LIVRES DE L’AVENT

Après avoir vu disparaître une certaine idée des musées, Jean Clair aura assisté à la mort, et parfois à l’enterrement, de la plupart des artistes conformes à sa conception du créateur. Le Livre des amis, florilège soigné et souvent saignant de textes que le temps n’a pas écornés, salue des ombres chères et quelques irréductibles encore bien en vie. Francis Bacon, Balthus, Cartier-Bresson ou Lucian Freud n’ont pas tous été ses amis dans l’existence, mais tous le furent par la parenté de l’esprit et le courage de ne pas plier devant les fausses valeurs du milieu. L’art depuis le romantisme, n’est-ce pas cette résistance aux puissances de dévoiement, d’infantilisation et de moralisation qui n’ont cessé d’étendre leur emprise sur la société laïque et l’économie néo-libérale ? Baudelaire et Paul Valéry, penseurs à contre-courant qu’il cite à maintes reprises, ont trouvé en Jean Clair une voix fraternelle, un polémiste de leur race, l’un des trop rares, au cours des cinquante dernières années, à avoir agi sur le triple terrain de la réflexion, de l’exposition et de la vigilance intellectuelle. L’institution muséale ne l’a pas ménagé, pas plus qu’elle n’avait toléré que Françoise Cachin, sa grande amie, refusât d’obtempérer au mercantilisme galopant… Le dressage des individus et le contrôle des désirs prit d’autres visages au XXe siècle : nul n’ignore, tant il a porté ce combat dans la presse française et italienne, que Jean Clair n’a jamais accepté le réductionnisme moderniste, l’appauvrissement de sens n’ayant pas de meilleure caution que les diktats qui ordonnent le récit et la fabrique de l’art dit moderne. Sa défense pugnace de Zoran Music ou de Sam Szafran, nourrie de la leçon des camps et de l’exil, reste unique d’intimité et de sensibilité. Entre Paris et Venise, Le Livre des amis est donc plus qu’un hommage aux « siens », un cénacle de papier, dicté par le devoir de mémoire : il célèbre à travers sa vingtaine d’élus la force de certaines images à dire le réel, tout le réel, « jusqu’au sacré ». De Lucian Freud, Jean Clair écrit qu’il fut le peintre de « la biodiversité ». On ne saurait mieux suggérer que l’inattention croissante à ce que les vieux maîtres appelaient « la nature » n’a pas peu contribué au désastre écologique. Stéphane Guégan // Jean Clair, de l’Académie française, Le Livre des amis, Gallimard, 2023. Au sujet de Francis Bacon et de certains malentendus, voir mon entretien avec Jean Clair dans La Revue des deux mondes (https://www.revuedesdeuxmondes.fr/jean-clair-francis-bacon-et-quelques-autres-considerations/)

Sait-on que Rembrandt, de tous les phares de Baudelaire, est le plus cité par sa critique d’art, hormis peut-être Delacroix ? Le romantisme a fait grand cas du Batave, qui n’aurait procédé, écrit Gustave Planche dans les années 1830, « que de lui ». Priser en Rembrandt l’originalité faite homme, celui qui avait chamboulé facture et figure, chanter ou stigmatiser le fossoyeur précoce du beau idéal, cela n’était pas très nouveau, comme Jan Blanc le rappelle.  Dès le XVIIe siècle, notre rude peintre du Nord s’était vu créditer d’extravagance savoureuse ou de vulgarité insoutenable, voire double, quand le réalisme des corps se conjuguait aux excès de matière. Loin d’avoir été innocente, soutient Blanc, l’indiscipline rembranesque obéirait à un plan de carrière très concerté.  Chacun jugera de la pertinence du point de vue. Il n’y entre, en tout cas, aucun maximalisme. Et Blanc, trop érudit pour se laisser piéger par l’anachronique topos du « génie libre », accorde une attention marquée au très long apprentissage de Rembrandt, autant qu’aux structures rhétoriques de sa peinture. Le corpus, tableaux, dessins et gravures, est ensuite étudié et illustré pas à pas, à la lueur ou non de Baudelaire. SG / Jan Blanc, Rembrandt, Citadelles § Mazenod, 199€. L’auteur a signé, chez le même éditeur, un Vermeer, un Van Gogh et une synthèse, Le Siècle d’or hollandais.

L’incendie qui a frappé Notre-Dame de Paris le 15 avril 2019, premier jour de la semaine sainte, ne s’est pas encore éteint. Les polémiques ont succédé aux polémiques depuis près de cinq ans. Certaines portaient et portent encore sur les responsables du drame, d’autres sur la restauration du joyau ou les moyens financiers, défiscalisés ou pas, à mettre en œuvre. On a eu parfois l’impression assez désagréable qu’il fallait se féliciter des ravages des flammes et de l’eau destructrice. La cathédrale ne sortirait-elle pas plus solide, plus étincelante des mains des donateurs ou des architectes, qui ne manquèrent pas de se prendre pour de nouveaux Viollet-le-Duc, au principe que l’invention, l’audace, le geste immodeste, était la seule réponse possible à la blessure nationale. Du reste, les larmes versées, quand elles le furent, n’avaient pas toutes le même goût. Le livre très vif que Maryvonne de Saint-Pulgent vient de consacrer au vénérable vaisseau, avec science et conscience de ses fonctions et représentations diverses, s’adresse à tous, et couvre plusieurs siècles d’histoire religieuse et politique, fondateurs d’une mémoire, de valeurs, que le feu aurait dû réveiller en chacun. La vraie flèche était là. SG / Maryvonne de Saint-Pulgent, La Gloire de Notre-Dame de Paris. La foi et le pouvoir, Gallimard, 32€.

Trois feuilles superbes viennent d’étoffer la collection de dessins français de Véronique et Louis-Antoine Prat, l’une des plus éminentes du domaine. C’est rappeler, après Balzac et Freud, qu’une collection qui cesse de s’enrichir s’appauvrit du plaisir d’être vivante, et donc d’être aimantée par l’acquisition à venir, la plus belle toujours, car la plus désirable. Ce trio d’achats nous attend au musée des Beaux-Arts d’Orléans, au milieu d’une centaine d’autres exemples du génie national. Olivia Voisin et Mehdi Korchane y ont ainsi accueilli le grand paysage de Claude Lorrain, provenance Wittgenstein, tout vibrant de sa lumière unique et de sa composition très sûre depuis que, déplié, il a recouvré son format initial. La nouvelle sanguine de Watteau, dénichée à Royan, résume merveilleusement le thème de l’invite amoureuse (notre illustration), tandis que, emportée par une fougue digne de la furia de L’Arioste, l’accorte et abandonnée Olympe de Fragonard se livre à sa douleur. Le parcours d’Orléans, à cheval sur les XVIIe et XVIIIe siècles, substitue à l’habituelle chronologie un propos plus conforme aux ressorts de l’acte même de collectionner, lesquels déterminent aussi le catalogue, entièrement rédigé par Louis-Antoine Prat. Quand l’écrivain ne seconde pas l’historien de l’art, c’est l’inverse qui se produit et nous vaut son récent et si subtil recueil de nouvelles. Sous l’œil plein d’humour et de compassion du romancier, les us du milieu, enquêtes, ventes, expositions, vernissages, mondanités et vacheries, s’animent du charme moderne de l’inattendu. SG / A la poursuite de la beauté. Journal intime de la collection Prat, jusqu’au 24 mars, catalogue El Viso, 32€ ; chez le même éditeur, Louis-Antoine Prat, Bien trop près du feu, et autres nouvelles, 15€.

Feuilletant le nouveau livre de Valérie Bajou, sans doute la plus riche enquête iconographique jamais consacrée en France à Ophélie et à sa noyade/extase, une question vous brûle les lèvres assez vite. Pourquoi tant d’artistes se sont-ils acharnés à vouloir nous faire oublier que les romantiques en avaient laissé les images les plus complètes ? Delacroix, Préault, Millais et le jeune Rimbaud n’ont rien à craindre de leurs successeurs, comme de leurs prédécesseurs. Car le sujet, comme Bajou l’enregistre à la loupe, s’amplifie dès la fin du XVIIIe siècle en terre britannique, favorisé par la sensibilité « gothique » et les chicanes qui opposent Anglais et Français autour de la traduction de Shakespeare. Le plus étonnant est que le divin Delacroix, bien qu’inlassable lecteur de Voltaire et assez prévenu contre les excès du dramaturge élisabéthain, oublie ses réserves, non son sens de la mesure, devant la toile. Personne n’a su comme lui tresser le morbide et l’érotique en matière suicidaire. Il eût mérité les applaudissements d’Edgar Poe pour qui rien n’égalait le spectacle de la mort d’une belle femme. Le londonien Millais, plus puritain, avait plongé son modèle dans une baignoire ; son tableau, du coup, est devenu trop propre à nos yeux. La sensuelle agonie de l’héroïne shakespearienne souffre aussi du cours de botanique que l’artiste préraphaélite croit devoir nous donner. Quant au reste ? Les Pompiers froids, le symbolisme phtisique, l’angélisme victorien, les avant-courriers de David Hamilton ? On comprend que l’auteur n’ait pas voulu les écarter de son spectre. A titre de symptômes, dirait Freud, ils nous plongent dans la névrose souvent déconcertante de leurs pinceaux frigides. Un livre, en somme, fascinant à plus d’un titre. SG / Valérie Bajou, Ophélie. La noyée embellie, Cohen et Cohen, 109€.

Unis par la vie, pour le meilleur et pour le pire, unis par le talent, d’une modernité circonspecte, les deux Christian, Dior et Bérard, attendaient de l’être par un livre accordé à l’esprit qu’ils façonnèrent aux côtés de Cocteau et Max Jacob, Pierre Colle et Marie-Laure de Noailles. La mode, le théâtre, la musique et le cinéma quadrillaient leur terrain de jeu. Entre la fin des années 1920 et la fin des années 1940, ces deux inséparables inventèrent une sorte d’existentialisme heureux, joyeux, dit même Laurence Benaïm, qui s’est plu à croquer cette aventure arrachée aux turbulences, et aux misères, d’un temps en crise. La griserie, plutôt que le gris sartrien. La peinture fut la première de leurs passions communes, en plus de deux ou trois autre choses… On ne se méfie jamais assez des étiquettes, le néo-humanisme qui désigne les toiles de Bérard dissimule ce que ses pinceaux, fussent-ils teintés de mélancolie, ont d’allègre, de gourmand, d’espiègle. La gamin et le gratin se touchent, il l’aura prouvé, sans avoir à beaucoup meubler ses tableaux. Féline et racée, la ligne Dior, celle du New Look, a hérité du Carpe diem, en moins hirsute, de bébé. Ce livre noir et rose, comme son écriture, nous rappelle que l’hédonisme feutré peut être une morale. SG / Laurence Benaïm, Christian Dior – Christian Bérard. La mélancolie joyeuse, Gallimard, 32€.

Les plateaux de cinéma ont de la magie à revendre. Claude Pinoteau, dix-sept ans, l’apprit en 1942, sur le tournage du Baron fantôme, dialogues et prestation inoubliable de Jean Cocteau avec toiles d’araignée obligées (qui avaient alors valeur allégorique). Les deux hommes se sont trouvés, ils feront ensemble étincelles et merveilles, La Belle et la Bête, Les Parents terribles et Orphée. Pinoteau, assistant là, assuma aussi la régie générale de L’Aigle à deux têtes, dont la magnifique direction artistique revint à Christian Bérard. Inutile d’ajouter notre goût intact du cinéma français des années d’Occupation (on lira le génial André Bazin à ce sujet) et de l’après-guerre, à la veille de la nouvelle vague qui n’en tint pas toujours les promesses d’invention et de non-bavardage. « Liberté de création totale » : ainsi résume le cadet ce qu’il doit à son aîné, bien que ses propres films d’auteur peinent à suivre les conseils du roi de « l’étonne-moi ». Dans ce livre d’entretiens joliment fait, truffé d’images ensorceleuses, on sent Pinoteau, devenu alors le réalisateur laborieux du Silencieux et de La Gifle, se laisser envahir par l’émotion d’un âge d’or à jamais évanoui, et d’une rencontre comme on en fait qu’une ou deux dans sa vie. SG / Claude Pinoteau, Derrière la caméra avec Jean Cocteau, La Table ronde, 32€.

Philip Guston (1913-1980) n’a pas l’heur de plaire au foules qui se précipitent à Rothko ou Pollock, voire à De Kooning, trois de ses camarades de combat lorsque « l’expressionnisme abstrait » (catégorie trompeuse) donna une réponse américaine au dernier Monet, à Bonnard, Matisse, Picasso ou au surréalisme. Les USA, et les derniers modernistes ici et là, ne lui ont toujours pas pardonné d’être redevenu figuratif à la fin des années 1960 et autrement plus agressif que le Pop dans le dialogue renoué avec le monde moderne. Il agace, quarante après sa mort, les prédicateurs du wokisme infantilisant et révisionniste. Qu’un peintre blanc, de parents juifs ukrainiens, ait dénoncé le Klux Klux Klan en toiles de grand format, c’est évidemment intolérable… En 2020, la National Gallery de Washington et la Tate Modern déprogrammèrent une rétrospective prête à ouvrir au nom du fallacieux concept d’appropriation. En réunissant une quantité de textes et d’entretiens décisifs, L’Atelier contemporain de Strasbourg, qui fête ses dix ans, met enfin à notre disposition les moyens de connaître le lecteur, le parleur et le batailleur que fut Guston, fanatique de l’Europe, de l’Italie de De Chirico et de Piero della Francesca, fou amoureux de Rimbaud et d’Apollinaire. Baudelaire, qu’il a lu et relu, l’avait tôt convaincu de la double nature de la modernité, une affaire de forme certes, mais avant tout de sujets ; c’est la nouveauté des seconds qui conditionne la première, et non l’inverse, contresens qu’il abandonnait aux cagoules du milieu new yorkais, son cauchemar. SG / Philip Guston, Que peindre sinon l’énigme ? Écrits, conférences et entretiens, L’Atelier contemporain, avec l’aide du CNL, édition de Clark Coolidge, 30€.

Le rock américain du milieu des années 1970 s’est découvert assez vite des accointances avec le meilleur des poètes français. Tom Verlaine, mort depuis peu, adopta le nom de son héros au moment de fonder Television, groupe qui n’eut besoin que d’un album acide pour entrer dans l’histoire ; son camarade de collège et d’escapade, le futur Richard Hell, toujours en vie lui, fut à deux doigts de prendre Gautier pour masque de scène. D’un gilet rouge à l’autre, plus noir. Dans la petite faune de mon adolescence, on savait Patti Smith mordue de Rimbaud et de Baudelaire. Les anglophones dubitatifs n’ont qu’à prêter l’oreille aux « lyrics » de ses chansons, à ses tentations hymniques, aux deux registres de sa voix très sexuée, « le vers français » y résonne, comme l’eussent dit Mallarmé et Apollinaire (lequel ne détestait pas la musique de la rue, la seule audible pour Picasso). Le rimbaldisme de Patti Smith est d’obédience catholique, à l’instar de celui de Claudel et des lecteurs conséquents de sa poésie, courte, belle parce qu’éprouvante, vouée au silence par sa nature de diamant d’un jour. Charleville, Paris, Londres et Bruxelles, dès l’époque où Robert Mapplethorpe partage son existence, stimulent ces poussées de pèlerinage que la chanteuse et compositrice évoque en tête de son édition d’Une saison en enfer. Elle en émaille les brèves, drôles, amères et électriques confessions de photographies et de textes, les siennes et les siens surtout, loin des pièges de l’illustration. Le Baudelaire du Spleen et le Rimbaud de l’enfer, si proches, sont également réunis dans son Livre de jours par la grâce de Carjat. Aux images mécaniques, Patti Smith redonne leur force spirite et spirituelle. Un livre habité, comme son Just kids. SG / Athur Rimbaud, Une saison en enfer, photographies, écrits et dessins de Patti Smith, Gallimard, 45€. Voir aussi Patti Smith, Un livre de jours, Gallimard, 26,50€.

On en parle…

Michaël de Saint-Cheron, « Picasso, le minotaure génial et insupportable », La Règle du jeu, décembre 2023

Sabine Ginoux, La Croix, 30 novembre 2023 //

Alexis Merle du Bourg, « La peinture même : Pierre Bonnard », Dossier de l’art, décembre 2023 //

Léopoldine Frèrejacques, Valeurs actuelles, 7-13 décembre 2023 //

Philippe Lançon, « Bonnard hors cadre. Enquête et plaidoirie par Stéphane Guégan », Libération, 9 décembre 2023.

Conversation avec Michelle Gaillard, Radio protestante, mercredi 6 février, 14h00/14h30 :

https://frequenceprotestante.com/event-organizer/michelle-gaillard/

Manet, Astruc et manière française

Je n’avais jamais noté que le serre-tête du Chanteur espagnol (ill. 1) de Manet était de ce rose qui, ami du noir, enchanta Baudelaire en 1861. Car le poète fut de ceux qui, tels Legros et Whistler, transformèrent en événement la première apparition de l’artiste au Salon. Une « vive sensation », c’est ce que Baudelaire avoue, en septembre 1862, avoir éprouvé sous l’emprise du tableau. Théophile Gautier, en 1861, avait montré plus de verve et plus de finesse critique. Quelle que fût sa dette envers Velázquez et Goya, Manet ne s’était pas borné à importer « le génie espagnol », il avait peint en Français un Espagnol moderne, dit Gautier, comme le signalaient pantalon et espadrilles, et non une figure de fantaisie ou de « romance » sentimentale. Le choc, venu du décalage calculé au stéréotype, est plus brutal, au Salon de 1861, que la toile affiche simultanément la part de fiction qui anime toute image, se voulût-elle réaliste. Ultime audace, le papelito qui achève de se consumer au pied du guitarero se saisit du présent, nous introduit dans le temps du tableau, que chaque regard réactualise. Tout Manet, déjà. Son coup d’envoi de 1861 se trouve en ce moment au musée de Brême, où il s’empare des visiteurs dès qu’ils abordent l’une des rares expositions indispensables de l’hiver. Elle traite avec science et force de l’amitié qui lia Zacharie Astruc et le peintre durant les vingt années de sa brève carrière. Il est peu d’exemples comparables parmi le réseau de journalistes et d’écrivains que Manet mit en place au début des années 1860. Homme de presse et homme de lettres, précoce partisan de la cause réaliste, rejoignant l’écurie de Poulet-Malassis en 1859 et se piquant d’inscrire ses vers dans le double sillage de Gautier et Baudelaire, connu même de ce dernier, qui ne lui rendait pas son admiration, Astruc, que Manet finit par tutoyer (signe d’une complicité exceptionnelle), est bien une figure essentielle de cette galaxie interconnectée, sans laquelle sa peinture et sa composante littéraire nous seraient incompréhensibles. Le portrait d’Astruc par Manet (ill. 2), acheté par le musée de Brême en 1908, visait à allégoriser une communauté de goût, encadre aujourd’hui le propos de l’actuelle exposition. Qu’en est-il vraiment de l’image que Manet a voulu transmettre d’Astruc en 1866, puisque tout portrait, comme le disait Dürer, est instrument d’immortalité ? Touchant à l’hispanisme, au japonisme, au collectionnisme, aux connivences poétiques qui poussèrent Manet à assortir Olympia de vers d’Astruc, menant même l’enquête jusqu’à nous introduire à la peinture et à la statuaire du critique, l’exposition de Dorothee Hansen, vigoureusement accrochée et pensée, oblige à rouvrir un dossier qu’on croyait épuisé. Il y restait de l’inaperçu et de l’inattendu. Nous voilà bien mieux armés, entre autres choses, pour évaluer les motifs et profits du séjour que Manet fit à Madrid en août 1865, au lendemain du fiasco d’Olympia, Astruc en avait établi la feuille de route, qui réserva pourtant quelques surprises. Stéphane Guégan

*Manet and Astruc. Friendship and Inspiration, Brême, Kunsthalle, jusqu’au 27 février 2022. Important catalogue sous la direction de Dorothee Hansen, avec les contributions de Jean-Paul Bouillon, Christine Demele, Sharon Flescher, Alice Gudera, Maren Hüppe, Gudrun Maurer, Edouard Papet et Samuel Rodary. Je reproduis, à la suite, le texte de la conférence que j’ai prononcée à Brême, le 26 octobre 2021, non sans remercier l’Institut français et le musée de Brême, notamment Phanie Bluteau et Gervaise Mathé, Christoph Grunenberg et Dorothee Hansen, de l’avoir rendu possible.

La modernité picturale propre à la France des années 1860 est justement créditée d’avoir redéfini, et non aboli, la hiérarchie classique des genres, de la peinture d’histoire au portrait. On ne peut plus confondre, en effet, ce phénomène avec la simple suppression du sujet au profit des seules formes, ou avec l’effacement de la portée symbolique de la représentation au profit de la seule présence du motif. Chez les auteurs un peu conséquents, le peintre d’Olympia a cessé d’être le prête-nom de la dé-sémantisation de sa pratique. C’est, entre autres, le réexamen du corpus critique des contemporains de Manet qui a permis de se débarrasser des approches réductrices. L’une de ces voix historiques fut Zacharie Astruc (1833-1907). Il est loin d’être inconnu à l’histoire de l’art, son importance a notamment été réévaluée par Sharon Flescher en 1978, et Michael Fried en 1996. Dans Manet’s Modernism, ce dernier érige même Astruc en principal porte-parole de ce qu’il nomme « la génération de 1863 », dont Manet est la figure centrale avec Fantin-Latour, Whistler et Alphonse Legros. Quoique très conscient des réserves qu’Astruc a souvent émises au sujet de l’écriture de Manet, réserves dont nous verrons comment le peintre les agrège au portrait qu’il fit du critique en 1866, Fried tient pour essentielle leur complicité, une complicité qui a ses lumières, ses points de tension et même ses zones d’ombre. Mais la proximité de ces deux hommes de même âge ne saurait être mise en doute. En juin 1880, depuis Bellevue où il tentait vainement de se soigner, Manet en témoigne : « Tu sais, mon cher Zacharie, comme j’aime mes vieux amis, comme tout ce qui les concerne m’intéresse aussi. » Manet ne tutoya jamais Baudelaire, Zola et Mallarmé. Il est vrai qu’aucun de ceux-là ne prit la défense du peintre aussi précocement, et aussi souvent, qu’Astruc. Ce n’était pas tout. Plus que ces éminents écrivains, Astruc débordait la stricte définition de l’homme de lettres. Peintre et sculpteur, collectionneur actif sur le marché de l’art, il appartenait au monde des « connaisseurs », ces amateurs dotés d’un savoir intime des procédés picturaux et enclins à priser chez les artistes modernes une picturalité sensible à l’œil, une facture associée dynamiquement à l’effet du tableau et à la construction de son sens. Préfaçant le catalogue de la vente posthume des œuvres de Manet restées dans son atelier, Théodore Duret, en février 1884, le classait parmi les peintres pour « connaisseurs », ceux pour qui, écrivait-il avec humour, les plus grands sujets, traités par un Prix de Rome, ne valaient pas un « chaudron dû au pinceau de Chardin ».

Ce n’est pas le lieu de détailler le parcours critique d’Astruc avant qu’il ne croise la peinture de Manet. On se bornera à dire que, né en 1833, Zacharie se mêle à la presse lilloise, puis parisienne, au milieu des années 1850, et noue bientôt de solides relations avec le milieu réaliste, notamment le peintre Carolus-Duran. Plus décisive, après celle de Courbet lui-même, est la rencontre, vers 1858, des peintres Fantin-Latour, Whistler et Legros. Aussi sa recension du Salon de 1859 (Les 14 stations du Salon, ill. 3) résonne-t-elle des mutations esthétiques en cours autant que le célèbre compte rendu de Baudelaire avec lequel elle offre de nombreux parallèles. On y revient plus loin. Du reste, c’est Poulet-Malassis, l’éditeur des Fleurs du Mal, qui publie en volume les feuilletons qu’Astruc a consacrés à l’exposition de 1859, précédés d’une préface de George Sand, qui dut déplaire à Baudelaire. Les relations entre Astruc et ce dernier nous échappent en grande partie. La seule mention du critique dans la correspondance du poète, le 16 février 1860, prouve assez qu’aucune amitié ne les liait. Claude Pichois estime que cette froideur tient peut-être à la promiscuité d’Astruc et de Manet. A dire vrai, et l’humanitarisme républicain d’Astruc qu’épingle Barbey d’Aurevilly dès 1859 et son enthousiasme à l’endroit des réalistes eurent suffi à créer une distance entre eux. Il semble qu’Astruc ait tout fait pour s’attirer les bonnes grâces de Baudelaire, lui écrivant d’Espagne en 1864, lui adressant du vin local et inscrivant sa propre poésie dans le sillage des Fleurs du Mal qu’il aurait emmenées au-delà des Pyrénées, si l’on en croit Sharon Flescher. Cette dernière cite, en l’écornant un peu, une lettre inédite d’Astruc à Baudelaire au sujet des breuvages envoyés depuis l’Espagne, lettre qui se termine par une forme de captatio benevolentiae : « Que Manet soit de la fête, et que votre chère amitié nous suive sur notre route difficile. » Citons enfin, avec Pichois, l’envoi qu’Astruc avait porté, dès1863, sur l’un des exemplaires de l’édition originale de son Mémoire pour servir à l’édification du théâtre « Le Globe » : « Hommage à mon très cher maître / Baudelaire / Zacharie Astruc. » Une relation verticale, donc, qui semble avoir laissé le « maître » très éloigné du supposé « disciple ». Reste que la longue recension qu’Astruc rédigea du Salon de 1859 constitue le commentaire le plus décisif de l’événement avec celui de Baudelaire. Au nom de la diversité du réel dont tout grand artiste doit traduire sa perception, Astruc y accuse certains artistes, Flandrin en tête, d’idéalisation périmée. Si Corot, Delacroix et Courbet lui semblent résumer « la peinture moderne » en ses « sources vitales », il n’omet pas de parler des nouveaux réalistes, Legros et Whistler, dont il se dit ouvertement « l’ami », prenant à témoin le lecteur de cette conjonction fraternelle privilégiée : elle lui permet de signaler que le jury a repoussé la plupart de leurs tableaux. Comme Baudelaire, Astruc s’attarde sur L’Angélus de Legros, épargné par l’administration, tableau où Memling lui semble dialoguer avec la recherche moderne de la vérité en art.

Whistler se voit lui réduit à deux eaux-fortes dont Astruc prise et « l’originalité capricieuse » et « l’attrait poétique ». Son compte rendu se referme après une exécution en règle de la photographie, où il ne voit « agir ni l’âme d’un homme, ni sa main fiévreuse ou émue ». Sa recension du Salon de 1859 ne laissa pas indifférent l’intelligentsia parisienne. Marie d’Agoult, qui avait croisé Manet en octobre 1857 lors du mariage florentin de sa fille Blandine Liszt avec Émile Ollivier, fait savoir à Astruc, deux ans plus tard, qu’elle a apprécié ses considérations sur la peinture contemporaine. A dire vrai, cette fanatique d’Ingres, Lehmann et Chassériau, avait Courbet en horreur, et n’a lu du Salon d’Astruc que ce qui concernait deux portraits d’elle visibles à l’exposition. Quoi qu’il en soit, nous approchons avec Marie d’Agoult de la sociabilité de Manet. La deuxième voix à s’être prononcée sur Astruc est Barbey d’Aurevilly qui donne au Pays un long compte-rendu du livre de son jeune confrère. S’il se montre sensible au tranchant d’Astruc, son apologie de Courbet l’a moins convaincu. Décisive est la définition que Barbey brosse du paysage critique où Astruc tente alors de s’insérer : « Il n’a ni la finesse mordante de Henri Beyle, ni la puissante matérialité et la technicité magistrale de Théophile Gautier, ni la splendeur de palette de Paul de Saint-Victor, ni la mâle appréciation de Théophile Silvestre ni la profondeur suggestive de Baudelaire ; mais ce qu’il a, c’est le velouté d’une sensibilité charmante, très souvent juste, toujours sincère. » Gardons ce bilan à l’esprit et tentons de le compléter en nous tournant vers un autre aspect du contexte des années 1860. En effet, la convergence d’Astruc et du jeune réalisme ne saurait être pleinement comprise si l’on oubliait qu’elle s’accompagna d’une volonté de reconquérir, par la peinture, et à travers la méditation de l’art rocaille, une francité perdue. Fried a ainsi attiré l’attention sur le passage d’un récit tardif d’Astruc, tiré des Dieux en voyage, qui situe son action vers 1860 ; il met en scène Legros, Whistler et Fantin-Latour, Astruc faisant dire à ce dernier : « Nous ne sortons pas de la Renaissance ; nous n’avons cessé de marcher dans les bottes italiennes. Il suffit qu’on puisse nous faire comparer à quelque Italien de chic pour faire notre fortune et chacun badigeonne sa nymphe ou sa petite descente de croix. J’aime beaucoup Véronèse – mais c’est à travers Chardin. » La grande exposition de tableaux et dessins français du XVIIIe siècle, organisée à Paris en juillet-décembre 1860, a marqué tout une génération d’artistes et d’amateurs, Théophile Thoré autant qu’Astruc. Si ce dernier n’en rend pas compte, il témoigne de son impact, en juillet 1862, en décrivant la Galerie de peinture du duc Charles de Morny dans Le Pays, journal bonapartiste avec lequel Baudelaire avait eu un différend en 1855.

L’article qu’Astruc consacre à la collection du demi-frère de Napoléon III enregistre la revalorisation en cours du premier XVIIIe siècle. Il place Watteau au pinacle du goût rocaille et de l’Ecole française, Watteau que le texte qualifie de « Véronèse doublé de Velázquez ». Cette tradition typiquement française, selon les hommes de 1860, réconciliait le souci du réel et du singulier, ce que l’on nommait communément « la fantaisie », sans écarter ses partisans de la leçon des autres écoles. En cette même année 1862, à l’automne, comme Nancy Locke a pu le déterminer, La Musique aux Tuileries (ill. 5) de Manet réunit sous les arbres du jardin public une population élégante à laquelle le peintre est loin d’être étranger, les membres de sa famille, les plus proches de ses amis jouxtent la fine fleur de la critique parisienne. Les principaux, Gautier et Baudelaire, ont été identifiés par Théodore de Banville dès l’exposition du tableau en 1863. On sait qu’Astruc y est représenté, assis, à quelques mètres des deux aigles, et cette distance confirme la situation du journaliste au regard de ses aînés. Le cadet n’est riche encore que de ses dons et ses promesses. Si La Musique aux Tuileries (ill.) le montre assez isolé, c’est aussi que sa sociabilité différait de celle de Manet. En plus de l’écriture heurtée du tableau et de ses vifs contrastes de couleur en écho aux coloristes du XVIIIe siècle, le souvenir des chroniqueurs, de Gabriel de Saint-Aubin à Boilly, a été relevé par l’histoire de l’art dès 1947 (Michel Florisoone). Quant aux radiographies réalisées en 1991, elles ont montré que la composition avait évolué par ajouts successifs de « portraits », dont l’identité reste parfois à établir et la source fut souvent photographique. L’album familial de photographies (BNF) qui a appartenu à Manet ne contient pas sauf erreur, celle d’Astruc. Pourtant l’année 1863 va les rapprocher à jamais. Lola de Valence, exposé en mars 1863, s’exhibe accompagné du fameux quatrain de Baudelaire, autrement plus scabreux que la sérénade qu’Astruc, cette même, année brodera sur la danseuse et qu’illustrera Manet. Il n’en reste pas moins que leur connivence s’épanouit. Le texte qui l’aura scellée est le commentaire, unique à sa parution, du Déjeuner sur l’herbe, lors du Salon des refusés dont Manet, écrit Astruc en mai 1863, fut « la saveur puissante, l’étonnement ». Chez Manet, poursuit Astruc, l’effet est si pénétrant qu’il gomme, à première vue, la réalité matérielle du tableau. « L’accent vital », formule d’Astruc qui fait écho à l’obsession du « vivant » chez Baudelaire, l’accent vital est premier : « C’est l’âme qui frappe, c’est le mouvement, le jeu des physionomies qui respirent la vie, l’action ; le sentiment qu’exprime leur regard, la singularité expressive de leur rôle. Il plaît ou déplaît aussitôt ; il charme, attire, ou repousse vite. L’individualité est si forte qu’elle échappe au mécanisme de construction. Le rôle de la peinture s’efface pour laisser à la création toute sa valeur métaphysique et corporelle. Longtemps après, seulement, le regard découvre les formes de l’exécution, les éléments qui constituent le sens de la couleur, la valeur du relief, la vérité du modelé. »

Il nous semble que tout le passage, si singulier soit-il, est surdéterminé par la lecture que Baudelaire avait faite de Delacroix lors des Salons de 1845, 1846 et 1859. Mais Astruc est le seul à reconnaître l’emprunt du Déjeuner sur l’herbe au Concert champêtre de Giorgione / Titien et à parfaitement caractériser l’hispanisme de Manet, qui va au-delà de ses signes les plus extérieurs et qui surtout n’épuise pas la nouveauté du peintre. En « fils chéri de la nature », dit Astruc, Manet lui paraît surtout obéir « au côté de décision » qui lui fait user d’une écriture contraire à la pratique courante : « J’ai parlé de franchise : c’est la note dominante de cet air plein et viril qui résonne comme un cuivre et qui a des hardiesses toutes géniales – même en tenant compte de certaines habitudes relâchées – autant vaudrait dire des simplifications. » Astruc, lors du Salon des refusés, est loin d’être le seul à observer ce manque de correction formelle, mais il est le seul à l’expliquer, sans l’absoudre, par l’esthétique même de Manet. En somme, cette peinture est fautive par nécessité. Si l’on compare le texte d’Astruc à la page que Théodore de Banville, proche de Baudelaire, dédia à l’exposition de la Galerie Martinet en mars 1863, où l’on vit La Musique aux Tuileries et Lola de Valence, on mesure l’audace d’Astruc. Banville est manifestement heurté par l’aspect d’ébauche que prend la peinture nouvelle. Certes la conclusion d’Astruc laisse entendre que le peintre devra modifier sa manière dans le sens d’une facture plus soignée et d’une harmonisation d’ensemble plus poussée, mais sans nier ce style si neuf : la « grande intelligence [de Manet], écrit-il, beau fruit encore un peu vert et âpre – fort mauvais, je l’avoue, pour des lèvres trop minaudières – demande à fonctionner librement dans une sphère nouvelle qu’il vivifiera. » En 1864, année du long voyage d’Astruc en Espagne, il ne rend pas compte du Salon officiel, où Manet est revenu et divise la critique. L’année suivante, ce sera pire avec l’exposition d’Olympia dont tout parut scandaleux, de la souveraineté paradoxale de cette jeune prostituée à la combinaison accrue de citations canoniques et de réalisme direct. Manet, audace qui fait écho au quatrain baudelairien de Lola de Valence, cite des vers d’Astruc qui passèrent et passent encore, à tort, pour une provocation de plus. Bien sûr, la caricature en fit son miel (ill. 6). Personne ou presque ne comprit en 1865 que le rejet de toute édulcoration académique se doublait, chez Manet, de la volonté d’être évalué à l’instar du « peintre poète » que Baudelaire avait vu en Delacroix. De plus, la citation d’Astruc, qui figura sur le cadre même de la toile avant de disparaître comme le cartel de Lola de Valence, jouait habilement de la coprésence du corps blanc et de la servante noire, où perce tout un imaginaire de sensualité exotique qu’il serait dommage de sacrifier à la vulgate postcoloniale. Ce serait nous priver de l’ambiguïté constitutive de l’altérité, qui ne fait pas de l’Eros de l’Autre sa seule caractérisation.

L’association de l’image et de la poésie d’Astruc dit bien la gémellité des femmes et la dualité du réalisme propre à Manet : « Quand lasse de songer l’Olympia s’éveille, / Le printemps entre au bras du doux messager noir ; / C’est l’esclave, à la nuit amoureuse pareille, / Qui veut fêter le jour délicieux à voir : / L’auguste jeune fille en qui la flamme veille. » La violence de la critique entama Manet en 1865, on le sait, au point qu’il décida à son tour de se rendre en Espagne, muni des conseils d’Astruc. Parmi les tableaux que le peintre réalisa à son retour, sous le choc continué du Prado, figure le Portrait d’Astruc, daté de 1866. Il a toujours été interprété comme un témoignage mutuel d’amitié. Or les liens que Manet a entretenus avec les hommes de lettres de son cercle ne furent pas aussi transparents et homogènes que la mythologie du peintre le laisse accroire. Quelle qu’ait été la vraie nature des relations du peintre et de Zacharie Astruc, elles se nouèrent, on l’a rappelé, dans le contexte d’une affirmation commune. Manet a laissé une image de la plupart de ceux qui prirent sa défense à un moment ou à un autre de sa carrière conflictuelle. Qu’on pense aux effigies de Gautier, Baudelaire, Zola, Mallarmé et de tant d’autres. De tailles différentes et de statuts divers, ces images ne sauraient toutes prétendre à la même valeur. Rappelons d’emblée que rien ne nous assure que le Portrait d’Astruc fut remis à l’intéressé dès sa réalisation. Le catalogue de l’exposition Manet, en 1983, l’affirmait sur la foi de la plaquette que Zola fit paraître en mai 1867 ; illustrée de deux eaux-fortes, celle-ci était composée de l’étude que Zola avait publiée, le 1er janvier de la même année, dans La Revue du XIXe siècle. Une note finale avertissait les lecteurs que l’auteur, visitant l’atelier de Manet fin 1866, n’a pas pu « analyser toutes les œuvres qu’Edouard Manet réunira dans la salle de son Exposition particulière ». De fait, le portrait d’Astruc comptera au nombre de la quarantaine d’œuvres que l’artiste réunit au printemps 1867, en marge de l’Exposition universelle. A rebours de ce qu’écrivait Françoise Cachin, en 1983, le fait que Zola n’ait pas analysé le tableau ne signifie donc pas nécessairement que la toile avait quitté l’atelier durant l’hiver 1866 et qu’elle avait été remise à son modèle. N’oublions pas que le portrait, à la mort de Manet, figurait parmi les œuvres sans cadre qui occupaient encore l’atelier du défunt. Il ne fut pas montré lors de l’exposition posthume de l’Ecole des Beaux-Art en janvier 1884, pas plus qu’il ne fut compris dans la vente, elle aussi posthume, de février suivant. Durand-Ruel en fit l’acquisition en 1895 auprès de la veuve de Manet, Suzanne. Le mystère plane donc encore sur une bonne partie du destin de cette œuvre, malgré l’inscription qu’on lit à sa surface, garante de solides attaches : « au poète / Z. Astruc / son ami / Manet / 1866 ».

Mais cet a priori, pour être légitime, n’empêcherait-il pas la lecture d’autres indices et aspects du tableau ? Notons d’abord que le Portrait d’Astruc contient une discrète allusion aux trois arts libéraux entre lesquels la Renaissance italienne avait établi une parfaite égalité, à savoir la peinture, les belles lettres et la musique, l’instrument à corde, à l’arrière-plan, renvoie aux goûts communs des deux hommes, que confirmera La Leçon de musique (Boston, ill. 8) du Salon de 1870, laquelle met en scène Astruc, guitare en mains, et son épouse au chant. Quant aux plumes et brochures, ils disent l’écrivain et préludent au portrait de Zola. Tout cela saute aux yeux. Intéressons-nous maintenant à ce que le portrait d’Astruc suggère des choix du modèle en matière de peinture, telle que la vente de sa collection les éclaire. La situation matérielle du polygraphe s’étant dégradée à la fin des années 1870, il se résolut à vendre un ensemble de « tableaux anciens et modernes », en plus de ses œuvres propres, les 11 et 12 avril 1878. Malgré la pression imaginable des experts, dont le fameux Haro, il n’eut pas l’indélicatesse de faire passer sa collection pour autre chose que la réunion de toiles, sculptures et meubles glanés à la faveur de ses pérégrinations. Contrebalançant avec tact cette humilité, le rédacteur du catalogue de vente appartenait au monde de la curiosité et de l’expertise en matière d’art espagnol. Collaborateur de la Gazette des Beaux-Arts, Paul Lefort y publiait dès 1867-68 le catalogue raisonné de l’œuvre lithographié et gravé de Goya en une suite d’articles remarqués. C’est l’un d’entre eux que Zola lit dans le portrait que Manet (ill.7) fit de lui et exposa en 1868. Plutôt que de flatter l’importance des œuvres destinées aux enchères, Lefort, à quelques exceptions près, préfère habilement vanter les mérites d’un amateur éclairé qui sut, des plus grands maîtres, dénicher de modestes créations, mais singulières et sures. La catalographie récente n’a pas toujours ratifié les attributions des deux hommes, concernant notamment les tableaux dits de Greco, Zurbaran, Velázquez et Goya. Pour un Parisien de 1878, date de la vente, la dominante espagnole qui se dégageait de la collection Astruc ne pouvait que renforcer ses liens connus avec la nouvelle peinture, hispanisante, des années 1860, de Manet à Fantin-Latour et Whistler. Mais une autre composante de sa collection nous ramène au peintre d’Olympia. Cet autre trait d’union, souvent minoré au regard de la peinture espagnole, c’est, comme l’écrit Lefort, « l’école française », et notamment celle du règne de Louis XV. Bien plus qu’on ne l’admet aujourd’hui, Manet a très souvent manifesté la filiation qui le rattachait à Watteau, Boucher et Chardin.

On se souvient ce qu’Astruc lui-même, en 1862, au sujet de la collection Morny, affirmait de l’art français du premier XVIIIe siècle. Quelques œuvres du catalogue de vente sont attribuées à Boucher et Chardin, avec prudence toutefois. En plus d’une nature morte d’Oudry, dont la description enflamme Lefort, cinq tableaux attribués à Fragonard retiennent son attention, notamment une Vénus qui, au dire de Théophile Thoré, avait été l’un des fleurons en juillet-décembre 1860, de l’exposition déjà mentionnée des Tableaux de l’école française. Enfin Astruc mettait en vente les œuvres romantiques et réalistes de sa collection, Géricault, Corot et Marilhat comme Meissonier et Millet. Le portrait de Manet ne s’y trouve pas, preuve peut-être que le modèle n’en fut jamais propriétaire ! De la vente de 1878, il faut donc retenir la forte parenté qu’elle signale entre le goût d’Astruc et celui de Manet, d’autant plus que les tableaux nordiques, Hals compris, en formaient une bonne part. Bien que l’inscription amicale du tableau de 1866 souligne son état de « poète », Astruc s’y identifie plutôt à ces « connaisseurs » pour lesquels, dira Théodore Duret, Manet aurait peint prioritairement. L’art de son ami s’adressait en priorité aux amateurs de vraie peinture, aux antipodes de l’art du Salon au métier maigre, à la touche inexistante et à l’inspiration routinière. Autant que la peinture descriptive, bornée au trompe-l’œil, la peinture didactique, où l’idée assèche la forme, était à proscrire pour les deux hommes. On comprend peut-être mieux maintenant pourquoi le portrait de Manet, en 1866, inscrivait son modèle dans un réseau de références toutes aussi parlantes les unes que les autres. Bien entendu, ce tableau post-Olympia ne pouvait écarter le rappel de la Vénus d’Urbino de Titien, convoquée ici doublement par la structure du portrait et par l’évocation domestique de la jeune femme qui, à gauche, nous tourne le dos, que cet aperçu se confonde avec quelque tableau dans le tableau, ou creuse l’espace, derrière le paravent sur lequel se détache la figure principale. On sait, par ailleurs, tout ce que la pose d’Astruc doit à L’Homme au gant du Louvre. L’on insiste moins sur le fait que bien des peintures du XVIIIe siècle eurent recours à cette attitude, montrant leurs modèles une main glissée dans leur gilet. Le Chateaubriand de Girodet (ill. 9) y a recours, comme l’un des Baudelaire de Nadar (ill. 4). Cette marque de supériorité avait seulement changé de sphère, du social à l’esthétique.

Confirmant le raffinement d’Astruc, les indices de sa passion pour l’art japonais, que Manet partageait, complètent l’identité d’un homme qui se définit d’abord par son appartenance au monde de l’art, de la critique au marché. L’autre grande passion d’Astruc, la peinture espagnole, ne serait aucunement suggérée, en revanche, par le tableau de 1866, écrivait Françoise Cachin en 1983. Deux détails pourtant ici la contredisent : la ceinture rouge dont Astruc est affublé renvoie à la corrida et peut-être à l’idée zolienne du combat en art. Plus latente est la seconde référence à l’Espagne et sa peinture. C’est, en effet, l’inachèvement volontaire de la main gauche d’Astruc, qui signe leur amitié et renvoie secrètement aux échanges qu’ils eurent en 1864-1865 au sujet de Velázquez et de sa sprezzatura. La tradition italienne est bien connue qui valorisait l’effet à moindre effort, la peinture exécutée sans peine, mais aussi celle qui voilait d’un léger écran le sens des images, sous l’apparente désinvolture de la représentation. Plus que Greco et Goya, comme on sait, ce sont les Velázquez du Prado qui justifièrent le séjour madrilène de Manet durant l’été 1865. Du reste, le peintre des Ménines était le principal motif de ce voyage « tras los montes ». Autour du 23 août 1865, Manet l’écrit à Astruc avant de prendre la route : « j’ai presque envie de partir tout de suite, après-demain peut-être, je suis extrêmement pressé de voir tant de belles choses et d’aller demander conseil à maître Velázquez. » La découverte du Prado ne l’aura pas déçu, comme le confirme la lettre qu’il expédiera à Fantin-Latour, depuis la Puerta del Sol et le Grand hôtel de Paris, le 3 septembre 1865. Les déboires du voyageur sont tus, le bonheur de la peinture y parle à l’exclusion de tout autre chose, en dehors des « très jolies femmes toutes en mantilles » et de la corrida : « Que je vous regrette ici et quelle joie c’eût été pour vous de voir ce Velázquez qui a lui tout seul vaut le voyage ; les peintres de toutes les écoles qui l’entourent au musée de Madrid et qui y sont très bien représentés semblent tous des chiqueurs. C’est le peintre des peintres ; il ne m’a pas étonné mais m’a ravi. Le portrait en pied que nous avons au Louvre n’est pas de lui. L’Infante seule ne peut être contestée. […] Le morceau le plus étonnant de cet œuvre splendide, et peut-être le plus étonnant morceau de peinture que l’on ait jamais fait, est le tableau indiqué au catalogue, portrait d’un acteur célèbre au temps de Philippe IV ; le fond disparaît, c’est de l’air qui entoure ce bonhomme tout habillé de noir et vivant ; et les Fileuses, le beau portrait d’Alonso Cano (nous soulignons, ill. 10), las Meninas (les nains), tableau extraordinaire aussi, ses philosophes, étonnants morceaux – tous les nains, un surtout assis de face les poings sur les hanches, peinture de choix pour un vrai connaisseur, ses magnifiques portraits, il faudrait tout énumérer, il n’y a que des chefs-d’œuvre ; un portrait de Charles Quint par Titien, qui a une grande réputation qui doit être méritée et qui m’aurait, certainement je crois, paru bien autre part, me semble ici être de bois. »

A son retour, les lettres sont connues, il devait tenir le même discours à Baudelaire et Astruc lui-même. Nul besoin de gloser davantage le saisissement de Manet devant les Velázquez du Prado, sinon à souligner le fait que cette peinture lui semble destinée aux « connaisseurs ». Dire que Velázquez est « le peintre des peintres » le signifie. Manet lui-même a trouvé une « confirmation » auprès de son aîné, et les tableaux qu’il entreprend au retour d’Espagne en sont marqués. Les analogies que présentent Le Fifre et L’Auteur tragique avec le Portrait de Pablo de Valladolid de Velázquez ont été souvent glosées, contrairement à l’effet que nous semble avoir produit le supposé Portrait d’Alonso Cano (un sculpteur qu’Astruc idolâtrait entre parenthèses). On a vu que Manet le cite parmi les œuvres qui l’ont le plus « ravi ». Or ce tableau, dont le Prado nous dit aujourd’hui qu’il représente un autre sculpteur que Cano, – à savoir Juan Martínez Montañés travaillant au buste de Philippe IV d’Espagne -, a peu retenu, sauf erreur, l’attention des experts de l’hispanisme de Manet. Nous voudrions faire l’hypothèse qu’il est l’une des clefs du portrait d’Astruc. A l’évidence, l’autorité du visage en pleine lumière, siège de la pensée créatrice, n’a pas échappé au peintre, de même la dialectique du concept et du faire. Ce qui a probablement le plus intrigué Manet doit pourtant être le buste royal, laissé inachevé pour une raison que le visiteur français du Prado ne pouvait comprendre, mais qu’il aura mise sur le compte de l’audace de son aîné, l’inachèvement réel de l’image à cet endroit lui apparaissant comme la meilleure représentation possible, dans sa potentialité même, du buste en cours de réalisation. Comme il l’écrivait à Fantin-Latour, le privilège des grands Espagnols tenait moins à un banal réalisme qu’à la capacité de rendre « vivant », c’est-à-dire « actif » chaque élément du tableau. Or cette « vie » ne s’évalue pas au simple illusionnisme des pinceaux, elle se mesure à l’effet que la vraie peinture produit dans l’œil et l’esprit du spectateur. Au sujet des corridas, Manet, le 17 septembre, confiait à Astruc son souhait de peindre « l’aspect rapide » de ces « curieux » et […] terribles spectacles », selon la formule qu’il avait employée, le 14, avec Baudelaire. La main inachevée d’Astruc nous paraît conjuguer ces deux fonctions possibles de la forme en devenir, l’appel du spectateur et l’inscription du temps, du présent, comme irréductible à tout signe clos sur lui-même. En 1867, le portrait fut exposé dans son état actuel. Deux ans plus tôt, Velázquez l’avait « ravi », transporté en dehors des bornes usuelles du réalisme. « Bizarre », au sens de Baudelaire, c’est-à-dire inattendu à force d’être personnel, s’avère donc le portrait et, par voie de conséquence, son modèle, qu’il en ait approuvé ou non toutes les audaces. Un dernier mot : le citron, autant qu’un écho aux peintres nordiques, ainsi que l’a écrit Françoise Cachin, me semble confirmer une singularité en partage (il apparaît aussi dans le portrait de Duret). Barbey, dès 1859, comparait l’agrume à l’esprit de son cher Astruc et, en 1863, nous le savons, ce dernier parlera d’un « beau fruit encore un peu vert et âpre » à propos de Manet lui-même. Stéphane Guégan

MOTS ET MAUX DE GAUGUIN

Le génie de Gauguin déborde ses images et leur musique mystérieuse. Il y avait du poète en lui, une plume qui aura tout tenté, ou tout osé, elle aussi, le journalisme de combat et le récit de voyage, le journal intime et, la mort venant, les confessions dans la meilleure tradition catholique. Joints à sa correspondance, les écrits de Gauguin constituent le versant imparfaitement connu de sa courte carrière. Notre triste époque, ivre de son droit à brûler un passé qu’elle ne veut plus comprendre, préfère salir Gauguin que le servir. Les adeptes du feu purificateur devraient commencer par le lire et, à défaut de lapidation publique ou médiatique, combattre leur propre ignorance. A différents moments de son parcours, Gauguin. L’Alchimiste a déposé un des livres qu’il écrivit pour lui, en rêvant que certains fissent un jour leur chemin parmi les hommes. On y arrive doucement. Le Cahier pour Aline, du nom de sa fille, ne parvint jamais à destination. Gauguin le confectionna, en tous sens, lors du premier séjour tahitien, il tient du précis esthétique et de l’éducation sentimentale. Paul, l’innocent, croyait jouer son rôle de père en poussant Aline à s’intéresser aux arts et à ne pas négliger l’appel des sens. Je m’étonne qu’on ne lui ait pas encore fait un procès rétroactif pour y avoir griffonné un ricordo de L’Esprit des morts veille, mixte du Cauchemar de Füssli et de l’Olympia de Manet. Une Olympia à peau noire, doublement douteux donc. Le Cahier pour Aline, que Jacques Doucet eut le bon goût d’acheter en 1927, vous attend au Grand Palais, dès l’entrée, de même que Noa Noa, dont Édouard Deluc aurait pu tirer un film plus vrai, plus cru, plus courageux. Mais tout le monde ne s’appelle pas Maurice Pialat ou Abel Ferrara.

Ces manuscrits enluminés de Gauguin, où traîne le souvenir de Delacroix et de Dürer, où se croisent panthéon maorie et socle chrétien, on les trouve en nombre dans la généreuse somme que June Hargrove vient de consacrer à cet artiste qu’elle connaît si bien. Généreuse per se, généreuse surtout par sa compréhension d’un personnage en froid avec le mélange d’angélisme puritain et de cécité historique qui tient lieu de Bible à nos chers Torquemada. Bien qu’américaine, June Hargrove ne s’abandonne jamais, ou presque jamais, aux facilités rédimantes de la nouvelle doxa feministo-postcoloniale. Son livre, récit d’une vie et explication d’une œuvre, offre la synthèse parfaite d’une vaste connaissance, qu’elle a alimentée par ses publications antérieures. On est en terrain solide, quoique rien du débat houleux dont l’artiste fait l’objet ne soit ignoré. Je parle ici de débat interprétatif, très différent des affligeantes polémiques actuelles. Hargrove signe, en outre, l’ouvrage le plus accueillant au « bricolage » dont procède Gauguin, vie, œuvre et écrits ; elle établit, par le texte et une illustration très ouverte, « l’interdépendance des idées et des médias au long de son parcours. » Comme au Grand Palais, le céramiste génial, le sculpteur d’objets, y reprend toute sa place, de même que celui qui pense la plume à la main.

L’écriture et le journalisme, Gauguin les avait dans le sang, en plus de lointaines racines… D’origine hispano-péruvienne, sa grand-mère, Flora Tristan, polygraphe de haut vol dans les années 1830, avait trempé sa fougue dans l’encre d’un féminisme éclairé, d’un socialisme modéré, et les frustrations d’une enfant née de l’amour… La fille de cette Flora volcanique épousa Clovis Gauguin en 1846. Ce bourgeois d’Orléans était l’un des piliers du National, quotidien fort lu, et fer de lance de l’opposition de gauche sous Louis-Philippe. Héritier de cette tradition progressiste, le futur peintre se dira républicain de raison, mais aristocrate de cœur, et de style… Mort trop tôt pour élever son fils, Clovis eût approuvé le cursus soigné qu’on fera suivre à l’enfant, fruit des humanités classiques et d’une formation religieuse qui aura de durables effets. Les historiens de l’art ont longtemps négligé les quatre années que Paul passa au Petit Séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin, à proximité d’Orléans. Le peintre, à quelques mois de la mort, tint pourtant à témoigner de cette expérience collective précoce, elle l’avait édifié sur les petitesses humaines, les consolations de l’esprit et la part immortelle des Évangiles : « À onze ans j’entrai au petit séminaire où je fis des progrès très rapides […] cette éducation […] je crois […] m’a fait beaucoup de bien. » En somme, par l’inné et l’acquis, Gauguin était destiné à écrire et bien écrire, sous le regard du Christ.

Ses lectures, qui vont de Baudelaire à Loti, de Verlaine et Rimbaud à Mirbeau, firent le reste. Car Gauguin n’est pas seulement un peintre qui écrit, il est aussi et surtout un écrivain qui peint, sculpte, moule, grave et même publie. Le souffle est là, le style aussi, l’image poétique incessante. On sait, par ailleurs, ce que valent ses protestations d’humilité vis-à-vis des poètes et critiques d’art qu’il côtoya, de Charles Morice à Mallarmé… Souvenons-nous des premiers mots de Racontars d’un rapin, article qu’il destine au Mercure de France en 1902, et qu’il conçoit comme une riposte à ceux qui le maltraitent déjà : « Je vais essayer de parler peinture, non en homme de lettres, mais en peintre. » Ouvrons le manuscrit contemporain d’Avant et Après, que réédite La Table ronde : « J’estime […] qu’aujourd’hui on écrit beaucoup trop. Entendons-nous sur ce sujet. Beaucoup, beaucoup savent écrire, c’est incontestable, mais très peu, excessivement peu, se doute de ce que c’est que l’art littéraire qui est un art très difficile. » Gauguin annonce son intention de se raconter sans afféterie, à la manière du Rousseau des Confessions, mais sans prétendre à pareil statut : « Je ne suis pas du métier, je voudrais écrire comme je fais mes tableaux, c’est-à-dire à ma fantaisie, selon la lune, et trouver le titre longtemps après. » Du reste, poursuit-il, cette manière de mémoires tient du collage de choses vues et vécues plus que du récit lissé et policé: « Notes éparses, sans suite comme les rêves, comme la vie, toute faite de morceaux. […] Ceci n’est pas un livre. »

Cette vocation littéraire, qui s’affirme en se niant, nous ramène à la musique, art sans mots, où Gauguin prétendait avoir trouvé le modèle de la nouvelle peinture, moins descriptive et didactique que suggestive. Par ce rapprochement, en effet, il n’entendait pas nier la portée narrative ou poétique de ses tableaux, mais soulignait ce qui les séparait du symbolisme idéiste, transparent de sens et diaphane de forme. Chez lui, le sens s’avance voilé, et la forme chargée de sensations concrètes, il estime même la peinture supérieure à la poésie en ce que l’image est d’effet simultané et traduit la rêverie qui l’a enfantée avant que même nous en déchiffrions le sujet. Même sa correspondance, dont Victor Merlhès devrait reprendre et achever l’édition, s’autorise toutes sortes de divagations mallarméennes, et déroge souvent à la logique de communication. Notre Gauguin. Voyage au bout de la terre l’a fait entendre et signifier à bonne hauteur. Avant d’en venir à ses articles volontairement rageurs et ses récits faussement désinvoltes, il faut en dire un mot. Car ses lettres forment l’un des corpus les plus décisifs qu’ait produits la peinture du XIXème siècle avec celles de Delacroix et Courbet. Gauguin fut un bel épistolier, en tous sens : maîtrise de la langue, admirable calligraphie, inclusion de dessins et rhétorique ou poétique flexible, adaptée à chaque destinataire, qu’il s’agisse de le charmer, de l’enseigner ou de lui tirer services et argent… Lire sa correspondance est un vrai régal et un détour indispensable.

Au-delà des éléments biographiques directs, soucis pécuniaires, problèmes et drames familiaux, prurits scabreux et humeurs noires, elle donne accès à la construction mythologique que le peintre n’a jamais dissociée de son art. En même temps qu’il crée, Gauguin se crée, non sans fasciner, terroriser ou agacer son entourage. La prétention de ressourcer son art, en le coupant des pratiques et des formules qu’il juge stériles, ne le pousse pas seulement à se réclamer de l’authenticité résiduelle des cultures primitives. L’ex-impressionniste, après avoir troqué la vérité de la perception pour la franchise de la vision intérieure, se doit d’incarner l’idéal du sauvage qu’il aspire à (re)devenir. Dans la mesure même où ce rêve de barbarie ne saurait se réaliser hors de la peinture, Gauguin a fait de sa correspondance le journal d’une ascèse trompeuse. Pour ce qui est de sa haine sans cesse réitérée de l’Occident ou du besoin irrépressible de se mettre à l’école des arts extra-européens, nous n’avons que l’embarras du choix. Et aujourd’hui encore la correspondance de Gauguin est souvent prise au pied de la lettre, ou expurgée de ce qui ne colle pas au mythe de l’iconoclaste apatride, comme si Gauguin n’y affirmait pas aussi sa soif de succès et de reconnaissance, son souci de l’argent et des intérêts de la France, son attachement viscéral aux maîtres anciens, Giotto, Raphaël, Rembrandt, Ingres, Delacroix, Degas, Manet…

Gauguin nous fait aujourd’hui l’effet d’un très habile funambule. Nulle raison donc de s’étonner que ce soit l’Exposition Universelle de 1889, aux marges de laquelle il expose et choque, qui ait exacerbé son désir de prendre position, avant de prendre le large. Le choc simultané de la Tour Eiffel et des pavillons exotiques, du triomphe de la peinture académique et de la reconnaissance officielle des « indépendants », allume sa verve. Il donne, en juillet de cette même année, deux articles au Moderniste illustré dont Albert Aurier, poète et critique symboliste, est le rédacteur en chef. De ce critique capital, baudelairien fougueux, les éditions de l’École des Beaux-Arts viennent de rééditer les indispensables Textes critiques dans l’édition qu’avait conçue et (génialement) préfacée Remy de Gourmont dès 1893. Tout en faisant d’Aurier son allié, le chef de file de l’école de Pont-Aven s’offre le plaisir de railler « Bouguereau et consorts » afin de donner plus de poids aux « refusés » d’hier, Delacroix, Millet, Courbet et Manet, que la IIIème République triomphante restaure dans leur grandeur longtemps incomprise. La Tour Eiffel lui semble une réalisation superbe, car fondée sur l’accord de la forme et du fer. Mais la céramique le déçoit, lui qui parle alors de sa céramique inouïe comme des « petits produits de mes hautes folies ». Du néant dont Sèvres est l’usine rabâcheuse, Gauguin n’isola que Chaplet et Delaherche. L’Exposition Universelle a aussi précipité le projet de migrer, pour un temps, en terre primitive. Française, de préférence.

En trois ans, la Bretagne, la Martinique et Arles avaient rendu sa quête de l’originel plus urgente, une quête aussi vieille que le monde, désormais greffé sur le grand désenchantement des modernes. Le retour au « sauvage » appelle à la fois un style et des sujets ad hoc. Il fait le choix de Tahiti en 1891 et prétend vouloir se « retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre de leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’art primitifs, les seuls bons, les seul vrais. » En l’éloignant de Paris, les deux séjours océaniens ont fatalement renforcé l’importance du réseau médiatique. Avant de quitter Tahiti pour les Marquises, il reviendra à la polémique. Les Guêpes, feuille catholique, et Le Sourire montrent que son anticolonialisme n’eut rien d’absolu. Reste qu’apprendre notre langue et l’arithmétique aux indigènes, « cela est peut-être fort bien au point de vue de la civilisation, mais si, par l’exemple du mal toujours impuni, l’abâtardissement de notre race blanche, si par l’exemple de l’arbitraire d’en haut, la platitude en bas, vous croyez civiliser les races vaincues, vous vous trompez. » Aux Marquises, il remanie L’Esprit moderne et le catholicisme, « synthèse entre le christianisme épuré de ses scories dogmatiques et la science évolutionniste moderne ainsi que démocratie. » Jésus, Darwin, Flora Tristan, ultime équation avant la mort.

Au préalable, Gauguin fit deux incursions très remarquables dans la fable tahitienne, obsédé qu’il était des racines du présent, et de ce que le temps moderne effaçait ou périmait. A qui voulait se « retremper » dans la Polynésie antérieure aux explorateurs des Lumières, le recours des livres est le seul pis-aller, au-delà des rares objets du quotidien, des tatouages et d’une tradition orale qui lui est d’abord fermée. En mars 1892, il se fit prêter le Voyage aux îles du grand océan, publié en 1837 par le belge Antoine Moerenhout, dont il paraphrase certains passages dans un ses petits cahiers qu’il affectionne. Il réconcilie poème cosmogonique et récit ethnographique, comme l’écrit Bérénice Geoffroy-Schneiter, en tête du fac-similé très soigné d’Ancien culte mahorie. Les dieux de l’Olympe polynésien ne sont guère plus chastes que ceux d’Ovide. Fruits et multiples saillies dotent d’une portée sexuelle continue cette petite épopée des origines à laquelle Gauguin imagine puiser plus tard matière à tableaux ou bois : « Quelle religion que l’ancienne religion océanienne. Quelle merveille ! Mon cerveau en claque et tout ce que cela me suggère va bien effrayer. » Qu’il ait souscrit ou non à l’idée d’un monde traversé de forces spirituelles dont l’artiste était le médiateur, qu’il ait cherché plus simplement à suggérer les analogies entre la nature et les hommes, Gauguin n’ignorait pas l’attrait potentiel de ce mysticisme érotique sur le Paris décadent et symboliste.

Noa Noa, « ce qu’exhale Tahiti », vise le même horizon d’attente. C’est aussi le texte qui assume le mieux les ambivalences de son auteur et l’utopie fusionnelle qui fut l’aiguillon de sa vie et de son art. La rédaction l’occupe dès l’hiver 1893, au lendemain de l’exposition qui avait réuni chez Durand-Ruel la fleur des tableaux du premier séjour tahitien. Le récit débute in media res, à la première personne, seule garantie de l’illusion référentielle nécessaire à l’empathie immédiate du lecteur : «Depuis soixante-trois jours, je suis en route et je brille d’aborder la terre désirée. Le 8 juin nous apercevions des feux bizarres se promenant en zigzag : des pêcheurs. […] Nous tournions Moréa pour découvrir Tahiti. » A l’épiphanie, riche en promesses de toutes natures, ne peut que succéder une suite d’expériences qui ballottent le voyageur entre pâmoisons et regrets. Depuis la découverte d’une Papeete décevante (« C’était l’Europe ») jusqu’à la reconquête des grandeurs de la race vaincue, de la culture et de la spiritualité maories, via la sexualité libre et l’art ressourcé, le texte combine les usages du roman de formation et l’accent de vérité que Gauguin, d’une plume concise, parvient à communiquer à son manuscrit, en ses inflexions alternativement crues, amères ou surnaturelles. On en sort aujourd’hui encore avec la conviction qu’il y eut bien rencontre de deux cultures et que Tehamana, sa vahiné insaisissable de 13 ans, aura incarné, au sens plein et presque heureux, la chance d’un peintre définitivement en transit. Stéphane Guégan

*Gauguin. L’Alchimiste, Grand Palais, jusqu’au 22 janvier 2018. Catalogue sous la direction de Gloria Groom, Claire Bernardi et Ophélie Ferlier-Bouat, RMN – Grand Palais / Musée d’Orsay, 45 €. Album de Stéphane Guégan, mêmes éditeurs, 10€.

*June Hargrove, Gauguin, Citadelles § Mazenod, 380 ill., 189€.

*Paul Gauguin, Avant et après, préface de Jean-Marie Dallet, La Petite Vermillon / La Table Ronde, 8,70€.

*Françoise Cachin, Gauguin, « Ce malgré moi de sauvage », Découvertes Gallimard, 15,90€. Une réédition pouvant en accompagner une autre, Flammarion remet en circulation la monographie du même auteur, un classique écrit en maître, un livre allègre, antérieur au déluge du « politiquement correct », 35€.

*Stéphane Guégan, Gauguin. Voyage au bout de la terre, Le Chêne, 29,90 €

*Paul Gauguin, Oviri. Ecrits d’un sauvage, Folio essais, Gallimard, 9,30€. De loin, la meilleure anthologie du genre. Daniel Guérin, en 1974, y faisait flotter un parfum soixante-huitard, rafraichissant au regard de la lobotomisation actuelle des esprits.

*Paul Gauguin, Ancien culte mahorie, fac-similé, présentation de Bérénice Geoffroy-Schneiter, Gallimard, 25€

*Paul Gauguin, Noa Noa, préface de Victor Segalen, postface de Sylvain-Goudemare, Omnia Poche / Bartillat, 11€. Edition établie sur le manuscrit initial, et non la version remaniée par Charles Morice, celle que Gauguin orna d’images et de collages superbes, dont le fac-similé est attendu.

*Paul Gauguin, Ecrits sur l’art, Editions de Paris, 14€.

*Albert Aurier, Textes critiques 1889-1892. De l’impressionnisme au symbolisme, Beaux-Arts de Paris éditions, 9€.

Sur Gauguin au piloris, on peut lire  aussi

*Stéphane Guégan, « Un sauvage en procès », Revue des deux mondes, octobre 2017

*l’entretien Eric Biétry-Rivierre/Stéphane Guégan :

http://www.lefigaro.fr/culture/2017/10/12/03004-20171012ARTFIG00178-gauguin-ne-sera-jamais-politiquement-correct.php

Ciné-billet //  Ce qui se dérobe à notre regard

Faute d’amour nous plonge dans un monde aux vitres glacées, aux paysages violemment mélancoliques. Comme dans la plupart de ses films, Andreï Zviaguintsev choisit comme intérieurs d’immenses appartements aux larges baies vitrées qui semblent ouvrir de grandes perspectives. Tout cela pour mieux renvoyer à un monde fermé, clos sur sa solitude, larges champs de vision en complet décalage avec celui trop étriqué du couple formé par les parents. C’est un des talents du réalisateur de parvenir à créer tant d’inconfort dans le confort. Opprimé par cet inconfort qui caractérise aussi bien l’aspect de la maison que la situation familiale d’un couple qui se méprise, un couple en passe de divorcer, l’enfant décide d’y mettre un terme, il part, s’évapore. Sa disparition, les parents ne la voient pas. Il s’écoule deux journées sans qu’ils ne s’en rendent compte, aveuglés par leurs personnes et occupés à s’accabler respectivement. L’absence de l’enfant s’impose à leur regard quand ils reçoivent l’appel de la directrice de l’école.

La vision peut apparaître comme le thème matrice du film mais aussi sa matière, car la caméra en joue. S’il y a quelque chose qui est avant tout dépourvu d’amour, c’est le regard. Le regard est fautif car il ne voit pas. Le film s’ouvre sur cette belle et triste déambulation du petit garçon dans la forêt enneigée. Il y accroche un ruban de signalisation, première interpellation du regard, premier SOS lancé à l’œil du spectateur, seul témoin de l’infinie détresse de l’enfant. Vient ensuite le plan en plongée où l’enfant devient une figure d’appel. Le spectateur est invité à le regarder, à le mémoriser comme si sa disparition était imminente et qu’alors commencerait le jeu de piste. C’est la seule scène, à proprement parler, où la caméra consacre une pleine « attention » à la vie de l’enfant, lequel, une fois rentré chez lui, a si peu de place pour exister aux yeux des parents, qu’il s’efface de la caméra. Celle-ci ne revient vers lui qu’au moment de la fugue, dont elle restitue d’avantage l’acte frénétique et la rapidité d’exécution que les motifs et la planification.

L’enfant oscille entre le visible et l’invisible. La reconnaissance est le thème corollaire du regard. Les personnages souffrent finalement d’un trop-plein d’indépendance qui les rend inaptes à reconnaître leur entourage, et de là, à connaître le monde. Les parents vont pourtant être mis en face de leur égoïsme au moment de l’épreuve de l’examen du cadavre, qui pourrait être celui de l’enfant. La mère, dont les yeux ne quittent que très rarement son iPhone, connaît alors ici une sorte d’épiphanie. Convaincue que ce corps massacré n’est pas celui de son fils, elle fonde cette certitude dans la preuve d’un « grain de beauté » qui ne figure pas sur le corps. Un détail donc, qui témoigne pour la première fois d’un savoir maternel sur l’être de son fils. Ce savoir nous étonne, et peut-être même étonne-t-il la mère aussi. Les sentiments demeurent opaques. N’est-ce pas ce que nous dit ce tragique regard-caméra de la mère en pleine gymnastique, dont on ne sait s’il faut y voir de la dureté voire de la cruauté, ou une douleur sans nom ? Devrions-nous prendre pitié d’un personnage incapable d’aimer? L’étanchéité aux sentiments, à la compassion, est une mesure trouble.

L’incapacité à voir trouve différentes formes de manifestation dans le film. Il y a ce ruban, qui ouvre et ferme le film et fait signe vers une présence absente, en tout cas absente du regard. La caméra se fait la voix de cette présence fantomatique et diffuse en filmant le vide, les paysages, les décors dépeuplés, et notre regard est ainsi invité à « scruter » l’image pour déceler ce qui se cache derrière. Zviaguintsev donne véritablement la parole à l’espace. En laissant sa caméra « à la traîne » derrière l’action, il la contredit (alors même que cette action consiste précisément à chercher l’enfant, à fouiller les recoins), il la désavoue pour mener le regard vers un autre chemin. Ainsi, dans un monde abandonné à la solitude, où les relations humaines sont rongées par la médiatisation des réseaux sociaux, coupées par des écrans, où le dialogue est rendu caduc par le sentiment de se sentir toujours agressé, violenté par l’autre, et où le repli sur soi est la seule manière d’exister, le spectateur se trouve pris entre apitoiement et dégoût. Il n’y a pas de réelle culpabilité. Personne n’est véritablement « fautif » mais chacun prisonnier d’une carence fatale, souffre de ne pas savoir comment s’y prendre avec l’amour. Où placer son amour, sa confiance ? Zviaguintsev semble surtout nous dire que l’on ne cherche pas aux bons endroits.

Valentine Guégan

*Faute d’amour, un film d’Andreï Zviaguintsev