Bois sacré

Notre approche de Raboteurs de parquets, à revenir au titre initial de l’œuvre et à l’ellipse de tout article essentialisant, serait très différente si Gustave Caillebotte (1848-1894), alors au seuil de sa carrière publique, avait été autorisé à présenter au Salon de 1875 ce tableau conçu pour y attirer l’attention. Le jury officiel en décida autrement, ce qui affecta beaucoup le jeune artiste, nous le savons. Mais la toile refusée se vengea, l’année suivante, lors de la deuxième exposition de ceux que la presse commençait à nommer les impressionnistes. L’œuvre la plus célèbre aujourd’hui de Caillebotte, la plus plébiscitée par le public du monde entier, a donc reçu un accueil en deux temps, d’une amusante symétrie. Trop réaliste, la toile choqua en 1875 des jurés dont on verra qu’ils étaient tout sauf préparés à goûter sa franchise et son format ; à l’inverse, trop éloigné de l’esthétique du fugitif telle que Monet, Renoir, Pissarro et Sisley la pratiquaient en 1876, Raboteurs de parquet trancha par son apparent classicisme sur la peinture de ses nouveaux camarades. Le débutant semblait nulle part à sa place, comme condamné à un entre-deux éternel. Du reste, l’histoire de l’art devait ratifier cette situation de départ, et se montra longtemps sceptique – en France, surtout – quant à la valeur de l’artiste et sa situation exacte dans le grand récit de l’art dit moderne. Stéphane Guégan

Lire la suite dans Stéphane Guégan, Raboteurs de parquets, Orsay / BNF éditions, 12€ // Voir aussi, du même auteur, « Musée imaginaire, musée national », dans Paul Perrin (dir.), Caillebotte et les impressionnistes. Histoire d’une collection, Hazan / Orsay, 35€, et « La guerre en partage : note sur quelques présences militaires » dans Scott Allan, Gloria Groom et Paul Perrin (dir.), Caillebotte. Peindre les hommes, Hazan / Orsay, 45€, le catalogue de l’exposition d’Orsay (8 octobre 2024 – 19 janvier 2025). Ma monographie Caillebotte. Peindre des extrêmes, Prix de l’Académie française et Prix SNA livre d’art en 2022, Hazan, 110€, vient d’être réimprimée // Conférence de Stéphane Guégan sur Raboteurs de parquets (et toutes ses harmoniques au lendemain de la défaite de 1870, de la Commune de 1871 et de l’exposition impressionniste de 1874), Berne, 19 novembre 2024, 19h00, Alliance française (https://afberne.ch/).

Où allons-nous ? // Le merveilleux flou qu’a ouvert la dissolution nous rend moins impropres à comprendre nos aînés et le sentiment de crise générale des années 1873-1875, pour de ne pas dire d’obscure spirale. C’est très précisément l’époque où Caillebotte, qui a porté l’uniforme durant le siège de Paris et entend contribuer à la renaissance de son pays humilié, passe de l’Ecole des Beaux-Arts, et de l’atelier de Bonnat, au cercle des futurs impressionnistes. Une cause précise aura motivé ce transfert, le refus de Raboteurs de parquets par certains jurés du Salon de 1875. Pourquoi avoir refusé un pareil tableau, d’une maîtrise et d’une énergie si contagieuses ? La comtesse d’Agoult, dont Charles Dupêchez poursuit l’utile et précise publication, nous indique peut-être un élément de réponse ignoré des historiens de l’art. Comme Marie de Flavigny le suggère à propos de son ami Louis Viardot, traducteur de Cervantès et juré (républicain) du Salon de 1873, se pourrait-il que la situation politique (remplacement de Thiers par le maréchal de Mac Mahon à la tête de l’Etat, limogeage de Charles Blanc au profit de Philippe de Chennevières au sommet de la Direction des Beaux-Arts) ait eu quelque poids sur ceux qui avaient à juger des tableaux libres d’être accrochés aux cimaises officielles ? Courbet avait été écarté en 1872, Caillebotte, que l’on comparera bientôt à son aîné, aurait subi une proscription identique en 1875, en vertu d’une association dont le XXe siècle allait raffoler : être réaliste, c’est déroger à la noblesse de l’art, et c’est être de gauche extrême. Caillebotte se contentera d’être républicain et d’y accorder ses pinceaux. La comtesse, de longue date, y avait plié les siens. Souvent atteinte de spleen (son mot), et astreinte alors à de terribles réclusions (« une sorte de mort anticipée »), elle ranime son style superbe, très Madame de Sévigné, quand la vie la reprend et le désir de converser, à distance, avec ses filles (dont la redoutable Cosima Wagner) et ses compagnes ou compagnons de route. Les mots y voyagent vite. La peinture contemporaine se fait hélas trop discrète sous sa plume. C’est à peine si, se trouvant en baie de Douarnenez, elle fait mention des jeunes artistes que la Bretagne aimante. Les échos à la littérature sont moins rares, du cher Ponsard, dont elle préface les Œuvres complètes, aux Parnassiens que publie Alphonse Lemerre. Une fidélité à soi se dessine : celle qui a toujours préféré Lamartine et Vigny à Hugo cueille chez les émules de Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire une poésie conforme à son cœur. L’intérêt éminent du volume tient finalement à la politique ; la comtesse, avec le prince Napoléon par exemple, s’effraie de la menace d’une restauration monarchique, et des premiers signes d’une nouvelle cléricalisation forcée de la société, qui lui rappelle la Restauration de ses vingt ans, et indispose en elle l’ardente protestante. Les prétentions du comte de Chambord, le ralliement des Orléans à la branche aînée, lui paraissent extravagants d’arrogance et de cécité. Elle en vient à regretter Thiers, le félicite même de tenir la Chambre des députés après avoir été évincé des plus hautes fonctions de l’Etat. Découvrant que la paysannerie était restée bonapartiste après 1870, l’épistolaire se garde enfin de la stigmatiser comme notre gauche le fait de ses adversaires, « fascisés » en un tour de main, au nom d’on ne sait quelle logique de l’histoire. Bref, le monde et la langue d’hier, à faire rêver et à méditer. SG / Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome XVI, 1873-1875, édition établie et annotée par Charles Dupêchez, avec la collaboration de Sylvie Goguel, Honoré Champion, 2024, 95€.


VAGUE MATISSE

Les grandes baigneuses de Cézanne ne semblent occupées que d’elles-mêmes et du frisson cosmique qui les caresse. C’est l’Eros païen, mâtiné de Virgile. Matisse, si cézannien soit-il alors, donne à ses naïades de 1907-1908 un sujet d’attention, et peut-être d’inquiétude, à l’avant-scène du sublime tableau de Saint Louis (USA). C’est l’Eros chrétien, mâtiné de références à Gauguin, Puvis de Chavannes, la statuaire nègre (comme on disait alors), Bouguereau (premier maître de Matisse) et Giotto, dont le Français a suivi les pas religieusement au cours de l’été 1907. A moins d’être un sorcier de la peinture, ce genre de melting-pot tourne vite aux niaiseries de l’hybridité indigeste, courante chez les modernistes d’avant-guerre, plus portée encore aujourd’hui. Baigneuses à la tortue, comme Simon Kelly le démontre avec ce brillant dossier d’une trentaine d’œuvres, ne cite qu’à dessein. Tel le peintre de Tahiti, l’un de ses dieux, et tel Gustave Moreau, son second et plus durable maître, Matisse cherche à travers la friction des cultures et des mythes une fiction supérieure et significative. S’approprie-t-il ce que le tableau doit aux cultures non-occidentales par consentement à l’agenda impérialiste de la IIIe République ? Quoique sujet britannique, Kelly américanise légèrement ici et là son approche du primitivisme occidental des débuts du XXe siècle. Peut-on vraiment l’annexer en totalité au colonialisme qui ferait feu de tout bois et serait autant reconnaissance esthétique que méconnaissance (et domination) de l’Autre? Au contraire, et Kelly l’admet, le tableau du SALM procède moins d’une captation que d’une récapitulation. Ici, la Grèce archaïque, le bleu de Padoue et les échos de l’Afrique noire dessinent le creuset d’une humanité unique et première. La culture matissienne, instruite du comparatisme cher au XIXe siècle, explore toutes sortes d’analogies, et y greffe, le cas échéant, son immense savoir classique. Je m’étonne qu’aucun expert du peintre, sauf erreur, n’ait pensé à apparenter le tableau de 1907-1908 et Les Bergers d’Arcadie de Poussin ! Et pourtant ces deux réunions de figures convergentes détournent l’âge d’or de son éternité radieuse. A ce stade, il faut se demander ce que signifie la tortue qu’une des baigneuses paraît nourrir. Fertilité, immortalité ou faute ? Il est tentant, en effet, de lire le tableau à la lumière du destin de Chéloné, cette nymphe transformée en tortue pour ne s’être pas rendue aux noces de Jupiter et Junon ? Matisse ne s’en est pas expliqué. De son tableau, il dira qu’il montre des baigneuses « jouant » avec la tortue. Or s’il est une certitude, c’est que la toile n’évoque pas les joies du jeu. Les premiers critiques, affolés, ont ressenti l’effroi de quelque « rite inconnu » ou de quelque épiphanie de « la laideur ». Un tableau barbare, en somme, dans le sens de Gauguin. La radiographie révèle que la tête de la tortue fut jaune, un temps, et que trois bateaux à voiles étaient initialement à l’ancre, non loin de collines empruntées aux abords de Collioure. Matisse a gommé ensuite toute allusion au monde moderne, au balnéaire et au Sud de la France, que les guides touristiques, du reste, comparaient à l’Algérie. Seul devait souffler le vent d’un autre large.

Autre tableau insigne de Matisse qui s’est voulu un résumé, mais ici de temps, L’Atelier rouge de 1911 séjourne exceptionnellement à Paris jusqu’au début septembre en compagnie de la presque totalité des œuvres qui y sont représentées, peintures dans la peinture, objets et sculptures, qui ne renoncent pas à la troisième dimension, quoi qu’on en dise. Rien de plus convenu, en effet, que de postuler chez Matisse une volonté d’abstraction et, selon le lexique des formalistes, d’aniconisme (profane, évidemment). On lit souvent encore que notre peintre, qui tenait pour sacré l’acte de figurer, n’était mu que par l’idée contraire. Sa Béatrice serait la destruction, l’anéantissement systématique, de la mimesis. Cette mauvaise plaisanterie, l’exposition d’Ann Temkin et Dorthe Aagesen la dynamite au prix d’un redéploiement aussi plaisant qu’édifiant. Imaginez le tableau du MoMA restauré (il y entre en 1949 après avoir failli moisir dans un club londonien pas très chic), imaginez-le seul sur sa cimaise, point de mire d’une vaste salle feuilletée de cimaises secondes, chacune portant une autre toile de Matisse, l’espace de la fondation Vuitton s’ouvrant aussi à la statuaire la plus osée du monde, elle aussi présente dans L’Atelier rouge. Il en est ainsi de Figure décorative, soit Olympia revue par Michel-Ange et la statuaire africaine. Plus polissonne, la petite terre cuite de 1907, « très cambrée », moule ses rondeurs sur les photographies des livres de modèles que Matisse a pillés : leur chasteté principielle n’avait pas de peine à s’inverser. Comme les œuvres les plus anciennes remontent au séjour corse de 1898, et les plus récentes touchent à la composition qui les englobe, il apparaît que Matisse, à la suite de Courbet et de son célèbre Atelier (visible au Louvre entre 1920 et 1986), propose ici un précipité de douze ans de peinture. Mais cela n’en fait pas l’allégorie d’une radicalité fatale, à voie unique, pas plus que le recours à la monochromie rouge ne signifie l’effacement du monde réel. Ce rouge, du reste, ne fait-il pas écho aux pratiques courantes du XIXe siècle en matière d’accrochage pour amateurs distingués ? Même les « impressionnistes » s’y plièrent en 1874 ? N’oublions que le titre actuel est d’Alfred Barr, le patron du MoMA. Après que le tableau eut été refusé par Chtchoukine, Matisse l’exposa sous le titre de Panneau rouge, conforme donc à sa destination décorative (laquelle a toujours couvert les entorses à la vraisemblance). Le refus du mécène moscovite et puritain, me semble davantage motivé par la forte charge érotique de l’œuvre-somme, qu’assume Jeune marin (II), défi aux Van Gogh les plus couillards, aussi bien que Luxe II et surtout Nu à l’écharpe blanche (1909), l’une des plus violentes affirmations charnelles et expressives de Matisse. Mais il est un nu qui manque ici, un nu que les héritiers auraient détruit sur ordre de l’artiste ! Cette légende risible, niée par maints documents, ne fait que confirmer ce que symbolisait aussi le rouge pour un esprit baudelairien comme Matisse : l’ivresse des sens et le rut de l’esprit. En majesté dans la partie gauche de L’Atelier, l’objet de la censure familiale se pavane, semée de fleurs, indestructible. Stéphane Guégan

Deux catalogues indispensables : Simon Kelly (dir.), Matisse and the Sea, Saint Louis Art Museum / Hirmer, 42€ / Ann Temkin et Dorthe Aagesen (dir), Matisse. L’Atelier rouge, Hazan, 45€. Fondation Louis Vuitton jusqu’au 9 septembre 2024.

Luxe, calme et volupté : Matisse et les poètes de l’amour (Baudelaire, Ronsard, Charles d’Orleans) // Conversation entre Robert Kopp et Stéphane Guégan, 20 novembre 2024, 18h30, Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, Riehen, en association avec la Société d’Etudes françaises et la Fondation Beyeler, et à l’occasion de l’exposition Matisse. Invitation au voyage (22 septembre 2024 – 26 janvier 2025).

A paraître, le 17 octobre 2024, Stéphane Guégan et Nicolas Krief, Musée, Gallimard, 32 €.

Une exposition des photographies de Nicolas Krief se tiendra, du 23 octobre au 16 novembre 2024, à la Galerie Gallimard.

ART FRANÇAIS

Fleuron de la IVe exposition impressionniste, celle houleuse de 1879, Partie de bateau (ci-contre) rejoint les rivages d’Orsay un siècle et demi plus tard. Soulagement général et trésor national riment assez bien… C’est, en peinture moderne, la plus belle acquisition du musée depuis Le Cercle de la rue Royale de James Tissot.

Nous recopions, à la suite, un extrait de notre Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) pour accompagner cet événement. En 1879, outre ses talents d’organisateur, notre peintre déployait 19 peintures et 6 pastels, cette dernière technique le rapprochant de ses amis impressionnistes :

« Le style des tableaux, par ailleurs, s’était assimilé en deux ans les principes d’écriture de Monet, Renoir et Pissarro. Comme il se coule avec ses effets d’empâtements, de reflets fractionnés et de lumière surchauffée, dans les audaces de perspective et de composition, Caillebotte devait en étonner plus d’un et se tailler la part du lion chez les caricaturistes.

Canotiers (ci-contre) vient en tête de la liste d’envois, et ce fruit de l’été 1877 conserve dans sa structure quelque chose de la tension musculaire et du mouvement suggéré de Raboteurs de parquet. Mais s’ils semblent se pencher vers nous, au point que les mains du rameur à la pipe viennent presque à notre contact, leur énergie combinée les tire vers l’arrière du tableau. Afin de nous faire ressentir plus physiquement encore le double coup d’aviron, ce chiasme visuel s’accompagne de deux autres décisions formelles, les visages presque invisibles et l’absence de toute continuité entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur. Sauf à le supposer debout dans l’embarcation, ce dernier est simultanément happé par la composition et rejeté par elle. Caillebotte soigne aussi l’écriture ourlée du sillage, longues touches sur lesquelles la lumière ajoute un dynamisme supplémentaire. Les lignes du bateau font le reste. 

Canotiers et Partie de bateau (ill.1), qui lui succède dans la liste de 1879, ont l’air de pendants. Dimensions semblables, multiples analogies, même saisie instantanée du rameur en action, même sentiment de ne pouvoir échapper à son emprise, rien ne s’oppose à penser que Caillebotte ait voulu dialoguer avec lui-même. Robert Herbert, à leur sujet, parlait d’« études contrastées, peintes au point de vue du connaisseur ». De l’une à l’autre, les différences parlent autant que les continuités. Partie de bateau dit l’occasionnel, le furtif des joies de banlieue, quand Canotiers rend compte d’une pratique sportive, suivie, conforme au climat moral du pays depuis la défaite de 1870. Jusqu’à la première guerre mondiale, les voix se multiplient en faveur de la relève du pays par le sport, notamment le canotage et la voile imités des Anglo-saxons. Les corps et les volontés doivent se durcir dans leur exercice commun. Les canotiers font équipe quand ce Parisien rame seul, en habits de ville, et le chapeau en majesté : les caricatures de 1879 relèvent moins l’incongru de l’accessoire, justifié par l’ensoleillement, que sa netteté phallique, bien accordé aux plis saillants du pantalon. La veste rejetée, ajout tardif du peintre, souligne la virilité conséquente que respire l’ensemble de la composition, où le mariage du sport et du dandysme aurait charmé Baudelaire : Caillebotte connaît aussi bien ses classiques que la nécessité de les actualiser, il nous offre ici, en bras de chemise, mais souligné par le strict gilet, le Torse du Belvédère, complété et ramené aux proportions raisonnables du réalisme moderne !

Ce collectionneur acharné de Renoir ne saurait laisser se dissoudre ses propres figures dans la lumière impressionniste. Ici, plus marquée qu’en 1877, elle irise la surface de l’eau sans attenter au personnage, frère du flâneur de Rue de Paris ; Temps de pluie (1877, Chicago, The Art Institute). Le regard latéral, sans objet apparent, les apparente. On ne sait sur quoi soudain les yeux du rameur se sont fixés, l’instance du moment présent n’en est que plus sensible. Cette perception mobile, du reste, est l’un des charmes du canotage, respiration hebdomadaire du citadin aisé, qui doit compenser ce que la ville, évoquée au loin, peut avoir de débilitant. Le cadrage japonisant active l’impression de mouvement saccadé et d’immersion heureuse. Deux canotiers, en tenue sportive eux, progressent lentement en sens inverse, ils vont se croiser, leur rencontre est imminente, harmonieuse. Caillebotte se mesure au Manet d’En bateau (ill.03), peint en 1874, exposé rue de Saint-Pétersbourg en 1876 et présenté au Salon de 1879, où Gustave le voit, alors que la IVe exposition impressionniste a fermé ses portes. « Le tableau de Manet – tableau de Salon – Les Canotiers [sic], vous le connaissez, c’est très beau », écrit-il à Monet fin mai 1879. Entretemps, il avait lui-même exposé les siens, en réponse au Salon et peut-être, comme l’a suggéré Michael Marrinan, à La Tamise de Tissot, dont l’estampe fut l’un des frissons de celui d 1876 (ill.04).

Stéphane Guégan

ET AUSSI POUSSIN, BONNAT, DEVAMBEZ

Il y a le Poussin sévère des Anglais à particule, Anthony Blunt et Denis Mahon, et il y a le Poussin sexué des Français, Charles Blanc et Vaudoyer naguère, le regretté Jacques Thuillier jadis, Pierre Rosenberg aujourd’hui. Car, en matière d’Éros poussinien, sujet de la très remarquable exposition de Lyon, il faut inverser le mot célèbre, hors de toute grivoiserie gauloise : les Français tirèrent les premiers. En tête de leur catalogue, les commissaires, compères de Poussin et Dieu, l’établissent à grand renfort d’érudition précise et souvent caustique, ce qui n’est pas pour déplaire. Ne citons qu’une source exhumée par Chennevières, l’ami et complice de Baudelaire : merveilleuse trouvaille que cette Peinture parlante d’Hilaire Pader, un peintre du Sud-Ouest au sang chaud, et qui dit tout dès 1657 (Poussin, syphilitique comme Manet, vient de mourir à Rome). Ce témoin oublié du Grand siècle savoure le « charme » des œuvres les plus osées de son compatriote, dont il comprend la force scopique, interne et externe à cette peinture aux intensités mobiles : oui, notre œil alléché « voudrait apercevoir tout ce qu’il ne voit pas ». D’autres, à l’époque, un Loménie de Brienne, découpent leurs Poussin par vertu mal placée. Pas plus que Vasari ne dissimule la libido des peintres dont il recompose la vie, qu’ils aient aimé le beau sexe (Raphaël) ou leur propre sexe (Botticelli), les premiers biographes italiens, eux non plus, ne s’étaient voilé la face… Même privée des prêts russes, l’exposition de Lyon est un must absolu, la perle du moment, qui réunit 40 tableaux et dessins, où le fort célèbre côtoie le moins accessible et parfois le discuté, jamais le discutable. L’Amour, corps et âme, plaisir et douleur, y retrouve ses petits, de l’inspiration ovidienne aux préliminaires de l’étreinte, de l’ivresse redoublée par le vin à l’expérience tragique de la perte ou mélancolique du renoncement. Riche des libertinages à la fois savants et salés de la Renaissance, riche aussi de ses lectures, poussé par un milieu qui dissocie le Mal (la chute) du plaisir des sens, Poussin s’abandonne à l' »ultima dolcezza » ; il aura même caressé le projet d’illustrer, à son tour, Les Métamorphoses, aujourd’hui mises à l’index par certaines universités américaines. Heureuse époque où les cardinaux transalpins, sans trahir leur foi, collectionnaient les Poussin les moins chastes, comme le rappelle Pierre Rosenberg dans son essai. Son exposition romaine de 1977, alors que Balthus dirigeait la villa Médicis (autre temps aussi), annonçait, dès sa couverture, qu’une nouvelle lecture des premières années de l’artiste était en marche. L’exposition de Lyon lui doit beaucoup, au-delà même des œuvres réattribuées. D’une netteté d’analyse, qui ne craint pas d’être crue et embarrassante (aux yeux de la doxa vertueuse), le catalogue, répétons-le, force l’admiration. Sur certains points, priapisme déguisé, petits amours en action (l’un semble bien en érection au premier plan du Vénus et Adonis de Fort Worth, détail en couverture), allusions scabreuses, on serait tenté d’aller parfois plus loin. Car la force d’entraînement du peintre, le plus grand de l’art français avec Watteau et Manet, ne saurait être mauvaise conseillère. SG /

*Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto et Ludmilla Virassamynaïken (dir), Poussin et l’amour, Musée des Beaux-Arts / In fine, 39€.

*A cette exposition soufflante, et visible jusqu’au 5 mars 2023 au musée des Beaux-Arts de Lyon, Sylvie Ramond, sa directrice, offre une coda picassienne qui ne l’est pas moins. Nous en reparlerons.

*Signalons l’admirable essai de Stéphane Toussaint, Le Songe de Botticelli, Hazan, 2022, 25€, et sa lecture décapante du Mars et Vénus de la National Gallery de Londres, une lecture ressaisie « dans les mailles de l’homophilie florentine ».

*Nous en rendons compte dans la prochaine livraison de La Revue des deux mondes.

Les raisons ne manquent pas de se réjouir que Guy Saigne ait donné une suite à son catalogue raisonné des portraits de Léon Bonnat (1833-1922), complément en tout point digne de sa précédente publication (j’en ai dit ici les immenses valeur et utilité). Rien n’oblige, sinon quelque absurde rancune, à traiter les dits pompiers moins bien que les dits modernes, auxquels ils servent de faire-valoir chez les ignorants. Au contraire, il faut redoubler de savoir, de soins documentaires, d’analyses pointues, et se donner ainsi les moyens de comprendre dans sa logique, qui ne saurait se réduire à la servilité de l’artiste envers son public, cette peinture discréditée. S’il fallait commencer par montrer son poids sur le destin  des indépendants, on rappellerait que Bonnat fut proche de Degas et Gustave Moreau à la fin des années 1850, compris de Théophile Gautier vers 1865-1866, apprécié de ses meilleurs élèves, Caillebotte après 1870, Toulouse-Lautrec en 1881. L’échec ou le demi-échec au Prix de Rome de 1857, malgré ses trois années assidues à l’École des Beaux-Arts, ne dut pas l’étonner, lui qui s’était précédemment formé à Madrid et devant les Ribera du Prado. C’est sa ville, Bayonne, qui l’envoie en Italie, à Rome, au contact des maîtres et accessoirement des pensionnaires de la villa Médicis. Là éclate la conscience de son inaptitude à remplir les attentes que ses « camarades » se préparent à satisfaire. Préférant Michel-Ange à Corrège, il ne craint pas de les heurter : « Raphaël ne serait-il pas le Delaroche du XVIe siècle ? » Autant que son romantisme, son mysticisme de jeunesse, Guy Saigne le souligne, mérite grande attention. Car il en découle la primauté religieuse de sa peinture d’histoire, qu’inventorie le présent livre. En dehors de rares escapades du côté d’un Orient visité, scruté, qui nous vaut son merveilleux Barbier de Suez, le meilleur de l’artiste se place au service d’un Dieu de plus en plus absent, et d’autant plus désiré. Dès sa première apparition au Salon, en 1861, les intentions de l’artiste sont claires, prendre le train du réalisme en y raccrochant l’inspiration catholique, voire la peinture d’église, aux antipodes des « saintetés au miel » (Zola) de Bouguereau. Manet pense alors ainsi. Deux choses nous frappent dans ce corpus qui débute avec le superbe Bon Samaritain de 1861 : la prégnance du nu masculin et son érotisation, sur le mode sensuel de l’étreinte endeuillée ou de l’empoignade virile. Que de corps emmêlés, de compostions en chiasme, d’énergie rageuse, pour le dire comme ce fanatique d’Eschyle, Shakespeare et Hugo ! Bonnat était-il même en mesure de se libérer, au sens freudien, de cette exagération anatomique, de cette surabondance de muscles tendus comme des épées ? Ajoutons à cette singularité les résonances profondes de thèmes comme la cécité d’Œdipe ou la chevelure menacée de Samson, et aventurons-nous jusqu’à suggérer l’homosexualité latente, vécue ou sublimée, d’une peinture, on le découvre, à secrets. Voilà une autre raison de se procurer ce livre et de s’intéresser à un artiste qui, dit le préfacier, était frère de Rembrandt et Velázquez plus que de Cabanel et Gérôme. SG / Guy Saigne, Léon Bonnat. Au-delà des portraits, préface de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, Mare & Martin, 150€.

Exact contemporain du génial Bonnard (1867-1947) à peu de choses près, André Devambez (1867-1944) l’a sans doute croisé à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts autour de 1887-1889, où le poussent Gustave Boulanger, Jules Lefebvre et Benjamin-Constant. Mais le premier quitte l’institution au moment où l’autre s’apprête à triompher. Prix de Rome 1890, Devambez aurait sombré dans le plus complet oubli s’il n’avait eu la bonne idée, ses rêves d’immenses machines historiques vite avortés, de se muer en chroniqueur du temps présent. On le rebaptisa d’un terme que Zola avait forgé en l’honneur des futurs impressionnistes : « l’actualiste » oublia donc les toiles extravagantes pour l’extravagance de la rue, les vues d’en haut (les meilleures datent de la guerre de 14-18 et de l’Exposition universelle de 1937) et les caprices d’une imagination parfaitement accordée aux attentes de lecteurs de tout âge. Pour Apollinaire, il n’était pas d’humoriste plus apte à égayer le Salon des Artistes français, plus grave et conservateur que les expositions alternatives. Bref, en reconnaissant la force de sa Charge (Orsay) de 1902, malgré ce qu’elle doit à Vallotton, et en appréciant (moins) ses Incompris de 1904, auxquels on peut préférer ses images de la bohème nourries par avance de truculence fellinienne, nous pensions avoir fait le tour du personnage, promis aux honneurs les plus éminents. Nous nous trompions. Le catalogue d’une récente rétrospective, enfant (peu sage) du rapprochement entre le musée des Beaux-Arts de Rennes et le Petit Palais de Paris, nous a révélé de quoi justifier son épaisseur inattendue. Autre point commun avec Bonnard, il sut s’attirer les bonnes grâces de Louis Vauxcelles, le tombeur des Fauves, et d’Arsène Alexandre, très lié à l’image multiple. Dernière convergence : avant de rejoindre le parti des dreyfusards avec toute l’ardeur des frères Natanson et d’un Vuillard, La Revue blanche avait publié son Enquête sur la Commune. Une quinzaine d’années plus tard, nous voyons l’événement fratricide détourner les pinceaux de Devambez, galvanisés pour l’occasion (Hals et Caravage sont quelques-uns de ses dieux). Que penser de ces tableaux exposés lorsque la reprise des tensions avec l’Allemagne se précise ? Ces bougres et ces enfants armés de fortune sont-ils de simples illuminés, gorgés de mauvaise violence et prêts à incendier la ville ? Identifiant le mélange d’ironie et d’empathie qui transpire de ces tableaux pris au piège d’un drame irréductible à sa caricature, Gustave Kahn a vu juste en 1913. Cette peinture, qui s’était pensée d’histoire trop tôt, l’était devenue. SG / Laurent Houssais, Guillaume Kazerouni, Catherine Méneux et Maïté Metz (dir.), André Devambez. Vertiges de l’imagination, Musée des Beaux-Arts de Rennes / Paris Musées, 49€.

A NE PAS MANQUER

Eugenio Tellez. L’ombre de Saturne.

Exposition présentée à la Maison de l’Amérique latine.

217, bd Saint-Germain, 75007 Paris.

Du 15 février au 22 avril.

Catalogue, éditions Hermann, 25 €.

Joyeux Noël, Marcel !

Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.

« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.

Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan

Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG

Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG

Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG

Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :

L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondesSylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.

En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere… Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).

Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.

La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ?  Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.

Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.

A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.  

Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.

Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.

Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.

FICTIONS

En mai prochain, deux siècles après s’en être allé, Napoléon Ier devrait pouvoir vérifier si la ferveur nationale a baissé ou non à son endroit. Or le combat n’est pas gagné d’avance. Le procès du passé étant devenu ce qu’il est, il ne serait pas étonnant, avouons-le, que l’empereur, cet Aigle, y ait laissé quelques plumes. N’a-t-il pas accumulé « les crimes », pour parler comme Chateaubriand, entre Brumaire et Waterloo ? Creusé lui-même sa tombe après y avoir entraîné des millions d’hommes, sacrifiés à sa mégalomanie pré-hitlérienne ? Le pire, s’agissant de l’ogre insatiable, serait même ailleurs. Car le catalogue de ses méfaits s’est récemment alourdi, au feu des nouveaux catéchismes. Nous étions habitués à lire ou entendre que Bonaparte, nouveau Robespierre, fut un grand massacreur des libertés publiques, sans pitié avec ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, aussi tyrannique dans les affaires de l’Etat et de l’Art. Que n’a-t-on écrit sur le style Empire, froid, lourd, propagandiste ? Aujourd’hui, c’est l’homme qui rétablit l’esclavage et répudia Joséphine que, de préférence, on condamne et passe par les armes de la bonne conscience anhistorique. D’où l’interrogation immanquable du lecteur après avoir lu le nouvel essai de Philippe Forest au sous-titre biblique : ne s’est-il pas altéré ce « vide » dont nous serions les héritiers, plus que des campagnes militaires, du Code civil ou de l’immense programme esthétique des années 1804-1815, dernier sursaut de l’Europe française ? La thèse du deuil inconsolable, aggravée de siècle en siècle, possède de solides lettres de noblesse, que cite et commente très bien Forest, convoquant Balzac, Hugo, Barrès, Léon Bloy ou Élie Faure. Pareil titan ne saurait mourir, pensaient ces écrivains de l’« uomo di Plutarchia » que Pascal Paoli avait vu en lui… Nous n’en sommes plus là. Forest aime à penser que l’histoire, comme tout récit, ne serait qu’une fiction déterminée par notre présent, une fable, un songe sans substance propre, disponible à toutes nos projections. La fiction de la fiction qu’est le pouvoir, ajouterait Pascal, quand il oublie ses origines. Or Bonaparte n’a jamais nié les siennes, non pas cette Corse dont il fut chassé avec les siens en 1793, mais la succession des dynasties sur le solde desquelles il établit la sienne. Au Salon de 1808, Le Couronnement de David, et non Le Sacre de Napoléon, ne symbolisait pas la prévisible sacralisation du politique moderne, ivre de lui-même. Jacobin rallié, ce peintre que Forest n’aime pas beaucoup y résumait le songe inséparable de l’épopée napoléonienne, la réunion de la monarchie et de la république sous le double regard, métaphore géniale du tableau, de la France et de Dieu. L’histoire n’est pas faite que de mots et d’illusions, elle est ce qui demeure des annales nationales sous le regard changeant des historiens et de ceux qui les lisent. Un roc, comme Sainte-Hélène.  

Les romans de Jean-Marie Rouart ont presque tous l’Histoire de France pour compagne obligée, ses héros se mesurent ou se heurtent aux plus grands et, comme eux, rêvent leurs vies autant qu’ils vivent leurs rêves, selon la parole de Drieu que l’écrivain a toujours fait sienne. Tout ainsi le fascine chez Napoléon, l’énergie qu’il déploie et la mélancolie qui l’habite, voire la pulsion de mort qui fait glisser le moderne Alexandre vers l’échec. On n’est pas très étonné de retrouver l’empereur, mais serti de lumière, au détour d’Ils voyagèrent vers des pays perdus, et de le retrouver dans la bouche d’un des deux protagonistes essentiels du livre, De Gaulle himself : « Sa gloire serait moins grande sans le grand roman qu’il a aidé à construire autour de lui. » Cela ne veut pas dire que Bonaparte lui semblait un conquérant de papier, cela signifie que son action et son écho avaient également profité du souffle des écrivains. De Gaulle, dévoreur insatiable de littérature galvanisante, n’a pas agi différemment, dès qu’il s’est donné une dimension épique. Et juin 1940, à cet égard, ne le prit pas par surprise. Avant que Malraux ne le statufie, Paul Morand aurait pu être le scribe providentiel. Mais la rencontre n’eut pas lieu… En poste à Londres, l’homme pressé précipite son retour en France. Sa seule concession à De Gaulle fut l’étonnante Elisabeth de Miribel, longtemps attachée au diplomate, et qui règne sur le petit monde de Carlton Gardens, quartier général de la France libre, quand commence le récit de Rouart. Le 11 novembre 1942, une bombe éclate : Pétain s’est transporté à Alger après que les Allemands eurent envahi la zone libre, fonçant à la rencontre des troupes anglo-américaines fraîchement débarquées en terre d’empire. De Gaulle et son cercle sont effondrés. À Alger, la consternation fait d’autres victimes. Fernand Bonnier de La Chapelle rengaine le 7,65 qu’il réservait à Darlan, lequel entrevoit aussitôt sa réconciliation avec le maréchal. Plus rien n’empêche Pétain de faire éclater la haine de ce Reich qui l’a compromis aux yeux des Français. Le voilà rentré dans l’histoire quand en sortent brusquement De Gaulle et sa bande, Gaston Palewski, Kessel, Druon, Aron et même le jeune Derrida que cette volte-face, agente de la déconstruction, enchante secrètement. Rouart, qui sait qu’un écrivain a tous les droits, prend celui de rebattre les cartes et, plus audacieux encore, pousse la confusion qu’il sème joyeusement jusqu’à faire ondoyer la ligne supposée nette entre bons et méchants. Comme la vie, la vérité historique « est heureusement plus complexe ». Pour l’avoir détournée de son lit habituel et nous faire goûter à la Russie d’un Staline en grande forme, Rouart signe son roman le plus picaresque, d’une verve inflexible, d’une drôlerie continue, et d’une fièvre érotique martialement assumée. C’est dire qu’évoluent, au milieu des vilains messieurs qui font la guerre, de jolies femmes qui font l’amour. Rouart prend le même plaisir à peindre leurs (d)ébats qu’à laisser zigzaguer son récit, vrai comme les songes.

Dès les premiers mots, nous y sommes, en scène, dans l’angoisse de « l’actrice adolescente » qui vient d’y pénétrer. Le nouveau roman de Louis-Antoine Prat s’élance à l’instant même où débute la pièce, un huis-clos peu sartrien, qui en ébauche l’intrigue. C’est que la fiction des planches constitue plus que le décor de L’Imprudence récompensée, titre qui hésite entre Molière et Marivaux : le merveilleux scénique et ses rebonds, heureux ou tragiques, commandent la vie même de ses personnages, de plein gré ou à leur insu. Prenez cette novice, elle surgit de nulle part, et ira où ses 18 ans et sa fausse innocence la portent. Comme le lecteur entraîné par l’incipit, l’éclairagiste ne la quitte pas des yeux, braque ses projecteurs sur le corsage de l’inconnue, brodé de lettres qui invitent peut-être à l’amour. Le romantisme de Prat, sensible dans l’écriture, a toujours aimé les prophéties tissées d’ombre. Deux autres acteurs donnent la réplique, du haut de leur expérience. Il y a l’éternel « vieil homme », et il y a Berthe Bavière, aussi âgée, assez pour avoir joué, « peu avant la Seconde Guerre mondiale, dans des comédies de Guitry où le maître lui réservait des emplois sur mesure ». Ses charmes d’ingénue avaient su troubler un Pierre Laval, un Gaston Palewski, un Paul Reynaud… Mais près de quarante ans ont passé sur l’éclat de sa jeunesse. Car nous sommes en 1975, l’année de l’affaire Meilhan, des attentats d’Orly, de la Loi Veil, du plan de soutien de Giscard aux classes défavorisées… La libération sexuelle ne fait plus la différence entre les catégories sociales, et Guillaume, l’auteur de la pièce qui ouvre le drame, est prêt à se plier aux prouesses de Cythère avec celle que vous savez. Il est pourtant marié à Christine, prénom qui sent le martyre. Elle est riche, raffinée, délaissée. Jusque-là, il ne l’avait trompée qu’en pensée, mais l’épouse malheureuse a compris que, cette fois, Guillaume ne s’en tiendrait pas aux rêveries inactives. « À quarante ans, on n’hésite plus devant grand-chose. » Celle qui donne corps à la tentation, la fille aux corsages affriolants, se prénomme Florence, ressemble à un Bronzino et apporte précisément au roman une insouciance fuyante qu’on dira toscane, bien que le fantôme vénitien de Desdémone plane sur les destins que Prat croise et décroise tout au long d’un récit qui s’encombre rapidement d’un crime atroce et d’une double enquête policière. La vie de Guillaume, si contrôlée, bascule. Il n’aspirait qu’aux succès du théâtre de boulevard, il avait apprivoisé la souffrance que donne la lecture des classiques à ceux qui se savent incapables de les égaler, et l’argent du ménage entretenait l’illusion qu’il était auteur. L’équilibre fragile des couples sans passion réelle, ni vrais désirs, n’exige guère plus qu’une amourette d’été pour voler en éclats. Mais Florence est la fleur dantesque qui relie le Paradis à l’Enfer. Comme toujours chez Prat, les œuvres d’art ont un rôle à jouer, il est ici central. Parti du théâtre, son roman ne peut que s’y refermer, avant que le rideau ne se lève à nouveau.

La fiction, l’histoire de l’art aime de plus en plus s’en vêtir. Dario Gamboni n’emprunte à cette vogue que la forme dialoguée de son dernier livre, sans doute ce que la discipline à produit de mieux en 2020. La marche récente des musées y trouve notamment une occasion de s’examiner. Car le musée tel que nous l’avons connu pourrait disparaître dans les dix-quinze ans à venir. Cette menace touche au tournant global de nos sociétés du loisir ; plus promptes à l’oubli de soi qu’à son perfectionnement, elles n’ont plus besoin du savoir que les « vieux » musées thésaurisaient et diffusaient, certains depuis la Renaissance, en vue de fédérer autour de l’œuvre d’art et ses multiples résonances une communauté de pensée toujours élargie. Ces lieux tiraient leur prestige de la rareté de ce qu’ils montraient et de l’excellence de leur didactisme, mot désormais péjoratif. Il répugne notamment aux pourfendeurs de l’élitisme, qui prônent, vieille lune, l’émotion contre l’érudition, la sensation contre le sens, le confort sans efforts. Les mêmes se réjouissent que certains musées tendent déjà au supermarché pour visiteurs décomplexés, ou se soient transformés en espaces thérapeutiques pour causes vertueuses, voire en succursales communautaristes. À l’aube du présent siècle, des observateurs aussi lucides que Francis Haskell et Jean Clair nous en avaient averti, l’évolution des mœurs muséales et l’attrait du spectaculaire couvaient une trahison de plus grande échelle. Entretemps, la course à la plus-value médiatique s’est amplifiée, entraînant la multiplication des expositions à intérêt réduit, le triomphe du fac-similé, les gestes d’architecte indifférents à l’esprit des lieux, et la disparition ou, du moins, la refonte brutale de ces musées particuliers, plus intimes, qui étaient nés de la volonté d’un peintre, d’un sculpteur ou d’un collectionneur. En treize chapitres, Gamboni a fait le choix de certains d’entre eux, hors de toute limite géographique. Croyant à la valeur de l’in-situ, en disciple de Quatremère de Quincy, il les a tous revus, il salue donc, en connaissance, certaines nouveautés et déplore surtout ce qui est venu contrecarrer la philosophie de ses « musées d’auteur ». Que les artistes (Vela, Canova…) aient édifié un temple à leur génie, les collectionneurs un palais à leur goût (Isabella Stewart Gardner, Nissim de Camondo…), l’important est qu’ils n’oubliaient jamais la vocation formatrice de leurs « maisons ». Quels que soient les autres motifs à accumuler des œuvres et à les présenter au public, le défi de la mort et de la transmission a toujours sa part dans ces dépôts du temps et du beau, où chaque chose semble occuper une place méditée, parler au visiteur, suggérer un parcours intérieur. La figure du chemin donne au livre de Gamboni son objet, sa manière, sa poésie douce-amère. Luttant contre la nostalgie de son sujet, il se compose d’échanges imaginaires : deux cousins, réunis par un deuil familial, se penchent sur ces drôles d’inventions votives que devraient rester ces musées intimes, à partir desquels une reconquête du domaine semble possible.

Stéphane Guégan

Philippe Forest, Napoléon. La fin et le commencement, Des hommes qui ont fait la France. L’Esprit de la Cité, Gallimard, 16€ // Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Ils voyagèrent vers des pays perdus, Albin Michel, 21,90€ (en librairie le 7 janvier 2021) /// Louis-Antoine Prat, L’Imprudence récompensée, Editions El Viso, 15€ //// Dario Gamboni, Le Musée comme expérience, Hazan, 29€.

A l’occasion de la reparution de Parallèlement (Hazan, 2020), Verlaine, Bonnard, Vollard et votre serviteur sont les invités de Kathleen Evin et de son Humeur vagabonde, France Inter, samedi 9 janvier 2021, 19:16.

« Cette fièvre appelée vivre »

Va-t-on encore longtemps imputer aux meilleurs romans français le mauvais usage qu’en font certains lecteurs, par préférence pour une littérature plus carrée, plus cadrée que la nôtre ? Le clair-obscur national, le génie national, dirait Régis Debray, ne ferait-il pas l’objet d’une aversion accrue ? A lire la superbe préface que Philippe Berthier signe en tête de son édition du Grand Meaulnes (1), la question taraude inévitablement. Habitué à les affronter sur d’autres terrains, le spécialiste de Stendhal et Barbey d’Aurevilly s’intéresse aux malentendus qu’a suscités, et qu’inspire encore, le chef-d’œuvre d’Henri Alain-Fournier, accueilli désormais par la Bibliothèque de La Pléiade, à équidistance de Claudel, Péguy et Dostoïevski… Ce simple voisinage, qui aurait enchanté l’auteur, nous met sur la piste des erreurs où tombent ceux qui le tiennent pour l’éternel avocat des dolentes adolescences, prises aux pièges croisés de l’amour, de l’amitié et du sexe. Il n’y manquerait pas même les faciles épanchements du rêveur incorrigible que chacun de nous nourrit en lui au seuil de la vraie vie. D’autres ambitions travaillaient le jeune écrivain, comme le rappelle aussi l’éclairante sélection de lettres, en fin de volume, qui documentent la genèse du roman de 1913. Elle prit près de 10 ans à Alain-Fournier et occupe, pour une bonne part, sa correspondance avec Jacques Rivière et d’autres anciens du lycée Lakanal de Sceaux. Cette khâgne, où se pratique le rugby à outrance et s’exalte une certaine anglomanie, est régulièrement révolutionnée par le jeune Henri, un être de feu sous ses sages dehors. Le sage, c’est Rivière, le métaphysicien. Lui, plus ancré dans les sensations, se sait promis à l’écriture, au roman, genre que son ami juge inférieur à la poésie. Proust ne l’a pas encore retourné… Mais Rivière et ses réticences poussent Alain-Fournier à s’expliquer, à clarifier ses buts. Las du symbolisme désenchanté et de la décadence, en sa version mondaine, Henri brandit le Rimbaud d’Une saison en Enfer et proclame l’urgence d’inventer, à son tour, « un verbe poétique accessible à tous les sens ». En juillet 1907, au même Rivière, il précise, en catholique sensuel : « mon livre sera peu chrétien. […] Ce sera un essai, dans la Foi, de construction du monde en merveille et en mystère. » Le réalisme qu’appellent la prose et les aspirations du khâgneux à l’intensité, son roman doit les accorder à une subjectivité plus tangible et moins saisissable à la fois. Voilà pour le mystère ! Si Le Grand Meaulnes nous touche encore, c’est qu’il s’est voulu bien plus que le reliquaire des premiers émois de la puberté et l’adieu à l’innocence présomptive de l’enfance. Ce roman, plein du souvenir de l’école d’avant, d’une école qui formait et intégrait sans aliéner, affiche aussi tout l’impur de nos années de classe. Alain-Fournier, sans jamais forcer la voix, sans céder à l’autobiographie trop littérale, déroule souvenirs et fantasmes amoureux, reconstruction du temps passé et recomposition du temps présent, d’une plume qui sait alterner ruses, pauses et accélérations, comme au rugby.

On ne reviendra pas ici sur ce que le roman sublime et liquide des amours impossibles d’Alain-Fournier et Yvonne de Quiévrecourt. Les héros du Grand Meaulnes, victimes de l’existence, le sont aussi d’eux-mêmes ou de ceux qui leur sont les plus chers. L’amertume, la perte, la culpabilité, la trahison, la dissimulation, ou encore les obstacles à l’accomplissement charnel, dominent, comme y insiste Berthier. Il n’y a pas à s’étonner que les figures de la pureté, ou les références plastiques et scéniques qui s’y rapportent, soient toujours doubles, des créatures de Dante Gabriele Rossetti à celles du cher Debussy. Meaulnes, ange « porteur de la bonne nouvelle du Désir », dit encore Berthier en pensant au Théorème de Pasolini, embrase le livre dès son début et lui imprime son goût de l’aventure, des écarts, des disparitions soudaines. Plus qu’un fantôme, c’est un personnage rimbaldien à qui Claudel et Péguy auraient inculqué le sens du remords, du devoir et donc du retour. Loin d’être linéaire, du coup, le récit se brise à l’envi et se donne des accents cubistes. Le peintre André Lhote, Rivière et Alain-Fournier formèrent après 1907, l’année des Demoiselles d’Avignon, un trio passionné et passionnant… En moins de deux mois de l’été 14, la guerre, une guerre de mouvement encore, devait enlever à la France, et aux lettres françaises, le génial Péguy et l’auteur du Grand Meaulnes, ce roman qui avait frôlé le Prix Goncourt, ce petit bijou qui venait d’être fêté par André Billy, un proche d’Apollinaire, Rachilde, Henri Massis et Henri Clouard, lequel trouvait délectable cet «élève de Gide» mâtiné de Dickens et de Barrès (2). A Gide, précisément, en juillet 1911, Alain-Fournier avait avoué sa plus grande peur en citant Edgar Poe : « Lorsque nous guérirons de cette fièvre appelée vivre » (3). Le feu de l’ennemi, aux Eparges, lui épargna cette dernière blessure. Stéphane Guégan 

(1) Alain-FournierLe Grand Meaulnes, suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses, édition établie par Philippe Berthier, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 42€. /// (2) Voir, plus complètement, la note de Berthier sur la publication et la réception du Grand Meaulnes , p. 491-496 /// (3) La génération lectrice des Nourritures terrestres et de Nietzsche fut furieusement sportive autour de 1900. Je lis dans Pascal Rousseau (Robert Delaunay. L’invention du pop, Hazan, 2019, p. 151-152) qu’Alain-Fournier, en mars 1913, « décide de fonder le Club sportif de la jeunesse littéraire, à partir d’un petit noyau regroupant ses amis du lycée Lakanal et de Normale sup (on y retrouvera notamment Jacques Rivière, Gaston Gallimard, Pierre Mac Orlan ou encore Jean Giraudoux […]). Péguy accepte d’en être le président d’honneur. » On comprend que le toujours spirituel Giraudoux, en 1937, ait pu déclarer : « Et moi aussi j’ai été un petit Meaulnes. » Et on devine pourquoi Robert Desnos, en septembre 1940, ait pu parler du « potentiel de santé » du Grand Meaulnes. Les bons romans métaphysiques commencent toujours pas être physiques.

J’AIMAIS JAMAIS

Nick de Morgoli, Picasso avec l’objet surréaliste
Jamais d’Óscar Domínguez,
Paris, 1947

On est Dada ou pas. Le hasard n’appartenant à personne, pas plus que le privilège de l’absurde, je me saisis d’un livre en me masquant les yeux, c’est de saison. Les Propos amorphes de Jacques Rigaut… j’aurais pu heurter pire en laissant flotter ma main, gantée, sur les rayonnages de la bibliothèqueJe lis l’incipit aussitôt, ivre d’impatience : « Grimpé sur mon piano, je suis l’Antéchrist coiffé d’un entonnoir de gramophone. » Du bon Rigaut, l’ami crucifié de Drieu la Rochelle, qui faisaient tous deux leurs délices de Rimbaud. Dada peut mener à Dada, la preuve (1). Le texte, un des rares de ce poète sans œuvre, paraît en juillet 1920… C’est l’époque où se perfectionne chez les plasticiens, par paresse, satire ou caprice fertile, le détournement des objets usuels, et leur conversion en reliquaires de la sainte et idéale inutilité. Il y a toujours, chez les nihilistes, des désirs de sanctification qui s’ignorent. Dada ne fut pas avare de ces transferts de valeur et de ces jeux de formes, comme on parle de jeux de mots. Breton et sa bande y virent une manière d’être freudiens à bon compte. D’autres maîtres à penser et subjuguer armèrent l’humour dadaïste, Alfred Jarry, par exemple… Dans un petit bijou éditorial, qui accompagne une exposition empêchée par le virus – et qu’il nous tarde de voir à Barcelone –, Emmanuel Guigon et Georges Sebbag se font les fins explorateurs des usages poétiques du gramophone antérieurs à celui qui enflamma, en janvier 1938, l’Exposition internationale du surréalisme : j’ai nommé le Jamais d’Óscar Domínguez (2). Jarry appartient, de fait, aux avant-courriers, et peut-être aux sources oubliées, de cet étrange ready-made aménagé, et surtout, comme on verra, triplement féminisé. Phonographes et gramophones ne pouvaient que passionner l’auteur du Surmâle et stimuler son tropisme abyssal des associations sexuées (3). Jarry croise en 1889 ces petites machines à reproduire le son et surtout la voix humaine : l’Exposition universelle fit connaître à ses millions de visiteurs l’invention d’Edison. Personne n’en crut ses oreilles. Mais seul Jarry en humanise aussitôt les mécanismes, accessoires et rondeurs coulissantes jusqu’à y verser, dans un texte étonnant, la possibilité de dire plus directement la relation amoureuse et charnelle. Lorsque le disque noir se mit à tourner au rythme des nouvelles avant-gardes du XXe siècle, il amplifia le potentiel érotique de cette magie sonore. Rigaut, érotomane très sensible à l’objet, s’en saisit ici et là, sa plume noire en main. De même, le très combustible Óscar Domínguez (il se suicidera comme Rigaut) conquiert les surréalistes, dès 1934-36, avec ses assemblages « objectifs », aussi drôles que sadiques, chics aussi, parfaits, en somme (4).

Issaiev, « Au Salon des
surréalistes », Le Rire, 4 février
1938 : « Tu t’es trompé, ça doit être
le Salon des Arts… déménagés. »

Depuis le milieu des années 1920, le public des manifestations du groupe s’est beaucoup gentrifié, ce que la doxa a toujours du mal à admettre, fidèle qu’elle est à cette idée que Breton et les siens méprisaient l’argent et la société qui les faisaient vivre. Or ces preux chevaliers de la subversion souveraine vivaient essentiellement du négoce en tableaux et en objets coloniaux, gagne-pain fort honorable, comme Simone Kahn aimait à le rappeler. La première épouse de Breton, qui ne sortait pas du ruisseau, les avaient vus à l’œuvre nos rêveurs aux mains blanches. Le joyeux foutoir de l’exposition de 1938, Galerie des Beaux-Arts (propriété de Georges Wildenstein), fut un sommet de fantaisie et de mondanité ; et la presse, comme le montrent Guigon et Sebagg, plébiscita le soin avec lequel Duchamp, Man Ray, Max Ernst, Dalí et Paalen orchestrèrent les 500 œuvres et documents réunis, répandus à profusion entre les feuilles mortes du sol et les sacs de charbon qui noircissaient le plafond (5). A minima, on le voit, la scénographie singeait les mauvais nuages qui allaient s’amoncelant au-dessus de la tête des contemporains. Cela ne contamina guère la bonne humeur des échotiers de tous bords. Commençons par les plus autorisés. Le peintre André Lhote, pigiste à Ce soir, – le quotidien communiste d’Aragon -, n’a pas détesté cette exposition pourtant peu faite pour ses lecteurs, et il se dit « envoûté » par le Jamais de Domínguez, « où une main caresse des seins tournoyants à l’ombre d’un pavillon engloutissant un corps de femme ». Pas très lutte des classes, tout ça, ni très catholique… Du reste, à scruter l’inauguration sous l’œil plus que caustique de Voilà, le show de 1938 pêchait dans d’autres eaux que la rouge Volga : « Le Tout-Paris du snobisme faisandé, de la pédérastie d’art, des bars de lesbiennes et des apéritifs d’avant-garde papotait dans une manière de musée Grévin pour vieux étudiants tristes. » Etre belle, publication sexiste, on le pressent, saluait aussi, caricature à l’appui, le Tout-Paris : il avait si bien répondu à «l’appel des surréalistes». L’objet de Domínguez, plus affriolant que jamais, trône au premier plan de l’illustration. Idem dans Le Rire, plus vulgaire (notre photo). Le meilleur est pour la fin : dans Marianne, hebdomadaire culturel centre gauche que dirige un féal de Drieu, Emmanuel Berl, Maurice Henry, ancien du Grand jeu et proche des surréalistes, signe une notule à la Fénéon : « Sur un gramophone tout blanc, l’ombre d’une main caresse sans relâche des seins de plâtre : c’est un objet de Dominguez, bien réel, sans trompe-l’œil. On ne sait plus où commence l’imaginaire. » Le bon fantastique depuis Hoffmann réclame ce genre de porosité inquiétante.

Óscar Domínguez, Jamais,
Exposition internationale du surréalisme,
Paris, 1938

Oui, Jamais est un vrai gramophone Pathé 1906 métamorphosé par la paire de jambes gainées de soie qu’aspire le pavillon, à qui s’ajoutent la main substituée au pick-up et la paire de seins en rotation sous ses caresses insistantes. L’ensemble, très effusif, était revêtu d’une teinte virginale qui contrebalançait cliniquement cette arabesque soufflante de membra dijecta. Le pavillon ressemble moins à l’entonnoir de Rigaud qu’à une jupe de femme, il indexe moins la folie que l’élan irrépressible de deux êtres l’un vers l’autre. Évidemment, la caresse renvoie plutôt à l’auto-érotisme. Inconsciemment, osons le mot, Jamais hésiterait entre l’onirisme et l’onanisme. Au-delà du Nevermore de Poe, Mallarmé et Manet, le titre fait plus probablement résonner un petit air de romances à deux sous, le genre qui ravissait Lautrec, Jarry, toute la phalange de la Revue blanche, Satie, Apollinaire, Max Jacob, les cubistes… Guigon et Sebbag ont documenté cette piste en relisant Mont de piété de Breton, le livre de 1919, époque où le poète mettait Ingres et Derain (l’auteur du frontispice) au-dessus de tout. On y trouve une pièce faisant référence au serment des amants, « à jamais » inséparables. C’était l’époque où notre Ariel ne savait pas trop y faire avec les dames (Simone en témoignera). De surcroît, dans Anicet, le roman d’Aragon qui jette un masque transparent sur certaines figures du moment – Anicet où la recension de Drieu (NRF, juillet 1921) verra un acte dadaïste de liquidation encore empêtré dans l’idéalisme qu’il est supposé renverser –, André Breton est baptisé Baptiste Ajamais. On y croise aussi Max Jacob, Cocteau et Picasso assez naïvement grimés. Coïncidence amusante, scoop même, Guigon et Sebbag viennent de remettre la main sur Jamais, qu’on croyait perdu, et de découvrir que Don Pablo en devint le propriétaire peu de temps après l’exposition de 1938… Picasso, d’ailleurs, y avait exposé deux tableaux de figures, dont une célèbre et tonique étreinte. Domínguez et lui, à jamais soudés, creusaient le même sillon. Stéphane Guégan

(1) Au sujet de Dada versus surréalisme, voir « Lâchez tout », Moderne, 11 août 2014 /// (2) Emmanuel Guigon et Georges Sebbag, Jamais. Óscar Domínguez et Pablo Picasso, Musée Picasso Barcelone éditions (à paraître). Le musée a fait restaurer cet objet enfin exhumé, propriété de Catherine Hutin, il le présentera en contrepoint à un bel ensemble de bijoux de Picasso, autre sujet neuf, autre exposition empêchée. /// (3) Quant à Jarry, Bonnard, l’Eros et l’esprit Revue blanche autour de 1900, voir ma réédition à paraître du sublime Parallèlement de Verlaine, édition Vollard (Hazan, octobre 2020). Voir aussi : « Jarry entre amis », Moderne, 16 mars 2014 /// (4) Voir Didier Ottinger (dir.), Dictionnaire de l’objet surréaliste, Gallimard / Musée national d’art moderne-Centre Pompidou, 2013 /// (5) Sur l’impensé commercial de l’entreprise surréaliste et les pudeurs idéalisantes de l’histoire de l’art, voir ma cursive mise au point (« Apothéose inutile ») dans L’Art en péril. Cent œuvres dans la tourmente 1933-1953, Hazan, 2015, p. 44-45.

MARCEL ET HENRI A NEUF

C’est à désespérer du Ciel ! Comment se fait-il que Proust et Lautrec ne se soient jamais rencontrés malgré leurs passions communes, Yvette Guilbert ou Sarah Bernhardt, et leurs contacts multiples avec La Revue blanche des frères Natanson. Les goûts picturaux assez convenus de Marcel, dont il ne faut pas exagérer la curiosité tardive pour le cubisme et le futurisme, expliquent en partie ce fait déplorable. Henri de Toulouse-Lautrec, par droit de naissance, noblesse de cœur et habitus assumé, venait du monde auquel Marcel ne se hissa que difficilement et imparfaitement. Il est vrai que les comtes de Toulouse, plus chasseurs que chassés, n’avaient que faire du faubourg. En somme, ces deux peintres de la vie moderne, saisie dans le mouvement et la perception fragmentée qu’elle induit, l’ont quadrillée sans s’y retrouver. Même le soutien public qu’au printemps 1895 Lautrec apporta à Oscar Wilde, prince de Sodome comme Jean Lorrain auquel les détracteurs de Proust le comparaient, n’a laissé de trace dans cette chronique aux multiples recoins qu’est l’œuvre de l’écrivain, surtout si l’on additionne sa correspondance à son journalisme et son corpus romanesque. Toute sa vie, avec une autorité reconnue très tôt par ses pairs, Jean-Yves Tadié y a promené son obsession à comprendre l’œuvre et l’homme hors des effets de miroir trop faciles, et des naïvetés propres à la lecture interne. Biographe et éditeur de Proust, il a vécu en lui-même les limites, et donc les illusions, de la théorie des deux mois chère à son héros. Du reste, il ne le traite pas comme tel. Les témoignages de Lucien Daudet, Cocteau et Morand sont le meilleur vaccin contre la rage de l’embaumement nécrologique. Ne réservons pas à la Recherche les faux-semblants de l’amitié et de l’amour, les coups bas et autres saletés narcissiques, le goût des potins et les vanités sociales, les préoccupations d’argent et la puissance qu’il donne sur les êtres qu’on invite à sa table, fût-ce au Ritz sous les bombardements de 1918… Avec Marcel Proust. Croquis d’une épopée (1), Tadié fait la démonstration que le savoir des proustiens ne connaît aucun repos, aucun tabou, qu’il va des Grecs à la Bible, de la botanique à Darwin, des chiens écrasés du Figaro à Bergson, de Manet à Helleu.

Curieux de tout lui-même, fou de détails, cigale, fourmi et araignée, Proust ne se plaçait pas au-dessus des vices et des passions ordinaires, honnêteté qui lui permit de dénoncer aussi bien l’irréligion d’État des républicains fanatiques que l’anti-dreyfusisme, ou d’avouer le plaisir malsain qu’il prenait à lire la presse et sa moisson quotidienne de guerres, crimes et malheurs. On peut dire qu’en 1919-1920 il fut servi, lors de l’affaire du Prix Goncourt décerné à ses Jeunes filles en fleurs. J’ai déjà dit ici combien indispensable était le livre que Thierry Laget a consacré à cette double tempête, littéraire et médiatique (2). Les Éditions Honoré Champion doublent la mise en publiant et indexant le dossier complet du « service de presse ». On est frappé par la qualité de plume que partagent partisans et adversaires de Proust au sortir de la guerre de 14. Car la vigueur et l’audace analytiques ne manquent pas aux seconds, accablés par l’histoire littéraire actuelle, toujours prompte à chausser les bottes du vainqueur. Si décisive soit-elle, la voix de Jacques Rivière, qui juge la psychologie proustienne depuis Racine et Fénelon, qui détache la Recherche de l’emprise de Barrès et du lyrisme obscur des affolés de la « nuit intérieure » (Aragon descend Proust dans Littérature au même moment), ne doit pas faire taire les voix d’un Maurice Verne et d’un Grégoire Truc, qui mènent à d’autres vérités du texte par le détour de leur étonnement ou de leurs doutes. Notons enfin que l’Académie Goncourt, alors présidé par Gustave Geffroy, grand complice de Lautrec avant 1900, en préférant Proust à Dorgelès, se plia à la loi du génie et, sans le savoir, rapprocha Marcel et Henri.

L’exposition Toulouse-Lautrec du Grand Palais, ralentie par les grèves, aura tout de même galopé jusqu’à toucher 400 000 visiteurs, nombre équivalent aux entrées annuelles de la Cinémathèque française. La comparaison s’impose, l’œuvre du peintre vibrant très tôt des potentialités du nouveau médium, qu’anticipent, pour ainsi dire, les volutes cinétiques de Loïe Fuller. Comme l’affirme le Proust des Plaisirs et des Jours, on n’écrit pas, au siècle du train, du vélo, de l’auto et de l’avion, comme on écrivait avant… Le tempo s’est emballé, le stylo ou le style aussi. Cette exposition, soucieuse de ne pas ressembler aux rétrospectives classiques, a suscité la publication de deux livres qui font subir le même traitement, à des degrés divers, aux monographies traditionnelles. C’est dire qu’Anne Roquebert et Nicholas-Henri Zmelty, plutôt qu’un récit et un héros trop lisses, cherchent des angles accordés à notre approche moins clivée du XIXe siècle et de son historiographie. Une ancienne familiarité lie Anne Roquebert au sujet puisqu’elle fut de l’équipe qui accoucha de la grande exposition de 1991-1992 (3). Elle y plaidait déjà, avec Gale Murray, un double impératif, revenir aux œuvres de jeunesse et ne pas écraser la fin de l’œuvre, si joyeusement tragique, si courageusement à contre-courant, sous le poids d’un alcoolisme dont Lautrec a, du reste, choisi de ne pas se soigner. Homme de toutes les vignes, il a préféré l’ivresse des poètes à la sagesse des existences sans hasard. Jusqu’au bout, souligne Roquebert, citant Duranty, il a trempé son art « dans le suc de la vie ». Le mythe du noceur incontrôlable n’en est pas moins à corriger, les chiffres de l’œuvre parlent, comme l’est la légende d’un destin douloureux, qui ferait de sa peinture une consolation aux fatalités génétiques.

Créativité, sexualité et amitiés en tous genres, Lautrec n’eut pas à se plaindre malgré son 1, 52 m, sa trogne zézayante et sa démarche d’éléphant (il en avait aussi la mémoire et la trompe). Le livre très illustré des éditions Citadelles montre par son luxe d’images que le fêtard ne fut pas seulement un aristocrate du vice. Je ne suis pas sûr qu’il faille lui attribuer cependant Le Buveur, Père Mathias de 1882, malgré sa présence dans le catalogue de Joyant qui fait autorité, mais qui mériterait d’être nettoyé. En grand connaisseur de l’affiche et de la société d’abondance qui appelle sa multiplication après 1890, Nicholas-Henri Zmelty nous propose un Lautrec très ancré dans les réseaux et les raisons de la nouvelle ère médiatique, au double sens des moyens employés et des cibles visées (4). Son livre, tordant le cou au chroniqueur de la Belle époque que Lautrec ne fut pas, recompose la vraie sociabilité de l’artiste, très masculine, et ses ambitions d’artiste, bien plus sophistiquées que ne le veut la vulgate de la culture montmartroise où s’est enlisée une partie de l’historiographie. Comme Léandre et Willette, élèves affranchis de Cabanel, le disciple brillant de Bonnat et Cormon réoriente très tôt sa carrière vers les sujets et les techniques de la vie moderne. Il s’agit moins d’avant-garde, au sens idiot du XXe siècle, que d’adaptation permanente aux attentes de l’époque : La Goulue et Jane Avril, qui le tutoyaient, l’ont compris en se conciliant sa « stratégie de l’éphémère » et son trait « voyant », c’est-à-dire qui faisait voir en attirant le badaud. L’aptitude de Lautrec à faire art de tout, et dans tout, pousse Zmelty à s’intéresser aux techniques d’immersion internes à l’image, la figure de dos ou en amorce n’étant qu’un truc parmi d’autres. La modernité de Lautrec, sa « brutalité radieuse » (Octave Mirbeau) ne doit pas nous dissimuler des permanences aussi fascinantes. Aussi Zmelty ne suit-il pas ses prédécesseurs quant au supposé rejet des sujets traditionnels, historiques ou allégoriques, dont l’artiste se serait guéri en quittant Cormon.  La production des dernières œuvres ne rend que plus éclatantes la conscience continue des maîtres, et l’obligation de maintenir les plus hautes aspirations de l’art occidental sous le spectacle électrique de la vraie vie. Stéphane Guégan

(1)Jean-Yves Tadié, Marcel Proust. Croquis d’une épopée, Gallimard, 22€. Retrouvez la correspondance de Proust et Jean-Yves Tadié dans Noblesse oblige, posté le 16 mai 2017.

(2)« A l’ombre des jeunes filles en fleurs » et le Prix Goncourt 1919, dossier de presse constitué par Thierry Laget, Éditions Honoré Champion, 38€. Quant à Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire (Gallimard, 2019), du même auteur, voir mon post du 15 septembre 2019, « L’Incomparable ami ».

(3)Anne Roquebert, Toulouse-Lautrec, Citadelles § Mazenod, 189€.

(4)Nicholas-Henri Zmelty, Henri de Toulouse-Lautrec, La stratégie de l’éphémère, Hazan, 99€.

FELIX CULPA

De Sade, on ne sort pas, pas plus que lui de ses prisons. Il en est une nouvelle qui insupporte Gérard Macé, une nouvelle tyrannie d’autant plus virale qu’elle contamine, invisible, non dite, le discours savant et médiatique du moment. Sans attendre, Macé désigne à son lecteur ce « retour d’un ordre moral qui s’exprime comme toujours au nom du bien. […] nous assistons au retour de la bigoterie, de la superstition, pire encore, de la condamnation pour blasphème. » Plus loin, passant de la théorie à la pratique, il rappelle ce fait qui n’a pas été relevé par les montreurs d’images de la presse française : « Un article récent du New York Times réclamait qu’on signale dans les musées, à l’aide d’un logo spécial, les toiles dont les auteurs auraient abusé des femmes, à commencer par Egon Schiele et Picasso. Une inquisition d’un nouveau genre se met donc à juger les morts, par définition sans défense, devant un tribunal posthume aussi arbitraire qu’illégitime. » Anticipant ce genre de désagrément, qui vient de la confusion naïve entre l’auteur et son livre, livre qui a sa morale propre chez les grands, Sade avait eu ce mot sublime sous la Révolution : « il n’est pas dit que l’on soit un coquin pour avoir de la singularité dans les plaisirs ». Ajoutons : « dans ses écrits ». Le sadisme relève du papier, du fantasme avoué, en dépit de toutes les folies que le marquis s’autorisa et fit subir aux complices de ses jeux amoureux plutôt tendus. Il ne savait jouir dans la banalité des ébats. Les images et la fiction lui étaient indispensables. Il avait le coït littéraire, les mots et les pensées l’enflammaient, au point qu’il faisait l’hommage de « coups de poignet », en prison, à sa formidable épouse, destinataire de chaudes missives. Mais cet athée, cet homme des Lumières, et non des contre-Lumières, comme on aime à le dire, s’il ne voyait pas dans la douleur la preuve du rachat, y décelait la marque du diable, notre locataire préféré.

Satanisme encore… Chaque jour le confirme, Huysmans a réussi son retour, multiple, en librairie. Avec des bonheurs d’écriture variables, et plus ou moins de courage intellectuel, nos journalistes littéraires chantent la pléiadisation de l’anti-moderne, sans toujours comprendre que le meilleur de l’auteur, À rebours et quelques autres romans mis à part, se loge dans sa critique d’art. L’exposition d’Orsay, on l’espère, remettra les pendules à l’heure. En 1985, la réhabilitation de Joris-Karl commençait à peine. Le centenaire d’À rebours, amorcé par l’édition Folio de Marc Fumaroli, avait poussé Pierre Brunel et André Guyaux à consacrer un cahier de L’Herne à ce Huysmans en qui la vulgate universitaire aimait personnifier l’esprit de la « décadence », dont on ne savait pas trop s’il fallait la classer parmi les forces délétères de la fin du XIXe siècle ou les signes précurseurs d’une réponse à l’avachissement de la société démocratique. La décomposition nationale dans laquelle nous baignons a tranché. Le volume de 1985, en l’état, vient d’être réédité et sa perspicacité confirmée. La supposée rupture entre le romancier naturaliste et la période post-À rebours y était déjà remise en cause, non moins que la conversion catholique comme table rase. Une certaine éthique de la vérité intérieure s’y accomplit, s’accompagnant d’une critique des illusions propres à la IIIe République. Aux différents essais une série de documents étaient joints, fort utiles, notamment sa recension oubliée de la 3ème livraison du Parnasse contemporain en 1876, l’année où Huysmans subit une double commotion : les Degas de la IIe exposition impressionniste et L’Apparition de Gustave Moreau. Il traite les poètes parnassiens comme s’il visitait une exposition de tableaux, dominée qu’elle serait par les croûtes, infidèles à Gautier et Baudelaire. La cruauté étant son luxe, il cite au sujet de ces apostats le Salon de 1846 du grand Charles. Les singes du sentiment avaient pris le pouvoir. En sommes-nous libérés ?

Restons un peu avec Baudelaire puisque Folio classique a la bonne idée de vouloir nous faire lire ou relire EurekaDernière des traductions d’Edgar Allan Poe qu’ait publiée son meilleur champion français avec Mallarmé, cette longue nouvelle souffre encore d’une réputation d’illisibilité. Cosmogonie ténébreuse, elle ment à son titre solaire avec un rien d’humour noir, comme l’aurait dit Huysmans (on sait que Poe est l’un des auteurs d’élection de Des Esseintes). L’Américain, peu de temps avant de mourir, crut avoir trouvé la clef du « grand secret », liant l’origine du monde à sa destruction inévitable. Le chaos final, selon Poe, est indépendant du vouloir des hommes, thèse qui devrait ravir les criminels de toute nature qui précipitent l’agonie de notre terre. Saisi d’effroi devant son hypothèse très étayée, Poe pensait écouler un millions d’exemplaires de son livre. Las, 500 copies s’en vendirent. Et la traduction de Baudelaire, un bijou, n’eut guère plus de lecteurs… Le très bel article de Judith Gautier, elle a 19 ans alors, n’y fit rien. Il est associé à la présente édition et explique que Baudelaire ait adressé une lettre de remerciement à la fille de son ami Théophile. Étrangement, comme les éditeurs le suggèrent, le poème en prose qu’est Eureka, dans son dédoublement narratif, n’est pas sans faire penser au Peintre de la vie moderne, cet acteur et observateur du spectacle que ses croquis alertes fixent dans la nuit des consciences, autre cosmos.

Baudelaire menait André Suarès à ces génies qui l’empêchèrent désespérer de la vie et des hommes, Pascal, Dostoïevski ou Rimbaud. On dira de lui ce qu’il disait des écrivains dont il mesurait le revival indéniable : Suarès « grandit sur l’horizon de l’art et de la pensée » de notre époque. Réédition après réédition, il s’impose et nous en impose, culture, langue, impertinence à l’égard des valeurs établies, lucidité politique au temps des marchands du bonheur collectivisé. Dans les années 1920-1930, justement, il faisait l’admiration de la génération montante, un Malraux ou un Drieu. Paulhan, bon nez, l’avait ramené dans l’écurie de la NRF, dont sa mésentente avec Rivière l’avait chassé. Redevenu un pilier de la revue, aux côtés de Gide, Valéry et Claudel, il y apportait une couleur et des positions qui ne plaisaient pas nécessairement aux autres. Mais tel était le génie de la revue qu’elle ne fonctionna jamais selon une partition unique. Drieu, fin 1940, s’en souviendrait. Bartillat et Stéphane Barsacq nous proposent un échantillon des curiosités de Suarès, servies chacune par un français étincelant, déjà hussard, sans doute parce qu’aussi pascalien que stendhalien. Les formules fusent, non pas à chaque page, mais à chaque phrase ou presque. Ce Juif marseillais avait raflé tous les prix d’excellence, adolescent, avant de s’octroyer celui de n’appartenir à aucune secte. Rimbaud l’avait illuminé en 1886, à jamais. Il avait pour les phraseurs et les poseurs des mots sans appel, et laissait ses passions se corriger l’une l’autre. Pascal et Péguy contrebalançaient Wagner et Nietzsche. Quant à son mépris des dictatures qu’il vit fleurir, à Moscou, Rome ou Berlin, il ne le priva pas de chanter D’Annunzio, ce Des Esseintes aspiré par une renaissance latine en acier trempé.

Histoire(s) insolite(s) du patrimoine littéraire, outre le savoir et l’esprit qui s’y disputent l’attention du lecteur, a ceci de remarquable que Gérard Durozoi fait alliance avec les amoureux, les fous, comme lui, du livre, texte, objet et destin… Ainsi salue-t-il Suarès qui, avant Aragon et Breton, moins experts en bibliophilie, s’occupa de la bibliothèque de Jacques Doucet. Il le convainc notamment d’acquérir l’exemplaire des Chants de Maldoror qui avait appartenu à Poulet-Malassis, l’éditeur de Gautier, Banville et Baudelaire. Suarès mit aussi la main sur des lettres de Lautréamont. Tout le symbolisme, petits et grands, livres et revues, va y passer. Quand on aime, on ne compte pas. D’argent, Doucet ne manquait pas. Aux moins fortunés, Durozoi donne l’illusion de les autoriser à feuilleter centaine de merveilles, tous genres et toutes époques confondus. Elles n’ont pas été sélectionnées pour les mêmes raisons, mais celles qu’allègue Durozoi, et explicite à travers de courtes notices admirablement troussées, emportent toujours l’adhésion. On glanera aussi, chemin faisant, quelques paroles d’or. D’Heine, le plus grand poète allemand, en butte très tôt à l’antisémitisme de son pays : « Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler les hommes. » Autre perle, au sujet d’un des plus grands best-sellers du XIXe siècle, La Case de l’oncle Tom, Flaubert à Louise Colet, le 9 décembre 1852 : « Est-ce qu’on a besoin de faire des réflexions sur l’esclavage? Montrez-le, voilà tout. » À défaut de pouvoir montrer son musée idéal, Durozoi le décrit. Il n’oublie pas les leurres et les déconvenues, comme cette édition des Fleurs du mal de 1857, qui aurait porté un ex-libris de Baudelaire lui-même. Propriété de Pierre Bergé, les prix allaient flamber quand on comprit que la marque de propriété, avec serpent accompagné, était une « création » de…. Félix Vallotton !

Sans doute Suarès aurait-il dit son enthousiasme de lecteur et de chineur pour le livre très provocant que Franco Piva a dédié à l’un de ces événements artistiques que la doxa moderniste nous empêche de goûter et de comprendre… Notre histoire littéraire reproduisant sans le savoir la bataille d’Hernani, et évacuant ceux que les romantiques accablèrent de leur haine homérique, une partie de notre patrimoine n’a plus droit de cité. Au nombre des sinistrés, des vaincus de la mémoire collective, Casimir Delavigne (1793-1843) tient son rang et appelle un nouvel examen de ses mérites. Celui que Gautier tenait cruellement pour le Delaroche de la poésie et du drame y apporta, au cours des années 1820, une vigueur que les hommes de 1830 ont préféré vite étouffer. L’injustice est flagrante et l’entreprise de réhabilitation, dont se réclame Franco Piva, nous ramène intelligemment aux premiers éclats de Delavigne, quand Beyle appelait de ses vœux la relève d’une tragédie moderne qui fît mieux que les Anglais et les Allemands. Le très patriote Casimir débuta en pleurant Waterloo et le Louvre vidé de ses chefs-d’œuvre. Mais son coup de force fut de broder, sur une histoire vénitienne portée à la scène par Byron en 1821, son Marino Faliero de 1829. Avant le Dumas d’Henri III et sa cour, Delavigne redistribue les cartes dramatiques en tous sens. Il joue de l’indécision du Théâtre-Français devant ses audaces et de l’indifférenciation des genres, puisque sa pièce fusionne tragédie et mélodrame, rejoint même physiquement le boulevard. La première a lieu, en effet, dans les murs du Théâtre de la Porte Saint-Martin, qui profite d’acteurs prodigieux, d’une salle rénovée, du public qui boude le répertoire trop usé, et de la protection des Orléans. Delavigne, en outre, y est mieux payé, son drame historique mieux mis en scène, son effet médiatique mieux orchestré. Rémusat et Nodier crient au chef-d’oeuvre, le second prédit « une date qui ne s’effacera jamais ». Or l’oubli, un oubli cruel, a vite frappé Marino Faliero et son auteur. La redéfinition du tragique et la dérégulation des scènes parisiennes lui doivent pourtant beaucoup. Ingrats que nous sommes, nous préférions en attribuer le mérite à Hugo, Dumas, Vigny, Musset, Mérimée, et à eux seuls.

Le premier Proust a longtemps appartenu au silence des belles endormies. Au début des années 1950, Bernard de Fallois, poussé par André Maurois, le tira de ce sommeil qui n’avait que trop duré. En un éclair, à la façon des Hussards, ses amis d’alors, le jeune homme fit paraître Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve, à la barbe de Sartre et des Proustiens officiels qui pensaient symétriquement avoir fait le tour de la question. Mais les années 1890, celles d’un Marcel en quête de soi, sexe et écriture, n’avaient pas encore tout révélé d’elles-mêmes. Les Plaisirs et les Jours, que les Editions de Fallois rééditeront bientôt dans leur premier habillage de gravures, n’épuisent pas la veine des courts récits que Proust rédige en marge de la cathédrale en construction. Il écarta du recueil de 1896 un certain nombre de nouvelles qui, à l’exception d’une, paraissent enfin, certaines abouties, d’autres inaccomplies. Ce ne sont pas les moins belles. Luc Fraisse en donne une édition savante et sensible, enrichie d’annexes passionnantes, où se confirme la tête philosophique et sociologique d’un Proust saisi par ce que son ami Daniel Halévy nommera  » la fin des notables ». Le présent recueil s’ouvre sur le bijou de ces inédits, Pauline de S., laquelle Pauline lutte contre un cancer incurable par une dose quotidienne de jouissances certaines, la conversation la plus désendeuillée, quelque pièce de Labiche, une opérette… Pourquoi méditer sur la mort avant de quitter la vie ? On en aura bien le temps plus tard. Ce n’est pas la seule nouvelle débitrice du « roman mondain » dont Luc Fraisse montre bien ce que Proust en garde et en rejette. Il y a du La Bruyère en Proust plus que du Bossuet. Il y aussi du Balzac, celui d’Illusions perdues, et du Barbey, celui du Rideau cramoisi, ces écrivains du bonheur d’avant, du bonheur de se retourner sur les heures disparues, arrachées à l’imperfection du réel ou à sa terrible fugacité. Contre la fuite des jours, seul l’éthique du plaisir est à cultiver. Le reste est littérature, mauvaise littérature. Sa « griffe d’authenticité » en préservait déjà Proust.

Colette, qui vint tardivement à Proust, a moins attendu pour soumettre la photographie à son incroyable et si félin pouvoir de séduction. L’enfant intrigue, l’adolescente trouble, la femme subjugue, l’objectif plie. C’est que la fillette est déjà femme, et que l’écrivaine a nourri très tôt en elle des dons et des désirs d’actrice fatale. À ceux qui ont adoré la biographie de Gérard Bonal, glosée ici-même en septembre 2014, il manquait le film ininterrompu de ce destin volontiers médiatique. La vie de Colette coïncide avec le développement de la vidéo-sphère chère à Régis Debray. Maîtriser les mots et maîtriser l’image de soi vont ensemble. La scène et le cinéma, quand ils n’adaptent pas ses meilleurs romans, en prolongent la vitalité et la sensualité dès qu’elle s’empare elle-même des théâtres et des écrans. La moisson de Frédéric Maget est donc aussi riche que variée, ses commentaires toujours justes, notamment quand il s’autorise à moucher ce peine-à-jouir de Mauriac. Les « livres admirables » de la grande Colette lui paraissaient de ceux qui nous salissent un peu… Cocteau, moins boutonné, s’y sentait vivre plus intensément. Elle et lui se verront beaucoup sous l’Occupation où ils sauront, dans les moments tragiques, faire jouer leurs relations. Quand son dernier mari, Maurice Goudeket, qui est juif, est emporté par la « rafle des notables » de décembre 1941, Colette frappe à toutes les portes : « Il n’y a pas démarche qu’elle ne fût prête à entreprendre, devait écrire le miraculé. Qui l’en blâmera ? » La presse clandestine s’en chargera, de même que ses collaborations au Petit Parisien, à Comœdia et à La Gerbe lui seront reprochées. Elle y chante pourtant sa terre, sa vieille Bourgogne, plus que l’Europe trompeuse du Reich.

On connaît l’opposition d’Ernst Jünger (1895-1998) à Hitler, qui fut loin d’être tardive. Il professa la même animosité viscérale envers Staline sur les méthodes et les mensonges duquel il était très bien informé dès les années 1920. Le tournant totalitaire ne faisait que commencer, il ne cesserait de confirmer les pressentiments du soldat de 14-18, un soldat magnifique, dont chaque blessure, chaque décoration disait la bravoure exemplaire, mais un soldat déchu de ses illusions… Le divorce de l’action et de la pensée a largement disqualifié l’œuvre théorique du XXe siècle. Ne cherchons pas plus loin ce qui fait, en revanche, la valeur intacte des livres de Jünger, dont Julien Hervier, son meilleur connaisseur et avocat, montre comment ils sont le fruit d’une expérience à la fois désenchantée et combattive du monde moderne. Les dix essais qui se présentent à nous dans le format idéal de la Pochothèque tirent une grande partie de leurs lumières de l’engagement physique et moral d’un jeune homme presque autodidacte, auquel la guerre à vingt ans fut un dur professeur. Elle le fit homme, elle le fit écrivain, grand par le verbe, plus grand encore par l’intelligence qu’elle lui ouvrit sur lui-même, ses ivresses nietzschéennes et la leçon profonde du conflit : l’acier n’était plus le métal du dépassement de soi, il était devenu la Loi sous laquelle les hommes, qui croyaient en avoir été les maîtres, plieraient désormais. Les orages désirés accouchaient du règne de la technique. Heidegger, lecteur fanatique et durable de Jünger, reste le pourfendeur le plus décisif de cette dérive déshumanisante. L’homme est un loup pour l’homme, l’homme du XXe siècle plus encore, le recul de Dieu ayant abattu toute limite au nihilisme et au saccage de la Terre natale. De notre misère existentielle, politique et écologique, les champs de bataille lunaires de 14-18 avaient tôt dressé le décor d’Apocalypse.

On continue à en écrire de belles sur la façon dont nos grands écrivains ont traversé les années sombres… Giono, l’immense Giono, reste une des cibles préférées de la gente journaleuse, toujours prête à exhumer l’inexpiable « pétainisme » des lettres françaises, inexpiable et même invétéré puisqu’il faudrait en traquer les origines bien avant le maréchal. Le Virgile de Manosque n’avait pourtant pas attendu Vichy pour prendre la défense d’un pays et d’une paysannerie qu’on commençait à brader au nom du progrès et du profit. Emmanuel Berl et Simone Weil sont loin d’avoir désapprouvé, comme on sait, la composante rurale du maréchalisme. Giono ne crut pas bon de se déjuger après la défaite. On le lui reproche plus aujourd’hui que son attitude, celle d’un pacifisme aveugle, au moment des accords de Munich. Il y a, d’ailleurs, progrès dans l’insulte. Le très beau et très informé catalogue de l’exposition Giono (MuCEM, Marseille, jusqu’au 17 février) reproduit quelques documents accablants, issus de la clique moscovite avant et surtout après la guerre (il fallait faire oublier le pacte Ribbentrop-Molotov, la guerre d’Espagne, etc.). En novembre 1938, Nizan brocarde méchamment l’utopie paysanne de Giono au nom des masses et des usines, grosses, comme on sait, d’un avenir radieux… Pire, fin 1944, le sordide Tzara, dans Les Lettres françaises, crucifie le « romancier de la lâcheté » en pointant la toute-puissance que cet écrivain supposé pré et pro-nazi aurait attribué à la Nature aux dépens des hommes, ces constructeurs d’un destin commun… Cela sentait le vieux règlement de compte. En 1935,  Drieu avait nettement séparé Giono de ce qu’il appelait « la littérature communisante », et Giono lui-même, commentant  La Révolution trahie de Trotsky, un an plus tard, y soulignait une phrase de longue portée : « Les amis lyriques et académiques de l’URSS ont des yeux pour ne rien voir ». Lui, Giono, eut une plume pour forger et répandre ses convictions. Il le fit même sous la botte, tout en cachant, dans ses collines et ses fermes perchées, des Juifs et des gars du STO qui témoignèrent. Dont acte.

Avec Giono, Aragon, égal à lui-même, tourna ses aigreurs et sa servilité de parti en fureur inquisitoriale. Cette hargne détestable n’eut pas que des effets négatifs. Dans les années 1950, acclamé par les Hussards pour sa mue stendhalienne réussie, Giono continuait à alimenter la jalousie d’Aragon. Sa réponse, ce fut La Semaine sainte, le récit de la fuite de Gand, la contre-épopée de Louis XVIII entouré des beaux mousquetaires, Géricault et Vigny en tête, qui faisaient frissonner le mari d’Elsa et sa libido à double entrée. La part que prit Horace His de La Salle à l’aventure gantoise nous échappe encore, c’est regrettable. Âgé alors de 20 ans, ce garçon de bonne naissance avait donc fait le pari des Bourbons restaurés comme une partie de la jeunesse lasse de l’Empire. Si l’exposition du Louvre, hommage à l’un de ses donateurs les plus généreux et romanesques, nous offre de nombreux exemples de son goût et de sa munificence, elle n’oublie pas de signaler l’espèce de nostalgie que le collectionneur entretenait pour la vie militaire. Quo ruit et letum, Où il se précipite, la mort aussi : telle était sa devise intime, adaptée de celle des Mousquetaires, et tel le socle d’un imaginaire si actif qu’His de La Salle concevait ses collectes de chefs-d’œuvre à l’étranger et ses achats en salles de vente, face à la concurrence, comme autant d’actions héroïques. Certaines feuilles, non les moindres, vibrent de ces ardeurs guerrières. De Van Dyck à David et Girodet, la guerre parle, le sang coule. Mais il est un artiste qui réalise mieux encore l’idéal secret du collectionneur, mieux même que Poussin et Prud’hon pour lesquels son addiction était sans bornes, ce fut Géricault, évidemment. Il domine la sélection pourtant peuplée d’artistes aussi puissants que Raphaël, Léonard ou Lucas van Leyden… Mais notre cœur français leur préfère de loin, outre le peintre du Radeau et des centaures modernes, Charlet, Gavarni et même Marilhat l’Africain, adepte du kif où Horace le rejoignait par dessins interposés. Stéphane Guégan

*Gérard Macé, Et je vous offre le néant, Gallimard, 19€ /// Pierre Brunel et André Guyaux (dir.), Cahier Huysmans, Editions de L’Herne, 1985 [2019], 29€ /// Edgar Allan Poe, Eureka, édition de Jean-Pierre Bertrand et Michel Delville, Folio classique, Gallimard, 7,40€ /// André Suarès, Miroir du temps, Bartillat, préface de Stéphane Barsacq, 25€ /// Gérard Durozoi, Histoire(s) insolite(s) du patrimoine littéraire, Hazan, 24,95€ /// Franco Piva, Marino Faliero à la Porte Saint-Martin. Historie d’un (très ?) grand événement littéraire, Honoré Champion, 65€ /// Marcel Proust, Le Mystérieux correspondant et autres nouvelles inédites, édition de Luc Fraisse, Éditions de Fallois, 18,50€ /// Frédéric Maget, Les 7 vies de Colette, Flammarion, 29,90€ /// Ernest Jünger, Essais, édition établie, présentée et annotée par Julien Hervier, Le Livre de Poche, 26,90€ /// Emmanuelle Lambert et Jacques Mény (dir.), Giono, Gallimard / MuCEM, 39€ /// Laurence Lhinares et Louis-Antoine Prat (dir.), Officier § gentleman au XIXe siècle. La collection Horace His de La Salle, Louvre / Liénart, 29€.

ADIEU AU MONDE

Nous nous pensions libérés à jamais de l’antique stupeur, de l’effroi majeur que Machiavel lisait dans le regard des persécutés, ou du traumatisme causé par la découverte de l’horreur génocidaire, des charniers d’Arménie aux camps de la Shoah… Se sont effacés aussi, un à un, ceux qu’on appela longtemps les poilus des défilés du 11 novembre, les rescapés, les mutilés de la Grande Guerre, ceux que les orages d’acier avaient défigurés et condamnés à vivre masqués, grimés, affublés de toutes sortes de prothèses pour tromper leur misère. Claire Maingon les ramène parmi nous en ravivant la plaie. Car la mémoire visuelle de ces millions d’hommes blessés, déshumanisés n’a pas encore été assez fouillée, montrée et exposée à la double analyse de l’image et de ses multiples fonctions d’alors. Dès l’été 14, l’Europe des belligérants, soldats et civils, est meurtrie dans sa chair et l’art, au mépris des consignes, prend, donne la mesure du carnage bien avant la fin du conflit. « La Grande Guerre fut une époque de la vie où les bras et les jambes se perdaient », devait écrire le Camus du Premier homme, au sujet de son père. Il n’est peut-être pas de métaphore plus criante de l’événement et de ses retombées de toute nature que la réalité et le motif pictural des mains coupées dont la lecture de Claire Maingon enrichit l’étude. Cendrars ne formule pas autrement le sacrifice héroïque, patriotique, de son intégrité physique. Pendant que d’autres ricanent après s’être faits porter pâles, le genre Picabia ou Duchamp, certains affrontent, par l’image manuelle ou mécanique, la déshumanisation qui devait tant intéresser le Bataille des années Documents. L’épouvante du pire précède son remploi surréaliste, et ne connaît aucune frontière. L’expressionniste Kirchner, qui avait échappé au feu pour comportement anormal sous l’uniforme, se représente en soldat allemand, un moignon sanglant en évidence, dans le fameux autoportrait de 1915. Apollinaire, à chaud, refuse cette grandiloquence, où gît la culpabilité de l’arrière.

Dans le monde d’aujourd’hui, « où les lignes se dédoublent, les tissus s’effilochent, les perspectives vacillent », écrit Roberto Calasso, il n’est plus d’arrière et de front, l’ultra-violence sectaire, comme les réseaux complices de l’internet, frappe partout et à tout moment, qu’il s’agisse de cibles explicables ou de victimes dont l’anonymat et la mort aléatoire donnent sens à l’acte qui les désigne soudain à l’attention publique. Dans un monde où tout devient instantané et simultané, précise Calasso, le terrorisme islamique partage donc plus d’un trait avec « la société séculière » dont il veut précipiter la fin. On le vérifie à chacun de ses livres, au pessimisme croissant, les raisonnements binaires, banalement progressistes, ne sauraient apaiser l’inquiétude que lui inspire notre époque de déliaison. La sur-connexion en est à la fois la fable et le levier : «On peut se demander si la société séculière est une société qui croit en quelque chose qui ne soit pas elle-même. » Dieu n’est pas mort, il a changé d’apparence : « Les conflits de la société n’ont plus pour objet quelque chose qui serait en dehors et au-delà, mais la société elle-même. Or, celle-ci est tout d’abord une vaste surface expérimentale, un laboratoire où des forces opposées tentent de s’arracher réciproquement la direction des expériences.» Ce grand baudelairien de Calasso n’a pas de mal à crucifier le « sécularisme », aussi sectaire que ceux qui le combattent, le tourisme, cette religion de l’insignifiant propre à l’âge du zapping, et l’obscénité d’un multiculturalisme destructeur des différences qu’il est supposé transmettre : « La convergence des cultures vers l’unité se vérifie dans le tourisme et dans la pornographie. Ce sont des mondes parallèles régis par des règles similaires. » L’Innommable actuel demande à Baudelaire le dernier mot. Il est emprunté aux brouillons du poète. L’une de ces notes se présente comme la transcription d’un cauchemar piranésien. Baudelaire se dit avoir été assailli par la vision étouffante d’une sorte de gratte-ciel qui s’effondre sur ses occupants. Or, conclut Calasso, le rêve de Baudelaire s’est réalisé au-delà de lui-même, car les tours étaient deux – et jumelles.

Italien de naissance, 63 ans, Rudolf Stingel est new yorkais d’adoption depuis trente ans. Je ne m’étais jamais demandé s’il était un artiste du 11 septembre avant de pénétrer dans l’exposition du Palazzo Grassi. En 2013, il y avait déroulé 500 mètres de moquette à dominante rouge et à motifs orientaux. Du sol au plafond, amortissant mes pas, allongeant le silence, le vieux palais vénitien flottait dans la suspension du temps que l’artiste avait provoquée en habillant le vide. Les problématiques que la vulgate prête à l’artiste, son soi-disant besoin d’opposer figuration et abstraction, s’étaient dissipées. On dit que Stingel avait trouvé dans le cabinet londonien de Freud l’inspiration de cette architecture intériorisée, où le visiteur toutefois n’était pas seulement confronté à l’absence. De temps à autre, un contrepoint pictural émergeait de cette plénitude textile, sous la forme de petits tableaux monochromes à l’imitation d’anciennes photographies. La vieille sculpture germanique en était l’élue, le gothique le plus glaçant, le plus dérangeant, le plus opposé à l’otium visuel du reste. Une manière du Jugement dernier traité sur le mode spirite de la fin du XIXe siècle. Cette impression générale se ressent aussi à la fondation Beyeler, dominée par la note solaire que ponctuent, à l’identique, des peintures noires porteuses d’un effroi où le spectre des drames humains et les peurs archaïques de l’enfance se dissocient mal. New York a laissé d’autres traces, au sens plein, sur Stingel. A bien des égards, peu notés et commentés, il appartient à la vague des Schnabel, Basquiat (son cadet de quatre ans) et Koons, enfants du dernier Warhol. La même nostalgie du fonds d’or, de la Cène, et le même sens du palimpseste travaillent l’œuvre de Stingel. Cette rétrospective, dans les espaces uniques et la pleine lumière de Renzo Piano, aux antipodes donc de la boîte du Palazzo Grassi, c’est son moment de vérité. Une telle épreuve ne pouvait obéir à l’ordre chronologique et à la stricte sagesse thématique. Chez cet artiste qu’hante aussi l’œuvre de Richter, autre obsédé des représentations instables, le temps se compte et l’Histoire s’affiche autrement.

Ne quittons pas le terrain des images et du sacré qu’elles ouvrent ou singent… Bien que composés de matériaux hétérogènes, les volumes de la série Ninfa se succèdent avec autant de logique que de régularité. Il est vrai que cette rationalité peut échapper au lecteur de Georges Didi-Huberman tant il est friand de détours complexes et de références savantes. Il faut suivre, ne pas craindre les répétitions, les formulations risquées et les appréciations expéditives. Malgré ou à cause de cette densité textuelle, pareille lecture, c’est une vertu, ne peut être qu’active, au sens où l’entend et l’attend l’auteur. On accordera à Didi-Huberman de ne jamais céder à la tentation d’enfermer son lecteur dans les ornières d’une argumentation qui se bornerait à confirmer des postulats non démontrés. Ninfa dolorosa, réflexion sur le tragique contemporain et le pathos généralisé des médias supposés en rendre compte, conduit le disciple d’Aby Warburg à se lover, une fois de plus, dans la mémoire des images, à nouer présent immédiat et passé multiséculaire. Plus la tyrannie de l’information visuelle élude le sens, substitue l’hyper-émotion à la raison, explique-t-il, plus « la construction de la durée » est requise. « Je ne veux pas de misère », déclarait Rupert Murdoch en 1986. La photographie de guerre esthétise désormais la douleur des victimes, les désastres humanitaires, par nécessité compassionnelle. Après nous avoir invités à penser la relation esthétique dans son ancrage corporel, après avoir interrogé les œuvres qui ébranlent et font agir, Didi-Huberman fait le constat inverse : une grande partie de l’imagerie contemporaine, d’autant plus efficace qu’elle bénéficie du fallacieux «ça a été» cher à Barthes, réduit son consommateur à la passivité de l’émotion subie ou de l’envoutement. Le lisse et l’instantanéité ont chassé de nos écrans la complexité d’une autre « peinture d’histoire », dont Didi-Huberman se fait l’historien. Préférant Donatello et Goya à Gros, qu’il caricature, il fait souvent remonter plus haut l’origine des migrations propres aux formes liturgiques. Car la déploration photogénique, au Kosovo comme en Algérie, tend au christique, et non au critique. Le présent livre nous encourage fermement à ne pas les confondre.

Stéphane Guégan

Claire Maingon, Mains coupées sur paupières closes. Blessures, mutilations subies et sublimées des artistes en guerre (1914-1930), PURH, 25€ / Roberto Calasso, L’Innommable actuel, Gallimard, 19€ / Rudolf Stingel, Fondation Beyeler, jusqu’au 6 octobre 2019 / Georges Didi-Huberman, Ninfa Dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste, Gallimard, collection Art et Artistes, 29€. Macula, on s’en félicite, met en circulation la 3e édition augmentée de La Ressemblance informe ou le gai savoir de Georges Bataille (32€), livre dans lequel l’expérience des limites que fut la revue Documents jette les bases d’une approche de « l’esthétique classique » à partir de sa crise.

Derniers galops à travers les siècles

Je ne me console pas de m’être privé de l’exposition Bernard Van Orley dont les portes se refermeront le 25 mai. En cet artiste, qui fut à la Renaissance flamande ce que Rubens serait au baroque du Nord, s’est réalisé l’idéal du peintre humaniste, docte et concret, dans sa dimension européenne la plus ambitieuse. Muni du splendide catalogue, digne des raffinements de son sujet, on peut se faire une idée de cet hommage de Bruxelles à l’un de ses fils les plus illustres. L’art de cour, qui ne peut se borner à la peinture, exige plus de ceux qu’il s’attache. Né vers 1488, Van Orley accède aux faveurs de Marguerite d’Autriche en 1518. Elle règne sur le Brabant, son portrait respire l’autorité à galoche des Habsbourg. Plus beau encore, le portrait de son jeune neveu, un certain Charles Quint, où Van Orley serre chaque détail sans perdre l’impression générale d’un prince qui va être l’un des maîtres du monde. Van Orley peint pour les grands, dans l’émulation des grands. Ils se nomment Pérugin, Léonard, Raphaël, dont on tisse les cartons à Bruxelles, ou Dürer, que Van Orley croise en 1521. Cet homme qui a tout, le génie et la protection des élites, s’expose à tout perdre. Le catalogue nous apprend qu’il va connaître une disgrâce momentanée pour curiosités, sinon affinités, luthériennes. En plus d’avoir comblé ses visiteurs de retables et de portraits, aussi beaux que ceux d’Holbein, l’exposition rassemblait quelques-unes des tapisseries où s’est joué son statut et ses privilèges. Nul médium ne saurait alors rivaliser avec ces tentures qui accompagnent les princes, rois et empereurs de lieu en lieu. Parmi celles qui chantent les premiers exploits militaires de Charles Quint, la série inhérente à La bataille de Pavie  remporte une dernière victoire. Le cœur  des Français souffre, mais l’œil s’abandonne aux grandes ivresses. SG/ Bernard Van Orley. Bruxelles et la Renaissance, BOZAR, Bruxelles, jusqu’au 25 mai 2019. Catalogue BOZAR Books et Mardaga, 49,90€.

Il aura donc fallu une exposition, prodigieuse, il est vrai, pour rendre définitivement sensible, audible, respirable cette évidence que Balzac et Baudelaire ne cessèrent de redire : le premier acteur du romantisme fut une actrice. Une ville, Paris. Au lendemain de Waterloo, la France, tel le Mazeppa de Byron et Hugo, tombe « et se relève roi » ou reine. Car les Bourbons restaurés, avant leur raidissement final et fatal, sourirent à la génération nouvelle, et pas seulement à celle qui chantait le trône et l’autel. Ces hommes et ces femmes, sur les ruines de l’Empire, traumatisme dont nous n’avons plus idée, refusent l’idéal trop pur, trop lisse de leurs aînés, clament le retour au réel ou l’accès au rêve, bien que David et les siens, sur les deux terrains de la peinture moderne, aient ouvert la voie à leur propre disqualification. Delacroix et Géricault, du reste, ont payé leurs dettes, comptant même, envers les hommes de 1789 et de 1804… Sur le moment, la rupture générationnelle se voulut évidemment plus tranchante. Mais les romantiques, pour s’inventer, eurent besoin d’un autre mythe, celui du bourgeois, hypostase de toutes les tiédeurs du goût et de l’existence. L’épicier ne saurait pactiser avec le chevelu mérovingien et la barbe Henri III. De cette opposition sociologique promise à un bel avenir, dont Baudelaire fut le premier à sourire, l’exposition de Christophe Leribault et Jean-Marie Bruson fait justice en nous rappelant que la nouvelle sensibilité s’empara vite de tout ce qui faisait la vie, le domaine de l’utile compris, de la tabatière au gilet à taille serrée. Paris, ses salons, son Salon, ont brassé l’esthétique de l’heure dans toutes ses composantes. Et si l’art nouveau est descendu dans la rue, l’inverse a causé quelques étincelles après 1830 et avant 1848. Il était important que le parcours de Paris romantique, dont la scénographie soigne chaque station, fît entendre Delacroix et Ingres autant que Daumier et Jeanron, avant de se refermer sur le manuscrit de L’Éducation sentimentale, véritables Illusions perdues de toute une génération aux espoirs trop vastes ou trop vagues, aux amours mal vécues ou aux bonheurs trop vite consumés. Mais Paris, en 1869, à la sortie du chef-d’œuvre de Flaubert, avait déjà recommencé. Manet, Degas, Verlaine, Mallarmé, Bizet en composaient le visage. SG / Paris romantique 1815-1848, Petit Palais et Musée de la vie romantique, catalogue (Paris Musées, 49,90€) sous la direction de Christophe Leribault et Jean-Marie Bruson, avec une préface balzacienne d’Adrien Goetz, à qui l’on doit, parution chaude à maints égards, une émouvante Notre-Dame de l’humanité (Grasset, 5€), dont les droits seront versés à la Fondation du patrimoine. Car Paris, c’est aussi un vaisseau de lumière, tourné vers Dieu, cet arbitre des âmes et du goût, dirait ce vieux dandy catholique de Barbey d’Aurevilly.

Jean Pavans, dont j’ai chanté ici les hautes vertus de traducteur, écrivain et connaisseur du romantisme, nous gratifie d’une nouvelle édition, bilingue, des grands poèmes orientaux de Byron, ceux-là mêmes qui ensorcelèrent, telle la mer notre Anglais voyageur, Hugo, Delacroix, Géricault, Gautier, Berlioz et, plus tard, Barbey d’Aurevilly, Mallarmé… Baudelaire, autre lecteur, disait avec son autorité proverbiale : «Le poète est ce qu’il veut». La sentence résume assez bien la manière de Byron, fuyant le confort britannique pour se frotter aux aventures, femmes et peuples opprimés, qui le réclamaient. Ode to Venice m’a rappelé les pages où Gautier conspue, vers 1850, l’occupation autrichienne. Qu’il est douloureux le « harsh sound of the barbarian drum » ! La ville humiliée, envahie de musique militaire n’a plus que son lion bâillonné pour pleurer. Quelques années plus tôt, véritable anticipation du destin de Byron, The Giaour versait des larmes de colère sur la Grèce avilie par les Turcs et affaiblie par la désunion. Du combat de l’infidèle et d’Hassan, qui a fait noyer la belle Leila pour avoir succombé à l’étranger, sont sortis de merveilleux Delacroix. Mais Pavans nous oblige à nous souvenir que le poème de Byron s’enroule, jusqu’à son dénouement sublime, sur la culpabilité du Giaour, dont le désir a fait couler trop de sang. N’oublions pas non plus que les images de la mer indomptable s’enflent de résonances guerrières et métaphysiques : « Aussi loin que le vent peut emporter l’écume / S’étend notre empire ; là est notre demeure ! » Away ! Away ! citait Hugo en exergue à son propre Mazeppa, autre poème qu’on lira ici avec feu. SG / Lord Byron, Le Corsaire et autres poèmes orientaux, édition bilingue présentée et traduite par Jean Pavans, 11,20€.

Du nouveau sur Courbet, il en surgit sans cesse. Année anniversaire oblige, Thierry Savatier dresse un bilan plus qu’utile en postface à la cinquième édition de son désormais incontournable opus sur L’Origine du monde (Bartillat, 20€), tableau que nous avons vu récemment dans l’exposition Freud de Jean Clair, parfaitement servi par le propos et son espace dédié, mais qu’il n’aurait pas été absurde d’accrocher dans Préhistoire (voir plus bas). La principale découverte la concernant récemment, pour revenir à cette image inouïe du sexe heureux, nous la devons à Claude Schopp et à son merveilleux livre sur le modèle de ce mont de Vénus sans collier. Nous en avons parlé ici, en temps utile. Il est un autre domaine qui demandait à être proprement réexaminé, ce sont les dessins de Courbet, et notamment ses feuilles et carnets de jeunesse. Que le futur révolutionnaire, réalisme et politique, eut des débuts timorés, incertains, et d’autant plus passionnants ! La publication qu’a dirigée Niklaus Manuel Güdel force l’admiration. Bien qu’il contienne des feuilles dont l’autographie reste discutable, l’ouvrage rassemble un matériel et un nombre de spécialistes très spectaculaires. Les fusains profonds de la grande période de création, vers 1850, tranchent sur les timides essais graphiques du début, ils ne doivent pas dissimuler la perpétuation d’une veine sentimentale où se dévoile un pan de la nature peu glosé de l’artiste. L’ensemble est introduit pas un texte décisif de Louis-Antoine Prat. SG / Niklaus Manuel Güdel (dir.), Les dessins de Gustave Courbet, Beaux Livres – Albums, 42€.

Théorème, son plus beau film avec Accattone, se préparait à bousculer les écrans italiens et le milieu du cinéma, encore assez hostile au-delà des Alpes. Fellini, le faux frère, Visconti, le révolutionnaire de salon… Pasolini est soucieux, anxieux en cet été 68, il a détesté l’explosion de mai. Derrière l’apparence d’une révolte authentique, il perçoit le chahut de petits bourgeois qui se plient au consumérisme et à l’individualisme sécessionniste, plus proches de l’American way of life que de la révolution comment il l’entend. Cette révolution-là déplaît à la gauche italienne sans rassurer la droite. Pasolini théorise une nouvelle forme de conservatisme, anticapitaliste, soucieuse de l’héritage rural que « les glorieuses » ont profondément abîmé, et des liens intergénérationnels. Le jeunisme à cheveux longs et la diabolisation des « flics » le révulsent, sa « révolution n’a pas pour objectif d’abolir le passé » (Olivier Rey). Il avait déjà compris que la destruction de toute norme commune, de toute continuité historique, de toute autorité politique et spirituelle, ne constituerait pas l’horizon possible des démocraties sociales. On y est… Avant de s’exprimer dans Ecrits corsaires et Lettres luthériennes, ses articles de presse des années 1973-75, il aura collaboré à Tempo, l’équivalent Mondadori de Life à partir d’août 1968. Son rejet de l’époque, qu’il juge toutefois avec la compassion d’un catholique hétérodoxe, a trouvé l’espace adapté aux chroniques douces-amères qu’il mêle de poésies. On le voit dialoguer avec Bertolucci, Moravia, Morante, ou Cohn-Bendit, qu’il perce à jour immédiatement. L’agonie des cultures populaires, grand thème de son cinéma, et le coût anthropologique du « progrès » le préoccupent autant que les mensonges d’Etat (qui auront raison de lui, contrairement à la thèse du crime sexuel qui, commode, a longtemps prévalu). En 1968-69, on le traite de fasciste, pardi !  PPP renvoie le compliment avec l’humour cinglant qui est le sien. Le vrai dieu du cinéma italien, à égalité avec Rossellini, ne croyait pas que le chaos nous sauverait. SG / Pier Paolo Pasolini, Le Chaos, traduit de l’italien et annoté par Philippe Di Meo, préface Olivier Rey, R§N Editions, 2018, 19,90€.

Il est des livres qui rapprochent les temps et les mondes. Peut-on rêver plus grand écart que celui qui sépare, à première vue, le Japon du XXe siècle et la Grèce antique ? Ma surprise à la réception du livre de Michael Lucken venait du conditionnement culturel qui est le nôtre et qu’il commence par déconstruire. En effet, il est difficile a priori de partager l’héritage d’Homère et du Parthénon avec l’Asie de tous les lointains… Force est donc de lutter parfois contre le sentiment de propriété, de relativiser les filiations ethnique et linguistique, cela peut conduire à la (re)découverte d’autres parentés philosophiques, éthiques et artistiques. Mais fallait-il autant souligner, façon Sartre et Foucault, que la culture classique a servi ici et là de moyen de domination ? Peut-on raisonnablement tenir pour équivalents l’expansion des Jésuites et, par exemple, l’impérialisme des Japonais ? En ce premier XXe siècle, l’Empire du Levant ne s’est pas privé d’invoquer les justes fureurs de Mars, voire les fourberies de Jupiter. Au même moment, et en écho aux théories de Winckelmann, intellectuels et artistes japonais considéraient que les conditions indispensables à un nouveau « miracle grec » étaient réunies sur leur terre, depuis le contexte insulaire jusqu’à la race d’acier qu’incarnait la population native aux strictes valeurs. L’envoi de la Vénus de Milo, cadeau diplomatique de Malraux et du Louvre, confirmera, en 1964, un processus d’incubation qui toucha la peinture, la poésie et bientôt les dessins animés. Dans les années 1860, quand l’ère Meiji opte pour une occidentalisation à tout crin, les Japonais accédaient aux Grecs par Byron et Platon ; un siècle plus tard, le lénifiant Miyazaki semble plus populaire qu’Ozu, Kurosawa et Mishima… Une fois sorti de ce livre qui respire le savoir et l’intelligence, on rêve de sa réédition aussi illustrée que la pinacothèque disparue d’Athènes. SG / Michael Lucken, Le Japon grec. Culture et possession, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 22,50€

L’invention de la préhistoire ne se fit pas en un jour, il fallut près d’un siècle pour que s’établisse définitivement la conscience d’un temps premier, d’avant le temps connu. L’immense appel d’air, en conflit ouvert avec l’explication biblique du monde, débute à l’époque de Buffon. Une nouvelle lecture de l’univers et de l’humanité se met en place à partir des observations de la géologie, de la paléontologie et du désir de se doter de nouvelles origines dans le deuil des anciennes. De la préhistoire, science balbutiante au XVIIIe siècle, naît le vertige de « l’immémorial », écrit Rémi Labrusse, concurrent d’abord souterrain au primitivisme gréco-romain des années 1780-1820. Les vestiges préhistoriques s’accumulant, se diversifiant et se précisant, comme le montre excellemment l’exposition du Centre Pompidou, ils provoquent une réaction dès la fin du XIXe siècle, marquée par Darwin, le recul du catholicisme et ce nationalisme, souvent laïc, qui part en quête d’un socle plus ancien que les cathédrales. Ossements, outils et armes, statuaire sexuée et violence rupestre donnent corps à cet « énigme moderne », pour le dire comme les commissaires. Elle a pris la forme des tableaux de Cormon, le maître de Lautrec et Van Gogh, avant de fusionner avec tout le primitivisme de l’art du XXe siècle. Au Centre Pompidou, Dubuffet, Giacometti, Picasso en sont les hérauts, parmi bien d’autres, superbement confrontés aux témoignages multiséculaires. L’affolement des sabliers nous précipite dans l’enfance, sans compter le clin d’œil final. Passons sur la double absence de certains Américains, tel Motherwell qui visita Lascaux, et du Masson des années 1950, que le retour d’exil a ramené dans l’orbe de Bataille, de Lacan, et dont la peinture fait alors cohabiter, entre Éros et fascination chtonienne, cavernes, sources vives, et sexe. SG / Préhistoire. Une énigme moderne, Cécile Debray, Rémi Labrusse et Maria Stavrinaki (dir.), Editions Centre Pompidou, 39,90€ / Rémi Labrusse, Préhistoire. L’envers du temps, Hazan, 39,95€

« Le Baedeker du romantisme » : c’est l’abbé Brémond, dans la Revue des deux mondes de janvier 1908, qui a le mieux fixé la teneur du meilleur livre de Barrès (André Breton ne s’y est pas trompé), Du sang, de la volupté et de la mort. Le culte du moi se calme et le patriotisme ne gonfle pas le torse au-delà du raisonnable. Ce « petit livre sensuel et mélancolique », petit par la taille, sonne Midi le juste. Nous sommes en 1894 et l’écrivain, du haut de ses 32 ans, s’offre une moisson de textes voyageurs parmi ses articles et nouvelles récentes. Il n’est bruit alors que de Barrès et de son emprise magnétique. « Prince de la jeunesse » (Paul Adam), il la pousse à « s’examiner avec franchise », écrit le mallarméen Camille Mauclair. Un peu refroidi par ses déboires politiques depuis le fiasco du général Boulanger, laissant à d’autres le soin de soutenir son antiparlementarisme, mais très éloigné des « frivoles de l’anarchie à la mode », Barrès repart, par l’imagination, en Italie et surtout dans sa « brûlante » Espagne, « le pays le plus effréné du monde ». C’était celle de Gautier et Baudelaire, qu’il ne cite pas. Michel Leymarie, brillant préfacier de cette réédition, n’ignore pas cette parenté, empreinte des étranges charmes de la Décadence fin de siècle. La préface de Gautier aux Fleurs du Mal et A rebours ont été le lait nourricier du premier Barrès. Sa visite sévillane aux Valdes Leal de l’Hospice de la Charité, où repose Don Juan, confirme une cordée. Du reste, pour revenir à l’abbé Brémond, Du sang, de la volupté et de mort traverse le romantisme lui-même : l’auteur se demande, excellente question, pourquoi il subit encore les agitations de cœur et d’âme des hommes de 1820-1830. C’est, dit-il, que Lamartine, Musset, Byron et Chateaubriand, loin de pleurnicher sur leur compte ou de trop s’aimer, loin donc de la vulgate maurrassienne, s’étaient fixés un tout autre « devoir », celui d’entraîner les lecteurs  dans le bel univers de leur imagination. Quand on voyage, on marche toujours un peu, plus ou moins éveillé, dans son rêve. SG / Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort, préface de Michel Leymarie, Omnia Poche / Bartillat, 12€.

Comme le rappelle Patrick Besnier, le meilleur connaisseur d’Henri de Régnier, la cité de Titien et de Tiepolo brillait d’une double lumière aux abords de 1900. En écho aux notes crépusculaires de certains de leurs prédécesseurs immédiats, D’Annunzio, Barrès et Thomas Mann célébraient l’agonie définitive de Venise, non sans raisons, mais de façon trop catégorique. Régnier, qui découvre la Sérénissime en 1899, à 35 ans, cherche d’emblée à se prémunir contre l’idée de la belle moribonde et l’horreur du tourisme de masse naissant. Quelques-unes de ses recettes viennent de l’Italia de Gautier, auxquelles Morand, sur le tard, continuait à se reporter. Partir au hasard, sans guide, ni itinéraire préétabli, en faisait partie. L’autre était de fuir les lieux saturés de la curiosité obligée. La Venise de Régnier a les couleurs de Pietro Longhi et de Casanova, qu’il adule à défaut de pouvoir croiser Vivaldi, toujours en attente de résurrection musicologique. L’Altana ou la vie vénitienne, superbe promenade dans le temps et l’espace de 1928, montre qu’il ne s’est pas précipité et qu’il s’est gardé d’ajouter, par besoin d’argent, un livre plein de molles et narcissiques rêveries sur le bonheur de « mourir là ». En disciple de Mallarmé, pour qui le vrai poète et le vrai peintre devaient savoir regarder et dire le réel, Henri arpente calli et canaux le crayon à la main, le plus loin possible des « barques chantantes » et des indiscrets visiteurs. Entre son premier séjour, à l’invitation de la comtesse de la Baume et d’Augustine Bulteau, qui venait de perdre son cher Jean de Tinan, et le dernier, en 1924, Régnier n’a cessé d’épouser « la vie vénitienne », la laissant descendre en lui, pour parler comme son cher Proust. Ce dernier aurait adoré la première phrase de L’Altana, petit bijou de provocation mouchetée : « S’il ne manque point d’un certain ridicule à écrire un livre sur Venise, le risque en est compensé par le plaisir qu’il y a à le courir. » SG / Henri de Régnier, L’Altana ou la vie vénitienne 1899-1924, édition établie, présentée et annotée par Patrick Besnier, Omnia Poche / Bartillat, 12€.

« Je m’attache très facilement », aimait à dire Romain Gary (1914-1980). L’inverse n’est pas moins vrai, puisque ce bel enfant, né parmi les Juifs de Lituanie, et donc promis à l’exil, a roulé sa bosse sous toutes les latitudes et qu’il se suicida, un 2 décembre, de la manière la plus virile. Les jeunes d’aujourd’hui le dévorent, continuent à voir en lui un frère d’armes, il leur semble que Romain Gary, l’aventurier de la France libre, l’amant de Jean Seberg et le trublion du landernau littéraire, a ouvert la voie à plus d’une des causes où ils tentent désespérément de se construire en se donnant un avenir. Mais l’idolâtrie se paie aussi d’un peu d’amnésie. Son image de résistant de la première heure, d’écolo précoce, de pourfendeur de l’Amérique de Nixon, avait donc besoin d’être corrigée. Utile, à maints égards, s’avère donc la lecture de l’album de la Pléiade. Très illustré, il pointe, à son insu, le narcissisme du personnage, son ego à double tranchant. Sans doute destructeur pour l’entourage, il l’aveugle un peu sur ses vrais qualités d’écrivain ou de cinéaste. Rappelons-nous La Promesse de l’aube (1960) et la prédiction de la « maman », jouissant par avance d’un nouveau D’Annunzio. Mais, grâce à Dieu, il y avait aussi de l’autodérision en Romain Gary, et le courage de penser à contre-courant. Bien dans sa judéité et sa francité, il regarde d’un mauvais œil, depuis l’Amérique des années 1960, se mettre en place l’idéologie de l’anti-racisme. On sait ce que vaudront à Jean Seberg ses liens avec les Black Panthers. La morale diversitaire, Gary le pressent, dissimule sous ses bons sentiments et sa morale réparatrice un autre visage. Celui-ci aura mis un demi-siècle à se dévoiler entièrement. Pour avoir dénoncé le Vietnam, les ghettos noirs et pris « la défense des éléphants » (perle de Kléber Haedens, qui détesta Les Racines du ciel), Romain Gary est à relire avec finesse. SG / Maxime Decout, Album Romain Gary, Gallimard, publié à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade 2019.

Les poètes de notre temps seraient-ils les derniers à lever les yeux au ciel, ou à ne pas téléphoner devant les tableaux ? Du bleu, Daniel Kay connaît et avoue la force magnétique, il s’y livre, que la couleur céleste de Fra Angelico se déploie, au-dessus de nos têtes ou à la surface de la toile. Sa poésie, toute de concision, aime la note concrète, le contact de la vie, l’élévation aussi, elle n’est pas descriptive, ni prescriptive, pour autant. Le Cygne de Baudelaire, citée de faon oblique, signale sans doute un domaine de prédilection commun, le verbe concentré que partage également les peintres entre lesquelles se promènent ses Vies silencieuses. Giotto, Baugin, Poussin, Rembrandt, Chardin… Peu d’inflation baroque. Il faut faire parler, à la bonne hauteur, le spectacle des choses ou des êtres qui ne se savent pas appelés à témoigner de leur grandeur ignorée. Humilité et noblesse cessent d’être contraires au royaume des vrais témoins. Exemple, la Mort de la Vierge d’un certain Caravaggio : « Le carnet de commandes stipulait / en gros caractères l’exécution d’une dormition, / Transitus Beata Mariae Virginis, / et non pas une Vierge en grande tenue d’Ophélie. / Or, à l’affût des flashes, la robe ravivait dans le noir / le sang interminable et ébloui des noyés. » Daniel Kay pensait-il à Manet lorsque le Voile de Véronique lui est apparue dans la muleta du torero ? Je serai prêt à le parier. SG / Daniel Kay, Vies silencieuses, Gallimard, 14,50€.

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