéginus, avant de le frapper.

I comme Italie… Tempérament de feu et marchand proactif, Léonce Rosenberg n’a besoin que de quelques mois, entre mars 1928 et juin 1929, pour métamorphoser son nouvel appartement en vitrine de l’art moderne. Quelques noms, certes, manquent à l’appel, Bonnard et Matisse, qui appartiennent à Bernheim-Jeune, Braque, qui l’a molesté lors des ventes Kahnweiler, ou encore Picasso qui s’est éloigné et lui préfère son frère Paul, après l’avoir portraituré, vêtu de son uniforme, et lui avoir vendu L’Arlequin grinçant du MoMA, le tout en 1915. Deux ans plus tard, la figure sandwich du manager français de Parade, roi de la réclame, serait une charge de Léonce, à suivre la suggestion suggestive de Juliette Pozzo. Que voit-on, dès lors, sur les murs du 75 rue de Longchamp, immeuble des beaux quartiers, peu préparé à recevoir l’armada d’un galeriste œcuménique. En effet, sa passion du cubisme ne l’a pas détourné du surréalisme narratif, voire sucré, et des réinventeurs de la grande peinture, De Chirico et Picabia, las des culs-de-sac de l’avant-garde. A moins d’être aveugle, le visiteur du musée Picasso, où l’ensemble a été reconstitué et remis en espace avec soin et panache, plébiscite immédiatement nos deux renégats. A leur contact, Léger, Metzinger et Herbin semblent d’une terrible sagesse, Jean Viollier et Max Ernst d’un onirisme inoffensif. L’alternance de temps forts et de temps faibles, d’où l’exposition tire aussi sa nervosité, se conforme à la stratégie commerciale de Rosenberg et à son sens de la décoration intérieure, de même que le mobilier Restauration ou monarchie de Juillet. Le hall d’entrée remplit son besoin d’ostentation avec les gladiateurs mi-héroïques, mi-ironiques, de De Chirico ; la chambre de l’épouse de Léonce se remplit elle des transparences érotiques de Picabia, salées ici et là de détails insistants. Rosenberg a les idées larges et l’intérêt qu’il porte au régime mussolinien d’avant l’Axe, à l’instar de son ami Waldemar-George, juif comme lui, mériterait d’être plus finement analysé qu’il n’est d’usage aujourd’hui.

N comme… Les confidences, Marie Nimier ne se contente pas de les susciter, elle aime les provoquer, en manière de réparation. Il y a quelques années, en Tunisie déjà, lors d’une signature de librairie, une femme s’approche et l’invite à la revoir le lendemain, autour d’un couscous au fenouil. Elle veut lui parler de son frère, de « mon frère et moi ». Mais l’auteur de La Reine du silence, pressentant des aveux « trop lourds à porter », recule et monte, soulagée et coupable, dans l’avion du retour. Les années passent, les régimes politiques changent, le mouvement de libération des femmes s’intensifie dans l’ancien protectorat français, la question religieuse devient plus saillante… Les langues ne demanderaient-elles pas à se délier, de nouveau, à l’ombre de l’anonymat ? Le souvenir de la femme éconduite, du couscous manqué, a creusé entretemps son sillon. Que faire sinon retourner en Tunisie et recueillir les histoires des « gens sans histoires », au café, par internet ou par l’entremise, comme chez Marivaux, de « petits billets » ? Point de dialogues, juste des monologues. Marie Nimier se méfie des interrogatoires, dirigés en sous-main, les sondages de notre fallacieuse époque l’ont vaccinée. Le résultat est magique, simplicité des destins racontés en confiance, fermeté de la langue qui refuse aussi bien la neutralité clinique que la surchauffe sentimentale. Les propos recueillis, quand le rire du confident ne libère pas l’atmosphère, auraient pourtant de quoi ébranler la distance que s’impose Marie Nimier. Chaque confession forme un chapitre, en fixe la durée, le ton, le degré d’intimisme, le risque encouru. Le courage qu’il faut à ces femmes et ces hommes s’ajoute à leurs motivations de parler, et de parler de tout, l’emprise du social, le poids de la famille et des traditions, la sexualité dans ses formes diverses, conquérantes, clandestines, malheureuses, farfelues ou tristement mécaniques chez les plus jeunes, condamnées à réserver leurs fantasmes aux écrans d’ordinateur. Le lecteur referme le livre de Marie Nimier plus riche de couleurs, de senteurs, d’autres relations au corps, du sourire de cet enfant oublié dans un orphelinat, qui sait que pleurer est inutile, et de ce jeune homme, malade du sida, à qui l’on vient d’apprendre qu’il ne saurait contaminer sa famille, et qui se redresse à l’appel de la vie retrouvée.

E comme écriture… Gautier disait qu’on voyage pour voyager. Partant, on écrit pour écrire, pour mettre sa vie en récit et en musique. Le Chant des livres, titre rimbaldien du dernier Gérard Guégan, doit s’entendre dans les deux sens, l’écrivain et le lecteur sont liés par l’écoute, une sorte de pacte qui doit rester mystérieux, un dialogue que le texte appelle sans l’épuiser, une invitation frappée d’inconnu. Même quand on croit se parler, on parle aux autres, des autres. « En effet, on écrit pour écrire, me répond Guégan. Du moins, le croit-on. Car c’est moins certain qu’il n’y paraît. On voyage aussi dans l’espoir d’une nouvelle aventure. En tout cas, c’est ainsi que j’aurai vécu. » Guégan, de surcroît, aura fait beaucoup écrire, l’éditeur et le lecteur qu’il fut et reste l’exigent… Le Marseille des années 1950-1960 prête son décor canaille aux premiers chapitres du Chant des livres et aux souvenirs, les bons et les mauvais, qui toquent à la fenêtre : le PCF et ses oukases esthétiques, le cinéma américain et ses dissidences secrètes, les écrivains célèbres qui fascinent et bientôt aspirent le fils de la Bretagne soularde et de l’Arménie meurtrie. A Manosque, Giono roulait ses beaux yeux de pâtre libertin ; à Paris, vite rejointe, Paulhan paraît plus fréquentable qu’Aragon. Mai 68 décime, au moins, les menteurs « en bande organisée ». Puis le temps du Sagittaire, moins porté à l’idéologie, succède à Champ libre. Deux Jean-Pierre, Enard et Martinet, souffle court mais grand style, laissent la faucheuse les accrocher trop tôt à son tableau de chasse. Au lieu de les pleurer, Guégan les ressuscite fortement, c’est moins morbide, et plus utile aux nouvelles générations. Certaines rencontres se moquent du temps révolu avec un air de jeunesse délectable, Charles Bukowski auquel GG a converti Sollers, Michel Mohrt le magnifique, aussi breton que son cher Kerouac, ou Florence Delay, « la Jeanne d’Arc de Bresson » et l’écrivaine pétillante, autant de rencontres narrées sans rubato. Les détails qui disent l’essentiel sont serrés, et la nostalgie, qu’on lui pardonnerait, bridée. Les « années mortes » valent tous les « Fleuves impassibles ».  Stéphane Guégan

*Delphine de Girardin, Lady Tartuffe, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 8,50€. Si ce n’est fait, les fous du théâtre à gilet rouge doivent absolument se procurer le grand livre de l’auteur, Des feux dans l’ombre. La représentation de la mort sur la scène romantique (1827-1835), Honoré Champion, 2009. Sachez aussi que Ledda prépare une biographie de Delphine de Girardin, heureuse perspective. / Romain Enriquez et Camille Koskas, Ecrits érotiques de femmes. Une nouvelle histoire du désir. De Marie de France à Virginie Despentes, Bouquins, 34€ / Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, Pasolini en clair-obscur, MNMN / Flammarion, 39€. L’exposition se voit au musée national de Monaco jusqu’au 29 septembre 2024 / La Pléiade. Poésie, poétique, édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 69€ / Jean Genet, Héliogabale, édition établie et présentée par François Rouget, Gallimard, 15€. Autre prose brûlante, brûlante de passions comprimées ou libérées, mais aussi d’incendies criminels et de xénophobie délirante, Mademoiselle, écrit pour le cinéma, reparaît. Effroi garanti et émois de toutes natures (Gallimard, L’Imaginaire, 7,50€). Ce scenario impossible, cet antiroman rustique, nous ramène à la question que Lady Tartuffe inspirait à Gautier. Peut-on faire d’un personnage (très largement) odieux le héros ou l’héroïne d’un drame ou d’un roman ? La réponse est oui, évidemment. C’est aussi celle que Balzac fit à George Sand. Et Genet à tous ses détracteurs. Mentionnons enfin la passionnante analyse que Jonathan Littell consacre à Héliogabale dans La Nouvelle Revue française, laquelle connaît une nouvelle renaissance (n°657, printemps 2024, 20€) et se donne une nouvelle ligne éditoriale sous le direction d’Olivia Gesbert. Le dossier voué à l’écriture de la guerre fait une place justifiée à Albert Thibaudet. Benjamin Crémieux, grande plume de la maison, aurait pu être appelé à la barre, lui qui sut si bien parler de Drieu et de La Comédie de Charleroi, qu’il faut ajouter à la petite bibliothèque idéale qui clôt cette livraison du renouveau/ Giovanni Casini et Juliette Pozzo (sous la dir.), Dans l’appartement de Léonce Rosenberg, Flammarion / Musée Picasso, 39,90€. L’exposition s’y voit jusqu’au 19 mai. Courez-y vite ! / Marie Nimier, Confidences tunisiennes, Gallimard, 20,50€. / Gérard Guégan, Le Chant des livres, Grasset, 16€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

Nous rendrons compte bientôt de la nouvelle édition des Œuvres compètes de Baudelaire, sous la direction d’André Guyaux et d’Andrea Schellino, à paraître ce même jour, dans la Bibliothèque de La Pléiade.

ENTRE-DEUX

C’est parfois en écrivant qu’on devient écrivain, et c’est assurément en guerroyant qu’on se découvre soldat. Daniel Cordier (1920-2020) sera mort avec la conviction de n’avoir pas écrit, au sens plein, et le regret de ne pas s’être assez battu. Le lecteur enthousiaste de ses Mémoires, magnifiques d’élan et de cran comme le fut son existence, butte sans cesse sur l’amertume de l’ancien résistant, qui se pensait incapable de littérature et eût préféré tuer des « boches » aux missions du renseignement, bien qu’elles l’aient associé à l’homme qu’il admira le plus au monde, Jean Moulin. Mauvais juge de ce qu’il aura accompli lui-même, aidé en cela par les conflits internes de la France libre dont il reste un des témoins les plus sûrs, Cordier laisse une œuvre. Même si on le soupçonne ici et là de ne pas avoir pu tout dire, il est parvenu à imprimer au récit de sa vie l’authenticité d’un vrai diariste et l’éclat d’un roman à multiples rebondissements. Chocs politiques et chocs esthétiques furent vécus et sont présentés comme autant de révélations qui engageaient l’essentiel. La foi maurrassienne de son adolescence […] s’était effondrée en juin 40, l’évolution de l’Action française achevant de le convertir à De Gaulle et à Londres, où l’attendaient deux ans de formation et l’amitié de Raymond Aron.

Suite d’Alias Caracalla, La Victoire en pleurant refait l’aveu du péché d’extrême-droite devant les zizanies de la Libération. On y trouve également les traces d’un autre culte naissant, la peinture, découverte au Prado, en mai 1944. Entre l’arrestation de Moulin et le démantèlement du groupe de Cordier, « brûlé » dès la fin 1943, il s’écoula quelques mois. Il lui faut rentrer à Londres par l’Espagne, long et harassant détour. Mais la récompense, imprévisible, ce fut Greco, Velázquez, Goya. […] Caracalla a reçu en pleine poitrine la décharge du Tres de Mayo, et l’aura fantomatique des Ménines a réveillé tant de camarades effacés, exécutés ou déportés on ne sait où. Porteuse d’une tragédie plus haute ou d’une barbarie éternelle, la peinture lui offre plus qu’un réconfort provisoire. D’autres futurs, d’autres combats s’annoncent soudain, que rien n’entravera, à commencer par la pagaille qui entoure en 1945-46 les règlements de compte de la Libération, au sein même des vainqueurs, et la démission de De Gaulle. Le troisième volet des Mémoires de Cordier, Amateur d’art, débute à cette époque ; il quitte alors le cabinet du colonel Passy et les services secrets. Stéphane Guégan, « Caracalla ouvre boutique », lire la suite dans La Revue des deux mondes, mai-juin 2024 / Daniel Cordier, Amateur d’art, 1946-1977, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2024, 23€. Les deux premiers volumes de ses Mémoires sont désormais disponibles dans la collection Folio.

ENTRE-DEUX-GUERRES

D’abord à deux temps, la Recherche de Proust s’en donne un 3e au début de 1912. Ainsi naît Le Côté de Guermantes et se déploient, entre rires et larmes, l’entrée dans le monde et la sortie de l’innocence, en deux temps aussi, du Narrateur : décès de la grand-mère, soit la perte inconsolable de la mère, et décès (annoncé) de Swann, soit la conquête du beau à relever. La toile de fond du théâtre proustien, à ce stade, nous ramène à 1898 : après en avoir rêvé, le Narrateur accède aux salons du faubourg Saint-Germain, il en exalte la grandeur généalogique autant qu’il en vitriole les vanités (le snobisme de la naissance). D’un côté, l’éclat d’un monde qui croit survivre à son déclin par fanatisme de race, selon le mot que Proust décline ; de l’autre, le séisme de l’affaire Dreyfus et les comportements souvent asymétriques qu’elle enclenche. Yuji Murakami en est le meilleur connaisseur. Son édition de Guermantes donne un bel avant-goût du livre qu’il prépare sur le sujet, central dès Jean Santeuil et promis à innerver, comme la guerre de 14 et surtout l’homosexualité, le reste de La Recherche.  Dans son édition de Sodome et Gomorrhe, qui paraît aussi au Livre de poche, Alexandre de Vitry commence par rappeler sa solidarité avec Guermantes, dont le volume II, en 1921, s’étoffait contre toute attente d’une brève extension consacrée aux « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». C’est l’amorce et l’annonce d’une nouvelle relance du récit, dont Charlus et Albertine seront les principaux instruments. Le fou de Balzac et Baudelaire qu’était Proust se fait biblique et, à l’occasion, priapique, en se refusant au blâme et à l’éloge, exclus de son régime de vérité, et de son approche polyfocale du monde et de sa propre sexualité. Pas plus qu’il ne catégorise, résume Vitry, Proust ne catéchise, plus proche de Vautrin que du Corydon (1920) de Gide. SG Marcel Proust, Du côté de Guermantes, édition de Yuji Murakami ; Sodome et Gomorrhe, édition d’Alexandre de Vitry, Le Livre de poche, sous la direction de Matthieu Vernet, 10,90€ et 9,90€. Chaque volume est doté d’un substantiel appareil de notes et d’un dossier.

Avant que, centenaire oblige, le Manifeste du surréaliste ne réveille en fanfare l’œcuménisme bébête dont bénéficient encore son auteur, son groupe et leur « aventure », relisons les trois lettres, rendues publiques, que Drieu adressa à Aragon et aux siens entre août 1925 et juillet 1927. Bertrand Lacarelle les a réunies, il les éclaire d’une préface alerte et les agrémente de textes contemporains. Entre la première et la dernière, Aragon et Breton ont cédé aux sirènes du communisme, c’est-à-dire à la double fascination fractionnelle (rupture avec sa classe, convergence des violences, avant-gardiste et politique). Le peuple est le cadet de leurs soucis. La Lettre ouverte à Paul Claudel, en janvier 1925, s’était même abaissée à idéaliser l’Orient sotto voce, exotisme de potache supposé conforter l’horreur de la France et l’anticléricalisme dont le surréalistes font profession. Tout cela sidère Drieu, qui a marché avec eux tant que « le culte du tumulte » visait à rétablir de vraies valeurs sur les ruines fumantes de 14-18. Mais voilà que ses petits camarades brandissent l’antipatriotisme et l’irresponsabilité morale comme les hochets d’une révolte dérisoire. Moscou et ses agents parisiens n’attendaient que cela pour les mettre au pas. Lacarelle pense que Drieu a été probablement tenté par le communisme, je dirais plutôt qu’il eut rapidement toutes les raisons de résister à cette pulsion. Dès mars 1921, il dit son fait aux nouvelles formes de l’autoritarisme politique, indifférent aux véritables révolutions sociales et économiques : réactionnaires, démocrates, socialistes and, last but not least, bolcheviques sont pointés du doigt, le même doigt qui, à la mort de son ami Raymond Lefebvre, maurrassien passé à l’Est, ou de Jacques Rigaut, victime lui de ses « amis » surréalistes, tracera une croix sombre sur les « erreurs » où mène le sacrifice de sa conscience. SG / Pierre Drieu la Rochelle, Trois lettres aux surréalistes, édition de Bertrand Lacarelle, Les Cahiers de la NRF, 17,50€. Sur l’été 1926, crucial dans cette brouille, voir ma présentation de Drôle de voyage (qu’Aragon crucifia en bon stalinien) dans Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Bouquins, 2023).

« Solitaire, nomade et toujours étonnée… » Le 4 avril 1936, depuis Bruxelles, Colette décrit ainsi Anna de Noailles dont elle occupe désormais le fauteuil au sein de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Hommage dans l’hommage, elle a emprunté à la dolente poétesse qu’elle salue par-delà la mort ce vers baudelairien. L’étonnement, en mode actif ou passif, fut le mot de passe des modernes. Et celle dont Valère Gille, lors de cette séance enregistrée, dit qu’elle fut « audacieusement romantique et foncièrement romantique » se l’applique à son tour. « Où aurais-je puisé, dans ma carrière, autre chose que de l’étonnement ? » Ne s’enfermer dans aucune routine, entretenir le doute de soi, Colette, à 63 ans, distribue ses recettes de jeunesse et d’écriture avec une émotion non feinte. Le 33e fauteuil, qu’elle illustrera encore 18 ans, accueillerait son dauphin en 1955, Jean Cocteau, dont Proust, Diaghilev, Picasso et Radiguet n’eurent pas à beaucoup stimuler la force d’envoûtement. Ces deux élections, la cordée qu’elles nouent, et le symbole que personnifiait Colette, plume sensuelle et dissidence sexuelle, sont tour à tour commentés, chacun avec sa sensibilité propre, par André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon et Antoine Compagnon. Puis, comme un phonographe, ce remarquable Colette à l’Académie ressuscite les voix facétieuses, si françaises par le style de conversation, des complices du Palais-Royal. La Belgique de Sido, ne l’oublions pas, en abrita et démultiplia les échos… Heureuse de rejoindre le panthéon des grands aînés, Colette n’a jamais désespéré de ceux qui venaient. Fin 1934, elle écrivait ceci d’un ami de Bertrand de Jouvenel, son ex-amant et le directeur de La Lutte des jeunes, revue étonnante : « Souvent, j’écoute mes cadets parler de Drieu avec feu, et j’y puise une certaine mélancolie, moi qui ne l’aime que parce qu’il a beaucoup de talent. » Pour Colette et Cocteau, vieillir, c’était trahir. SG / Antoine Compagnon, de l’Académie française, André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon, Laurence Boudart, Jean Cocteau, Colette, Valère Gille, Colette à l’Académie, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 17€.

Si Aragon fut antimunichois sur ordre de Moscou, Drieu l’est par patriotisme, respect de la parole des Français envers la Tchécoslovaquie et profonde sympathie pour Edvard Bénès, qu’il a rencontré à Paris fin 1933. A rebours de Morand, Emmanuel Berl et Giono, partisans des Accords, sans être bien sûrs qu’ils éviteront une nouvelle boucherie, mais préférant cette infime chance de paix à la crainte de provoquer ou de précipiter la guerre, d’autres écrivains, de Montherlant à Julien Green, stigmatisent la politique de l’apaisement, où Chamberlain s’aveugle en croyant se grandir, utopie qui condamne la Bohème redessinée par le traité de Versailles à l’abattoir. L’indécision de Daladier le plongera dans un enfer tout autre, celui d’un très long remords. De ce qui fut une faute morale et un échec politique, Maurizio Serra rouvre le dossier en se gardant de juger de haut. Le procès vertical du passé, l’indifférence à ses multiples paramètres et au moi de ses acteurs, n’est pas de bonne méthode en Histoire. Avant d’y revenir plus longuement dans une prochaine livraison de Commentaire, il faut souligner le réexamen du rôle de Mussolini, précoce et tenace rempart à Hitler, auquel se livre Serra. Le quatrième homme, humilié par l’Anschluss de mars 38, était peut-être le plus déterminé à arrêter le Führer. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Munich 1938. La Paix impossible, Perrin, 2024, 24€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

DAVID VERSUS DAVID

Début 1956, en déplacement à Angers, récemment acquise aux communises, Aragon se fâche tout rouge. Le seul sculpteur du XIXe siècle qui ait eu le cœur bien orienté, clame-t-il, reste orphelin de l’hommage que la Nation aurait dû lui rendre l’année de son centenaire. En 1848, on avait fêté David, né cent ans plus tôt ; en 1956, David, dit d’Angers (1788-1856), se contentera des vitupérations amères du poète moscovite. Ce raté des musées nationaux est un coup monté : « la politique a vaincu », écrit-il dans L’Humanité, au lendemain de la conférence réparatrice qu’il a prononcée en Anjou, et qui aurait pu déboucher, deux ans plus tard, sur une toute autre Semaine sainte que l’épopée des Cent-Jours que nous savons. Géricault n’en eût pas été le fringant héros, et Aragon se serait penché sur les années romaines (1811-1815) de David d’Angers, lauréat du Grand Prix et brûlant du même amour pour les Italiennes, la politique et l’Art, cette tribune propre à « propager la vertu ».

A n’en pas douter, Aragon aurait achevé la sacralisation du statuaire s’il avait eu entre les mains les formidables volumes de ses écrits, que Jacques de Caso, inlassable avocat de sa cause et meilleur connaisseur de son œuvre, a pris la peine de réunir et d’annoter. La foule d’informations et de réflexions acérées que contient l’appareil critique de Tremblez, chacals décuple l’intérêt de l’entreprise. Sous ce titre d’une violente éloquence, on trouve réunies par genre et thème près de 150 entrées, articles, brouillons de textes et inédits. Ils sont très oubliés aujourd’hui, à rebours des Carnets révélés au XXe siècle et auxquels il n’est pas excessif de comparer le Journal de Delacroix. Pour avoir croisé ce David-là, académicien des Beaux-Arts depuis 1826, et pour s’être associé à sa lutte contre le jury du Salon sous la monarchie de Juillet, le peintre de La Liberté savait de quelle plume se chauffait son aîné. Les ardeurs du polémiste de L’Institut obligent à rebattre les cartes qui ont figé l’historiographie du romantisme français selon des clivages absurdes. David d’Angers, qu’un Pétrus Borel trouvait à la fois trop classique et trop girouette, symbolise à lui seul les deux faces du prosélytisme républicain, avant et après 1830, et surtout avant et après 1848. La face solaire s’accorde au cachet inconditionnel qu’il attribue à la liberté de parole. Nulle censure, en théorie, ne devrait l’entraver ; le jury, du reste, n’a aucune utilité au Salon, puisque « le public fait justice des camaraderies » (David d’Angers a fréquenté Henri de Latouche et Beyle). La face sombre du publiciste se dévoile quand l’emporte le désir de purger les artistes et la société de ses mauvais penchants, au prétexte qu’aucun « gouvernement démocratique ne peut vivre sans imposer à la société une puissante direction morale ». Civisme actif, le culte des grands hommes, relayé par le monument public, ne suffit pas. Deux solutions, partant : l’ordre moral, comme en 1793-1794, quitte à déboulonner quelques statues et faire tomber les têtes ; la lutte contre l’athéisme, dans l’héritage déclaré de Robespierre. Chrétien et citoyen, David n’a rien renié de l’idéal des Lumières, dont la Terreur fut la pomme empoisonnée.

Plutôt modéré dans la vie, de sorte qu’il se plia à la Charte sous la Restauration et travailla à de nombreuses reprises pour la Couronne, préférant les Bourbons respectueux de 1789 à la fin du règne de Napoléon Ier, David d’Angers se laisse parfois enflammer par le souvenir des Conventionnels et la mystique des ultimes fêtes de Robespierre, l’un de ses dieux. L’autre se nomme Saint-Just, dont il expose le buste presque angélique au Salon de 1849. Dix ans plus tôt, il y montrait son Bara en victime expiatoire des Vendéens et, à travers lui, réitérait sa fidélité au peintre David, auteur d’une allégorie du jeune tambour qui, achevée, devait orner les écoles de France sous forme d’une gravure plus chaste que l’ébauche d’Avignon. Il manque un beau livre sur David et David. Le sculpteur, en 1848, rédigea sa postface sans le savoir, il érige alors une stèle de papier au peintre du Marat après avoir immortalisé son bon profil dans l’un de ses médaillons (ill.), hommage posthume et problématique par sa perspective d’ensemble (l’art avili versus la peinture mâle) et ses silences (le Comité de salut public, la servilité envers Napoléon Ier, le retour du refoulé au cours des années bruxelloises). Comme on eût aimé qu’il nous parlât aussi d’un combat qu’il partageait avec l’autre David dont, jeune, il avait fréquenté l’atelier, jusqu’à participer à l’exécution panique du Léonidas aux Thermopyles !

Ce combat qui les honore, c’est l’abolitionnisme. Elle résonnerait au cœur d’un grand dessin de David (ill.), élaboré entre la fin 1789 et le printemps 1790, retrouvé en 2010, acquis l’année suivante par le musée des Beaux-Arts de Nantes, finement analysé par Louis-Antoine Prat en 2016, puis en 2022, à l’occasion d’une exposition du Met de New York. Résumons en quelques mots : sollicité par des membres de l’élite nantaise et avant de séjourner auprès d’eux en mars-avril 1790, le peintre de Brutus imagine une vaste allégorie, de programme et d’aspect un peu confus, visant à stigmatiser les « déprédateurs » [sic] dont la France aurait souffert sous l’Ancien régime et, inversement, à héroïser la figure du maire de la ville, Kervégan, en qui s’incarnerait l’opposition précoce des Bretons à la monarchie. Dans un livre qui étoffe et stimulera efficacement les travaux actuels sur l’imagerie européenne de l’esclavage, Philippe Bordes y fait entrer l’analyse de notre dessin en l’ouvrant à plusieurs données de poids, comme la proximité du peintre avec d’éminents adhérents, tels les Trudaine, de la Société des amis des Noirs. Sans jamais la rejoindre lui-même, David est sensible à ses thèses, mais se garde bien d’en faire état à Nantes, lors du séjour qui le met en rapport avec un certain nombre d’armateurs enrichis par la Traite et le commerce triangulaire, Kervégan en premier lieu, dont il accepte de faire le portrait. Ces « patriotes » seraient-ils à leur tour frappés d’infamie dans le secret de cette feuille exhumée ? A gauche, partie la moins lisible et la plus michelangelesque, la plus proche surtout de l’iconographie infernale, Bordes propose d’identifier deux esclaves noirs, bien que David les ait représentés blancs de peau, en raison de leurs cheveux et du collier qui signe leur asservissement et appelle leur libération. Le débat est ouvert. Stéphane Guégan

*David (d’Angers), « Tremblez, chacals ». P.–J. David (d’Angers) publiciste (1834-1849), textes réunis, transcrits et annotés par Jacques de Caso, deux volumes, Honoré Champion, 210€. Quant à l’abolitionnisme de David d’Angers, dont Jacques de Caso nous apprend qu’il était proche de Marie-Guillemine Benoist, voire Stéphane Guégan, « Révolution dans la Révolution 1788-1848 », cat. expo. Le Modèle noir. De Géricault à Matisse, Musée d’Orsay // Flammarion, 2019 // Philippe Bordes, Jacques-Louis David, la traite négrière et l’esclavage, Fondation Maison des Sciences de l’homme, 12€. // Mon Delacroix. Peindre contre l’oubli (Flammarion, 2018) vient de faire l’objet d’une édition chinoise.

EUROPA

Une note longtemps inédite du vieil Hugo, encore chaude des cadavres de 1870-71, dit tout d’une passion qui ne s’éteindrait pas avec l’auteur du Rhin : « Je voudrais signer ma vie par un grand acte, et mourir. Ainsi, la fondation des États-Unis d’Europe. » Drieu s’est effacé sans les avoir vu advenir, lui qui fut leur plus ferme et constant promoteur au lendemain de la boucherie de 14-18. Cette fermeté, cette constance, Thomas Gerber vient de les rappeler aux amnésiques de tous bords (1).  Genève ou Moscou (1928), l’essai de Drieu autour duquel s’enroule le sien, ne biaise guère : « Il faut faire les Etats-Unis d’Europe, parce que c’est la seule façon de défendre l’Europe contre elle-même et contre les autres groupes humains. » On confond tout, écrit Gerber, qui en donne des preuves accablantes, souvent récentes : l’Européisme viscéral de Drieu ne fut pas le masque de son fascisme précoce, mais le fascisme le choix trompé, erroné de ce désir d’Europe. A Sciences Po, en son temps, c’est-à-dire avant 1914, une certitude, une inquiétude l’obsédait : la « civilisation européenne », affaiblie par la dénatalité, déstabilisée par la puissance croissante des empires qui la tenaient en étau, était menacée d’extinction à brève échéance. Or de la survie de l’Europe dépendait la survie de la France qui, religion et culture, en avait été l’un des phares. Il est devenu vital que notre nation, estime alors Drieu, se repense en repoussant ses frontières, en retrouvant le sens de son destin, de son histoire partagée. On peut faire remonter au Carnet de 1911, avec Gerber, les balbutiements d’un fédéralisme respectueux de ses acteurs et soucieux d’un dessein que la guerre et la révolution russe, attrait et rejet, devaient tirer vers un programme de type socialiste et anti-machiniste. Le soldat de Charleroi aura cru que les millions de sacrifiés, à travers une Europe en voie de satellisation, serviraient sa cause. « Guerre fatalité du moderne », conclut Interrogation, dès 1917, son premier livre de poésie, manière de confronter le nationalisme étroit et la folie productiviste à leurs conséquences croisées (2). Le patriotisme ne pouvait plus exister qu’en dehors des patries et du capitalisme classique. Or l’après-guerre prit vite l’allure d’une avant-guerre dont le krach précisément réglerait l’horloge. A sa date, Genève ou Moscou peut se retourner sur dix années d’échec : « la guerre nous claquait dans les mains, nous nous étions battus pour rien ; rien de ce que nous avions voulu tuer était mort. Chaque patrie se retirait dans son coin laissant derrière elle un désert de rancunes et de haines. » Entretemps, Drieu a sabordé Les Derniers jours, le périodique où, de concert avec Emmanuel Berl, l’ami décisif, il a définitivement congédié le nihilisme avant-gardiste (les surréalistes), les leurres du bolchevisme et la lyre (redressée) de ses valets (Aragon). La chance de cette Europe, de cette union qui empêcherait la guerre et le naufrage de tout un héritage occidental, se trouverait-elle du côté de Mussolini ? Un article peu connu de Drieu, publié en 1924 et que cite Gerber, témoignerait, s’il le fallait, des doutes que lui inspire le fascisme italien, trop nationaliste, à l’instar des démocraties, voire des républiques du temps. En conséquence, « la discipline internationale » qu’exige la communauté européenne est condamnée à chercher une troisième voie entre le parlementarisme et le totalitarisme.

Avant d’y revenir en mars 1943 dans ses lucides « Notes sur la Suisse », le Drieu de 1928 va « à Genève, pour ne pas aller à Moscou », et se range donc derrière Briand et la S.D.N. plutôt qu’à la traîne des nouveaux dictateurs. Il presse encore les capitalistes de se réformer en fonction et en faveur du fédéralisme naissant. La caricature d’un Drieu proto-fasciste noircit tellement sa légende qu’on en oublie l’autre composante de son combat européen, le versant spirituel, aussi proche des positions de Paul Valéry que de Bernanos. En 1961, à une époque où l’intérêt pour « les prophètes de l’Europe » autorisait la ressaisie de continuités généralement mal admises, Georges Bonneville avait bien saisi la double préoccupation, politique et philosophique, pour ne pas dire religieuse, des manifestes rochelliens. Si le corpus de Gerber ne s’était pas limité volontairement aux essais de Drieu, il aurait pu s’appuyer sur les deux romans qui peignent, plus encore que le ténébreux Feu follet, son tournant des années 1930, Une femme à sa fenêtre et Drôle de voyage (3). Le 6 février 1934 précipite la fin des hésitations et l’éloigne de certains de ses amis, les modérés qu’effraye sa volonté de fusionner des « éléments pris à droite et à gauche ». L’ex-communiste Doriot lui semble incarner cette alchimie des contraires née de la rue. Le P.P.F. sera le bouclier, écrit-il en 1936, année de son encartement, contre l’Allemagne nazie, l’Italie du Duce et la Russie de Staline. Anti-munichois, Drieu brisera avec Doriot, trop inféodé aux puissances étrangères, en janvier 1939 (et non en septembre 38, coquille de l’essai de Gerber). Que faire quand tout se défait ? Les mois qui précèdent l’entrée en guerre de la France voient Drieu invoquer tour à tour le patriotisme de l’an II et l’hypothèse d’une Europe organisée autour de l’Allemagne, option d’autant plus crédible qu’Hitler, plus impérialiste qu’européiste, fait agiter ce grelot par une partie de sa propagande : Georges-Henri Soutou l’a très bien montré (4). L’écrasement de la France, en juin 1940, le conforte dans son soutien, sinon sa conversion, au IIIe Reich. Berlin réussira-t-elle là où Genève a échoué, telle est la question qui hante le collaborationnisme de Drieu ? Sous l’Occupation, il se remet à citer le Hugo des États-Unis d’Europe, puis déchante à partir de 1942, avant de réorienter sa chimère, vers l’Est donc. Certains de ses articles se voient censurer en 1943, et ses Chiens de paille presque interdits pour russophilie en février 1944. Le dernier livre qu’il ait vu paraître de lui s’intitule Le Français d’Europe. Au moment de clore le sien, Gerber cède la parole à Maurizio Serra (5) : « Le Drieu qui affirme : Le patriotisme ? Il engage à créer l’Europe ou nous serons dévorés n’a rien perdu de son actualité et de sa pertinence. » Quant à l’Europe qui entend persévérer dans son être, elle ne saurait se confondre avec la lubie des technocrates du nowhere, oublieux de leur culture, et libérés de tout ancrage. Stéphane Guégan

Verbatim /// « L’idée d’Europe est à la mode. Moins de trois années après la fin de la guerre, le thème de l’Europe, qui a joué un tel rôle dans la propagande hitlérienne, reparaît dans la propagande des Nations unies. Je ne vois là d’ailleurs aucun scandale, même quand ce sont les mêmes hommes – ce qui peut arriver – qui traitaient il y a quelques années le thème et qui le traitent à nouveau aujourd’hui. Après tout, c’est peut-être une manière de rendre hommage à une nécessité historique inéluctable. »

Raymond Aron, « L’idée de l’Europe », Fédération, avril 1948 (Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022], p. 511)

(1) Thomas Gerber, Drieu la Rochelle. L’Europe avant tout !, La Nouvelle librairie, 16,20€. / (2) Voir Stéphane Guégan, « Grande guerre, grand rythme : Drieu entre Baudelaire et Claudel », actes du colloque de la fondation des Treilles, Le Rythme, sous la direction de Robert Kopp, à paraître aux éditions Gallimard / (3) Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, éditions Tallandier, 2021 [2022] / (4) Voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. On consultera certaines notices du Dictionnaire qui complète le volume, celles qui ont trait à l’européisme de Drieu, à la forme que prit son collaborationnisme et sa conception, très partagée dans les années 1930, de gauche à droite, d’une Europe qui, tout en acceptant le métissage propre au monde moderne, devait protéger ce qui l’avait fondée / (5) Maurizio Serra, Les frères séparés : Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux face à l’histoire, La Table ronde, 2008. Drieu, on le sait, avait de la suite dans les idées, Maurizio Serra aussi. Visiteur, beau trio de nouvelles où les lecteurs d’Amours diplomatiques sont heureux de reprendre pied en Michoumistan, nous précipite surtout dans l’Italie des années 1950-60, de Milan au Trastevere, de Rome à la côte amalfitaine. De temps à autre, on s’y déplace en voiture de sport. La dolce vita ne regarde pas à la dépense, elle brûle ses belles années et l’essence sans lever le pied. Première entorse à la légende de l’Italie d’alors, Serra se délecte à en peindre l’envers, son premier héros ayant choisi de ne pas choisir dès sa majorité, en pleine république de Salò. Gris est sa couleur et le restera. Pour un peu, on le verrait bien sortir, l’air maussade, ployé par la lente usure des jours, d’un roman de Huysmans ou de Houellebecq. Comme Serra a le cœur large et qu’il sait alterner le trait acide et la touche tendre, la double lumière des êtres élus vient parfois réchauffer cet homme en froid avec la vie. D’un côté, une sorte de prince de la bohème, un écrivain qui n’écrit plus, mais qui a connu quelques aigles, de Zweig à Drieu, du moins le prétend-il ; de l’autre, les femmes, la sienne, leur fille, bien décidée elle à mordre dans l’existence à pleines dents. Physique et mental, l’amazone a les moyens de ses appétits. Ce très beau personnage prend littéralement la parole avant que ne s’achève la première des nouvelles, la plus forte, L’Exilé de la Costiera. On pense à la bascule narrative de Rêveuse bourgeoisie où Drieu, ce monstre de misogynie, nous disent les sots, transfère le récit du masculin au féminin. La valse des genres ne lui suffit pas : en émule de Svevo et d’un certain roman mitteleuropa, l’auteur des Frères séparés brouille d’autres frontières, le temps et l’espace, heureux de vagabonder, ne sont jamais d’une rigueur mathématique chez lui. Sans parler du Michoumistan qui tiendrait en échec les meilleurs géographes, – Michoumistan définitivement acquis au totalitarisme – , un flottement certain baigne chacune des destinées de Visiteur. Le Piero de Terminus Phnom-Penh traîne la sienne avec la morne lenteur des enfances blessées. Et le lecteur, une fois de plus, est confronté à l’enfer des familles aussi calfeutrés que ces appartements que Serra adore décrire avec une gourmandise amère. Quel est le pire des châtiments, vivre à Milan que terrorisent les Apôtres de la mort, ou compiler un cahier de Pensées inutiles en creusant sa mélancolie ? Suleika et le gouverneur, un peu le Beloukia de Serra ou son Divan post-gothéen, nous ramène au Michoumistan et aux Frères séparés. Hafiz, son héros, finira à Rome. Mais on ne dévoilera pas ici dans quels mystères fut tissé son vrai parcours, les visiteurs passent, c’est leur essence, seule la mort les fixe. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Visiteur, Grasset, 22€, voir aussi, du même auteur, Discours de réception à l’Académie française et réponse de Xavier Darcos, Grasset, 15€.

A relire…

Au voyage d’initiation, de formation, le XIXe siècle, plus libre de ses mouvements et de ses envies d’ailleurs, ajoute le voyage d’« impressions », mot promis à l’avenir que l’on sait. Mot revendiqué et appliqué par Gautier et Nerval dans les années 1830 : ils ont la vingtaine viatique, arpentent l’Europe avant l’Orient, l’Afrique du Nord, la Turquie… On voyage pour voyager, et pour vendre de la copie, elle aussi voyageuse, de la presse au livre. L’individualité du regard porté aux choses et aux êtres supplante la fausse neutralité objective, l’expérience la science, malgré les informations de toutes natures dont est lesté ce nouveau genre de littérature, qui tient du roman et de la chronique. Le Rhin d’Hugo, publié en 1842, en constitue l’un des chefs-d’œuvre, perle oubliée, nous dit Adrien Goetz, qui fait beaucoup pour Totor. Par nature, le récit de voyage procède de l’épopée homérique, on en trouve des traces ici, Hugo charge le texte de formulations qui l’élèvent au-dessus de la « chose vue », où il excelle aussi. D’un côté, en jongleur des contraires, il donne dans le « monumental », « le formidable », l’épithète saisissante, grandissante ; de l’autre, il accumule les notations réalistes, les contrastes entre le passé médiéval, les vieux Burgs, les spectacle magnétique de la nature et le monde moderne souvent décevant, blessant, comme Chateaubriand et Gautier ne manquaient pas de le faire. L’image des cheminées d’usine transfigurées en obélisques ironiques de l’industrie vient de Théo. Autant que la manière picturale du Rhin dont il déchiffre chaque strate, l’horizon politique du volume retient Goetz et excite sa fine connaissance des attentes de la famille régnante. La France actuelle est ingrate envers Louis-Philippe et son fils aîné, Ferdinand, uni à une princesse allemande et très attentif à la recomposition de l’Europe depuis la chute de Napoléon (dont Hugo, précisément, réveille le dessein européen en l’adaptant). La monarchie de Juillet, synthèse voulue des régimes qui l’ont précédée depuis 1789, fit notamment entendre sa voix au moment de la crise égyptienne de l’été 1840. Une étrange coalition se reforme contre la France, l’Angleterre et la Prusse s’alliant aux Autrichiens et aux Turcs. Le sang des plus grands poètes nationaux ne fit qu’un tour. Le Rhin est aussi la réponse ardente de Hugo à Lamartine et Musset (voir plus bas) : la proclamation utopique des États-Unis d’Europe, avec retour des Français sur la rive gauche du fleuve, referme cette sublime ballade aux côtés de Juliette Drouet et de toute une mémoire des lieux, d’un génie occidental, mais transfrontalier, à restaurer dans ses droits multiséculaires : « Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie […]. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poète comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe. » SG / Victor Hugo, Le Rhin, édition d’Adrien Goetz, Folio Classique, 13,50€.

Crise égyptienne, crise européenne… « Le Salon d’Émile et Delphine Girardin est patriote, réactif et rageur si nécessaire. Plein du souvenir de la campagne d’Égypte, Hugo y défend la colonisation de l’Algérie, œuvre qu’il juge civilisatrice, face à un maréchal Bugeaud encore sceptique. Le 2 juin 1841, Lamartine y déclame La Marseillaise de la Paix, en réponse au Rhin allemand du poète Nikolaus Becker. Gautier est dans l’assistance. Les tensions diplomatiques qui s’étaient accrues entre la France et l’Angleterre depuis l’affaire égyptienne avaient attisé le patriotisme teuton. Le congrès de Vienne en 1815, on le sait, avait jeté une pomme de discorde durable entre la France et l’Allemagne en accordant à celle-ci la rive gauche du Rhin. Le Rheinlied de Becker venant de réaffirmer cette partition humiliante, Lamartine plaidait la fraternité des peuples d’un bord à l’autre du fleuve « libre et royal ». Pourquoi réveiller la haine en Europe alors que l’Orient, devenu stérile après des siècles de gloire, appelle l’eau fécondante de tous les pays porteurs de lumière ? « La terre est grande et plane ! » Expansive comme la première, cette nouvelle Marseillaise se proposait une autre cible que la liberté des peuples. Au conflit méditerranéen qui fragilisait la vieille Europe, Lamartine proposait en somme une solution coloniale commune, assez utopique. Une lettre de Delphine à Gautier laisse penser que le clan des Girardin prenait la situation très à cœur. On hésitait cependant sur l’attitude à adopter quant à cette poussée de fièvre germanique. Tendre la main ou le poing ? Finalement, La Presse publia, le 6 juin 1841, le poème martial de Musset […] : « Nous l’avons eu, votre Rhin allemand. / Il a tenu dans notre verre. » Et de rappeler le Grand Condé, Napoléon, et tous ces morts qu’il serait si facile de réveiller… N’oublions pas que Gautier, pour rester plus discret, respirait cet air-là et partageait les passions politiques du moment. Ne sollicite-t-il pas, le 15 janvier 1842, un exemplaire du Rhin d’Hugo ? » Stéphane Guégan, Théophile Gautier, Gallimard, 2011 (disponible en version numérique).

A venir…

Lecture théâtralisée · Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre

Manet, Degas – Une femme peut en cacher une autre de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat (Samsa éditions, 8€) // Musée d’Orsay, dimanche 11 juin 2023 – 16h

NORD/SUD

Le temps, l’argent et la connaissance, ce sont les trois conditions que tout collectionneur de dessins de maîtres doit satisfaire, me souffle Louis-Antoine Prat, qui en ajoute aussitôt une quatrième, la chance… Pierre-Jean Mariette (1694-1774) l’a toujours provoquée et n’attendit jamais que le chef-d’œuvre vînt à lui, il fit de son réseau international le rabatteur de ses désirs, de sa folie, dirait-il, laquelle n’avait qu’une limite chez ce bourgeois de Paris, ses moyens financiers. Accumulant néanmoins près de 9000 pièces, de toutes écoles et de toutes époques, en un demi-siècle, il est resté, jusqu’à nous, le saint patron de ceux que l’amour du dessin, bonheur de tous les instants, habite jusqu’à l’obsession. A ces heureux et aux autres, Pierre Rosenberg a offert la bible définitive, elle se présente sous la forme de forts volumes sous jaquette bleue (la couleur des montages Mariette), aussi luxueusement illustrés que doctement rédigés. Le deux derniers, menés à bien avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry, cataloguent 135 des 548 feuilles que possédait notre homme en matière de dessins nordiques, Allemagne comprise. C’est peu au regard de la composante italienne et française de son trésor, précédemment explorée par Pierre Rosenberg et son équipe (une équipe étendue aux relais savants du monde entier, conforme donc à son modèle). C’est peu, certes, mais c’est essentiel pour deux raisons. La rumeur veut, en effet, que Mariette se soit essentiellement entiché de Raphaël, Michel-Ange et des Carrache, côté italien, de Le Brun, Le Sueur, Poussin et de Bouchardon, hélas, plus que de François Boucher, côté français. La beauté épurée, « sublime », selon son mot, aurait eu sa préférence et l’aurait isolé du goût de son siècle. Or les volumes consacrés aux dessins du Nord confirment magistralement ce que laissait devenir son intérêt pour Antoine Coypel ou Watteau, phares du milieu Crozat où Mariette, vers 1720, fit ses armes avant d’y faire ses emplettes. C’est ainsi de Crozat (qui passionnait Marc Fumaroli) que son cadet tient l’essentiel de ses Rubens, près de cent feuilles (dont deux relatives au Jardin de l’amour, l’une des origines du genre de « la fête galante »). L’ensemble des dessins nordiques présente, du reste, une forte identité rubénienne, et Van Dyck s’y taille une part royale. Outre l’identification de ce que Mariette a passionnément réuni, les changements d’attribution font aussi de l’entreprise gigantesque de Pierre Rosenberg une école du regard. Les dessins changent de main, passant de Van Dyck à Jordaens par exemple, ou perdent leur prestige : la plupart des Rembrandt de Mariette n’ont guère résisté à la juste cruauté des érudits. Quiconque s’aventure en terrain dangereux doit s’attendre à en payer le prix… Retenons plutôt que Mariette, fort de sa bosse encyclopédique et voyageuse, n’hésita pas à collectionner l’art du Nord sans rien en sacrifier, remontant à son cher Dürer (dont l’exceptionnel portrait de jeune homme en couverture), et s’offrant à volonté paysages, scènes de genres et natures mortes. S’il est un nom dont il faudrait le rapprocher en dernière analyse, ce serait celui du flamboyant Roger de Piles (1635-1709), champion de la cause rubénienne, bien qu’admirateur de Poussin et des Bolonais, théoricien génial de l’image comme effet, incarnation, et rivale du vivant. Une image qui « remue le cœur » autant qu’elle touche l’âme.

Stéphane Guégan

*Pierre Rosenberg (avec la collaboration de Marie-Liesse Choueiry), Les dessins de la collection Mariette. Écoles flamande, hollandaise et allemande, tome I et II, Éditions El Viso, 295€.

DIX LECTURES (DE FIN) D’ÉTÉ

A l’approche de sa centième année, Roger Grenier (1919-2017), romancier, scénariste, éditeur et journaliste, aurait pu écrire de lourds mémoires d’homme de lettres, raconter, par le menu, les années qu’il passa à France-Soir ou chez Gallimard, égrener les rencontres prestigieuses. Pudique plus que prudent, il n’en fit rien. Plusieurs de ses derniers livres, à l’inverse, se composent de souvenirs épars, et comme rassemblés au hasard d’un crayon léger. C’était sa manière d’être profond, direct, vif, voire tranchant. Une vie aussi bien remplie que la sienne, et surtout remplie d’écritures, pouvait se passer de la brosse à reluire. Homme des deux rives par besoin et nécessité, réconciliant la littérature et la presse, le texte et l’image comme sa correspondance avec Brassaï en témoigne, fou de Tchékhov, Grenier n’a pas dérogé à la ciselure émue, piquante ou drôle dans ses ultimes bribes de temps retrouvé. Le dernier voyage débute chez Montaigne, en janvier 1940… Défilent ensuite tous les acteurs du second XXe siècle, sans exclusive ni complaisance, de Camus et Lazareff à Céline et Florence Gould, du furieux Bernanos à la Beat generation, de cette fripouille d’Ilya Ehrenbourg à la gracieuse Pauline Réage. Grande et petites histoires ne s’évitent jamais pour l’observateur précis, l’œil alerte. Grenier fut de ceux-là. SG / Roger Grenier, Les deux rives, belle préface de Jean-Marie Laclavetine, Gallimard, 2022.

Légitimiste endurci (ses ancêtres l’étaient déjà en 1830), Jean de La Varende (1887-1959) avait la branche aînée des Bourbons dans le sang. Son Versailles, que Bartillat réédite avec une préface enlevée de Frank Ferrand, fut sa Vie de Rancé. Un livre de foi donc, mais très politique dans sa piété, où Louis XIV tient son rôle d’astre jusqu’à imiter en tout la course du soleil. Chateaubriand, du reste, eût pu signer ceci : « En temps ordinaire, le Roi se couchait vers onze heures et se levait à huit heures et demie. Sa nourrice le réveillait d’un baiser, et la vieille se traînait jusqu’au lit surdoré. » Pour dire le monarque, son goût immodéré des arts et des plaisirs, le style de La Varende refuse l’emphase, c’est un livre des années 1950, plus proche de Paul Morand que de Pierre de Nolhac. Si le ton vise la sobriété, la vision tend au grandiose. Rien n’est trop beau et dispendieux pour un roi aussi travailleur, aussi soucieux du destin du royaume, un roi dont le château était largement ouvert aux visiteurs de toutes conditions. Car, contant l’histoire de Versailles, du parc aux plafonds, La Varende n’omet pas de décrire, sans l’idéaliser, la vie qu’on y menait. C’est de l’histoire totale, au point que le destin du château est examiné en quelques pages douces-amères, reconnaissantes envers ses sauveurs (à commencer par Louis-Philippe), mais nostalgiques d’une époque où le symbole royal et national intimidait encore de rares et respectueux touristes. SG / Jean de La Varende, Versailles, préface de Franck Ferrand, Editions Bartillat, 22€.

Notre besoin de tout définir se heurte parfois à de terribles résistances. Il en est ainsi de l’adolescence à l’âge moderne, et singulièrement au XVIIe siècle. Les anciens romains s’y était risqués, eux qui ont nommé les sept âges de la vie. On savait donc qu’il s’écoulait un laps d’années entre l’enfant et l’adulte, mais on se gardait bien de le qualifier plus au-delà. L’époque qu’on dit classique, à travers ses dictionnaires, avoue le même embarras, il se double souvent d’une acception péjorative. L’admirable Furetière raille ainsi l’adolescent en raison de l’incertitude dont il ne cherche pas à sortir lui-même ! De cette difficulté d’assignation, de cet âge incertain, irréductible à la simple poussée du désir amoureux et sexuel, Corneille, Molière et Racine, – c’est-à-dire le génie théâtral à son zénith -, ont fait une composante puissante du comique ou du tragique. La thèse originale de Patrick Dandrey, très éminent connaisseur du XVIIe siècle, a pris la forme d’un essai incisif, style et pensée, qui dévoile des aspects essentiels, mais très négligés, de l’arrière-plan anthropologique, sociétal et même religieux du Grand siècle. Le Cid, L’École des femmes et Phèdre, trop souvent réduits à quelque litanie vertueuse de l’honneur, explorent plutôt l’ambiguïté, subie ou volontaire, des situations dramatiques et de la jeunesse de ceux qui les agissent. Pièces d’éveil, comme l’est la libido naissante des héros et héroïnes, elles les confrontent aussi au choc des générations, aux violences de la loi collective ou, dans le cas d’Hippolyte, au conflit intérieur d’une chasteté réparatrice. La triangulation des êtres désirants y fait loi, mais la volonté de possession peut changer de sexe et l’autonomie de l’individu, exalté par l’enseignement des Jésuites, cesse aussi d’être une aspiration exclusivement masculine. Autant dire que nos modernes en feront une lecture utile. SG / Patrick Dandrey, Trois adolescents d’autrefois. Rodrigue (Le Cid), Agnès (L’École des femmes) et Hippolyte (Phèdre), Champion Essais, 25€.

Inspirée plus qu’imitée d’une pièce de Dumas fils (Le Fils naturel, 1858), Une femme sans importance (1893) offre à Oscar Wilde une situation et une distribution favorables à son génie du cocasse : les sacro-saintes trois unités se voient renforcées et détournées d’un même élan. Une demeure chic, dans la campagne anglaise, pas très loin de Londres toutefois, en constitue le lieu principal ; l’action se resserre en 24 heures et repose essentiellement sur un groupe assez homogène, des dames de la gentry et quelques Lords propres à faire sortir la conversation de son lit habituel. Car ces aristocrates ne sauraient se borner à deviser de la pauvreté de l’East-End et de la vertu chancelante des humiliés de l’ère victorienne. Le titre de cette comédie aux accents tragiques annonce, évidemment, le contraire de ce que Wilde, féministe à sa façon, entend nous dire de son époque d’égoïsme social, de vertus mal placées et de sexisme en déroute. Deux personnages se détachent, Lord Illingworth, séducteur cynique à toutes épreuves, et son alter-ego féminin, autant qu’une femme puisse agir alors avec la liberté et l’irresponsabilité des hommes de condition, Mrs. Allonby. Je m’étonne que les commentateurs ne soulignent pas davantage l’audace de son comportement et le brio des formules que Wilde, souvent sublime, lui prête. Car c’est à elle qu’il confie le soin de crucifier aussi bien les leurres de la vie domestique que les pièges du puritanisme. Mariée, elle refuse de se plier au modèle de l’épouse raisonnable, gardienne du « bon sens », aussi ennuyeuse que fatale au désir : « le danger est devenu si rare dans la vie moderne. » Le comique de l’absurde taquine ici la comédie de mœurs, la verve reste étincelante de bout en bout, même en français. SG / Oscar Wilde, Une femme sans importance, édition et présentation d’Alain Jumeau, Gallimard, Folio Théâtre, 7,80€) Concernant Dumas fils, nous parlerons bientôt de la nouvelle édition de La Dame aux Camélias que propose Sylvain Ledda chez le même éditeur.

Dans le sillage des deux autres sagas du XIXe siècle, La Comédie humaine de Balzac et l’épopée historique (et nationale) de Dumas père, l’entreprise romanesque de Jules Verne (1828-1905) se prête à une grande variété de classements, en fonction de critères qui naviguent entre le cœur et le cadre du récit. La proposition de François Angelier et François Rivière, grands experts de l’écrivain, privilégie l’espace sur le temps, l’écologie sur l’intrigue. C’est de saison, et c’est de raison, notamment parce que Verne lui-même apparentait la planète de ses livres à « une géographie universelle pittoresque ». Le dernier adjectif, qui renvoie à la peinture, n’a rien de fortuit sous sa plume, qui tâta de la critique d’art et aspira constamment à rendre voyantes, visibles, tangibles, ses descriptions. L’autre rivale de l’écrivain du XIXe siècle, c’est la photographie, supposée dès 1839 capter et faire circuler les merveilles du monde. Face à tant de concurrents, la littérature aurait pu s’avouer désarmée, démonétisée. Or, le voyage va lui donner les ailes dont elle a besoin pour renouveler la veine du merveilleux qui lui est consubstantielle depuis la nuit des temps. L’explorateur que fut Verne, on le sait, a moins usé du bateau ou du ballon que de la lecture des autres, arpenteurs de la terre et des mers sous toutes les latitudes. La conscience d’un monde fini et entièrement connaissable n’aura que déplacé les limites du mystère… Verne s’y loge et nous y entraîne avec une force qui ne s’est jamais essoufflée. Après un tome africain et avant un volet sud-américain, Bouquins a réuni cinq titres très méditerranéens. Mathias Sandorf (1885) en est le plus connu. Mais nos cœurs d’aventureux en chambre peuvent aussi pencher du côté de L’Archipel en feu (1884) et de Clovis Dardentor (1896). Autrement dit, la Grèce de la guerre d’indépendance, de Byron, et l’Algérie de la colonisation turbulente. Nul hasard si ces romans, jusque dans l’illustration, se souviennent des tableaux exotiques de Delacroix, Scheffer et Vernet. Le romantisme fut l’autre port d’attache de Verne le Nantais, peut-être le plus essentiel. SG / Jules Verne, Voyages dans les mondes connus et inconnus. T.2. La Méditerranée, édition établie et présentée par François Angelier et François Rivière, Bouquins, 32€.

Favori des ventes depuis sa sortie attendue, précédé par la révélation d’agissements rocambolesques qui eussent pu nous en priver, Guerre a presque constitué un casus belli chez les Céliniens et, plus généralement, les amateurs de vraie littérature (à ne pas confondre avec les niaiseries de gare ou le wokisme des coups littéraires). L’auteur du Voyage a le don, il est vrai, de semer la zizanie là où il passe. Sans parler de ses pamphlets hautement condamnables, le moindre inédit, le moindre brouillon, soulève toutes sortes d’émotions. La preuve, aujourd’hui, avec ces pages de premier jet, pour le dire comme Pascal Fouché, à qui l’on doit, par ailleurs, un bilan complet et peu complaisant de l’édition française sous l’Occupation. L’établissement de Guerre lui a été confié ; et, sa postface, en deux phrases, situe très bien la difficulté d’identifier la nature exacte de l’ovni : « Le présent manuscrit ayant disparu en 1944, au grand dam de son auteur, il est impossible de savoir ce que Céline en aurait fait. Mais tous ces éléments permettent de l’inscrire de façon cohérente dans son œuvre et dans la chronologie qui en forme la trame narrative. » Guerre se glisse, de fait, entre Casse-pipe et Voyage au bout de la nuit, et ouvre déjà une fenêtre salée sur Guignol’s band. Si l’on osait, on dirait que ça commence comme une rêverie sur Le Colonel Chabert et ça s’achève dans les hyperboles lubriques du Con d’Irène d’Aragon. Tout est cru dans la vision désabusée que Céline jette sur l’héroïsme, la vie de garnison, le sexe mécanique, les gâteries d’une infirmière très religieuse, l’argent tentateur. En plus d’éliminer répétitions, confusions et longueurs, Céline aurait évidemment donné de sacrés coups de rabots à l’ensemble. En aurait-il lissé la liesse luxurieuse et furieuse de la fin ? Avant la guerre de 39-45, certainement, mais après ? Au temps de sa renaissance néo-hussarde ? On pense, du reste, au premier Blondin dans la scène superbe où Ferdinand, très amoché, rencontre un soldat britannique, aussi moutarde que les gaz d’Ypres. Mais le plus fort se situe en ouverture. Le cuirassier très gravement blessé y revient à la vie, comme Chabert. Chaque sensation, serrée par les mots, s’ajoute à l’autre. Le lecteur, comme les fidèles de la devotio moderna, entre dans les souffrances du miraculé, les fait siennes. Le lyrisme célinien, en somme, et en concentré. SG / Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 19€.  Le même Gibault, après nous avoir régalé des deux tomes de son Libera me, récidive. Pour un grand avocat, c’est impardonnable, mais délicieux. Carpe et lapin (Gallimard, 21€), poisson et viande, n’évite ni les arêtes, ni le saignant. Aussi vrai que l’atlante est le mari de la caryatide, que boire donne soif, ou que le moi est adorable, ce dictionnaire insolent est une manière de chef-d’œuvre, à ranger à côté de celui de qui vous savez. Les utiliser, l’un et l’autre, à outrance et découvert. A lire, enfin, Alban Cerisier, Céline. Les manuscrits retrouvés, l’excellent catalogue de l’exposition de la Galerie Gallimard, mai-juillet 2022, 8€.

Le film de Verneuil (1962) a peut-être moins bien vieilli que le roman d’Antoine Blondin (1959), il n’en reste pas moins d’une force intacte dans maintes séquences. Et l’adaptation d’Audiard, pour être plus ronde ou plus lourde, est loin d’avoir gommé l’amertume altière de sa source. Un singe en hiver méritait, en somme, la belle édition croisée, texte et photogrammes réunis sous couverture ad hoc, que propose La Table Ronde. Gabin et Belmondo ont la gueule de l’emploi, l’une cabossée, l’autre lisse, chacune a ses cicatrices, visibles chez l’ancien, moisson des guerres, invisibles chez le cadet, fruit de l’échec. Deux mélancolies se sont donné rendez-vous à Tigreville, ce trou normand où les taxis s’affublent de peaux de panthère aussi illusoires que le printemps que d’autres mettent dans leurs verres. Gabin, ancien marin, s’est vaguement arrimé au passé, Belmondo, toréador sans corridas, désespère du présent. Leur renaissance n’aura besoin que d’une flambée d’alcool. SG / Antoine Blondin, Un singe en hiver, images du film et photos de plateau en illustrations, La Table Ronde, 28€. Signalons, chez le même éditeur, la parution en poche (La Petite Vermillon, 11,20€), d’un de ses recueils d’articles les plus vifs, Ma vie entre les lignes (1982).

Il y a chez le divin Apollinaire un calligramme en signe de cœur dont le texte dessine la forme mais éteint l’élan. La lecture débute à droite, en descendant, puis, parvenue à la pointe inférieure, remonte à gauche. Le tout inverse justement le poncif sentimental, le graffito éternel : « Mon cœur pareil à une flamme renversée. » Après avoir été le lieu traditionnel de l’élévation du et des sens, la poésie est désormais friande d’envols moins éthérés et plus variés. Étienne Faure n’a pas oublié le ciel, mais les oiseaux en formation géométrique s’y déploient autant que le grand mystère du verbe, avec ou sans capitale. La bonne peinture l’habite aussi, Manet, Caillebotte, Van Gogh, Kirchner. Ses mots se hâtent ou ralentissent, au diapason des peintures, écrites plus que décrites. L’incandescence dans la simplicité : le « bleu adorable » de Hölderlin pointe ici et là son nez d’azur. Bon vol ! SG // Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 16€. L’auteur de Vies silencieuses, Daniel Kay, chante lui aussi les vertus de l’Ut pictura poesis et de l’hypotypose. Il a renouvelé sa galerie de tableaux au-delà du maître hirsute d’Amsterdam (Un peigne pour Rembrandt et autres fables pour l’œil, Gallimard, 12,50€) et ne déteste pas les accrochages par écoles, du Nord au Sud, de Frans Hals aux Zurbarán de Florence Delay, de Van der Weyden à L’Homme mort de Manet (notre étendard), c’est-à-dire ce que l’on a fait de mieux en peinture.

De Jean Voilier, née Jeanne Loviton (1903-1996), – qu’une vente Cornette de Saint Cyr de mars 2021 a rendue à l’actualité-, il a été souvent question ici, de la biographie apaisée de Dominique Bona aux écrits de Paul Valéry, son amant le plus célèbre, qui lui témoigna sa flamme en vers et en prose, avec entrain ou tristesse, selon qu’il sentait cette séductrice instable se rapprocher ou s’éloigner de lui. Ce fut le grand amour, écrit Dominique Bona, le dernier du grand poète, plus exactement ; ce fut aussi l’amie vieillissante et attentive, au charme persistant, provocant, de Jean Clausel (de Vic), dont la justesse et la morsure d’expression colorent les souvenirs littéraires qu’il vient de rassembler dans un livre aussi savoureux que sa conversation. Originaire du Lot, – ce qui est le meilleur des pédigrées dans la France post-pompidolienne (Cajarc oblige), le jeune homme fait alors la connaissance de cette figure des lettres, propriétaire du château de Béduer (curiosité féodale du cru). Un premier livre de poésie, adoubé posthumement par Jean Cocteau, de fines chroniques du voyageur infatigable qu’il est resté, une capacité d’écoute certaine, et une allergie aux ragots (ceux qui concernaient notamment la mort de Denoël, le seul homme que Jeanne aura aimé avec passion), ont installé Clausel parmi les familiers de la dame. Damoiseau assumé, il nous livre de son amie, et de son entourage fourni, un portrait haut en couleurs, l’expression consacrée va bien à sa liberté de ton et d’opinion. C’était l’indispensable palette de cette résurrection où, plaisir redoublé, l’œuvre de Valéry déroule une seconde perspective, non moins nécessaire. SG / Jean Clausel, La Chambre du Damoiseau. Paul Valéry, Jean Voilier (et moi), Portaparole, 20€.  

Maître de la biographie et du portrait littéraire, Stefan Zweig croyait à la nécessité de maintenir son objet d’étude à bonne distance. Trop loin, on tombait dans le sec ; trop près, on perdait toute mesure. L’empathie lui semblait le pire des chemins pour accéder aux êtres, et l’on peut dire que l’éloge académique, tel qu’il se pratique quai Conti, se distingue de l’exercice d’admiration obligé, et tend plutôt à la conversation continuée. Il faut croire aux ombres, disait Marcel Proust, et leur parler… Sous la coupole, l’interlocuteur, mort ou vivant, ne s’efface jamais devant les mots qu’on prononce à son endroit. Affinités et différences, par respect mutuel, se font entendre et donnent à cet échange une vérité assez unique. Occupant désormais le fauteuil de Max Gallo, François Sureau, en mars dernier, adressait aux membres de l’Académie française qu’il rejoignait un discours où l’historien défunt, l’un des plus prolixes et des plus attachés à une certaine idée de son pays, redevenait l’héritier d’un passé complexe. Social et politique, ce destin, noué parmi la communauté italienne de Nice en 1932, appartenait lui-même à l’histoire d’une France qui, à bien des égards, n’est plus. Un père communiste, une mère catholique : deux sources vives, deux exemples en symétrie, à hauteur desquels Max Gallo a situé son amour viscéral, hugolien de la France (il fut l’un de nos derniers Michelet), de ses annales, de ses turbulences incessantes, de l’avenir qu’il persistait à lui attribuer dans une Europe hostile au souverainisme du fils d’immigrés transalpins. Après avoir connu la vie de cour auprès de François Mitterrand, Max Gallo comprit que la politique demandait aussi une certaine distance pour être enviable et peut-être estimable. Restaient les livres, l’histoire comme tribut à l’âme collective, et, à partir de 2001, le retour serein, plus que le recours inquiet, à la religion du Christ. Sureau est lui-même un homme de foi, soulignait Michel Zink, ce jour-là, dans sa réponse peu compassée, et donnait au mot une extension supérieure au strict confessionnel. C’est celle d’un serviteur de l’État, qui n’a pas sa langue dans sa poche, celle d’un homme à l’expérience militaire multiple, celle du fanatique d’Apollinaire et de l’ami de Port-Royal, celle d’un prosateur et d’un poète fidèles à l’idée, exprimée par Baudelaire au sujet de Gautier, que le verbe est sacré. SG / Discours de réception de François Sureau à l’Académie française et réponse de Michel Zink, Gallimard, 13,50€.

ÂMES SENSIBLES S’ABSTENIR

Parce que les Hussards eurent la religion des copains et le mépris des cénacles, Michel Déon eût adoubé le dernier livre de Philippe Berthier (1) ; il en a, du reste, résumé le propos par avance : « L’amitié entre hommes de lettres cache d’insondables mystères. Elle n’avance que sur des sables mouvants. » L’expérience et l’histoire nous apprennent combien il est difficile à deux écrivains de se lier pour de bon, ou pour longtemps. Que penser, d’ailleurs, de ces conjonctions fraternelles quand elles s’affichent, voire s’exhibent ? Vraies connivences ou affections jouées, stratégie de groupe ou gémellité miraculeuse ? Avec les magiciens de la langue la méfiance n’est pas un crime. A l’inverse, rien n’oblige à céder au pire pessimisme. Songeant à Stendhal et Mérimée, l’un des couples dont Berthier explore le ménage turbulent, le Jean Dutourd de L’Âme sensible (1959) estimait que les « amitiés moqueuses sont les plus sûres ». On peut pousser plus loin l’apparent paradoxe : il n’est d’attache durable entre « gens du métier » que fondée sur la vieille alchimie des contraires. La lettre quotidienne que s’envoyèrent Morand et Chardonne, de 1953 à 1968, remplissait Hélène, l’épouse du premier, d’une jalousie de femme trompée, et réactivait l’ancienne animosité de la princesse Soutzo envers ceux et celles qui étaient parvenus à éloigner son « Paul » ! S’il y eut amour entre Joubert et Chateaubriand, les premiers à se présenter aux lecteurs de Berthier, il fut à sens unique. L’Enchanteur s’aimait trop peut-être pour répondre à d’autres appels que le désir des femmes. Du reste, Pauline de Beaumont forma une manière de trio autour d’elle, Joubert la vénérant secrètement, René passant à l’acte. Ils n’en conçurent aucune amertume. Joubert, l’aîné, le sage, avait eu ses années folles, Chateaubriand jouissait des siennes, poussé par le succès d’Atala. Mais la mort de Joubert, après celle de Pauline, devait assombrir l’existence du survivant plus qu’il ne l’avait anticipé. Le vide que font les années lui donna la mesure de la place que Joubert avait su creuser en lui, indépendamment de son rôle d’agent littéraire.

Il est peu d’exemples, parmi ceux que Berthier éclaire de son savoir et de son humour qui ne confirment cette autre règle : quand les écrivains forment de vraies paires, l’inégalité de dons est presque aussi nécessaire que les divergences de vue. Entre Balzac et Stendhal, toute admiration mutuelle dite, cela ne marche pas, leur grandeur respective s’y oppose. Au contraire, Beyle s’accommode parfaitement de Mérimée, Flaubert de Maxime du Camp et de George Sand, ou Huysmans de Zola, en raison même de ce qui les séparent, de l’esthétique à la politique. La seule exception peut-être concerne Baudelaire et Barbey d’Aurevilly. L’admiration qu’ils se portèrent fut des plus orageuses, mais leur commun catholicisme de combat, leur haine partagée du monde moderne, mit du baume à leurs terribles sautes d’humeur. Il est vrai que Barbey forçait un peu sur l’encens et Baudelaire sur l’apparente mystification. Le Mal, bonne fille, se chargeait, par chance, de faire tomber les masques.  Au XXe siècle, que ce livre explore aussi, la logique du dissemblable ne perd rien de son efficacité et parfois de son amertume, Alain-Fournier est évidemment supérieur à Jacques Rivière, et Marcel Proust à Montesquiou. Celui-ci, à dire vrai, ne saurait être présenté comme l’ami de Marcel, bien que ce dernier fît tout pour le séduire, de l’envoi de confitures aux sucreries journalistiques. La mondanité permit de sauver les apparences, mais il n’y eut jamais rencontre des âmes et encore moins des corps. Morand, précoce lecteur de la Recherche et complice de son auteur, voyait en Charlus, non pas seulement une figure de Montesquiou, mais une forme de vengeance. Proust tournait en ironie cruelle « la déférence d’esclave qu’il n’a jamais cessé de manifester » envers l’homme des Hortensias bleus. Un superbe cas de symétrie nous est offert par le duo que constituèrent Max Jacob et Cocteau, la poésie, la peinture et la musique les ayant autant rapprochés que l’homosexualité, si évidente que leur correspondance ne la mentionne qu’obliquement. Cette masse de lettres croustillantes révèle, par contre, l’ardeur avec laquelle le converti de Saint-Benoît-sur-Loire chercha à attraper le papillon des avant-gardes parisiennes dans la lumière de sa foi reconquise… L’amitié s’accroît de son incomplétude, c’en est encore une preuve. D’autres sont à chercher du côté de Camus et de Char, ou d’André Breton et Benjamin Péret, dont les échanges épistolaires confinent souvent au plus odieux flicage. Le panorama se referme avec Morand et Chardonne plutôt qu’avec Drieu et Aragon (2), Paulhan et Supervielle (3), Nimier et Stephen Hecquet, ou encore Jean-Marie Rouart et Jean d’Ormesson. On comprend pourquoi. Nul autre que Chardonne, tout en lui reprochant ses poussées de xénophobie et autres intempérances, a aussitôt perçu que leur correspondance avait accouché d’un nouveau Morand (4) : « Votre meilleur ouvrage sera sans doute vos lettres, ce galop, cet abandon. Quelque chose d’absolument nouveau chez vous. » Et on dit l’amour aveugle ! Stéphane Guégan

(1) Philippe Berthier, Amitiés littéraires. Entre gens du métiers, Honoré Champion, 2021. Une version plus longue de cette recension est au sommaire de la dernière livraison de la Revue des deux mondes (décembre 2021-janvier 2022, couverture en illustration). /// (2) Voir le beau livre de Maurizio Serra, Les Frères séparés. Drieu la Rochelle, Aragon, Malraux, face à l’Histoire, préface de Pierre Assouline, La Petite Vermillon, 2011. Nous parlerons bientôt de sa nouvelle édition italienne, assortie d’une nouvelle préface. /// (3) On lira avec grand profit le Choix de lettres de Jules Supervielle que publie Sophie Fischbach (Classiques Garnier, 2020, 35€), composé de ses envois à Paulhan, l’ami majeur, Marcel Jouhandeau, le génie clivant, et Valery Larbaud, dont il partageait le souci du mystère dans la clarté. Ces amitiés-là se sont construites en sympathie avec la NRF et en animosité ouverte avec le surréalisme. Baudelaire et Apollinaire semblent à Julio, le basque de Montivideo, de meilleures étoiles à suivre. Drieu qu’il fréquenta autant que Victoria Ocampo a bien saisi leur sensibilité commune au « besoin cosmique de connaissance ». Outre qu’elles comblent l’absence ou apaisent l’inquiétude, ces lettres sont aussi très occupées par l’agitation propre au milieu littéraire : ce n’est pas leur moindre intérêt. /// (4) Sur le tome II de la correspondance Morand/Chardonne (Gallimard, 2015), voir Stéphane Guégan, « Morand entre Chardonne et Nimier », Revue des deux mondes, juin 2015 (pdf accessible en ligne). Nous parlerons bientôt du troisième et dernier tome, fraîchement paru. SG

D’autres amitiés

Parmi les raisons qu’on donne généralement à son refus de lire Marcel Proust, la plus bête, car la plus erronée, tient au snobisme social, au mépris de classe, qu’on lui prête. En un mot, la Recherche est trop « rive droite » pour nous (même Gide le pensait), ne fréquente que le Grand monde et ne sort jamais des préjugés, privilèges et vices du gratin parisien ou du Gotha cabourgeois. Que Jean-Yves Tadié ait constamment subi ce poncif crasse, il n’est pas difficile de l’imaginer en lisant sa plus récente contribution aux études proustiennes dont il est l’un des maîtres… Chacun des grands romanciers du XIXe siècle fait vivre la société de son temps à sa manière, et Proust, qui a tout lu, s’est séparé sciemment des transferts plus directs de Balzac, Flaubert et Zola. Toutefois, la IIIe République, dont Marcel épouse presque les bornes chronologiques, vibre à travers la Recherche de tous ses éclats. Le mot, du reste, convient bien au mode de présence, dans le tissu narratif, du contexte historique, social et culturel. Proust, en « peintre de la vie moderne », procède par éclairs. Réconciliant Saint-Simon et Michelet, L’Action française et Jaurès, dont est relayé le grand discours de 1896 sur le massacre des chrétiens arméniens dont l’Europe s’est lâchement détournée, il est convaincu de l’existence, écrit Tadié, d' »une communauté nationale supérieure à toutes les divisions, à toutes les révolutions, et même à tous les conflits ». Des figures bien nommées, comme Françoise, incarnent cette identité collective, inchangée depuis le temps des cathédrales, menacées elles, mais encore arrimées au paysage, au pays. Proust est antérieur au dépeçage de la campagne française, dont les parlers le fascinent. Homme du temps long, rien des événements décisifs n’échappe à sa sagacité, l’affaire Dreyfus, les lois de séparation de 1905 ou la guerre de 1914, dont il écrit aussitôt qu’elle sera « omnimeurtrière » et ultra-mécanique. Entre les ors de la gentry et le peuple d’en-bas, si présent dans la domesticité des élites, la plus haute littérature, du cœur au sexe tarifé, de l’art à l’argent, a trouvé en Proust son passeur. SG / Jean-Yves Tadié, Proust et la société, Gallimard, 2021, 18€. Le chapitre intitulé « La mort des cathédrales » a connu une première publication, en 2020, dans la Revue des deux mondes.

Automne 1927, entre Paulhan et Breton, c’est l’amour fou. A la suite d’un article du premier, qui dénonçait la récente instrumentalisation hégélo-marxiste des surréalistes et leur « mépris de la littérature », l’impétueux André le bombarde de noms d’oiseaux. Cela donne : « Pourriture, vache, enculé d’espère française, mouchard, con, surtout con, vieille merde coiffée d’un bidet et mouchée d’un grand coup de bite. » La suite, aussi lamentable, est bien connue : l’insulté dépêche ses témoins, Arland et Crémieux, rue Fontaine. On se battra pour laver l’affront, mais Breton, bretteur en chambre ou en groupe, ne se bat pas… La NRF de novembre 1927 rend publiques l’affaire et la cinglante conclusion de Paulhan : « On sait à présent quelle lâcheté recouvrent la violence et l’ordure de ce personnage. » Tout, au départ, leur avait si bien souri… De douze ans plus âgé que Breton, Paulhan, au sortir de 14-18, en imposait à son cadet, et pas seulement parce qu’il avait vraiment connu le feu et publié le très beau Guerrier appliqué. A la mort d’Apollinaire, sur laquelle Breton et Aragon, moindres poètes, ont craché par antipatriotisme, Paulhan se voit investi d’un magistère que les histoires littéraires ont un peu oublié au profit de Paul Valéry. Clarisse Barthélémy et sa remarquable présentation du présent volume corrigent heureusement ce point d’érudition capital. Bien qu’il ait débuté à la veille de 1914, Paulhan n’apparaissait pas à l’Aragon du « Temps traversé » (Les lettres françaises, 16 octobre 1968) comme appartenant à la « génération consacrée de l’avant-guerre ». L’intérêt soutenu de l’aîné pour la psychiatrie et le pour le fonctionnement de la pensée ou du langage, sa disponibilité aux cultures autres et au loufoque, l’auréolaient d’un réel halo aux yeux des futurs dadaïstes-surréalistes. La revue Littérature soude alors les générations avant de les opposer… Puis Moscou, on le le sait déjà, jette sa propre pomme de discorde. Il faudra que Breton brise, en 1935, avec ce le PCF pour que les deux hommes se remettent à s’écrire. Les plaies se ferment lentement. Complètement ? Pas sûr. Malgré l’ésotérisme du dernier Breton et son soutien à l’Art brut, Paulhan pouvait-il oublier ce qu’avait révélé en 1927 l’encartement au PCF, « quelque insuffisance, quelque défaut profond du surréalisme, un brusque manque de contact avec cette réalité qu’ils avaient un instant touchée » ? Comme les compensations de la libido chez Freud, les transferts en art, des carences esthétiques à la violence politique, ne manquèrent pas au XXe siècle. C’en est même l’un des traits permanents. SG / André Breton et Jean Paulhan, Correspondance 1918-1962, présentée et éditée par Clarisse Barthélémy, Gallimard, 22€.

Camus, Nizan et Merlau-Ponty, les trois « amis » fondamentaux et disparus de Sartre hantaient la bonne et la mauvaise conscience de Situations VI (nouvelle édition), le dernier tome en date de cette série indispensable débute par un surprenant hommage funèbre, celui que le Français adresse, dans Les Temps modernes, au communiste italien Palmiro Togliatti (le Castor et lui-même l’ont beaucoup vu lors de leurs rituels séjours romains). « Le PCI, c’était l’Italie. » En termes clairs, les cocos y sont moins austères que les nôtres. Politique ou amours, Sartre a toujours pratiqué le billard à trois bandes. Les années d’octobre 1964-octobre 1966, quand triomphe le structuralisme contre lequel il peste, voient notre jongleur faire cohabiter existentialisme pugnace et actionnisme collectif, en vue de la victoire de la gauche qu’il croit possible encore. Patience, dit-il, au tout nouveau Nouvel Observateur. C’est le philosophe des bonnes nouvelles. Non, la jeunesse ne s’est pas vendue au consumérisme US. Oui, la télévision va démonétiser De Gaulle, sa bête noire. L’échec de 1965 ne saurait être que provisoire. S’il refuse de se rendre aux Etats-Unis par solidarité au Nord Viêt-Nam, l’auteur de La Critique de la raison dialectique parle, lui l’athée, au colloque Kierkegaard de l’UNESCO, en avril 1964, afin de faire venir sa traductrice russe, une de ses maîtresses, de l’autre côté du rideau de fer. Au fond, Sartre ne peut plus inspirer la sympathie que lorsqu’il cède à ses démons ou accepte d’entrer en conflit avec lui-même et son dogmatisme. Quelle surprise de le voir en 1960 et 1964 avouer sa flamme à la poésie, idiome « réactionnaire », et plus encore à la poésie de Mallarmé, « notre plus grand poète. Un passionné, un furieux ». Comme lui, sans doute. SG / Jean-Paul Sartre, Situations, VII, nouvelle édition revue et augmentée par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann, Annie Sornaga, Gallimard, 2021, 20€.

Verbatim : « Aragon s’excuserait de sa note hâtive. Comme moi c’est à Rimbaud qu’il fait remonter toutes ses grandes émotions en art. / Si je me cherche des goûts communs avec vous, je trouve peut-être en me hasardant : Racine, Mallarmé, Ingres, Manet, Degas, Gobineau, Gide, Barrès. Parmi les vivants j’ai aussi aimé Apollinaire, surtout avant de le connaître. L’effort qui m’intéresse en peinture est celui de Picasso et de Derain. Poétiquement la recherche de Reverdy me paraît précieuse. » Breton à Paulhan, 27 juin 1918

CINOCHE

En septembre 1958, l’Exposition universelle aidant, la Cinémathèque belge mit à exécution le projet saugrenu d’établir la « liste des douze meilleurs films de tous les temps ». Sa consultation aujourd’hui amuse ou irrite, le mélodramatique Voleur de bicyclette de De Sica y est préféré au sublime Païsa de Roberto Rossellini, John Ford en est tout bonnement absent, de même que les Japonais du sabre et tant d’autres. L’humanisme bébête des jurés, en accord avec l’exposition bruxelloise qui respirait le bonheur de vivre sous le règne de l’uranium enrichi, se reconnaît à sa prédilection pour le vieux cinéma soviétique (ah ! la glèbe russe quand Staline massacrait les paysans) et l’empathie de la larme à l’œil : la très estimable Ruée vers l’or de Chaplin surclasse La Grande Illusion de Jean Renoir, Intolérance de Griffith le Kane d’Orson Welles et Le Dernier des hommes de Murnau. Bref, pas de vague en plat pays… C’était sans compter la terrible acuité d’un jeune critique, Éric Rohmer, dont les excellentes éditions Capricci, en février 2020, ont rassemblé les premiers écrits sous la houlette experte de Noël Herpe. À dire vrai, à peine plus jeune qu’André Bazin, son maître à penser et à contourner, voire à corriger, Rohmer était né en 1920 (1). Mais la plume d’un écrivain n’a pas toujours l’âge de son auteur, d’autant plus que la voix des années 1949-1958 n’est pas encore l’oracle des Cahiers du cinéma. Ces deux cents articles empruntent un peu de leur électrique alacrité aux revues hussardes qui les reçurent et les galvanisèrent, Opéra, La Parisienne et Arts, « organes de la droite littéraire des années 1950. Devenu contributeur régulier de deux d’entre eux, où François Truffaut lui avait passé le relais, le futur auteur du Signe du Lion cède aux sirènes de la guerre froide et de l’affrontement avec l’intelligentsia communiste » (2). Je serais moins ironique qu’Herpe à l’égard des périodiques où s’activent Nimier, Laurent ou Bernard de Fallois. Rohmer ne célèbre pas n’importe quelle Amérique à travers sa passion pour Hawks, Ford ou les westerns d’Anthony Mann. Quant à taper sur Sartre et les valets de Moscou, je ne vois rien que de très normal en ces années 1950 nées des faux-semblants de la Libération et des concessions à Maurice Thorez. Le palmarès belge, fruit d’un jury international, suscita l’étonnement de Rohmer. Et quand ce dernier s’étonnait, il valait mieux se mettre à l’abri. Un film lui semblait inutile si la vérité la plus concrète, l’expérience la plus dépouillée, l’espace et le temps rendus sensibles, le réel moins reproduit qu’exposé, ne contrecarrait l’artifice du médium, la théâtralité du montage canonique, le miel sentimental ou, chez les cinéastes de gauche soucieux d’édifier, la confusion entre la morale de l’art et celle, moins exigeante, du parti.  Ne relevons ici qu’une de ses remarques en 1958, car elle concerne celui que la future « nouvelle vague » placera au-dessus de tout.

De même qu’il eût préféré que Murnau soit inscrit au tableau d’honneur en raison de L’Aurore ou de Tabou, Rohmer émet de légères réserves au sujet de La Grande Illusion de Renoir, son Dieu avec Robert Bresson (double prééminence qui était loin d’être admise alors) : « Là encore, nos historiens se sont prononcés en faveur du Renoir le plus public, au détriment du plus secret – secret, d’ailleurs, qui cesse de l’être chaque jour. On eût aimé, encore, que ladite liste proclamât la promotion de La Règle du jeu dont seuls quelques imbéciles s’obstinent encore à médire, et, qui, œuvre la plus achevée, à ce jour, du cinéma parlant, fournirait, au même titre que les deux Murnau, un fort défendable aspirant à la première place. » La juste déification de La Règle du jeu était en bonne voie… Bravant d’un même coup l’aréopage bruxellois et la vox populi, Rohmer n’ignorait rien des remous qu’avait causés La Grande Illusion, à sa ressortie, en 1946 : cette évocation de la guerre de 1914-1918 passait déjà pour trop bienveillante envers l’ennemi en 1937. Mais la révélation de la Shoah ajoutait, neuf ans plus tard, un autre grief à la liste des détracteurs : le spectre de l’antisémitisme soudain flotta sur ce film où le lieutenant Rosenthal, interprété par Marcel Dalio avant qu’il ne fuie les lois de Vichy pour Hollywood, faisait éclater tout ensemble sa vanité sociale, sa générosité exemplaire, son élégance féminine de couturier parisien et son courage indéfectible en un cocktail tragi-comique propre aux interprétations les plus diverses. André Bazin, évidemment, ne se dégonfla pas et prit le parti du lustre mi-bonhomme, mi-chevaleresque que Renoir, sans nier une seconde la dureté du conflit, avait appliqué aux Allemands : « Même si les choses se sont parfois passées ainsi, trop d’images atroces d’une vérité plus proche de nous devraient rendre celles de La Grande Illusion dérisoires et comme indécentes. Mais l’univers des films de Renoir déborde d’une vie si puissante que sa logique propre s’impose au spectateur avec une force irrésistible. Ce que nous savons d’une autre Allemagne qui n’était pas celle-là, de cinéma, ne nous gêne pas pour croire au film. Résister à de tels rapprochements ne peut être que le fait d’un chef-d’œuvre (3). » Parce que Renoir avait servi la propagande communiste peu de temps avant de tourner son film de guerre, il en déjoua les pièges qu’on dirait aujourd’hui essentialistes : avant d’être bons ou mauvais, français ou allemands, ses personnages obéissent à leur singularité, aussi complexe chez l’aristo (Pierre Fresnay) que chez le populo (Gabin) ou Dalio. Bazin y voyait se vérifier l’adage baudelairien du peintre de la vie moderne : « Le cinéma, art réaliste, ne peut échapper au temps qu’en se soumettant à son temps. »

Céline, au printemps 1937, ne perçut aucun antisémitisme dans la façon dont est dépeint Rosenthal par Renoir et joué par Dalio. Son indignation, tout au contraire, visait la positivité dont le film avait chargé ce protagoniste central de l’action. Il lui semblait intolérable que le cinéaste ait cherché à convaincre le public d’un lien d’amitié possible entre ce « Juif » et l’ouvrier qu’incarne Gabin ; de même, le sacrifice du capitaine de Boëldieu envers « l’excellent soldat » d’origine israélite lui parut une chose odieuse, typique des artistes qui avaient bénéficié des faveurs du Front Populaire… Lucien Rebatet, à l’inverse, ne décela aucune « propagande juive », et louait dans sa recension très favorable la fraternité qu’effectivement Renoir installe entre des prisonniers de classes et d’éducations opposées. On sait que Goebbels, pour ces raisons même, vomit ce film pas assez clivant. Jean Narboni vient de consacrer un court essai très informé et très stimulant à la colère de Céline, tel que Bagatelles pour un massacre, publié quelques mois après la sortie du film, l’aura traduite d’une encre puisée au racisme biologique du pamphlétaire (4). On imagine les éructations qui eussent été les siennes si l’auteur du Voyage avait su qu’étaient juifs aussi Eric von Stroheim, inoubliable Von Rauffenstein, et Sylvain Itkine, le lieutenant Demolder, fervent traducteur de Pindare, que Céline désigne à l’attention de ses lecteurs comme « l’intellectuel aryen » inconséquent. Dans la bouche de ce dernier, Renoir a placé des paroles qui résonnaient d’un éclat neuf depuis 1933 : « on n’a pas le droit de brûler des livres ». Fragment faussement désinvolte du dialogue que Narboni rapproche de Heine dont Von Rauffenstein possède un volume dans ses appartements où la vie s’est réduite à ce poète (frappé d’interdit à l’heure du tournage) et à une fleur en pot : « Là où on brûle des livres, on finit par brûler des hommes ». Et puis il y a ce moment dont Narboni, sauf erreur, est le premier à suspecter l’écho, celui du racisme d’Etat mis en place par les Nazis. La scène, jouée donc par deux Juifs, est si brève qu’elle peut nous échapper, on y voit Von Rauffenstein faisant tourner la tête de Sylvain Itkine et, face au profil de ce « frère de race » (mot de Rosenthal sur Jésus), murmurer : « Ce pauvre vieux Pindare… ». Céline n’avait donc pas tort de soupçonner un film contraire à ses convictions… Renoir, qui rêva longtemps de porter à l’écran le Voyage et D’un château l’autre, répliqua à Bagatelles dans les colonnes de Ce soir, le quotidien communiste né aussi en 1937, et dirigé par Aragon et Jean-Richard Bloch. Il traite Céline de « Gaudissart de l’antisémitisme » et moque cette haine de « la juiverie » qui le privait de Racine et de Cézanne. Ajoutons avec Henri Godard que L’Humanité a bien accueilli La Grande Illusion en 1937, en raison notamment de la sympathie qu’inspirait Rosenthal. Mais le pacte germano-soviétique devait bientôt pousser la presse communiste à une tout autre attitude envers la persécution des Juifs en terre hitlérienne. Stéphane Guégan

(1)Eric Rohmer, Le Sel du présent. Chroniques de cinéma, édition établie par Noël Herpe, Capricci, 2020, 22€. Voir aussi Jonathan Coe, Expo 58 (Viking, 2013), qu’il faut lire en anglais, peut-être son meilleur roman // (2) Quant aux articles que François Truffaut fit paraître dans Arts, voir ma recension dans la Revue des deux mondes de mai 2019 // (3) Voir André Bazin, Ecrits complets, édition établie par Hervé Joubert-Laurencin, Editions Macula et ma recension dans la Revue des deux mondes de mars 2019 // (4) Jean Narboni, La Grande Illusion de Céline, Capricci, 17€ // Signalons aussi le nouveau livre de Jean-Baptiste Thoret (Michael Mann. Mirages du contemporain, Flammarion, 35€) ; il n’est pas sans rappeler, jusqu’au principe de maquette très cinématique, son incontournable Cinéma américain des années 1970 (Editions de L’Etoile / Cahiers du cinéma, 2006). Ces deux essais sont évidemment liés par la chronologie et l’approche qui leur est commune, aussi esthétique que politique et économique (économie du cinéma, économie du film, économie sous-jacente à l’action individuelle). Mann est un tard venu des succès publics. Le Dernier des Mohicans, soit John Ford revu par Chateaubriand et Tocqueville, le lui apporte en 1992, il a presque 50 ans. Malgré leur amertume très années 1970 et leur morale paradoxale, ses premiers films, et surtout Thief avec le magnifique James Caan, avaient finalement convaincu les producteurs de lui donner les moyens d’une grosse production. Bien leur en prit, le film remporta deux fois sa mise. Très beau et même très fort par moments, ce chant du cygne des races presque éteintes reste inférieur aux meilleurs films de Mann, plus implacables dans leur mélange d’extrême vitalité et de glaçante mélancolie : The Heat, son sommet en 1995, mais aussi Collateral, Public ennemies et, beaucoup moins tenu, Miami Vice. Jean-Baptiste Thoret nous révèle à la fois un cinéaste marqué par l’apport de son exil londonien (1965-1972), le cinéma américain le plus radical des années 1970 plus que le nouvel Hollywood, l’expressionnisme du cinéma muet allemand (que Renoir adulait), la peinture européenne et américaine, et animé d’une conscience idéologique depuis la lecture d’Herbert Marcuse et de sa théorie de « l’uniformisation économico-technique » de nos modes de vie. Chez ce cinéaste qu’il faut moins rapprocher de ses presque contemporains (Scorsese, Cimino) que de Melville, Don Siegel, John Bormann, Samuel Fuller ou du sidérant (car précoce) Violent Saturday de Richard Fleisher (1955), la violence ou la bascule des rapports humains est partout, le monde du crime n’en étant que le miroir grossissant ou l’accélérateur (le courage et l’honneur en plus). L’érosion du lien social et la perte de sens dont les villes tentaculaires sont le signe et le terreau l’obsèdent autant  que les effets de gémellité : le pouvoir de l’argent et l’argent du pouvoir, le braqueur idéaliste et le flic incorruptible, le boxeur noir et l’Indien en cavale. Gémellité dont la confrontation De Niro – Pacino qu’orchestre Heat porte au comble du grand cinéma éthique et métaphysique. Cependant, la désespérance probe et la survie solitaire, malgré leur noblesse, ne sont pas l’unique solution que les films de Mann proposent et opposent à la dérive contemporaine (sur fond hivernal de la musique de Ligeti). Ses réalisations les plus profondes, qui sont parfois des relectures de son travail pour la télévision américaine, contiennent un « axe du désir », pour le dire comme Thoret, un désir qui déborde le magnétisme d’homme à femme, comme d’homme à homme et de femme à femme, où se rejoignent les destins les moins préparés à le faire, un désir qui débouche sur la redéfinition du collectif.  SG

NOUS AVONS PASCAL

Dieu se cache depuis Abraham, c’est entendu. Mais il possède bien d’autres moyens de nous « toucher », pour user du verbe fort que Saint-Simon appliquait à ces courtisans qui, pourvus de tout, avaient fini par admettre la fausseté de leur vie et de leur position. Encore fallait-il être prêt à recevoir la grâce, s’être assez purifié le cœur pour que Dieu s’y rende sensible. C’est évidemment Pascal qui parle maintenant et nous confronte, d’une formule dont il avait le secret, à la théologie augustinienne qui lui servit à se libérer de lui-même sans renoncer au siècle ni soulager les plus affligés ou les plus insoucieux de notre « commune détresse » (Bernanos). Si les hommes ne peuvent s’assurer de leur salut par le seul mérite personnel, dit Pascal avec Port-Royal, ils doivent se préparer à cette élection, « chercher » afin que Dieu les trouve. Il n’est pas de pari plus essentiel et incertain, essentiel parce qu’incertain, que le jeu des âmes corrompues avec leur propre rachat. « Dieu ne peut être ôté qu’à ceux qui le rejettent, puisque c’est le posséder que le désirer, et que le refuser c’est le perdre. » Quitte à se divertir et tenter d’oublier notre misérable condition, autant miser sa vie sur le bon numéro ou la bonne couleur, autant viser le bien que promet et seule donne la religion chrétienne. La grâce pascalienne échappe donc à toute saisie humaine, mais elle suppose une gradation souvent ignorée, qu’Antoine Compagnon nous remet utilement en mémoire. Dans un livre fervent et tendu, ramené sans cesse à son sujet par la douleur de la perte, il fait mieux que cerner, en 41 courts chapitres, la pensée des Pensées ou la polémique des Provinciales en les croisant, comme Pascal croise anthropologie et théologie, il élargit l’auditoire habituel d’un écrivain que notre époque se sent autorisée à congédier ou malmener. 

Elle n’est pas, du reste, la première à agir de la sorte envers ce « génie effrayant », si contraire au fond de commerce de nos penseurs de la laïcité exclusive et de ses développements communautaristes. Déjà, au XVIIIe siècle, un certain malaise se perçoit, il ira s’amplifiant au gré des Lumières. On se plaît donc à crucifier Pascal, prétendu traître au libertinage de sa jeunesse et à la liberté de conscience, pour avoir poursuivi de ses sombres humeurs les légitimes tentatives du genre humain à s’affranchir des erreurs et pesanteurs du christianisme. Voltaire ricane au nom de la raison souveraine, Rousseau blasphème par goût du bon sauvage et de la tabula rasa égalisatrice, la Révolution vite débordée s’accroche à son déisme et abandonne le péché originel, que l’expérience des guillotines effrénées vérifie pourtant, aux romantiques de la génération suivante. Mais là encore, nous dit Compagnon, le malentendu s’en mêle. Si prodigieux et réfractaire à l’athéisme soit-il, Chateaubriand ne croit plus la France post-révolutionnaire capable d’entendre la virulence apologétique de Pascal, il se contente de fraterniser avec l’absolu désespoir, le moi souffrant, la religion comme consolation individuelle. Il en exalte le Génie, face aux chefs-d’œuvre de l’art chrétien, il en affirme la nécessité vitale, car socialement irremplaçable, sous l’Empire et la Restauration, il n’ose plus en marteler, comme Pascal, la métaphysique sévère, supérieure à toutes les philosophies du je souverain. Une certaine vérité du Christ s’était perdue en chemin ou plutôt s’était égarée momentanément. Elle va servir d’évidence cachée à d’autres grandes voix de la modernité, ceux que Compagnon a nommé les antimodernes, et dont Baudelaire, ce Pascal paradoxal, ce croyant empêché, reste la figure tutélaire. Son livre de 2005 embrassait un groupe d’écrivains qui allait, quant aux plus authentiques, de l’Enchanteur à Drieu, lequel resta un lecteur de Pascal, des tranchées de 1914 au Dirk Rasp des ultimes mois de cavale. Retrouvant la marque du Malin derrière les illusions de la politique, de la nature, de la laïcité et de la rationalité dès qu’elles nient le legs de l’histoire, la réalité de la vie présente et l’enseignement de la Bible, toute une famille de pensée et d’écriture, qui passe par Brunetière, Proust, Péguy, Barrès ou Bernanos au XXe siècle, en plus des plumes déjà évoquées, s’est voulue pascalienne, hors ou non de la République.

Il y a une grandeur, un reste d’état pré-adamique, pensait Pascal, à se conformer au Christ sans récompense obligée, à pratiquer la charité sans certitude de gain. Une grandeur et un bonheur, nous rappelle Compagnon, dont le livre est aussi un livre d’été, solaire, enjoué, plein du souvenir et des preuves d’un Pascal rivé à son temps, rêvant jusqu’au bout mariage, charge royale, bien public et conversion des incrédules, ces esprits forts, ses amis très souvent. L’ascétisme mystique attaché au mythe de Port-Royal, relayé par Sainte-Beuve et ironiquement les marxistes (de Lucien Goldmann au triste Louis Althusser), est le leurre préféré des destructeurs de l’ordre du monde. Du reste, la vraie famille pascalienne, nous le savons, recrute ailleurs que chez ces révolutionnaires de l’homme sans Dieu, ou sans sacré. Si tel avait été son objet, Un été avec Pascal aurait pu saluer, après Baudelaire, Proust et Péguy, d’autres fanatiques des Pensées. Gaëtan Picon en a parfaitement reconnu un en Malraux, de La Condition humaine jusqu’aux écrits sur l’art, où Chateaubriand est réconcilié avec Pascal. Stendhal, de même, ne se faisait pas une idée médiocre de la quête du « bonheur » et de la conquête de sa dignité. Au XIXe siècle, le Saint Siège tenait pour hérétique l’auteur des Provinciales et Monsieur Beyle, qui voyageait en Italie avec son Pascal, pour le serviteur du diable. Stendhal n’obéissait qu’au culte de soi, non au narcissisme, ni à l’indifférence, mais à l’exigence inflexible du moi. Au-delà de son aversion un peu puérile pour la calotte et de sa pente innée à la provocation, il adulait l’auteur des Pensées à égalité avec La Fontaine, « les deux hommes qui m’ont inspiré le plus d’amour ». Cela se lit, à la date du 10 mai 1804, dans l’indispensable Journal de Stendhal. Lors de son entrée en Folio classique, voilà dix ans, Dominique Fernandez y a ajouté une préface toute pascalienne.

À ses yeux, le Journal du jeune Beyle « est une version laïque, mondaine des Pensées : même hâte à saisir au vol les éclairs de la vie intérieure, même course à l’essentiel. » La piété ouverte de Pascal force peut-être moins l’admiration du futur Stendhal que sa connaissance du cœur de l’homme et sa vision déniaisée du pouvoir, du désir, du mal… Baudelaire, plus catholique, n’aura qu’à y ajouter le sens de la charité et du sacrifice. Les grands écrivains français étant tous de grands philosophes, je doute qu’il en soit de plus appropriés que d’autres au farniente de l’été. Alors que Compagnon retournait à Pascal, Emmanuel de Waresquiel s’offrait une pause stendhalienne et un peu proustienne : le grand historien de la France postrévolutionnaire, à qui je dois d’avoir compris la Restauration, est lié au Milan napoléonien de Beyle, par les origines de sa mère. Durant l’été 2019, entre deux opus savants, il a donc jeté sur le papier ce court et brillant hommage à l’écrivain qu’il tient près de lui, comme une force silencieuse et fraternelle, depuis l’adolescence. L’automne n’est donc pas la seule saison du souvenir. « J’ai tant vu le soleil », s’exclama un jour le vieux Stendhal, depuis Civitavecchia, après une nouvelle caresse de la mort qu’il redoutait malgré Pascal. The fear of death : c’est sa formule exutoire. À près de 60 ans, le bilan n’avait pas de quoi alimenter l’amertume. Waresquiel n’a pas besoin de mille pages pour dépeindre les états de services, plus substantiels que connus, de son héros sous Napoléon. Sous l’aile de Daru, homme clef du système, Beyle aura connu et Marengo et la Bérézina. Cela forge un jeune homme formé dans Plutarque et Tacite. « De toute sa vie, cette expérience-là est déterminante et presque fondatrice, comme le seront celles des écrivains de la Grande Guerre dans les tranchées », écrit Waresquiel.

On ne lui donnera pas tort, pas plus qu’à ce qu’il écrit des ambiguïtés qui caractérisent son attitude après la chute de l’Aigle. Comme l’atteste une lettre inédite adressée à Talleyrand, le 7 avril 1814, trois jours après la première abdication, Monsieur de Beyle et sa particule de fantaisie s’empressèrent de se rallier au régime des Bourbons restaurés. N’en obtenant rien, le mépris succédera au compromis de bon sens. Mais si la France perd alors un serviteur chevronné, l’Italie, sa peinture et ses belles y gagnent, pour sept ans, un homme qui se réinvente en polygraphe, puis en écrivain. Greffier des passions érotiques ou esthétiques, il observe aussi la situation politique d’une Italie qui a chassé les Français, non leur héritage libéral. Après 1821, rentré en France, Stendhal s’amusera du tangage de la société parisienne, jusqu’à fréquenter des ultras et publier sa critique d’art, si capitale, dans la presse ministérielle… Notre nostalgique de l’an II chausse désormais plus large. Après Michel Crouzet, Waresquiel égratigne quelques mythes et retrouve l’écrivain qu’il a dévoré au sortir de l’enfance, cet alliage violent de légèreté et de gravité, d’adhérence au monde et de rejet, de républicanisme et d’aristocratisme, toujours in love, fût-ce de ses rêves, un peu flottant entre ses infinis, mais la plume droite, pascalienne. Il est entièrement contenu dans l’épitaphe lapidaire qu’il se donna par avance en 1820 : le style en est évidemment aussi sobre que discontinu. Pas de phrases, jusqu’au bout. En français, l’inscription italienne se traduit comme suit : « Henri Beyle, Milanais, il écrivit, il aima, il vécut ».

Au cimetière des Batignolles, la tombe d’André Breton parle une autre langue, narcissique et évidemment chiffrée : « Je cherche l’or du temps. » François Sureau en a estampillé son nouveau livre, heureusement indemne de l’hypertrophie du moi et de l’espèce d’animisme que le chaman de la rue Fontaine portait en bandoulière. Ce dévoreur de cadavres (Barrès, France, Vaché, Rigaut…) se distinguait mal, à la fin, des fétiches sévères dont il avait fait commerce toute sa vie, commerce en tous sens… Ce « Je cherche », qui sait, est peut-être un peu pascalien ? En 1941, et Sureau le rappelle en soulignant la date, Breton prit le parti des persécutés du jansénisme et vomit Clément XI, le pape de la bulle Unigenitus. La condamnation papale, comme on sait, fut rendue publique en 1713, deux ans après que Louis XIV eut décidé la destruction de l’abbaye de Port-Royal et la dispersion des 3000 sépultures qu’elle abritait comme son plus grand trésor. Saint-Simon, le noir et sublime chroniqueur du grand roi en son crépuscule, reviendra sur l’événement qui l’avait horrifié, parlant d’une « expédition si militaire et si odieuse », qu’elle glaça d’effroi une partie du royaume. Les pages qu’il consacre à Port-Royal et à Pascal, mais aussi au Racine de l’Abrégé – « le plus beau texte en prose du XVIIe siècle par sa transparence inquiète » – sont celles que j’ai préférées du long récit de Sureau. Ayant décidé de remonter le temps, comme on descendrait un fleuve, il a emprunté à sa bibliothèque la machine idéale, aux livres aimés leur boussole, et à la Seine les méandres d’un voyage intérieur, qui devrait en dérouter plus d’un. De ce périple, on dira d’abord qu’il ne rejoint pas Langres au Havre en ligne droite. Le temps n’est pas moins bousculé, au profit souvent de télescopages dignes du roman. Sureau saute d’une époque ou d’un fantôme à l’autre en usager de la fiction. L’or du temps retrouvé a ses raisons que la raison ne connaît point. La plume se laisse dériver, et le lecteur bercer par le flux et reflux des exhumations littéraires ou historiques. Tous les appelés de ce livre de 800 pages n’y étaient pas attendus. Loger à la même enseigne Chateaubriand, Lautréamont, Apollinaire et Montherlant, comparer Aragon, Éluard et Breton à des « collégiens de l’absolu », rapprocher Babar et Augustin (dans leur projet de cité idéale), s’attarder du côté des frasques peu catholiques de Gide et Ghéon, préférer Maurice Genevoix à Barbusse, réhabiliter Mangin et sa « force noire », rendre hommage à tel évêque réfractaire du Ier Empire et au duc de Richelieu, le meilleur ministre de Louis XVIII, il fallait oser. Si l’on ajoute au tableau de bord les fortes pages sur Port-Royal déjà signalées, on est en droit de féliciter le capitaine et de le remercier de cette très belle traversée.

Stéphane Guégan

Antoine Compagnon, Un été avec Pascal, Éditions des Équateurs / France Inter, 14€ / Emmanuel de Waresquiel, J’ai tant vu le soleil, Gallimard, 13€ / François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, 27,50€ / Alors que reparaît le tome II des Mémoires (textes choisis) de Saint-Simon (édition d’Yves Coirault, Folio Classique, 10,30€), on rappellera que le tome I est hanté par la répression royale dont Port-Royal est la victime avant et après 1700. Rancé était la conscience religieuse de Saint-Simon, qui se tient à l’écart du jansénisme, mais admire Pascal et désapprouve l’autoritarisme crépusculaire du dernier Louis XIV. Extraites des Mémoires, les pages qu’il consacre à « La destruction de Port-Royal ont été écrites, comme certaines des Pensées, pour glacer le sang ». On en donnera ici que les dernières phrases : « Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrés à Port-Royal des Champs de les faire exhumer et porter ailleurs, et on jeta dans le cimetière d’une paroisse voisine tous les autres comme on put, avec l’indécence qui se peut imaginer. Ensuite on procéda à raser la maison, l’église et tous les bâtiments, comme on fait les maisons des assassins des rois : en sorte qu’enfin il n’y resta pas pierre sur pierre. Tous les matériaux furent vendus, et on laboura et sema la place ; à la vérité, ce ne fut pas de sel : c’est toute la grâce qu’elle reçut. Le scandale en fut grand jusque dans Rome. »

ÉTÉ 24

Les années folles eurent leur moment basque, bérets, espadrilles, villas et cafés au-dessus de la plage, rencontres sexuées à géométrie et libido variables… Edouard Labrune s’est fait une spécialité de leur chronique. Dès l’été 1918, loin d’un front qui ne l’empêche pas de dormir, Picasso est à Biarritz, il s’abandonne à tous les attraits d’une mondanité cosmopolite, impatiente de démasquer son intempérance. L’après-guerre, qui fera de la vitesse sa Minerve, a déjà commencé… La côte va voir débouler les plus excentriques noceurs, la plupart n’ont pas les moyens du peintre. A Guéthary, station plus abordable, le libertin Paul-Jean Toulet a précédé la petite bande qui intéresse Labrune. Bien que sa plaquette emprunte son titre à l’auteur des Contrerimes, le sous-titre est un peu trompeur. Les jeunes licencieux dont nous suivons les folies durant l’été 1924 sont loin de tous appartenir au surréalisme naissant. Si Drieu en est l’astre, c’est qu’il brûle de ses premiers succès littéraires, qu’il a le cash, comme disaient ses maîtresses américaines, et un cœur prêt à tout vivre et partager. Au comte Georges-Clément de Swiecinski, sculpteur d’origine polonaise et auteur notamment du tombeau de Toulet, il loue dès juillet une grande maison, Lecaüts Baita (Lieu froid), qui a presque les pieds dans l’eau et dont il fera mentir le nom. Quatre mois, c’est ce qu’il estime lui falloir pour oublier Paris, gentiment dérailler et boucler son prochain livre, L’homme couvert de femmes, qu’il dédiera à Aragon par goût des contre-emplois. Cet été-là sera le dernier de leur amitié impossible. Drieu a invité d’autres compères, plus prompts au plaisir, comme Paul Chadourne, ou plus imprévisibles, comme Jacques Rigaut, que la parution de La Valise vide en septembre 1923 n’a pas poussé à la rupture, ni encore au suicide. Les joutes du désir et du plaisir ne se jouant pas en vase clos, les Clément et les Peignot, chers à Drieu, vont se mêler à leurs sorties alcoolisées et leurs aventures peu recommandables (qu’en dirait Le Monde s’il eût existé alors ?). Jacques Baron, Rimbaud affolé, et Jean-Michel Frank, qu’on ne s’attend pas à rencontrer ici, tiendront leur rang. Emmanuel Berl, dont Labrune minimise le talent, séjourne non loin, mais avec épouse et beaux-parents… En accédant aux archives de Colette Clément, Jean-Luc Bitton, le biographe de Rigaut, a singulièrement enrichi notre connaissance des frasques en tout genre de l’été 24. Baignades, baisades, Drieu ne perd pas une miette des exploits de sa petite bande. De Dada dont il fut par défi littéraire, et non par nihilisme politique, il pratique encore la verve décousue où se mêle le « percutant » qu’il doit à la guerre. Il reste comme un enregistrement de l’émulation où tous et toutes, à fond, plongent, c’est le fameux Et puis MERDE !, cadavre exquis que Drieu commet avec Rigaut et Chadourne. Aragon se tient à distance, bien qu’il avoue à Denise Lévy, la belle indifférente, quelques écarts de conduite. Drieu lui jette dans les bras Eyre de Lanux, vamp androgyne, pour laquelle sa brève passion s’est éteinte. Entre les deux hommes, les femmes alimentent une discorde qui se nourrit d’autres rivalités. Dans la fameuse rupture de 1925, qui se dessine et aura la NRF pour chambre d’échos, c’est Aragon dont on découvrira la déloyale jalousie et l’aspiration à la violence servile. Stéphane Guégan

Edouard Labrune, Les matins bleus et les nuits roses. Les surréalistes sur la côte basque (1923-1927), Arteaz, 15€. L’auteur ne prétend pas à l’érudition, évoquer lui suffit, illustrer aussi, il connaît mieux la région et l’histoire locale que son éditeur la rigueur formelle. Beaucoup de coquilles, maintes erreurs de nom, de date ou de légende, auraient pu être évitées et le seront, j’imagine, lors de la réimpression. Par ailleurs, nous ne partageons pas toutes les analyses de l’auteur, mais l’ensemble, qui va en deçà et au-delà de l’été 1924, intéresse et confirme, jusqu’au séjour et au film de Man Ray en 1926 (Emac Bakia / Foutez-moi la paix), l’implication des surréalistes dans le capitalisme international et les réseaux mondains, à rebours d’une légende persistante.

Sur Picasso, Domínguez et surréalistes en 1938, voire aussi la version anglaise de mon post du 1er mai 2020, depuis le site du musée Picasso de Barcelone : http://www.blogmuseupicassobcn.org/2020/08/jaimais-jamais/?lang=en

Trois peintres éminents, au moins, rapprochaient Drieu de Waldemar-George, dont la critique d’art et le parcours politique ont reconquis une attention légitime. La Fresnaye, que l’auteur de La Comédie de Charleroi a connu durant la guerre de 14, Derain et Picasso forment cet horizon commun. Par ailleurs, l’expérience du fascisme italien, avant qu’il ne s’aligne sur la politique raciale du nazisme, a largement enthousiasmé les deux hommes, jusque dans l’élan que Mussolini imprima au renouveau figuratif de l’entre-deux-guerres. Car Waldemar-George a toujours manifesté la plus grande animosité envers ce qu’il appelait « l’art pour l’art », le formalisme, l’abstraction. Lorsque Chagall retrouve en 1923 la France où il avait connu une phase cruciale de son art (1911-1914), notre homme lui ouvre plusieurs galeries et exalte une peinture qui refuse l’autonomie et l’artifice. La monographie qu’il lui consacre (Gallimard, 1928) semble sceller à jamais leur tandem. Trente-cinq ans plus tard toutefois, quand se prépare l’apothéose malrucienne du plafond de l’Opéra Garnier, le peintre se cabre à la lecture du manuscrit que son complice destine aux éditions Silvana, texte d’un album illustré, luxueux, à petit tirage, resté inédit. Il vient d’être exhumé et très bien édité par Yves Chevrefils Desbiolles (Chagall et l’Orient de l’Esprit, RMN / Mahj / Imec, 18€), puisque le volume laisse apparaître les pages et formules que le peintre a biffées ou commentées avec rage parfois. L’objet du désaccord porte essentiellement sur la culture familiale, la profonde empreinte, selon le critique, de l’hassidisme de la société juive de Vitebsk. En outre, Juif polonais d’extraction moins modeste, très assimilé, et converti au catholicisme après l’Occupation qui l’avait brisé, Waldemar-George ne cache pas où il se situe lorsqu’il décrit de façon très vivante le shtel où le jeune Moyshe Shagal resta plongé jusqu’à sa découverte de la Saint-Pétersbourg de Bakst. On oublie généralement que le souriant Chagall n’était pas homme toujours commode quant à sa carrière et ses amours. En 1964, l’évocation de la Biélorussie de son enfance ou de Bella, première muse, ne lui paraît plus indispensable, et les considérations du critique sur l’iconographie christique irrecevables. Sa censure ne disqualifiait pas le projet. Mais ce combat de solides égos en eut raison. Au risque de forcer les transitions, je dirai enfin un mot du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann (Folio, Gallimard, 8€), livre qui eût passionné Waldemar-George et ne saurait laisser les fanatiques de la sérénissime hors de son charme. La double piété de l’auteur en matière religieuse et artistique y parle d’un ton toujours juste, alors qu’on sent sa ferveur souvent proche de se muer en fureur. Il y a de quoi. Car le rêve de Kauffmann, c’est de se faire ouvrir la cinquantaine d’églises fermées de Venise, ou soumises à des conditions d’ouverture si exceptionnelles qu’elles en ont découragé ou irrité plus d’un. Mission impossible ou presque, mais mission sacrée, elle accouche d’un récit haletant, drôle et nostalgique, où l’amour de l’art et du lieu fait pardonner la mansuétude de l’auteur envers le tourisme de masse et les modernes de peu de foi. « Il ne faut pas perdre l’utilité de son malheur », disait Saint Augustin. A quoi un prêtre vénitien, cité par Kauffmann admiratif, fait écho, à son insu ou pas, au sujet de l’eau qui ronge son église : « Ce mal assume la valeur permanente de notre effort. » Admirable, en effet. SG