CHACUN SA CHIMÈRE

On a longtemps estimé qu’il portait un nom trop grand pour lui… Il s’effaça donc plus vite que d’autres de nos mémoires. Puis certaines de ses meilleures œuvres retrouvèrent le chemin des expositions et des musées. Comme beaucoup de ses contemporains frappés par l’amnésie générale, Alexandre-Evariste Fragonard (1780-1850) doit sa résurrection au bilan définitif que fut l’exposition De David à Delacroix. En 1974, Pierre Rosenberg et Robert Rosenblum, rappelant que le romantisme était né de son apparent contraire, exhumèrent autour des ténors de la peinture révolutionnaire et impériale, David ou Regnault, leurs plus inspirés émules, ou leurs plus inattendus disciples. Le ferme correctif qu’ils apportaient au palmarès habituel des années 1780-1830 ne fut pas toujours compris. Or, tout révisionnisme est bon quand les causes de la relégation ne le sont pas. Le préfacier et l’auteure de la belle monographie qu’ARTHENA lui consacre n’en réclament pas tant pour Fragonard fils. Une plus juste évaluation des faits et gestes de l’artiste qu’ils ont étudié avec un soin digne des plus grands peintres suffirait à leur bonheur. Le livre, d’emblée, confirme ce qui a pu troubler ou chagriner, un temps, je veux parler des excellentes relations qu’entretenaient, sous la Terreur, David et Fragonard père. Le peintre du Marat prit aussi sous son aile Alexandre-Evariste, gratifié très tôt de commandes à fortes résonances politiques. Une certaine ambiguïté marque toutefois sa première participation au Salon, l’adolescent y expose, en 1793, un Timoléon sacrifiant son frère, dont deux lectures sont possibles : l’assassinat du tyran Timophane, auquel Gros devait donner des accents noirs inoubliables, vaut-il acceptation de la dérive robespierriste ou, prélude à la pièce de Chénier, rejet oblique ?  Rébecca Duffeix ne tranche pas alors qu’elle accumule les raisons de créditer son peintre d’un jacobinisme inflexible. Tout y conspire, les concours de l’an II qu’il gagne, les estampes révolutionnaires qu’il dessine d’un trait aussi dur que la loi du sang qu’elles servent. Mais l’œuvre va connaître son Thermidor et, sous l’Empire, s’accorder autant aux besoins du régime qu’au sage anacréontisme qui s’est emparé, dès le Directoire, de l’inspiration antique. Le martial, requis ici, fait souvent place à l’Éros gracieux et à l’élégie retenue. Au cours de la Restauration qui n’a pas écarté l’élève de David des commandes et faveurs, le courant troubadour, entre drame et nostalgie, le rattrape. Le plus savoureux, comme Rébecca Duffeix le signale, est de voir l’ancienne discipline davidienne se teinter de l’interdit rocaille, venu du père ou de sa tante Marguerite Gérard. Mais l’inversion des temps, à la suite du double naufrage politique qu’il aura vécu avant les années 1820, ne s’arrête pas là. Alexandre-Evariste, ce libéral qui vibre au combat des Grecs contre l’Ottoman, signe bientôt un grand nombre des envoûtantes illustrations qui feront des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France le livre d’une jeunesse. Pareille boucle pousse au rêve.

Fragonard fils l’aurait confirmé, lui qui fut associé au chantier du Palais Bourbon à partir de 1806, Napoléon 1er ne pouvait voir un mur sans l’habiller de livres ou d’un décor approprié. Où qu’il se trouvât, il agissait en grand architecte et en maître des signes. Toute surface avait vocation à servir et parler. A peine eut-il coiffé la vieille couronne lombardo-carolingienne, en mai 1805, que l’Empereur entraînait les principales villes du royaume d’Italie vers de nouveaux horizons. A Milan, capitale administrative, répondait Venise, vitrine du prestige qu’il entendait répandre sur la péninsule, avant que Rome, bientôt confisqué, n’entre en scène. La Sérénissime, dès mars 1806, se voit même attribuer un statut spécial, le prince Eugène, vice-roi d’Italie, devenant alors prince de Venise. Les crédits d’embellissement de la ville suivent sans tarder, ils se chiffrent en millions. Il importe, en effet, de doter Eugène d’un palais d’habitation et le couple impérial d’une résidence idoine. Napoléon y sera d’autant plus présent symboliquement que son séjour physique sur le grand canal, durant l’hiver 1807, fut bref et sans lendemain. De son côté, marié à une princesse allemande, Eugène ne peut décevoir Napoléon qui a imaginé et précipité cette union qu’on dirait aujourd’hui disruptive ; elle fut, sur le moment, heureuse. Les travaux vénitiens allèrent bon train, les appartements vice-royaux et impériaux n’avaient pas d’autre choix que de s’insérer dans les constructions existantes de l’Area Marciana, aux abords du palais des doges et de Saint-Marc, double cœur de l’ancien pouvoir. Les procuraties nouvelles, nouvelles parce que datant de la fin du XVIe siècle, furent rapidement réquisitionnées et le palais royal lancé. Une armée d’artistes et d’artisans, le plus souvent italiens, transforment l’ancien bâtiment en somptueux écrin du style Empire, lequel n’avait pas de frontières et, loin de Paris, se mariait aux saveurs du cru. Après la chute de l’aigle, les Habsbourg et le trône de Savoie s’y plurent, et conservèrent l’essentiel en état. Les amoureux de Venise et de Sissi en hériteraient au XXe siècle… C’était sans compter les mutations du goût, les rancœurs politiques et le chauvinisme anti-français local. Un tournant s’opéra en septembre 2001 lors du dîner d’inauguration de la grande exposition Balthus de Jean Clair, au palazzo Grassi, lorsque Gianni Agnelli salua « le renouveau de l’Ala Napoleonica sous l’impulsion degli amici francesi di Venezia ». Il n’était pas de meilleur auteur possible que Jérôme Zieseniss pour raconter le destin houleux du lieu. Le biographe de Berthier fuit toute mauvaise rhétorique, manie aussi bien le trait assassin que l’humour impérieux. Historien de l’Empire, il en a manifestement contracté le goût de l’action, le sens des méandres administratives et le souci de bien faire. Depuis plus vingt ans, en effet, il préside le Comité français pour la sauvegarde de Venise, intitulé conforme à la situation désastreuse dans laquelle il trouva notamment le palais royal, dénaturé ou abandonné à sa poussière de moins en moins auguste. Sans son énergie et son amour du beau, sans sa rage à convaincre édiles inflexibles et très riches mécènes, la restauration exemplaire dont nous jouissons enfin fût restée chimère.

Si la réouverture d’un lieu historique oblige à repenser notre rapport au passé, certains événements y conduisent plus brutalement. Il est révélateur que le romantisme français se soit souvent voulu la victime d’une double chute, comme l’écrit Musset en 1836 : « Toute la maladie du siècle présent vient de deux causes ; le peuple qui a passé par 93 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus, tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. » Vingt ans plus tard, une autre voix, celle d’Edgar Quinet que le 2 décembre 1851 avait condamné à quitter son pays, se brise sur le désastre de 1814-1815 et l’invasion militaire : « L’écroulement d’un monde avait été ma première éducation. » Après la rupture salvatrice, qu’on la place en 1789, 1799 ou 1804, les illusions perdues… La conviction que le processus historique s’était vidé de tout « sens inscrit » commençait à s’emparer des Français. Ce sentiment, le XXe siècle s’en est rechargé régulièrement, à chaque crise majeure même, et les menaces qui pèsent sur la biosphère l’amplifient aujourd’hui. Autre objet d’inquiétude et de dénonciation médiatique, le retour du nationalisme, formule sous laquelle on masse les expressions les plus opposées de la crainte identitaire, agite nos conversations. Ce long préambule était nécessaire à la bonne compréhension du dernier livre de Jonathan Ribner qui fait précisément entendre, en manière d’ouverture lugubre, le lamento de Musset et Quinet. Car, dédié aux années 1820-50, et à la façon dont les images, de la grande peinture à l’estampe, interagissent avec le désenchantement de l’époque, Loss in French Romantic Art, Literature, and Politics admet faire écho aux interrogations du présent. C’est ce qui le distingue des habituelles analyses de la séquence que forment la Restauration et la monarchie de Juillet, aussi mal nommées que mal comprises en dépit des efforts d’une nouvelle historiographie. La thèse d’une parenthèse inutile, politiquement, voire esthétiquement, n’a-t-elle pas conservé ses adeptes ? Que faire, en effet, de cette profusion de textes et d’images en proie au doute ou à la mélancolie, quel sens attribuer aux multiples figures de la perte, de l’exil et de la trahison que véhiculent alors la nostalgie napoléonienne, l’évocation diverse du « bon vieux temps » ou le ténébrisme de la peinture religieuse ? Plus encore qu’au thème du bannissement, celui des émigrés de 1789 ou des Polonais de Paris, Ribner s’intéresse au dramatisme accru que Delacroix et Chassériau imprimèrent à la Passion du Christ. Rapporté aux célèbres poèmes de Vigny et Nerval, l’angoisse du jardin des oliviers et l’agonie du Golgotha peuvent s’interpréter à la lumière sombre d’une détresse personnelle. La perspective où se place Ribner, familier de Chateaubriand, Lamennais et Lacordaire, lui permet d’élargir la lecture de ces chefs-d’œuvre de l’art sacré : la mort et la perte qui hantent alors les peintres débordent leur personne, ils renvoient, hors du dogme et de l’idéologie, à plus grave : la « vacance de Dieu » qui fissure et l’individu et la société qu’on dit modernes.    

La première lettre qu’ait adressée Redon à Andries Bonger, le 7 mai 1894, débute par l’aveu d’affinités communes : « J’ai bien reçu votre envoi du Journal intime de Delacroix dont je vous remercie. Une bonne lecture que je fais là, à certaines heures, grâce à votre aimable attention. » Delacroix n’était pas à lire comme une banale chronique de ce que fut son quotidien : au contraire, il fallait en méditer, à petite gorgées, les richesses. Grand lecteur, Redon l’était, et son œuvre l’exprime hors du mimétisme de l’illustration. Se faire photographier appuyé à l’une de ses bibliothèques vitrées n’est pas non plus anodin. La bibliophilie, du reste, souda Redon et Bonger. Ce dernier, beau-frère de Theo Van Gogh, collectionneur d’Émile Bernard, voua un amour fanatique à celui avec qui il correspondit vingt ans durant. Ces lettres n’avaient jamais été réunies, leur édition, sous la houlette de Dario Gamboni et Merel van Tilburg, fait déjà date. Plus de 300 d’entre elles dessinent le portrait unique des deux complices. Un simple coup d’œil sur l’index en dit long. Côté maîtres anciens, Rembrandt se taille la part du lion, plus encore que Vinci. Ils étaient, écrit Redon, ses « hauts excitants ». Côté modernes, on retrouve Delacroix en compagnie de Gauguin, Bonnard, Vuillard ou Puvis. La radiographie se poursuit au gré de la présence massive de la littérature, Mallarmé et Huysmans plutôt que Zola. On notera enfin les traces insistantes du réseau commercial, marchands et amateurs, où s’inscrit la cordée des deux hommes. Car Bonger accumula les Redon, du vivant de son héros et après sa mort. A contretemps du naturalisme ambiant, le dernier des romantiques enchantait son ami du Nord, parfait francophone et éminemment sensible à « l’expression spirituelle » que l’art de Redon rendait comme nul autre. Plus conservateur que le reste de sa famille, Bonger, alliait protestantisme et élitisme. Dans le sillage avoué d’Edmond de Goncourt, il ordonna ses domiciles, aux murs saturés, en refuge et sanctuaire. Est-ce enfin l’exigence intérieure du Hollandais qui explique la fréquence avec laquelle Redon lui fit part de sa pente aux religions, et l’informa de ses œuvres sacrées, telle la tardive et tendre Simone Fayet en communiante ? Parce qu’il refusa de rejoindre l’activisme confessionnel de Maurice Denis, on sous-estime, à mon avis, le catholicisme, de cœur et de raison, du Bordelais. Second scoop éditorial, une autre publication de poids démultiplie singulièrement la connaissance d’un artiste friand de mystère et se déshabillant peu. Face à l’afflux extraordinaire de pièces d’archives inédites, issues des fonds enfin réunis de Gustave Fayet et Roseline Bacou, on ne voit qu’un artiste auquel comparer le souci qu’eut Redon de documenter secrètement sa pratique et son idiosyncrasie. Picasso, amateur de son aîné, ne s’est jamais départi, en effet, de la moindre trace matérielle capable d’éclairer, plus tard, un destin placé sous le signe du silence. On ne résumera pas ici en quelques mots le fruit des premières explorations de cette mémoire, familiale et individuelle, comme revenue à la lumière. Carnets, écritures et photographies la constituent et vont relancer la recherche de manière décisive.

Les grands absents de la correspondance Redon/Bonger, ce sont les néos, comme on les appela après Fénéon, à savoir Seurat, Signac et les autres « pointillistes ». Bonnard et Picasso ont dit eux, quoique différemment, leur intérêt, et plus encore, pour le peintre de la Grande Jatte. Parce qu’il fut l’ami de ces deux-là, Brassaï a saisi, une fois, cette circulation. En 1946, il visite l’ermite du Cannet : Bonnard, en vieux Titien réincarné, et donc plus tachiste avec le temps, l’accueille, se laisse photographier le pinceau en main, face aux œuvres en cours. Reste de dandysme, il flotte à l’intérieur de ses costumes démodés où s’attardent les inquiétudes et les succès de l’Occupation. Soudain Brassaï aperçoit une sorte de musée imaginaire fait de cartes postales et l’éternise : on y reconnait, parmi des Vénus grecs et des Renoir tardifs, une Dora Maar de 1941, La Vision après le sermon de Gauguin, Une baignade, Asnières de Seurat… En découvrant la couverture du catalogue de la rétrospective Achille Laugé, que l’on doit à sa spécialiste opiniâtre, Nicole Tamburini, il m’est revenu immédiatement à l’esprit L’Amandier en fleur, ce tableau inouï près duquel Bonnard décida de mourir en janvier 1947. En Provence, cette explosion de blancheur ouatée annonce le printemps. On n’exprime bien que ce que l’on connaît bien, pensait Bonnard, Laugé aussi. Son pays à lui, c’était Cailhau, dans l’Aude, à quelques kilomètres de Carcassonne, un village de 200 âmes sur une légère éminence, qui sent encore son Moyen Âge féodal. Il aurait pu, il aurait dû être cultivateur ou maréchal-ferrant, il fut peintre, au plein sens du peintre. A Toulouse, dans les années 1870, commence son apprentissage, qui se poursuit, à Paris, chez Cabanel et Jean-Paul Laurens. Comme au temps d’Ingres, les solidarités occitanes jouent. Du reste, Bourdelle et Maillol seront plus tard d’éminents avocats de leur ami, et de son art construit et silencieux. Le succès de l’impressionnisme ne peut rien y faire, Laugé et ses camarades rêvent plutôt de réconcilier couleur et composition, éclat et solidité. Puvis admiré ne vibre pas assez. Mais Laugé ne se convertit pas brutalement à Seurat pour autant. Et le frisson du divisionnisme n’absorbera ses toiles, paysages élémentaires, natures mortes japonisantes et surtout portraits d’une force inouïe, qu’à partir de 1892. Impossible d’accuser Laugé, musicien solaire, d’oublier l’impératif de la note dominante, ici le rouge du Sud-Ouest, le jaune là d’une chaude fin d’après-midi, le rose extrême, ailleurs, d’un portrait d’enfant ou la virginité d’amandier de celui de Mme Astre, perle du Salon des indépendants de 1894. Gustave Geffroy, ce proche de Cézanne, Monet et Rodin, devait revoir ce tableau, en 1907, alors que le cubisme secouait la capitale. Écoutons-le, car ses mots s’appliquent à la plupart des tableaux réunis à Lausanne : « Ce portrait, en effet, est un chef-d’œuvre pour sa pure harmonie, pour son expression profonde et aussi pour sa solidité cachée, pour ce corps présent sous la robe et le corsage de molleton blanc. » Il y a quelque chose du Ver sacrum des Viennois chez ce « luministe constructeur » (Bourdelle, 1927). Cailhau fut son Ring.

Il y a les artistes nés dans la soie, et ceux nés dans le besoin. Le besoin de travailler vite ou, comme les élèves de l’École des Beaux-Arts, d’accéder aux commandes d’État. Nul ne saurait blâmer ces hommes et ces femmes d’origines modestes, impatients de se mêler aux chantiers officiels qui, comme la formation du quai Malaquais, ne furent pas toujours synonymes d’art anémié, scolaire et prude. On a pu écrire d’Alfred Janniot (1889-1969), fils de coiffeur, qu’il avait été le Goujon du XXe siècle. De ce raccourci, le Prix de Rome 1919 était responsable, en partie, pour avoir signé le sublime Hommage au maître bellifontain qui trôna, lors de l’Exposition des Arts déco, devant le fameux Pavillon du collectionneur. Le complice de Patout et Ruhlmann y rassemblait, en plus du cerf obligé, trois nymphes polychromes, bouches frottées de rouge, yeux céruléens en amande, chevelure soignée, défaut de famille, et aussi dilatée que ces beaux corps de liane. La grâce qui fluidifie le groupe de 1925, Fontainebleau oblige, fait rayonner le féminin sous le mythe, le désir sous la pierre. Gautier, dont on fêtera les 150 ans de la mort en octobre, eût célébré cette tiédeur marmoréenne, oxymore aussi savoureux que ce qu’il désigne ici. De fait, Éros, sujet d’un envoi de Rome, occupe de ses sourires triomphateurs et de ses flèches inlassables l’inspiration du sculpteur. Dans l’excellent collectif des Éditions Norma, publié à l’occasion de l’exposition du musée de Saint-Quentin, Claire Maingon étudie cette permanence des affects et des accents les plus sensuels. Mais Janniot a entretenu en lui une veine complémentaire, sinon opposée, que sert à merveille un métier puissant. Ses monuments aux morts, le bassin de Neptune de la villa Greystone (1938-1950), son Mars de Nice (1955) et surtout sa France combattante du Mont-Valérien (1959) plongent leur auteur dans une autre cohorte, elle vient des statuaires baroques du parc de Versailles, agrège David d’Angers, Rude et Préault, et trouve d’ultimes adeptes auprès de Bourdelle et de son cercle. Janniot, qu’il a soutenu, semble souvent le défier dans les limites d’une saine émulation. La preuve en est visible partout, elle prolifère notamment au long des murs extérieurs du Musée des colonies et du Palais de Tokyo, chefs-d’œuvre des années 30 qui ont maintenu en vie le souvenir de l’artiste quand, étrange chassé-croisé, les musées remisaient son œuvre. Ce n’est plus le cas du musée de Saint-Quentin : il rejoint, trois ans après sa réouverture, ces institutions qui, telle la Piscine de Roubaix, rendent au public un pan de l’école française sacrifié à toutes sortes de mauvais procès. Le dernier en date vise, sans surprise, le bâtiment de la Porte dorée, que Laprade semble avoir imaginé, avec son ruban cinématographique derrière un péristyle infini, en vue des exploits de Janniot. Celui-ci confia vouloir réaliser « la plus belle œuvre de [sa] carrière et non un vague travail de documentation coloniale ». Qui le contestera ? La célébration de l’Empire, loin de chanter le seul ordre blanc, fut l’occasion d’exalter les cultures annexées, de s’enfoncer dans une folie tropicale où passe, sanglot enfoui, le souvenir de la lionne blessée des vieux Assyriens.  

Deux expositions nous ramènent à Fernand Léger (1881-1955), et ramènent sa peinture nette, presque contrainte, dans la vie dont elle semble éloignée à courte vue. Ce fils de paysans contrôlait ses ivresses, nées du spectacle de la ville, de la guerre (comme Janniot, il fut de la génération du feu) ou de combats douteux. Douteux comme le communisme après 1945… Le projet du musée Soulages de Rodez confine à la rétrospective et son directeur, l’actif et imaginatif Benoît Decron lui a donné un titre musclé, à l’instar du Mécanicien de 1918, moustache et corps d’acier, profil ciselé et arrière-plan géométrique (ill.). Sa main baguée a perdu un doigt. Cendrars, grand copain de Léger, avait bien perdu un bras, en 1915, dans la boue champenoise… Des gars comme son mécano, le peintre en croisa plus d’un au cœur des tranchées, il a beaucoup dit que 14-18 l’avait doublement dépucelé, la rencontre du peuple et la violence de l’histoire resteraient indissociables. Léger avait appris, malgré les fureurs de Mars, la beauté des canons et des canonnades, qu’Apollinaire, son ami depuis le cubisme, avait estampillés d’un lyrisme unique. Bref, Le Mécanicien métaphorise ce que l’exposition veut ressaisir chez Léger, « la vie à bras-le-corps ». La vie, oui, mais la vie moderne, selon l’expression devenue canonique au début du XXe siècle. Avec ou sans Baudelaire et Rimbaud, elle fixe un cap à la peinture telle que Léger la programme. Débarrassé de « l’imitation » banale, de l’anecdote, du récit, le réalisme devient celui des moyens plastiques (contours francs, couleurs fortes) et, ne l’oublions pas, des sujets populaires traduits en signes frappants, en ballets de formes aussi mobiles que le flux citadin et le grand rival, le cinoche. Le mouvement saccadé, le champ fragmenté, le choc des gros plans que Léger a infusés aux images fixes, sensibles à Rodez, occupent toute la démonstration du musée de Biot. Il n’est plus nécessaire de rappeler les multiples incidences que le cinéma eut sur le roman, la poésie et la peinture du XXe siècles. Livres et expositions s’en sont chargés. Celle de Biot, centré sur le drogué des salles obscures que fut Léger, examine ces affinités effectives de façon enfin complète. Et le parcours donne aussi bien la parole aux œuvres de Léger, à ses multiples incursions dans le domaine cinématographique, qu’aux films qui le marquèrent, d’Abel Gance à John Ford. La Roue du premier, en 1921, lui aura confirmé ce qu’il ne fit que pressentir, cinq ans plus tôt, en découvrant Charlot aux côtés d’Apollinaire. Distinct du théâtre filmé, le cinéma est langage en soi, il pourrait même s’abstenir de raconter une histoire. La peinture s’est bien libérée de toute narration suivie. « Aucun scénario – des réactions d’images rythmées, c’est tout. » Ballet mécanique, qu’il cosigne avec Dudley Murphy en 1923-24, ne chasse ni le romanesque, ni la musique, ni l’humour un peu dada de sa palette. C’est le continuum qui se brise, le déroulé narratif qui s’envole. Si l’on mesure mieux l’emprise du nouveau médium sur l’art de Léger (à quoi s’ajoute le prestige du montage photographique au temps du Front populaire), on retire aussi du beau catalogue de Biot la conscience de ses dangers. L’industrie de l’otium accoucha très tôt de l’opium des dictatures.

« Un écran amusant, fantaisiste, burlesque, au diable les scénarios et toute la littérature », s’écrie Léger, par voie de presse, le 17 décembre 1924. L’Entr’acte de René Clair, Satie et Picabia le tient encore sous son charme. Où dénicher, malgré le chameau des pompes funèbres, film plus dada? Le vérifieront les visiteurs de la très passionnante exposition du musée de Montauban, Picabia pique à Ingres. A rebours de Degas et Picasso, notre prédateur ne se sera jamais rendu dans l’illustre cité que baignent avec largesse le Tarn et ses chevelures surréalistes. Mais Picabia aura fait mieux, il dévora tout cru son aîné, mort deux ans avant sa propre naissance. Pour appartenir à la fournée de 1869, il est donc bien un peintre du XIXe siècle, un peintre pour qui créer exige de s’assimiler les anciens, quoique la vulgate le crédite d’avoir incarné « l’esprit moderne », c’est-à-dire l’iconoclasme vertueux, l’irrévérence religieuse, l’anarchie mondain, l’irresponsabilité politique et même sociale. Après avoir été cubiste, orphiste, machiniste, et s’être fait porter pâle pendant la guerre de 14, il se réinvente, au début des années 1920, en enfilant la panoplie du dadaïste, qui continue à tromper ses experts. Il n’attend pas la fin des hostilités pour les ouvrir avec Picasso. En juin 1917, il crucifie « le retour à Ingres » de son rival. Le Portrait de Max Jacob, crime de lèse-avant-garde, est pointé du doigt, une manière d’affirmer, on l’a compris, sa propre appartenance à l’ingrisme déviant. Un ingrisme destructeur, non servile. Et afin que les choses soient claires, Picabia commet l’irréparable, en avril 1920, et publie sa version de La Vierge à l’Hostie d’Ingres, une éclaboussure d’encre noire du « meilleur goût », fine inversion de la virginité mariale. Le parcours de Montauban débute là. Cette salle d’introduction comprend aussi Œdipe et le sphinx, autre chef-d’œuvre détourné alors. Pareils aux Espagnoles qui referment le parcours et que nous sommes heureux de revoir tant leur insolence galvanise, ces rapprochements ne seraient pas de nature à renouveler le sujet. Or, l’exposition de Montauban change la donne du tout au tout. On doit à Jean-Hubert Martin, son commissaire aux côtés de Florence Viguier, une découverte aussi fondamentale que celle qui permit de sourcer les nus des années 1930-40, que de bonnes âmes dirent fascistes lors de la rétrospective de 1976, alors qu’ils confirmaient l’obsessionnel Éros ingresque de l’artiste. La trouvaille tient à ceci : au début des années 1920, chargé de dessiner les couvertures de Littérature à la demande d’André Breton, Picabia épluche et pille les publications de Gatteaux et Lapauze, riches en reproductions d’Ingres. Sans scrupule d’aucune sorte, il use du papier calque, combine les larcins, colle les morceaux, il ne croit même pas nécessaire de maquiller sa moisson de contrebande tant l’esprit farcesque ou lubrique des remplois découragera, durant un siècle, toute identification. Elle est désormais royalement établie et nous autorise, second miracle, de chahuter la vulgate picabienne, celle qui voit partout agir le sacrilège du second degré, et l’ombre glacée de la « mort de l’art ». La folle passion que notre voleur voua à l’artiste qu’il dépouilla tient plutôt de l’admiration et de l’iconophilie, elle annonce, de surcroît, l’homme de tradition que Picabia allait bientôt se dire, avec le soutien de Gertrude Stein. Mais ceci est une autre histoire, que les gardiens du temple récusent aussi.

Stéphane Guégan

*Rébecca Duffeix, Alexandre-Evariste Fragonard (1780-1850), préface de Barthélémy Jobert, ARTHENA, 135€. // Il semble qu’Alexandre-Evariste Fragonard ait entretenu d’excellentes relations avec Jean-Baptiste Mallet (1759-1835), que l’on comparait plutôt au père et auquel Grasse dédie une exposition à sa mesure, très impressionnante, même vue depuis son brillant catalogue… Les gouaches libertines des années 1780, chères aux Goncourt, le méritaient amplement. On découvre avec surprise que la Révolution n’y mit pas fin. Et pourtant la dénonciation des peintres aux mauvaises mœurs fut monnaie courante jusqu’à la chute de Robespierre. Sous la Terreur, l’amour physique est donc encore autorisé à être peint, à défaut de triompher au Salon. Mallet, du reste, n’est pas abonné au polisson, voire au scabreux. Ses jeunes mamans sont plus qu’aimantes et aimables, de même que certaines allégories si peu jacobines. Le refroidissement de ses marivaudages, sensible dès le Directoire, s’accuse après 1800, quand le nouvel ordre moral s’installe. La vogue du Troubadour et des ferveurs courtoises y contribue. Mais Mallet sait rallumer la flamme de temps à autre. N’est-il pas au fond le poète des scènes, voire des salles, de bain ?  Des premières baignoires ? Bonnard s’éveille, un Bonnard aussi callipyge que le Courbet le plus rocaille. Allez comprendre. SG // Jean-Baptiste Mallet. La Route du bonheur, Musée Fragonard, Grasse, jusqu’au 2 octobre, catalogue Gourcuff Gradenigo, 29€.

*Jérôme Zieseniss, Le Palais royal de Venise. Le joyau caché de la place Saint-Marc, préface de Pierre Rosenberg de l’Académie française, Flammarion, 22,90€.

*Jonathan P. Ribner, Loss in French Romantic Art, Literature, and Politics, Routledge, New York et Londres, 120£. // Après Toulouse et Marseille, Caen accueille la belle exposition Théodule Ribot (1823-1891). Une délicieuse obscurité, où elle reste visible jusqu’au 2 octobre (excellent catalogue, LIENART éditions, 30€). Proche de Legros et de Bonvin, Ribot dut son moment de gloire à ses scènes religieuses, pleines du souvenir des Ribera vus au Louvre. De peintre de marmitons, « traitant les divers épisodes de la vie cuisinière avec une verve et une touche originales qui réjouiraient Velázquez » (Théophile Gautier, 1861), il s’éleva aux douleurs et mystères de la religion en substituant sa Bible humaine, trop humaine pour certains, aux plaisirs de l’estomac. Membre fondateur de la Société des aquafortistes, il sut s’attirer les bonnes grâces de Baudelaire, dont il a griffonné un portrait en s’inspirant d’une photographie de Carjat. On restait en famille. SG

*« Sans adieu » Andries Bonger – Odilon Redon, correspondance 1894-1916, sous la direction de Dario Gamboni et Merel van Tilburg, 2 volumes, Cohen § Cohen éditeurs, 85€. Signalons, outre les textes des directeurs d’ouvrage, les essais de Fred Leeman, Pierre Pinchon et Julien Zanetta, qui sont autant d’accès, par l’étude de sources négligées, au laboratoire d’une œuvre qui en appelait à « l’aptitude imaginative » du spectateur idéal, comme à culture artistique et scientifique / Dario Gamboni, Laurent Houssais et Pierre Pinchon (sous la direction de), Redon retrouvé. Œuvres et documents inédits, Cohen § Cohen éditeurs, 95€. Entre maintes informations neuves, il convient de signaler la publication in-extenso de Trois carnets inédits que Fred Leeman présente et dont il a identifié un certain nombre de sources. En plus des références plus ou moins latentes à Chassériau, Fromentin et Gérôme, j’y ajouterai la reprise d’une des planches de la suite Hamlet de Delacroix (fig.135). Notons enfin la très intéressante étude que Charlotte Foucher Zarmarian consacre à Roseline Bacou dont Redon était le dieu confessé. SG

*Achille Laugé (1861-1944). Le Néo-impressionnisme dans la lumière du Sud, sous la direction de Sylvie Wuhrmann et Nicole Tamburini, Fondation de L’Hemritage / Snoeck, 36,50€. L’exposition est visible jusqu’au 30 octobre 2022 à Lausanne.

*Emmanuel Bréon, Claire Maingon et Victorien Georges, Alfred Janniot monumental, Norma Editions, 45€. L’exposition Alfred Janniot. De l’atelier au monumental se voit jusqu’au 18 septembre 2022 au musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin. / Chez le même éditeur, Claire Maingon, qu’aucun sujet ne fait reculer, nous ouvre les portes du « musée de l’amour » dont le jeune Baudelaire, en 1846, avait établi le programme. Seuls y sont admissibles, de son siècle, ceux qui pratiquent un libertinage aussi franc qu’inventif, Ingres et Delacroix, comme Devéria et Gavarni. Courbet, en secret, y prépare son entrée. Vingt ans plus tard, le Manet du Déjeuner sur l’herbe et d’Olympia rejoindrait les maîtres de L’Éros romantique qu’il prolongea souvent sous le regard calme ou dominateur de Victorine, scandaleux de ne plus intégrer l’auto-condamnation qu’appelait ce siècle hypocrite. Les peintres de Baudelaire avaient en commun d’avoir joué avec la censure, et donc d’avoir déjoué l’interdit frappant toute image qui jette sous les yeux du public ce qui devait rester du domaine de la consommation privée. « Érotique : qui porte à l’amour », dit chastement le Dictionnaire classique français en 1839. Mais le nu, dont Maingon scrute le déluge au siècle de la vidéosphère démultipliée, migre souvent du sensuel au lubrique, et du suggestif au pornographique. Tout est affaire de dosage, donc, d’alliages instables, de ruse. Tandis que la photographie de l’ombre fournit filles et garçons propres à toutes sortes de rêveries actives, la peinture de Salon masque ses mauvaises pensées, voire ses inconvenances, sous des corps asexués. Ni vraie chair, ni pilosité, mais des convulsions, des œillades, des étreintes délestées du poids du péché et de l’outrage. Outre Gérôme, Cabanel, Gervex et toute une imagerie salace, que nous rend ce livre très informé, la fabrique du nu croisa généralement fantasme et déréalisation. L’obscénité courante n’avait pas besoin de plus. On était loin des exigences du musée de l’amour. SG // Claire Maingon, L’Œil en rut. Art et érotisme en France au XIXe siècle, Norma Éditions, 45€.

*Fernand Léger. La vie à bras-le-corps, sous la direction de Benoît Decron et Maurice Fréchuret, catalogue Gallimard / Musée Soulages, 35€. L’exposition, à Rodez, se voit jusqu’au 6 novembre 2022 // Fernand Léger et le cinéma, sous la direction d’Anne Dopffer et de Julie Guttierez, catalogue RMN/Musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes, 39€. L’exposition du Musée national Fernand Léger de Biot se voit jusqu’au 22 septembre. // Parce que toutes les formes de cinéma nous semblent désormais dignes d’être connues et même goûtées, y compris celles qu’on a longtemps accusées de théâtralité outrancière et de pompiérisme esthétique, signalons l’extraordinaire travail de Rémy Campos, Alain Carou, Aurélien Poidevin, partis à la redécouverte d’un continent perdu, qui vaut bien les expéditions de Jules Verne. Du reste, un identique parfum d’aventure et d’extravagance s’en dégage. Pour que le cinéma des années 1900-1914 fût « d’Art », on ne lésinait pas, tableaux vivants magiquement transposés (du Sacre de David à l’Assassinat du duc de Guise de Delaroche, en pensant par l’étourdissante Phryné de Gérôme), transferts scénographiques, partitions commandées à d’aussi grands musiciens que Saint-Saëns, collaborations des stars de la scène théâtrale et lyrique, scénarios et dialogues d’éminents auteurs, jusqu’aux membres, chez nous, de l’Académie française. Le cinéma n’a jamais été muet. Hors ses cartons aux belles arabesques, il ne parlait pas, certes, mais pantomime, décors et musique donnaient l’impression du contraire. Ulysse, Œdipe et Jésus crevaient l’écran, amours et larmes saisissaient les âmes en trompant les yeux. De ce patrimoine international, nous fumes privés jusqu’à une date récente. Toutes les raisons étaient bonnes, les plus mauvaises donc, pour justifier le proscription d’un répertoire gigantesque. Mais les cinémathèques et les historiens ne pouvaient pas éternellement laisser se commettre un tel crime. Justice est enfin rendue. Comme si ce volume n’était pas suffisamment riche en informations exhumées, correspondances et filmographies, il comporte, ô merveille, deux DVD de perles oubliées. Voilà une belle action, en tous sens, et de la très belle ouvrage. SG / De la scène à la pellicule. Théâtre, musique et cinéma autour de 1900, sous la direction de Rémy Campos, Alain Carou, Aurélien Poidevin, Éditions L’Œil d’or, 39€.

*Picabia pique à Ingres, Musée Ingres/ Bourdelle de Montauban jusqu’au 30 octobre, catalogue indispensable (LIENART / MIB, 29€) sous la direction. // Le principe du face-à-face, au musée, a déjà vérifié combien il pouvait nous apprendre des œuvres confrontées. L’une se révèle, en somme, dans le miroir de l’autre. Formule plus juste, ici, puisque la National Gallery de Londres, heureuse propriétaire du second Portrait de Madame Moitessier (1856), où le modèle se dédouble, en rapproche jusqu’au 9 octobre Femme au livre, un tableau que Picasso réalisa en 1932 dans le souvenir évident du chef-d’œuvre d’Ingres. La radiographie de la toile du Norton Simon Museum a dévoilé de grands changements, qui renforcèrent la gémellité des deux tableaux à miroirs… Comme Susan Siegfried l’étudie dans l’un des essais du catalogue (Yale University Press, 12,95£), Picasso s’est même amusé à transposé la richesse textile de son modèle, luxe et presque luxuriance néo-rocailles qu’Ingres n’importa qu’en cours d’exécution. La sensualité crée un ultime trait d’union entre les deux maîtres. Picasso exposa sa variation de 1932 en 1936, l’année où le musée de Londres acquerrait, pour un prix fracassant, le portrait d’Ingres et son cadre floral. La filiation sauta alors aux yeux de Georges Duthuit, qui n’avait pas oublié la page de Gautier sur la fameuse main et ce « doigt violemment retroussé avec cette audace effrayante et simple du génie que rien n’alarme dans la nature. » SG

Je suis très heureux de pouvoir annoncer que mon Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) s’est vu décerner un prix de l’Académie française. Peintre essentiel de la modernité, lecteur avisé des meilleurs écrivains du temps, acteur circonspect des expositions impressionnistes, donateur sans qui le musée d’Orsay ne serait pas ce qu’il est, cet homme des villes et des champs n’avait jamais fait l’objet d’une monographie critique dans son pays, lui qui l’a tant servi.

BORN AGAIN

La caricature, Marius de Zayas (1880-1961) en fut l’un des maîtres, il en est désormais la victime expiatoire. Il paie de sa réputation, de sa postérité, le désaveu actuel, massif, du primitivisme européen des années 1910-1930 où l’on ne veut plus voir qu’appropriation esthétique et racisme déguisé. Le monde de l’art contemporain, ce village aux intérêts bien compris, s’est dé-mondialisé à cet égard. Les mêmes qui chantaient la rencontre entre art occidental et art non-occidental, voilà encore un demi-siècle, sont les premiers à stigmatiser l’époque, de Gauguin à la mort de Picasso, où elle triompha, ce frottement des cultures devenant alors gage d’authenticité reconquise, d’innocence retrouvée ou encore de sacré possible. Le tout avait conditionné ce que l’on nommait assez naïvement, avant la guerre de 14, la libération des formes. Autres temps, autres heurts. Artisan essentiel des premières expositions new-yorkaises d’art africain à partir de novembre 1914, avec la complicité de Paul Guillaume et donc d’Apollinaire, Marius de Zayas assortit ce coup de force d’un livre qui ne passe plus… Le fait est qu’African Negro Art : Its Influence on Modern Art (1916) reste largement tributaire de l’anthropologie globalisante et racialiste du XIXe siècle, à l’aune de laquelle l’Afrique noire, souffrant d’un niveau d’évolution retardataire en raison de son milieu naturel et social, n’aurait pu encore développer une capacité analytique et représentative égale à celle des Européens. Marius de Zayas ne dépréciait pas en totalité la « vie purement sensorielle » de cette humanité restée dans l’enfance et la superstition : elle est, selon lui, la chance de leurs artistes, anonymes et admirables. L’intellectualisme, la sophistication, a tué l’art occidental, tournons-nous vers ceux pour qui la statuaire est extériorisation puissante des affects et des croyances, construction intérieure et non plate imitation. On ne saurait plus aujourd’hui soutenir un tel évolutionnisme, plus proche de Lévy-Bruhl que de Lévi-Strauss, bien que rien n’interdise d’en suivre les ramifications diverses chez d’autres figures, hautement valorisées elles, de l’avant-garde.  Ne prenons qu’un exemple, tiré de l’entourage même de Marius de Zayas, Guillaume Apollinaire. En décembre 1907, au sujet de Matisse qui les collectionne, il écrit : « les statuettes des nègres africains [sont] proportionnées selon les passions qui les ont inspirées ». Il parle, ailleurs, le grand Pan en tête, de « passions paniques ». Ou encore de « fétiches [qui] ressortissent tous à la passion religieuse qui est la source d’art la plus pure ». 

Il y a plus. Dans « Mélanophilie et mélanomanie » (Mercure de France), le 1er avril 1917, tout en critiquant la flambée spéculative qu’il entretient lui-même par ses liens très actifs avec le marché, Apollinaire ne se borne pas à souligner le fait que sa génération a été la première à « considérer ces idoles nègres comme de véritables œuvres d’art ». Il se désolidarise de Gobineau mais en accepte l’idée que les descendants de Cham ont joué un rôle prépondérant « en ce qui concerne, dans l’histoire des progrès humains, la naissance et le développement du sentiment artistique ». À partir de mai 1918, toujours militaire malgré les séquelles de sa terrible blessure de 1916, il est affecté au ministère des colonies où il encourage, d’une ardeur inentamée, à « cataloguer les pièces d’art nègre par régions et parfois par ateliers ». Bref, la ligne de partage entre Marius et Guillaume, que durcit trop le dernier livre de Philippe Dagen (Primitivisme II. Une guerre moderne, Gallimard, 2021) n’a pas l’étanchéité qu’on lui prête. Les choses se compliquent un peu plus lorsqu’on réalise que le caricaturiste, bien avant d’immortaliser son cercle, de Stieglitz et Steichen à Apollinaire justement, eut des débuts très politiques, stigmatisant aussi bien le dictateur mexicain Porfirio Diaz, les prémisses du génocide arménien et les lois ségrégationnistes en vigueur au Sud des Etats-Unis. Nous l’apprenons de la lecture de l’ample publication que Rodrigo de Zayas, le fils de Marius, vient de lui consacrer. Sous le même coffret, elle propose le survol d’une vie et d’une carrière autrement plus riches que nous le pensions, combiné à la première traduction française d’un manuscrit mythique, rédigé à la demande d’Alfred Barr, le directeur du MoMA (Quand, comment et pourquoi l’art moderne est allé de Paris à New York). 

Rejeton d’une ancienne famille sévillane qui fit souche à Cuba et au Mexique, où Marius voit le jour en 1880, il hérita d’une solide fibre libérale : la fidélité aux Lumières françaises s’entrelaçait à l’expérience de ses aïeux frottés aux révolutions qui disloquèrent l’ancien empire colonial espagnol. L’autre tropisme familial, c’est la presse engagée et illustrée, tournée assez vite vers la communauté hispanophone d’Amérique. Dès avant la chute de Diaz, la famille de Marius quitte le Mexique sous la menace. Nous sommes en 1907 et notre homme dessine déjà en maître. Son trait, encore très Belle-Epoque quelques années plus tôt, se débarrasse soudain de toute joliesse et presque de toute rondeur en dehors des lignes qui dynamisent à l’extrême chaque planche. Au New York Evening World, il croque bientôt la vie mondaine et situe sa satire sociale entre Sem et le Juan Gris précubiste des instantanés parisiens. En 1910, deux premières : son mariage et la découverte de Paris. Le rapprochement avec Stieglitz s’est déjà opéré, et la petite galerie du génial photographe, au 291 de la Ve avenue, a déjà exposé les caricatures du premier avec succès, après Rodin et avant Matisse… À Paris qui en regorge sous toutes les formes, Marius cartographie assez vite le cubisme. À distance, il rend possible l’exposition Picasso qui, en mars-avril 1911, lance définitivement la galerie de Stieglitz. Le catalogue reprend les éléments d’un entretien crucial que le peintre avait accordé à Marius de Zayas : « Picasso tente de produire, au travers de son œuvre, une impression non pas du sujet mais de la manière dans laquelle il l’exprime.  […] il veut que le spectateur recherche l’émotion, ou l’idée produite par le spectacle, non pas le spectacle lui-même. […] Il ne couche pas sur la toile le souvenir d’une sensation passée ; il décrit ainsi une sensation présente. » 

Apollinaire par Marius de Zayas, 1914

Les années 1912-1914, galvanisées par l’Armory show et le choc de l’exposition africaine, le voient agir sur tous les fronts. La galerie 291, où il expose ses dessins ciselés et ses amis, y est pour beaucoup. Picabia devient l’un d’eux. De ce dernier, qui prend congé du cubisme à l’ombre des gratte-ciel de la ville verticale, Marius de Zayas disait que, tel Cortès, il avait brûlé ses vaisseaux derrière lui. En 1915, c’est l’ouverture de la Modern Gallery, centre de toutes les attentions durant la guerre. Avant de s’affranchir de Stieglitz, Marius de Zayas lui rend hommage dans Camera Work et, au sujet du photographe qui « en cherchant le vrai […] devint créateur », cite Boileau : « Rien n’est beau que le vrai ». Puis viennent les expositions Picabia, un Picabia aux « machines pour rire », Van Gogh, Diego Rivera, Derain, Marie Laurencin, Vlaminck… Sa seconde exposition d’« art nègre » fit autant de bruit que la plaquette controversée déjà mentionnée (Fernand Léger devait y puiser une partie de l’inspiration de La Création du monde). Ses coups de chapeau aux caricaturistes et aux dessinateurs de mœurs marquèrent aussi les esprits. En 1917, Jos Hessel, via Paul Guillaume, lui prête des peintures de Lautrec, il ajoute une poignée de Daumier et quelques Constantin Guys. Dans The New York Sun du 11 février 1917, Henry McBride se fait manifestement son porte-parole : « Baudelaire nous dit que nous devons considérer Guys comme un homme-enfant, comme un homme à chaque minute en possession du génie de l’enfance, un génie pour lequel aucun aspect de la vie n’est jamais défraîchi. Et que s’il était souvent bizarre, violent, excessif, il était toujours poétique et savait concentrer dans ses dessins, en même temps que l’amertume, la saveur exaltante du vin de la vie. » Après que la Modern Gallery eut périclité et avant qu’un second mariage ne l’éloigne de la rat race, comme l’écrit son fils, Marius organisera, chant du cygne, une exposition tri-nationale notable entre Paris (Durand-Ruel) et New York (Wildenstein Galleries). Plus tard, croisant Alfred Barr à Paris, il lui promettra, nous l’avons dit, une chronique du mouvement moderniste tel qu’il l’avait vécu et largement servi. Elle sera remise en 1947 au directeur du MoMA et se compose essentiellement de coupures de presse. Un demi-siècle de plus s’écoulera avant que ce document très précieux ne soit publié aux Etats-Unis, non sans avoir perdu la mention de Paris dans son titre. Les Américains sont incorrigibles… Sa traduction nous est enfin offerte, et elle a rétabli la bonne itinérance ! Paul Guillaume, qui lui avait confié sa collection d’art africain en 1914, 18 pièces de Côte d’Ivoire et du Gabon, disait de Marius de Zayas à Tristan Tzara : « C’est l’homme le plus répandu des milieux avancés des États-Unis. » Nous sommes désormais mieux équipés pour le mesurer et d’autant plus regretter l’hypothèque que fait peser sur notre homme, l’artiste comme l’influenceur infatigable, le livre de 1916.

L’amnésie volontaire des historiens de l’art envers Marius de Zayas, écarté de certains livres récents sur Picabia, n’a pas cours dans le très utile Dictionnaire Apollinaire qu’a dirigé pour les éditions Honoré Champion Daniel Delbreil. De son propre aveu, l’esprit de l’ouvrage reste celui des travaux décisifs de Michel Décaudin. Une équipe internationale de 50 chercheurs, reflet direct de la gloire de ce poète si français hors de nos frontières, a planché avec sérieux et connaissance d’une bibliographie pléthorique, plus tournée toutefois vers la littérature que les arts visuels. Qu’on se rassure, ils sont loin d’être oubliés ici. Maintes notices touchent aux artistes, galeristes, collectionneurs, expositions en tout genre, puisque le journaliste très prolixe que fut Guillaume les couvrit sans exclusive. Raison pour laquelle une de ses chroniques de Paris-Journal, en juillet 1914, fait grand cas des caricatures de Marius de Zayas, accordées qu’elles sont « avec l’art des peintres contemporains les plus audacieux ». Belle, très belle, fut « l’amitié immédiate » qui jaillit entre les deux hommes au printemps précédent, alors que l’agent de Stieglitz est de retour en ville. La notice de Willard Bohn a raison d’y insister, car cette manière de coup de foudre portera loin. En juin 1914, Picabia a servi d’intermédiaire, et Les Soirées de Paris de catalyseur. La « plus moderne des revues actuelles » bénéficiait depuis un an de la nouvelle impulsion que lui donnaient Apollinaire et ses éminents acolytes, Serge Férat et Hélène d’Oettigen, auxquels notre époque rend enfin justice. Prenant tous les risques, la revue rajeunie fera des émules. Avant Nord-Sud et SIC, 291, par la volonté de Marius de Zayas, devait naître à New York un an plus tard. Les calligrammes dont Les Soirées de Paris furent le laboratoire traversèrent ainsi l’Atlantique sur leurs ailes d’imprimerie, ainsi que quelques caricatures de Marius de Zayas qui valaient les meilleurs portraits. Ce ne fut pas le seul fruit du transfert essentiel dont le poète et son ami américain restent les symboles. Tant que dura son second séjour parisien, Marius de Zayas roula toutes sortes de projets, l’un d’eux eût consisté à réunir les textes d’Apollinaire sur le douanier Rousseau afin d’accompagner de cette plaquette une exposition, en plein Manhattan, du primitif de l’intérieur. À défaut, les deux complices se colletèrent à cette pantomime un peu folle, mais au titre révélateur de la primauté française, À quelle heure un train partira-t-il pour Paris ? Cette farce n’avait pas besoin de mots pour broder sur toutes sortes de mythes, avec une nette préférence pour les ébats dionysiaques. Deux piments notoires y mêlaient leur charge tonique, la musique d’Alberto Savinio (frère de Chirico et acteur clef de cette avant-guerre) et les décors de Picabia et Marius de Zayas. Le spectacle eût sidéré le nouveau monde où notre quatuor rêvait de le transporter, mais le fracas des armes en décida autrement. La guerre, si elle mit fin au rêve américain d’Apollinaire, investit Marius de Zayas du devoir de relève. La Modern Gallery et la revue 291, dès 1915, en seraient les leviers.

Quoique venu tard à Apollinaire, je comprends qu’on puisse s’y attacher tôt et ne jamais s’en détacher. Baudelaire, Gautier, Verlaine, Rimbaud et Germain Nouveau m’en ont longtemps écarté, mais je me suis rattrapé, et je tiens Alcools pour l’un des cinq plus beaux livres de la poésie française, je donnerai même tout le surréalisme, Le Paysan de Paris compris, pour ce recueil dont certains exemplaires de l’édition originale ont été corrigés par l’auteur avant envoi. Les fétichistes comprendront toute l’émotion que peuvent contenir ces pattes de mouche… C’est dire que l’improvisation et l’incurie étaient peu du genre d’Apollinaire, joueur et jouisseur sérieux en tout. François Sureau, à le lire, lui doit plus qu’un compagnonnage lyrique, il parle d’un véritable « déplacement d’air » qui n’aurait pas molli depuis l’adolescence, lorsqu’il s’enticha, au sens presque amoureux, du poète. La passion littéraire, à 15-16 ans, ne pardonne pas, elle exige un certain mimétisme, ou frôle le culte. De la fameuse photographie prise dans l’atelier de Picasso croisée au lycée (elle sert de couverture au Dictionnaire Champion), Sureau retint la pipe Gambier et le costume à la fois strict et déstructuré. Mode et modernité s’épousent toujours. Quant au Tiki des îles Marquises, bien sage à gauche, c’est le mystère du monde que les poètes et les jeunes gens ont en partage. Comment défaire de pareils nœuds ? À la vie, à la mort… Ainsi Apollinaire, tel le fantôme des Cerfs-volants de Romain Gary (son dernier et meilleur roman), n’a-t-il jamais quitté Sureau d’une semelle. Alors que le service militaire l’appelle sous les drapeaux, le souvenir remonte de la Case d’Armons, du « ravissement sincère » (Francis Ponge), que l’artilleur, puis l’officier d’infanterie, connut en 14, lui qui se fit de France, en se battant pour elle. La chose militaire importe à Sureau qui en parle avec une sobre intensité, en homme de terrain, de territoire. « Il y a de belles ordures dans Calligrammes », braillait le jeune Aragon, qui découvrira le patriotisme sur le tard. De l’or dur, plutôt. Et du plus fin. Pour être « l’âme de la patrie », les poètes sont aussi nos frères en vagabondage, mot qui résumait Apollinaire pour Paul Léautaud (petit génie qui imposa Alcools au Mercure de France). Le goût des voyages décentrés, des saisons mortes, des lieux oubliés, des mémoires résiduelles, ce goût parcourt le livre de Sureau, qui se teinte aussi du mysticisme, assez catholique, dont Apollinaire et sa singulière piété devinaient la présence derrière les rébus de Picasso. Cet hommage à l’amitié que forgent nos premières lectures n’oublie pas que Guillaume eut sa bande et, parmi elle, ses favoris. On voudrait qu’il eût écrit au sujet de Marius de Zayas, né en 1880 comme lui, ces lignes du Poète assassiné : « quand la porte s’ouvrit ce fut dans la brusque lumière la création de deux être et leur mariage immédiat. » Car cette double reconnaissance – l’amitié vraie n’est que cela – eut bien lieu, et Sureau mentionne la pantomime avortée de 1914 comme une de ses expériences collectives où Apollinaire puisait son « eau de vie ». Aucune raison, après cela, de croire à la fin de l’ivresse. Ne serait-ce pas la morale de ce livre écrit en temps de pandémie ? Tout est merveille dans la vie, foi de poète. Stéphane Guégan

*Rodrigo de Zayas, Marius de Zayas / Marius de Zayas, Quand, comment et pourquoi l’art moderne est allé de Paris à New York, deux livres sous coffret, près de 500 illustrations, Editions / ATELIER BAIE, 97€. Cette publication, qui ne se veut pas universitaire, n’est pas sans petits flottements quant à l’information factuelle, le cheminement du propos, les légendes et origines des images, elle n’en constitue pas moins la plus récente et courageuse tentative de se ressaisir d’un acteur essentiel et controversé du mouvement moderne. Un autre livre demande à exister, celui qui rassemblera, avec appareil critique, l’ensemble des textes de Marius de Zayas ! Quant aux positions d’Apollinaire en matière d’art africain, le bilan le plus fin reste celui de Francine Ndiaye, « Guillaume Apollinaire, Paul Guillaume et l’art « nègre » : défense et illustration », in Apollinaire critique d’art, Paris-Musées / Gallimard, 1993.

**Daniel Delbreil (sous la direction), Dictionnaire Apollinaire, Honoré Champion, 35€. Willard Bohn consacre une bonne notice à « L’Art nègre », étrangement dé-corrélée de celle qu’il consacre à Marius de Zayas, laquelle ne fait pas état, plus étrange, de ses liens avec Paul Guillaume et de leur passion commune pour la statuaire africaine. Bien qu’il s’en tienne aux positions du poète en matière de « mélanophilie » et aux fluctuations du langage où elle s’exprime, il n’eût pas été inutile de rappeler qu’elles rejoignent à certains égards celles de Marius de Zayas. « Zone », au seuil d’Alcools, chante « les fétiches d’Océanie et de Guinée », ces « Christ d’une autre forme et d’une autre croyance ». 

***François Sureau, Ma vie avec Apollinaire, Gallimard, 16 €.

BLEU PISCINE

Puisque rien n’interdit de s’instruire par temps chaud et que certaines expositions fort recommandables restent visibles, laissons-nous tenter ou flotter… Du dessin génois aux libellules de Calder, les jeux sont ouverts. De même qu’une piscine bien tenue doit réunir le bon Ph à la bonne température, l’exposition, délicate chimie, requiert de n’être ni neutre, ni tiède… Plutôt que d’aller à Gènes et de risquer la mauvaise rencontre, comme celle de ces Modigliani qui ne semblent pas le fait du génial Livournais, rendons-nous d’abord au Louvre. Génois, ces 80 dessins le sont bien, ils composent le meilleur de ce que  le cabinet d’art graphique abrite en matière de maîtres ligures. Près de cinq cents feuilles, le chiffre impressionne. La qualité de l’inconnu étonne davantage… Hormis Luca Cambiaso, cher aux cubistes, le très nordique Bernardo Strozzi, Castiglione, le chéri de Fragonard, et du pré-goyesque Magnasco, ces artistes ne parlent qu’aux spécialistes les plus pointus, telle Federica Mancini, à qui l’on doit cette exhumation passionnante et le fil d’Ariane des excellents panneaux de salle. Un peu d’histoire, d’abord. En  s’emparant du port le plus actif de la péninsule, lors de la première campagne d’Italie, l’armée du Directoire, paradoxe, mit fin à plusieurs siècles de régime républicain. République patricienne, sans doute, pareille à Venise la rivale, mais République, Gênes avait déjà eu à faire aux Français. 1528, qui marque le seuil du parcours, voit l’amiral Andrea Doria se saisir du pouvoir, troquer François 1er pour Charles Quint et se tourner vers Rome, un an après le Sac. La nouvelle alliance vaut à la ville affranchie de basculer dans la modernité picturale, l’école de Raphaël et le premier maniérisme. Pordenone, Perino del Vaga et Beccafumi administrent aux indigènes le coup de fouet qui manquait au prestige de la Superba, selon le mot de Pétrarque, surnom plus adapté à Gênes qu’à ses pinceaux. 250 ans plus tard, compte tenu du séjour séminal de Rubens et Van Dyck, l’école locale continuait à prospérer sur la vague initiale. S’il fallait citer trois des vraies découvertes que l’exposition propose au grand public, je parlerais d’Ottavio Semino, de Giulio Benso et de Lorenzo De Ferrari (notre photo). Eros solaire, force magnétique, puissance d’entrain… A eux trois, ils disent la valeur du tout. Superbe, confirmerait le poète de Laure.

Walker Evans (1903-1975) n’a jamais coupé, lui, avec la France, il y avait fait ses classes, en tous sens, au lendemain de la guerre de 14-18, il y restera attaché comme aucun autre des géants de la photographie américaine. En 1926-27, l’élève de la Sorbonne apprend notre langue en lisant ou traduisant Gautier, Gide, Proust, Cendrars, bon départ… Sans qu’il le sache encore, Flaubert et surtout Baudelaire (objet d’une adoration équivalente à celle que lui vouera Brassaï), poussent déjà Evans sur la voie du nouveau médium, Flaubert et son réalisme indiciel, Baudelaire et sa relation duelle au moderne, au progrès, à la démocratie, à l’utilité de l’art, au trivial enfin, issu de la culture de masse ou des rejets de la grande ville. Le 1er janvier 1962, sous l’emprise de quelque vision désabusée, il fixe Trash 3, un caniveau en vue plongeante, une sorte de piscine urbaine à la surface de laquelle dérivent mégots et papiers déchus. La beauté de l’insignifiant, son accès au symbolique (et non au symbolisme), le mouvement des eaux usées comme signe du transitoire (et non de la nostalgie), le renversement des échelles et des substances, il n’est nul besoin de s’y attarder plus pour comprendre ce qu’Evans en dit lui-même : «Quand bien même elle s’écarte de la nature, cette image de caniveau a quelque chose de très humain. Elle est baudelairienne. J’aimerais que Baudelaire puisse la voir.» Pour clore le sujet, rappelons avec Gilles Mora, auteur d’une mise au point roborative sur le père putatif de la photographie « impersonnelle », qu’Evans usera constamment du littéraire contre toutes les démarches, le plus souvent américaines, visant à ramener le médium dans les limites de son essence ou de sa valorisation picturale. La rétrospective du Centre Pompidou et du San Francisco MOMA, d’une richesse exceptionnelle, cherche à réconcilier les points de vue, mais privilégie la perspective documentaire, voire sociale ou sociologique, celle qui mène à Bernd et Hilla Becher, à Gursky et Thomas Ruff. Par goût, je préfère l’autre Evans, le flâneur qui tirait de ses profondeurs intimes des images moins nettes, fruits d’un sujet lyrique en crise ou en suspension, mais capable de soutenir le regard des femmes, des zombies métropolitains et des culs-terreux sans céder sur son désir et les complexités du monde moderne. En un mot, l’humain et sa part d’indéchiffrable, plutôt que l’iconisation froide d’une américanité de façade…

La boussole intérieure de Calder ne l’a jamais tenu longtemps éloigné de la France. Atteint du perpetuum mobile qu’il a traduit en douces fulgurances, leur imprimant sa bougeotte, son humour et sa manière toute baroque de fuir la glaciation du visible, il aura enjambé des centaines de fois l’atlantique. La vie et l’art, il fallait que ça bouge et rebondisse. Un homme capable de si bien croquer les chats, dirait Baudelaire, ne pouvait être sculpté lui-même que dans le bon pain. Il l’aura partagé, son pain, avec beaucoup de nos concitoyens. C’était la générosité même, confirme Diego Masson, le musicien et fils du peintre, au détour de l’entretien précis et drôle qu’il a accordé à Benoit Decron, l’inventif directeur des musées de Rodez. C’est, en effet, une trouvaille que d’inviter Calder chez Soulages et de ruiner ainsi l’idée que l’abstraction soit, dans les deux cas, le mot de la fin. Une centaine de pièces de toutes époques vivent sous le feu d’un éclairage subtile, qui n’en fait pas trop, et d’une scénographie aux nappages fluides. La perfection… Dès son premier séjour parisien, la même année qu’Evans, Calder vibre aux sons de la Revue Nègre et trouve le moyen de convertir cette belle plante de Josephine Baker en fil de fer à rondeurs sur ressorts. Malgré ses accointances avec Fernand Léger et les suiveurs de Mondrian, la température ne baissera jamais plus, même quand elle frôle le froid du linceul. Moderne et rustique à la fois, sa Mercury Fountain, salut terrible aux Espagnols de 1937, se joue de la mort et de la fable à un degré où seuls s’établissent les jongleurs éternels. Masson préférait aussi les forces aux formes, le flux du vivant à son gel. Ils étaient faits pour s’entendre, voire se croiser longuement. La victoire allemande, en juin 1940, rendit possible la rencontre, décisive, sur laquelle revient Diego Masson dans l’entretien. Roxbury, où vivait Calder, et New Preston, nouvelle adresse de l’« heureux fugitif » et des siens, sont deux villes du Connecticut que séparent une trentaine de kilomètres. Le petit garçon qu’était alors Diego Masson se rappelle encore combien leur voisin avait enchanté son existence et celle de son père. Son pouvoir de transformer le moindre objet trouvé, comme les boîtes de Coca chères à Evans, faisait merveille. Deux rares curiosités de l’exposition, mes préférées, témoignent de ce moment historique, un encrier de 1943 et un portrait farce de Masson, l’un et l’autre de Calder, la fausse hélice du premier rejoignant le faux masque du second dans la facétie toujours complice qui a uni ces deux immenses poètes.

Il y a du bleu chez Calder et Masson, il abonde, sature et rayonne de joie chez David Hokney. A la couleur mariale, l’Anglais conserve sa pureté, en aficionado des Siennois, de Masaccio et de Piero della Francesca, mais il l’enrichit, dès la mue californienne, d’harmoniques plus crapuleuses. Rien de shocking, cela dit. L’enfant de Bradford, le rejeton de parents affiliés aux bonnes causes, a rarement dépassé les bornes. Sous le soleil du Los Angeles de la fin des années 1960, au bord de ces piscines baptismales qui ont pris place parmi les emblèmes du siècle, dans les portraits totémiques de ses puissants collectionneurs, le trash serait déplacé. Ce n’est ni Francis Bacon, ni Lucian Freud, ni même mon cher Michael Andrews que la France, Jean Clair mis à part, persiste à ignorer. La blancheur immaculée d’une paire de fesses, pâles de tout soleil et donc interdites de regard, le comble, c’est du reste son droit, c’est même un prédicat de sa peinture, qui dégage l’ambiguïté de la clarté, quand d’autres ne la conçoivent qu’en eaux sales. Plus arty que dirty, comme l’eût énoncé Bataille, Hockney n’a pas méprisé les écoles qui ont fait de lui un docte et subtile peintre. Au milieu des années 1950, le débutant puisait aussi bien à Degas qu’à Bernard Buffet, avant de mixer l’abstraction made in USA à la Brit Pop painting. La réussite se paie alors d’une victoire difficile, il l’avouera plus tard, sur l’iconoclasme  ambiant. Avant d’être happé par la Californie de tous ses fantasmes, et de quitter une Angleterre où l’homosexualité resterait illégale jusqu’en 1967, Hockney a connu son chemin de Damas. Eté 1960, Picasso lui jette cette lumière sidérante, cet aveuglement d’en haut, qui le désarçonne. Adhesiveness, cette année-là, se veut la réponse gay aux baigneurs et baigneuses violemment accouplés du maître. Au sortir de la rétrospective de la Tate, le jeune Hockney, « décillé », en a fini avec le modernisme new yorkais. Plis avare de compliments que de blâmes, Clement Greenberg le lui rendra au centuple, neuf ans plus tard, alors que le Californien expose à New York : «Ce sont des œuvres d’art qui ne devraient pas avoir droit de cité dans une galerie qui se respecte.» Sifflets de sots sont fanfares de gloire, disait qui vous savez. Nous le savons aussi, le formalisme américain, en sa version la plus sectaire et américaine (le plan Marshall a aussi bénéficié du soutien actif des intellectuels de gauche), est la bête noire de Didier Ottinger, qui le prouve doublement cette année, en signant un des essais du catalogue Evans et en orchestrant le plus bel hommage que la France ait jamais rendu à Hockney. Au pays d’Ingres, de Manet et de Matisse, cela fait sens. Stéphane Guégan

*Dessiner la grandeur. Le dessin à Gênes à l’époque de la République, Musée du Louvre, jusqu’au 25 septembre 2017. Federica Mancini, Inventaire général des dessins italiens du musée du Louvre. Tome XI. Dessins génois XVIe-XVIIe siècle, Musée du Louvre éditions / Officina Libraria, 96€.

**Walker Evans, Musée d’art moderne, Centre Pompidou, jusqu’au 14 août 2017. Ample et très documenté catalogue sous la direction de Clément Chéroux, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quant au littéraire, comme modèle structurant du photographique, voir l’excellente synthèse de Gilles Mora, Walker Evans en quinze questions, Hazan, 2017, 15,95€.

***Calder. Forgeron de géantes libellules, Musée Soulages, jusqu’au 29 octobre 2017, avec des prêts exceptionnels du Centre Pompidou. Le catalogue (Gallimard, 35€) reproduit le manuscrit du poème que Masson, en 1942, avec écrit pour son « ami américain », loin de cette Europe en guerre, loin de la « vie calomniée », et dans lequel on lit ceci : « Bonjour forgeron de géantes libellules / Sorcier du mercure ta fontaine montrait / Une eau lourde comme les pleurs. »

****David Hockney. Rétrospective, jusqu’au 23 octobre. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quelques analyses thématiques bienvenues, nombreux et utiles éclaircissements sur l’attrait du peintre pour la phénoménologie de la perception et la magie duplicative de ce monde faustien.

Drieu que c’est beau!

drieu-14-18-2-R7Ys6JuTLa guerre de 14, humus poétique, voilà une terrible vérité, comme notre époque n’aime pas les entendre. Deux parutions remarquables et quelques inédits de Drieu, regroupés par l’excellente Revue des deux mondes, nous confrontent à cette lyre couleur de boue, de sang et d’extase. Maintenant qu’il n’y a plus le moindre poilu qui vaille ou braille, écoutons avec respect leurs chants de vie et de mort. Ils vérifient l’avertissement des Fleurs du mal: la gratuité de la poésie est l’envers de sa nécessité existentielle. À travers les deux florilèges qu’ils ont dirigés, Antoine Compagnon et Guillaume Picon, un même vertige nous bouleverse, celui des hommes face à l’horreur et l’incertain, l’incertitude de soi dans l’épreuve suprême. Le plus étonnant est que la poésie des tranchées, autre déluge de feu, ne se cantonne pas au pathétique ou au tragique prévisibles. Nous n’avons peut-être plus le cœur assez large pour tendre l’oreille aux accents charnels de Péguy et Déroulède, ou pour supporter Barrès en «rossignol des carnages», c’est bien dommage. Mais sommes-nous plus disposés, hommes et femmes du 11 septembre, à accepter le sublime inversé? Les surréalistes, on le sait, ne pardonnèrent jamais à Apollinaire son «Ah Dieu! Que la guerre est jolie / Avec ses chants et ses longs loisirs». Pourtant, comme le rappelle Compagnon, qu’eussent été Aragon, Breton et Eluard s’ils s’étaient privés de ce que la guerre eut de rimbaldien? La licence, la frénésie, le dédoublement de soi, l’éthique paradoxale de la haine, le fonds de cantine du surréalisme, en somme, a fleuri dans les tranchées… Le meilleur du roman français de l’entre-deux-guerres aussi: Giono, Céline et le Drieu de La Comédie de Charleroi, si proche de Remarque et Hemingway. Thibaudet, dans la NRF d’avril 1920, réclamait des «romans de la volonté», et non «des romans de la destinée», ces trois-là les signeraient bientôt. Auparavant, Drieu va mettre la guerre en vers.

Parmi les inédits déjà mentionnés, on lira un sonnet d’octobre 14, dont le titre résume à la fois l’esthétique et le paradoxe dont il tire sa beauté. Fusée fait du Heredia sur un thème Dada. Drieu se souviendra sous l’Occupation combien il avait peiné à broder «artistement» sur le merveilleux involontaire des orages d’acier. On en sauvera surtout ce trait net, «la cruelle beauté de ta claire menace» et cette rime latente entre Arras et «harasse». Mais la distance est encore grande qui sépare Drieu de son premier chef-d’œuvre, le volume d’Interrogation. «J’emploie les courts moments que me laisse mon poste ennuyeux à préparer un livre que va publier La Nouvelle revue française», écrit-il en juillet 1917 à son ami Jean Boyer, autre héros de la guerre, familier d’Emmanuel Berl et fidèle de Drieu, par-delà les déchirements idéologiques à venir. De leur émouvante et précieuse correspondance, la Revue des deux mondes nous livre de quoi nous mettre en sérieux appétit: «Pour moi la guerre m’a profondément labouré. […] J’intitulerai “Cris” ce recueil de chants en prose, car aucune musique ne les enveloppe.»

Daté du 30 août 1917, l’achevé d’imprimer d’Interrogation de Drieu la Rochelle ne dit rien des difficultés qu’ont rencontrées ces poèmes de guerre. La censure, grâce à l’appui de Marcel Sembat, en aura seulement fait fondre le tirage. Des cinq cents exemplaires que l’auteur attendait de Gaston Gallimard, seuls 150 circulent à partir du début septembre. Apparemment, on s’est ému des pièces considérées comme germanophiles… Après plusieurs campagnes, de la frontière belge aux détroits ottomans, Drieu n’écartait pas ses ennemis du salut viril qu’il adressait à tous ceux qui s’étaient portés au feu, la peur au ventre, sans fléchir pourtant, quel que soit leur uniforme. «Ma joie a germé dans votre sang.» Mais l’essentiel du livre ne saurait être accusé de trahison. Le chant de Drieu, sans gloriole inutile, exalte ses frères d’armes, brisés, cassés par une guerre trop mécanique, mais qui épargne les officiers incompétents et les planqués. Dire la beauté de l’action, où se rachète l’absurdité de cette «comédie» sanglante, lui paraît urgent. Car ce bain de sang possède sa nécessité imprévue. Elle précipite le destin des peuples, vainqueurs et perdants, et jette les fondations d’un avenir révolutionné, voire révolutionnaire. Sous le miraculé de Verdun pointe déjà le fasciste de 1934. Parce que la guerre lui permit de se connaître tout entier, courage et lâcheté, elle devait marquer à jamais les livres et les choix politiques de Drieu. Né en 1893, il appartient à cette génération formée ou déformée par le ressac de l’humiliation de 1870, l’affaire Dreyfus, la montée des masses, les faillites de la IIIe République mais aussi la militarisation croissante du régime face aux provocations marocaines et autres de l’Allemagne. Au vu de l’évolution de Péguy, on imagine comment l’époque a pu aiguiser l’appétit révolutionnaire des jeunes nationalistes, qui aspirent à bousculer à travers la politique les limites étroites de la vie bourgeoise.

En novembre 1913, la classe de Drieu est appelée pour un service militaire de trois ans. Le jeune incorporé est aussi un humilié précoce. L’échec aux examens de Sciences Po a été plus que cuisant et la blessure d’amour-propre s’aggrave de l’amère déception des siens. Il s’en ouvre dans ses lettres à sa fiancée, Colette Jéramec, une jeune fille intelligente. Sa future épouse se destine à la médecine et incarne l’ambition de la grande bourgeoisie juive, intégrée et convertie. Pour ne pas s’éloigner d’elle, de son frère André et du Paris qu’ils aiment tous les trois, Drieu renonce aux cuirassiers pour l’infanterie. La déclaration de guerre le trouve, en cet été étouffant, à la caserne de la Pépinière. Le 6 août 1914, accompagné d’André Jéramec, il part pour le front avec le grade de caporal. Le 23, c’est «la bataille de Charleroi» où Drieu dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence en sortant de soi. Une sorte d’éjaculation, dira-t-il plus tard avec quelque emphase: «Comme j’avais été brave et lâche ce jour-là, copain et lâcheur, dans et hors le sens commun, le sort commun.» Les pertes avaient été lourdes. André, dont il dira le courage et le patriotisme en 1934, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers Deauville. Nommé sergent le 16 octobre 1914, il rejoignait son régiment le 20 en Champagne. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse pour trois mois. Au printemps 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Ce grand ratage le renvoie à ses pires obsessions, la maladie, la déchéance, la syphilis, la mort. Il a senti «l’Homme» mourir en lui, l’appel séduisant de l’abject… Lors de sa longue convalescence à Toulon, une infirmière à bec-de-lièvre, aussi pure qu’il se sent souillé, lui prête les Cinq grandes odes de Claudel. Choc durable… Colette, toujours elle, le fait rentrer à Paris avant la fin de l’année. Ce temps gagné sur la guerre, on l’a vu, il le consacre à l’écriture d’Interrogation. En janvier 1916, il intègre le 146e RI. Quand la bataille de Verdun éclate, son régiment est aux premières lignes. Le 26 février, toujours sergent, Drieu s’élance au milieu des bombes avec le sentiment de n’être plus qu’un petit tas de viande jeté «dans le néant». Sous la mitraille, lui et ses hommes rebroussent chemin. Un obus, en soirée, le terrasse, le blessant au bras gauche et lui crevant un tympan. On le renvoie à l’hôpital, avant les services auxiliaires. Gilles laissera entendre que Drieu décida de tourner la page et d’exploiter l’infirmité légère de son bras. Relations, accommodements, le voilà nommé auprès de l’État major, hôtel des Invalides! Parmi les amis de Colette surgit alors le jeune Aragon. L’ambition littéraire de Drieu peut s’épanouir. Un très étrange poème de lui, anti-futuriste par le style et le propos, a paru dès août 1916 dans SIC. «Usine = Usine» file la métaphore d’une mécanisation du monde, guerre et production capitaliste, et aliénation des hommes, soumis à la loi d’airain.

Un an plus tard, Interrogation reçoit un accueil très favorable. Les comptes rendus s’égrènent au cours de l’année suivante à propos de ce «petit livre, dur, mystique, tout flamboyant, tout fumant encore de la bataille», qui rappelle à la fois Claudel, Whitman et Lamennais à Fernand Vandérem. Le grand Apollinaire lui concède aussi quelques lignes très positives. La recension la plus enflammée revient à Hyacinthe Philouze, sensible à «l’âme tout entière de la génération qui, au sortir de la tranchée, va façonner le monde nouveau!» Quant à la réaction de Paul Adam, c’est la reconnaissance du vieux professeur d’énergie, heureux de saluer en Drieu un émule de Rimbaud. En 1934, date anniversaire s’il en est, La Comédie de Charleroi forcera aussi l’admiration des contemporains. Selon Marcel Arland, Drieu y a moins livré «une peinture de la guerre», tableau naïf, que le «récit des rapports d’un homme avec la guerre». Au lendemain de l’Occupation et du suicide de Drieu, Mauriac dénoncera sa fascination pour la force mais rendra hommage à «ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles». Cette guerre que Drieu avait apostrophée en poète anti-mallarméen: «il faut percuter et non suggérer». Stéphane Guégan

*«Jean-François Louette et Gil Tchernia», présentation et annotation de Jean-François Louette et Gil Tchernia, Revue des deux mondes, mars 2014, 15€.

*La Grande Guerre des grands écrivains, d’Apollinaire à Zweig. Textes choisis et présentés par Antoine Compagnon, Folio Classique, 10,60€.

*Poèmes de poilus. Anthologie de poèmes français, anglais et allemands dans la Grande guerre  1914-1918. Textes choisis par Guillaume Picon, édition bilingue, Points, 7,50€.

– À lire aussi, Jean-Pierre Guéno et Gérard Lhéritier, Entre les lignes et les tranchées, Musée des lettres et manuscrits, Gallimard, 29€. Guerre poétique, 14-18 fut aussi une guerre épistolaire. Plus de quatre millions de lettres circulent chaque jour en France. L’originalité ici est de confronter la plume des inconnus et la voix de ceux que l’histoire a encensés, de Félix Vallotton et Fernand Léger, inventeurs d’un nouveau sublime guerrier, à Apollinaire et Jacques Vaché, écrivains au coup de crayon loufoque ou acéré. «Le tournant de 1917», ultime chapitre, aurait pu faire place à Interrogation et au Parade de Picasso. La vie continuait pour certains. SG

Sartre, Masson, même combat !

De tous les hommes pressés de la Libération, Jean-Paul Sartre ne fut pas le dernier à prendre la parole et à se situer. Il le fit vite, il le fit bien. J’entends par là qu’il refusa de se dérober aux responsabilités que lui assignait son parcours sous l’Occupation, un parcours dont il dira lui-même – si on le lit bien au lieu de l’agonir bêtement – qu’il avait été aussi ambigu que la vie sous la botte. Les Lettres françaises, qui publient sa célèbre note sur Drieu la Rochelle dès avril 1943, Combat et Le Figaro, c’est-à-dire Camus et Pierre Brisson, accueillent sa prose atypique, directe et chargée à la fois, à partir de septembre 1944. Cette variété de supports est dans la manière d’un écrivain confirmé qu’aucun dogmatisme n’a encore condamné à la parole unique. La souplesse d’esprit du Sartre d’alors donne une fraîcheur superbe à la nouvelle édition de Situations, II, plus respectueuse de la chronologie. En plus des articles qu’il rédigea pendant et après son voyage en Amérique du Nord, où Sartre était parti en janvier 1945 à la rencontre des libérateurs du vieux monde, le lecteur y trouvera les différents témoignages d’un Parisien libéré, qu’on questionnait sur ses « années noires ».

« La République du silence », qui ouvre Situations, II et répond au livre de Vercors dès son titre, obéit à la loi des incipit fracassants chers à Simon Leys : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. » Écrire cela dans les Lettres françaises du 9 septembre 1944, sous l’œil d’Aragon et d’Éluard, Fouquier-Tinville gémellaires des comités d’épuration, prend aujourd’hui une saveur et une valeur particulières. La suite ne déçoit pas. Par une astuce rhétorique digne d’un bon normalien, Sartre retourne aussitôt sa phrase liminaire en montrant que la première des libertés, entre juin 1940 et juin 1944, consista justement à combattre ceux qui en privaient les Français. Sartre lui-même avait-il agi ainsi, s’était-il battu, s’était-il conformé à cette éthique du choix en choisissant le silence et la Résistance ? C’est peut-être là que ce texte notoire surprend le plus avec le recul. Au lieu de prendre la pose et de jouer les maquisards de l’intérieur, Sartre parle au nom de ceux qui traversèrent la période en godillant, conscients des paradoxes auxquels les exposaient la nécessité ou le désir de rester actifs sous le regard de Vichy et de Berlin. Persécutions et privations ont nourri, de fait, la pensée de l’existentialisme en ce qu’elles vivifièrent au cœur du quotidien le défi de la mort et de son dépassement. Si « chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement », c’est bien qu’il y eut mille manières de dire non aux Allemands.

Un mois plus tard, « Paris sous l’occupation » parut dans La France libre, mensuel né à Londres dès novembre 1940. Raymond Aron en était à la fois la tête pensante et la cheville ouvrière. De ce texte majeur, qui se rattache à la tradition des Choses vues d’Hugo et des Tableaux de siège de Gautier, on pourrait commenter chaque argument, depuis l’« ennemi trop familier qu’on n’arrive pas à haïr » jusqu’aux épreuves des bombardements alliés. On retiendra plutôt ici le refus d’avouer la formidable effervescence qui s’empara de la vie des arts dès la fin 1940 et dont le théâtre de Sartre fut l’un des aspects, majeurs ou mineurs, selon les commentateurs. L’auteur des Mouches avait peut-être la mémoire courte,  son sens de la formule n’en restait pas moins exceptionnel : « Chacun de nos actes était ambigu : nous ne savions jamais si nous devions tout à fait nous blâmer ou tout à fait nous approuver ; un venin subtil empoisonnait les meilleures entreprises. » Le droit de parole, le droit de créer avait son prix.

Sartre notait enfin que le « mur », non content de couper le pays en deux, l’avait isolé de l’Angleterre et de l’Amérique. Ce fut une souffrance pour cet amateur de littérature et de cinéma anglo-saxons. Il put s’en gaver à nouveau lors du séjour rappelé plus haut. L’Office américain d’information sur la guerre lui permit ainsi de passer quelques mois entre New York et Los Angeles. Il lui était donné tout loisir d’observer la nation américaine dans ses ultimes efforts de guerre et les premiers moments de la Reconstruction. Sans négliger sa feuille de route, quitte à l’étendre aux sujets qui fâchent comme le « problème noir », Sartre glisse très vite du bilan impersonnel à la collecte d’impressions aussi vivantes que variées. Les bars, la rue, le cinoche, les filles… Il croise en chemin l’amour de Dolorès Vanetti et quelques artistes exilés, qui se préparent à rentrer… André Masson, le plus grand d’entre eux, lui ouvre l’atelier de son ami Calder. On retrouve ici son texte à venir sur les mobiles de cette sculpture en fête, qui fait du mouvement son être propre. Mais Masson pousse aussi Sartre à fréquenter la « cantine gaulliste » que la maman de Betsy Jolas a ouverte à New York. La Marseillaise n’avait pas été seulement le rendez-vous des matelots français en attente d’affectation. On y voyait des tableaux de Fernand Léger et de Masson. Le patriotisme de ce dernier, cause de sa rupture définitive avec André Breton, est presque absent de l’actuelle exposition L’Art en guerre. Françoise Levaillant a beau parler d’« une résistance de l’exil » dans le catalogue, on eût aimé voir sur les murs des tableaux aussi significatifs que Résistance (MNAM) et Oradour (coll. part.). Sartre aussi. Stéphane Guégan

*Jean-Paul Sartre, Situations, II, nouvelle édition revue et augmentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Gallimard, 25€. À propos de Masson, on lit encore ceci, p.125 : « Kisling, Masson se sont plaints souvent de ce que le paysage urbain des États-Unis incite peu à la peinture. C’est en partie, je crois, parce que les villes sont déjà peintes. Elles n’ont pas les couleurs hésitantes des nôtres. Que faire de ces teintes qui sont déjà de l’art ou, du moins, de l’artifice ? Les laisser où elles sont. »

*Laurence Bertrand Dorléac et Jacqueline Munck (dir.), L’Art en guerre. France 1938-1947, Paris-Musée, 39€ [catalogue de l’exposition visible jusqu’au 17 février 2013].

*Michel Guerrin, « Créer sous l’œil des nazis », Le Monde, Culture & Idées, 8 décembre 2012.

*Stéphane Guégan (dir.), Les Arts sous l’occupation, Beaux-Arts Éditions, 39,50€.

L’intrus de la semaine…

*Maryse Aleksandrowski, Alain Mathieu et Dominique Lobstein, Henry Jules Jean Geoffroy dit Géo, Editions Librairie des Musées, 39€.

À sa mort, en 1924, il n’était déjà plus que l’homme d’un seul tableau, qui datait des années glorieuses. Jean Geoffroy avait choisi son heure pour exposer Le Jour de visite à l’hôpital, le Salon de 1889 coïncidant avec le centenaire de la grande révolution. Son tableau, qui pinçait la corde sensible avec une retenue dont le peintre n’était pas coutumier, montre un prolétaire endimanché au chevet de son fils dont l’immense lassitude est merveilleusement rendue. Un léger sourire flotte sur ce beau visage fiévreux aux yeux clos. La pâleur de l’enfant, d’abord inquiétante, s’accorde en fait à la blancheur dominante, heureuse, du tableau. C’est qu’il s’agit de montrer avec éclat combien la santé et l’hygiène publiques sont désormais une des priorités de la République radicale. Paul Mantz, vieux romantique converti au réalisme et ancien directeur des Beaux-Arts (1881-1882), pouvait y aller d’un commentaire très favorable : « Il y a du sentiment dans cette peinture, mais une sorte de sentiment silencieux et sans gestes. Le tableau est très moderne, et c’est un des meilleurs que M. Geoffroy nous ait encore montrés. » Mantz ne se trompait pas puisque Vuillard et Picasso allaient vite paraphraser l’œuvre que l’État acheta aussitôt pour le musée du Luxembourg. Il resta en place jusqu’en 1926, avant de rejoindre la mairie de Vichy et de connaître l’oubli. Le Luxembourg, marchepied du Louvre depuis 1817, avait cessé de l’être. Pour le naturalisme de la IIIe République, le plus porté en théorie à l’émotion et au message directs sous la sensiblerie, un long purgatoire débutait. Adieu les pages édifiantes du Grand Larousse, adieu les musées… Comme toute proscription massive, l’exil des maîtres de la peinture sociale eut de fâcheuses conséquences. Aux tableaux perdus, volés ou endommagés s’est vite ajoutée une incompréhension générale. Aussi faut-il accueillir avec bienveillance et intérêt le présent collectif en dépit de sa disparité de ton et de son parti un peu linéaire. La carrière de Geoffroy, désormais mieux renseignée, met en jeu un grand nombre d’acteurs et d’instances, du monde de l’art à la propagande républicaine, du monde scolaire à l’organisation de la charité privée, des terroirs à l’Algérie française. Cette peinture, souvent trop souriante ou trop lacrymale, sut aussi sortir de sa fonction ancillaire et parler vrai des inévitables duretés de la Belle Epoque. Sans doute la double leçon de Boilly et d’Hetzel y est-elle pour beaucoup. SG