Lettre ouverte

Cher Jean Clair, Je viens de relire votre grand pamphlet de 2003, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, et je ne peux résister au désir de vous témoigner ma pleine reconnaissance. S’attaquer à un tel mythe de la mémoire collective, un an après l’exposition si brillante, si bienveillante aussi de Werner Spies au Centre Pompidou, il en fallait du toupet et de la constance ! De la témérité, même. Le milieu ne vous avait pas encore pardonné d’avoir remis à l’honneur Bonnard, Balthus et la Vienne 1900, d’avoir exhumé les Réalismes du XXe siècle (cette « hérésie »), et d’avoir fait de Marcel Duchamp, intouchable idole, l’héritier direct de Léonard et de Jules Laforgue plus que des iconoclastes immatures… Eh bien, vous vous êtes jeté dans l’arène comme si de rien n’était. Au moment de vous écrire, je me suis demandé qui, en dehors de vous, au début des années 2000, quand s’ouvre l’ère post-11 septembre, malmenait tant la vulgate du surréalisme et ceux qui avaient, et ont toujours, intérêt à la perpétrer, journalistes mystifiés, libertaires de salon ou universitaires en mal de frissons à bon compte. J’ai donc cherché d’autres réfractaires, aucun. D’autres insubordinations, aucune. C’est à peine si certains, moins aveugles à l’imposture stalinienne que les fidèles du culte, s’étaient permis de condamner le ralliement de nos rêveurs à la faucille et au marteau. Au fond, votre essai ne fraternise qu’avec la dissidence des premiers temps et, d’abord, avec la voix, chère entre toutes, de Brice Parain

Celui qui fut l’un de vos mentors, et l’un de vos introducteurs à la NRF des années 1960, avait fait du chemin. Vous avez souvent dit votre dette envers ce fils de paysan, brûlé par l’expérience du front en 1916-18, et qui trouva dans la philosophie et, pensait-il, dans le communisme, une réponse au désarroi de la génération perdue. A la sienne et à la vôtre, il apportait une connaissance intime de la Russie soviétique, résultat d’un séjour officiel en 1925-26 et de sa foi en l’éveil d’« un nouvel Homme ». Parain, en effet, s’est convaincu des bienfaits du stalinisme et le clame, en novembre 1929, par l’entremise de la NRF. Alors que « l’affaire Roussakov » ébranle le mythe de l’URSS, mais laisse froid un René Crevel, lui réplique durement à ses adversaires politiques. Le rouge idéal requérait discipline et cécité volontaire, n’est-ce pas ? En 1933, la coupe déborde. Le brillant agrégé avait cru que le communisme « détruirait le mensonge », établirait « une vérité humaine ». Force fut de constater, à l’inverse, que la Terreur s’était installée en Russie. La plupart des surréalistes n’ont pas, eux, rompu si tôt, sans parler d’Aragon, prêt à toutes les apostasies. En 1936, Parain applaudit au Retour de l’U.R.S.S. de Gide, attaqué de toutes parts pour « trahison ». On peut comprendre votre attachement indéfectible à ce Parain-là, d’autant qu’il n’a pas attendu 1939 pour débusquer derrière le nazisme et son racisme « une révolution contre la raison ».

N’est-ce pas ce grief que vous étendez, en 2003, à Breton et ses séides, à leur esthétique et leur politique ? Tout votre essai, me semble-t-il, tend à démonter la phraséologie surréaliste, tenue généralement pour innocente de sa propre inconséquence, de son mysticisme vague, et ainsi à démontrer un large consentement à l’insensé, à la magie, à une vision ésotérique de l’humain et de l’art. En bref, le surréalisme, dites-vous, n’est autre que le produit d’une alliance monstrueuse entre socialisme et occultisme. Comme Raymond Queneau ou Julien Gracq en témoignent, Breton ne fut pas le dernier à régler sa vie, ses amours parfois rocambolesques et ses multiples activités, littéraires comme marchandes, en fonction des astres, des médiums ou des aveux du hasard. Il n’admettait pas plus la contradiction dans les rangs que le divorce entre l’expression artistique et le Grand Tout. Le retour à l’Unité primordiale, fût-ce au moyen du chaos politique ou de la violence aveugle, constitue l’obsession de l’œuvre et de l’homme, au point de muer son appartement en musée maniaque et en chaudron à ondes positives. Musée, ou plutôt cabinet de curiosités, dois-je dire avec vous. La forêt des signes y dévore l’ordre honni des temples du beau. A force de nier que l’œuvre d’art puisse trouver en elle-même sa fin et sa transcendance, Breton l’aura vidée de son être. Simple médiatrice de l’inconscient et de l’Esprit du monde, la représentation refuse les contradictions du réel et la dualité de l’être.

Au moins Breton n’aura-t-il pas démonétisé la figuration en art, selon l’attitude avant-gardiste la plus courante après 1920, au prétexte qu’il fallait en finir avec « la peinture littéraire » et lui préférer l’insignifiance du sujet ou l’autonomie des formes. Vous notez à plusieurs reprises les liens multiples qui rattachent les surréalistes au romantisme et au symbolisme, des petits larcins de Max Ernst aux fantasmagories érotiques de Gustave Moreau, pour ne pas parler du primitivisme de Gauguin, mieux informé, du reste, des réalités ethnographiques que les surréalistes et leur sens réducteur de l’altérité. La primauté du merveilleux n’a jamais quitté Breton, tantôt chiffonnier du marché aux puces, tantôt poète des épiphanies ordinaires. Par chance, les œuvres échappent aux théories, comme vous le rappelez aussi. S’il fallait se borner au programme surréaliste et à sa morale vacillante, nous aurions fermé la porte à ces chevaliers d’un onirisme assez daté. Même leur anti-modernité, malgré la destruction en cours du vivant, n’est plus la nôtre. Mais laissons à Brice Parain le soin de conclure puisque vous citez ce passage de son autobiographie. Après avoir lu Les Pas perdus (1924), il avait demandé audience à Breton et, poussé par sa droiture, lui avait signifié son refus de tricher avec le langage, instrument de vérité et non de révélation. « J’étais dans la direction contraire, la vie ». Belle formule balzacienne, et sur laquelle je vous quitterai, cher Jean Clair. Que Dieu nous garde des boules de cristal.

Stéphane Guégan

*Texte extrait du Hors-série Surréalisme de Beaux-Arts, septembre 2024, 13€ // Exposition Surréalisme, commissaires : Didier Ottinger et Marie Sarré, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, jusqu’au 13 janvier 2025 , catalogue 49,90€. En mars 2002, Werner Spies estimait avoir assez de recul pour évaluer à sa juste valeur, esthétique et historique, ce qu’il appelait « la révolution surréaliste », vaste secousse aux retombées multiples. La publicité et les situationnistes, en un demi-siècle, s’étaient emparé des mots d’ordre roboratifs du groupe  ; et le jeu vidéo avait tourné au convulsif et au monstrueux dès avant la fin du XXe siècle. Nul n’a oublié les 600 œuvres réunies au Centre Pompidou et leur articulation au gré d’un parcours voulu avant tout thématique. On sait le double danger d’un tel choix, l’effacement du cadre de production et le nivellement des talents. Spies n’était pas homme à abolir les hiérarchies. Devant les affres du merveilleux ou les spasmes de l’actualité, il ne pensait pas que tous les pinceaux se valaient. C’eût été trahir la mémoire de son cher Max Ernst en qui les deux pôles du surréalisme, le collage et l’écriture automatique, s’étaient, selon lui, définis et accomplis. Eu égard à leur rang éminent, Chirico, Masson, Miró, Magritte et Dali avaient bénéficié d’une faveur identique. La présente exposition, au titre plus sobre, manière d’enregistrer à bas bruit l’échec révolutionnaire, a préféré élargir l’horizon et mêler aux ténors des figures souvent inconnues de la diaspora. Les thèmes chers au mouvement dictent encore la partition d’ensemble, des médiums au cosmos, des chimères aux larmes d’Eros (les surréalistes sont abonnés à la chair triste). A l’heure du désastre, bel optimisme, les commissaires restent fidèles aux deux grandes prophéties de Breton, « Changer la vie » et « Transformer le monde », sous-texte de l’enfilade de salles qui s’enroulent autour du manifeste de 24, comme autant d’effluves de la messe noire initiale. Pourquoi pas ? Le public, à présent, n’a peut-être plus besoin d’être déniaisé quant au côté farce et attrapes de l’ésotérisme surréaliste. Il accepte tout bonnement qu’un certain fantastique, une certaine extension du rationnel, disait Roger Caillois, ouvrent d’acceptables accès à la connaissance de l’humain, du sacré, du désir ou des pulsions de mort. Et puis, comme le rappelait Courbet, les œuvres seraient inutiles si elles se bornaient à remplir une feuille de route imposée. Concernant les œuvres justement, on dira d’un mot que le meilleur, voire les incunables, n’hésitent pas à voisiner ici avec de plus modestes pièces, voire de simples curiosités. Est-ce snobisme de rester froid aux alchimies de Remedios Varo et aux fantasmagories d’autres illuminés, que rassemble, par exemple, la salle de la pierre philosophale ? Il faut croire qu’il n’est pas donné à tous et toutes de la trouver. Du reste, il est mille façons de faire son chemin parmi ce dédale qui se plaît à nous charmer et nous dérouter.

Surréalisme et NRF

Puisque l’exposition du centre Pompidou s’enroule autour du Manifeste du surréalisme de 1924, et fait son profit des autres textes programmatiques de Breton au fil de son parcours, il est de bon sens, ou de bonne guerre, de retourner au « texte », à l’invitation de La Pléiade et de Philippe Forest. Aucun mouvement artistique n’aura autant claironné son avènement salutaire, et bientôt insurrectionnel, martelé sa doxa et sa morale, aucun ne se sera autant auto-épuré et bardé de messianisme, aucune église n’aura buriné, sur fond d’anticléricalisme laïcard, les tables de sa Loi.  Le texte de 1924 et les suivants accumulent les paradoxes, le premier consistant à appuyer sur des cautions scientifiques (Freud, voire Taine) un flux argumentatif très brumeux. Breton pourtant n’hésite pas à allumer de vieilles lanternes, son rejet du réalisme, supposé tributaire du positivisme, rappelle les diatribes du symbolisme 1880, et le clivage entre art prosaïque et art noble, matière et pensée, vie et rêve. Cité à dessein, le nom de Paul Valéry, ennemi du roman et du naturalisme, vient garantir l’énième et trompeuse dénonciation de ceux qui se contentent de dire platement le réel au lieu d’exprimer leur psyché en toute indépendance à la mimésis occidentale, que Breton jugeait trop latine. Un Albert Aurier ou un Joséphin Péladan, en médicalisant le point de vue, n’auraient pas eu de mal à agréer le texte de 24. Il ne leur aurait pas déplu, s’ils n’étaient morts si tôt, de saluer ces cadets, un peu carabins (jusqu’à l’humour), qui s’adonnaient en complet veston aux pratiques occultes. Notons que Les Pas perdus, de Breton et de 1924 toujours, mais à l’enseigne de la NRF, rectifient la fameuse définition du surréalisme en limitant son fonctionnement à « un certain automatisme psychique ». On suivra donc les recommandations de Forest : la relecture du corpus, soit près de 30 ans de théorie rageuse, doit faire sa part aux doutes et apories de son auteur. SG // André Breton, Manifestes du surréalisme, préface de Philippe Forest, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 65€.

« La terre est bleue comme une orange / Jamais une erreur les mots ne mentent pas » : chacun connaît, par cœur, le distique célèbre de L’Amour La Poésie, que Paul Eluard fait paraître en 1929 aux Editions de la Nouvelle revue française. Le premier vers affirme les droits imprescriptibles de la subjectivité propres à toute création souveraine, le second dégage un autre parfum, celui du terrorisme avant-gardiste, qui aime à doter le langage d’une vérité inflexible, et oraculaire. C’est passer des chevaux roses de Baudelaire au Que faire ? de Lénine. Libre à Eluard, bien entendu, d’emprunter aux peintres la vieille recette des complémentaires : Delacroix, Van Gogh et Bonnard ont avant lui demandé au bleu et à l’orange de jeter sur leurs toiles l’éclat que l’on sait en s’aimantant. Le contraste qui en résulte pour l’œil et l’imagination pouvait très bien, du reste, servir le projet d’une poésie « surréaliste », faite de condensation extrême des moyens et d’ouverture du sens à leur richesse évocatoire. L’alliance du centripète et du centrifuge n’était pas neuve en 1929, on peut même y reconnaître un trait natif de la modernité française, que le gage de l’inconscient, souvent affiché par la bande de Breton, ne saurait masquer. De tous les poètes du cercle ardent, Eluard est le plus lyrique au sens presque lamartinien du terme. Dédié à Gala, L’Amour La Poésie chante moins en écrivain automatique qu’en héritier inspiré. Les douleurs capitales l’ont construit. La femme qu’on ne saurait retenir, la douleur de « survivre à l’absence », « Ton existence sans moi », la jeunesse vivifiante et irritante des nuages, la nuit protectrice et angoissante, ces thèmes sont éternels, jusqu’à un certain masochisme érotique, ici et là. Il n’y a pas à s’étonner que les anthologies de la poésie amoureuse à venir y trouveraient grain à moudre. De son côté, Pierre Emmanuel a signalé l’unanimisme, la pente d’Eluard à transformer l’amour en communion universelle, à convertir le dépit en élargissement de soi. Kiki Smith a traduit cette dynamique avec une délicatesse qui rend aussi bien justice à l’atmosphère diaprée du recueil qu’à son régime métaphorique, volontiers tourné vers l’oiseau, l’animal et l’organique quand l’ordre humain se désagrège. SG / Paul Eluard, L’Amour La Poésie, œuvres de Kiki Smith, Gallimard, 45 €.

Le désintéressement des surréalistes, nous dit la vulgate, ne saurait être remis en cause. Ce sont des purs, des dynamiteurs, en révolte contre le veau d’or et l’aliénation sociale. Aussi cette même vulgate, forte d’un consensus hallucinant, veut-elle ignorer leurs liens originels avec le marché de l’art et le mécénat, lui aussi lourd de sens, des élites parisiennes. Nos révolutionnaires, à défaut d’en venir, sont du peuple, et travaillent à son bonheur, mettez-vous ça dans la tête.  Mais qu’en fut-il du milieu littéraire ? Breton et les siens ne se seraient pas abaissés, tout de même, au banal entrisme des débutants aux dents longues ? L’exposition de la Galerie Gallimard scrute, avec un luxe de documents irréfutables, la double stratégie du groupe envers la NRF et Gaston lui-même. Paul Valéry, à qui le jeune Breton fait une cour assidue et adresse ses premiers poèmes mallarméens, ne résiste pas à renforcer son ascendant sur le jeune admirateur de Marie Laurencin. Nous sommes en 1914. Très vite, Paulhan, puis Gide et Rivière, sont soumis au même numéro de charme. La campagne s’avère efficace puisque Breton accède au sommaire de la NRF dès juin 1920. L’année est déterminante, Gide et Rivière, en effet, affichent une certaine sympathie envers l’irrévérence dadaïste, n’eût-elle surtout produit, en fait de renouveau, que sa promesse. En attendant que les œuvres répondent aux provocations, et cessent de se noyer dans le solipsisme ou le spiritisme, mieux vaut les mettre sous contrat, pense Gaston. Gide, dans la maison de Proust, pousse l’Anicet d’Aragon en 1921. L’année suivante, la relance de Littérature, que Breton dirige en vue de liquider Dada, le rapproche de Gallimard, le nouvel éditeur de la revue fractionnelle. Drieu en sera avant de porter le fer lui aussi au cœur de la mêlée. Il fut un des premiers à dénoncer le piège où les surréalistes s’enferment par politique, en tous sens. On ne quittera cette exposition exemplaire sans lire la lettre de Drieu à Gaston (10 septembre 1925) et le rapport de lecture de Camus sur Seuls demeurent de René Char (5 octobre 1943). Quand celui-ci flatte la philosophie du surréalisme, sa « course à l’impossible », celui-là fustige son ami Aragon, traître à la cause de la poésie, par opportunisme personnel et idéologique. Un duel de lettres ouvertes, heureux temps, s’ensuivrait. SG // Des surréalistes à la NRF. Des livres, des rêves et des querelles 1919-1928, Galerie Gallimard, jusqu’au 12 octobre 2024. Catalogue, 9,90€.

Post-scriptum

Avant de s’éteindre cet été, Annie Le Brun eut le bonheur de voir reparaître son Qui vive en une édition augmentée (Flammarion, 21€). Parues en 1991, alors que le Centre Pompidou célébrait André Breton, ces « considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme » sont suivies d’ajouts (au sujet de René Crevel ou de Leonora Carrington) et précédées d’une préface datée de février. On y lit, contre « la spectaculaire transmutation du surréalisme en valeur marchande » et « la neutralisation universitaire », ces lignes qui appellent un regain de résistance, mais aussi un droit d’inventaire : « Une des lignes de force de mon propos de 1991 avait été de représenter l’analogie qui s’était alors imposée à mes yeux entre la dévastation des forêts dans le monde entier et celle qui, de toutes parts, menaçait notre forêt mentale. La plupart n’y virent qu’une métaphore, qui malheureusement n’en est plus une depuis l’avènement de l’ère numérique, dont l’impact corrobore et dépasse les pires appréhensions. »

Conférence à venir, Saint-Exupéry, illustre méconnu, mardi 15 octobre 2024, 19:30/21:00, Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75 005 Paris, en partenariat avec la Revue des deux mondes et en présence d’Aurélie Julia, Jean-Claude Perrier (auteur de Saint-Exupéry. Un Petit Prince en exil, Plon, 2024) et Stéphane Guégan // contact@collegedesbernardins.fr //

CONNAISSANCE DES SENS

Le livre que Colette dit préférer parmi les siens, en 1941, n’est pas celui auquel le public l’identifie à présent, elle, ses écolières peu sages, ses amies plus âgées, ses chats, ses fleurs, ses odeurs, son Palais-Royal, sa Bourgogne, son accent du terroir (1). Lire ou relire Le Pur et l’Impur, c’est interroger, en premier lieu, cette préférence. Puis, une fois celle-ci comprise, se demander ce qui a pu pousser Colette à le rééditer et le remanier sous l’Occupation, quand sa suractivité ou la simple prudence l’en dispensaient (2). Le brûlot de 1932, opaque et scabreux, reçu comme tel par la presse alors, s’exposait davantage à froisser la censure et les bonnes âmes, dix ans plus tard, d’autant plus que Colette l’avait enrichi à contre-courant d’une certaine moraline d’époque. Il faut croire que son « meilleur livre » contenait, sous la botte ou non, des vérités bonnes à dire sur les hommes et les femmes, le désir entre individus de sexes différents ou identiques, l’amour et la jalousie. Programme proustien, s’il en était. On sait que Colette, dès les Claudine, observe l’éveil des libidos et leur part d’ombre, fréquente ensuite certaines des plus éminentes représentantes de la Lesbos 1900 et s’en fait même aimer parfois… N’oublions pas, du reste, que le saphisme ne l’a pas attendue pour pénétrer les lettres françaises. Les romans de Victor Joze, dont Seurat et Lautrec secondèrent la popularité, et ceux de Catulle Mendès, que Colette a bien connu à l’époque de son mariage avec Willy, avaient déjà poussé le thème de l’inversion aux limites du tolérable… Jean Lorrain, que mentionne Le Pur et l’Impur, avait osé les pires audaces en la matière. De toutes les marges à la fois, l’auteur de Monsieur de Phocas était bien cet « homme à qui l’abîme n’a jamais suffi ». Rien toutefois n’aurait incité Colette à embrasser cette matière inflammable autant que la lecture de Sodome et Gomorrhe et l’envie de corriger Proust au sujet du lesbianisme. Le génie n’excusait pas tout… Au début des années 1930, Ces plaisirs…, titre provisoirement préféré au Pur et l’Impur, libèrent un parfum de Belle Époque, dont le mythe est en constitution. Colette et Paul Morand, aux avant-postes, le lestent aussitôt d’équivoque. Faisait-il si bon vivre dans la France d’avant 14 ? Y aimait-on à sa guise ? La volupté courait-elle les rues ? En apparence, l’auteur du Blé en herbe (1923) continue à moissonner là où son sensualisme sait rencontrer des lecteurs, du côté des plaisirs « qu’on nomme à la légère physiques ». N’oublions pas non plus que le « nouveau roman » des années 20, Drieu en tête, s’était fait un devoir de son intempérance sexuelle et de son audace à tout en dire. Consciente de cela au seuil des années 30, Colette joue, en outre, avec ses propres textes, et sa notoriété déjà solide, afin de déjouer les attentes. Dès la version de 1932, le livre refuse les pièges de la nostalgie heureuse et du libertinage diapré. André Thérive, qui devait collaborer à La N.R.F. de Drieu, salue la hardiesse de la romancière et la gravité avec laquelle elle dissèque le licencieux en moraliste classique (3).

Les remaniements de 1941, comme Jacques Dupont le montre dans sa présentation de La Pléiade, donnent tous plus de relief et de mordant à « l’évocation du Lesbos aristocratique » (4). L’insolite cueille le lecteur sans tarder…. Après lui avoir promis de « verser au trésor de la connaissance des sens une contribution personnelle », la romancière douche son auditoire en précisant qu’elle parlera « tristement » du plaisir. On était prêt à décoller vers des horizons heureux, à revivre une époque révolue, à rompre tous les tabous, Colette, d’un adverbe, nous plaque à terre, au niveau des illusions où pataugent nos intimes secrets, nos interminables regrets, et nos inlassables frustrations. Le récit débute dans une de ces maisons d’opium chères à son ami Cocteau. Colette s’y met en scène aussitôt. Nez à nez avec un confrère surpris, elle s’en débarrasse. Oui, lui avoue-t-elle, ce sont bien des repérages en vue d’un livre, amusante mise en abyme… Colette ne consomme pas, elle écoute « par devoir professionnel » en humant les effluves d’Orient. Et, précise le récit, il n’est aucun Américain « frété d’alcool », aucun « danseur nu » pour l’en détourner. Mais soudain une voix de femme s’élève du silence, qu’une autre voix, masculine, fait taire brutalement. Elle, c’est Charlotte, une chasseuse mûre, « un Renoir 1875 » (Colette). Lui est beaucoup plus jeune, schéma usuel, vite grippé. Car la violence du jeune amant a pour origine l’insatisfaction charnelle où il laisse après chaque étreinte sa maîtresse. Celle-ci tente de le lui cacher, « tendre imposture » : elle l’aime, mais son corps trahit dans ses transes trop mécaniques ce que son cœur dissimule par charité. La lectrice de La Rochefoucauld qu’est Colette ne met pas longtemps à suspecter derrière la dérive de ce couple mal soudé l’éventail des aveuglements de la passion amoureuse et des exigences de l’amour-propre. Si Colette « ne distingue pas entre le bien et le mal et se préoccupe peu de l’édification de son prochain », notait Apollinaire, elle fait de la sincérité une vertu cardinale et du don réciproque la clef des vraies ententes, fussent-elles courtes. Se connaître, rejoindre l’autre dans le plaisir, tout est là […].

Stéphane Guégan

Lire la suite dans la livraison de février 2023 de la Revue des deux Mondes, qui contient un riche dossier sur l’éminente écrivaine et son féminisme éclairé.

(1)Comment ramener l’œuvre immense de Colette, déjà à l’étroit entre les quatre volumes de La Pléiade, à un seul, qui en fût l’écume, la crème, le must, eût dit Morand depuis le Savoy ? Antoine Compagnon, grand connaisseur et défenseur de l’écrivaine, s’est prêté au difficile exercice du choix, et le sien est bon : les onze titres de ce « tirage spécial », en effet, sont reliés par leurs thèmes et la progressive affirmation d’un style que Benjamin Crémieux, dans La N.R.F. de décembre 1920, eut la prescience de dire féminin, parce que plus abandonné et moins artificiel que les voix masculines (la plupart d’entre elles, précisons) quant aux « sujets » de Colette… On y trouvera, outre Le Pur et l’Impur, Claudine à l’école, qui fit scandale, Mitsou, qui fit pleurer Proust, Le Blé en herbe, qui en initia plus d’un et d’une, La fin de Chéri, plus géniale que Chéri aussi retenu, et qui convertit Gide à son auteure. Si sa vie fut « scandale sur scandale », résumait l’ami Cocteau, sa carrière littéraire fut succès sur succès. Colette a su inventer une langue de la sensation, et placer la mémoire des sens au rang des souvenirs conscients, à l’instar de la chimie proustienne, mais sans le labyrinthisme de Marcel, trop complexe pour toucher le grand public. Willy, volontiers caricaturé et stigmatisé aujourd’hui, et dont on oublie l’esprit et la plume incomparables, accoucha sa jeune épouse (littérairement) autant qu’il la spolia. Il l’aura poussée, au préalable, vers le terrain de sa future excellence, comme le dit Compagnon, l’enfance, les bêtes, la et/ou les sexualités, l’autofiction, sans tournicoter. En lisant Chéri, Gide eut l’impression de voir Olympia pour la première fois, et fit part immédiatement à Colette du double effet de son livre décapant, « nudité » et « dévêtissement » : ils n’étaient pas que de style…  A cet égard, on peut regretter que Colette, qui connut tant de peintres, n’ait pas confié à Pierre Bonnard l’illustration de ses œuvres les plus affranchies. Le Bonnard de Parallèlement, où rôdent Sappho, Verlaine et Rimbaud, mais aussi le Bonnard de Marthe nue et de Dingo, ce formidable roman de Mirbeau où les animaux ont déjà voix au chapitre et en remontrent aux hommes, amours, liberté et sagesse. SG / Colette, Le Blé en herbe et autres écrits, préface d’Antoine Compagnon, La Pléiade, Gallimard, tirage spécial, 65€.

(2)Voir Bénédicte Vergez-Chaignon, Colette en guerre 1939-1945, Flammarion, 2022, qui constitue l’enquête enfin documentée, équilibrée, sur un des moments les moins, ou les plus mal, glosés de la biographie de l’auteure. Classée par La Pensée libre, dès 1941, parmi « les écrivains français en chemise brune », puis désignée par les clandestines Lettres françaises comme se montrant trop docile envers certains organes de presse, Colette se garde, en réalité, de toute adhésion au programme de « la nouvelle Europe » ou de la Révolution nationale. On ne saurait lui reprocher de chanter la terre et les animaux sous la Botte, elle l’a toujours fait, en accord avec la fronde anti-technicienne des années 1930, que Vichy reprend à son compte. Les contributions de Colette au Petit Parisien et à La Gerbe ne concèdent rien à la ligne politique de ces publications acquises à la Collaboration. Orné d’un portrait de l’écrivaine par Cocteau (voir ill. 2, supra), Le Pur et l’Impur, en 1941, parait sous les couleurs d’Aux Armes de France, avatar aryanisé de Calmann-Lévy, à qui elle confie aussi Mes Cahiers, livre innocent de toute compromission, et qu’elle adresse à Drieu avec un envoi amical (ils étaient proches depuis la fin des années 1920). C’est que la vie des arts sous l’Occupation ne ressemble pas à sa caricature anachronique et angélique. Colette continue alors à fréquenter ses égaux de la République des lettres, quels qu’ils soient. Toutefois, son attitude, durant la guerre, est surdéterminée par la judéité de son mari, Maurice Goudeket, qui est raflé dès décembre 1941, et qu’elle fait libérer en février 1942. Son fringant troisième époux dira, après la Libération, que Colette activa ses relations les mieux placées, de Dunoyer de Segonzac et Sacha Guitry à Suzanne Abetz, l’épouse française d’Otto, levier plus efficace. SG

(3)Figure très intéressante, et très oubliée, des lettres françaises, André Thérive (1891-1967) avait tous les talents : auteur d’un livre sensible sur Huysmans (1924), romancier prolixe, il remplaça avantageusement Paul Souday – que Suarès qualifiait de Trissouday et donc de Trissotin – à la rubrique littéraire du Temps, entre 1929 et 1942. Son journalisme, qu’il faudra réunir, permettrait de relier les générations quant à l’analyse des mœurs de l’entre-deux-guerres et donc de la vraie littérature. On n’est pas surpris de le voir prendre la défense, le 18 juin 1933, du magnifique (et peu puritain) Drôle de Voyage de Drieu dont il pressent que l’audace réside aussi dans le contournement des voiles et cachoteries du roman chic. Il parle, dans Le Temps donc, d’un « récit stendhalien, plein de dandysme et de sincérité, de convention et d’acuité, de faveur et de violence. » Pour avoir participé au second « voyage » de Weimar et œuvré au sein de la Commission de contrôle du papier d’édition, de même que Brice Parain, Paul Morand, Ramon Fernandez ou Marguerite Duras (ne l’oublions pas), Thérive fut épuré, ce qui mit Chardonne et Michel Déon hors d’eux. Sur la réception de Drôle de voyage, voir Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, édition établie par Stéphane Guégan, Julien Hervier et Frédéric Saenen, Bouquins, 2023. SG

(4) Voir aussi la contribution de Jacques Dupont (« Colette moraliste ») aux actes du colloque Notre Colette, PUR, 2004, p. 79-91. Ce colloque était placé sous l’autorité de Julia Kristeva qui tient Le Pur et l’impur pour un des livres majeurs de Colette, livre balzacien par sa peinture des excès de la passion amoureuse, livre prémonitoire sur la bisexualité et sur un féminisme qui ne nierait pas le sexe biologique.

La N.R.F. encore et toujours

La lumière et la flamme, soit l’intelligence et le feu… Gabriel Bounoure n’avait besoin que de deux mots pour définir l’admiration de toute sa vie, André Suarès. Comment le génial écrivain, juif marseillais (1868-1948), et son cadet de 18 ans, rejeton d’Issoire, sont-ils parvenus à si bien et si vite se comprendre ? Bounoure, l’une des plumes vibrantes de La N.R.F., mérite amplement les efforts actuels à le remettre en selle. Ce sont les poètes, et pas les plus mauvais du XXe siècle, qui l’eussent confirmé, eux qui, de Claudel à Jouve, ne plaçaient rien au-dessus de ses recensions. Aucun pourtant ne pouvait mieux l’exprimer que Suarès, objet privilégié de la verve analytique de Bounoure, vite devenu son confident, et avec lequel il échangea une correspondance digne du premier rang de nos bibliothèques. « Il n’est pas facile de parler de vous », écrivait Paulhan à Suarès, en avril 1933. Bounoure sut parler de et avec Suarès… Si Paulhan n’ignorait rien de son caractère de cochon, il chérissait surtout le tranchant pascalien de son style et la richesse de pensée, volontiers philosophique, de son interlocuteur, souvent débarqué de La N.R.F. (alors qu’il en avait été un des piliers de départ). Non content de repêcher Suarès, Paulhan lança Bounoure. La Bretagne, en 1913, avait facilité le rapprochement des deux ardents ; cette année-là, professeur à Quimper, Bounoure publie son premier article sur Suarès, le Suarès des beautés et rudesses bretonnes, chez qui paganisme et catholicisme, raison et cœur se voulaient, se faisaient indistincts. Leur commune éthique de la noblesse intérieure et de la vie totale explose, avec leur attachement au drapeau, dès l’année suivante. Jeune officier, alors que Suarès est trop âgé pour être mobilisé, Bounoure va faire une guerre exceptionnelle de courage, d’empathie envers les gamins foudroyés sous ses ordres et son regard (c’est son côté Genevoix), de lucidité envers un certain bellicisme et, à l’inverse, un antipatriotisme ragaillardi par le carnage (c’est son côté Drieu, époque Interrogation). La poésie résumait tout à leurs yeux, et d’abord le pouvoir d’enchantement, de révélation, des mots, à condition d’en distraire l’idéalisme, la rhétorique, qui les corrompaient, surtout en temps de guerre. « Contre la Bête », les chrétiens Baudelaire et Péguy, chers aux deux épistoliers, voire Michelet, leur semblaient plus fréquentables que les séides de Déroulède ou de Nietzsche. L’art déniaisé devait être d’affirmation, non de négation, d’élévation, non de déconstruction. Cela s’appelle aussi « l’accroissement de soi » par l’exercice du courage et de la beauté. Cela revient à soigner le désarroi, l’obscénité des temps modernes en matière de barbarie, par la défense opiniâtre des « vraies valeurs ». Le Suarès de Bounoure personnifie la protestation de l’esprit, comme on le verra à la fin des années 1930, devant l’évidence du retour de la Bête outre-Rhin. De surcroît, la véhémence du Marseillais était servie par la langue la plus dépouillée qui soit, une sorte d’atticisme solaire. La mort ne put mettre fin à cette amitié unique. Bounoure, disparu en 1969, vingt-et-un ans après son mentor, ne l’a jamais trahi quand tant d’autres s’étaient empressés d’oublier le mauvais coucheur. SG /André Suarès – Gabriel Bounoure, Correspondance 1913-1948, Édition d’Edouard Chalamet-Denis, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 23€.

Né en Belgique, peu avant la fin de la guerre de 14-18, mais naturalisé français en 1959 avec l’appui décisif de Paulhan, Georges Lambrichs appartient de plein droit à notre histoire littéraire. Son nom est désormais synonyme du triomphal « nouveau roman », bombe glacée, mais peu alcoolisée, des années 50-60, et d’une revue notoire, Les Cahiers du chemin (1967-1977), qui facilita le transfert de certains des ténors des éditions de Minuit vers Gallimard et La N.R.F.. Lambrichs devait la diriger après la mort de Marcel Arland, lequel avait succédé à Paulhan en 1968. Mais, dès cette date, au fond, le vieux Gaston avait compris qu’il lui fallait du sang neuf, un intellectuel trempé, mais qui sut ménager en douceur le tournant esthétique et la supposée fin de l’humanisme incarné par sa maison. Or, Lambrichs, en plus d’avoir été l’éditeur de Le Clézio ou de Butor, – un des premiers à avoir gagné la blanche -, s’était aguerri du côté de Critique et de Georges Bataille…  Il devait remettre les clefs de La N.R.F. à son ami Jacques Réda en 1987. Une vraie tranche d’histoire à entrées multiples, c’est ce que, d’un ton alerte plein de connivence, nous propose Arnaud Villanova, en plus d’annexes, qui font regretter un peu plus l’absence d’index et quelques couacs (Les Illusions perdues pour Illusions perdues, le passage expédié sur La N.R.F. de Drieu et le prétendu retrait de Paulhan). Mais l’essentiel, fort intéressant, notamment quant aux tiraillements entre maisons d’édition, est ailleurs. SG // Arnaud Villanova, Le Chemin continue : biographie de Georges Lambrichs, Gallimard, Les cahiers de la N.R.F, 21,50€.

SURVIVRE

Au cours des années noires, sous les feux croisés de la politique ségrégationniste de Vichy et des exigences allemandes, le sort terrible des Juifs de France fut tout sauf homogène. Le pire s’abattit sur ceux et celles qui ne possédaient pas la nationalité française ou se l’étaient vu retirer après juin 1940. Venus en grand nombre de Pologne, de Russie ou d’Allemagne dans l’entre-deux-guerres, ils avaient suscité quelques réactions de xénophobie, et même de l’inquiétude chez certains « Français israélites », tel Berl. Ce sont ces « étrangers » qu’on déporta prioritairement à partir de 1941, et plus massivement entre mars et décembre 1942, à la demande des forces d’Occupation. Des 80000 juifs de France qui ont été tués par les nazis durant l’Occupation, près de deux-tiers ne furent pas tenus pour nos concitoyens. « Nous livrons nos hôtes », résumait à chaud Maurice Garçon, pourtant hypersensible au problème de l’assimilation : les rafles l’ont horrifié plus que le statut des juifs, qu’il jugea néanmoins excessif, voire inutile, et animé surtout d’une jalousie qu’il avait pu observer chez ses confrères du barreau de Paris. Avocate comme lui, Anne Wachsmann le cite souvent à travers le récit où elle restitue, en mariant l’empathie à la distance, le destin de son père et de ses grands-parents, Juifs originaires d’Allemagne et de Pologne dont la ville de Strasbourg permit la rencontre. Après avoir connu les tensions consécutives au retour de l’Alsace dans le giron français, au lendemain de la première guerre mondiale, les familles Frank et Wachsmann quittèrent leur ville dès avant l’exode des populations que menaçait, en septembre 1939, la proximité de la ligne Siegfried. Depuis le Sud-Ouest où ils avaient été envoyés, certains des Alsaciens déplacés rentrèrent dés l’été 40, appâtés par les nouveaux maîtres de la France. Pas les aïeuls de l’auteure, évidemment… Indésirables, selon la terminologie nazie, étaient devenus les Juifs en pays rhénan. Sa famille resta donc en zone libre où régnait ce que Jacques Semelin a appelé une « schizophrénie administrative », entre persécutions et aides sociales, à l’égard de ceux qui, en zone occupée, portaient l’étoile jaune. Les grands-parents et l’arrière-grand-père d’Anne Wachsmann se plièrent aux réglementations induites par le statut des juifs et même aux recensements, formalité qui les exposerait, fin 1943 – début 1944, aux pires dangers : les Allemands, désormais répandus sur l’ensemble du territoire, ne faisaient plus de distinction. Pour ces hommes et ces femmes, français au regard de Vichy, mais obligés le plus souvent à se reconvertir professionnellement, la situation variait largement selon leur fortune personnelle, leurs réseaux et protections. Peu, on le sait, échappèrent aux contingentements drastiques imposés à la plupart des activités du secteur privé. Et beaucoup eurent recours aux faux papiers d’identité pour parer à une éventuelle arrestation, travailler ou simplement survivre. « Mon histoire n’a rien à voir avec la Shoah », écrit Anne Wachsmann. Elle n’en est pas moins édifiante, fascinante, et confirme ce qu’Annie Kriegel a pu écrire de la nécessité, pour comprendre l’Occupation, de multiplier les points de vue particuliers.

Le drame propre aux Juifs, malgré ses spécificités, doit aussi se comprendre à l’intérieur du drame des autres Français, ils furent loin, du reste, de s’être tous montrés indifférents aux premiers. Une saisie globale des années noires, par-delà ce qu’Alya Aglan nomme la « rivalité mimétique » (René Girard) de Pétain et De Gaulle, par-delà la légitimité de ce que nous croyons être aujourd’hui la seule attitude à adopter alors, met « en lumière le désarroi et la désorientation générale auxquels ont été confrontés ceux qui ont vécu cette période, propulsés dans les affres des choix qui ne sont pas toujours guidés par la cohérence d’une idéologie. » Tandis que le régime du Maréchal se donne les moyens d’une reconfiguration nationale bien hypothétique, après le traumatisme de juin 40, les forces dissolvantes de cette unité en reconstruction agissent partout, des ultras de la collaboration à la duplicité permanente des forces d’Occupation et aux exigences de plus en plus monstrueuses, en termes humains, financiers et matériels, de Berlin. En outre, en devenant mondiale à une échelle inusitée, comme y insiste l’appel du 18 juin, la guerre attise les déchirements internes, individuels et collectifs. « La France à l’envers » des années noires, ce n’est donc pas l’éradication simple et nette de l’héritage de 1789, vision simpliste, ce fut souvent la France des traverses, des voisinages dangereux ou équivoques, la France des ambiguïtés de guerre. Alya Aglan se sert même adroitement de Drieu et de Récit secret pour illustrer sa thèse d’une reconnaissance de l’affrontement fratricide qui tissait le quotidien et révélait, à son insu souvent, « une forme de connivence intime ». On pense aux premières pages du beau livre de Julian Jackson (La France sous l’Occupation, Flammarion, 2004) qui confronte cinq citations d’époque, révélatrices de certaines proximités de valeur entre des hommes aux choix différents : un résistant pétainiste, un pétainiste pro-britannique et anti-allemand, un pétainiste pro-juif et deux résistants antisémites… En somme, plus d’un demi-siècle a été nécessaire pour que l’analyse de l’Occupation allemande révise ses critères et sans doute son matériel de référence.

La France de l’après-guerre n’a pas recouvert d’oubli l’action de Vichy et de l’occupant envers les Juifs de France, quelle que soit leur nationalité. Bien que les déportés, dans leur cas, aient été malencontreusement qualifiés de « politiques » et distingués des résistants envoyés en camp, comme pour séparer les héros des victimes de l’Occupation allemande, il y eut bien place pour eux aussi dans la mémoire nationale, sujet qui obsède, à juste titre, François Azouvi, petit-fils de martyrs d’Auschwitz, neveu d’un combattant des maquis de Corrèze. Son ardeur n’en est que plus admirable à déconstruire le mythe du résistancialisme, narcotique que De Gaulle et d’autres voix de la libération auraient administré aux Français pour qu’ils oublient leur attitude sous la botte, et ignorent la réalité exacte des atrocités perpétrées alors. J’ai dit, en 2012, avec quelle force et quelle précision historique son précédent ouvrage, Le Mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire (Fayard) avait rétabli le mouvement d’indignation et de compassion que la découverte de la réalité concentrationnaire et des usines de l’extermination nazie suscita, en France, fin 1944-début 1945. Le nouveau volet de son diptyque a toujours pour objet le mythe du « mensonge consolateur » qu’ont colporté aussi bien les campus américains que nos intellectuels de salon, toujours prêts à salir « la France moisie ». C’était les belles années 1970, dans le ressac des idéologies et du maoïsme mondain, quand il fallut chercher d’autres responsables et d’autres crimes à dénoncer, Vichy n’était plus qu’une succursale de Berlin, la Shoah une invention française… De Gaulle, proclamait-on des deux côtés de l’Atlantique, continuait à mystifier les consciences et interdire une saisie des faits accablants. Français si vous saviez… titraient leur documentaire André Harris et Alain de Sédouy, dénaturant au passage une formule de Bernanos. En vérité, le moment Vichy fut moins occulté que sa complexité. Quant à l’héroïsation  de la Résistance, très sensible dans l’après-guerre, elle ne servit pas à taire la multiplicité des comportements, leur ambiguïté fondamentale ou leur indignité. Azouvi s’intéresse à la mystique que les membres de « l’armée de l’ombre » ont souvent confessée en souvenir de leurs actes, mystique qui ne pouvait que peser sur les récits nationaux de l’après-guerre. « Mais quand on déplore que la France victorieuse ait préféré célébrer ses héros plutôt que de pleurer ses victimes, il y a l’idée implicite que les résistants ont contribué à l’effacement de la mémoire des Juifs. » Les preuves qu’accumule l’auteur viennent du champ politique comme du cinéma et de la littérature. Elles ne permettent pas d’oublier une réalité du temps, étrangère à son prétendu résistancialisme : « ce n’est pas la déportation des Juifs qui était inaudible, mais la déportation tout court en ce qu’elle confrontait les autres, les non-déportés, à l’inhumanité de l’homme. » Enfin, comme l’avaient noté Paulhan, Brice Parain et Maurice Genevoix à la lumière de la guerre de 14, il y a le traumatisme du rescapé, de celui qui n’aurait pas payé le prix fort.

Trop jeune pour s’être battu en 1914-18, trop vieux pour rejoindre l’active en septembre 1939, Saint-Exupéry, qui est né avec le siècle, ne se résigne pas à laisser cette guerre se faire sans lui, voire à  prolonger le laxisme des puissances européennes, face à Hitler, depuis 1933. On donne donc des ailes au grand pilote de l’aéropostale, et il s’en sert à partir de mars 1940. Cette incorporation du devoir et de l’honneur le place en première ligne lors de la débâcle de mai. La seule solution, estime-t-il, ce n’est pas l’Angleterre dont il a ses raisons de se méfier, c’est la flotte aérienne de Roosevelt, un mur d’acier venu des États-Unis. Mais le timoré Paul Reynaud éconduit la proposition de l’écrivain. On connaît la suite. Six jours après que les Allemands eurent paradé dans Paris, il décolle en direction d’Alger. L’Afrique, l’empire, non Londres. Puis ce sera New York. De Gaulle, dont il se méfie et ne comprend pas le départ, ne lui pardonnera pas… Aux États-Unis, l’écriture le reprend,  il veut dire, il doit dire l’absurdité, l’héroïsme désabusé, de la dernière mission qu’il avait accomplie, accompagné d’un mitrailleur et d’un observateur, au-dessus d’Arras, en basse altitude, afin de ramener à ses supérieurs des photographies inutiles. Du ciel, le monde d’en-bas n’est pas beau à voir, villages incendiés par les Français pour freiner l’avance irrésistible des Allemands, débâcle massive  des futurs vaincus, routes engorgées de voitures alors que les panzers fondent sur leur proie. La langue est sèche, d’un atticisme ému. Saint-Ex ne s’est jamais tant dépris de l’oratoire, la phrase cingle, l’adjectif et l’adverbe sont évacués, les mots, comme orphelins, claquent avec la vigueur du désespoir ou du dérisoire. Cette mission de reconnaissance, quand la France s’est déjà perdue, son commandant ne trouve rien à en dire. « C’est comme ça. » Du pur Céline. Le pilote sacrifié et ses camarades s’habillent « pour le service d’un Dieu mort », Saint-Ex se sent « tout semblable au chrétien que la grâce a abandonné. » Malgré le feu nourri des boches, un vrai festival de lumière et d’acier, l’équipage s’en sort, mais la lutte contre le nazisme ne fait que commencer. De Pilote de guerre, son chef-d’œuvre, on ne retint que le diagnostic du chapitre XVII : la France n’avait pas assez cru en elle pour gagner, mais elle s’était épargné la honte de se livrer sans combattre. L’armistice, il fallait l’accepter comme un mal nécessaire, en somme. L’édition américaine au titre hollywoodien, Flight to Arras, ouvre la marche en février 1942 et indispose les exilés du surréalisme et leur morale d’embusqués. Après avoir contribué à l’agonie de la IIIe République et fui le théâtre des opérations, la bande à André Breton vomissait  » le défaitisme réactionnaire  » de Saint-Ex, un comble ! Gageons que ces messieurs ont été également indisposés par l’illustration de Bernard Lamotte, un élève de Lucien Simon comme Tal-Coat et Georges Rohner, illustration qui rappelle un peu le graphisme de Dufresne et Segonzac, et que nous sommes heureux de retrouver, voire de découvrir. Car Gallimard, qui fait paraître le livre en décembre 1942 sans les images de l’édition américaine, ne les avait utilisées jusqu’à aujourd’hui. Citoyen new-yorkais depuis 1935, défendu par la Galerie Wildenstein, Lamotte ouvre de grands ciels au-dessus de l’agitation des hommes, et propulse les avions de chasse au-dessus des blés. Quelques tanks y surnagent, à l’affût. Ailleurs, la guerre impose ses grandes fumées noires, son bruit assourdissant, ses cadavres d’architecture ou de soldats inconnus. Le destin français du livre réservait d’autres pugilats. Le 24 septembre 1942, Paul Morand informe un Gaston Gallimard très impatient que Vichy autorise la parution du brûlot en zone occupée. Le nettoyage de ce qui touche à Hitler opéré, le livre passe sous les radars de la censure allemande. Comme on a accordé à Gaston du papier en quantité, le tirage sera énorme et presque écoulé, par chance, au moment où il est retiré des librairies sous la pression de la presse collaborationniste. Cette contre-épopée « belliciste et philosémite », en raison du beau personnage de Jean Israël, révolte les lecteurs incapables d’y lire la flamme du plus pur patriotisme. Bousculé aux États-Unis pour ne pas avoir dénoncé l’arrêt des combats, Pilote de guerre tombait, chez nous, pour avoir plaidé la résistance à l’armée allemande. Tout le drame de ce livre de la dignité blessée était pourtant là.

Saint-Ex s’était abîmé en mer depuis fort longtemps lorsque De Gaulle remit les gaz. Au printemps 58, René Coty ne tenait plus la maison, l’Algérie, fierté de la France, était devenue son cauchemar. L’homme du 18 juin, à 67 ans, rempile et se découvre une âme de décolonisateur, pilule qu’il fait avaler à Michel Debré, son premier Premier ministre au sortir du référendum de septembre et de l’écrasement des communistes qui appelaient au non. En théorie, l’exécutif désormais régalien, c’est eux ; en pratique, c’est lui. Hugo eût écrit « Lui ». L’affaire algérienne est typique du monde de l’après. L’empire, c’est fini. Reste à savoir comment en sortir sans casse pour les colons et les colonisés. On ne peut pas dire que De Gaulle y ait réussi parfaitement… C’est l’autre aspect de cet événement exemplaire des temps nouveaux. Après avoir fait croire qu’il conserverait les choses en l’état, puis changé du tout au tout, le Président décide, pour ainsi dire, d’abandonner l’Algérie à son destin propre, se préoccupe peu des pieds-noirs et encore moins des harkis. Les accords d’Evian, en mars 1962, embrasent différemment les cœurs. De Gaulle avait dressé dos à dos l’O.A.S. et le F.N.L. auparavant. Résultat, une vague de violence qui aurait pu lui coûter la vie, et que n’apaisera pas l’Indépendance. Comme le résume Raphaëlle Bacqué, De Gaulle aura toujours maintenu l’action de l’État, en mystique du verbe incarnée, au-dessus des individus et des conséquences de ses choix politiques, aussi douloureuses soient-elles. Que retient-on encore de la plongée, évidemment passionnante, qui nous est proposée par la journaliste du Monde dans les archives de ces dix ans de pouvoir « autoritaire », comme on dit ? Pour être comprise, la geste gaullienne, souvent nécessaire et peu dictatoriale, a toujours besoin d’être réintégrée au tissu national et international de cet entre-deux-chaos. 1958-1968 : ce livre, par l’image et le document, des notes de discours et des rapports officieux aux agendas du monarque, en déroule le film haletant, hallucinant parfois, servi par la maquette de Sarah Martinon, à la fois neuve et délicieusement surannée. Bref, on s’y croirait. Tout commence par un cliché. Par sa raideur d’épée, le portrait officiel de février 59, dû au photographe Jean-Marie Marcel, évoque plus le Napoléon III de Winterhalter que le Jules Grévy de Bonnat. Un détail y fait mouche, les livres qui tapissent l’arrière-plan. A l’instar du grand Bonaparte, celui de 1799, le Président lit, et met de la littérature, c’est-à-dire du panache, et de l’esbroufe occasionnellement, dans sa pratique du pouvoir et son usage des médias. On lui reprocha jusqu’en mai 68 de les avoir confisqués à son seul profit, à sa seule survie. C’est très excessif. Les jeunes gens du baby-boom qui eurent la quinzaine au début des années 60 n’abusaient pas de la nuance. Ils voulaient consommer à plein, s’envoyer en l’air librement, musique, drogue et « bagatelle », pour user du délicieux mot de De Gaulle. Que ce dernier ait tenu tête aux Russes, aux Américains, aux Chinois et aux Israéliens quand il lui sembla impératif de le faire, qu’il ait imaginé une Europe soudée autour du couple franco-allemand et respectueuse du souverainisme de chacun, qu’il ait cherché l’équilibre entre la modernisation accélérée de la France et rappelé que le nucléaire ou la contraception ne suffisaient pas à fonder une morale, ceci ne lui fut pas toujours compté, comme bien d’autres fruits de ses deux mandats. La jeunesse yé-yé était plus soucieuse d’elle-même que de nos campagnes souillées ou des 5 millions de Français qui vivaient sous le seuil de pauvreté. Au fond, elle voyait en Lui un autocrate épuisé et l’ennemi de l’esprit de jouissance. Un nouveau Pétain, en somme… Embarquant De Gaulle et le Maréchal dans une équipée aussi folle que l’Histoire, et aussi vraie que toute œuvre d’imagination, le prochain roman de Jean-Marie Rouart, Ils voyagèrent vers des pays perdus (Albin Michel, en librairie le 7 janvier 2021) ramène ses lecteurs dans l’Algérie de 1942 et les énigmes de la guerre avec une drôlerie qui nous arrache à l’excessive grisaille de la littérature actuelle. Nous en reparlerons, évidemment. Stéphane Guégan

Anne Wachsmann, Ces excellents Français. Une famille juive sous l’Occupation, préface de Jean-Louis Debré, La Nuée bleue, 25€ // Alya Aglan, La France à l’envers. La guerre de Vichy (1940-1945), Gallimard, Folio-Histoire, 11,50€ // François Azouvi, Français, on ne vous a rien caché. La Résistance, Vichy, notre mémoire, Gallimard, NRF-Essais, 24€ // Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de chasse, illustré par Bernard Lamotte, New York, 1942, postface d’Alban Cerisier, Gallimard, 32€. De la même collection, on se procurera, les yeux fermés mais les antennes déployées, La Métamorphose illustrée par Miquel Barceló (Gallimard, 45€), c’est-à-dire la plus géniale des nouvelles transformistes conjuguée au coup de patte du plus grand des peintres espagnols vivants. Le texte le hante depuis l’enfance sans l’égarer, ni l’avoir jamais apeuré. Là où d’autres reculent d’horreur ou de dégoût, il y savoure une forme de comique absolu, au sens où l’entendait Baudelaire. Du Cervantès moderne. Comment y répondre, y glisser son rire propre, sinon par la fantasmagorie la plus débridée, où l’humain se pare des beautés inquiétantes de l’insecte, l’insecte des apparences de son contraire, la peinture des prestiges oubliés de la salissure ou de la coulure, aux confins du sublime et de l’abject ? De la très belle ouvrage. // Raphaëlle Bacqué, De Gaulle Président. Dix ans d’archives inédites de l’Élysée, Flammarion, 35€.