L’EMPIRE DU SENS

Notre époque est aux éructations, forme nocive de l’indignation, et au gauchisme irraisonné, retour détestable des années 60… Parce que frapper fort, ce n’est pas nécessairement frapper juste, mieux vaudrait calmer quelques-un(e)s des avocat(e)s de la grande cause du Bien. La vérité y gagnerait, l’antiracisme et la littérature aussi (avez-vous déjà essayé de lire du Virginie Despentes ?). Les époques où débat et pugilat se séparaient encore nous remplissent, par contrecoup, de mélancolie. De la vie des sociétés et des formes de l’art, on devrait pouvoir converser sans s’écharper, ferrailler sans stigmatiser. Mais nos bons intellectuels, ou auto-proclamés tels, n’ont-ils pas définitivement rejeté le passé du côté du Mal ? Ce n’est pas que tout aille si bien que cela aujourd’hui… On préfère toutefois penser le présent sur le mode de la table rase, et rêver d’un avenir purifié des errances et injustices du temps d’avant. À l’inverse, la France du XIXe siècle, collectionneuse des révolutions que l’on sait, offre l’admirable spectacle d’un bouillonnement d’idées et de revendications compatible avec une certaine pérennité de l’unité nationale. Bref, on ne jetait pas alors le bébé avec l’eau du bain (expression qui fera la joie de ceux qui ont connu les derniers tubs). Même le Second Empire, si dévalué dans la mémoire collective, fut une époque fertile en polémiques, contestations, réformes, et en avancées démocratiques, ajouterait François Furet, que les paradoxes du régime, comme les contradictions du réel, n’effrayaient pas. Sa justesse habituelle, au moment du bicentenaire de 1789, lui faisait écrire que l’ère du sabre offrait l’exemple exceptionnel d’une dictature qui s’était libéralisée par la volonté du dictateur. Raison suffisante pour ne pas écraser le bilan de Napoléon III, éternel carbonaro, sous le poids de ses supposés avatars, Mussolini, Hitler ou Mao. Furet savait aussi que le Second Empire, pour avoir été un temps trop autoritaire et trop clérical, s’était fait l’instrument et l’artisan du suffrage universel contre les forces réactionnaires les plus périmées.

Au milieu des années 1850, Marie d’Agoult n’en accorde pas autant à Napoléon III, qu’elle continue de nommer Badinguet dans sa correspondance, document essentiel dont un nouveau volume paraît chez Honoré Champion. La comtesse rouge appartient à la mouvance des républicains modérés ou formels, le coup d’Etat les a aussi révulsés que l’idéologie montagnarde de juin 1848. D’une plume hyperactive, plus sociable que socialiste, Marie entretient une petite cour, moins moralement suspecte que celle de la princesse Mathilde pour laquelle s’éclipse son sens des solidarités féminines. Ses grands hommes restent Michelet, Tocqueville, Vigny et Lamartine, auquel elle sacrifie Hugo. Le succès des Contemplations, au printemps 1856, lui semble le fait d’une « coterie », la sienne n’y trempe pas. Gautier et Baudelaire, sous le Second Empire, furent nettement plus hugophiles ! Sobre de style elle-même, Marie reste l’amie et le soutien de Ponsard, même si son théâtre antiromantique, « engagé », paye ses « vertus » d’être froid et ennuyeux. Ses lettres de 1856-1857 la montrent soucieuse d’étendre sa régence morale sur l’opposition, elle échoue avec la Revue de Paris où Du Camp fait de la résistance, elle réussit mieux avec Jules Grévy ou Émile Ollivier, qui épouse sa fille Blandine, à Florence, sous la coupole du Duomo, le 22 octobre 1857, en l’absence de Liszt mais en présence d’« un Monsieur Manet ». Eût-elle compris qu’elle croisait là notre bien-aimé Édouard qu’elle n’aurait pas eu grand-chose à partager avec lui, en matière de peinture, au-delà de Titien… Marie, toujours sensible au charme de Chassériau, reste sévère de goût, elle le dit à Claire, la fille du premier lit, versé désormais dans la critique d’art. Le réalisme, dont elle ne pense pas grand bien, la dépasse et le succès de George Sand la met au supplice. Il arrive ainsi que sa correspondance enregistre d’une manière délicieusement cruelle certains traits de la sensibilité contemporaine. Toujours à Claire, le 7 août 1857 : « Je remarque avec bien de la satisfaction que la jeune critique s’attaque vigoureusement au réalisme et à l’échevelé romantique, il est curieux de voir les Saint-Victor, les Maxime du Camp, les Licherie [sobriquet agréable de Charles Blanc] s’enrôler sous la bannière de M. Ingres. »

Gautier, devenu le patron de L’Artiste en décembre 1856, prit part à la croisade suscitée par les attaques de Théophile Silvestre. Un nouveau tome de ses Critiques théâtrales donne des éclairages fort utiles sur ces années de bascule. L’autorité du poète n’a jamais été aussi grande, mais un paradoxe la mine : le dédicataire des Fleurs du mal, le modèle du célèbre portrait de Nadar, que Bracquemond grave magnifiquement en 1857 et expose au Salon de 1859 (notre photo), a rejoint le Moniteur universel, l’organe du régime honni par une partie de la république des lettres et des arts. Et la censure très active, qui frappe d’anciens complices et édulcore le reste, ajoute à ses scrupules. Plus tard, il se félicitera d’être resté le plus fidèle possible à ses convictions sous l’œil du pouvoir et il faut lui en donner acte… Parler des théâtres au Moniteur comportait quelques obligations, comme le note Patrick Berthier, on ne peut négliger, par exemple, la Comédie-Française, temple du grand répertoire, qu’elle défend, pense Gautier, avec trop de prudence. Molière et Corneille, voire la Zaïre de Voltaire, demandent un rendu plus cru. Au sujet de Regnard, Le Sage et de son cher Marivaux, il en appelle au même respect des anciens, souvent plus audacieux et violents que l’actualité des scènes parisiennes, où les vaudevilles succèdent au faux réalisme des drames bourgeois et des pièces à sujets modernes : les mœurs douteuses ou l’obscénité de l’argent font recette, la prostituée et la bourse encombrent les planches, platement, hypocritement, là où Gautier pleure le romantisme. Dennery, About, pour ne pas parler de Ponsard, ne sauraient faire oublier l’exil des chefs-d’œuvre d’Hugo, que Gautier s’autorise à citer en signe de connivence secrète. La raréfaction de la fièvre et de la verve de 1830 explique, en outre, les éloges continus à Dumas père, que Marie d’Agoult prise moins. Le théâtre de celle-ci, symétrie parfaite, laisse Gautier, sollicité par elle, de marbre. Son plaisir, quand ce n’est pas au cirque, aux courses de taureaux ou aux danseurs espagnols qui retiennent alors Manet, Gautier le prend aux pièces de Gozlan et à celles où brillent ses acteurs et actrices préférés, Rouvière, bon dans tous les registres, Mlle Plessy ou Augustine Brohan, nouvelles stars, au crépuscule d’une Rachel en fin de carrière. De temps en temps, un inconnu crée la surprise, sur la scène de l’Odéon souvent : Charles Edmond, un proche des frères Goncourt, se voit ainsi créditer « d’un souffle shakespearien » à propos de sa Florentine. Ce genre de miracle reste hélas l’exception. Mais, lorsque Gautier s’ennuie, sa plume compense ou s’émancipe. La littérature et la peinture du temps, les morts de Heine et Chassériau, le bonheur de lire Poe dans la traduction de son ami Baudelaire, viennent au secours du chroniqueur enchaîné aux interminables colonnes à remplir. Et pourtant notre danaïde léonine les comble de la plus solide et spirituelle des proses françaises. Gautier, espérant servir l’histoire, polissait ses articles comme s’ils eussent vocation à durer : « Peut-être ces pauvres feuilles griffonnées au bout de chaque semaine et aussitôt oubliées offriront-elles à l’avenir une mine de documents curieux où l’on viendra chercher mille détails singuliers ou frivoles dédaignés de l’histoire. » Que de prescience, auraient commenté les frères Goncourt, greffiers irrésistibles du XVIIIe siècle et de leur siècle moins enchanteur !

Une double actualité éditoriale les désigne à notre attention, un nouveau tome du Journal, dans la version non expurgée qu’exhume courageusement Jean-Louis Cabanès, et une biographie, due à ce spécialiste et à Pierre Dufief, autre éminent expert de ceux que je me refuse à appeler « les bichons ». Car ce terme dépréciatif, dont use Flaubert en privé, les ravale au niveau des bibelots ou de « l’écriture artiste » dont ils sont supposés s’être fait une carapace contre le réel déchu. Leur exigence de collectionneurs, d’une part, n’a rien à voir avec la bricabracomanie des amateurs sans œil, ni argent. De l’autre, leur apport à la littérature ne se résume pas à leur manière inégale de mêler fantaisie et réalisme, la première corrigeant ce que le second pouvait avoir de trop grossier à leurs yeux, et dotant la traduction du réel d’une composante subjective et malsaine accrue. Edmond et Jules ne sont jamais parvenus à souffrir la peinture de Courbet, dont l’aplomb trop objectif, trop massif leur apparaît comme le fruit d’une passivité créatrice, d’une apathie mimétique et d’une santé despotique, pour ne rien dire du démocratisme claironné sans nuance. L’art, le grand art, selon eux, touche à l’hypersensibilité, à la névrose, à la perversité, au dérèglement de l’être, bien que Baudelaire (« c’est Béranger à Charenton »), leur semble avoir porté trop loin la négation des convenances poétiques.  Cette biographie à quatre mains d’un projet gémellaire, et voulu tel par les deux frères, « n’entend pas entrer dans les menus faits d’une aventure existentielle ». Dommage ! Le genre de la biographie doit accepter son impudeur principielle, sa quête compulsive du détail, ainsi que les Goncourt procédèrent eux-mêmes, afin de renouveler l’histoire intime du XVIIIe siècle, Révolution et Directoire compris. Barbey d’Aurevilly, Gautier et Baudelaire ont adoré le vagabondage qu’ils s’autorisaient, documents positifs en mains, au cœur des mœurs, pas toujours propres, du siècle de ce cher Diderot (Jacques le fataliste brille au panthéon de leur bibliothèque idéale). Après avoir souligné la misogynie et l’antisémitisme détestable des Goncourt, ce qui les prive parfois d’en expliquer les ressorts et d’en souligner les exceptions, – ou de faire la part des stéréotypes d’époque –, Cabanès et Dufief explorent « la biographie de l’œuvre » à la lumière de toutes sortes de facteurs, la dispute esthétique autour du réalisme dont les frères se réclament malgré tout, l’avènement de « la littérature industrielle », le milieu conflictuel des gens de lettres, le donjuanisme vénérien de Jules et, bien entendu, les matériaux privés que la fiction transpose. À cet égard, leur livre redresse maintes idées reçues.

Le lecteur en tirera une meilleure connaissance de l’évolution politique des deux frères, marquée par le clivage idéologique du milieu familial, et le souvenir traumatique de juin 1848 et décembre 1850, double théâtre d’une répression disproportionnée et d’un mépris social qui hypothéquaient l’avenir. Pour chaque ouvrage important, nos deux auteurs analysent contenu et réception, tissant chapitre après chapitre le réseau serré de relations et de détestations où s’engouffrent les aigles et les minores d’un demi-siècle d’art et de littérature. Plus familiers de la chose écrite que de la peinture, ils montrent bien cependant les effets de fusion et d’émulation entre les deux langages, à la manière des travaux de Bernard Vouilloux. On écrit au XIXe siècle « avec » la peinture, au point qu’il est possible d’assigner à Gavarni, auquel Gautier, Manet et Caillebotte ont rendu hommage, une influence considérable sur les Goncourt, imaginaire social et écriture du réel, d’un réel toujours un peu faisandé. Constantin Guys, souvent croisé, souvent glosé, a beau moins les combler, « le physionomiste moral de la prostitution de ce siècle » inspire maintes réflexions au Journal des Goncourt quant à la nécessité et aux difficultés de dire la vie présente, d’en saisir les signes et de les faire parler. La parution d’un nouveau tome de ce monument jamais assez visité tient toujours de l’événement ; et la moisson des années 1865-1868 ne déçoit pas, en soi et en comparaison de la version longtemps accessible du texte. Entre le scandale d’Henriette Maréchal, qui a marqué Manet, et la publication de Manette Salomon, où se peint « le peintre de la vie moderne » que le Second Empire leur refuse, les diaristes font mouche, ne nous épargnant aucune de leurs grandeurs et de leurs petitesses. Ponsard et Gautier s’y rencontrent souvent, l’un pour hurler sa nullité, l’autre pour incarner avec Flaubert la morale de l’art pur. Sans les Goncourt, le salon de la princesse Mathilde, salon frondeur, hostile à l’impératrice et à son faux goût, ne serait tout simplement pas compréhensible. Stéphane Guégan

*Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome IX : 1856-1857, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 98 € // Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XIII : septembre 1855 – mars 1857, textes établis, présentés et annotés par Patrick Berthier, Honoré Champion, 78 € // Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les Frères Goncourt, Fayard, 35 € // Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, tome IV : 1865-1868, édition critique publiée sous la direction de Jean-Louis Cabanès, texte établi et annoté par Christian et Jean-Louis Cabanès, Honoré Champion, 80 €

SURSUM CORDA

Les grandes épidémies nous ramènent aux grandes peurs et aux grandes vérités. En plus des oracles dont on se passerait bien, tels journalistes prenant plaisir à critiquer systématiquement l’action de l’Etat, tel(le) écrivain(e) ou philosophe autoproclamé(e) paradant sur des thèmes inappropriés (la femme, cette éternelle enfermée ! la nature, cette providence bafouée !), nous avons vu refleurir, ces derniers jours, le goût des formules roboratives… Les mots, dans l’épreuve, se voient naturellement reconnaître une sorte de «sorcellerie évocatoire», cette vertu que Baudelaire attribuait à la langue de Gautier. Quant à l’usage de cette magie, il reste hélas des plus variable. Pour Ernst Jünger, survivant des pestes et des ravages militaires du XXe siècle, il n’était de plus parfait révélateur que le danger et le verbe. Sous l’Occupation, en poste à Paris, l’officier du IIIe Reich épingla certains cadors du nazisme au parlé haut, capables d’envoyer à la mort des milliers ou des millions d’individus, mais cramponnés, dès qu’elle était menacée, à leur « sale petite vie ». Il faut relire, avec Julien Hervier, le grand écrivain allemand, en guerre contre le fatalisme du pire, en guerre « contre la peur ». Dominique Lecourt, très hostile aussi à ce dernier vertige, a écrit ce qu’il fallait en dire, ajoutant, parmi les maux qu’il dénonçait, le journalisme d’épouvante (et qui survit, le plus souvent, autre effroi, par la grâce des subsides publics). Faudrait-il d’autres preuves que la littérature a toujours été meilleure conseillère que les échotiers et autres prophètes de malheur, onde ou papier ? Rappelons le très paulinien « Attendre et espérer » de l’Edmond Dantès de Monte-Cristo, ce pur bijouPuisque le confinement confine au carcéral nécessaire, voilà une lecture de circonstance, me souffle Frédéric Saenen. Il en est d’autres. Quitte à se tailler un viatique dans la sagesse des anciens, j’aime assez le Sursum corda dont Jeanne Proust, la maman de Marcel, l’empruntant à la messe, s’était fait une conduite. Élevons nos cœurs, oui. Nul blasphème, ici. Nul détournement du religieux vers le strict affectif, de l’universel vers le seul maternel. Née Jeanne Weil en 1851, la mère de Proust, s’éteignit en 1905 dans la religion catholique, sans avoir jamais abandonné le judaïsme (les prières mortuaires furent dites par un rabbin). 1905, c’est-à-dire à l’heure de la Loi de séparation, dont Marcel (1871-1922) avait anticipé et conspué le fanatisme inversé dans l’un de ses merveilleux articles de jeunesse. Miracle, l’un des deux carnets où Jeanne Proust aimait à recopier certains passages de ses lectures, et ainsi à confesser ses goûts, gisait parmi les trésors du regretté Bernard de Fallois. Sous ce nom, le précieux recueil paraît, savamment analysé et documenté par Luc Fraisse, brillamment préfacé par Marc Lambron, qui montre que cet « herbier de sentences » déborde sa modestie apparente. La psyché de Jeanne et de son fils était « tapissée de littérature », elle et il la tenaient pour la tutrice de leurs vies.

Le carnet est anglais de facture, mais très français de culture, il contient une cinquantaine de pages ouvertes sur les livres que Jeanne a lus et souvent relus, glanant ce qui parlait le plus à son âme, son esprit et ses convictions politiques. Ce n’en est pas le seul reflet, comme le savent déjà les lecteurs de la correspondance de Proust qu’il faudrait pléiadiser en 2022. Les lettres de Jeanne et de Marcel font référence à des auteurs éminents, absents du carnet. On pense à Balzac et plus largement aux romans du XIXe siècle dont ils raffolaient tous deux. Lorsqu’elle se trouve en conversation avec elle-même, Jeanne Proust cite davantage le théâtre de Corneille et la poésie de Hugo et Musset, comme si l’exiguïté du support appelait la concision de la parole, confirmait l’intimité de sa vocation. Classiques et romantiques ont cessé de batailler, elle les adoube avec la même ferveur, convaincue par Stendhal que chaque époque a sa modernité, sa façon de dire le présent et d’empoigner les contemporains. Fille du temps, la littérature en compose aussi l’écume, elle n’a pas à se plier au dogme du progrès ou des regrets. Délié de tout autre obligation que d’enregistrer ses enthousiasmes, notre carnet prend parfois des airs délicieusement désuets. En poésie, Jeanne ne s’aventure même pas jusqu’à Baudelaire, le dieu du jeune Marcel. Cette prudence, avouons-le, a ses revers heureux. Quel plaisir de croiser sous la belle écriture de Jeanne (le fac-similé du carnet en témoigne) un bon mot d’Emile Augier, une fusée de Labiche ou du plus obscur Ximénès Doudan, voire cette perle tirée d’une chronique théâtrale de Gautier : « Ugolin mangeait ses enfants pour leur conserver un père. » Certaines de ces pépites ont rejoint La Recherche, où elles brûlent d’un feu ambigu, flaubertien, entre rire et compassion : « Comble de l’ignorance : prendre l’édit de Nantes pour une Anglaise. » Le terrible humour de Marcel, sa vis comica, vient donc en partie de maman et d’une sociabilité où l’esprit, faculté centrale, disposait d’une palette très libérale. Les reliques du cœur, à côté des vertus du rire, occupent, on l’imagine, une grande place dans la mémoire littéraire des Proust. A la fin du XIXe siècle, le Victor Hugo des Feuilles d’automne ou le Musset de La Nuit d’octobre, comme Charlus le souligne avec attendrissement dans La Recherche, a déjà la saveur des joliesses périmées. Du reste, à ces poètes d’avant, qu’elle chérit au mépris des modes, Jeanne demande plus que les béatitudes du sentiment. Leur côté noir la requiert aussi, trait qu’elle partage avec son génie de fils. Ses préférences, à cet égard, vont aux moralistes du Grand siècle, des plus sombres, La Rochefoucauld et Pascal, aux moins raides, Molière, Saint-Simon et l’adorée Madame de Sévigné. N’oublions pas le prestige poétique et éthique accordé au stoïcisme cornélien, celui des ultimes tirades d’Horace, qui accompagneront Jeanne jusqu’à sa propre agonie. Entre vie et mort, les classiques n’ont donc jamais perdu leurs droits chez les Proust. La chose est connue, bien plus que la filiation orléaniste et républicaine qu’aura transmise Jeanne, petite-nièce d’Adolphe Crémieux, ministre de la Justice en 1848. À Marcel, en 1889, sous une autre République, elle écrivait : « En politique, je suis comme toi, mon grand, du grand parti conservateur libéral intelligent. » Le lecteur des carnets n’a donc pas à s’étonner du nombre de fois où sont cités les barons du centrisme de gauche, Thiers, Guizot, Odilon Barrot et leurs sources plus ou moins immédiates, de Montesquieu à Mirabeau. Jeanne, se décentrant à l’occasion, manifeste une dilection pour la précieuse Histoire de dix ans de Louis Blanc (il s’agit des dix premières années du règne de Louis-Philippe Ier, roi des Français, règne et régime évidemment préférés au Second Empire, spoliateur des biens Orléans). Le culte de l’ingrisme en est aussi l’expression peu commentée du côté Broglie de Jeanne. Marcel en héritera à sa façon. Si grande que soit la tentation de lire ce carnet à la lumière de La Recherche que Jeanne ne connut pas, mais où elle règne, il faut s’en garder, et ne pas le vider de son identité propre. C’est celle d’une femme de tête et de cœur, qui n’admettait qu’une noblesse, celle des gestes et des pensées du quotidien, d’une femme assez étrangère au snobisme nobiliaire qui allait tant compter pour Marcel. Chacun sa peste, sa drogue ou ses lectures. Stéphane Guégan

*Jeanne Proust, Souvenirs de lecture, édition de Luc Fraisse avec la collaboration de Laurent Angard. Préface de Marc Lambron, de l’Académie française, Editions de Fallois, 22€. Sous la même enseigne reparaît Les Plaisirs et les Jours de Marcel Proust, accompagné des illustrations de Madeleine Lemaire, et qui se révèle, relu ainsi, beaucoup plus qu’un sublime péché de jeunesse. Voir ma recension dans La Revue des deux mondes de septembre 2020 (texte en ligne).

CE FUT COMME UNE APPARITION

Cinq ans séparent les deux versions, les deux visions que Caravage nous a laissées du Repas d’Emmaüs. La plus récente, celle de 1606, visible à Milan, seule sur son mur, est généralement la préférée. Elle le doit à son atmosphère méditative, son Christ d’une beauté sombre, l’économie extrême des gestes et sa nature morte réduite au pain et au vin. Michael Edwards, en couverture de son nouveau livre sur la Bible, a retenu la version de Londres (1). Jésus, vêtu de rouge, y touche encore à l’adolescence, les pèlerins laissent éclater leur stupéfaction avec une surabondance d’affects que la lumière élève au drame sacré, les victuailles abondent, une corbeille de fruits en équilibre instable dédouble l’attention et donne au raisin, grappe d’or, une portée eucharistique aussi grave qu’heureuse. Un serviteur blessé au bras, à gauche, y incarne l’incrédulité de celui qui reste encore étranger à la révélation de la nature divine du Christ, ressuscité d’entre les morts. Cet inconnu au verbe haut, ne serait-ce qu’un client parmi d’autres ? A troublemaker ? Dans la capacité des deux pèlerins à reconnaître l’homme qui vient d’être crucifié pour les sauver, dans leur effroi même, Michael Edwards, après Caravage, nous fait entendre ce que fut, à l’origine, la parole de Jésus et de ses apôtres. Si vous la croyez perdue, c’est que vous ne lisez pas la Bible comme elle demande à l’être, dans sa richesse de sens et son fonctionnement littéraire. À condition de refuser tout accommodement du texte primitif, toute interprétation morose ou sentimentale de la Foi qu’il contient, nous dit Michael Edwards, sa force de défi et son intensité de vie restent d’une efficacité rare. En nous éloignant du Livre, nous avons trahi la puissance d’ébranlement des livres, la possibilité donnée aux poètes, aux mots, à leur musique, de modifier le supposé ordre des choses. Une contre-culture inscrite au cœur du vivant, tel se résume le christianisme pour Edwards, dont l’approche se sépare de celle des philologues. Shakespeare, Pascal, Milton, Wordsworth ou Les Cinq grandes odes de Claudel, que Drieu apporta au feu en août 14, lui paraissent de meilleurs ambassadeurs de cet « autre monde » dont l’art porte en lui la possibilité, l’art ou les religions respectueuses du doute et de la « vraie vie ». La formule de Rimbaud avoue un arrière-plan et un horizon théologiques évidents. Du reste, un certain renouveau de la foi, quand il ne faut pas parler de regain apologétique, est traditionnellement associé au romantisme, Chateaubriand, Baudelaire, Flaubert, Verlaine et Huysmans compris. Il serait, en effet, naïf d’ignorer ce qu’eut de catholique leur rapport aux Lumières voltairiennes, au Mal, à la société présente, et surtout leur condamnation des religions qui tentèrent après 1815 d’usurper ou d’adoucir l’autorité du christianisme.

Contre toute attente, contre celle de l’auteur peut-être, le dernier roman d’Alexandre Postel confirme cette étrange ruse de l’histoire qui fit des apostats de l’art, plus encore que des défenseurs de l’autel, des catholiques conséquents (2). La donnée initiale d’Un automne de Flaubert ne me paraît pas aussi convaincante, du reste, que ses effets et l’humour assez noir avec lequel sont traitées les petites misères du vieux viking. À rebours de Postel, je ne crois pas à la prétendue bonté des conseils que Sand donne à l’auteur de Bovary au mitan des années 1870. Entré dans la cinquantaine après la culotte de 1870 et la grande peur de la Commune, Flaubert sent la vie, le désir, l’écriture le fuir. Il tremble devant tout. La bonne George l’encourage – sûr remontant ! – à renouer avec Victor Hugo, rentré d’exil, exposant sa forme olympienne à toute une cour d’hommes et de femmes, versés dans l’humanitarisme vertueux ou le simple culte du grand homme. En donnant coup sur coup le génial 1793 et Histoire d’un crime, Hugo vérifie et répand, outre un souffle unique, sa foi dans le destin républicain d’un pays qu’il aime par toutes ses fibres d’ex-monarchiste converti à la gueuse. Flaubert, lui, a des convictions moins nettes en la matière, il vit en bourgeois mais rêve en aristocrate de l’art nouveau et des pensées impures. La blague lui semble régner partout, en littérature, en peinture, en démocratie, dans les affaires d’argent, mais aussi et surtout chez les idéologues d’une humanité que l’action du progrès et du vivre-ensemble le plus aliénant vouerait au rachat. Après s’être entendu reprocher par Hugo son goût pour Goethe, goût qui rejoint l’espèce d’holisme impersonnel qu’il applique au roman par respect du tout organique, Flaubert, furieux, part chercher le salut à Concarneau… Bains de mer et ventrées de poissons et crustacés sont au programme d’une remise en forme fort iodée, que Postel nous fait partager avec une drôlerie et un sens tout flaubertien du mot qui tue ou émeut, sans gras donc, ni apitoiement. Le plaisir d’exister qui reprend son héros contamine le meilleur du livre. Flaubert, au milieu des sardines, ressuscite. Si le sexe, à deux s’entend, ne le taraude plus autant qu’avant, la verdeur des conversations entre hommes, la magie des séances de dissection, et la ruine évitée de ses finances lui remettent la plume en main, et du baume au cœur. Muscle qu’il a tendre et féroce, comme on sait. Bouvard et Pécuchet peuvent patienter encore un peu. Au fleuve hugolien, Flaubert réplique par Trois contes et, parmi eux, La Légende de Julien l’Hospitalier, qui signe ses retrouvailles avec la religion de son enfance, les vitraux de Rouen, le sadisme inversé en Révélation. Dieu l’avait trouvé, dirait Michael Edwards. Stéphane Guégan
(1) Michael Edwards, de l’Académie française, Pour un christianisme intempestif. Savoir entendre la Bible, Editions de Fallois, 2020, 19€ // (2) Alexandre Postel, Un automne de Flaubert, Gallimard, 2019, 15€.

*Bonne nouvelle, l’exposition Alechinsky trottera, pour parler comme ce peintre des vagabondages poétiques, jusqu’au 12 mars, Galerie Gallimard (30-32 rue de l’Université, 75007 Paris). On profitera de cette rallonge pour jouir des rapprochements toujours subtils, toujours neufs, que son œuvre d’illustrateur, et donc d’accompagnateur, s’autorise entre littérature et peinture. Les plus grands hantent les murs et les vitrines de la galerie, l’humour le plus inoxydable aussi. Une des six lithographies de la série des Mots, et donc des Maux, s’intitule Peindre une toile vierge avec son consentement. Le souvenir de Picabia, de ses facéties verbales et mariales nous revient immédiatement à l’esprit, avec la conscience que les vérifications du Ciel se logent partout. Bonne idée enfin, la maison Gallimard groupe, sous le titre d’Ambidextre (collection Blanche illustrée, 39€), trois anciens volumes, épuisés, de cet écrivain, un vrai, qu’est notre calligraphe éternellement jeune. SG

CHEZ GEORGE(S)

Jules Janin, que plus personne ne lit malgré ses débuts frénétiques, s’était déjà largement embourgeoisé lorsqu’il lui prit de brûler Illusions perdues, le plus beau roman de notre littérature, avec la paille de George Sand et le feu de sa cécité bilieuse. Nous étions en 1839, heureuse époque, diraient nos féministes, où l’on pouvait enfin crucifier en place publique la tyrannie ordinaire des hommes, la sexualité et même l’amour comme servages, sans parler de la barbarie du mariage, voire le crime d’avoir exclu de tout temps les femmes du pacte social (pour citer une courageuse universitaire française, enseignant aux États-Unis, au sujet des « affaires »). Passant à tort pour le roi de la critique, le médiocre Janin couronna donc l’auteur d’Indiana et de Lélia en haine du vrai romantisme, pas assez lissé et « éthique » à son goût. Deux siècles plus tard, je ne suis pas sûr qu’invoquer Janin, comme le fait José-Luis Diaz, soit le meilleur moyen d’encourager notre époque à lire les quinze romans de Sand, quinze sur soixante-dix, qui viennent de rejoindre, sous le pavillon de La Pléiade, Histoire de ma vie (1). Ce livre de souvenirs réagencés, vrai chef-d’œuvre, hanté qu’il est par le romanesque pur et les lectures de l’adolescence, signale les vraies motivations des fictions à venir, soit le bonheur de conter et de s’éprouver multiple à travers ses personnages. On prise Sand aujourd’hui pour des raisons moins esthétiques. La cause des femmes dans le sillage de Balzac et Stendhal (dont elle démarque souvent Le Rouge et le Noir), sa croisade républicaine à partir des années 1840, lorsqu’elle crée La Revue indépendante avec Pierre Leroux et Louis Viardot, son retour aux champs vers 1848, tout cela inspire le respect, mais ne produit pas nécessairement de bons romans (2).

Or, surprise, ces livres que ma génération a négligés, voire détestés, leur préférant Balzac, Stendhal, Baudelaire et Barbey d’Aurevilly, valent mieux que le catéchisme que l’on claironne ou dénonce en eux. Toutefois, pour les lire comme il convient, il faut couper le filtre victimaire, humanitaire, qui colle trop souvent à leur étrange tabac. Sand, que l’argent angoisse et pousse aux excès, a évidemment trop écrit et trop publié, au contraire de son « vieux » Flaubert, dont elle moquait la lenteur et n’aimait pas le réalisme, trop cru et trop dur. Mais n’oublions pas qu’elle se reprochait son rituel des vingt pages par jour quand l’inspiration les désertait. Il faut donc trier parmi sa production, comme Diaz s’y emploie (mixant le connu et l’oublié dans les deux tomes de La Pléiade), et même trier dans chaque roman, ou plutôt accepter leur nécessaire balancement entre la vérité de l’émotion, la force d’observation, l’humour dont elle était capable, ses figures d’artistes ou de musiciens libres comme l’air, et le consentement aux archétypes, redondances de scénario et happy ends. Son juste dégoût de la littérature faussement exubérante et rebondissante (le genre Eugène Sue) n’a pas suffi à écarter d’autres pièges, comme celui d’entremêler à ses intrigues, pas toujours imprévisibles, « un plaidoyer en faveur d’un généreux sentiment ». C’est, au vrai, la passion et souvent le libertinage, celui qu’elle accusera Musset d’avoir chéri dans Elle et lui (grand livre plein de mensonges), qui sauvent un imaginaire trop docile aux héroïnes « admirables ». Delacroix savait débusquer chez les autres leur humanité torturée, leur pente au sadisme et à la mélancolie, il n’a pas peint autrement son amie Sand qu’elle n’a brossé, à certains égards, sa comédie humaine, plus balzacienne que prévu. Stéphane Guégan

(1) George Sand, Romans, tome I (67€) et II (63€), édition publiée sous la direction de José-Luis Diaz avec la collaboration de Brigitte Diaz et Oliver Bara, La Pléiade, Gallimard.

(2) Dans ses très remarquables Scènes de lecture. De saint Augustin à Proust (Folio Classique, Gallimard, 9,10€), réflexion sur les façons dont la littérature décrit et induit ses propres modes de lecture,  Aude Volpilhac retient un roman trop oublié de George Sand, Le Secrétaire intime (1834), qu’elle glisse entre Volupté et La Confession d’un enfant du siècle, entre Sainte-Beuve et Musset, deux « hommes » qui ont compté dans le double destin, la femme et la plume, de la première. Sand, sous les traits d’une princesse italienne de plus de « trente ans », y fait vivre un de ses doubles rêvés, une ondine vorace, riche, savante, belle et désirée d’un double de Julien Sorel, comme le note Aude Volpilhac. Signalons enfin, l’entrée de Gabriel dans Folio Théâtre (Gallimard, édition de Martine Reid, 8,50€), une pièce de 1839 qui n’a jamais été jouée avant le XXe siècle. On aime aujourd’hui à rapprocher son indéfinition générique des effets latents de la bisexualité de l’auteur, ici fort tributaire de la Fragoletta d’Henri De Latouche et de la Maupin de Théophile Gautier. En 1831, Sand proclamait courageusement que « le génie n’a pas de sexe » tout en se proposant de dévoiler d’autres aspects de ce qu’elle nommait « l’éternel féminin ». Aurait-elle remis en cause jusqu’à la « vieille idée » d’une « différence naturelle des sexes », comme on le croit et l’écrit aujourd’hui ? Malgré sa juste croisade émancipatrice, j’en doute. SG

FELIX CULPA

De Sade, on ne sort pas, pas plus que lui de ses prisons. Il en est une nouvelle qui insupporte Gérard Macé, une nouvelle tyrannie d’autant plus virale qu’elle contamine, invisible, non dite, le discours savant et médiatique du moment. Sans attendre, Macé désigne à son lecteur ce « retour d’un ordre moral qui s’exprime comme toujours au nom du bien. […] nous assistons au retour de la bigoterie, de la superstition, pire encore, de la condamnation pour blasphème. » Plus loin, passant de la théorie à la pratique, il rappelle ce fait qui n’a pas été relevé par les montreurs d’images de la presse française : « Un article récent du New York Times réclamait qu’on signale dans les musées, à l’aide d’un logo spécial, les toiles dont les auteurs auraient abusé des femmes, à commencer par Egon Schiele et Picasso. Une inquisition d’un nouveau genre se met donc à juger les morts, par définition sans défense, devant un tribunal posthume aussi arbitraire qu’illégitime. » Anticipant ce genre de désagrément, qui vient de la confusion naïve entre l’auteur et son livre, livre qui a sa morale propre chez les grands, Sade avait eu ce mot sublime sous la Révolution : « il n’est pas dit que l’on soit un coquin pour avoir de la singularité dans les plaisirs ». Ajoutons : « dans ses écrits ». Le sadisme relève du papier, du fantasme avoué, en dépit de toutes les folies que le marquis s’autorisa et fit subir aux complices de ses jeux amoureux plutôt tendus. Il ne savait jouir dans la banalité des ébats. Les images et la fiction lui étaient indispensables. Il avait le coït littéraire, les mots et les pensées l’enflammaient, au point qu’il faisait l’hommage de « coups de poignet », en prison, à sa formidable épouse, destinataire de chaudes missives. Mais cet athée, cet homme des Lumières, et non des contre-Lumières, comme on aime à le dire, s’il ne voyait pas dans la douleur la preuve du rachat, y décelait la marque du diable, notre locataire préféré.

Satanisme encore… Chaque jour le confirme, Huysmans a réussi son retour, multiple, en librairie. Avec des bonheurs d’écriture variables, et plus ou moins de courage intellectuel, nos journalistes littéraires chantent la pléiadisation de l’anti-moderne, sans toujours comprendre que le meilleur de l’auteur, À rebours et quelques autres romans mis à part, se loge dans sa critique d’art. L’exposition d’Orsay, on l’espère, remettra les pendules à l’heure. En 1985, la réhabilitation de Joris-Karl commençait à peine. Le centenaire d’À rebours, amorcé par l’édition Folio de Marc Fumaroli, avait poussé Pierre Brunel et André Guyaux à consacrer un cahier de L’Herne à ce Huysmans en qui la vulgate universitaire aimait personnifier l’esprit de la « décadence », dont on ne savait pas trop s’il fallait la classer parmi les forces délétères de la fin du XIXe siècle ou les signes précurseurs d’une réponse à l’avachissement de la société démocratique. La décomposition nationale dans laquelle nous baignons a tranché. Le volume de 1985, en l’état, vient d’être réédité et sa perspicacité confirmée. La supposée rupture entre le romancier naturaliste et la période post-À rebours y était déjà remise en cause, non moins que la conversion catholique comme table rase. Une certaine éthique de la vérité intérieure s’y accomplit, s’accompagnant d’une critique des illusions propres à la IIIe République. Aux différents essais une série de documents étaient joints, fort utiles, notamment sa recension oubliée de la 3ème livraison du Parnasse contemporain en 1876, l’année où Huysmans subit une double commotion : les Degas de la IIe exposition impressionniste et L’Apparition de Gustave Moreau. Il traite les poètes parnassiens comme s’il visitait une exposition de tableaux, dominée qu’elle serait par les croûtes, infidèles à Gautier et Baudelaire. La cruauté étant son luxe, il cite au sujet de ces apostats le Salon de 1846 du grand Charles. Les singes du sentiment avaient pris le pouvoir. En sommes-nous libérés ?

Restons un peu avec Baudelaire puisque Folio classique a la bonne idée de vouloir nous faire lire ou relire EurekaDernière des traductions d’Edgar Allan Poe qu’ait publiée son meilleur champion français avec Mallarmé, cette longue nouvelle souffre encore d’une réputation d’illisibilité. Cosmogonie ténébreuse, elle ment à son titre solaire avec un rien d’humour noir, comme l’aurait dit Huysmans (on sait que Poe est l’un des auteurs d’élection de Des Esseintes). L’Américain, peu de temps avant de mourir, crut avoir trouvé la clef du « grand secret », liant l’origine du monde à sa destruction inévitable. Le chaos final, selon Poe, est indépendant du vouloir des hommes, thèse qui devrait ravir les criminels de toute nature qui précipitent l’agonie de notre terre. Saisi d’effroi devant son hypothèse très étayée, Poe pensait écouler un millions d’exemplaires de son livre. Las, 500 copies s’en vendirent. Et la traduction de Baudelaire, un bijou, n’eut guère plus de lecteurs… Le très bel article de Judith Gautier, elle a 19 ans alors, n’y fit rien. Il est associé à la présente édition et explique que Baudelaire ait adressé une lettre de remerciement à la fille de son ami Théophile. Étrangement, comme les éditeurs le suggèrent, le poème en prose qu’est Eureka, dans son dédoublement narratif, n’est pas sans faire penser au Peintre de la vie moderne, cet acteur et observateur du spectacle que ses croquis alertes fixent dans la nuit des consciences, autre cosmos.

Baudelaire menait André Suarès à ces génies qui l’empêchèrent désespérer de la vie et des hommes, Pascal, Dostoïevski ou Rimbaud. On dira de lui ce qu’il disait des écrivains dont il mesurait le revival indéniable : Suarès « grandit sur l’horizon de l’art et de la pensée » de notre époque. Réédition après réédition, il s’impose et nous en impose, culture, langue, impertinence à l’égard des valeurs établies, lucidité politique au temps des marchands du bonheur collectivisé. Dans les années 1920-1930, justement, il faisait l’admiration de la génération montante, un Malraux ou un Drieu. Paulhan, bon nez, l’avait ramené dans l’écurie de la NRF, dont sa mésentente avec Rivière l’avait chassé. Redevenu un pilier de la revue, aux côtés de Gide, Valéry et Claudel, il y apportait une couleur et des positions qui ne plaisaient pas nécessairement aux autres. Mais tel était le génie de la revue qu’elle ne fonctionna jamais selon une partition unique. Drieu, fin 1940, s’en souviendrait. Bartillat et Stéphane Barsacq nous proposent un échantillon des curiosités de Suarès, servies chacune par un français étincelant, déjà hussard, sans doute parce qu’aussi pascalien que stendhalien. Les formules fusent, non pas à chaque page, mais à chaque phrase ou presque. Ce Juif marseillais avait raflé tous les prix d’excellence, adolescent, avant de s’octroyer celui de n’appartenir à aucune secte. Rimbaud l’avait illuminé en 1886, à jamais. Il avait pour les phraseurs et les poseurs des mots sans appel, et laissait ses passions se corriger l’une l’autre. Pascal et Péguy contrebalançaient Wagner et Nietzsche. Quant à son mépris des dictatures qu’il vit fleurir, à Moscou, Rome ou Berlin, il ne le priva pas de chanter D’Annunzio, ce Des Esseintes aspiré par une renaissance latine en acier trempé.

Histoire(s) insolite(s) du patrimoine littéraire, outre le savoir et l’esprit qui s’y disputent l’attention du lecteur, a ceci de remarquable que Gérard Durozoi fait alliance avec les amoureux, les fous, comme lui, du livre, texte, objet et destin… Ainsi salue-t-il Suarès qui, avant Aragon et Breton, moins experts en bibliophilie, s’occupa de la bibliothèque de Jacques Doucet. Il le convainc notamment d’acquérir l’exemplaire des Chants de Maldoror qui avait appartenu à Poulet-Malassis, l’éditeur de Gautier, Banville et Baudelaire. Suarès mit aussi la main sur des lettres de Lautréamont. Tout le symbolisme, petits et grands, livres et revues, va y passer. Quand on aime, on ne compte pas. D’argent, Doucet ne manquait pas. Aux moins fortunés, Durozoi donne l’illusion de les autoriser à feuilleter centaine de merveilles, tous genres et toutes époques confondus. Elles n’ont pas été sélectionnées pour les mêmes raisons, mais celles qu’allègue Durozoi, et explicite à travers de courtes notices admirablement troussées, emportent toujours l’adhésion. On glanera aussi, chemin faisant, quelques paroles d’or. D’Heine, le plus grand poète allemand, en butte très tôt à l’antisémitisme de son pays : « Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les hommes. » Autre perle, au sujet d’un des plus grands best-sellers du XIXe siècle, La Case de l’oncle Tom, Flaubert à Louise Colet, le 9 décembre 1852 : « Est-ce qu’on a besoin de faire des réflexions sur l’esclavage? Montrez-le, voilà tout. » À défaut de pouvoir montrer son musée idéal, Durozoi le décrit. Il n’oublie pas les leurres et les déconvenues, comme cette édition des Fleurs du mal de 1857, qui aurait porté un ex-libris de Baudelaire lui-même. Propriété de Pierre Bergé, les prix allaient flamber quand on comprit que la marque de propriété, avec serpent accompagné, était une « création » de…. Félix Vallotton !

Sans doute Suarès aurait-il dit son enthousiasme de lecteur et de chineur pour le livre très provocant que Franco Piva a dédié à l’un de ces événements artistiques que la doxa moderniste nous empêche de goûter et de comprendre… Notre histoire littéraire reproduisant sans le savoir la bataille d’Hernani, et évacuant ceux que les romantiques accablèrent de leur haine homérique, une partie de notre patrimoine n’a plus droit de cité. Au nombre des sinistrés, des vaincus de la mémoire collective, Casimir Delavigne (1793-1843) tient son rang et appelle un nouvel examen de ses mérites. Celui que Gautier tenait cruellement pour le Delaroche de la poésie et du drame y apporta, au cours des années 1820, une vigueur que les hommes de 1830 ont préféré vite étouffer. L’injustice est flagrante et l’entreprise de réhabilitation, dont se réclame Franco Piva, nous ramène intelligemment aux premiers éclats de Delavigne, quand Beyle appelait de ses vœux la relève d’une tragédie moderne qui fît mieux que les Anglais et les Allemands. Le très patriote Casimir débuta en pleurant Waterloo et le Louvre vidé de ses chefs-d’œuvre. Mais son coup de force fut de broder, sur une histoire vénitienne portée à la scène par Byron en 1821, son Marino Faliero de 1829. Avant le Dumas d’Henri III et sa cour, Delavigne redistribue les cartes dramatiques en tous sens. Il joue de l’indécision du Théâtre-Français devant ses audaces et de l’indifférenciation des genres, puisque sa pièce fusionne tragédie et mélodrame, rejoint même physiquement le boulevard. La première a lieu, en effet, dans les murs du Théâtre de la Porte Saint-Martin, qui profite d’acteurs prodigieux, d’une salle rénovée, du public qui boude le répertoire trop usé, et de la protection des Orléans. Delavigne, en outre, y est mieux payé, son drame historique mieux mis en scène, son effet médiatique mieux orchestré. Rémusat et Nodier crient au chef-d’oeuvre, le second prédit « une date qui ne s’effacera jamais ». Or l’oubli, un oubli cruel, a vite frappé Marino Faliero et son auteur. La redéfinition du tragique et la dérégulation des scènes parisiennes lui doivent pourtant beaucoup. Ingrats que nous sommes, nous préférions en attribuer le mérite à Hugo, Dumas, Vigny, Musset, Mérimée, et à eux seuls.

Le premier Proust a longtemps appartenu au silence des belles endormies. Au début des années 1950, Bernard de Fallois, poussé par André Maurois, le tira de ce sommeil qui n’avait que trop duré. En un éclair, à la façon des Hussards, ses amis d’alors, le jeune homme fit paraître Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve, à la barbe de Sartre et des Proustiens officiels qui pensaient symétriquement avoir fait le tour de la question. Mais les années 1890, celles d’un Marcel en quête de soi, sexe et écriture, n’avaient pas encore tout révélé d’elles-mêmes. Les Plaisirs et les Jours, que les Editions de Fallois rééditeront bientôt dans leur premier habillage de gravures, n’épuisent pas la veine des courts récits que Proust rédige en marge de la cathédrale en construction. Il écarta du recueil de 1896 un certain nombre de nouvelles qui, à l’exception d’une, paraissent enfin, certaines abouties, d’autres inaccomplies. Ce ne sont pas les moins belles. Luc Fraisse en donne une édition savante et sensible, enrichie d’annexes passionnantes, où se confirme la tête philosophique et sociologique d’un Proust saisi par ce que son ami Daniel Halévy nommera  » la fin des notables ». Le présent recueil s’ouvre sur le bijou de ces inédits, Pauline de S., laquelle Pauline lutte contre un cancer incurable par une dose quotidienne de jouissances certaines, la conversation la plus désendeuillée, quelque pièce de Labiche, une opérette… Pourquoi méditer sur la mort avant de quitter la vie ? On en aura bien le temps plus tard. Ce n’est pas la seule nouvelle débitrice du « roman mondain » dont Luc Fraisse montre bien ce que Proust en garde et en rejette. Il y a du La Bruyère en Proust plus que du Bossuet. Il y aussi du Balzac, celui d’Illusions perdues, et du Barbey, celui du Rideau cramoisi, ces écrivains du bonheur d’avant, du bonheur de se retourner sur les heures disparues, arrachées à l’imperfection du réel ou à sa terrible fugacité. Contre la fuite des jours, seul l’éthique du plaisir est à cultiver. Le reste est littérature, mauvaise littérature. Sa « griffe d’authenticité » en préservait déjà Proust.

Colette, qui vint tardivement à Proust, a moins attendu pour soumettre la photographie à son incroyable et si félin pouvoir de séduction. L’enfant intrigue, l’adolescente trouble, la femme subjugue, l’objectif plie. C’est que la fillette est déjà femme, et que l’écrivaine a nourri très tôt en elle des dons et des désirs d’actrice fatale. À ceux qui ont adoré la biographie de Gérard Bonal, glosée ici-même en septembre 2014, il manquait le film ininterrompu de ce destin volontiers médiatique. La vie de Colette coïncide avec le développement de la vidéo-sphère chère à Régis Debray. Maîtriser les mots et maîtriser l’image de soi vont ensemble. La scène et le cinéma, quand ils n’adaptent pas ses meilleurs romans, en prolongent la vitalité et la sensualité dès qu’elle s’empare elle-même des théâtres et des écrans. La moisson de Frédéric Maget est donc aussi riche que variée, ses commentaires toujours justes, notamment quand il s’autorise à moucher ce peine-à-jouir de Mauriac. Les « livres admirables » de la grande Colette lui paraissaient de ceux qui nous salissent un peu… Cocteau, moins boutonné, s’y sentait vivre plus intensément. Elle et lui se verront beaucoup sous l’Occupation où ils sauront, dans les moments tragiques, faire jouer leurs relations. Quand son dernier mari, Maurice Goudeket, qui est juif, est emporté par la « rafle des notables » de décembre 1941, Colette frappe à toutes les portes : « Il n’y a pas démarche qu’elle ne fût prête à entreprendre, devait écrire le miraculé. Qui l’en blâmera ? » La presse clandestine s’en chargera, de même que ses collaborations au Petit Parisien, à Comœdia et à La Gerbe lui seront reprochées. Elle y chante pourtant sa terre, sa vieille Bourgogne, plus que l’Europe trompeuse du Reich.

On connaît l’opposition d’Ernst Jünger (1895-1998) à Hitler, qui fut loin d’être tardive. Il professa la même animosité viscérale envers Staline sur les méthodes et les mensonges duquel il était très bien informé dès les années 1920. Le tournant totalitaire ne faisait que commencer, il ne cesserait de confirmer les pressentiments du soldat de 14-18, un soldat magnifique, dont chaque blessure, chaque décoration disait la bravoure exemplaire, mais un soldat déchu de ses illusions… Le divorce de l’action et de la pensée a largement disqualifié l’œuvre théorique du XXe siècle. Ne cherchons pas plus loin ce qui fait, en revanche, la valeur intacte des livres de Jünger, dont Julien Hervier, son meilleur connaisseur et avocat, montre comment ils sont le fruit d’une expérience à la fois désenchantée et combattive du monde moderne. Les dix essais qui se présentent à nous dans le format idéal de la Pochothèque tirent une grande partie de leurs lumières de l’engagement physique et moral d’un jeune homme presque autodidacte, auquel la guerre à vingt ans fut un dur professeur. Elle le fit homme, elle le fit écrivain, grand par le verbe, plus grand encore par l’intelligence qu’elle lui ouvrit sur lui-même, ses ivresses nietzschéennes et la leçon profonde du conflit : l’acier n’était plus le métal du dépassement de soi, il était devenu la Loi sous laquelle les hommes, qui croyaient en avoir été les maîtres, plieraient désormais. Les orages désirés accouchaient du règne de la technique. Heidegger, lecteur fanatique et durable de Jünger, reste le pourfendeur le plus décisif de cette dérive déshumanisante. L’homme est un loup pour l’homme, l’homme du XXe siècle plus encore, le recul de Dieu ayant abattu toute limite au nihilisme et au saccage de la Terre natale. De notre misère existentielle, politique et écologique, les champs de bataille lunaires de 14-18 avaient tôt dressé le décor d’Apocalypse.

On continue à en écrire de belles sur la façon dont nos grands écrivains ont traversé les années sombres… Giono, l’immense Giono, reste une des cibles préférées de la gente journaleuse, toujours prête à exhumer l’inexpiable « pétainisme » des lettres françaises, inexpiable et même invétéré puisqu’il faudrait en traquer les origines bien avant le maréchal. Le Virgile de Manosque n’avait pourtant pas attendu Vichy pour prendre la défense d’un pays et d’une paysannerie qu’on commençait à brader au nom du progrès et du profit. Emmanuel Berl et Simone Weil sont loin d’avoir désapprouvé, comme on sait, la composante rurale du maréchalisme. Giono ne crut pas bon de se déjuger après la défaite. On le lui reproche plus aujourd’hui que son attitude, celle d’un pacifisme aveugle, au moment des accords de Munich. Il y a, d’ailleurs, progrès dans l’insulte. Le très beau et très informé catalogue de l’exposition Giono (MuCEM, Marseille, jusqu’au 17 février) reproduit quelques documents accablants, issus de la clique moscovite avant et surtout après la guerre (il fallait faire oublier le pacte Ribbentrop-Molotov, la guerre d’Espagne, etc.). En novembre 1938, Nizan brocarde méchamment l’utopie paysanne de Giono au nom des masses et des usines, grosses, comme on sait, d’un avenir radieux… Pire, fin 1944, le sordide Tzara, dans Les Lettres françaises, crucifie le « romancier de la lâcheté » en pointant la toute-puissance que cet écrivain supposé pré et pro-nazi aurait attribué à la Nature aux dépens des hommes, ces constructeurs d’un destin commun… Cela sentait le vieux règlement de compte. En 1935,  Drieu avait nettement séparé Giono de ce qu’il appelait « la littérature communisante », et Giono lui-même, commentant  La Révolution trahie de Trotsky, un an plus tard, y soulignait une phrase de longue portée : « Les amis lyriques et académiques de l’URSS ont des yeux pour ne rien voir ». Lui, Giono, eut une plume pour forger et répandre ses convictions. Il le fit même sous la botte, tout en cachant, dans ses collines et ses fermes perchées, des Juifs et des gars du STO qui témoignèrent. Dont acte.

Avec Giono, Aragon, égal à lui-même, tourna ses aigreurs et sa servilité de parti en fureur inquisitoriale. Cette hargne détestable n’eut pas que des effets négatifs. Dans les années 1950, acclamé par les Hussards pour sa mue stendhalienne réussie, Giono continuait à alimenter la jalousie d’Aragon. Sa réponse, ce fut La Semaine sainte, le récit de la fuite de Gand, la contre-épopée de Louis XVIII entouré des beaux mousquetaires, Géricault et Vigny en tête, qui faisaient frissonner le mari d’Elsa et sa libido à double entrée. La part que prit Horace His de La Salle à l’aventure gantoise nous échappe encore, c’est regrettable. Âgé alors de 20 ans, ce garçon de bonne naissance avait donc fait le pari des Bourbons restaurés comme une partie de la jeunesse lasse de l’Empire. Si l’exposition du Louvre, hommage à l’un de ses donateurs les plus généreux et romanesques, nous offre de nombreux exemples de son goût et de sa munificence, elle n’oublie pas de signaler l’espèce de nostalgie que le collectionneur entretenait pour la vie militaire. Quo ruit et letum, Où il se précipite, la mort aussi : telle était sa devise intime, adaptée de celle des Mousquetaires, et tel le socle d’un imaginaire si actif qu’His de La Salle concevait ses collectes de chefs-d’œuvre à l’étranger et ses achats en salles de vente, face à la concurrence, comme autant d’actions héroïques. Certaines feuilles, non les moindres, vibrent de ces ardeurs guerrières. De Van Dyck à David et Girodet, la guerre parle, le sang coule. Mais il est un artiste qui réalise mieux encore l’idéal secret du collectionneur, mieux même que Poussin et Prud’hon pour lesquels son addiction était sans bornes, ce fut Géricault, évidemment. Il domine la sélection pourtant peuplée d’artistes aussi puissants que Raphaël, Léonard ou Lucas van Leyden… Mais notre cœur français leur préfère de loin, outre le peintre du Radeau et des centaures modernes, Charlet, Gavarni et même Marilhat l’Africain, adepte du kif où Horace le rejoignait par dessins interposés. Stéphane Guégan

*Gérard Macé, Et je vous offre le néant, Gallimard, 19€ /// Pierre Brunel et André Guyaux (dir.), Cahier Huysmans, Editions de L’Herne, 1985 [2019], 29€ /// Edgar Allan Poe, Eureka, édition de Jean-Pierre Bertrand et Michel Delville, Folio classique, Gallimard, 7,40€ /// André Suarès, Miroir du temps, Bartillat, préface de Stéphane Barsacq, 25€ /// Gérard Durozoi, Histoire(s) insolite(s) du patrimoine littéraire, Hazan, 24,95€ /// Franco Piva, Marino Faliero à la Porte Saint-Martin. Historie d’un (très ?) grand événement littéraire, Honoré Champion, 65€ /// Marcel Proust, Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites, édition de Luc Fraisse, Éditions de Fallois, 18,50€ /// Frédéric Maget, Les 7 vies de Colette, Flammarion, 29,90€ /// Ernest Jünger, Essais, édition établie, présentée et annotée par Julien Hervier, Le Livre de Poche, 26,90€ /// Emmanuelle Lambert et Jacques Mény (dir.), Giono, Gallimard / MuCEM, 39€ /// Laurence Lhinares et Louis-Antoine Prat (dir.), Officier § gentleman au XIXe siècle. La collection Horace His de La Salle, Louvre / Liénart, 29€.

JOYEUX NOËL

Je ne crois pas me tromper en affirmant que François 1er et l’art des Pays-Bas est l’exposition la plus érudite du moment, et la plus sophistiquée dans le meilleur sens du terme. Vingt ans de recherches transfrontalières s’y déploient, sous la conduite de Cécile Scailliérez, dans une succession éblouissante de tableaux, dessins, estampes, sculptures pimpantes, livres de prière et même vastes vitraux. Les moyens sont grands, les résultats plus grands encore. Nul ne pourra plus ignorer que le cœur de François 1er ne battait pas seulement pour l’Italie. Le goût du roi, les besoins du royaume et l’attrait des foyers picards ou bourguignons, expliquent cette vaste diaspora d’artistes venus des Pays-Bas. Migration des individus, migration des formes. Sait-on que l’art de Jérôme Bosch a pénétré notre sol sur le dos de tentures, y compris Le Jardin des délices ? Celui qu’on n’a pas oublié, c’est le fulgurant Clouet, né probablement à Valenciennes et né coiffé. Avant de devenir une sorte d’Ingres des temps anciens, gravité, folie descriptive et fine psychologie, le portraitiste du roi et des grands prolonge un lignage de peintres attachés aux ducs de Bourgogne. Un peu avant Pavie, et dans le souvenir du Charles VII de Fouquet, Clouet cueille son royal protecteur dans la fleur de sa puissance. Le roi s’entoure aussi de tableaux de Joos Van Cleve dont le portrait de son épouse, la sœur de Charles Quint, toute enveloppée de la mode espagnole du temps et détachant le menton et la bouche des Habsbourg sur un fond vert très 1530. Le portrait fut longtemps un privilège du Nord, que les Italiens n’osaient leur disputer. Mais ce ne fut pas le seul espace qu’occupèrent les transfuges. Il faut lire le catalogue d’exposition, une mine inépuisable, pour se familiariser avec ces hommes qui peignirent « l’histoire » dans tous les médiums. Il serait évidemment naïf de les croire coupés du Sud. La sublime Déposition de croix de Noël Bellemare, peinte vers 1525, fait pivoter sa belle Madeleine chamarrée à la manière de Raphaël. Et c’est encore le divino Sanzio qui passe une tête dans la Vierge à l’Enfant de Grégoire Guérard. L’Italie n’était jamais très loin des cœurs et des pinceaux.

Ouvrons, à cet égard, la nouvelle publication de Stéphane Loire, l’impeccable connaisseur des trésors italiens du Louvre. D’origine royale à plus d’un titre, puisqu’il abrite les tableaux de la Couronne et s’ébauche sous Louis XVI, le plus grand musée du monde est largement doté en chefs-d’œuvre ultramontains, de Cimabue au Caravage, de Fra Angelico à Guido Reni, ou de Raphaël à Léonard. Là ne s’arrête pas la ronde des merveilles et le XVIIIe siècle, malgré les apparences, n’est pas le parent pauvre que l’on croit… Avec une science incomparable et un sens de l’écriture qui nous change des bavardages inutiles, Loire soumet un corpus de près de 500 tableaux, première surprise, à ses rigoureux critères d’analyse. Autographie, datation et historique ne sont pas de vains soucis, ni de maigres apports à celui qui veut y voir net, avant de juger des œuvres et de leur droit à notre attention. Faut-il rappeler qu’en matière d’histoire du goût, les tocades d’hier valent celles du bel aujourd’hui? Nos raisons de préférer telle école plutôt que telle autre ne sont pas plus légitimes que les choix, parfois éloignés ou même opposés, de nos aïeux. Et quels aïeux ! Qui dira la poésie des vieilles provenances, qui sont autant d’invitations au voyage, temps et espace ? Car ces tableaux ont migré entre mille mains avant de devenir la propriété inaliénable de la Nation. Il ont été achetés en Italie ou à Paris, à la faveur d’un marché de l’art qui y était encore de première force, et leurs détenteurs comptent alors des Anglais du Grand tour comme des collectionneurs du reste de l’Europe, des prélats, des laïcs, des hommes, des femmes… Le statut des œuvres, non moins capricieux, va de la commande d’Église à la commémoration politique, de la sphère académique aux anciennes prescriptions du marché. Venise, normal, se taille la part du lion. Mais si géniaux que soient Canaletto, Guardi, Bellotto, Longhi et Tiepolo, les évolutions récentes de la curiosité ont redonné tout leur lustre à des noms moins répandus, des Bolonais Crespi et Creti à ces Pietro Bianchi, Trevisani,  Cadès et Batoni, romains ou pas, mais que la ville de Saint-Pierre attira ou fixa à l’heure où s’y préparait la révolution des formes dont David ne fut pas le seul artisan.

Y donnera-t-on enfin à Joseph Suvée (1743-1807), autre Flamand de France, une place de choix ? Le dit néoclassicisme, son cas nous le rappelle, fut une officine internationale, ouverte aux quatre vents des Lumières et des ambitions d’une jeunesse écartelée entre Paris et Rome. Si l’on y ajoute Bruges dont Suvée est natif et qui ne s’effacera jamais, ces deux villes bornent un destin peut-être plus singulier que l’art même du peintre. Je n’ai pas encore vu l’exposition de Tours mais elle s’accompagne d’un catalogue, d’un livre plutôt, comme on aimerait en lire plus souvent. Sans jamais sortir de l’estime mesurée qu’inspire aujourd’hui la manière gracieuse de Suvée, plus tributaire de Guido Reni et de Batoni que de Rubens, Sophie Join-Lambert et Anne Leclair situent définitivement leur héros sur l’échiquier mouvant de l’Europe des années 1780-1800, quand peindre, se pousser dans les institutions légitimantes et faire de la politique n’ont jamais été aussi nécessaires et périlleux. Le périple accidenté de Suvée débute donc à Paris en 1764, sur le versant négatif du règne de Louis XV. Mais le jeune homme n’en sait rien. Il a des dons, une solide formation et le désir de réussir en dehors de Bruges. En 1771, l’élève du bon Bachelier décroche le Prix de Rome et l’emporte sur David. Cela laissera des traces. Avec d’autres, il tire l’art moderne vers une sévérité et un naturalisme neufs. La ville Éternelle catalyse le besoin de réforme de toute une génération. Ce Suvée aux superbes sanguines, dignes de Fragonard et Hubert Robert dans le paysage, s’affadit un peu sur la toile. Qu’on compare sa Naissance de la Vierge avec celle que le jeune Vouet avait peinte dans sa jeunesse romaine… Les tableaux du retour, destinés au Salon, peinent aussi à se réchauffer et se remplir. La simplicité antiquisante à laquelle s’astreint Suvée l’écarte de sa part plus sensuelle, répand une lumière grise sur une palette qui ne demande qu’à redevenir flamande. S’il échoue à convaincre la critique d’art de son temps, il conforte ses appuis dans le corps académique. Et il aurait pu accéder en 1792 à la direction du palais Mancini, la Villa Médicis d’alors, si David ne lui en avait barré la route de toute sa fièvre jacobine. Dans une lettre à Topino-Lebrun, autre peintre enragé, l’homme des Horaces s’acharne sur la compagnie aristocratique et « l’horrible Suvée, l’ignare Suvée », le plus compromis d’entre tous ! Il semble que le bon David soit derrière l’incarcération du « cafard » à l’été 1794. Cette mésaventure, ironie du sort, nous vaut le chef-d’œuvre de l’innocent, son portrait de Chénier (en plus de la Dibutade de la couverture). Suvée, retour à l’envoyeur, expose son Chénier au Salon de 1795. Autre victoire, quelques mois plus tard, il se voit confier la direction de l’Académie romaine, qu’il transporte sur le Pincio en 1803. Il ne l’avait pas volé.

Étonnant musée de Lille qui s’offre le luxe, le mot est à prendre en bonne part, d’organiser la première rétrospective française jamais consacrée à Millet depuis 1975. Paris traînait, Bruno Girveau n’a pas hésité. Un commissariat français, alors que le peintre est supposé appartenir au domaine d’expertise des seuls Américains, ce n’est pas banal non plus. Chantal Georgel, après avoir signé la synthèse la plus utile sur l’artiste, a imaginé une exposition où se font constamment entendre deux voix, celle de l’artiste, dont on a peut-être pas assez tenu compte, et la sienne. Thèmes attendus, mais réexaminés à la lumière des connaissances actuelles, et nouvelles interrogations alternent en respectant cette double entente. Les premiers coïncident avec la façon dont l’artiste s’est construit au tournant du romantisme et du réalisme, prolongeant l’un dans l’autre par la réinvention rustique, à la fois dérangeante et réconfortante,  de la vieille pastorale. Si les années de formation méritaient une section entière, c’est qu’elles invalident l’idée de l’innocent aux mains pleines. Fraîche et même leste sensualité, d’un côté, gravité et même sombre enracinement, de l’autre, les deux veines de l’artiste datent de l’époque où, jeune encore, il regarde aussi bien Poussin que Boucher et Delacroix. Son Semeur, tableau magique, formidable symbole de 1848, a encore un pied dans le XVIIIe siècle, mais moins que les nus gaillards. Millet le rural trouvera plus vite son public que Courbet le brutal… Telle est du moins l’opposition convenue que la presse tend à accréditer assez vite. En dehors des concessions au marché, les choix stylistiques de Millet le portent naturellement vers l’eurythmie, la citation des maîtres anciens et la célébration, pas toujours solaire, de la vie organique. On sait qu’il se reprochait d’avoir à trahir parfois la rude ethnographie et le style âpre de ses meilleurs tableaux. Pour faire oublier  ses petites bergères trop attendrissantes, L’Homme à la houe ou La Famille du paysan se dépouillent de toute séduction étrangère à leurs sujets. A Alfred Sensier, qui rêvait d’un George Sand en peinture, Millet avoua ne pouvoir accepter cette rusticité factice. Mais le poète des gueux s’inquiète aussi de l’âme de ses modèles, de leur vie intérieure, surprend leurs rêveries, laisse remonter ses propres émotions d’enfant, ou transparaître son fonds de catholicité plus terrienne que providentielle. C’est la part la plus neuve, troublante, émouvante de l’exposition et du catalogue de Lille. On saluera enfin la présence constante du dessin et du pastel parmi les tableaux, judicieuse cohabitation, sans oublier les superbes harmoniques américaines avec lesquelles Régis Contentin conclut le parcours, ou plutôt l’élargit à l’imaginaire de cinéastes aussi géniaux que John Ford, Michael Cimino (au fond, plus grand, car plus pessimiste que Coppola et Scorsese) et Terrence Malik première manière. Étonnant, décidément.

Universelle est aujourd’hui l’attention portée à Van Gogh, pour de mauvaises raisons, le plus souvent… Folie minorée et société répressive, génie méconnu et exploitation commerciale posthume, tranchant sur son supposé désintéressement, ce sont là quelques-uns des traits constitutifs du mythe, lequel a été radiographié par Nathalie Heinich de façon définitive. On préfère oublier que ce fils de famille, une famille de pasteurs et de marchands, avait eu très tôt la bosse du commerce et qu’il savait ce qu’il faisait en confiant à son frère Theo, acteur efficace des galeries parisiennes, le soin de fonder la valeur de son œuvre. La mort quasi simultanée des deux frères est une aubaine pour le marché, qui commence à spéculer sérieusement sur cette peinture insensée, mais si habitée. Il est amusant de penser que la promotion du Greco, sur des leviers psychologiques similaires, s’accélère en ces années 1890.  Les amis vendent, Gauguin à Vollard, Emile Bernard plus tard, profitant de l’effet produit par l’exposition de Bernheim-Jeune en 1903… Les plus actifs, en ce début du XXe siècle, sont les Allemands, Cassirer et les Thannhauser, père et fils, Heinrich (portraituré par Corinth) et Justin. Le musée Van  Gogh consacre à ces derniers un livre de première importance, fruit de recherches complexes dans l’archive tragiquement ébréchée de cette firme aux succursales multiples, Berlin, Munich et Lucerne. Les Thannhauser, dès 1905,  assurent à la postérité de Van Gogh un éclat croissant. Une grande partie de la marchandise vient de la veuve de Theo, remariée et remise à flot à la faveur de ces transactions. Le fait que les Allemands tiennent Van Gogh pour essentiellement nordique a joué avant la guerre de 14 (le musée de Cologne le rappelait en 2012). Le destin des Thannhauser, à cause d’Hitler, sera moins germain ! Justin et sa famille gagnent la France, où il connaît tout le monde, des Bernheim aux frères Rosenberg, en 1937. Puis ce sera New York, la relance et la donation si symbolique au Guggenheim en 1963. Il dira alors que sa famille avait vécu cinq siècles en Allemagne et qu’il n’y avait plus personne… Un livre indispensable.

Xanadu ! Impossible de ne pas penser au film de Welles en lisant la description qu’Edmond de Goncourt fit de la collection de Charles Frederick Worth (1825-1895) : « On n’a pas idée de l’insenséisme bibelotier de cette maison […] C’est le délire du tesson de porcelaine et du bouchon de carafe. ». La quantité y aurait-elle prévalu sur la qualité ? Goncourt n’a jamais ménagé ses rivaux, la collection était déjà un champ de bataille âprement discuté et disputé. Mais le mot du mémorialiste dit peut-être autre chose, fût-ce à son insu. Si Worth a besoin de ce musée insensé pour vivre, c’est qu’il lui  renvoie une image de lui conforme à sa stratégie invasive. Worth, c’est le contraire du Brexit. « Obtenir et tenir », était sa devise. Ce fils d’Albion, mu par une enfance qu’il veut fuir, et féru de marketing britannique, se transporte en France quand l’industrie et la folie du luxe vestimentaire, sous le Second Empire, connaissent un pic et trouvent dans l’haussmannisation naissante son théâtre idoine. Paris n’est pas seulement une fête, mais l’espace, la vitrine du faste et du goût. L’élégance à la française a besoin d’un coup de rein, pense Worth, pour décoller et, ajouterait le Zola du Bonheur des dames, « donner ». Entre 1858 et 1954, entre ses débuts et la vente de la maison à Paquin, un empire se crée, prospère et attire le monde entier, un siècle durant, rue de la Paix. Les meilleurs peintres de la modernité, de Tissot et Gervex à Carolus-Duran et Manet (qu’on pense à la pelisse de Méry Laurent dans le sublime tableau de Nancy), lui doivent une fière chandelle. Worth méritait leur suffrage, lui qui étudia à la Royal Academy of Arts et inventa la haute couture en alliant sidération, distinction et grand capital. Sous Napoléon III, la cour et la ville raffolent de cet Anglais qui s’était fait Français (nos exilés fiscaux en prendront de la graine).  La princesse Pauline de Metternich, qui intriguait Degas, le lance, l’impératrice aux violettes le consacre. A la mort de celui qui l’avait habillée de toutes les grâces et comme lavée de ses modestes origines, Eugénie devait s’écrier : « Dans mon bonheur, comme dans mon malheur, il fut toujours mon ami le plus fidèle et le plus loyal. » C’est ensuite le monde de Proust, dernier coup d’aiguille, qui achève la légende. Chantal Trubert-Tollu, descendante de Worth, compte parmi les auteurs de ce livre hautement recommandable, mais plus pour son récit informé et ses photographies que sa maquette.

Non, nous dit Pierre Wat, le paysage n’était pas à sa place au bas de l’échelle académique des genres picturaux. Il nous rappelle, en outre, qu’un Poussin ou un Claude, dans leurs tableaux les moins dominés par la figure humaine, amorcèrent le renversement des valeurs et des hiérarchies que l’auteur voit triompher au moment que le romantisme choisit pour naître. Personne ne songerait à contester l’essor spectaculaire des représentations de la nature après 1800, assorties d’un sujet valorisant ou n’ayant que sa nudité, heureuse ou inquiétante, pour toute poésie. Wat en vient rapidement à Friedrich, Constable, Turner et à ceux qui infusèrent au paysage les ambitions de la peinture d’histoire. Mais que devient cette dernière lorsque le sens de l’image n’est plus porté par des émotions humainement figurées, un récit obéissant à une lecture immédiate, un cadre conceptuel et anthropomorphique stable ?  On n’est pas surpris de croiser de prime abord le fameux wanderer de Friedrich, dos au spectateur qu’il double, éternel étranger à soi et au monde, mais cherchant à surmonter cette coupure ontologique. Sans inscription dans la nature, nous dit le peintre, il n’est de vie, de continuité humaine, de rapport sensible au sacré, possible. Le paysage, complète Wat, au-delà de la somme de perceptions dont il résulte, est aussi la métaphore des traces dont l’homme a imprimé son environnement. Au risque d’appauvrir un ouvrage de belle densité, tentons une rapide cartographie du territoire qu’il parcourt sur les pas de l’errant qui est en chacun de nous. La rivalité avec la peinture d’histoire, qui entre en crise plus qu’en désuétude à partir du romantisme, donne lieu à des paysages historiques aux modes divers, peintures de ruines, tableaux tombeaux, marqués par l’éphémère de l’existence humaine, scènes de bataille, où la nature ajoute à la folie destructrice des hommes l’indifférence de sa présence détachée. Avant Kiefer, Gros, Géricault et Delacroix ont usé du paysage comme levier du tragique. Mais je ne dirais pas que Les Massacres de Scio aient fait débat en raison de l’importance inhabituelle que Delacroix donna à son fameux arrière-plan (inspiré, dit-on, de Constable). Les points d’achoppement se situaient ailleurs en 1824. Du reste, pour que la nature devienne le réceptacle de toutes les terreurs constitutives du rapport des modernes au monde, ne faut-il pas, comme dirait Thomas Schlesser, qu’elle se vide de nos présences, qu’elle suggère ainsi notre négativité, notre disparition ou notre fascination du néant ? Au-delà des souffrances et des tragédies de l’histoire dont le paysage moderne s’est chargé de témoigner jusqu’à nous, il sait aussi nous ramener à son mystère ou, pire, mimer son propre effacement.

On va répétant l’adage qui résumerait Klee et sa pensée plastique : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Devenue rituelle, comme toutes celles qui fondent le prêt-à-penser contemporain, la formule sert à signifier commodément la coupure inaugurale dont seraient nés l’art du XXe siècle et ce qui est censé en constituer l’apport essentiel, l’abstraction. Il y a pourtant méprise et Klee, lecteur attentif de la Bible, fou de Bach, n’a ni prophétisé, ni pratiqué une peinture autosuffisante, qui refuserait de traduire l’expérience du réel et substituerait l’autarcie des formes au mystère de la Création. Aussi Anna Szech, la commissaire invitée et inspirée de la Fondation Beyeler, met-elle en garde les visiteurs et ses lecteurs dès l’essai liminaire du catalogue. L’abstraction, selon Klee, n’est pas une manière de s’abstraire du monde, mais d’abstraire le pictural des formes du monde afin de le dire et de se dire. Le titre même de cette superbe exposition ne saurait être lu de travers, sauf à vouloir en ignorer le projet : il s’agissait bien de rendre sensible « la dimension abstraite » de l’immense corpus de l’artiste, la composante non figurative, pas sa finalité aniconique. De fait, jusqu’aux œuvres apparemment les plus pauvres en données figurales, rêveries de paysage ou champs de signes, il reste possible d’en dégager un sens, une idée, un souvenir de voyage, une manière de musique, qui renvoient au monde et à l’existence singulière de l’artiste. Quatre chapitres structurent le propos d’Anna Szech et lui donnent une couleur goethéenne : Nature, Architecture, Musique, Signes. Elle a retenu une centaine d’œuvres, où brillent notamment les vues de Tunisie et d’Egypte, et privilégié le calme des visions apaisées, du jardin fleuri à l’ordre stellaire, l’organique, le cosmique plus que comique (même si  l’humour de Klee, objets de maintes expositions, y trouve son chemin). Peu d’exceptions, mais notables, font apparaître l’autre face de cet œuvre monumental (par sa dimension imaginaire, plus que ses dimensions usuelles, ce que l’accrochage à large respiration restitue en intégrant le vide, le négatif à son propos). Ce versant noir, baroque même, s’est nourri de la guerre de 14-18 et de l’arrivée du nazisme. Quittant l’Académie de Düsseldorf, où il enseignait depuis deux ans, Klee eut ce mot, cette vision, au printemps 1933 : « Messieurs, il monte en Europe une inquiétante odeur de cadavre. » L’Histoire aurait pu être le 5e  chapitre du parcours.

Et le Western fut, grâce à Dieu, au dieu des cinéphiles ! Que serait John Ford, à savoir ce qu’il y a de plus beau et de plus profond dans le cinéma américain, sans cette mythologie dont Hollywood hérita et à laquelle elle donnera force de loi ? Le mythe n’est pas le contraire de la vérité historique, comme le croient nos spécialistes de la repentance. Dire cela, ce n’est pas nier la légende que la conquête de l’Ouest a suscitée et exploitée à ses fins, c’est simplement rappeler qu’il est impératif de l’interroger aujourd’hui dans son ambiguïté, stéréotypes raciaux, héroïsme flatteur, photogénie trompeuse et imagerie de l’Autre, l’indien en l’occurrence, qui d’emblée se partage entre négativité (barbarie, duplicité, etc.) et positivité (mœurs pastorales, courage, beauté physique, etc.). Comme le royaume des aveugles croule sous la correctness du moment, félicitons-nous de l’initiative de Nathalie Bondil, la patronne hyperactive du musée des Beaux-Arts de Montréal. Son Il était une fois le Western,  que j’arpente à travers son catalogue, fera le bonheur des amoureux du genre. Ford lui-même a avoué sa part mythique et sa composante littéraire autant que picturale. De l’énorme vivier de sources, Remington est presque seul à s’être maintenu en selle dans la mémoire collective. Toute une archéologie du sujet s’imposait, ce que l’exposition, sans manichéisme, opère.  Dans un livre qui fit date, celui que Jean-Louis Leutrat consacra à La Prisonnière du désert (le plus beau film du monde pour Scorsese), la démonstration fut faite que le western, notamment en son versant sombre, travaillait sur les cicatrices (le chef que poursuit John Wayne se nomme Scar) de l’histoire américaine et intégrait le savoir indigène à l’errance de son récit et au métissage de son style. Nathalie Bondil nous offre d’autres motifs de réflexion, à la frontière, justement, des cultures.

La pochette de Horses, c’est lui. Mais la fille androgyne en chemise blanche, tête à la Jagger, veste à la Sinatra, c’est elle. Elle et lui ? Patti Smith et Robert Mapplethorpe… De jeunes chevaux, à longues crinières, pour un disque mythique qui commence à galoper en décembre 1975. Cette image a depuis fait le tour du monde, et pourtant c’est une image de naissance et de deuil. Horses s’ouvre sur la douleur de voir Jésus mourir des péchés de l’humanité et se referme sur une élégie, comme tous les disques de Patti en comprendront. « Lorsque je la regarde aujourd’hui, ce n’est jamais moi que je vois. C’est nous », a-t-elle écrit de ce cliché en noir et blanc, inspiré du portrait de Genet par Brassaï. Pressentent-ils que cette image, construite comme un Fra Angelico, marque la fin annoncée de huit ans de vie commune, et d’amours partagées avec tant d’autres ? La prise de vue, nul hasard, précipite la fin de Just kids, livre superbe où Patti a raconté leur rencontre, au sens religieux qu’ils donnaient à tout. Il faut le lire en anglais, puis le relire en français, parce que ces deux-là, belles « âmes égarées » du New York des années 1967-1979, vénèrent Baudelaire et Rimbaud autant que les écrivains de la Beat Generation qu’on croise encore au Chelsea Hotel. A ce texte dur par tendresse, aussi hanté de catholicisme que les prières de Patti et les reliquaires (façon Joseph Cornell) de Robert, il manquait les photographies où David Gahr, Norman Seeff (notre couverture) et Judy Linn ont capté la fleur d’une jeunesse en quête d’elle-même, qui se rêve au son du dernier Coltrane, de Dylan, des Stones et des hélicoptères du Viêt-Nam. Le 10 nombre 1891, l’aventure terrestre de Rimbaud aurait pris fin. Mais Patti et Robert n’y ont jamais cru. Cette somptueuse édition de Just Kids en est la preuve.

Stéphane Guégan

Cécile Scailliérez (dir.), François 1er et l’art des Pays-Bas, Somogy / Louvre éditions, 45€. Musée du Louvre, jusqu’au 15 janvier 2018. Sur une échelle sans égale, le grand Rubens devait prolonger cette tradition viatique au service des grands ; l’exposition du musée du Luxembourg le montre avec un certain panache. Rubens. Portraits princiers (jusqu’au 14 janvier 2018) exhibe notamment un portrait du jeune Louis XIII qu’on ne reverra pas.

Stéphane Loire, Peintures italiennes du XVIIIème siècle du musée du Louvre, Gallimard / Louvre éditions, 79€.

Sophie Join-Lambert et Anne Leclair, Suvée, ARTHENA, 129€.

Chantal Georgel (dir.), Jean-François Millet, éditions de la RMN, 35€. Musée des Beaux-Arts de Lille, jusqu’au 22 janvier 2018.

Stefan Koldehoff & Chris Stolwijk (dir.), The Thannhauser Gallery, Marketing Van  Gogh, Fonds Mercator / Musée Van Gogh,  € 49,95. Voir aussi Bernadette Murphy, L’Oreille de Van Gogh. Rapport d’enquête, Acte Sud, 24,80€. Passionnante enquête, en effet, qui achève d’établir ce que le roman d’Irving Stone, dont Minelli tira le sublime Lust for Life (1957) avait découvert : Van  Gogh s’est bien coupé l’oreille entière en cette nuit du 23 décembre 1888, et non uniquement le lobe. Il ne s’agit pas d’un détail anodin : les partisans de la thèse du lobe, à commencer par Signac, entendaient protéger la mémoire posthume du peintre des rumeurs de folie…

Chantal Trubert-Tollu, Françoise Tétart-Vittu, Jean-Marie Martin-Hattemberg et Fabrice Olivieri, La Maison Worth (1858-1954). Naissance de la haute couture, préface de Christian Lacroix, La Bibliothèque des Arts, 59€.

Pierre Wat, Pérégrinations. Paysages  entre nature et histoires, Hazan, 99€.

Anna Szech (dir.), Paul Klee. La dimension abstraite, Hatje Cantz / Fondation Beyeler éditions, 68€. Jusqu’au 21 janvier 2018.

Mary-Dailey Desmarais et Thomas Brent Smith (dir.), Il était une fois le Western,  Musée des Beaux-Arts de Montréal/5 Continents Editions, 40€. Jusqu’au 28 janvier 29018. Denver Art Museum (27 mai- 10 sept.)

Patti Smith, Just kids, Gallimard, nouvelle édition illustrée, 35€

NOTA BENE ///

Retrouvez mes autres choix de Noël sur le site de la Revue des deux mondes (collectif, Félicien Rops, Somogy / Musée Félicien Rops ; Arlette Jouanna, Montaigne, Gallimard ; Orhan Pamuk, Istanbul. Souvenirs d’une ville, édition augmentée, Gallimard, 2017).

LE CAVALEUR

FreustieDans le dernier roman de Frédéric Vitoux, Jean Freustié fait une courte apparition. Elle est bien dans le style du personnage, un œil sur la vraie littérature, l’autre sur les jolies filles. Freustié (1914-1983) a toujours cru à leur tendre entente. En trente ans et une quinzaine de livres qui refusent de vieillir, il se fit une place dans le paysage miné des Trente Glorieuses, en marge du nouveau roman (bien lui en prit) et à distance des hussards, dont il pratiquait pourtant la phrase cinglante et le récit à ellipses. S’il reçut le prix Nimier en 1963, il me semble plus proche du premier Blondin, celui de L’Europe buissonnière (1949). Leur ironie, pour savoureuse et décapante qu’elle soit, n’en fait pas trop. L’élégance n’y cède jamais à la cruauté, cette distinction de moralistes en chambre. Blondin et Freustié étaient des hommes de terrain. Ils avaient la fiction et les femmes dans la peau. Leurs héroïnes, fades qu’en apparence, tiennent le coup, et agissent face à leurs amants si peu faits pour les aimer comme elles le voudraient, et le mériteraient peut-être. Autre parenté hussarde, c’est La Table Ronde qui publia les premiers romans de Freustié, sans doute parce que leur désenchantement ignorait la faute sartrienne et qu’on y voyait évoluer des jeunes gens prenant la vie comme elle vient. Le ton de Freustié, cru et amusé, fantaisiste à contretemps, convenait à l’éditeur frondeur.

Alice Déon, qui dirige cette maison illustre, nous rend un à un ces romans d’une génération qui reste la nôtre. Ne délivrer que sur ordonnance est le premier que Freustié ait fait paraître. Publié en 1952, alors que l’Algérie s’apprête à basculer dans la guerre, il nous ramène dix ans en arrière, au moment où les Américains débarquent et obligent les autorités locales à se détacher de Vichy. Incipit blondinien de Freustié: «Pendant deux ans il ne s’était rien passé. Soudain les événements se faisaient concurrence.» L’auteur sait de quoi il parle. Jeune médecin, il avait exercé en Afrique du Nord dès 1940. Cette «guerre en deux temps», Freustié, avec une rare impertinence, ne lui ménage qu’une présence fantomatique et cocasse. L’admirateur de Mérimée n’avait pas oublié la leçon de Flaubert. L’éloignement de la grande histoire donne plus de poids à la petite, celle qui se déroule sous les yeux du lecteur. Du reste, elle ne manque pas de péripéties et de coups de théâtre. En 1952, elle frisait presque l’interdit. Ne délivrer que sur ordonnance, pour faire un mot à la Lautréamont, c’est un peu la rencontre du Feu follet et de L’Étranger autour d’une seringue à morphine. On a rarement aussi bien écrit sur la drogue et décrit le désir de ne pas en guérir, l’alternance de vides et des pleins par où passent les rêveurs éveillés qu’elle tient sous ses caresses secrètes. Michel, infirmier dépassé par une guerre enfin à sa portée, se pique une première fois lors de l’arrivée des alliés, pour faire comme Suzanne, avec laquelle il couche depuis peu. Bientôt, il ne saura plus très bien où le plaisir est le plus fort, et la réalité moins dure. Or la drogue, malgré les surplus américains et le marché noir, appelle une ruse de tous les instants. On tuait le temps d’abord, puis le temps se rattrape, et les doses se multiplient. Quant à affronter le salut… Stéphane Guégan // Jean Freustié, Ne délivrer que sur ordonnance, La Table Ronde, collection La petite vermillon, 10 €. Sont également parus, sous le même étendard, deux autres romans à redécouvrir, Auteuil (1954) et le plus vénéneux Isabelle ou L’arrière-saison, Prix Renaudot 1970.

Svevo entre masque et manque

Raconter la vie d’Italo Svevo, qui fuit le sensationnel et ne se livra guère, n’était pas une mince affaire. Plus d’un biographe, assez téméraire pour tenter sa chance, aurait vite abandonné en cours de route. Maurizio Serra, à qui les sphinx littéraires ne font pas peur, s’est accroché au néant romanesque que constitue l’existence du bourgeois de Trieste. Il s’y est même cramponné comme à la seule réalité de ce destin désinvesti, à la clef de cet homme qui goûta, vaille que vaille, le bonheur des époux sages et même des gendres humiliés. Aux satisfactions du confort matériel que lui apportèrent un beau mariage et un emploi stable dans l’usine de sa belle-famille, à la soupape des voyages d’affaire et de rares aventures mal éclaircies, Svevo greffa donc le refuge de ses beaux livres sans lecteurs, publiés à compte d’auteur, et qu’il signa d’un pseudonyme. Il ne semble pas qu’il ait beaucoup souffert de cette apparente dichotomie. Sa correspondance nous épargne les faux déchirements de celle de Flaubert, vomissant à toute occasion les petitesses de la vie normale afin de mieux héroïser la pureté d’une écriture arrachée au vide. L’attitude courante des romanciers en dit long sur la philosophie de leurs livres. Serra insiste, à différentes reprises, sur ce qui distingue Svevo, morale et style, des deux options entre lesquelles se rangent alors ses confrères italiens, le surhomme d’annunzien et le névrotique freudien.

L’alternative du dominant et du dominé est trop simple pour ce lecteur précoce de Schopenhauer, qui a choisi de ne pas céder à un pessimisme de salon. À l’instar du protagoniste de La Conscience de Zeno, roman unique qui enchanta ses amis Valery Larbaud et Joyce, Svevo préfère les postures duelles, l’indéterminé et les questions sans réponses. L’hésitation, le doute et l’inconnu(e) plutôt que les situations figées. Au cœur de son flou psychologique, il ne loge pas la mauvaise conscience des antihéros flaubertiens, ni la nostalgie entêtante des figures proustiennes. Le peu qu’on sache de sa vie, et que Serra nous fait partager avec l’humour de son modèle, le distingue des manchots accomplis, incapables d’opinions et de coups de tête. La lecture de ce livre riche en digressions et notes subtiles nous en apprend beaucoup sur la culture familiale et l’évolution sociale de l’écrivain, nourries à la fois par l’héritage juif d’Europe centrale et l’humanisme laïc dans lequel il se forma jeune. Autant se faire une raison quant à son indifférence identitaire. Svevo se convertit au catholicisme pour épouser sa cousine mais fit savoir qu’il ne souhaitait «ni rabbins ni prêtres» à ses obsèques. Face aux inquisiteurs soupçonneux, Serra ne cherche pas à accréditer les thèses d’un antisémitisme dont Svevo aurait craint le durcissement ou adoubé les thèses. Il n’entend pas plus en faire un champion de l’irrédentisme triestin et de la cause italienne pendant la guerre de 14. Sans doute le cosmopolitisme de sa ville lui convenait-il mieux que les divisions qui naîtraient fatalement de la chute de l’Empire des Habsbourg.

De cet effondrement, fruit pourri de la Conférence de Paris, Stefan Zweig a fait l’épicentre de son œuvre ultime, laquelle se compose de livres achevés autant que de textes de conférences et de manuscrits abandonnés à leur destin aléatoire. Son suicide, au Brésil, en 1942 mit un terme brutal au nomadisme imposé par Hitler à ce juif viennois, si fier d’avoir illustré le génie de sa ville natale avant de la quitter pour Londres et les Amériques. Sept ans après sa disparition tragique, les éditions Victor Attinger firent paraître un volume de mélanges sous un titre zweiguien. Repris par Bartillat et précédé d’une ferme préface de Jacques Le Rider, Derniers messages nous atteint aujourd’hui comme une voix de l’autre monde, celui dont l’écrivain entretint la flamme chez ses auditeurs et ses lecteurs. Le sort de la grande culture européenne pouvait raisonnablement les inquiéter… Ces pages pleines d’angoisse et de nostalgie sont aussi portées par l’esprit de résistance dont Zweig était devenu le symbole avec son ami Romain Rolland et quelques irréductibles. À l’opposé des dadaïstes, dont il a nécessairement eu vent,  – ces jeunes gens faisaient tellement de bruit! – l’émule de Nietzsche ne tenait pas la haute culture cosmopolite et polyglotte, qu’il incarnait mieux que quiconque, pour responsable des guerres «bourgeoises». Aussi mettra-t-il toute son énergie, dans les années 1930, à défendre l’héritage de Vienne, fondée par les Romains, forte du souvenir des Pensées de Marc-Aurèle, et prête à rayonner de tout l’éclat des soleils momentanément éclipsés. Nul spleen dans ses Derniers messages. Stéphane Guégan

*Maurizio Serra, Italo Svevo ou l’Antivie, Grasset, 22€

*Stefan Zweig, Derniers messages, Bartillat, 21€

Ball trap

Il n’y a pas plus infréquentables que les frères Goncourt, ni plus réjouissant que leur Journal. La transcription littérale de cette bonbonnière de mots cruels a longtemps découragé jusqu’aux plus fervents admirateurs des deux frères. Et Edmond lui-même a fait subir un rude toilettage au manuscrit avant de le publier, à une époque où la IIIe République était pourtant prête à se régaler des bassesses du Second Empire, des mœurs corrompues de la presse, du marchandage des places et des réputations, des coucheries en tout genre, non moins que des considérations au vitriol sur la peinture et la littérature du temps, pour ne pas parler de l’antisémitisme qu’inspirent aux plumes gémellaires les milieux de la banque et de l’édition. D’autres mémorialistes n’avaient pas attendu autant pour accabler la « fête impériale » d’un mépris qu’un Zola n’aurait pas désavoué. Assurément, les Goncourt ont la dent plus dure et le style plus âpre. Leur haine, de surcroît, est œcuménique ; elle poursuit de son ricanement noir les parvenus prétentieux et les collectionneurs sans œil, les ministres sans âme, les actrices sans talent hors du boudoir, l’humanitarisme de gauche ou l’hypocrite hygiénisme de la société, Ingres et Delacroix, Banville et Baudelaire. Il s’en faut que les élus échappent à cette pluie de remarques assassines : Flaubert et Gautier, les plus cités avec Gavarni, sont merveilleusement croqués et discutés (personne n’a égalé leurs pages sur l’apostasie stylistique de Salammbô), les « amis » n’en sont pas moins raillés quand ils cèdent aux pressions de leur entourage ou à leur amour-propre.

De tolérance, nos deux frères n’en montrent que pour eux-mêmes. Et encore ! Les chevaliers du vrai en art se passent quelques faiblesses par nécessité de carrière (« Les journalistes ont remplacé les ordres mendiants »). En ces années 1861-1864, qui les voient passer de la réputation d’érudits pointus à celle de romanciers audacieusement ou atrocement réalistes, les Goncourt travaillent leur service de presse, flattent un Saint-Victor, clone stérile de Gautier, caressent Sainte-Beuve et Michelet, autres figures omniprésentes du Journal, se mêlent aux cénacles de la libre pensée, les dîners Magny ou les réceptions de la princesse Mathilde, qui incarne l’autre cour. Au sein de la République des lettres, les Goncourt dressent les contre-feux d’une résistance esthétique et morale. Leur combat, c’est celui de la modernité, d’un art du présent, qui nous vaut des pages superbes sur les chroniqueurs du XVIIIe siècle et les estampes japonaises. Quant à la morale, elle ne saurait précéder l’exposition des faits et se plier aux bienséances. C’est la morale de l’art, distincte de l’autre, voire contraire à l’autre. On ne conquiert pas facilement les éditeurs avec une passion de la vérité aussi absolue et affranchie. Le Journal, bréviaire du franc-parler et laboratoire de leurs romans, vaut mieux que ces derniers. Point de « style artiste » ici, point de cette recherche un peu voulue du rare, qui explique l’aveuglement pictural dont ils font preuve en fin de compte. L’anticlassicisme des Goncourt a raté Courbet et Manet. Stéphane Guégan

*Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, tome III : 1861-1864, 2 volumes, édition critique publiée sous la direction de Jean-Louis Cabanès, Honoré Champion, 235€. On ne dira jamais assez la richesse de cette publication, la première littérale, et la richesse de son annotation, véritable manne pour l’histoire culturelle et artistique du Second Empire.

Really…

Écrire, s’écrire, c’était, pour Barbey d’Aurevilly, du pareil au même. Epistolier né, il se voulait plus « homme du monde » qu’artiste, plus causeur emporté que phraseur lissé. Jusque dans sa correspondance, la plus belle du siècle avec les lettres de Stendhal et Flaubert, les mots courent après le feu de la conversation. Fuser, flamber, pétarader si nécessaire, tel était aussi le défi qu’il fixait à ses romans. Ils aiment dialoguer avec leur lecteur, le saisir plutôt, le terrifier au besoin. Rien ne sert d’étriquer le catholicisme, répétait-il à ceux qui s’étonnaient, les faibles d’esprit, de l’apparent conflit qu’offraient son ardente défense de la religion et sa passion pour les passions humaines. On ne saurait donc qu’applaudir à l’esprit dans lequel Judith Lyon-Caen a entrepris son volume de Romans pour la collection Quarto. La figure tutélaire de la décadence fin-de-siècle, du grand dégoûté revenu de tout, l’intéresse moins que le jeune dandy, celui des années 1820-1840, et son « énergie littéraire parfois furieuse, qui parle à la fois de sexe, de politique et des paysages brumeux du Cotentin et forge ainsi un singulier rapport au temps ». Le dandysme depuis Byron et Brummel, ses dieux, se bronzait aux ardeurs de la débauche, des diablesses à l’opium. Au regard des deux volumes de La Pléiade, la présente édition frappe donc par son romantisme assumé et son souci de l’histoire, qui nous vaut des remarques de bon sens sur le destin idéologique de Barbey, libéral régionaliste passé au monarchisme ultra sous la IIIe République. On y trouvera aussi quelques « détails libertins » inédits, glanés dans le manuscrit des Diaboliques, mais issus « du monde des Boulevards de la jeunesse de Barbey ». Si la lecture de Judith Lyon-Caen s’autorise de Proust, en ce qui touche le miroitement du passé au cœur de l’action romanesque, elle prend surtout appui sur les premiers admirateurs de l’écrivain insituable. Gautier, presque seul journaliste à rendre compte de La Vieille Maîtresse le 28 juillet 1851, salue ce frère de sang et ce roman de soufre dans La Presse (et non le Journal des débats). Du Balzac fouetté de dilettantisme stendhalien, en somme : « C’est l’œuvre d’un homme qui sait la vie et d’un artiste dédaigneux, conduisant la langue avec la facilité méprisante d’un écuyer consommé. » Chaque mot ici a le poids d’une confidence, qu’on mesurera à travers les fameuses Lettres à Trebutien. Bartillat nous invite à les relire sous la conduite savante et enflammée de Philippe Berthier. Entre la fin mai et le début juillet 1851, l’érudit normand, confident masochiste des frasques de son ambitieux ami, est tenu informé des multiples approches que tente Barbey pour séduire Gautier. Stratégie qui va payer, on l’a vu, après un dîner mémorable… Toujours la parole vivante, la conversation avant sa conversion. Philippe Berthier parle d’une victoire sur l’entropie de l’acte d’écrire. Le « style parlé », disait Barbey, sinon se taire. Stéphane Guégan

*Jules Barbey d’Aurevilly, Romans, édition établie et présentée par Judith Lyon-Caen, Gallimard, Quarto, 25€. Outre la finesse de l’appareil critique et des différentes présentations, il faut souligner la place donnée à l’abondante iconographie de l’écrivain, traversée par les tensions de la photographie et de la caricature après 1850. Les nombreuses images du volume tiennent compte de la diversité des artistes que le texte aurevillien, et pas seulement Les Diaboliques, a mis en verve. Sur le sujet, on lira la belle étude de Bruno Centorame, Les Illustrateurs de l’œuvre de Barbey d’Aurevilly, Esoète, 2008. SG

*Barbey d’Aurevilly, Lettres à Trebutien, 1832-1858, édition présentée par Philippe Berthier, Bartillat, 39€. Le corpus a été révisé d’après le texte de la Correspondance générale (Les Belles Lettres, 1980-1989, 9 volumes). Outre qu’elle éclaire les liens que Barbey entretient avec les modèles du genre (Voltaire, le prince de Ligne, Mme du Deffand), la préface de Philippe Berthier éclaire de façon remarquable le formidable pari existentiel et esthétique de l’écrivain, s’approcher toujours davantage de l’esprit des derniers salons où brille encore le verbe français, rendre à l’écrit « toute la force offensive et pénétrante de l’oral ». Autour de 1850, Barbey fut au roman français ce que Musset fut au nouveau théâtre : la fidélité au XVIIIe n’y était que prétexte à afficher la seule aristocratie qui résistât au siècle des fausses égalités, le style comme qualité et même vérité ontologique. « Really », aurait rajouté l’écrivain byronien. C’est sur ce mot que s’ouvre Le Rideau cramoisi dont « le carré vide, rouge et lumineux » devrait faire frissonner longtemps les amoureux. La vraie vie est habitée de fantômes. À preuve l’index de ces merveilleuses Lettres, où vieille et jeune France font bon ménage. Barbey fut l’homme des deux rives et de plusieurs rêves : « Le meilleur de moi est dans ces lettres où je parle ma vraie langue, en me fichant de tous les publics ! » On aimerait être plus souvent bousculés comme ça. SG