SOUS LA BOTTE

L’effervescence artistique des années sombres a longtemps été ravalée, en bloc, au rang du collaborationnisme où se serait complue la France envahie Il y a bien encore quelques plumes vengeresses, incapables de comprendre ce que furent Vichy, l’Occupation et la politique des alliés, pour crucifier les artistes et les écrivains qui décidèrent de rester actifs sous la botte et firent ainsi le bonheur des Françaises et des Français affamés de peinture, de littérature et de cinéma. Leur fringale légitime obéissait autant au patriotisme blessé qu’au besoin d’évasion qui les animait depuis le naufrage de juin 1940. Vital était de créer, vital était de soutenir et jouir des créations nationales. Il serait inconvenant, comme certains universitaires le prétendent encore, d’affirmer que cette forme de résistance revenait à faire le jeu des boches, en entretenant l’illusion de leur totale libéralité. Du reste, une certaine tolérance a bien prévalu en zone occupée et en zone libre durant cette paradoxale époque où même la littérature clandestine, bien connue des bureaux de censure, se fit un chemin jusqu’aux lecteurs. Ce sont eux et leurs goûts que Jacques Cantier a voulu étudier hors des préjugés usuels. L’illettrisme galopant de notre époque rend son préambule fort utile. Sous la IIIe République, en effet, la langue et la littérature passaient encore pour constitutifs du socle national et, par conséquent, du système éducatif. Montaigne, Corneille, Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Michelet et Renan veillaient sur l’instruction des enfants de France. A la veille de la guerre, le tirage des journaux est faramineux et la crise de 1929, en écornant le marché du livre, n’en a pas atteint le cœur. En outre, la France occupée, malgré les pénuries, va renverser la tendance. On s’arrache les livres, L’Etranger comme le Journal de Gide, les prix montent et les éditeurs s’enrichissent malgré les titres « anti-allemands » qu’il a fallu retirer de leurs catalogues. Que le contexte ait favorisé les entreprises les plus folles, Maurice Girodias, l’inventeur du Chêne, le partenaire de Picasso en 1943, le reconnaîtra plus tard. Aucun des acteurs de la chaîne, de l’éditeur au lecteur, n’échappe à Cantier, qui s’intéresse même aux critiques littéraires, les plus brillants n’étant pas nécessairement ceux qu’on estime aujourd’hui s’être bien comportés, de Kléber Haedens à Claude Jamet. Ce dernier, grande plume des Nouveaux temps, n’a qu’ironie cinglante pour « l’offensive de vertu officielle » dont Vichy a lancé la croisade de façon anachronique et maladroite. Le double jeu se généralise et se diversifie, Aragon et Sartre en sont de bons exemples. Si le roman, en tous genres, exerce sa pleine puissance sur un lectorat friand d’aventures, la poésie connaît alors un triomphe et un renouveau. Péguy et Claudel réconfortent, galvanisent. Mais Cantier, bien que biographe de Drieu, a tort d’oublier la part qui revient à la N.R.F., prétendument nazifiée, dans la promotion des talents neufs, Audiberti en tête. Il n’est pas moins significatif de voir Genet, taulard génial, porté aux nues par de peu gaullistes voix.

« Les affaires d’Adrienne Monnier sont prospères, on lit de plus en plus en France – peut-être pour essayer d’oublier la présence de l’ennemi. » Bien qu’éloignée par des milliers de kilomètres de son cher pays, Hélène Hoppenot observe comment on y survit. Le nouveau volume de son merveilleux Journal, aussi « exact » que « sincère », selon ses termes, fourmille de lumières sur les années sombres. Son mari, Henri, s’est vu écarter du Quai d’Orsay dès le 23 juin 1940, Vichy y place des hommes plus sûrs que lui, « trop à gauche », précise Hélène. Leur grand ami, Alexis Léger, alias Saint-John Perse, est déjà parti bouder aux Etats-Unis. Pétain, à contrecœur, le dénationalisera… Le limogeage d’Henri est moins rude, qui ne l’entraîne qu’en Uruguay ! Dans la ville de Lautréamont, Montevideo, l’ennui les attend. Hélène ne cache pas sa détresse aux autres exilés dont le Journal nous permet de connaître un peu mieux l’existence apatride. Les amoureux de Jouvet, Milhaud ou Gisèle Freund, « devenue la photographe de sa Majesté (Victoria Ocampo) » ne seront pas mécontents de les croiser au fil de ces pages si vivantes et informées. Au sujet de ceux qui sont restés et jouissent, sous la botte, d’un confort variable, Hélène peut se montrer moins renseignée ou plus dure. Ainsi imagine-t-elle Paulhan coulant des jours plus tranquilles depuis que la N.R.F. est passée aux mains de Drieu ! Le 6 mars 1941, elle se fait l’écho de Jeanne Bathori qui lui apprend, écrit-elle, que « Georges Auric a été victime d’un accident d’auto à Paris en compagnie de Marie-Laure de Noailles et d’un… officier allemand ! Une juive abjecte. » La même pourtant s’indigne des lois anti-Juifs de Vichy et loue Claudel de s’être ému publiquement du sort réservé aux israélites. Le camp d’Hélène et d’Henri, c’est celui de Londres, bien que la diariste stigmatise Mers el Kébir et les agissements des gaullistes en Amérique du Sud, dont elle compare les méthodes, à l’occasion, à celles des nazis. Des anglophiles, elle a compris, du reste, que Vichy en déborde très tôt. Le couple, hostile à la politique de Laval, s’étonne même que les Allemands «n’interviennent pas plus dans le flirt qui s’est établi entre la France et les Etats-Unis». Malgré Pearl Harbor et «l’horrible décret» du S.T.O., la démission d’Henri attendra le 25 octobre 1942. Saint-John Perse l’en félicite aussitôt. A peine réconciliés, les deux amis se déchirent sur De Gaulle dont le poète a ses raisons de se méfier. Puis viennent le premier débarquement des alliés et la volte-face de Darlan, que les Américains placent à la tête des forces d’Afrique du Nord. « Catastrophe », écrit Hélène, qui ne verse aucune larme sur l’assassinat de l’amiral. Cet acte lamentable, téléguidé par la France libre, mit Roosevelt hors de lui. Le président des Etats-Unis, admirateur de Pétain, aura tout fait pour écarter la solution gaulliste… Le Journal ne réagit pas au sabordage de Toulon mais le 22 novembre 1943, Hélène ne se prive pas de ce cri de joie : « La R.A.F.a fait tomber 2300 tonnes de bombes sur Berlin. Le châtiment va commencer. » Etrange ivresse, passagère, qui ne lui ressemble pas. Stéphane Guégan

*Jacques Cantier, Lire sous l’Occupation, CNRS Editions, 25€ // Hélène Hoppenot, Journal 1940-1944, édition établie, introduite et annotée par Marie France Mousli, éditions Claire Paulhan, 35€.

D’autres guerres

Une enfance pauvre, une jeunesse bretonne, la S.F.I.O. 1900, la guerre de 14, l’amitié de Malraux et Max Jacob, le choc de La Maison du peuple (1927) et du Sang noir (1935), le voyage déniaisant qui le mena en URSS avec Gide, Herbart et Dabit, Louis Guilloux avait fait du chemin et déjà brûlé quelques illusions lorsque la guerre de 1939-40 se referma, pas si drôle, par la pire des humiliations de notre histoire. Sous l’Occupation, Guilloux publie Le Pain des rêves, chez Gallimard, sous un titre inventé par Gaston. Ce roman qu’on ne lit plus guère, et qu’on lui reprocha plus tard, se voit couronner du Prix du roman populiste en 1942. Ceci explique cela… Blanchot dit aussitôt aimer parce qu’il y trouve, comme chez Marc Bernard, une aptitude à rendre « la vision de l’enfance sous cette lumière qui devrait l’obscurcir et qui n’en altère pas la pureté. » Guéhenno eût préféré que son ami Guilloux s’abstint de tout livre sous la botte, Louis lui répondit : « Tout bien pesé, je crois qu’il vaut mieux publier, qu’il vaut mieux être vivant que mort et qu’un ouvrage de cette nature et sur ce thème ne sert ni ne dessert personne. » Il est arrivé à Guilloux de renoncer à un manuscrit, acte d’autant plus vertueux qu’il a toujours tiré le diable par la queue. Roman de l’innocence méjugée et salie, L’Indésirable est donc resté dans ses tiroirs en 1923.  Cet inédit est à lire tant la langue y est belle, simple, forte, le récit rapide, le propos d’une lucidité digne de Balzac et Vallès. D’entrée de jeu, Guilloux nous rappelle sa détestation de la guerre.  C’est celle de 14 qui lui offre la trame, un camp de prisonniers étrangers où se trouve une vieille Alsacienne par erreur, trame où il tisse toutes les petitesses humaines, comme celles de jouir de la souffrance des autres ou de souffrir de leur bonheur. Quelques êtres d’exception. Tout Guilloux, que l’idéologie n’a jamais aveuglé, est là. SG/ Louis Guilloux, L’Indésirable, avant-propos de Françoise Lambert, édition, notes et postface d’Olivier Macaux, Gallimard, 18€.

La bande dessinée, ce film muet qui continue à opérer sa magie, sait se grandir, quand il le faut, à l’échelle des drames de l’histoire du XXe siècle. Futuropolis nous en a déjà administré la preuve avec La Déconfiture de Pascal Rabaté, récit bichrome de la débâcle de juin 40 (2020 sera l’occasion d’apprendre aux plus jeunes que cette débandade fut une vraie tuerie). A ces jeunes de France, il faudrait aussi rappeler que d’autres, à leur âge, furent incorporés, malgré eux, dans les bataillons d’Hitler à partir de 1942, Wehrmacht et Waffen SS. Ce fut notamment le cas des Alsaciens dont le statut, sous l’Occupation, valut aux habitants un traitement « spécial ». Le héros du Voyage de Marcel Grob rejoint ainsi la division Reichführer au lendemain du débarquement de Normandie. Pour lui et quelques-uns de ses camarades d’enfance, plus enthousiastes à l’idée de casser du rouge, la guerre continue, sérieusement même. Leur baptême du feu ne sera pourtant pas russe : à Marzabotto, en septembre 1944, il tourne au bain de sang. Grob y découvre la facilité de tuer et, chez un supérieur, ardent nazi, la capacité d’épargner. Les lignes se troublent parfois en cette agonie du Reich, les consciences, comme les souvenirs plus tard, en lutte contre les traumas de toutes sortes. Le passionnant album de Collin et Goethals rappelle, dès les premières planches, qu’il est des jours où l’on préférerait effacer le passé, disparaître dans un trou de sa mémoire. Leur livre fait remonter des nôtres le témoignage de Christian de La Mazière, l’un des moments les plus forts du Chagrin et la pitié, personnage étonnant sur lequel le beau livre de Vitoux, L’Ami de mon père, revint avec finesse. Mais La Mazière, à rebours de Grob, avait été FRW (freiwilligen), « engagé volontaire », et termina sa folle épopée sous l’uniforme de la Charlemagne. A lire et faire lire aux nouvelles générations. SG / Philippe Collin et Sébastien Goethals, Le Voyage de Marcel Grob, Futuropolis, 24€.

Elles sont belles ces jeunes coureuses, blondes et brunes, d’Alexandre Deïneka, la nature les enveloppe d’une lumière caressante, comme le peintre, sensible à leur fière allure, leurs seins qui pointent sous le maillot, les cuisses qui s’allongent dans l’effort dominé. Les ombres sont courtes, c’est l’été 1944, celui de la victoire déjà engagée de l’armée rouge sur les dernières divisions d’Hitler. Pleine liberté dit le titre… On aimerait y croire. Mais cet Hopper russe est aussi un Hopper stalinien. Une merveille trompeuse… Le dernier chapitre de Rouge, la fabuleuse exposition du Grand Palais en réserve plus d’une. Je sais que la tyrannie du goût voudrait que je fisse plutôt l’éloge des premières salles, que Nicolas Liucci-Goutnikov a dédiées aux fiançailles de cœur et de raison entre le bolchevisme et l’avant-garde, ivres de leur dureté abstraite commune. Mais les possibilités sont si rares à Paris de voir le meilleur du réalisme socialiste, «socialiste par son contenu et nationale dans sa forme», précise Staline, dès 1930. A quoi Jdanov, autre esthéticien de l’art d’action, ajouterait que le propre du tableau est moins de figer un état que de figurer « la réalité dans son développement révolutionnaire ». On comprend que, comme chez David, Géricault, Degas et Lautrec, le mouvement tienne ici du paradigme. Le très sensuel Deïneka, décidément le plus inspiré des figuratifs dès 1925, sut greffer à cette dynamo une robustesse digne de Courbet. Plus le totalitarisme déshumanise ses sujets, plus sa peinture, supposée son levier, réincarne, impose le corps, femmes et hommes, formes et sexes au-delà du bulletin de santé très officiel que ses tableaux dressent. Quelle leçon en ces temps néo-puritains! SG / Rouge. Art et utopie au pays des soviets, Grand Palais, jusqu’au 1er juillet, catalogue exemplaire (RMN, 45€), qui n’est pas sans rappeler, maquette et typographie, ceux des expositions Paris-Moscou et Les réalismes entre révolution et réaction. Nostalgie, nostalgie.

Bonnard, si respectueux à «l’impression initiale» dans sa quête d’absolu mallarméenne, n’eût pas désapprouvé le dévoilement auquel procède cette belle publication. Vingt de ses agendas, s’étirant de 1927 à 1946, sont la propriété de la BNF depuis 1993. Leur publication in-extenso est à désirer, bien qu’ils soient connus des spécialistes. Mais la promenade est toujours à refaire dans ces feuillets où règne une double météo, la couleur du ciel s’y enregistre autant que le baromètre des désirs, y compris celui de peindre. Epousant ou contredisant le format japonais des agendas, Marthe et ses ablutions, jusqu’en janvier 1942,  remplit la page de ses rondeurs et ses douceurs. Confirmant la nécessité de révéler « le non-vu de la vue » (Jean Clair), l’impudeur du couple ne connaît aucune limite, « les exigences de l’émotion » priment sur tout.  Un pur enchantement court à travers ces agendas, malgré la guerre, le délitement du groupe nabi et la persécution des marchands juifs qui les font disparaître, en 1942, de ses bilans financiers annuels. Il reviendra aux fils de Josse Bernheim d’organiser la première exposition de l’après-guerre. Puis les Américains, le MoMA notamment, s’empareront de l’artiste faussement informel… SG / Céline Chicha-Castex, Alain Lévêque et Véronique Serrano, Pierre Bonnard. Au fil des jours. Agendas 1927-1946, L’atelier contemporain / Musée Bonnard, Le Cannet / BNF, 35€.

On ne peut pas dire que Roosevelt ait cru en De Gaulle et l’avenir de La France libre avant l’été 1943. Le respect qu’il vouait à Pétain, le soldat et le stratège de 14-18, souffrit moins de l’armistice de juin 1940 qu’on le pense ordinairement. Il y a tout lieu de croire, en outre, que l’idée d’un régime plus autoritaire, en France, au sortir des funestes années 1930, ne déplaisait pas davantage à l’homme du New Deal qu’aux Français qui suivirent d’abord le maréchal. Charles Zorgbibe, qui possède l’art du récit et domine une vaste documentation, prend manifestement plaisir à nous entraîner dans l’imbroglio dont l’Afrique du Nord fut le théâtre, comme il l’écrit, « surréaliste ». Mais son livre est d’une ambition plus grande et devrait s’imposer désormais comme l’un des plus utiles pour comprendre à la fois le régime de Vichy, l’attitude des Anglais à notre égard et la politique américaine, isolationniste, et longtemps sceptique envers ce que cuisinait Churchill. La tragédie de Mers el Kébir, qui tua 1300 marins français, montra « l’extrême-violence » dont Winston était capable envers son ancien allié. Après Dunkerque et le refus d’engager la R.A.F. dans les derniers moments de la drôle de guerre, ce fut la goutte de sang qui contribua à l’anglophobie d’une partie du personnel de Vichy. Relativement aux Etats-Unis, les proches de Pétain ou les plus « germanophiles », Laval en tête, le sentiment général était plus nuancé. Darlan lui-même en donnera la confirmation la plus éclatante lorsque le débarquement américain de novembre 1942, qu’il combat d’abord, le hisse, moins de deux mois, à la tête du Haut-Commissariat d’Afrique du Nord. Pétain n’en revient pas, De Gaulle non plus. Il faudra que Darlan soit assassiné par un jeune gaulliste et que Giraud manque de vision politique pour que s’opère un vrai changement. Charles Zorgbibe, que la singularité africaine fascine, y redonne une place à Weygand, très hostile aux concessions que Laval et Darlan ne surent pas refuser à Hitler. Puis la logique atlantique l’emporta sur l’Axe et soumit l’Europe à son leadership. SG / Charles Zorgbibe, L’Imbroglio. Roosevelt et Alger, Editions de Fallois, 24€.

Il fut, au début des années 1930, l’homme politique le plus aimé des Français, il est aujourd’hui le symbole de toutes leurs détestations. Pierre Laval, aux yeux de la vulgate et du vulgaire, est le traître parfait, le symbole de la « germanophilie » de Vichy, le fils du peuple, le socialiste qui a mal tourné. Traître à soi, traître aux autres, traître irrécupérable. On ne saurait dire que Renaud Meltz le ménage dans sa biographie magistrale, écrite et documentée avec un brio constant. 1200 pages à charge, ou presque, ce n’est pas banal. A moins que Meltz ait suivi le conseil de Zweig qui préconisait aux biographes de prendre en grippe leur objet… Mais un homme qui annote la Vie de Jésus de Mauriac, avant d’être fusillé par des soldats étourdis de rhum, ne méritait-il pas plus d’égards ? Sa politique des années 1933-1935 plus de considération ? A-t-il manqué à ce point d’intelligence de terrain l’homme qui jouait Mussolini et même Staline contre Hitler ? Certes, Meltz souligne à juste titre le lien qui unit l’émule de Briand et la future politique d’entente avec l’Allemagne nazie. A l’inverse, il rappelle que, contre toute attente, et contrairement à Morand et Berl, Laval ne fut pas plus munichois que Drieu. L’ancien ministre des affaires étrangères n’avait pas toujours montré cette lucidité, voire la même fermeté, envers Hitler. De plus, en septembre 1938, Laval a perdu tout pouvoir, il ronge son frein. On connaît la suite, on plutôt on croit la connaître. Il est préférable de lire Meltz à cet égard. Laval et Vichy, c’est le paradoxe dans le paradoxe, puisque l’ancien maire d’Aubervilliers se dit républicain jusqu’au bout,  ne croit pas à la révolution nationale du « vieux », trop archaïque, cléricale et maurassienne à son goût. Il n’adhère pas plus au paganisme néo-nietzschéen des géants blonds. Et, comme l’a souligné Léon Poliakoff, sa xénophobie d’état ne se paie d’aucun racisme biologique. Le chapitre que Meltz consacre à la persécution différentielle des Juifs rappelle son obsession d’épargner au maximum les sujets français aux dépens des « apatrides », que Laval savait destinés au pire entre les mains de Allemands. Chapitre riche, glaçant comme l’est la realpolitik, terrible, mais un peu embrouillé, au point de laisser croire par moments que Laval était informé de la « solution finale » et en aurait servi dès juillet 1942 les desseins monstrueux et inexpiables. SG / Renaud Meltz, Pierre Laval. Un mystère français, Perrin, 35€

ROUART ROSE ET NOIR

Tiens, les ballets roses reviennent. Pas ceux auxquels vous pensez, hypocrites lecteurs, les vrais. Ceux qui défrayèrent la chronique alors que De Gaulle opérait lui aussi son retour. Le 10 janvier 1959, à peine avait-il ressaisi les rênes du pouvoir suprême, que l’affaire fait ses premiers remous. Rien de très méchant, au départ : un pseudo-flic coffré pour détournement de mineures, l’annonce peine à mordre sur une opinion chauffée à blanc par l’Algérie, voire émoustillée par ces généraux qui là-bas se rêvent un destin d’un autre âge. Mais le flic se met à table. Et ce qui n’était qu’un fait-divers, une banale entorse aux bonnes mœurs policées et policières, éclabousse soudain le monde politique au plus haut niveau. Une tête éminente de la IIIe et de la IVe République, une figure éminente de la noblesse d’Etat, tombe, celle d’André Le Troquer. Héros de la guerre de 14, qui lui a mangé un bras comme Blaise Cendrars, et cacique de la SFIO, ce haut personnage de 73 ans n’a pas un parcours anodin. Député socialiste depuis 1936, il a défendu Léon Blum lors du procès de Riom, pris part au gouvernement de la Libération et occupé le Perchoir de l’Assemblée nationale entre janvier 56 et juin 58. Il fut alors emporté, au lendemain du putsch des généraux, par l’agonie du monde dont il avait été le serviteur et le bénéficiaire.  Au moment des faits, il règne encore sur la Chambre. En juin 1960, il sera reconnu coupable d’avoir plus que trempé dans l’organisation de séances spéciales, impliquant de très jeunes filles : le fonctionnaire madré n’avait pas trouvé mieux que d’offrir le pavillon du Butard, bijou Louis XV et espace officiel, à leurs chorégraphies obscènes et autres ébats. Du joli ! Mais la justice, sévère à l’égard des « filles » et des intermédiaires de toutes sortes, se montra plutôt clémente envers le Président déchu : son passé parlait pour lui… En 2009, Benoit Duteurtre, dans Ballets roses (Grasset), a pu légitimement s’étonner de la conclusion bâclée d’une affaire qui portait mal son nom.

J’ignore si elle enflamma l’imagination de Jean-Marie Rouart, la quinzaine alors, dès cette époque. Cela expliquerait la surchauffe sexuelle, plus forte d’avoir attendu son heure, où baigne avec délice son dernier roman, dont le titre un rien Dada suggère moins l’arrière-plan interlope que ses aspects politique et judiciaire les plus fantasques, et donc savoureux. Du cousu main pour cet écrivain des passions dominantes. On devine aisément que Rouart s’est vite émancipé de cette piètre histoire de vieux messieurs aux saillies intermittentes ou, pire, aux verges en berne. Le scabreux et le politique, de Marcel Proust à Antoine Blondin, en passant par Drieu, Aragon et Malraux, se sont longtemps frottés l’un à l’autre. Mais le roman français, atteint de dolorisme nombriliste et de bienpensance cafardeuse, renâcle désormais  à explorer ce qui se trame au fond des cœurs, fût-ce de ceux qui nous gouvernent ou y aspirent. Rouart, dans ce paysage décoloré et terriblement ennuyeux, fait exception. Se donnant toute licence, changeant les noms et les nationalités des acteurs, allongeant le récit des non-dits de l’Occupation et des zones obscures de la Résistance ou de l’Epuration, inventant là où d’autres auraient platement collé à l’anecdote égrillarde et au simple fil des événements, il signe une manière de roman russe à multiples entrées et destins sombres, où s’engouffrent la grande histoire et une sorte de brume hivernale venue de l’Est. Le crime et l’innocence, comme par mauvais temps, s’y distinguent mal. On aurait tort, par exemple, de se fier au minois botticellien de la comtesse Berdaiev. Bien qu’elle soit de sang princier et portraiture le beau monde dans un style qui doit plus à Domergue qu’à son maître Segonzac, l’ensorceleuse de la Volga a plus d’une vérité dans son sac, et plus d’un homme sous sa coupe.

Il y a ceux que la comtesse a aimés sans compter, comme son frère Anton, fusillé par les Allemands, et ce jeune journaliste de Combat, Eric, hussard manqué de l’écurie Laudenbach, qui lui rappelle son cher sacrifié jusqu’à vivre dans l’étreinte une manière d’inceste. Car les Russes de Rouart, victimes et factieux du bolchevisme, sont fidèles à eux-mêmes autant qu’à la sainte terre quittée en 1917… Durant la guerre, les uns ont rejoint la résistance, les autres la Wehrmacht et le front russe, par haine de Staline et mal du pays. Sous René Coty, certains de ces Russes blancs continuent à disparaître dans une France où l’on ferme les yeux sur les agissements, à distance, de Moscou. Maria Berdaiev, elle, a traversé les années sombres  à la manière d’une étoile filante, actrice pour la Continental Films, tournant avec Grémillon le génial Lumières d’été, couchant avec qui lui plaît, sans fermer sa porte aux hommes de Londres, quand l’un d’entre eux chavire avec l’éternelle slave. En 58, tout cela n’est pas si loin. La comtesse aborde la quarantaine, plus belle que jamais, plus sûre du magnétisme où elle tient le président Marchandeau. C’est, si l’on veut, le double d’André Le Troquer.  Du modèle historique au satyre fictif, Rouart a suivi la logique, sa logique du romanesque et du truculent. Si Marchandeau évoque un fameux décret, qui valut au Céline de Bagatelles pour un massacre une fameuse condamnation, ce nom est aussi associé à ces rad-soc inusables qui furent de tous les gouvernements des années 1930, experts du statu quo et du grenouillage. Là s’arrête la filiation. Le Marchandeau de Rouart, vieux routier de la gauche modérée, fut résistant sous l’Occupation, commissaire de la République en Algérie… Mais ce héros de l’après-guerre vit avec un secret rentré. Son ambition, en 58, n’en est que plus dévorante, elle déborde fatalement les limites de la Chambre… Le Président Marchandeau aspire à la plus haute magistrature et voit d’un très mauvais œil s’agiter ce général qu’on croyait sorti à jamais de l’histoire. Autre malheur, la libido du pouvoir ne le rassasie pas. La comtesse Berdaiev, sa maîtresse inassouvie, souffre de la même maladie, et tente de dompter des fièvres mal éteintes, qu’elle croit soigner en abusant des illusions du luxe républicain. Deux malheurs en s’additionnant peuvent-ils faire un bonheur ? C’est la question que pose Rouart à ses personnages avec ce mélange de mélancolie, d’espièglerie et de verdeur où il excelle. Le ton est âpre, le cut des chapitres vif. Noir et rose virevoltent sans crier garde. Le vide des cœurs et les pièges de l’histoire mènent Rouart, une fois de plus, à la vraie littérature. Stéphane Guégan

*Jean-Marie Rouart, La Vérité sur la comtesse Berdaiev, Gallimard, 17,50€ /// Sur Marchandeau, Céline et Emmanuel Berl, voir ma contribution au dernier numéro de la Revue des deux mondes.

Trois télégrammes du front !

Le culte inconditionnel que les Rouart, d’Henri aux descendants actuels, n’ont cessé de vouer à Degas force l’admiration. La tendance actuelle porte davantage nos censeurs et suffragettes à dire le plus grand mal du « misanthrope » infréquentable de la Nouvelle Athènes, lui qui se serait fourvoyé en tout, des femmes aux amis juifs répudiés, de sa poésie peu mallarméenne à sa peinture peu sortable. Je leur ai répondu dans le catalogue d’une récente exposition… Morale du bien et droits de l’homme érigés en tribunal du passé, donc, se liguent aux dépens d’un artiste, le dernier Degas, d’un moment, les années 1890-1910, et d’un milieu, celui de cette bourgeoisie éclairée complice, évidemment, de l’infamie d’alors… Dans le New York Times, une parfaite inconnue prenait récemment des airs d’experte pour mieux dénoncer ce qu’avait de « répugnante » l’idéologie dont le dernier tiers du Journal de Julie Manet était, à ses dires, empreint. La traduction anglaise de ce document exceptionnel, pour qui sait le lire, vient donc de paraître aux États-Unis. Il devient un peu lassant d’avoir à rappeler que l’affaire Dreyfus n’occupe pas obsessionnellement le merveilleux Journal de Julie, qu’il est sot de confondre anti-dreyfusisme et anti-sémitisme, que certains Juifs refusèrent par patriotisme leur soutien au capitaine et que le jeu du gouvernement Waldeck-Rousseau avait de quoi irriter Julie, Degas et Renoir. La réédition de ce même Journal, au Mercure de France, dans la si bien nommée collection du Temps retrouvé, devrait lui gagner une nouvelle génération de lecteurs. À ceux-là je dirai qu’on a rarement aussi bien parlé de la peinture de Berthe Morisot, sa mère, et de l’art de Manet, l’oncle Édouard. Les passages qu’elle consacre aux Manet des collections Duret, Rouart et Pellerin sont des perles de sensibilité et de style. Le style, c’est la femme. On se dit que Julie a respiré l’air dont sont faits les tableaux de l’oncle Édouard, un concentré inouï de vie libre dans la simplicité des maîtres du Louvre. Le XIXe n’a peut-être rien produit de plus miraculeux. Renoir et Degas le lui laissent entendre à leur manière. Il y aurait encore beaucoup à dire de l’étonnante Julie, sa page émue sur Sarah Bernhardt (tiens, tiens), son choc à l’entrée de la Grande Odalisque d’Ingres dans les collections nationales. Elle devait épouser Ernest Rouart en 1900, et perpétuer l’esprit du clan élargi jusqu’en 1966. SG // Journal de Julie Manet 1893-1899, Mercure de France, 2017, 11€ (étrangement, cette édition ne comporte aucun avant-propos, nul index et pas davantage de notes. Il faudra quelque jour faire reparaître ce texte décisif dans un appareil plus nourri).

Puisque nous parlons de Julie et des siens, un mot pour saluer l’initiative de Patrice Contensin qui vient de traduire et publier l’article que Walter Sickert donna au Burlington Magazine, en novembre 1917, en hommage au récemment disparu Degas. Poussé par Whistler, il avait conquis le peintre français au début des années 1880 et lui est resté fidèle jusqu’au bout, parvenant même à s’en faire admettre et apprécier. Sans le dire ouvertement, Sickert n’a pas apprécié les réactions de plus en plus négatives à l’encontre de celui qu’il tient pour le plus grand peintre de tous les temps, vague d’hostilité à laquelle la mort et les ventes posthumes donnent un coup de rein supplémentaire, il décide de témoigner, de dire son Degas, sa façon de trancher, de casser les fâcheux, son goût pour la drôlerie un peu lourde, sa fidélité à Manet et Ingres, ses marottes d’observateur insatiable, son respect passionnée pour l’armée, autre trait qui ne passe plus aujourd’hui. Raison de plus de lire ce petit livre très soigné, enrichi d’extraits multiples, autres témoignages du « jeune et beau Sickert » (Degas) et de William Rothenstein. Les propos de ce dernier méritent aussi notre écoute, bien que s’y glissent parfois quelques jugements erronés : « Toulouse-Lautrec considérait Degas comme son maître, mais voyait en Puvis de Chavannes le plus grand artiste vivant. » Or, s’il est vrai que le génial Henri adulait Degas, il ne tenait pas « Pubis de Cheval » en grande estime, rejoignant la détestation de Renoir pour le fresquiste atone de la IIIe République. SG // Walter Sickert, Edgar Degas in memoriam, suivi des Souvenirs de William Rothenstein, L’Echoppe, 12€

L’admirable Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 90 ans depuis 2017, nous ramène à Léon Bloy dans sa dernière livraison, composée de leur correspondance (impeccablement éditée par Francesca Guglielmi) et d’un avant-propos d’André Guyaux qui l’éclaire avec finesse et un rien de tristesse. C’est l’image d’une couronne d’épines que dessine péniblement cette relation vite déclinante et délirante, des deux côtés. La tâche n’était pas mince que de démêler les raisons de leur échec à rester amis après la flambée des premiers échanges. Le Révélateur du globe et À rebours, en 1884, lient leurs auteurs de façon qu’ils pouvaient croire durable. Avant Barbey d’Aurevilly, écrit André Guyaux, Léon Bloy eut « le pressentiment de l’évolution de Huysmans vers la foi ». Ce christianisme inflexible, pur d’une pureté à reconquérir par le verbe et la haine du siècle – d’un certain siècle –, ne fera pas taire les petites misères de la vie et le mépris qu’inspirent vite les choix d’existence de Bloy et sa véhémence, pas toujours contrôlée, à l’égard du monde de la chute. SG // Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n°110, 2017, www.societe-huysmans.paris-sorbonne.fr

L’AMOUR, TOUJOURS

product_9782070197187_195x320Délicieusement cruelle, adorablement perverse, suprêmement croqueuse, la garce ressemble parfois aux grands livres qu’elle a inspirés. Ces récits mal famés, Jean-Marie Rouart les connaît, les adule et leur a fait une place royale parmi ses « passions littéraires ». On se souvient du beau volume qu’il a dédié, chez Robert Laffont, en 2016, aux écrivains qui, de Rabelais à Drieu la Rochelle, de Lawrence à Jack London, ou encore d’Aragon à Michel Déon, « enchantent la vie ». Le héros de son dernier roman a bien du mal, lui, à enflammer la sienne. La revue d’art qu’il dirige, ou qui le dirige, avec un sens très aigu des compromissions monnayables, ne l’a pas protégé des usures du temps, et encore moins des sursauts de sa virilité déclinante. Au contraire, les feux de l’amour le rongent et le narguent. Il se sent affreusement seul, tragiquement vieux. Dans la rue, au café, en avion, les corps, jusque-là disponibles, se ferment aux appels de sa libido en détresse. L’inconnue n’a plus de visage, la passante ne trace plus qu’un sillon de douleur… Écoutons cet exilé du désir, cet orphelin du sexe, et son brame au seuil de l’aventure où le jettent ses ardeurs inapaisées : «Je venais de franchir la plus dangereuse des frontières. J’abordais ce temps glacé que le printemps n’égaie plus. A quoi bon les rencontres quand les yeux des femmes ne s’allument plus ? » Le narrateur d’Une jeunesse perdue se confondant avec son protagoniste central, l’envie m’a pris de poser quelques questions à l’auteur. Rendez-vous au Bistrot de Paris, chez l’ami Jean-Gabriel. « Se soustraire à l’amour physique, c’est renoncer à vivre… On renonce toujours trop tôt, n’est-ce pas ? » Rouart acquiesce: « Mon histoire est celle d’un homme qui paie une femme, c’est un grand classique. J’y ajoute une variante : il ne sait pas qu’il a affaire à une courtisane, une professionnelle de l’Est. J’y ajoute aussi une bonne dose d’humour. Une jeunesse perdue, c’est un peu L’Ange bleu avec le sourire. » A moi, d’acquiescer et de préciser : « Votre héros en quête du grand frisson suit de plus hauts modèles, Chateaubriand et Hortense Allart, ou votre cher Valéry et la terrible Jeanne Voilier. Pourtant il dégringole plus vite de l’illusion à l’abjection, du rêve au cauchemar… »  A ces noms, Rouart s’anime de plus belle : « Chateaubriand, Valéry, Nabokov, bien sûr… Plutôt la souffrance que la mort, le chagrin que le rien, disait Faulkner… Je vais peut-être donner à mes lecteurs l’impression de piétiner la pureté qu’on associe d’ordinaire aux élans du cœur. Mais les relations entre la passion et l’argent m’ont toujours fasciné. L’amour a toujours un prix. Et le plus cher, c’est le mariage. » Nouveau sourire. Tout en laissant parler nos assiettes, nous passons au crible les raffinements de sa Lilith, les amnésies de la critique d’art et l’air du temps, plutôt chargé… Puis je quitte Rouart en lui disant qu’Une jeunesse perdue est sans doute son meilleur roman depuis Avant-guerre !

9782221196168Heureuse coïncidence, Laffont republie le Renaudot de 1983, avec Le Cavalier blessé, Le Scandale, Les Feux du pouvoir, La Blessure de Georges Aslo, sous un titre un peu racoleur. Il est vrai que Rouart aime à frotter ses fictions aux jeux de l’amour et du pouvoir, toile d’araignée infinie où ses romans tissent leurs propres pièges. L’Eros et l’Etat sont deux des sources d’inspiration les mieux établies de son œuvre romanesque, que Philippe Tesson retraverse en tête de ce nouveau Bouquins. Il y décèle, après Jean d’Ormesson, l’héritage d’Aragon et Drieu, peut-être les auteurs préférés de Rouart, et ceux qui l’ont définitivement initié à la complexité de la machine humaine. Au fond de l’homme, nous dit-il, il y a le refus d’être trompé par la vie, l’aspiration à vivre ses désirs les plus secrets, à exercer une sorte de droit de conquête. Mais tous les ambitieux dont Rouart observe l’agitation brownienne ne se ressemblent pas. Comment confondre l’aristocratie et la valetaille ? L’appétit du pouvoir, dès La Blessure de Georges Aslo, offre le spectacle dégradant des mesquineries d’antichambre. On croit oublier la femme qui vous échappe en se saisissant des miettes de l’autorité publique. Mais la chimère se venge et vous renvoie au crime de votre existence fausse. En général, la volonté d’arriver, voire l’arrivisme, n’est pas l’ami de l’écrivain pour rien, ils s’échangent cette faculté d’invention et cette énergie destructrice qui valent toutes les séances de psychanalyse. Rouart, moraliste sans raideur, s’en émeut et s’en amuse selon la sympathie qu’il accorde à tel ou tel des intrigants nés de sa plume. Leurs actes plus ou moins coupables se laissent emporter par la grande histoire, de Napoléon à De Gaulle, autre force d’entrainement aux effets variables… Le lecteur insatiable qu’est Rouart tient la résurrection du passé pour l’un des charmes de la littérature, et s’y attelle. Sa plus grande réussite, à cet égard, sa reste Avant-guerre, loué en son temps par Michel Mohrt, qui n’ignorait rien de la guerre civile, où l’Occupation allemande précipita la France, et des amitiés qu’elle brisa. Ne se privant d’aucune des libertés du romancier, Rouart empruntait aux destins de Pucheu, Emmanuel Berl et d’Astier de La Vigerie de quoi brosser vivement le drame de cette époque et redonner ses vraies couleurs à une tragédie encore mal comprise. Dans Guerre et Paix, Tolstoï est de tous les côtés à la fois. L’ambiguïté, l’ambivalence, tel sont les privilèges du roman, et du roman d’amour, sur l’historien. Stéphane Guégan

*Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Une jeunesse perdue, Gallimard, 19€

Jean-Marie Rouart, Les Romans de l’amour et du pouvoir, préface de Philippe Tesson, Bouquins, Robert Laffont, 30€.

9782851971821_1_75Henri Raczymow (dir.), Maurice Sachs, Les Cahiers de L’Herne, 35€ /  Dans Ces amis qui enchantent la vie (Robert Laffont, 2016), Rouart a regroupé trois écrivains sous la catégorie des Voyeurs, pervers, nymphomanes. Entre Samuel Pepys et Anaïs Nin, Maurice Sachs s’y trouve en bonne compagnie. L’habitude est plutôt de le traiter en épigone de Gide et Cocteau, en progéniture malodorante de la veulerie et de l’abjection, ou en proxénète d’une gloire imméritée. Les clercs en robe de chambre, distributeurs de bons points et de certificats de vertu, flétrissent ou vomissent son parcours singulier de juif collabo, d’homo à femmes, de séminariste défroqué, de noceur apatride. Qu’il écrive mieux qu’eux malgré tout ça, et inspire plus d’intérêt, voire de connivence, ils préfèrent l’oublier… Pour le dire comme Henri Raczymow, qui connaît bien l’animal et dirige ce nouveau Cahier de L’Herne, Sachs nous attire trop souvent par sa seule « part d’ombre ». Elle fascine, il est vrai, à juste titre, et nous rappelle, s’il était besoin, le trouble d’une époque dont « Maurice, la tante » a épousé les excès, les risques et les équivoques. Ça commence avant la défaite, du reste. C’est la richesse de cette publication, dont il faut saluer le courage et le sérieux, que de nous plonger dans un entre-deux-guerres différent de celui des manuels scolaires. Les années folles, en tous sens, ont mauvaise presse. Critique d’art occasionnel, mais pointu (son article sur Soutine vaut celui de Drieu), grand éditeur à sa façon (Max Jacob, Cocteau, De Chirico), viveur magnifique (Le Bœuf, etc.), Sachs, à cheval sur deux continents, joua de ses charmes et de ses dons avec une effronterie qui n’avait d’égal que la sympathie et la passion qu’il ne cessa d’inspirer. L’immoraliste du père Gide, que Sachs démasqua au premier coup d’œil, c’était lui. Un grand nombre de lettres, souvent inédites, et d’un style admirable, recomposent l’autre facette du personnage, le séducteur avide d’être aimé, ou souffrant de ne pas l’être assez, insistant même pour l’être davantage. Son côté Proust… Cela déplaisait, indisposait. En 1936, dans L’Action française, Marcel Jouhandeau crucifie le « flatteur » au nom d’un antisémitisme qu’il dit patriotique. La même année, Gaston Gallimard bombarde Sachs directeur des collections Détective et Catholique. Il avait flairé chez l’auteur du futur Sabbat une âme blessée et un grand écrivain. En novembre ou décembre 1942, quelques semaines avant de quitter la France pour l’Allemagne nazie, Maurice lui dira encore son affection et sa gratitude. Sont-ce des pratiques de voyou ? SG

BUCK IS BACK

81acmmy33ylL’enfant qui sommeille en nous est-il toujours de bon conseil ? Parce que vous avez lu Croc-Blanc par goût des lointains et des extrêmes, comme tout adolescent bien né, vous vous croyez depuis dispensés du reste. Or le génie de Jack London (1876-1916) déborde ce seul livre et ce seul genre. La preuve, ce sont les deux volumes de La Pléiade, qui en surprendront plus d’un. Philippe Jaworski les a composés de manière à donner une image enfin juste de l’écrivain prolifique et polymorphe. On découvre, un peu honteux, la diversité de ses romans et nouvelles, et l’on vérifie ce que George Orwell disait du Peuple de l’abîme, photographie glaçante des prolos de l’East End londonien, cohorte inoubliable de parias et de filles qui ont poussé trop vite… Mais les Français ont-ils à rougir de leur ignorance ? Elle ne s’accompagne pas pourtant des préventions qui prolifèrent aux États-Unis, où l’édition et le monde universitaire, main dans la main, rechignent désormais à le ranger parmi les géants du patrimoine littéraire. Au succès de ses magnifiques romans d’aventure, genre secondaire et donc premier grief, s’est ajouté celui d’avoir professé des idées peu convenables. D’écrivain mineur, ou d’écrivain pour mineurs, Jack London est devenu un écrivain infréquentable. Son darwinisme indigne. Et sa foi indéfectible en une supériorité de la race blanche invaliderait la puissance d’évocation et de réflexion de ses livres. Nous sommes prévenus, le plaisir que nous prenions, innocents bambins, à le lire, à partager le sort électrisant de ses héros, chiens et bipèdes confondus, à les suivre partout, du Grand Nord au Pacifique Sud, ce plaisir était mauvais…

product_9782070197415_180x0Philippe Jaworski connaît bien le débat dont Jack London fait les frais aujourd’hui, il ne s’y dérobe pas. Il se jette même dans la bataille avec une ardeur et une bravoure dont le monde savant n’abuse pas toujours. Sa longue introduction au volume 1 est d’autant plus passionnante qu’elle s’aventure elle-même en terrain dangereux et s’applique la morale du défi cher à l’enfant terrible de Frisco. Parole, d’abord, à l’accusé : « Je suis un évolutionniste, donc un optimiste éperdu, et mon amour de l’homme […] vient de ce que je le connais tel qu’il est et perçois les possibilités divines qu’il a devant lui. C’est le thème de mon Croc-Blanc. Tout atome de vie organique est plastique. » En bon Américain, London définit la civilisation par ses limites et ses conquêtes, mais le fanatique de Darwin et d’Herbert Spencer s’émerveille de la formidable capacité de dépassement et d’adaptation propre à l’être vivant, quel qu’il soit… L’expérience de la vie sauvage met le chien (sacré Buck !) et l’homme face à l’alternative de la régression et du ressourcement : nos héros préférés reviennent plus complètement humains des épreuves qu’ils ont endurées. Philippe Jaworski a ainsi parfaitement cerné « l’ambiguïté de la perception qu’a London de l’état primitif », il démine aussi l’accusation de racisme. Venant d’un écrivain acquis au socialisme (en sa version primitive), et dont Le Peuple de l’abîme cite Marx et William Morris, certaines poussées de « xénophobie » choquent, on l’a dit, les âmes sensibles. « Je suis blanc d’abord, socialiste ensuite », aimait-il à déclarer. Il faut ici, avec Philippe Jaworski,  revenir aux textes et au refus qu’ils opposent à toute simplification. De même qu’il n’est pas d’enfer social qu’on ne puisse fuir, de capitalisme « sauvage » qu’on ne puisse révolutionner, diront bientôt Drieu et Berl, l’homme et l’ordre blancs peinent, au fil des pages, à s’incarner en reluisants spécimens. La volonté de puissance, sous l’œil amusé d’une nature virginale et sublime, engendre très souvent de dérisoires appétits. London pouvait être convaincu de la domination anglo-saxonne, elle ne justifiait pas tout, et ne lui faisait pas oublier la résistance héroïque des « vaincus » de l’histoire.

132824_couverture_hres_0« En art, sentir est toujours signifier », proclamait Henry James (1843-1916), au sujet de la correspondance de Delacroix. Le mot peindrait assez bien London, mort la même année que l’auteur du Tour d’Ecrou ; il s’ajuste aussi à l’écriture de James, très « voyante », et donc parfaitement accordée à cette présence du monde extérieur, chaude au regard, qu’il aimait sentir chez Théophile Gautier. Comme ce dernier, peintre avorté, James s’est efforcé toute sa vie de rendre à la peinture ce qu’elle lui avait refusé… La tentative infructueuse avait eu lieu, à Boston, au début des années 1860. En compagnie de son frère, Henry apprend alors le métier auprès de William Morris Hunt. Cet élève américain de Thomas Couture, impossible à confondre avec quelque Manet de nouvelle Angleterre, ne parvint pas à retenir le futur écrivain. James ne sera pas peintre, art trop direct, mais romancier, où le visible s’épanouit en mots plus contrôlables peut-être… De surcroît, il comprit très vite que les moyens de l’écrivain pouvaient rivaliser avec ceux de la peinture, effets, impressions et suggestions. La fine connaissance que James avait des arts européens lui venait de précoces voyages et du journalisme qu’il pratiqua occasionnellement, et assez génialement. Jean Pavans, fin traducteur de James, Wharton et Shelley, écrivain lui-même, vient de se livrer à un plaisant et instructif vagabondage à travers ses écrits d’art, très mal connus de ce côté de l’Atlantique. On parle bien de ce que l’on aime. Or James adulait l’école française du XIXe siècle, dont Boston reste l’un des conservatoires. Après s’être égaré du côté de Delaroche, il s’éprit durablement  de Delacroix, à sa façon surtout d’entrer dans l’intimité de ce qu’il représentait. Gérôme, dans ses tableaux orientaux, lui semble, en tous sens, superficiel. Et si la correspondance de Regnault lui paraît plus brillante que celle de Delacroix, la profondeur et « le sens de la grandeur » restent l’apanage du peintre de La Barque de Dante. Il en parle en lecteur de Baudelaire, dont il ne comprit pas Les Fleurs du Mal. Nobody’s perfect.

9782253186502-001-tOn pense à d’autres peintres, et d’abord à Menzel et Fortuny, ces fanatiques du XVIIIe siècle et de la parole mouchetée, en lisant Sándor Márai (1900-1989), le formidable romancier hongrois dont la Pochothèque nous offre cinq des plus beaux livres en un volume aussi maniable qu’élégant. Or deux d’entre eux plongent leur action fiévreuse au cœur des Lumières finissantes. L’éclairage diapré ne déplaît pas à Márai, qui préfère la caresse des bougies au plein jour, et le mystère des cendres chaudes au grand feu. C’est, écrit justement Frédéric Vitoux, l’esprit de Diderot et de Mozart qui revit. Sa préface, très vive aussi, arrache Márai à l’emprise agaçante du mythe de la Mitteleuropa, et à ses attributs obligés, le lyrisme des écorchés et les abysses de l’inconscient. Toute fiction n’appelle pas fatalement une radiographie clinique de son auteur. La violence des remords et des désirs, le poids du passé, loin de les enchaîner à leurs névroses, libère les protagonistes de La Conversation de Bolzano (1940) et des Braises (1942), les deux bijoux discrets du recueil. Casanova et son évasion vénitienne fournissent au premier récit un départ rêvé. Vous avez déjà compris qu’il s’agira d’amants et de temps retrouvés. Les Braises réunit deux hommes qu’une femme, aimée des deux, a opposés ou rapprochés, qui sait ? L’un fut l’aide de camp de l’empereur François-Joseph (mort, lui aussi, en 1916), il a porté l’uniforme d’un Empire condamné par le monde moderne, uniforme sous lequel tant de secrets sont boutonnés… Qui a dit que l’existence laissait souvent un goût d’inachevé? Mais l’envie d’aller au bout de son destin n’est-elle pas, en réalité, plus impérieuse? Elle l’est chez Márai.  En 1989, très loin de la Hongrie communiste où ses livres frondeurs avaient fini par être interdits, il se brûla la cervelle, fin logique pour cet écrivain d’un autre âge, qui avait épuisé tous les attraits du romanesque et de la vie. Stéphane Guégan

*Jack London, Romans, récits et nouvelles, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I (55€) et II (55€). Coffret des deux volumes (110€). Nouvelles traductions, nombreuses illustrations issues des premières éditions américaines, sous la direction de Philippe Jaworski.

product_9782070462728_195x320**Jean Pavans, Le Musée intérieur de Henry James, Seuil, 27€. Puisque Delacroix dominait le panthéon de James, signalons l’excellent viatique de Frédéric Martinez (Delacroix, Folio Biographies, Gallimard, 9,20€) dont l’incipit dit tout « Vite ». Livre cursif, d’une écriture très brillante, hussarde, il ne sacrifie jamais l’information précise, et la lecture des experts, à son emballement et son enthousiasme. Point de lyrisme creux, ou d’anachronisme assommant. Un galop de bon aloi, un regard de bon sens. SG

***Sándor Márai, Les Grands romans, Préface de Frédéric Vitoux, de l’Académie française, édition d’András Kányádi, en collaboration avec Catherine Fay, Le Livre de Poche / Pochothèque, 28,90€.

SALE EPOQUE

Les journaux intimes sont la bénédiction de l’historien et le bonheur de quiconque veut forcer le secret des dieux. Ou l’esprit des morts. Vous qui avez adoré le témoignage (à chaud) de Jean Guéhenno, Jean Grenier, Jacques Lemarchand ou Drieu sur les années de l’Occupation, Maurice Garçon est votre homme. Peintre raté mais écrivain de race, il signe un panorama terriblement vivant et ouvert de cette « sale époque ».

garcon9La star du barreau de Paris ne laisse rien échapper des remous politiques et des incertitudes d’une France plus déchirée que jamais. Son acuité d’analyse n’épargne pas plus la bassesse des uns que la noblesse des autres. Aucun manichéisme pourtant. Sans doute l’expérience des cours de justice, douloureuse après juin 1940 tant leur indépendance est remise en cause, fait-elle de Garçon un observateur impartial. C’est le type même du sceptique généreux. La vérité lui est une religion. Né en 1889, acquis aux valeurs de la IIIe République et au patriotisme d’un Renan, lecteur de Jules Vallès et d’Anatole France, il aura échappé à l’attrait de Barrès et de Maurras. Une fois la drôle de guerre déclenchée, il s’indigne des reculades en série du haut commandement militaire et déjà de la propagande des médias officiels. Auparavant il avait séjourné en Allemagne et exprimé sa détestation du racisme hitlérien. Et pourtant, comme il l’avoue, le philosémitisme n’est pas son fort. Son Journal contient maintes références aux émigrés qui sentent « le ghetto » et à la surreprésentation des Juifs dans l’appareil d’État et les sphères économiques, cinéma compris. C’est pourtant le pourfendeur de Léon Blum qui va vite renoncer à son éphémère maréchalisme, stigmatiser le double jeu de Vichy, la persécution honteuse des Juifs et dire leur fait à tous ceux, collabos de cœur ou de circonstances, qui plient devant l’Allemagne. Peu importe que le programme de ses ennemis lui paraisse offrir des options recevables et promettre un redressement nécessaire, son être profond ne peut se résoudre à accepter l’oppression nazie. En outre, se pose le problème du personnel de la Révolution nationale, que Garçon s’efforce de juger avec équité. Xavier Vallat, aux Questions juives, lui semble autrement plus respectable et mesuré que cette « brute » de Darquier de Pellepoix.

22510100890880MPétain lui sort vite des yeux et des oreilles. De plus, le grand soldat de 14-18 n’a pas plus anticipé la blitzkrieg qu’il n’est armé pour lutter contre les exigences toujours plus monstrueuses d’Hitler. Garçon parle du pillage réglé de son pays, des pénuries, de la terreur grandissante qui s’exerce sur les individus et la servilité des fonctionnaires. Tout lui est matière à réflexions nettes et propos acerbes, l’Académie à laquelle il se prépare et dont il dit les divisions (le clan Abel Bonnard versus le clan Mauriac dont il est), le milieu des écrivains entre son cher Léautaud et Paulhan qui lui parle dès 1943 des velléités suicidaires de Drieu (avec un sourire de trop), les zazous, les éditeurs aux ordres  ou encore les peintres. Avec Braque, content de ne pas avoir eu à refuser le « voyage » de l’hiver 1941, Garçon s’entretient du front russe, qui les remplit d’espoir tous deux. Laurencin qu’il voit beaucoup lui apparaît aussi sotte que pro-allemande et antisémite. Mais c’est à Picasso qu’il réserve une page d’anthologie, à l’occasion du Salon d’automne de la Libération. Pris à parti par des opposants à son art et à sa récente adhésion au PCF, les tableaux de l’homme de Guernica sont exposés sous bonne garde. Garçon les juge grotesques. Il revient sur les peintres qui avaient pris le train en octobre/novembre 1941, Derain comme Vlaminck : « À l’époque, je les ai jugés sévèrement et aujourd’hui, je continue à réprouver leur attitude. Mais de là à les arrêter et à les empêcher de peindre, il y a un abîme que Picasso a comblé allègrement. Il se débarrasse de la concurrence et fait le démagogue. » Du pur Garçon, direct et drôle. On ajoutera que l’annotation de Pascal Fouché et Pascale Froment décuple la richesse de ce bijou aux facettes saisissantes.
Stéphane Guégan.

*Maurice Garçon, de l’Académie française, Journal (1939-1945), édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché et Pascale Froment, 35 €

A lire aussi…

9782213682563-001-XIl fallait bien que nous parvenions un jour à varier d’optique sur les années sombres. Pour l’heure, il est vrai, ce changement reste la propriété presque exclusive des vrais historiens, ceux qui refusent d’écrire à la lumière d’un récit mille fois ressassé. Mais le grand nombre, plus perméable aux médias qu’aux experts, à l’émotion qu’à la réflexion, à l’indignation rétrospective qu’à la part d’ambiguïté de tout moment historique, a encore du chemin à faire pour se débarrasser des poncifs et légendes qui courent encore sur Pétain, Vichy, la Résistance, la Collaboration, le sort des Juifs ou – débat actuel – les bombardements alliés, pas toujours justifiés, et qui firent 60 000 victimes parmi les civils (Bonnard peste à leur sujet dans sa correspondance avec Matisse). Par comparaison, 80 000 Juifs, essentiellement « étrangers », meurent en déportation. Certes, les chiffres ne sauraient parler en dehors des faits qu’ils éclairent. Mais ce dernier exemple, mis en lumière lors du 70e anniversaire du débarquement, signale les blocages qui entravent encore le travail des chercheurs. L’époque saigne toujours. Personne ne le sait mieux que Michèle Cointet, admirable historienne dont l’Académie française a couronné plusieurs livres, et qui a labouré l’époque en tout sens avant cette précieuse et courageuse synthèse. Avec une belle fermeté de plume, elle se glisse dans les faux-semblants et les non-dits de son sujet, le plus vulnérable aux raccourcis héroïques ou diaboliques. Si Reynaud ne fut pas Clemenceau à l’heure de la percée allemande du printemps 40, Pétain ne fut pas Hitler, ni Laval Himmler… Un abus de langage assez courant fait parler de totalitarisme à propos de tout, et confondre, en particulier, Vichy et l’Allemagne nazie. De même, dénoncer la collaboration et l’antisémitisme d’État ne devrait pas conduire à en ignorer les paradoxes et la complexité dérangeante (on lira, en dernier lieu, Eric Zemmour sur ce point). Que penser, nous dit encore Michèle Cointet, de ces malades mentaux qu’on laissa mourir faute de maîtriser un ravitaillement pourtant organisé, ou du million de prisonniers français abandonnés à leur destin douteux, en Allemagne, après le débarquement, ou encore de la bavure de Tulle qui causa la mort d’une centaine d’innocents, immolés à la fausse bravoure d’un chef de maquis inconséquent. Oui, secrets et mystères continuent à proliférer. Ce livre nous aide à nous en libérer. SG // Michèle Cointet, Secrets et mystères de la France occupée, Fayard, 22€

product_9782070114771_195x320Indisponible depuis 1945, Le Temps des assassins nous est enfin rendu. Sous ce titre emprunté à Rimbaud, et qui sent la révolte dont il se sera toujours dit « comptable », Philippe Soupault publia en quelque sorte son Claude Gueux, à la différence près que Victor Hugo n’avait pas tâté de la prison, en 1834, avant d’en dénoncer la cruauté et l’arbitraire. Soupault, si. Le 12 mars 1942, à Tunis, il est arrêté par la police de Vichy pour avoir fourni aux ennemis de la France des documents intéressant la défense nationale. L’argument, fallacieux, n’est qu’un prétexte pour mettre à l’ombre un personnage suspect. En Tunisie, où il travaillait depuis 1938, Soupault passa vite pour une forte tête. Surréaliste de la premier heure, journaliste de gauche autant que réfractaire au communisme, l’homme des Champs magnétiques inquiète une administration d’autant plus zélée que le vent commence à tourner. Le portrait qu’en donne le livre se veut sans appel. On lira notamment les pages terribles sur Tixier-Vignancour dont les mœurs et l’alcoolisme cadraient peu avec le redressement du pays qu’il prétendait servir. Mais la dénonciation de ses bourreaux ne fait pas tout : Soupault, en vieil adepte du rêve éveillé, nous confronte, par devoir de mémoire, à la vie diurne et nocturne des prisonniers, chacun brossé dans sa vérité et son destin, mais tous privés de cette liberté qu’on ne saurait « comprendre » qu’au moment où l’on en est privé. Délires et cauchemars étaient fréquents dans les cellules de la honte et de la peur. On s’en échappait comme on pouvait… Le Temps des assassins est paru, en 1945, à New York. L’Amérique, qu’il connaissait bien, avait tendu des mains pleines au poète globe-trotter, quelques jours avant l’arrivée de Rommel. SG // Philippe Soupault, Le Temps des assassins, L’Imaginaire, Gallimard, 14,50€

product_9782070107476_195x320Un Juif pétainiste : la formule a longtemps collé aux basques d’Emmanuel Berl, resté fidèle à Drieu au-delà de sa mort et parlant encore de l’antisémitisme, dans les années 1950, avec un sens de la nuance, et donc de l’histoire, qui s’est perdu. Notre génération l’a redécouvert en 1976 à la sortie d’Interrogatoire, où le jeune Modiano s’étonne des choix de vie du vieux séducteur, peu enclin à la palinodie. Évidemment, au regard d’une époque marquée par le film d’Ophuls et le livre de Paxton, il y avait lieu d’interroger, à nouveaux frais, ce passé qui ne passait pas. On comprenait, avec Modiano, que les choses n’avaient pas été si simples et que Berl n’avait pas choisi d’incarner les contradictions, les hésitations et les erreurs de la France occupée par hasard. Henry Raczymow, reprenant l’enquête après d’autres, avoue lui aussi ne pas toujours comprendre. Cela le rend prudent, même au sujet de l’espèce de psychanalyse qu’il applique à cet homme dont l’irrésolution serait liée au roman familial, des parents morts trop tôt, une mère le vouant à un rôle qu’il ne voulait pas jouer et le condamnant à une forme de culpabilité infinie, des origines trop bourgeoises, celles des notables juifs de Passy et Neuilly, juifs mais athées, voire peu sionistes par amour de la France. On sait aussi que Berl, héros de 14-18 et grand noceur des années 20 aux côtés de Drieu et d’Aragon, durcit le ton en 1927, flirte avec une forme de fascisme par haine du capitalisme et des loupés du jeu démocratique. Dix ans plus tard, « Munichois très désespéré », il affiche quelques-unes des idées qui feront le programme du Maréchal, dont il sera la plume un bref temps, et pour lequel sa dévotion ne faiblira qu’au regard du cléricalisme vite dévoyé qui entoura sa personne à Vichy. Le 10 juillet 1940, Berl a déjà quitté la carrière qui s’offre à lui. Ses connaissances, ses liens avec l’administration lui seront utiles sous l’Occupation, qu’il aura vécue loin de Paris, en Corrèze, puis dans le Lot. On vient de découvrir qu’en août 1943 il avait rédigé un discours, à la demande du préfet local, en hommage à la Légion des combattants français. Et si, autant que sa révolte anti-bourgeoise, son patriotisme, né en partie des tranchés, avait été une des clefs de cette personnalité qu’on dit fuyante ? Et de son culte de l’amitié ? SG // Henry Raczymow, Mélancolie d’Emmanuel Berl, Gallimard, 18,90€

product_9782070106707_195x320À Rome, trente ans après les faits, Claude Lanzmann rencontre et filme le dernier Président du Conseil juif de Terezin, Benjamin Murmelstein, personnage alors controversé pour avoir été associé au destin terrible de ce que les nazis appelaient leur ghetto-modèle. Près de 140 000 Juifs tchèques et autrichiens, dupés par l’espoir de pouvoir attendre là la fin de la guerre en sécurité, s’y laisseront entraîner. À 80 kilomètres de Prague, proximité illusoirement rassurante, Terezin date des Habsbourg ! Eichmann, son réinventeur démoniaque, croise Murmelstein durant l’été 1938, à Vienne, moins d’un an après l’Anschluss. L’officier S.S. voit aussitôt en lui un homme intelligent et pragmatique, le bon interlocuteur pour accélérer l’émigration des « indésirables ». Comme il y va de l’intérêt de son peuple, Murmelstein coopère et pourra témoigner plus tard de la détermination et de la cupidité de ce nazi si peu banal (selon le mot inapproprié d’Arendt). En réponse au racisme d’État et ses rapines collatérales, l’instinct de survie n’est pas suffisant. D’expérience, Murmelstein sait que la souffrance aveugle et que la peur est mauvaise conseillère. Les martyrs ne sont pas tous des saints, nous rappelle Lanzmann. Terezin, sous sa plume acérée, devient le symbole du régime hitlérien en sa conjonction fondamentale, « tromperie et violence nue », la première ne servant qu’à masquer la barbarie nécessaire au triomphe du Reich éternel. Murmelstein va jouer serré dans ce carnaval de l’horreur entre janvier 1943 et mai 1945, convaincu qu’il faut continuer à justifier l’existence du camp, fût-il l’objet d’une propagande obscène, pour mieux écarter la menace de son éradication totale. Est-il pire équation ? SG // Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes, Gallimard, 13,50€

product_9782070112227_195x320Deux anciens enfants du ghetto de Varsovie se racontent, creusent le flou de leur mémoire, se raccrochent aux bribes d’impression, aux mots des adultes mal compris sur le moment, se reconstruisent à travers le souvenir de la violence et des fraternités de toute nature, en répondant séparément aux questions de David Lescot, qui a porté leur témoignage à la scène en 2014. S’il sonne juste, c’est qu’il mêle le pire et le meilleur de l’homme avec l’éclat mat de la vérité. Et pourtant elle n’était pas facile à saisir pour ces gamins exposés autant aux rafles allemandes qu’à l’antisémitisme local. Dès 1936, les autorités polonaises, en lien avec Ribbentrop, préconisaient une déportation massive des Juifs vers Madagascar… L’entraide et l’égalité devant la mort ne règnent pas non plus dans le ghetto où tout se trafique, la liberté surtout. Plus que les Allemands, leurs sbires ukrainiens, lettons ou lituaniens y font le sale boulot. Paul Felenbok, futur astrophysicien français, est né au sein d’une famille de petits joailliers, où l’on ne parle pas le yiddish et où l’on réduit la pratique à quelques rites. Un père lecteur de Spinoza, un oncle militant au Bund. De l’organisation socialiste juive, le père de Wlodka Blit-Robertson était une des plumes actives. Il franchira le Bug, rejoignant la Pologne soviétisée, avec l’espoir d’y retrouver liberté et dignité. Ce fut le goulag. Comme Paul, Wlodka s’évade en 1943, alors que la victoire de Stalingrad ne rassurait qu’à moitié les familles recluses. Les Russes et l’armée de libération de la Pologne leur réservaient-ils un meilleur sort ? Nous savons aujourd’hui que leurs craintes étaient plus que fondées. SG // David Lescot, Ceux qui restent. Entretiens avec Wlodka Blit-Robertson et Paul Felenbok, Haute enfance, Gallimard, 16,40€

9782754108270-001-GVient de paraître !!!

Sur l’époque, tiraillée entre Hitler et Staline, on lira Stéphane Guégan, 1933-1953. L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente, Hazan, 39€, un livre qui fait bouger les lignes.

Drieu que c’est beau!

drieu-14-18-2-R7Ys6JuTLa guerre de 14, humus poétique, voilà une terrible vérité, comme notre époque n’aime pas les entendre. Deux parutions remarquables et quelques inédits de Drieu, regroupés par l’excellente Revue des deux mondes, nous confrontent à cette lyre couleur de boue, de sang et d’extase. Maintenant qu’il n’y a plus le moindre poilu qui vaille ou braille, écoutons avec respect leurs chants de vie et de mort. Ils vérifient l’avertissement des Fleurs du mal: la gratuité de la poésie est l’envers de sa nécessité existentielle. À travers les deux florilèges qu’ils ont dirigés, Antoine Compagnon et Guillaume Picon, un même vertige nous bouleverse, celui des hommes face à l’horreur et l’incertain, l’incertitude de soi dans l’épreuve suprême. Le plus étonnant est que la poésie des tranchées, autre déluge de feu, ne se cantonne pas au pathétique ou au tragique prévisibles. Nous n’avons peut-être plus le cœur assez large pour tendre l’oreille aux accents charnels de Péguy et Déroulède, ou pour supporter Barrès en «rossignol des carnages», c’est bien dommage. Mais sommes-nous plus disposés, hommes et femmes du 11 septembre, à accepter le sublime inversé? Les surréalistes, on le sait, ne pardonnèrent jamais à Apollinaire son «Ah Dieu! Que la guerre est jolie / Avec ses chants et ses longs loisirs». Pourtant, comme le rappelle Compagnon, qu’eussent été Aragon, Breton et Eluard s’ils s’étaient privés de ce que la guerre eut de rimbaldien? La licence, la frénésie, le dédoublement de soi, l’éthique paradoxale de la haine, le fonds de cantine du surréalisme, en somme, a fleuri dans les tranchées… Le meilleur du roman français de l’entre-deux-guerres aussi: Giono, Céline et le Drieu de La Comédie de Charleroi, si proche de Remarque et Hemingway. Thibaudet, dans la NRF d’avril 1920, réclamait des «romans de la volonté», et non «des romans de la destinée», ces trois-là les signeraient bientôt. Auparavant, Drieu va mettre la guerre en vers.

Parmi les inédits déjà mentionnés, on lira un sonnet d’octobre 14, dont le titre résume à la fois l’esthétique et le paradoxe dont il tire sa beauté. Fusée fait du Heredia sur un thème Dada. Drieu se souviendra sous l’Occupation combien il avait peiné à broder «artistement» sur le merveilleux involontaire des orages d’acier. On en sauvera surtout ce trait net, «la cruelle beauté de ta claire menace» et cette rime latente entre Arras et «harasse». Mais la distance est encore grande qui sépare Drieu de son premier chef-d’œuvre, le volume d’Interrogation. «J’emploie les courts moments que me laisse mon poste ennuyeux à préparer un livre que va publier La Nouvelle revue française», écrit-il en juillet 1917 à son ami Jean Boyer, autre héros de la guerre, familier d’Emmanuel Berl et fidèle de Drieu, par-delà les déchirements idéologiques à venir. De leur émouvante et précieuse correspondance, la Revue des deux mondes nous livre de quoi nous mettre en sérieux appétit: «Pour moi la guerre m’a profondément labouré. […] J’intitulerai “Cris” ce recueil de chants en prose, car aucune musique ne les enveloppe.»

Daté du 30 août 1917, l’achevé d’imprimer d’Interrogation de Drieu la Rochelle ne dit rien des difficultés qu’ont rencontrées ces poèmes de guerre. La censure, grâce à l’appui de Marcel Sembat, en aura seulement fait fondre le tirage. Des cinq cents exemplaires que l’auteur attendait de Gaston Gallimard, seuls 150 circulent à partir du début septembre. Apparemment, on s’est ému des pièces considérées comme germanophiles… Après plusieurs campagnes, de la frontière belge aux détroits ottomans, Drieu n’écartait pas ses ennemis du salut viril qu’il adressait à tous ceux qui s’étaient portés au feu, la peur au ventre, sans fléchir pourtant, quel que soit leur uniforme. «Ma joie a germé dans votre sang.» Mais l’essentiel du livre ne saurait être accusé de trahison. Le chant de Drieu, sans gloriole inutile, exalte ses frères d’armes, brisés, cassés par une guerre trop mécanique, mais qui épargne les officiers incompétents et les planqués. Dire la beauté de l’action, où se rachète l’absurdité de cette «comédie» sanglante, lui paraît urgent. Car ce bain de sang possède sa nécessité imprévue. Elle précipite le destin des peuples, vainqueurs et perdants, et jette les fondations d’un avenir révolutionné, voire révolutionnaire. Sous le miraculé de Verdun pointe déjà le fasciste de 1934. Parce que la guerre lui permit de se connaître tout entier, courage et lâcheté, elle devait marquer à jamais les livres et les choix politiques de Drieu. Né en 1893, il appartient à cette génération formée ou déformée par le ressac de l’humiliation de 1870, l’affaire Dreyfus, la montée des masses, les faillites de la IIIe République mais aussi la militarisation croissante du régime face aux provocations marocaines et autres de l’Allemagne. Au vu de l’évolution de Péguy, on imagine comment l’époque a pu aiguiser l’appétit révolutionnaire des jeunes nationalistes, qui aspirent à bousculer à travers la politique les limites étroites de la vie bourgeoise.

En novembre 1913, la classe de Drieu est appelée pour un service militaire de trois ans. Le jeune incorporé est aussi un humilié précoce. L’échec aux examens de Sciences Po a été plus que cuisant et la blessure d’amour-propre s’aggrave de l’amère déception des siens. Il s’en ouvre dans ses lettres à sa fiancée, Colette Jéramec, une jeune fille intelligente. Sa future épouse se destine à la médecine et incarne l’ambition de la grande bourgeoisie juive, intégrée et convertie. Pour ne pas s’éloigner d’elle, de son frère André et du Paris qu’ils aiment tous les trois, Drieu renonce aux cuirassiers pour l’infanterie. La déclaration de guerre le trouve, en cet été étouffant, à la caserne de la Pépinière. Le 6 août 1914, accompagné d’André Jéramec, il part pour le front avec le grade de caporal. Le 23, c’est «la bataille de Charleroi» où Drieu dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence en sortant de soi. Une sorte d’éjaculation, dira-t-il plus tard avec quelque emphase: «Comme j’avais été brave et lâche ce jour-là, copain et lâcheur, dans et hors le sens commun, le sort commun.» Les pertes avaient été lourdes. André, dont il dira le courage et le patriotisme en 1934, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers Deauville. Nommé sergent le 16 octobre 1914, il rejoignait son régiment le 20 en Champagne. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse pour trois mois. Au printemps 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Ce grand ratage le renvoie à ses pires obsessions, la maladie, la déchéance, la syphilis, la mort. Il a senti «l’Homme» mourir en lui, l’appel séduisant de l’abject… Lors de sa longue convalescence à Toulon, une infirmière à bec-de-lièvre, aussi pure qu’il se sent souillé, lui prête les Cinq grandes odes de Claudel. Choc durable… Colette, toujours elle, le fait rentrer à Paris avant la fin de l’année. Ce temps gagné sur la guerre, on l’a vu, il le consacre à l’écriture d’Interrogation. En janvier 1916, il intègre le 146e RI. Quand la bataille de Verdun éclate, son régiment est aux premières lignes. Le 26 février, toujours sergent, Drieu s’élance au milieu des bombes avec le sentiment de n’être plus qu’un petit tas de viande jeté «dans le néant». Sous la mitraille, lui et ses hommes rebroussent chemin. Un obus, en soirée, le terrasse, le blessant au bras gauche et lui crevant un tympan. On le renvoie à l’hôpital, avant les services auxiliaires. Gilles laissera entendre que Drieu décida de tourner la page et d’exploiter l’infirmité légère de son bras. Relations, accommodements, le voilà nommé auprès de l’État major, hôtel des Invalides! Parmi les amis de Colette surgit alors le jeune Aragon. L’ambition littéraire de Drieu peut s’épanouir. Un très étrange poème de lui, anti-futuriste par le style et le propos, a paru dès août 1916 dans SIC. «Usine = Usine» file la métaphore d’une mécanisation du monde, guerre et production capitaliste, et aliénation des hommes, soumis à la loi d’airain.

Un an plus tard, Interrogation reçoit un accueil très favorable. Les comptes rendus s’égrènent au cours de l’année suivante à propos de ce «petit livre, dur, mystique, tout flamboyant, tout fumant encore de la bataille», qui rappelle à la fois Claudel, Whitman et Lamennais à Fernand Vandérem. Le grand Apollinaire lui concède aussi quelques lignes très positives. La recension la plus enflammée revient à Hyacinthe Philouze, sensible à «l’âme tout entière de la génération qui, au sortir de la tranchée, va façonner le monde nouveau!» Quant à la réaction de Paul Adam, c’est la reconnaissance du vieux professeur d’énergie, heureux de saluer en Drieu un émule de Rimbaud. En 1934, date anniversaire s’il en est, La Comédie de Charleroi forcera aussi l’admiration des contemporains. Selon Marcel Arland, Drieu y a moins livré «une peinture de la guerre», tableau naïf, que le «récit des rapports d’un homme avec la guerre». Au lendemain de l’Occupation et du suicide de Drieu, Mauriac dénoncera sa fascination pour la force mais rendra hommage à «ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles». Cette guerre que Drieu avait apostrophée en poète anti-mallarméen: «il faut percuter et non suggérer». Stéphane Guégan

*«Jean-François Louette et Gil Tchernia», présentation et annotation de Jean-François Louette et Gil Tchernia, Revue des deux mondes, mars 2014, 15€.

*La Grande Guerre des grands écrivains, d’Apollinaire à Zweig. Textes choisis et présentés par Antoine Compagnon, Folio Classique, 10,60€.

*Poèmes de poilus. Anthologie de poèmes français, anglais et allemands dans la Grande guerre  1914-1918. Textes choisis par Guillaume Picon, édition bilingue, Points, 7,50€.

– À lire aussi, Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier, Entre les lignes et les tranchées, Musée des lettres et manuscrits, Gallimard, 29€. Guerre poétique, 14-18 fut aussi une guerre épistolaire. Plus de quatre millions de lettres circulent chaque jour en France. L’originalité ici est de confronter la plume des inconnus et la voix de ceux que l’histoire a encensés, de Félix Vallotton et Fernand Léger, inventeurs d’un nouveau sublime guerrier, à Apollinaire et Jacques Vaché, écrivains au coup de crayon loufoque ou acéré. «Le tournant de 1917», ultime chapitre, aurait pu faire place à Interrogation et au Parade de Picasso. La vie continuait pour certains. SG

Ligne Clair

Qu’on se rassure, Jean Clair se porte bien. Les derniers jours qu’annonce son dernier livre ne sont pas les siens. Mais ils sont ceux du monde, très ancien, qu’il a vu disparaître et de la société, très actuelle, dont il scrute la décomposition avancée. D’un côté, la paysannerie dont il vient ; de l’autre, le cloaque où nous versons. À bien y réfléchir, cela n’a rien de rassurant. Dissipons d’emblée le contresens auquel l’ouvrage pourrait conduire de trop rapides lecteurs : s’il s’émeut, avec le recul de l’homme qui sillonne son enfance, de la fin des terroirs, s’il dénonce l’ersatz de ruralité qu’une Europe exsangue tente de maintenir en vie, Jean Clair n’oppose pas le paradis perdu de ses vertes années à l’enfer des villes ensauvagées. Son diagnostic le rapproche plutôt des hommes qui, entre les deux guerres, se sont alarmés de la dislocation progressive de l’ancienne France. Je pense au si lucide Emmanuel Berl, qui regardait déjà «comme un malheur l’exode rural et le dépeuplement des campagnes». Et quand on songe que notre pays les a presque sacrifiées à une industrie qu’il a ensuite laissé se démembrer au profit de ses partenaires européens, il y a de quoi, on l’avouera, être un peu amer. N’y avait-il aucune alternative à la destruction définitive d’une agriculture qui avait su se moderniser au fil des siècles sans briser ce qui l’accordait à son passé et assurait son avenir aujourd’hui compromis? La transmission, dans les deux sens, s’est rompue.

Du côté des sociétés modernes, même recul du sentiment d’appartenance à un tout : «Mais qui croit encore que nous vivons dans un pays comme on habite un corps, puisque nous laissons nos racines à l’abandon, et que nous ne savons plus que nous habitons un être vivant avec ses limites et son organisation, cette autre “biologie”, ce logos vivant qu’est une langue?» L’auteur de ces lignes, à l’inverse, se sent l’héritier d’une autre conception de la culture, d’un rapport aux mots et aux images plus respectueux de leur capacité à nous faire penser qu’à nous divertir, à nous former qu’à nous déformer, à nous libérer et nous élever au-dessus de l’atomisation régressive, du culte identitaire ou de l’angélisme humanitaire, en plein essor, comme autant de signes de l’effacement progressif de cette «communauté d’esprits» qui devrait être notre bien le plus précieux. Ce trésor menacé, Jean Clair le tient de ses parents et de ses maîtres. Il les fait revivre dans Les Derniers Jours avec une émotion sincère et pudique, nous épargnant le déballage sentimental des livres de souvenir. Les très belles pages consacrées au lycée Jacques-Decour, quand l’adolescent y découvre la vraie vie auprès des Juifs du quartier, éclairent la personnalité profonde de l’intellectuel en colère qu’il deviendra. Une cartomancienne lui avait prédit enfant une vie peu commune. Pour faire plaisir au sien et échapper au conformisme, il s’y sera tenu jusqu’à aujourd’hui, en amoureux des beautés du monde et de l’art, capable de fulminer contre nos bassesses et nos démissions, incapable de désespérer de la vie et des femmes, et constamment à «la recherche d’un impossible équilibre». Plus qu’un mélancolique, un spectateur engagé. Un des derniers. Stéphane Guégan

– Jean Clair, Les Derniers jours, Gallimard, 21€.

 

Quand on lui reprochait sa peinture lubrique, ses extases d’adolescentes trop jeunes, ses irruptions de petites culottes et ses chats inquiétants, Balthus affectait de n’en rien savoir. Les lecteurs de Freud ont toujours été bien armés contre de telles accusations. L’obsession du sexe, c’est toujours l’autre qui dort en soi et fait de l’image son exutoire sublimé… Mais il suffit de lire la correspondance de Balthus pour mesurer qu’il a bien cherché à exploiter l’érotisme outré ou ouaté de ses tableaux, pimenté de l’âge indécis des «jeunes filles» et de la présence des félins dont Manet avait déjà souligné la charge sulfureuse. «Mort aux hypocrites!», s’exclame Balthus en 1937. «Aujourd’hui, près de quatre-vingts ans se sont écoulés, écrit Sabine Rewald. Les enfants et le sexe sont le dernier tabou, et les jeunes filles de Balthus – au seuil de la puberté, avec leur érotisme perceptible – peuvent provoquer des réactions plus véhémentes et plus inquiètes.» Cela vaut mieux, à la rigueur, que d’ignorer le sujet de ses tableaux. Au seuil des années 1980, Jean Clair fut le premier à relever Balthus de son discrédit et des lectures réductrices issues du formalisme d’après-guerre. Dans ce livre, aussi beau que savant et direct, Sabine Rewald procède de même, et analyse avec brio la quarantaine de toiles retenues. La révélation des désirs naissants appelle à la fois une mise en scène, qui touche aux épiphanies profanes de Manet et Bataille, et une iconographie réactivée, prise aux livres d’enfants, avec leur fausse candeur, comme à la peinture des adultes. Pour Balthus, le pouvoir des images ne souffrait aucune frontière d’âge ou de style. Les obscurs l’enchantaient autant que Masaccio, Géricault, Courbet ou les clichés salés de Minotaure. SG

– Sabine Rewald, Balthus. Jeunes filles aux chats, Hazan, 39,95€

Lors de l’exposition qu’organisa la Galerie Pierre en 1934, sa célèbre Leçon de guitare confrontait le public au spectacle équivoque d’une initiation violente aux plaisirs de la chair. Ce grand tableau, comme quatre-vingt dix-neuf autres, est commenté dans notre Cent peintures qui font débat (Hazan, 39,90€, en collaboration avec Delphine Storelli).

Deux sages

Pour les avoir vécues en «homme libre», Emmanuel Berl a laissé un témoignage inestimable sur les toutes premières heures du régime de Vichy. Il fut de ceux, abasourdis par la défaite et les horreurs de l’exode, que les messages radiophoniques de Pétain réconfortèrent en juin 1940… Et ce n’était pas seulement fierté d’écrivain. Berl, on le sait, a fignolé quelques-unes des plus belles formules du maréchal, après que ce dernier eut pris la tête du gouvernement, et fait admettre l’idée d’un armistice qui permettrait d’exonérer l’armée de sa défaite et d’en rejeter la honte sur la République elle-même. Ce qu’on sait moins, c’est que Berl, venu de la jeune gauche, vite affranchi des illusions du communisme, et mêlé à la vie politique de l’entre-deux-guerres, familier de Mandel, Herriot et Laval, de Drieu comme de Blum, y croyait. Il crut aux phrases lapidaires, soufflées à Pétain, par méfiance envers la civilisation industrielle, le capitalisme destructeur et les démocraties déconsidérées… «La terre, elle, ne ment pas», fit-il ainsi dire à l’homme de Verdun, dont l’uniforme cachait un paysan de l’Artois. De plus Berl adhérait-il aux promesses d’un redressement moral du pays. Notre époque de petite vertu devrait pouvoir le comprendre, non ? Comment lui en vouloir, d’ailleurs, puisque le polygraphe comprendra très vite que Pétain et lui ne sauraient s’entendre sur le sens des mots ?

La «révolution nationale», plus maurrassienne que fasciste, se fera sans lui. Pétain, Weygand, comme il le dira à Modiano en 1976, c’était le retour de Mac Mahon. Berl, fidèle à la République, quitta donc Vichy dès que l’Assemblée nationale eut voté sa liquidation. Des élus du Front populaire, hormis une petite centaine de récalcitrants, Pétain recueillit donc les pleins pouvoirs, supérieurs à ceux que Napoléon Ier s’était donnés ! En mai 1968, alors que le mythe du résistancialisme commençait à sérieusement prendre l’eau, Berl publiait un livre superbe sur la funeste journée du 10 juillet, celle qui avait congédié Marianne si brutalement et ouvert le temps de la collaboration. Il ressort aujourd’hui, accompagné d’un remarquable dossier réuni par Bénédicte Vergez-Chaignon. Avec une force inentamée, Berl nous jette dans la tourmente des deux mois qui aboutirent au naufrage républicain, moins de cent jours où s’entrechoquent le bellicisme velléitaire de Reynaud, l’échec d’un rapprochement avec les Anglais malgré De Gaulle, les désirs de vengeance de Laval et la volonté autocratique d’un vieux soldat pas si sénile. Pour les grands chroniqueurs, attentifs d’abord à la complexité des hommes et au poids des circonstances, il n’est pas d’histoire déjà écrite. Juif, ancien Munichois, Berl refuse en 1968 de noircir ce «moment» plus qu’il ne l’avait fait en son temps. Bien sûr, et sa préface le rappelle, le régime devait le «scandaliser» par ses mesures antisémites et le sort réservé aux «réfugiés». «Mais je pense aussi que l’occupation est une infection, ajoute-t-il ; les infirmiers ont eu tort de dire qu’elle était une rédemption ; mais ils n’ont pas trop mal soigné le patient.»

Pareils propos, et leur ton même, choqueront sans doute ceux qui pensent que le livre de Robert Paxton, La France de Vichy (Seuil, 1973) a tout dit de «l’antisémitisme» des «années noires» et de la collusion, dénoncée par l’universitaire américain, entre l’action de l’État et les attentes du pays réel. Berl savait pourtant de quoi il parlait. Avant de se faire recenser en juin 1941, à la suite du second statut des juifs, il avait le choix de la «zone libre» avec son épouse, la chanteuse Mireille. Ami de Drieu et de Paul Morand, proche aussi de certains des jeunes loups de Vichy, il sait de longue date que l’antisémitisme est une notion plus qu’hétérogène et contradictoire, qui ne se confond pas nécessairement avec le racisme dont l’Allemagne nazie a fait une passion fédératrice en 1933. De plus, l’afflux massif d’émigrés et de «réfugiés», près de deux millions entre les deux guerres, parce qu’il attise les tensions de la communauté nationale, est loin d’avoir laissé Berl indifférent. Mêlée à ce flux, unique en Europe, l’immigration de juifs étrangers, venus d’Europe de l’Est et des pays du Levant, a inquiété les «Français israélites», si intégrés depuis la Révolution française et les sacrifices de la guerre de 14 qu’ils mettaient cet enracinement républicain au-dessus de leur appartenance ethnico-religieuse. Les chiffres parlent ici. Entre la fin du XIXe siècle et 1940, le nombre de juifs passe en France de 71000 à 330000. Quatre ans plus tard, 80000 d’entre eux auront été tués, la plupart en déportation.

En très grande majorité, il s’agissait de ces mêmes «juifs étrangers», qu’une partie des politiques, à gauche comme à droite, avaient commencé à juger «indésirables» dans les années 1930. Sans les oublier, sans oublier la responsabilité de Vichy dans la Shoah, mais sans confondre la «logique d’exclusion» des Français avec la «logique d’extermination» des nazis, le nouveau livre de Jacques Semelin s’intéresse à ceux qui survécurent à l’une et à l’autre. Des chiffres, encore : 75% des juifs, vivant alors en France, échappèrent à la mort. En Belgique, aux Pays-Bas, pour ne pas parler de la Pologne, les proportions s’inversent… Jacques Semelin ne bouleverse pas seulement son lecteur par son souci des destins individuels et sa façon de traduire en mot simples la puissance de vie des persécutés, cette somme exemplaire examine et détruit bien des idées reçues sur la politique ségrégationniste de Vichy, l’existence quotidienne des juifs et le comportement du reste de la population à leur égard. Au sujet de la première, il y a lieu en effet de parler de «schizophrénie administrative». D’un côté, discrimination, spoliation, arrestation et livraison aux Allemands ; de l’autre, mesures de protection, allocations sociales et soutiens aux organisations juives. Dans cette apparente incohérence, la nationalité française reste le facteur décisif. Les deux statuts relatifs aux juifs, visant à réduire leur «influence» en France, ne vont pas sans exemptions, statuts spéciaux, arrangements, mesures dérogatoires, voire hautes protections, comme celle dont a pu jouir Gertrude Stein, l’ami de Bernard Faÿ.

La question de l’aryanisation des biens juifs, que Vichy essaie au départ de vainement contrôler, confirme la complexité du contexte et le fossé qui s’ouvre d’emblée entre zone occupée et zone libre. Aux différences de situation géographique s’ajoutait ce que Jacques Semelin appelle les «inégalités de condition». Les Français israélites, moins exposés en théorie aux arrestations et aux rafles exigées par l’Allemagne, sont aussi socialement plus armés pour survivre aux privations et aux emplois perdus. Leurs réseaux de relations facilitent aussi les déplacements sur le territoire et le placement des enfants dans des familles d’accueil. Nous touchons là à l’aspect de cette tragédie collective qui intéresse le plus Jacques Semelin. Dans le sillage des travaux de Serge Klarsfeld et de Pierre Laborie, il corrige, preuves à l’appui, la thèse d’une France xénophobe et passive devant les violences perpétrées à l’encontre des juifs, fussent-ils «étrangers». En effet, la rafle du Vel d’Hiv, plus encore que celles qui l’avaient précédées en 1941, cristallise le retournement de l’opinion à l’encontre de Vichy. Le premier décret n’avait pas beaucoup ému une population encore tétanisée par la défaite et incapable d’imaginer encore, pas plus que Laval ou Bousquet, le terrible engrenage qu’il libérait. Fin 1942, les choses ont changé, l’église s’est réveillée, les «Français non juifs» aussi. Et l’onde de choc touchera jusqu’aux fonctionnaires de Vichy, dans un contexte international de moins en moins favorable aux Allemands. C’est alors que «la solidarité des petits gestes» et l’ «entraide spontanée» s’intensifient en dehors de tout appel des maquis. Pour Jacques Semelin, cette façon de «résistance civile», qu’il scrute de près, et sans a priori humaniste, vaut toutes les insoumissions armées. «Il est à souhaiter que les prochains manuels scolaires en fassent état.» Paroles de sage, que Berl aurait contresignées. Stéphane Guégan

*Emmanuel Berl, La Fin de la IIIe République, Précédé de Berl, l’étrange témoin par Bernard de Fallois, Folio Histoire, 9,90€

*Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée, Les Arènes/Seuil, 29€