MARCEL RETROUVÉ

Ouvrons ou rouvrons Jean Santeuil, ce merveilleux faux départ de La Recherche. Proust s’amuse déjà à brouiller les pistes, rebaptiser les tableaux et renommer leurs auteurs : « Cette année-là La Gandara exposa au Champ-de-Mars un portrait de Jean Santeuil. Ses anciens camarades d’Henri IV n’auraient certainement pas reconnu l’écolier désordonné […] dans le brillant jeune homme qui semblait encore poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravade […] ». Faut-il que le jeune Marcel ait été snob à 25 ans pour attribuer à Antonio de La Gandara (1861-1917), chéri du faubourg Saint-Germain et de la Plaine Monceau, la paternité d’un tableau réalisé par Jacques-Emile Blanche, et exposé au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts en 1892 ! Snob, Proust l’a été à l’heure de ses chroniques mondaines du Figaro, et l’est resté, pour de bonnes et de mauvaises raisons, les unes et les autres indispensables à l’alchimie cruelle et drôlissime de La Recherche. Parce que noblesse oblige et expose conjointement ses membres aux aléas de la vanité, elle offre à l’observation le spectacle d’une humanité qui balance du superlatif au futile. Plus que l’argent, le luxe, c’est-à-dire la dépense gratuite, scandaleuse au regard de la raison utile, demeure en grande partie l’apanage de l’aristocratie à la charnière des XIXe et XXe siècles. Et si l’on se marie souvent hors de sa caste vers 1900, c’est par instinct de survie et désir d’assurer la continuité d’une civilisation menacée. Autant que les écrivains qu’on dit mondains, les peintres de Salon en furent les auxiliaires, les portraitistes de société en particulier, selon l’étiquette qui a cessé d’être valorisante après 1918. L’Aurélien d’Aragon, ébauché en juin 1940, s’en prend à Picabia, alias Zamora, un peintre passé de mode, comme La Gandara, précise l’œil de Moscou. Notre époque, égarée par sa rancœur sociale, est plus défavorable encore aux pinceaux du gratin. Haro sur la peinture des riches. Même Sargent, à qui le public fait fête en ce moment, a dû en répondre, sous l’injonction de quelques journalistes oublieux que la peinture ne s’évalue pas selon leurs critères, et qu’elle doit une part de son invention formelle et poétique à l’aplomb, sinon à l’orgueil, voire à l’arrogance, de certains de ses motifs. 

La réussite d’un portrait de société dépend même de son pouvoir à ne pas écraser sous le rang qu’il incarne l’individu qu’elle éternise, puisque l’immortalité, disait déjà Alberti, est la finalité du genre. Si l’on revient maintenant à La Gandara (mais l’avons-nous quitté ?), il est fascinant de le voir passer en quelques années d’une aristocratie à l’autre, de la butte Montmartre à la Plaine Monceau, de Rodolphe Salis et du Chat noir à la comtesse Greffulhe. Passionnante est ainsi la lecture du catalogue raisonné de son œuvre peint, enfin disponible, et dû à la piété familiale de Xavier Mathieu. Sa persévérance à nous faire connaître et aimer cette peinture qui a déserté les cimaises de nos musées – mais dont de récentes ventes montrent l’attrait qu’elle exerce sur une nouvelle vague de collectionneurs, nous avait déjà valu une monographie et l’exposition du musée Lambinet, le présent catalogue les complète à maints égards.

Publié pour ainsi dire à compte d’auteur, il lui sera pardonné certaines scories, bien excusables au regard de l’information accumulée et des redécouvertes de toutes sortes. L’immense mérite de Xavier Mathieu se mesure, en effet, à sa façon d’étudier les œuvres et leur réception, l’identité des modèles et les liens, souvent de proximité, qui unissaient l’artiste au monde dont il se fit le greffier proustien. Elles défilent, une à une, ces princesses, de plus ou moins grande naissance, ces étoiles de la scène comme Sarah Bernhardt et Ida Rubinstein, ces poétesses tentées aussi par les dorures, telle Anna de Noailles, ou ces femmes de grands écrivains, aussi délaissées que Madame d’Annunzio… La Gandara, si attentif aux robes et accessoires par amour du beau linge, ne renouvelle pas toujours ses formules, mais il ne se répète jamais. Son prestige en souffrirait, son amour-propre aussi. « L’anguille », selon le mot de Colette, qui se fit peindre par lui en 1911, fut-il ce « Whistler de la décadence » que Maurice Guillemot voyait en lui ? La formule est à manier avec des pincettes, compte tenu des modèles de l’artiste et de la double vassalité qu’elle implique. Certes, personne n’a aussi bien croqué Jean Lorrain et son œil éthéré, ou Robert de Montesquiou, aux prises avec sa trouble neurasthénie et son dandysme existentiel. Même Boldini paraît plus retenu en comparaison. Quant au whistlérisme de La Gandara, il relève des raccourcis de la presse et de l’hispanisme commun aux deux peintres. Notre amoureux des dos qui s’éloignent et des profils irrésistibles, ceux de Mme Gautreau ou de la bouillonnante princesse de Caraman-Chimay, n’a pas négligé Watteau et les peintres du Directoire. Quoique de père mexicain et de mère anglaise, Antonio fut français jusqu’au bout des moustaches.

Proust mène aussi à La Gandara à la faveur de portraits bien réels, comme celui de Louisa de Mornand (1864-1963), dont Louis d’Albufera fut toqué avant de se marier (plus convenablement) avec Anna Masséna, princesse d’Essling. Un mariage impérial ! Le musée de Grenoble, à qui il avait été offert en 1935, a déposé la toile à Cabourg, villa du Temps retrouvé ! La robe pervenche aux reflets changeants crisse merveilleusement dans la lumière ; un petit chien, sur les genoux de la belle, rappelle à dessein le XVIIIe siècle français. Exécuté en 1907, la toile a laissé dans la correspondance de Proust, proche du modèle, un écho aux séances de pose : « Quelles heures délicieuses vous devez passer, [La Gandara] est si intéressant, si merveilleusement artiste. » Selon le tome III du Cercle de Marcel Proust, Louisa accéda à 13 ans au monde de la galanterie ; en outre, Marcel lui envoyait ses livres avec des dédicaces salées. Vient de paraître le tome IV de cette admirable série, enrichie régulièrement des recherches en cours sur la sociabilité proustienne. Une des entrées y est consacrée à Albert Flament, dont la date de naissance est rectifiée (1875 et non plus 1877). Ce n’est pas la seule retouche utile que s’autorise Caroline Szylowicz, très au fait des ventes d’autographes et des archives de la Fondation des Treilles. J’ajouterai que Flament, proche de Montesquiou, n’eut guère son pareil pour parler de La Gandara dont il fut le familier. Le site Antonio de La Gandara reproduit un possible portrait de Flament, absent du catalogue raisonné ! Quant au reste de ce tome IV du Cercle de Marcel Proust, il brille par ses lumières sur Helleu, autre pinceau de Salon, Robert Dreyfus (le premier des proches à avoir livré ses souvenirs, rappelle Antoine Compagnon), Louis d’Albufera, qu’on retrouve avec joie, et l’admirable Elisabeth de Clermont-Tonnerre, dont Mathieu Vernet a raison d’épingler la tendance à confondre Proust et sa légende. Mais, dira-t-on, c’était pour la bonne cause.

Attaché à nul cercle, parfait inconnu des lettres, petit provincial orphelin de père et de mère à 25 ans, Bernard Grasset (1881-1955) ne manque pas de culot en revanche. Il fonde sa maison en 1907 avec trois fois rien… Quand il sera devenu l’un des plus grands éditeurs parisiens, il posera pour Blanche à son tour, et en smoking. Cette manière de consécration, en 1924, tendait à effacer les années de guerre, dont il sortit très marqué, et le lâchage de Proust, passé à la concurrence. Ce n’est pas à Grasset qu’avait pensé Marcel, au départ, pour Swann. Il savait Le Temps perdu, premier titre de La Recherche avant sa démultiplication cellulaire, difficile, voire impossible, à publier. En 1909, il qualifiait son « long livre » d’obscène, en pensant aux passages aptes à horrifier Calmann-Lévy, l’éditeur des Plaisirs et des Jours (ce chef-d’œuvre de dissimulation au regard des « mœurs »). Peu éditable, le livre l’est non moins en raison de son état alors : sa dactylographie prendra trois ans ! 1912, annus horribilis, est celle du refus que lui opposent Gide et Schlumberger au nom des Editions de la NRF. Ils ont longtemps maquillé les raisons de ce refus, prétextant que le snobisme de Proust, collaborateur du Figaro, et l’énormité de l’ouvrage les avaient décidés, et non sa lecture. Nous savons depuis 1999 que les piliers de la NRF hésitèrent, une semaine entière, au lu d’un manuscrit qui dut autant les fasciner que les glacer. Quoi qu’il en soit, René Blum, le frère de Léon et son égal en raffinement littéraire, rabattit Proust vers le jeune Grasset en février 1913. C’est ainsi que Le Temps perdu devint Du côté de chez Swann au prix, écrit Pascal Fouché, d’« une avalanche de corrections » et des rallonges d’argent de l’auteur, puisque les frais d’édition et le surcoût des va-et-vient d’épreuves furent à sa charge. « Achevé d’imprimer », le 8 novembre, tiré à 2217 exemplaires, le livre reçoit bon accueil, Blanche signant la recension la plus percutante. La guerre devait rebattre les cartes, et Grasset se retirer du jeu en 1916, sans se rendre compte, écrit Fouché, « que ce renoncement restera comme un moment clé de sa vie d’éditeur ». La si vive correspondance Grasset-Proust, passionnante en soi, ouvre un vaste champ d’analyses au savantissime Paul Fouché, et au lecteur un trésor de données nouvelles quant à l’économie, en tout sens, de ce Swann impubliable, mais gros d’une mythologie à venir.

Dès janvier 1914, informé que certains éditeurs cherchent à détacher Proust de Grasset, la NRF, par la voix de Gide, tente une approche mi-cavalière, mi-pénitentielle. « Grave erreur », « honte » et « remords cuisants » succèdent, dans cette lettre célèbre, à l’aveu d’une lecture qui s’avoue gloutonne. Une série d’événements allaient jouer en faveur des repentis. La mort accidentelle d’Agostinelli, en mai, brise Proust et, ainsi qu’il l’écrit à Montesquiou, lui fait renoncer à corriger les épreuves du « second volume ». La NRF en donne tout de même des extraits en juin et juillet 1914. Rien n’est gagné encore, c’est la guerre qui met fin, écrit Fouché, à l’aventure Grasset. A l’ombre des jeunes filles en fleurs passe sous le pavillon des Editions de la NRF, confiées à Gaston Gallimard, au cours de l’hiver 1916. Trois ans seront nécessaires au lissage du texte et aux tractations entre un éditeur, entièrement acquis à l’écrivain, et un auteur très difficile à satisfaire en matière contractuelle et éditoriale. Car les négociations roulent sur les Jeunes filles, une nouvelle édition de Swann et le volume des Pastiches et mélanges. Quand Gaston et Marcel ne parlent pas chiffres et épreuves, la peinture les soude un peu plus, moins La Gandara, que Renoir, Cézanne, Manet et Lautrec. Mais leur correspondance de chats, désormais abondée de lettres inédites ou retranscrites, croise « l’ancien monde » à l’occasion, de Louisa de Mornand à Albert Flament, auquel Proust fait envoyer les Jeunes filles pour recension. Le dossier de presse du Prix Goncourt 1919, si bien étudié par Thierry Laget, ne comporte aucun article de lui ! Gardons le meilleur pour la fin, à savoir la dédicace que Proust fit à Gaston, le 29 avril 1921, du Côté de Guermantes, II : « A vous mon cher Gaston que j’aime de tout mon cœur (bien que vous pensiez quelquefois le contraire !) et avec qui ce serait gentil de passer de longues et réconfortantes soirées. Mais vous ne prenez jamais l’initiative. Les miennes échouent toujours devant mon téléphone aussi éloignant qu’au temps où vous refusiez Swann. Votre bien reconnaissant et bien fidèle et bien tendre ami. Marcel Proust. » Après la grande boucherie, le retour de l’âge d’or. Stéphane Guégan

Xavier Mathieu, Antonio de La Gandara. Le catalogue de son œuvre, 1861-1917, préface de Jean-David Jumeau-Lafond, Association des Amis d’Antonio de La Gandara, 170€ // Le Cercle de Marcel Proust, IV, actes du colloque organisé par Jérôme Bastianelli et Jean-Yves Tadié, édités sous la direction d’Elyane Dezon-Jones, Honoré Champion, 2025, 42€ // Marcel Proust et Bernard Grasset, Correspondance, précédée de Proust chez Grasset, une aventure éditoriale, Pascal Fouché (éd.), Grasset, 25€ // Marcel Proust / Gaston Gallimard, Lettres retrouvées 1912-1922, édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché, Gallimard, 21€ / La livraison d’automne de la NRF (n°662, septembre 2025, 20€) amplifie la moisson proustienne de quelques perles, à commencer par deux lettres de Jacques Rivière retrouvées dans les papiers de Bernard de Fallois. Elles ont trait à l’article de Proust sur Flaubert et à celui de Rivière sur Proust, respectivement NRF janvier et février 1920. Alban Cerisier éclaire justement ce doublé programmatif après la relance de la revue en juin 1919. De son côté, Pascal Fouché réexamine, à partir de lettres inédites, les difficiles relations que Proust entretint avec Calmann-Lévy, qui aurait pu être l’éditeur de Jean Santeuil, le roman de l’Affaire Dreyfus.

VUS, LUS, REÇUS

Il y a le génie des lieux, l’eau, la nature, les pierres, l’architecture, et il y a les génies du lieu, le florentin Rosso et le mantouan Primatice, réunis par le mécénat de François Ier, à la tête d’une équipe d’artistes et d’artisans dont le roi attend qu’ils transportent Rome en France. Les premières traces du chantier remontent à 1527, l’année du sac de la ville de saint Pierre. Le transfert symbolique que rêve François Ier, plus malheureux dans l’art de la guerre, a fasciné Louis Dimier, que Proust lisait dans L’Action française. Notre Renaissance continue à éblouir tout visiteur du château de Fontainebleau qui a plutôt bien traversé les siècles, la galerie d’Ulysse mise à art, détruite sous Louis XV. Le mariage du politique, du sacré et de l’érotique y trouva un espace adapté aux plus ambitieux desseins. Riche d’une cinquantaine de dessins et estampes à couper le souffle, tant le gracieux et son contraire font assaut d’invention, l’exposition des Beaux-Arts de Paris ne sépare jamais les décors, que ces feuillent préparent souvent, du bâtiment même. Le public progresse comme s’il s’y trouvait, de programme en programme. Heureux temps où il était encore loisible de parler de « maniérisme » (mot aujourd’hui démonétisé) à propos de ces corps dilatés, de ces visages tourmentés et de ces lumières en zigzag ! Bornons-nous à saluer ce corpus magnifique et ce travail d’une érudition époustouflante. La Mort de Sémélé de Léon Davent d’après Primatice, inouïe de sensualité et de pathos, annonce le grand Poussin, aussi bellifontain que Picasso. SG / Rosso et Primatice. Renaissance à Fontainebleau, Beaux-Arts de Paris, jusqu’au 1er février 2026, catalogue sous la direction des commissaires, Hélène Gasnault et Giulia Longo, avec la participation de Luisa Capodieci et Dominique Cordellier, Beaux-Arts de Paris éditions, 25€.

Qu’il y eût opportunité, et même nécessité, à consacrer au peintre David une nouvelle « synthèse » en cette année du centenaire de sa mort, nul ne le nierait. David Chanteranne, 51 ans, et trente de recherche napoléonienne à son actif, s’est donc lancé avec hardiesse et un certain panache dans son écriture, fréquent chez les experts de Bonaparte. Ce n’est pas sa première tentative en terre davidienne. En 2004, l’auteur contribuait largement au succès de l’exposition consacrée au Sacre, le tableau et la chose, aux côtés de Sylvain Laveissière, Anne Dion et Alain Pougetoux. Déjà un anniversaire ! Exposition qui, doublée par la publication d’un remarquable album de Jean Tulard, rappelait, s’il était besoin, la passion des ex-Jacobins pour l’Empereur (lui-même très admiratif de Robespierre avant 1800). Conscient que tout se touche, Chanteranne s’est gardé de sacrifier l’empereur des peintres au peintre de l’empereur. Son livre couvre donc la longue carrière de David, mêlée de politique, et évite l’anachronisme de l’artiste prérévolutionnaire, cher à Thomas Crow, écrit « Crown » dans la bibliographie (sublime coquille, sans gravité). On pourrait chipoter ça et là : le Jupiter et Antiope de Sens, s’il est du tout jeune David – ce qu’on aimerait croire en raison de sa parenté avec François Boucher, a peu de chance d’être un tableau de concours. Par ailleurs, le crédit que l’auteur accorde aux « autobiographies » de David et aux écrits de sa descendance mériterait d’être modéré de temps en temps. Quoi qu’il en soit, le livre existe, il a été conçu avec sérieux et écrit avec esprit. SG / David Chanteranne, Jacques-Louis David. L’empereur des peintres, Passés/composés, 2025, 24€. Voir aussi Sébastien Allard, Jacques-Louis David, carnet d’expo, Gallimard/Musée du Louvre, 11,50€ et ma recension de la présente exposition dans Commentaire (https://www.commentaire.fr/peinture-et-politique-exposer-david/).

L’index d’un livre en dit beaucoup, plus parfois que l’auteur ne le souhaiterait lui-même. Prenez le magistral volume des Essais littéraires d’Aragon (La Pléiade, 2025, 86€) et promenez-vous dans les allées bien sarclées des noms et titres d’ouvrage qu’il recense avec le soin infaillible de Rodolphe Perez. Que Hugo et Rimbaud dominent la liste, rien d’anormal, Aragon fut un mélange instable des deux. Il est plus piquant de constater que Barrès l’emporte sur Balzac, Lénine sur Flaubert, Gorki sur Drieu, et que Musset égale à peu près Baudelaire. On est moins étonné de trouver, en situation éminente, Lewis Carroll : Aragon aura contribué à son installation au sein du panthéon littéraire, note Philippe Jaworski en tête de la délicieuse et savante édition qu’il nous propose des Alice et de La Chasse au Snark, l’ensemble étant assorti des illustrations originelles et d’un bouquet d’autres. Ah, les surréalistes, que serions-nous sans eux ?  A en croire la rumeur, nous devrions à ces éternels enfants le débarquement de Carroll sur nos plages. Il est vrai qu’Aragon, encouragé par Nancy Cunard, s’agite dès 1929 et confirme, deux ans plus tard, l’adoubement de l’Anglais qui a su, le rire en bandoulière, révéler le nonsense et l’étrange constitutifs de l’enfance. L’enfant sage que fut Louis se venge des livres édifiants dont il fut gavé (catéchisme où il passera maître devenu communiste). Je n’ai jamais pu croire que Breton et sa bande aient inauguré la fortune française de Carroll, et ce que nous apprend le volume de Jaworski conforte mes doutes. Entre 1869, date de sa première édition française, et 1907, date de la démultiplication des éditions illustrées (notamment celle, sublime, d’Arthur Rakham), on imagine mal que le milieu parisien soit resté sourd aux beautés hilarantes et terrifiantes du Londonien. Du reste, en 1931, Gringoire, à la faveur d’une nouvelle traduction, rappelait à ses lecteurs que Proust « goûtait fort » cette œuvre insolite, née de l’onirisme qu’elle met en scène, à la manière de La Recherche. SG / Lewis Carroll, Alice suivi de La Chasse au Snark, édition bilingue et traductions nouvelles de Philippe Jaworski, 207 illustrations, Gallimard, La Bibliothèque de La Pléiade, 64€.

On en parle !

Luc-Antoine Lenoir, « Fin de règne », Le Figaro, Hors-Série David, 2025, à propos de David ou Terreur, j’écris ton nom, de Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat, Samsa éditions, Bruxelles, 12€ : « On se régale des tournures habiles, des répliques qui claquent, à destination de Joseph-Marie Vien ou d’Élisabeth Vigée Le Brun, des jugements lapidaires sur les tableaux des autres. […] Les auteurs de cette pièce inclassable sont des historiens de l’art […]. On les découvre dramaturges tout aussi convaincants. Leur David a de l’aisance, presque des convictions dans l’arrivisme ; il avance avec une résolution tranquille vers les lieux où se décide la réputation. […]  Vient la Révolution. Les dialogues restituent l’emphase d’un monde qui se croit nouveau : serments, grands mots, promesses d’innocence retrouvée. Robespierre est un ami et, avec lui, David s’engage pleinement pour la Terreur. […] Reste la question qui fâche : jusqu’où l’art peut-il justifier l’action qu’il magnifie ? Après l’épreuve, Bonaparte entre en scène, puis Napoléon. S’ensuit un étonnant dialogue critique sur Le Sacre. L’Empereur sait qu’il devra désormais une part de sa gloire au peintre et lui confie ses attentes politiques […]. Après cette acmé, le peintre n’aura plus que des souvenirs. La mélancolie s’installe en aval d’une vie d’aventures. Il ne sait plus s’il fut témoin ou acteur de son siècle. On sort de cette lecture – en attendant l’adaptation sur les planches ? – un peu plus clairvoyant sur les relations de l’art et du pouvoir, et surtout, ému. Au théâtre, c’est toujours une victoire. »

DORMONS

Le temps s’est éloigné où le même lit, de génération en génération, nous voyait naître et mourir. Objet tout simple, il était entouré d’un respect religieux, qu’il soit ou non surmonté d’un de ces petits crucifix dont les brocanteurs ne savent plus que faire. Dépouillé aujourd’hui de son ancien apparat, fût-il modeste, le lit conserve sa part de sacré en ce qu’il reçoit et inspire aussi bien les plaisirs de la vie diurne que les mystères de la vie nocturne. Dans L’Empire du sommeil, la très subtile et envoûtante exposition que Laura Bossi a conçue au musée Marmottan Monet, l’empire des sens et l’emprise du rêve se partagent près de 130 œuvres, insignes ou rares, inventaire poétique des multiples résonances de son sujet. Ce qu’il advient de nous quand nous dormons fascine depuis toujours, Grecs et Romains le disent, la Bible le dit davantage, surtout l’Ancien Testament, deux mille ans d’images le confirment. Il fallait choisir, il fallait trouver les bons angles, compte tenu d’espaces peu faits pour le bavardage. Une manière d’antichambre concentre le propos autour du merveilleux tableau de Budapest (ill. 1), cette jeune fille endormie de 1615, légèrement décoiffée, le visage illuminé par le plus doux des sourires, et auréolé du parfum moins innocent des fleurs de jasmin. Indice de ce qui ne peut être qu’à moitié perçu, le brocart tissé d’or, au premier plan, possède l’involontaire beauté d’une métaphore shakespearienne. Tableau sans collier, probablement italien, il a moins retenu les attributionnistes que les explorateurs de l’expérience onirique, tel Victor Stoichita récemment. D’emblée, le visiteur affronte l’ambiguïté de cette petite mort, comme on le dit de l’amour, qu’est le sommeil, moment de suspension, d’abandon, rappelle l’Atys de Lully, aux songes « agréables » et « désagréables ». De part et d’autre du tableau de Budapest, comme en bouquet, Laura Bossi réunit un Ruth et Booz apaisé de Puvis de Chavannes, un Monet de Copenhague, portrait inquiet de son fils Jean en petit Jésus, et une figuration peu courante de saint Pierre, signée Petrini, parfaite allégorie des clés du remords, de la Faute dont rien, pas même l’inconscience du repos, ne saurait nous libérer.

Du doux sommeil aux insomnies que favorisent la vie et le vide modernes, du rêve comme prophétie au rêve comme chiffre du moi (Freud), des délices d’Eros aux terreurs de Thanatos, de l’enfance du Christ à la confiance du croyant, des paradis artificiels aux portes de l’Enfer, du très ancien au très contemporain, le parcours qui suit n’emprunte jamais les sentiers labourés de la vulgate surréaliste. On se laisse charmer et presque bercer par l’oscillation propre à la thématique d’ensemble, on reste pétrifiés devant certains coups de clairon, le Noé de Bellini, dont Robert Longhi partageait l’ivresse, le Gabriel von Max de Montréal et sa mouche chastellienne, l’impudique Pisana d’Arturo Martini, que je préfère à son célèbre Sogno, l’Apollon endormi et inouï de Lotto, Les Yeux clos de Redon, l’un des prêts majeurs d’Orsay et la matrice de tant de Matisse, le Songe d’Ossian du bizarre Monsieur Ingres, en provenance d’une fameuse collection, la très baudelairienne Voyante (plutôt que La Somnambule) de Courbet, chère au regretté Sylvain Amic, les troublantes et addictives Fumeuses d’opium de Previati, le Lit défait de Delacroix (ill.2), véritable anamorphose des ébats que consigne son Journal de jeunesse, la Fanciulla dormiente de Zandomeneghi, l’ami italien de Degas et, clou final, La Phalène de Balthus, en qui revivent chacune des harmoniques de cette exposition qui réveille. Stéphane Guégan

L’Empire du sommeil, Musée Marmottan Monet, jusqu’au 1er mars. Catalogue sous la direction de Laura Bossi, InFine éditions, 35€.

La vida es sueño / Philosopher consiste-t-il à donner sens au monde ou à le dégager du voile d’illusions qui dirige nos existences ? Le Bien en est-il la clef, en dépit des dénis accablants de l’expérience commune, ou le Mal sa révoltante vérité ? A cheval sur deux siècles, héritier de la critique kantienne et des grands sceptiques français qu’il a lus dans le texte (La Rochefoucauld, Voltaire, Diderot, Lamartine), annonçant aussi bien Baudelaire et Huysmans que Nietzsche (son disciple et prosélyte encombrant), Schopenhauer (1788-1860) arrima sa pensée de l’être et des êtres à l’idée que la vie est songe, et l’homme rêves. Calderón et Shakespeare sont deux de ses auteurs préférés, le remarquable index du Monde comme volonté et représentation en fait foi dans l’édition très attendue que viennent de donner Christian Sommer et la Bibliothèque de La Pléiade. A Frédéric Morin parti l’interroger en Allemagne, un an avant sa mort, pour le compte de la Revue de Paris, le Bouddha de Francfort dit son admiration de notre pays et de sa culture déliée, déniaisée, dessillée, et ne cache pas sa détestation des prêtres laïcs de la bonté universelle : « Son optimisme me fait horreur », confie-t-il à Morin au sujet de Leibniz. Le long XIXe siècle, de Théodule Ribot à Italo Svevo et Tolstoï, a résumé un peu vite Schopenhauer à son contraire, le pessimisme. Ceci expliquant cela, on se contentait d’une lecture aphoristique, fragmentaire, du grand livre où s’absorba, d’une version l’autre, le cheminement du philosophe, hors des cercles de l’Enfer. Puisque la volonté de vivre propre au réel est destructrice par essence, puisque le Monde, en ce qu’il maquille cette évidence, procède d’une fantasmagorie tissée de souffrances, la seule manière d’échapper au néant où nous sommes condamnés à vivre reste la compassion éclairée par la raison, l’enseignement du Christ par la leçon de Platon, ou du Don Giovanni de Mozart par Les Saisons de Poussin. Musique et peinture, en plus du réconfort qu’elles lui apportèrent constamment, aident Schopenhauer à définir les voies de la délivrance, autant que l’orientalisme de son époque. Ne nous le représentons pas, en effet, à l’image des chimères narcotiques du Ring de Wagner, qui l’adulait, et revenons plutôt aux éclairantes conclusions de Christian Sommer. Le « monachisme mondain » de Schopenhauer a plus de parenté avec la sagesse du jésuite espagnol Gracián et le pragmatisme de Chamfort, autre élu lu et relu : « Le bonheur n’est pas chose aisée : il est très difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. » SG / Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, édition de Christian Sommer avec la collaboration d’Ugo Batini, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 77€, en librairie, le 23 octobre prochain.

Femmes de têtes / femmes de fêtes

Les lettres si coriaces et cocasses de La Palatine, véritable Saint-Simon en jupon, ne laissent qu’un regret, celui de ne pas avoir été écrites en français. Il n’est certes pas complétement absent des missives qu’elle adressait aux siens, là-bas en Allemagne, afin de vider son sac presque quotidien de colères et d’indignations. Contrainte d’épouser le frère de Louis XIV à moins de vingt ans et d’abjurer en secret sa foi, ordres d’un père soucieux de son royaume de papier plus que de sa fille, Charlotte-Elisabeth fut condamnée à l’« enfermement » de la vie de cours, résumait Pierre Gascar, très étanche à l’ancienne monarchie, dans sa préface de 1981 au volume qui reparaît aujourd’hui, sous une couverture dérivée de Pierre Mignard. L’enfant qui nous sourit à gauche est le futur Régent, à qui sa mère voulut en vain épargner l’union, exigée par le roi, d’une de ses bâtardes. Pour être allemande, Madame ne s’insurge pas moins contre toute mésalliance. Il y a de quoi pester, la plume à la main, car elles se multiplient au cours du « règne » de Mme de Maintenon, son ennemie jurée. Le premier Louis XIV s’était entiché de cette princesse sans grâce ni prétention à séduire (voir Hyacinthe Rigaud), chasseuse et diseuse de bons mots ; le vieux monarque s’applique à lui rendre presque odieux Versailles et son ballet de courtisans que la dignité et la morale ne tourmentent guère. Sans s’y réfugier, la Princesse Palatine cultive les beaux-arts et au « bon sens » (Madame de Sévigné) ajoute le « bon goût », indéniable quand elle parle de Corneille ou des Poussin de Denis Moreau, premier valet de chambre du duc de Bourgogne. Le petit musée dont Moreau jouit à Versailles émerveille l’épistolière. Vivantes, spirituelles et brutales, disait Sainte-Beuve, ses lettres ne furent pas que le bûcher des vanités et des intrigues d’un monde qui courait à sa perte. SG / Princesse Palatine, Lettres 1672-1722, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12,50€.

On relit toujours Madame Campan avec le même plaisir, celui qu’elle prit à peindre la France d’avant et après 1789. Son sens de l’anecdote fait mouche, il rappelait Colette et son art de mijoter les petits détails à Jean Chalon, le préfacier amusé et amusant de ce volume de 1988, repris sous une couverture nouvelle. Le succès de cette évocation unique de Marie-Antoinette et de son intimité n’a connu aucune éclipse. Il faut lui rendre son vrai titre : en 1823, sous le règne d’un des frères de Louis XVI, l’ouvrage en trois volumes se présente comme des Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette, reine de France et de Navarre. L’auteur s’est éteinte un an plus tôt, à un âge respectable, elle avait fait ses premiers pas à la cour sous Louis XV, du haut de ses 15 printemps et forte de l’appui que lui assurent son père et bientôt ses mari et belle-famille. Lectrice de Mesdames, les filles du roi, elle est donc livrée jeune, selon son dire, « à la malignité des courtisans ». Mais la Campan n’est pas La Palatine, elle a connu auprès de Marie-Antoinette, de la Dauphine d’abord, puis de la souveraine, le meilleur de son existence ; et sa fidélité jusqu’à la nuit du 10 août lui vaudra les suffrages émus de ses premiers lecteurs, sous la Restauration, mises à part quelques mauvaises langues suspectant à tort qu’elle ait joué dans l’épisode de Varennes un rôle contraire à sa légende. On lui reprochait surtout d’avoir bénéficié des faveurs de Bonaparte, puis de Napoléon, à l’époque où elle dirigeait, nouvelle Madame de Maintenon, une institution pour jeunes filles. Aux élèves de la maison impériale d’Ecouen, l’ancienne fervente de Marie-Antoinette montrait des robes et des objets qui avaient appartenu à sa chère disparue. Un passage très significatif de ses souvenirs touche à Beaumarchais, il est connu ; on évoque moins ce qu’elle écrit de Carle Van Loo et de Boucher, de leur goût « corrompu » : on ne conçoit pas, souligne-t-elle, en contemporaine de David, que ces bergeries et fables galantes « aient pu être l’objet de l’admiration dans un temps aussi rapproché du siècle de Louis XIV ». Campan avait le verbe net, et la larme économe. SG / Mémoires de Mme Campan. Première femme de chambre de Marie-Antoinette, préface de Jean Chalon, notes de Carlos de Angulo, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12€.

Inconnue, oubliée à tout le moins, Julie Cavaignac (1780-1849) l’était, et le serait restée si le XXIe siècle ne s’était pas intéressé à celle qui fut la mère de deux Cavaignac autrement célèbres, Godefroi le journaliste républicain, fauché en 1845, et Eugène le général, le sabreur de juin 1848. Le gisant du premier, chef-d’œuvre de François Rude, devint une des icônes de la IIIe République, au point que son moulage rejoignit le musée de sculpture comparée en 1889. Cinq ans plus tôt, les Mémoires de Julie étaient exhumées et publiées sans notes ; cette apologie de la France révolutionnaire et impériale n’en avait pas besoin alors ! Elles sont aujourd’hui indispensables, le recul de la culture historique ne cessant de s’aggraver. Honoré Champion, en 2013, confiait à Raymond Trousson le soin d’éclairer l’ancrage politique du texte ; aujourd’hui, la collection du Temps retrouvé en propose une édition annotée par Sandrine Fillipetti. La flamme de 1789 et la haine des Bourbons animent ces pages marquées par le souvenir de Jean-Jacques Rousseau, dont le grand-père maternel de Julie avait été l’ami, et par la disparition précoce de sa fille, déchirure d’où est né le projet de se raconter, et ainsi de raconter les années climatériques ici traversées. Clémente envers la Terreur qu’elle déplore toutefois, l’auteur, quand il s’agit de l’Ancien Régime, s’inscrit dans le sillage avoué des lettres de La Palatine. Versailles se présente à nous comme le lieu du vice et du cynisme les plus répréhensibles. Il y a du rousseauisme dans sa dénonciation virulente de ces « gens-là » et de leurs mœurs. Cela dit, la mémorialiste n’a pas la plume tendre quand elle dépeint la société de son père, créateur du Journal de Paris en 1777, chez qui les écrivains, de La Harpe à Bernardin de Saint-Pierre, les peintres, de Greuze à Vien, et les musiciens, de Grétry à Gossec, fréquentaient. La consolation que Julie trouvait à remonter le temps dans le souvenir de sa fille à jamais chérie ne la portait pas toujours à l’angélisme. SG / Julie Cavaignac, Mémoires d’une inconnue 1780-1816, préface et édition de Sandrine Fillipetti, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 11€.

Ecrit-on « pour tout le monde » ? Claude Pichois pensait que Hugo et Colette étaient seuls à y être parvenus, chez nous, sans trahir la littérature par volonté de la distribuer au grand nombre. Certaines images évangéliques hantent involontairement ce genre d’œcuménisme laïc. D’autres diront que Balzac, Molière et La Fontaine, à une hauteur supérieure, ou Dumas père, à un niveau égal, sont parvenus à cette popularité en France. Méfions-nous, du reste, des mirages de la quantité ou de l’immortalité. La jeune Chine, qui semble vouloir nous étonner « en tout », plébiscite aujourd’hui Marguerite Duras aux dépens de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart, respectés davantage des générations précédentes, biberonnées au réalisme ! Les temps changent, dit la chanson. Et on se demande, à observer les succès de librairie ou la rumeur médiatique, si Colette n’est pas menacée d’avoir à remettre bientôt son sceptre à d’autres représentantes du beau sexe, moins géniales qu’elles, mais plus conformes. Tant que son trône ne tangue pas trop, rendons-nous à la Bibliothèque nationale, qui la reçoit avec l’éclat dont Baudelaire et Proust, deux écrivains chers à son cœur, ont récemment bénéficié. Murs et vitrines explorent « ses mondes » avec l’ambition généreuse, et réalisée, de ne rien écarter de cet « Amor mundi », si puissant qu’il résiste aux souffrances courantes et ne désespère jamais des plaisirs, des plus humbles aux plus risqués. Colette goûta à tout ce qui bouillonnait en elle, saphisme compris, et donna à sa littérature de la sensation ce mélange d’hédonisme et de libertinage très français, qu’on blesse à vouloir lui faire chausser les gros souliers de l’anti-masculinité. Certains des propos qu’accréditeraient ces livres, même Le Pur et l’impur, l’eussent heurtée, précisément en raison de son amour de l’être, ce donné inconditionnel, et des êtres, ce don du Ciel. Un très bon point : les tableaux qui se glissent au milieu des cahiers de Claudine et des photographies très posées de la fille de Sido, tableaux du cher Blanche, mais aussi, plus rares, d’Eugène Pascau, Jacqueline Marval ou Emilie Charmy. Ajoutez à cela Christian Bérard et Cocteau, quelques feuilles de Matisse ivres de danse, et le tour est joué. Un tour du monde. SG / Emilie Bouvard, Julien Dimerman et Laurence Le Bras (dir.), Les Mondes de Colette, Gallimard / Bibliothèque nationale de France, 35€.

Justice de Dieu, justice des hommes

Au théâtre, tout est permis, comme d’inverser l’ordre des choses ou d’étriller certains garants de la paix sociale. Dans la pièce de Jean-Marie Rouart, qu’on a lue avant l’été et qui a gagné les planches sur les hauteurs de Passy, le monstre, c’est l’homme de loi, le juge couvert d’hermine, devant qui on tremble ou se prosterne, famille, collègues, flics, sdf, tous vassalisés. Quand le rideau se lève, notre juge suprême tente de calmer une impatience très palpable en jouant aux cartes. Elles ne lui sont pas favorables. Mauvais présage ? La promotion qu’il brigue, rien moins que d’accéder à la cour de cassation, le nec plus ultra de l’institution judiciaire, doit lui être annoncée aujourd’hui. Le téléphone rouge à ses côtés va sonner, c’est sûr, et le délivrer des angoisses d’une interminable attente. Lui dont la vie n’a été consacrée qu’à satisfaire sa soif d’honneurs ne fut que déshonneur, trafic d’influences et bienveillances louches envers le monde politique, cet ingrat. L’heure des dividendes ultimes serait-elle arrivée ? Quelques scènes au galop suffisent à édifier le public qui rit noir. Il fait bientôt connaissance avec Madame, probe, mais servile, et ses enfants, deux beaux cas d’indifférence crasse à ce qui n’est pas leur bon plaisir. Au fond, ils ressemblent à leur père au-delà de l’hédonisme décérébré des adolescents et de la frustration sexuelle qui les coupent eux aussi de leurs inférieurs, jusqu’à un certain degré au moins. Un crime a lieu, sous les fenêtres de cette famille unie dans le mal et la dissimulation, une fillette de sept ans en est la victime. Qui paiera ? Mieux vaut une injustice qu’un désordre, proclame le tyran familial, l’homme en rouge sang. Les langues peuvent se délier, Rouart est à l’écoute. SG / Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Drôle de justice, Théâtre de Passy, 92 rue de Passy, mise en scène  de Daniel Colas, avec Daniel Russo, Florence Darel, Thibaut de Lussy, Baptiste Gonthier, Julie Savard et Eliott Cren.

En librairie depuis le 3 octobre 2025 !

MÈCHES COURTES

Il n’est pas donné à tous de se concilier la haute société et le monde des arts, les princesses et les poètes, les milliardaires et les artistes, l’impératrice Eugénie et Mallarmé (Miss Satin), Sissi et Zola, la comtesse Greffulhe et Proust, voire Méry Laurent et Manet. Ce fut le privilège de Worth, premier des grands couturiers au sens que nous donnons à ce mot. Venu de Londres à vingt ans, en 1846, pour dominer Paris d’un absolutisme paradoxal, il avait formé son œil devant les maîtres de la peinture européenne, Bellini, Holbein, Rembrandt, Van Dyck, Velázquez ou Gainsborough, découverts à la National Gallery, émissaires d’un temps qui ne demandait qu’à être retrouvé et sources d’inspiration durable. D’abord employé chez Gagelin, chouchou des journaux de mode dont se sont délectés aussi bien Baudelaire que Cézanne, Worth fonde un Empire, sous Napoléon III, l’un appelant l’autre. On comprend que la mode alors alimente la réflexion esthétique, de Gautier aux Goncourt, et traverse Le Peintre de la vie moderne, ou comment, en régime (plus ou moins) démocratique la passion de l’égalité et le culte de la différence décuplent le besoin d’une vérité individuelle sans précédent. L’exposition du Petit Palais restitue l’éclat et presque la folie de la maison Worth en rapprochant robes, accessoires et documents agencés de façon à amplifier la picturalité essentielle de l’Anglais. Ses excès textiles, ses couleurs souvent tranchantes, ses plissés royaux, ses corps floralisés, tailles pincées et hauts souvent découverts, tout est là, jusqu’aux tableaux qui les dévorent, de Carolus-Duran à La Gandara.  Au XXe siècle, la maison restaurera le 1er Empire et jettera le corset aux orties ; quelque chose, un peu avant la guerre de 14, était bien mort.

1901 : Paul Poiret, à vingt-deux ans, entre chez Worth. Mission : rajeunir la maison et faire tomber les robes, si l’on ose dire, « des épaules aux pieds, en longs plis droits, comme un liquide épais ». 40 rue de la Paix, c’est la révolution, certaines clientes rechignent à perdre leur ligne au profit de manières de kimonos, et de robes qui offrent une fâcheuse ressemblance avec les sacs à linge de leurs domestiques. PP est né dans le tissu comme d’autres dans la soie. Avant Worth, il a connu l’admirable Jacques Doucet, on est en 1898, en pleine affaire. Dreyfusard, Poiret rêve de griffer en son nom. 1903 : l’aventure commence, elle sera l’une des plus des extraordinaires du demi-siècle qui débute, avec fin tragique, sous la botte : la galerie Charpentier lui rend hommage en mars 1944, il meurt en avril, sans le sou. Jean Cocteau signe la préface du catalogue, faire-part anticipé d’une époque que le couturier et le poète avaient incarnée à cheval sur les Ballets russes, les fêtes orientales, la folie américaine et le rejet en peinture des à peu-près de l’impressionnisme. Cela dit, à l’heure du cubisme, malgré une tendance aux tons forts, PP règle sa montre sur l’Empire, les fluides élégances de Joséphine, et sur Vienne (la sécession autrichienne l’a évidemment secoué). Mais on le voit, avant et durant la guerre de 14, prendre à cœur de défendre la mode française, car les contrefaçons foisonnent… Ce que montre la présente exposition, c’est aussi son génie de la diffusion, les dessins de Paul Iribe ou les photographies de Steichen sont ses messagers des deux côtés de l’Atlantique. Poiret, c’est bientôt la France de l’Art Déco, la France qui gagne et s’exporte, au point que l’inénarrable New York Times (qui n’a pas changé), en l’enterrant, parlera du « célèbre dictateur de la mode ». On sait ce qu’il faut penser de la « haute couture américaine ». Quand il n’étalait pas la couleur sur ses robes à garnitures décalées, verre ou métal, PP la cultivait chez les peintres qu’il collectionnait, Cézanne comme Matisse. Léon-Paul Fargue le résumera dans Portrait de famille (1947) en quatre mots : « Il savait tout faire ».

Une célèbre photographie de 1925 campe Poiret sur son 31 en face de ses Lautrec et de ses Cézanne (je n’arrive pas à écrire son nom sans accent, nouvelle convention, que ne suivaient pas tous ses proches). Comme Worth, l’autre Paul avait beaucoup appris de la peinture des autres, et il aurait certainement applaudi aux recherches qui étendent nos connaissances des liens entre le peintre d’Aix et la culture rocaille, l’emploi répété qu’il fit notamment dans ses propres tableaux des gravures anciennes et des accessoires qui ornaient le Jas de Bouffan, objet de la riche exposition du musée Granet. L’importance des prêts ne s’y mesure pas toujours à la renommée des œuvres. On est évidemment très heureux de l’avalanche de tableaux insignes. Mais, avouons-le, les curiosa ne manquent pas d’attraits, à commencer par la toile du Nakata Museum, aussi maladroite dans sa traduction d’un cache-cache de Lancret que savoureuse par le côté fleur bleue du premier Cézanne. Avant le couillard, il y eut le sentimental un peu manchot ou l’enfantin sucré (copie d’après Prud’hon), moment encore difficile à cerner et que l’exposition de Daniel Marchesseau (Martigny, 2017) avait très bien abordé. Date d’alors l’exquise Jeune fille en méditation, riche de ce catholicisme familial qui embarrasse la vulgate moderniste (lire en ligne le bel article de Nancy Locke sur La Madeleine d’Orsay). Le sens du tableautin, pas loin des naïvetés d’ex-voto, découle de la juxtaposition du miroir (Madeleine in absentia) et d’un crucifix, pour ne pas parler du Prie-Dieu. Le fameux portrait (exposé) du jeune Zola, visage baissé, mélancolique, donne l’une des clefs de cet idéalisme un peu contrit qui s’épanouit dans leur correspondance. N’oublions pas que le futur écrivain réaliste a prisé le séraphique Ary Scheffer avant de venir à Manet, si tant est qu’il y ait pleinement adhéré. Par la suite, Cézanne insèrera régulièrement des éclats de paravents XVIIIe, très fleuris, très féminins, à l’arrière-plan de ses œuvres les plus sévères, telle Femme à la cafetière, comme l’analyse utilement le catalogue de l’exposition. Le Jas de Bouffan en s’ouvrant plus largement au public n’a pas encore tout révélé de ce que Cézanne y vécut.

Heureux qui, comme Matisse, a fait de beaux voyages ! En dresser la carte, à l’invitation de la très remarquable exposition du musée de Nice, c’est vérifier la récurrence, la prégnance de la Méditerranée, en ses multiples rives, au cœur des déplacements de l’artiste et de la géographie de l’œuvre. Homme du Nord, mais peintre du Sud, à l’égal de Bonnard, son alter ego à partir des années 1910-1920. Ce tropisme, dont la découverte de la Corse marquerait le seuil en 1898, selon l’artiste lui-même, surgit du fond des âges, il le savait aussi, et l’a rappelé à ses interlocuteurs. A Tériade, par exemple, en 1936, il redit sa conviction d’un temps plus grand que le créateur, et donc d’une identité culturelle transcendante : « Les arts ont un développement qui ne vient pas seulement de l’individu, mais aussi de toute une force acquise, la civilisation qui nous précède. On ne peut pas faire n’importe quoi. »  Nous gagnerions beaucoup à écouter les peintres modernes, plus qu’à les bâillonner au nom d’exégèses expéditives, à l’image de la vulgate matissienne. Appuyée sur les théories byzantinistes de Georges Duthuit et l’avant-gardisme new yorkais des années 1940-1970, elle règne depuis un demi-siècle, certaine que notre peintre serait fondamentalement étranger à sa propre tradition. Or, Matisse, proche en cela d’un Paul Valéry ou d’un Braudel, se voulait moins citoyen du monde, malgré son goût sincère pour les arts d’Afrique ou de Polynésie, qu’enfant de la « Mare nostrum ». Ce baigneur forcené, comme les doges, l’avait épousée, bien avant d’élire domicile à Nice.  En chaque pêcheur de Collioure, écrit Aymeric Jeudy, il devinait un Ulysse qui sommeille. L’illustrateur lumineux de Baudelaire, Mallarmé, Montherlant et Joyce (ah ! Homère) aura doté d’une même ardeur mémorielle ses plages d’azur intense, ses odalisques aux charmes puissants, ses intérieurs et leur « lumière de demi-sommeil » si sensuelle – note Chantal Thomas au détour du catalogue, sa passion rocaille, étendue aux coquillages, aux meubles vénitiens et aux échos de la pastorale et de la fête galante. Poussin et Watteau revivent ensemble dans le baudelairien Luxe, calme et volupté, prêté au musée Matisse comme nombre de chefs-d’œuvre nécessaires au propos, dont deux œuvres du MoMA et Baigneuses à la tortue de Saint-Louis (voir l’excellent article de Simon Kelly dans le catalogue).  De la chapelle de Vence, où la Méditerranée judéo-chrétienne glisse poissons et pureté lustrale, Matisse souhaitait qu’on ressortît « vivifié ». C’est le cas ici. Stéphane Guégan

*Worth, Inventer la haute couture, jusqu’au 7 septembre 2025, Petit Palais, catalogue sous la direction de Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaëlle Martin-Pigalle, Paris Musées, 45€ / Paul Poiret. La mode est une fête, Musée des Art décoratifs, jusqu’au 11 janvier 2026, catalogue sous la direction de Marie-Sophie Carron de la Carrière, MAD / Gallimard, 45€. Notons que cette publication contient un texte inédit de Christian Lacroix, qui saluait en 2017 le génie coloré de Worth. Puisque Steichen et Poiret étaient de mèche, signalons l’excellente synthèse de Julien Faure-Conorton (Actes Sud, 19,50€) : la photographie pictorialiste, entre-deux assumé entre le mécanique et l’artistique, prétendait moins égaler la peinture, et moins encore le flou impressionniste, que se hisser à la hauteur d’émotion et de construction du « tableau ». En Europe, comme au Japon et à New York, ceux et celles qui la pratiquent (succès récent de Céline Laguarde à Orsay) considèrent que le nouveau médium, ainsi pratiqué, peut prendre place parmi les arts, non les Beaux-Arts. Baudelaire aurait apprécié le distinguo. / Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix, jusqu’au 12 octobre 2025, catalogue sous la direction de Denis Coutagne et Bruno Ely, Grand Palais RMN Editions, 39 € / Matisse Méditerranée(s), Musée Matisse Nice, jusqu’au 8 septembre 2025, catalogue sous la direction d’Aymeric Jeudy, In fine éditions, 39€.

Le polar de l’été / L’intérêt de lire Conan Doyle m’avait échappé jusque-là, j’étais persuadé que les aventures de Sherlock Holmes ne valaient que par les films qu’elles avaient inspirés ou suscités, au premier desquels se place la merveilleuse variation de Billy Wilder (1970) sur les travers et les secrets du personnage légendaire. Il fallait être bien naïf pour penser que La Vie privée de Sherlock Holmes, joignant le sacrilège à l’humour, cherchait à remplir les silences de l’écrivain, comme si Wilder, à la barbe du flegme britannique, avait répliqué au puritanisme qui poursuivait ses films aux Etats-Unis. En réalité, Conan Doyle, dont Alain Morvan nous rappelle qu’il a lu Stevenson et Poe religieusement, n’a pas forgé un héros d’acier, imperméable au doute, à l’échec, à la terreur du quotidien, et même à « l’ennui » (en français dans le texte). Au reste, il ne voile guère les habitudes du détective cocaïnomane les plus aptes à être « very shocking » en terre anglaise. L’incipit du Signe des quatre en fait foi : « Sherlock Holmes prit sa fiole sur le coin de la cheminée et sa seringue hypodermique dans son élégant étui de marocain. » On apprend ensuite que son avant-bras est grêlé « de traces innombrables de piqûres » et, sa brève hésitation passée, qu’il s’injecte le doux poison avant de se laisser « retomber au fond du fauteuil recouvert de velours en poussant un long soupir de satisfaction ». Seuls les grands auteurs possèdent le don de mêler la morale et l’immoral, la déchéance volontaire et le chic dont il peut s’accompagner, à Londres surtout, entre deux siècles. Il est vrai aussi que Conan Doyle était né en Ecosse de parents irlandais et s’est reconnu très attaché à la vision catholique de la dualité humaine. Les quelques lignes que nous venons de citer font entendre une autre convergence entre l’auteur et son héros, la croyance aux signes, indispensables à l’enquête, à sa narration haletante et à la teneur parfois spirite de certains romans et nouvelles (Holmes n’a pas toujours besoin de 200 pages pour triompher là où la police échoue). Cinquante ans après le film de Wilder, Conan Doyle rejoint les cimes sacrées de La Pléiade et y bénéficie même d’une triple consécration, deux volumes d’œuvres et un album, aussi piquant que percutant, signé de Baudouin Millet. D’une richesse inouïe, son bilan iconographique, tous médias confondus, jette les vrais contours d’un imaginaire tentaculaire, égal à l’ascendant des écrivains capables de parler à chacun. Il n’est de détail insignifiant, vulgaire, voire ignoble au collecteur du 221b Baker Street. Tous les publics se retrouvent en lui, et tous finalement partagent son hygiène de l’inconnu. SG / Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, édition sous la direction d’Alain Morvan avec la collaboration de Claude Ayme, Laurent Curelly, Baudouin Millet et Mickaël Popelard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes, 62€ chacun, 2025.

La revue de l’été / Mauriac revient ! Le Bloc-notes fait fureur et, constat rassurant, n’occulte plus le reste de l’œuvre, le journalisme caustique, anti-sartrien, comme les romans déchirés dans leur chair et leurs convictions sociales. Au nombre des signes qui ne trompent pas, citons encore le beau documentaire (2024) de Valérie Solvit et Virginie Linhart. L’embellie se confirme du côté des revues savantes, à l’instar de celle qu’abrite depuis presque deux ans l’éditeur de l’indispensable Dictionnaire Mauriac (2019). Félicitons-nous qu’il accueille désormais à son catalogue cette Revue François Mauriac, sœur des Cahiers François Mauriac (1974-1991, Grasset) et des Nouveaux Cahiers François Mauriac (1993-2018, Grasset). En couverture, le tableau de Jacques-Emile Blanche (dont la correspondance avec l’écrivain vient de paraître), vibrant de l’électricité des années 1920, signale parfaitement le renouveau des chercheurs et l’aggiornamento en cours. Les deux livraisons déjà parues témoignent de cette double ouverture, puisque on ne craint pas d’étoffer le portrait usuel de l’écrivain engagé, soit en s’écartant de la mythologie gaullienne (voir l’attitude de Mauriac au temps de l’Epuration), soit en repensant son destin d’écrivain catholique pascalien. Le dernier numéro s’organise autour des différents régimes et horizons de l’écriture mémorielle, des combats de jeunesse au miroir poignant de soi. SG Revue François Mauriac, sous la direction de Caroline Casseville et Jean-Claude Ragot, 2025-2, Honoré Champion, 38€.

Le roman de l’été / Page 129 du dernier Bordas, on lit, au sujet de Paris : « A mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues. » Notre langue se meurt, son constat n’a pas varié depuis qu’il écrit. Ecrit-il, d’ailleurs, pour enregistrer autre chose que le deuil impensable d’une certaine façon de dire ? De transformer le vécu en fleurs d’éloquence ? Choral, oui, Les Parrhésiens, clin d’œil à Rabelais, l’est, à hauteur de la capitale que Bordas découvre, « aux derniers jours de Giscard ». Une vraie Babel persistante aux parlers drus :  « les trottoirs étaient nourriciers, riches en boutiquiers à tirades et vendeurs à la criée. Une grenaille de mots crus annonçait la sortie des ateliers et poissait le sillage des militaires. Les émus de Béru et le férus de Guitry bataillaient sur le zinc à coups de citation. Les argotiers sans curriculum et les lettrés à ex-libris pactisaient sur la grille des mots-fléchés. » La rue, comme la poésie, entrera bientôt en clandestinité. Il est au moins deux façons de savourer ces quatre cents pages de résistance au nivellement de la novlangue, au recul de la culture et au naufrage de l’intelligence, suivre ses personnages, de situation loufoque en aventure insolite, ou glaner les présences littéraires où se dessine une fraternité du Français musclé encore possible. Glissons sur les aigles du XIXe siècle, Baudelaire et Rimbaud, que l’institution scolaire n’arrive pas à effacer de ses manuels (ça viendra, évidemment). Mais Bordas a d’autres chevaux à son moteur : Audiard (ne pas en abuser, tout de même) et surtout Alphonse Boudard, sauvé par l’écriture, Boudard dont Bordas se souvient que l’enterrement avait réuni les trois D, Druon, Déon et Dutourd. Boudard et son faux argot, Céline des taulards qui, comme lui, refusaient de porter des armes et donnaient à leur conversation un air de cinoche d’avant-guerre. Soit le « français vivant », comme disait Aragon du style Drieu. SG / Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 25€.

A paraître, le 2 octobre : Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€.

Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

SOIS BREF (III)

Sans bornes en apparence, la correspondance de Marcel Proust est pourtant trouée de silences, comme sa vie. Aveux et secrets probablement perdus. Nous avions ainsi fait notre deuil des lettres qu’il échangea en toute vraisemblance avec Charles Ephrussi, le collectionneur hors-pair, l’éditeur, le mondain, né dans une famille de riches banquiers juifs loin de Paris, et devenu en quelques années un Parisien de stricte obédience. Bref, l’un de ces hommes de l’Art chez qui s’est préparée la figure de Swann. Or voilà qu’une missive, fragment inédit de temps retrouvé, oublié dans un volume de La Recherche, joue les madeleines ! Nous en devons communication à l’un des fous du grand Marcel, inlassable traqueur des messages d’outre-tombe de son héros. Notre lettre, du reste, s’adresse à un fantôme. Le 30 septembre 1905, Ephrussi s’éteint. Stupéfaction générale. Brisé par la mort de sa mère, décédée le 24, Proust ne réalise pas immédiatement qu’un second malheur l’a frappé. Une fois qu’il en est informé et qu’au deuil s’ajoute le deuil, il décide d’écrire au défunt. Étrange démarche, plus médiumnique que mémorielle. Mais Ephrussi ne résumait-il pas l’entrée de Proust dans le monde des élites ? Sa seconde naissance ? Et n’avait-il pas passé sa vie à écrire aux disparus ? Difficile, ici, de ne pas penser à ce que serait la fin brutale de Bergotte dans La Prisonnière : « Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? » Ephrussi vécut en Proust jusqu’à sa propre mort. Mort à jamais ? Stéphane Guégan

« Très cher ami,

Vous qui possédiez le feu de l’existence au degré suprême, comment avez-vous pu quitter ce monde si tôt et si soudainement ? Le destin aura donc voulu que les deux êtres que j’ai aimés le plus disparussent à quelques jours de distance. Maman, d’abord, puis vous, moins d’une semaine plus tard. Ce double coup m’est allé au cœur si profondément que j’ai manqué en mourir moi-même. Votre nom, et vous savez l’importance qu’ils ont pour moi, m’a toujours semblé porteur d’une ferveur inextinguible. Ephrussi… C’était comme si votre bonne ville d’Odessa avait changé de sexe en changeant de port, en quittant la Mer noire pour les rives de la Seine. D’ailleurs, il y avait tant d’Orient en vous ; vous étiez notre Mazeppa à sa passion attaché, si vous me passez ce presque et mauvais alexandrin. La « passion des arts », disiez-vous, ressemble à ces maladies dont on ne guérit jamais ou plutôt dont il ne faudrait jamais guérir. Ce nom d’Ephrussi siffle, il s’enfle de possible, un nom pareil ne peut se dissoudre dans le néant ou l’amnésie. Il faut croire aux ombres, de même qu’il ne faut trahir la vie sous aucun prétexte. Cette conviction, sachez-le, je la tiens de vous autant que de ma chère maman… Aussi loin que remontent mes émotions d’art, je sens votre présence tutélaire, votre aplomb de connaisseur impeccable, votre flair impatient du prochain tableau. Vous étiez si merveilleusement inspiré dans vos choix, votre conversation était si pleine de choses ravissantes, toutes les beautés vous souriaient, de Dürer au Japon, de Gustave Moreau à Manet. Vous avez été la leçon essentielle de mes vingt ans, vous m’avez appris à respirer « dans l’étincellement et le charme de l’heure. » 

Les années 1890 s’éloignent, non le souvenir que j’en garde grâce à vous. Je ne crois pas me tromper, vous m’êtes apparu, pour la première fois, chez vos amis les Greffulhe, je vous revois grand, barbu, très brun, sombre et sobre au milieu des toilettes excessivement belles. Un Dürer parmi des Watteau… La force et l’assurance qui rayonnaient de vous faisaient baisser les yeux, j’en étais aveuglé et terriblement jaloux, je peux vous l’avouer maintenant. J’ai tout de suite compris que vous seriez, plus encore que Robert de Montesquiou, mon professeur de goût. Dans le monde où j’ai eu le bonheur de si souvent vous croiser, chez la princesse Mathilde, chez Madeleine Lemaire, vous planiez au-dessus de l’aristocratie, la plus ancienne comme la moins blasonnée, en arbitre des vraies élégances, celles qui se vérifient au mur, encadrées d’or. J’étais fort timide alors, incapable de parler en votre présence et plus incapable encore de vous parler. Je ne vous parlais donc pas, mais je vous écoutais charmer vos auditeurs par votre sens baudelairien de « la beauté universelle », votre façon de hisser les modernes au rang des grands anciens, vos accointances avec les curieux du monde entier.

On voyageait sur vos mots et votre aisance, mais une sorte de dualité unique brûlait en vous, que la Gazette des Beaux-Arts a magnifiquement traduite en vous baptisant « le bénédictin-dandy de la rue de Monceau ». En vérité, plus que le Mazeppa de l’art pour l’art, vous avez été notre Des Esseintes, moine et esthète. Pour avoir écrit A rebours, nous pardonnons à Huysmans, n’est-ce pas, de ne pas avoir été aussi dreyfusard que nous deux… Où que je laisse s’épancher ma tristesse, en somme, elle se heurte à votre courage et votre audace. Comme vous recevrez Là-Haut cette lettre où j’aimerais que vous lisiez les preuves de mon affection meurtrie, laissez-moi vous dire que notre cher Manet sera l’invité du prochain Salon d’Automne, une réparation de plus pour cette autre victime de l’injustice. Y verra-t-on vos Asperges à longues touches fraîches, solennelles et enjouées, qui avaient séduit les visiteurs de la centennale* ? Votre mort leur apporte peut-être la touche finale. Nous verrons sans doute autrement cette botte couchée sur son lit de feuilles et prête à être jetée dans l’eau bouillante, elle symbolisera désormais l’inflexible pente au bonheur qui vous liait à Manet. Ce que la vie vous a donné, l’éternité ne saurait vous le retirer. Vos tableaux, vos dessins, vos admirables netsuke, vous suivent déjà dans l’autre monde. Et c’est entouré d’eux, comme les pharaons d’Égypte, que vous voguez en ce moment vers le royaume des immortels, jouissant de l’échange mystérieux que les choses de l’art sont seules à tisser entre elles. Ce mystère qui ressemble à l’amour.

Votre bien reconnaissant et dévoué Marcel Proust. »

(1)Entre 1880 et 1882, selon le carnet de comptes de Manet, Ephrussi lui acheta neuf peintures et pastels, dont La Botte d’asperges, conservée aujourd’hui au Wallraf-Richartz-Museum de Cologne. Le collectionneur ayant versé au peintre plus que le prix demandé, ce dernier lui offrit une asperge supplémentaire, aujourd’hui propriété d’Orsay. Manet, selon Tabarant (1931), aurait accompagné le petit tableau d’un mot devenu légendaire : « Il en manquait une à votre botte. » Autant que Monet et Whistler, qu’Ephrussi soutint aussi, Manet fut l’un des modèles confessés d’Elstir. SG

Première publication : Collectif, La madeleine de Proust. Pastiches, éditions Baker Street, 2022, 20€. /// Saluons, au passage, les premiers tomes d’une nouvelle édition d’A la recherche du temps perdu, dûment annotée, présentée et assortie de textes connexes. Elle est conduite par Matthieu Vernet, auteur d’une thèse sur les ressorts de l’inspiration baudelairienne de Proust, et collaborateur du récent volume des Essais du même Proust dans La Pléiade. L’entreprise bénéficie aussi de la révélation, en 2021, des Soixante-quinze feuillets qui ont enrichi de façon décisive l’intelligence du processus d’écriture propre à La Recherche. Vernet le radiographie très clairement en tête de Du côté de chez Swann et montre jusqu’où porte l’ombre du parricide/matricide inhérent, pour Marcel, à l’état de fils et, pire, de fils écrivain, voire de fils mondain. Contre Sainte-Beuve, ultime étape vers le long cheminement cellulaire du fiat lux romanesque, débute par une conversation entre l’auteur et sa mère. Mais il fallait que ceci, La Recherche, tuât cela, le pamphlet ébauché contre la lecture biographique littérale en matière littéraire. « Suis-je romancier? », se demande Proust en janvier 1908, alors que rien n’est venu encore qui ressemblât à une réponse tangible. Il va bientôt s’en persuader et s’enfermer dans les limites de son espace fictionnel, qui aura besoin de cinq ans avant d’accoucher du livre de 1913, compris de quelques élus alors, les seuls capables (Jacques-Emile Blanche notamment) d’accepter l’alliage de Madame de Sévigné et de Dostoïevski. SG / Marcel Proust, Du côte de chez Swann, édition de Matthieu Vernet, Le Livre de Poche / Classiques, 2022 8,20€. Sont également parus, chez le même éditeur, Un amour de Swann (édition de Matthieu Vernet et Francesca Lorandini, 5,40€) et A l’ombre des jeunes filles en fleurs (édition de Julie André, 8,40€).

Joyeux Noël, Marcel !

Exposer Proust bute sur deux options, montrer les images de sa vie, sans oublier celles qui comptèrent dans sa vie et son œuvre, ou libérer le flux et les bris de son écriture éparse. Toute exposition Proust fouille l’alliance de l’homme et de l’écrivain, articule l’éphémère de l’un et la plume de l’autre, à des degrés divers et selon des modalités différentes, sans trop se soucier de ses préventions excessives envers Sainte-Beuve. Ces alliages plus ou moins réussis s’autorisent ainsi de la théorie des deux moi, titre de gloire posthume de Proust, mais déjà présente, comme la mémoire involontaire, chez ses aînés. Marcel, comme le désignait encore Cocteau, mit du génie dans son existence, moins sombre que sa légende, une existence faite d’appétit social, de snobisme, de courage politique, de curiosités imprévisibles, de plaisirs variés, de grands et de petits malheurs… Mais, ce génie, longtemps ignorant de la forme qu’il prendrait, il le rendit surtout indéniable à longueur de manuscrits, théâtre d’une graphomanie supérieure aux débordements balzaciens par l’abondance et l’imprévu. Additionnés aux lettres, les brouillons donnent le vertige. Fasciné lui-même, Proust a conservé une masse extravagante d’écrits, et archivé méthodiquement la préhistoire et l’histoire de La Recherche, laquelle déroule le récit de sa possibilité, voire de sa Passion. Les spécialistes de la génétique littéraire ont-ils suffisamment rendu hommage aux écureuils de l’encre et du papier ? Chez Proust, la fabrique du grand œuvre atteint une rare complexité puisque, très vite, le travail de la main est assailli par l’ajout de fragments de dactylographies ou d’épreuves, les ratures par d’autres dilatations du verbe. Et là ne s’arrête pas cette manière de chaos organisé qu’élaborent les cahiers, les carnets et feuillets volants. Happé par son propre labyrinthe, Proust ne se plie aucunement à la rédaction continue de ce qu’il raconte, il procède par cellules narratives, éclairs de perception, éclats de mémoire, il déplace et requalifie, par libre association, les éléments supposés caractériser tel individu ou telle situation. Une mobilité tendue parcourt l’enchaînement des tomes de La Recherche ; leurs contours, comme ceux de la peinture de Monet ou de Turner, tremblent et bougent, si bien que nous ne lisons plus Proust selon l’ordre des volumes qu’il avait fixé après avoir admis la vanité du triptyque initial. Privilégiant le Livre en mouvement, l’exposition de la BNF et son catalogue, très remarquables l’une et l’autre, restituent cet ordre oublié, propice à mieux éclairer la structure seconde des « moments » que Proust voulut épiphaniques et qui le sont restés, du baiser de la vie aux rictus de la mort. Structure ou sutures, du reste : le roman, comme on sait, préfère s’identifier à une robe en devenir qu’à une cathédrale en majesté… En moderne, en fils de Balzac et de Flaubert, de Manet et de Degas, Proust était éminemment conscient de la nécessité d’introduire dans sa vision du monde l’aléatoire de nos regards et les faux-semblants de la comédie sociale. Rien de stable sur cette terre, en dehors de notre religion intime. La Recherche navigue entre l’imparfait et l’absolu.

« Si c’est à voir, je l’ai vu », réplique le duc de Guermantes au Narrateur, quand ce dernier lui demande s’il a admiré La Vue de Delft lors de son passage à La Haye. Le tourisme culturel et ses limites font partie de ces vérités que le roman proustien aime à nous asséner sur un ton plus ou moins courtois. Moins imaginatif qu’imagier à l’en croire, Proust savait de quoi il parlait, il fut un insatiable consommateur de musées et d’expositions, à Paris, en Italie et, bien sûr, aux Pays-Bas. Vermeer cache la forêt des enthousiasmes bataves de Marcel dont Thierry Laget, allant souvent plus loin que ses prédécesseurs, nous dit qu’ils furent décisifs. On avait tendance à oublier que les écrits de Proust l’inscrivent au cœur d’une famille composée de Thoré, Fromentin et Claudel, pour ne pas parler de Baudelaire, autre fou de Rembrandt. Sur la problématique que renouvelle le Proust et les arts de Laget, nous disposions de livres qui n’étaient pas tous aussi compétents que la synthèse de Kazuyoshi Yoshikawa (Honoré Champion, 2010) : celle-ci s’organise selon les écoles de peinture entre lesquelles se distribuait la solide culture visuelle que Proust se forgea en s’assimilant le Louvre et la Gazette des Beaux-Arts. Toute différente est la méthode de Laget, qui excelle autant à accorder le musée intérieur de l’écrivain et le laboratoire de l’œuvre. Plus soucieux de ce qu’il faut bien appeler l’éclectisme de Proust, et conscient qu’il n’est pas le fait de la jeunesse des premiers émois, l’auteur en dresse une cartographie conforme à La Recherche et ses incalculables sédimentations de mémoires familiales et sociales. L’avantage de procéder ainsi est de ne jamais séparer l’esthétique des canaux et des usages propres à l’époque, ouverte bien avant Malraux aux cultures du monde entier. La Recherche embrasse plus que les inclinations de son créateur, et offre plus que la somme d’une vie confrontée dès l’enfance à la peinture et à la sculpture. Au départ, l’adolescent place très haut Meissonier, Henri Béraud ou Paul Dubois, autant de « chers maîtres » que la bonne société dispute aux amateurs américains. Autour de 1890-1895, époque où il commence à écrire sur la peinture contemporaine, Marcel reste très sensible à des artistes qu’on préfère ne plus lui accoler. Laget n’a pas ces pudeurs de gazelle et reproduit en grand, par exemple, la somptueuse Jeune fille de Dagnan-Bouveret, prélude aux bleus de Picasso et, plus drôle, aux sorties de Norpois sur le bon goût en peinture – Norpois qui préfère, comme la princesse Mathilde, Hébert à Manet. On pourrait croire que le Proust de La Recherche, ce faisant, épingle ses égarements antérieurs ou ses sacrifices aux salons mondains qui furent son autre Louvre. Mais ce serait croire aux lignes droites et étroites. A la différence des entomologistes de la modernité proustienne, qui ne jurent que par Ruskin, Monet et Whistler, Laget montre comment s’entrelacent les coups de cœur d’un homme qui ne s’en refusa aucun, de Boldini au Picasso de Parade. Au fond, l’expérience de certains milieux, tel celui de Geneviève et Emile Straus, l’empêcha de céder au sectarisme bêtement avant-gardiste. Le XVIIIe siècle, l’impressionnisme et l’art du Salon se mariaient si bien dans les beaux quartiers. Proust, œil large, y apprit à ne pas écrire sec.

Autre nouveauté marquante, le Journal inédit de Reynaldo Hahn ne nous fait pas quitter cette culture des extrêmes, et qui pousse le raffinement à réconcilier les élus et les exclus du Salon officiel. Né à Caracas, en août 1874, d’une mère vénézuélienne et d’un père d’origine juive, le dernier de leur nombreuse progéniture fut un musicien précoce, habitué tôt à se produire devant le meilleur public et mettre des notes sur la poésie qu’il aimait tant. Vingt ans plus tard, le salon de Madeleine Lemaire lui permet de croiser Proust. Leur liaison dure deux ans, à partir de l’été 1894; Marcel, ce proactif, a pris l’initiative, le Journal de Hahn l’atteste, et ce n’est pas la seule révélation que contient ce livre, document et monument à la fois, par son écriture sensible, alerte, son fond d’intelligence, son goût des formules (Mme Charpentier « très brioche ») où s’entend encore sa complicité avec Marcel, et ses aperçus multiples sur la vie des arts jusqu’à l’Occupation allemande et les terribles tribulations du vieil homme. Il avait rempli sa longue existence de beauté et de travail. Les amateurs de musique lui savent gré de ressusciter d’une pointe vivante et savante Saint-Saëns, Vincent d’Indy et, primus inter pares, Jules Massenet, son mentor. Une des multiples surprises que réserve la lecture attentive du Journal est le projet que Reynaldo et Marcel caressent de mener ensemble, rien moins qu’une Vie de Chopin. S’il fallait une autre preuve du beuvisme de Proust, elle serait là. Omniprésente est aussi la scène théâtrale chez Hahn, diariste qui voit et entend tout. Qui a mieux parlé que lui de Sarah Bernhardt, de son génie, de ses amants aux ordres et de ses humeurs ? La littérature, elle, occupe une place doublement notable. Il n’y a pas à s’étonner du prestige dont jouissent les poètes, et pas seulement Verlaine qui inspira à Hahn un beau cycle de mélodies. Baudelaire lui suggère de brillantes considérations, certaines musicales au sujet de la prosodie du grand Charles. S’agissant de la rencontre entre Reynaldo et Charles Yriarte l’annotation remarquable du volume aurait pu ajouter que ce dernier fut un baudelairien de première importance, commentateur essentiel des Fleurs du mal, relation du poète et satellite du cercle de Manet. A maints endroits se font jour les réserves de Hahn envers le peintre d’Olympia, que Proust avait retenu dans sa liste du Louvre idéal et que la collection de son cher Ephrussi mettait en valeur. Faut-il rappeler ici ce que La Recherche doit à une certain Botte d’asperges, visible en ce moment à Paris. Quant aux réserves de Hahn, ne les exagérons pas. En1896, il parle des « qualités admirables » de Manet et note, admirablement aussi, tout ce que Mallarmé lui en a dit. Car il a beaucoup vu et écouté le poète du Corbeau et, croyez-moi, la richesse des verbatim, en ce point, est hallucinante. Deux pages se détachent à cet égard, l’une concerne Dans la serre, bijou de Manet, l’autre l’affaire Dreyfus, laquelle nous ramène à Proust. Du même intérêt relève ce qui concerne la guerre de 14-18, à laquelle Hahn ne chercha pas à se soustraire comme tant d’embusqués « de souche ». Si la place le permettait, on ajouterait d’autres raisons de lire ce Journal, qui enregistre ainsi le cocktail de gentillesse et d’orgueil que son ex-amant mettait en tout, et à propos de tous. Stéphane Guégan

Marcel Proust. La Fabrique de l’œuvre, catalogue sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fau et Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard /BNF, 39€. De A, comme A l ‘ombre des jeunes filles en fleurs, à Z, comme « Zut, zut, zut, zut », en passant par E comme Expositions, l’abécédaire qui le structure rend justice aux entrechocs et télescopages qui activèrent l’écriture de La Recherche. Penser l’hétérogène, disait Georges Bataille au sujet de Manet, tout est là. Signalons aussi le riche ouvrage de Pedro Corrêa Do La, Marcel Proust. Une vie de lettres et d’images, Gallimard, 35€, qui nous ouvre sa collection insigne d’autographes, de photographies et autres curiosités dont l’exposition du musée Carnavalet, Marcel Proust : un roman parisien, nous avait donné un avant-goût en 2021. Disposer désormais de l’ensemble du trésor, c’est mieux, d’autant plus que ce beau livre est tout sauf un herbier de circonstance. SG

Thierry Laget, Proust et les arts, Hazan, 120€. On ne saurait trop insister sur la triple vertu de l’ouvrage, pertinence de l’analyse, fermeté de l’écriture, ampleur de l’iconographie, dont des raretés bienvenues (telle cette aquarelle de Lami le montrant en plein examen d’un tableau avec Charles Hass). De Laget, Folio/ Gallimard reprend l’indispensable Proust, prix Goncourt : une émeute littéraire (8,40€). Toujours en 2019, et toujours du même auteur, Honoré Champion publiait le dossier du Goncourt en question, A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Voir aussi sa préface à l’essai piquant de Jean Pruvost, Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920-1960) (Honoré Champion, 20€), où il apparaît que le Grand Larousse joua un rôle remarquable, dès 1920, dans la lente et difficile acclimatation d’un roman réputé difficile auprès du grand public. L’indolence de style que lui attribuaient des lecteurs embarrassés n’était pas loin de ressembler à quelque insolence de caste. Les dictionnaires furent d’utiles passeurs, accrochant aussi, en thermomètre de l’air du temps qu’ils sont, le témoignage des écrivains qui plaidèrent la cause d’un des leurs, d’Emmanuel Berl et André Maurois à Angelo Rinaldi et Jean-Marie Rouart. SG

Reynaldo Hahn, Journal 1890-1945, édition de Philippe Blay, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, collection BNF, 28€. La biographie qu’en 1996 Tadié consacrait à Proust vient d’être revue, corrigée et enrichie par l’auteur (deux volumes sous coffret, Folio, 21€) . Voir enfin l’essai très personnel de Charles Dantzig, Proust Océan, Grasset, 23€, où les métaphores marines, quoique éclairantes, me semblent moins opératoires que l’idée du Janus faillible : « Le décollement du Narrateur et de l’auteur n’est pas parfaite. » L’habileté proustienne consiste à jouer de ces décalages afin de confirmer sa thèse centrale (notre rapport au réel et au social est teinté de leurres) et de faire entendre la duplicité subie ou volontaire des individus. L’homosexualité et la judéité, deux des thèmes essentiels de La Recherche, travaillent autant le récit que ses protagonistes, Proust occupant une position de surplomb qui s’avoue par l’humour ou le faux déni, et ne cède que peu à la cruauté facile, donc au vulgaire, dit finement Dantzig. Lui-même réserve sa violence verbale aux nouveaux Tartuffe. Drôle souvent, son essai aime aussi à relever la drôlerie de son sujet, notamment quand Le Narrateur, dans Sodome et Gomorrhe, déclare : « Je n’ai pas l’esprit d’observation. » On ne dira pas cela de Dantzig, de sa connaissance très poussée du texte proustien et de sa compréhension des entorses voulues au français. Je ne lui reprocherai aimablement que sa page sur Zola, auteur qu’il dit préférer à Balzac, préférence qui eût fait sursauter Proust (dont Reynaldo Hahn rapproche le grand Honoré) et au sujet de laquelle je citerai, hors contexte, cette formule très Guermantes de Marcel : « Il n’est pas certain que ce ne soit pas une imprudence. » Il n’y a pas peut-être rien de préférable à Balzac dans le roman français, pour ne pas dire…. SG

Nota bene : Les éditions Baker Street publient une série de pastiches, genre que Proust a hissé au rang des beaux-arts. Aucune des manières possibles de singer le goût et le style du maître, celui des livres comme celui des lettres, n’a été épargnée. La madeleine de Proust (21€), déjà très émolliente, s’enrichit de saveurs et de souvenirs imprévisibles. De même que Les Plaisirs et les Jours accueillait une illustration abondante de Madeleine Lemaire et quatre partitions de Reynaldo Hahn dans l’édition Calmann-Lévy de 1896, ce collectif s’orne des spirituels dessins de Mark Crick : on y rencontrera une célèbre asperge qui manquait à la botte qu’on sait… SG

Noël, c’est aussi (dans l’ordre du temps) :

L’actualité, heureuse ou plus souvent tragique, nous ramène sans cesse au sort des chrétiens et des catholiques d’Orient. Alors que le Louvre travaille à l’ouverture d’un département consacré à cette vaste et diverse communauté, les raisons de s’inquiéter ou de s’indigner se multiplient, comme le rappelle le dernier numéro de la Revue des deux mondesSylvain Tesson tente avec panache de secouer l’indifférence générale au sujet de l’Arménie et des menaces qui se répètent à ses frontières. Après avoir été la commissaire d’une remarquable exposition organisée par l’Institut du Monde arabe en 2017, Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire, et avoir réorganisé la salle des icônes du Petit Palais où elle est conservatrice, Raphaëlle Ziadé signe la somme que son parcours scientifique appelait. A l’heure de la Paix de l’Église, le fameux Édit de Milan qui visait les provinces orientales de l’Empire (313), une aire géographique considérable, de l’Iran à l’Égypte, de la Syrie à la Terre sainte, s’est déjà couverte d’églises et de lieux de prière. La fabuleuse iconographie du présent livre suscite aussi bien l’émotion que la stupéfaction, émotion pour les signes les plus anciens et souvent les plus ténues de la christianisation de cette ample région du monde, stupéfaction devant certains édifices épargnés par l’histoire qui, certes, ne fut pas qu’intolérance entre confessions rivales ou religions en guerre. Loin de Rome, l’exemple et la parole du Christ, l’itinéraire de ses apôtres, ne sont jamais restés lettres mortes, ainsi que le confirme ce canal de diffusion unique que furent les manuscrits enluminés, largement convoqués par l’auteure, fusions du texte et de l’image, du verbe fait image, en souvenir du Dieu fait homme. Un livre dans le livre. Bonne lecture et bonne action se rejoignent ici puisqu’une partie du produit de sa vente sera reversée à l’association L’œuvre d’Orient, née sous le Second Empire. Qui a oublié l’expédition militaire de 1860, décidée par Napoléon III, sous mandat international, qu’imposait un Liban en feu ? SG / Raphaëlle Ziadé, L’Art des Chrétiens d’Orient, Citadelles & Mazenod, 210 €.

En 50 ans, quelle chute ! Au bien-aimé a succédé le mal-aimé, comme l’écrivait récemment Michel De Jaeghere… Louis XV, dont Chateaubriand tenait le règne pour calamiteux, avait encore fière allure quand Valéry Giscard-D’Estaing inaugura, en l’Hôtel de la Monnaie, l’exposition consacrée à ce roi, et au « moment de perfection de l’art français » qui avait été en partie son œuvre. Nous étions en 1974, à la veille d’une crise qui devait plutôt favoriser le souvenir des heures sombres de notre histoire. En vérité, mieux vaudrait considérer le singulier décalage de la recherche historique au regard du grand public. D’un côté, la rumeur populaire qui continue à noircir la figure du roi, sa politique étrangère, son opposition aux Parlements, la cruauté de sa justice après l’attentat de Damiens, et, plus récemment, le priapisme et le Parc-aux-cerfs, son lieu obsidional. De l’autre, les experts moins négatifs, à commencer par Jean-Christian Petitfils qui signe la préface du spectaculaire catalogue de l’exposition Louis XV. Passions d’un roi. Versailles en était l’organisateur et le lieu désignés, d’autant plus que le parcours agrège différents appartements, le dernier à avoir été restauré est aussi vaste que lumineux et luxueux. Un vrai nid d’amour et un manifeste esthétique par sa fantaisie plus jugulée. En 1770, le monarque, qui se sait de plus en plus mortel, installe Madame du Barry au-dessus de lui, trois accès menaient à la favorite, intronisée aux yeux de tous. Plus qu’en 1974, où l’éclat des arts dominait la perspective biographique, elle prime ici, dans deux sections sur trois. L’homme privé, pour les raisons déjà dites, méritait un réexamen, les décès répétés qui assombrirent l’enfance de Louis XV ont pesé, non moins que son rapport duel à la foi et aux lois de l’Église. Les passions du monarque, objet de la séquence suivante, ne se bornaient pas aux dames. Et le public de découvrir l’attention qu’il accordait aux sciences, aux livres et aux bâtiments. Bourbon, et même arrière-petit fils de Louis XIV, il demeurait, en dépit des aléas de sa politique interne et externe. Bien que le visiteur ait été gratifié auparavant de chefs-d’œuvre en tout genre, tel le Portrait de Marie-Anne-Victoire d’Espagne par Largillière, ils abondent en dernière partie, dédiée à la gloire du rocaille en ses différentes veines et applications. Étienne Jollet résume sa dynamique, qui annonce aussi bien Delacroix que Masson et Picasso, en traquant sous les formes empruntées au végétal et au monde marin l’énergie d’une force inapaisable. Assurément, cette exposition et son catalogue devraient produire un effet similaire sur le public et les chercheurs de demain. Il n’est que temps de revenir au premier XVIIIe siècle. Qui sait, de l’aimer ? SG / Yves Carlier et Hélène Delalex (dir), Louis XV. Passions d’un roi, Château de Versailles / In fine, 49€. La même association éditoriale publie, sous la plume experte d’Yves Carlier, Le style Louis XV (25€), qui renoue avec les synthèses pédagogiques qui ont disparu de nos librairies. On lira enfin l’excellent numéro du Figaro Histoire d’octobre-novembre 2022 consacré en grande partie à Louis XV le mal-aimé. Les derniers feux de l’Ancien Régime (8,90€).

Au risque de surprendre l’auteur, trop modeste à l’égard de son objet et de son travail superbe, le livre que Joseph Assémat-Tessandier publie sur Louis Lagrenée (1725-1805) était très attendu des amateurs, voire des fanatiques de la peinture française, des années 1750-1780. Nous devinions pourquoi cet élève surdoué de Carle van Loo avait tant inquiété les certitudes ou les attentes de Diderot, et comment, en remplissant le moindre des critères d’une carrière académique et d’une ambition internationale pleinement atteintes, il avait protégé son domaine d’élection en peinture, le commerce leste des amants, l’appel irrésistible des regards et des corps, quels qu’ils fussent, assortis ou non du paravent de la fable antique. Cette scrupuleuse monographie, en localisant à travers le monde les tableaux et dessins qui nous permettent enfin d’évaluer l’artiste en son entier, confirme et la valeur du peintre, si prisée de son temps, et sa passion prédominante pour les scènes de dévoilement, que la baignade ou la violence du rapt, antique et biblique, en soit le prétexte. Et que dire des tableaux qui jouent cartes sur table de façon délicieusement directe, L’Insomnie amoureuse ou La Volupté, version démythologisée d’un Mars et Vénus déjà explicite? Si Lagrenée s’était donné pour programme la fameuse lettre du Titien à Philippe II d’Espagne, il n’eût pas attaché autrement le meilleur de sa production aux postures évolutives de ses nus et au jeu très moderne qu’il engage avec le spectateur. Jan Blanc, en préface, se demande si Diderot ne se serait pas montré injuste envers Lagrenée pour avoir préféré les tableaux modestes de taille, mais grands de franchise charnelle, aux vastes machines à sujets nobles ? A dire vrai, ce livre tranche de façon définitive en faveur des images de charme, saphiques à l’occasion. En 1767, Diderot, qui persistait à soutenir l’artiste dans son goût du gracieux et du suave, composition et facture, s’emporte publiquement contre Anna Dorothea Therbusch, « l’indigne Prussienne », qui, bien entendu, traite Lagrenée d’« infâme barbouilleur ». Sachons gré aussi à Joseph Assémat-Tessandier de ne pas s’être contenté des comparatifs qui diminuent ce qu’eut en propre notre cher Lagrenée, identifié à L’Albane, Guido Reni et Batoni, tour à tour. Non que le Français, qui fit deux séjours décisifs à Rome, ne doive rien aux séductions ultramontaines, c’est entendu ! Mais aucun de ses mentors italiens n’aura su, avec l’aplomb et le naturel qui furent les siens, caresser si bien ses toiles et son public, nouvel acteur de l’art après 1750. Nulle surprise, la reconstitution minutieuse que ce livre offre des charges officielles de l’artiste fait apparaître qu’il fut en butte aux calomnies de David sous la Révolution. Parallèlement, le soin qu’il apporte à la lecture iconographique l’autorise, par exemple, à corriger ce qui s’est écrit du tableau du Louvre Abu Dhabi. Comme nous le disions en commençant, on ne voit aucune raison de tenir cet artiste et ce livre pour moins ambitieux que, par bonheur, ils nous apparaissent. SG / Joseph Assémat-Tessandier, Louis Lagrenée (1725-1805), ARTHENA, 125€, préface de Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’université de Genève.

La longévité posthume du grand Thomas Lawrence (1769-1830) eût été différente si les Français n’y avaient pas œuvré. Et quels Français ?  Ce portraitiste en qui revivait le génie de Van Dyck (artiste que l’Angleterre avait fait sienne) aura aussi bien conquis Proust qu’André Maurois, Delacroix que Baudelaire. Après avoir dissocié deux types de portraits, l’un tendant vers l’histoire, l’autre vers la poésie, l’un propre à David, l’autre à la jeune peinture, le poète écrit en 1846, sans trembler : « Les chefs de l’école romantique sont Rembrandt, Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. » Ce dernier bijou orne précisément la couverture de l’ambitieuse monographie de Frédéric Ogée, dont la réputation d’angliciste n’est plus à faire. Sa maîtrise de la période où vécut et triompha Lawrence est telle que le lecteur voit s’ouvrir devant lui un panorama complet de la peinture anglaise à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Le génie de Lawrence, cette façon qu’il eut d’à peine rehausser de grâce la vérité et la variété de ses modèles, éclate au fil des pages, servies, il est vrai, par un flux de reproductions irréprochables. Il importait que la technique ici se maintienne de bout en bout à la hauteur du sujet. Tout y repose, en effet, sur un subtil équilibre. Un contemporain notait chez lui l’art de purifier chaque visage des scories qui pourraient encombrer leur puissance d’effet. Delacroix, en 1829, parle du magnétisme où nous enferme immédiatement cette peinture de la séduction envoûtante, que ces portraits soient féminins ou masculins. Laissez se ternir les images en négligeant le papier ou l’impression, la magie disparait et, avec elle, ces couleurs affirmées, cette lumière flatteuse sur les épidermes et le rouge des lèvres, la transparence retenue des vêtements, l’humide des yeux où se lisent l’autorité des uns et la mélancolie des autres. Le peintre de George IV et de Pie VII fut aussi un merveilleux observateur de l’enfance inquiète et des jeunes lions prêts à rivaliser avec les héros de Byron et de Walter Scott. Comme on comprend mieux désormais pourquoi la duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, lectrice de « novels » romantiques, ait obtenu du nouveau Reynolds qu’il l’immortalise avec ses traits ingrats, brouillés, mais si touchants. En outre, l’homme qui avait peint la Waterloo chamber ne pouvait que briller dans le Paris des lys revenus. Occasion d’ajouter que ce livre très riche comporte aussi son pan d’aperçus politiques précieux. SG / Frédéric Ogée, Lawrence. Le génie du portrait anglais, Cohen & Cohen, 120€. On doit à ce même éditeur le beau et grand livre de Delphine Lévy sur Walter Sickert, que le Petit Palais expose en ce moment. Peintre essentiel, proche d’abord de Whistler, puis impressionniste à la manière de Manet et Degas, soutenu enfin par Blanche, il n’a pas laissé indifférent Proust, ni Virginia Woolf. Les Éditions de Paris et Max Chaleil nous le rappellent en nous offrant la première traduction française de Walter Sickert : a conversation (1934). On y lit que le portraitiste qu’était Sickert était plus romancier que biographe, distinguo qui fait écho à l’opposition baudelairienne entre histoire et poésie citée plus haut. Walter Sickert : une conversation (13€) des Éditions de Paris comprend une sélection d’articles du peintre, véritable écrivain comme Blanche, ils attendent leur complète publication. Il est tant de livres inutiles.

Martine de Béhague (1870-1939) fait une seule et brève apparition au sein de La Recherche, bien que Le Narrateur lui sache gré d’apprendre qu’on ne dit pas « Tarn » mais « Tar », « Béar » et non « Béarn », ce défaut de prononciation signant ou non votre appartenance au gratin. L’épouse malheureuse du comte René de Galard de Brassac de Béarn, séparée de corps après cinq ans d’un mariage qui fit vibrer la chronique, demanda aussitôt aux arts et au collectionnisme, aux livres et aux écrivains, de l’en consoler. Les années 1890, celles d’un symbolisme multiforme et conquérant, sont faites pour elle, le romanesque médiéval et le mysticisme réparateur, antidote et presque bouclier au naturalisme honni, refleurissent sous la protection d’amateurs fastueux. Martine en est. Parmi d’autres, Dampt, Dagnan-Bouveret, Schwabe, Rodin, Whistler ou Le Sidaner sont ainsi appelés à compléter cette autre œuvre d’art que fut l’immense palais de la rue Saint-Dominique. Jacques-Emile Blanche a fixé le goût rocaille de la maîtresse de lieux, documentant un lieu et des trésors en partie évanouis et fort dispersés. Boffrand, Houdon, Cressent, le Watteau des Deux cousines, le Boucher de La Naissance de Vénus, redécouverte au début des années 1990, mais aussi Fragonard et Saint-Aubin, n’y étaient pas dépaysés. Comme sa curiosité et son désir de vivre au milieu de choses élues, la bourse de Martine de Béhague ne se donnait presque pas de limite. Elle préférait payer plus cher un Ingres ou un Manet que de les voir rejoindre un mur où elle est était convaincue qu’ils souffriraient loin d’elle. La vie a besoin d’un peu de déraison pour être vraiment vivable… Entre autres extravagances, le Journal de Reynaldo Hahn dédie l’une des notations de 1906 au concert vénitien qu’il improvisa, la nuit tombée, en gondole, à la demande de sa patronnesse et en vue de charmer Henri de Régnier, Abel Bonnard et quelques autres. Les « piccoli canali » s’en souviennent encore. Martine de Béhague partageait la conviction de Voltaire que rien ne devait nous « empêcher de semer » le beau et l’intelligence. Pour rester avec l’auteur du Temple du goût, disons simplement que notre mécène en érigea un à l’usage de son cercle. Elle y accueillit et gratifia de dons une belle brochette d’écrivains, Suarès et Paul Valéry étant les meilleurs. Ce dernier lui a dédié un livre gémellaire, Degas Danse Dessin… Comment cet idéal de beauté et de sociabilité aurait-il pu traverser les années sans y laisser des plumes ? Jean-David Jumeau-Lafond, voilà quelques années, s’est élancé à la poursuite du « temps perdu », et sert aujourd’hui cette « ombre ardente » de tout son talent d’écriture, et de sa pleine connaissance des arts et du marché de l’époque. Son livre, aux parfums et aux élans proustiens, bénéficie d’une maquette idoine et d’une préface de Valentine de Ganay, qui pose la bonne question : « Peut-on, doit-on apprécier ce qu’on n’a pas soi-même choisi ? ». SG / Jean-David Jumeau-Lafond, Martine de Béhague. Une esthète de la Belle Époque, préface de Valentine de Ganay, Flammarion, 59€.

A l’auteur déjà étoilé des Raisins de la colère, on avait dit : « Surtout n’y allez pas ». Visiter l’URSS de 1947, en ces débuts de guerre froide, c’était pure folie. Et le danger de mourir de faim semblait aussi prévisible que celui de disparaître mystérieusement après avoir posé un pied à Moscou. Le Journal russe de Steinbeck, enfin accessible en Français et en totalité, commence par raconter avec un humour irrésistible ce qui précéda cette mission impossible. Fort de l’accréditation du New York Herald Tribune et de sa réputation de « progressiste », autant dire de cryptocommuniste dans l’Amérique de l’époque, l’écrivain de 45 ans avait défini lui-même les termes de son reportage, on y retrouve l’écho des plumes voyageuses du siècle précédent. Le romancier, cet œil panoramique, est plus apte que l’historien trop sélectif à enregistrer la vérité des gens ordinaires, le propre des sociétés et des mentalités… Même l’attelage qu’il forme avec Robert Capa, compagnon de ces 40 jours d’immersion orwellienne, a des antécédents que Steinbeck n’ignore pas. Le photographe en avait vu d’autres, de l’Espagne en feu aux derniers sursauts de l’Allemagne nazie. Co-créateur de l’agence Magnum, Capa sait que son objectif fera l’objet d’une censure permanente, d’un écrémage méthodique. Des 4000 prises de vues qu’il eut le temps de réaliser entre la place rouge et la Géorgie, en passant par l’Ukraine et son régime de terreur prolongé, seuls 100 clichés lui furent remis à son départ. Plus encore que le texte où se peignent à mots souvent adoucis des existences soumises à l’endoctrinement, la peur, la mort et les pénuries de toutes sortes, les photographies de Capa, faussement neutres, prises souvent à distance et sans focalisation appuyée, subvertissent discrètement le discours officiel (on pense au punctum de La Chambre claire de Barthes, c’est-à-dire au détail qui tue). Où il eût fallu fixer les félicités collectives d’un peuple victorieux, hier d’Hitler, aujourd’hui des démocraties occidentales, son appareil retient des regards inquiets, des bâillements incontrôlés, des bouches closes, une liesse forcée, des individus maigres, épuisés, hagards, plus aliénés que sous les Romanov. SG /John Steinbeck, Journal russe, photographies de Robert Capa, préface de Nicolas Werth, traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, 38€.  

Entre Au bon beurre (1952), immense succès de librairie que je n’aime pas beaucoup, et Les Horreurs de l’amour (1973), drame supérieur de la cristallisation à retardement, Jean Dutourd ne s’est pas abandonné aux délices de Capoue. Son meilleur livre, Les Taxis de la Marne (1956) préparait sans trop y croire le retour de De Gaulle, dont il eût incarné l’aile gauche. Quant à L’Âme sensible (1959), brillant essai sur Stendhal, il explorait les aléas de l’alchimie amoureuse à l’heure de la Nouvelle vague. Dutourd était également devenu un journaliste écouté et craint… La fantaisie lui vint sous Georges Pompidou de s’enchaîner, durant deux années cénobitiques, à l’écriture d’un livre obliquement scabreux et ouvertement généreux : l’édition originale, une brique, compte 745 pages, et pas un saut de ligne ou de page. « Il faut écrire de mauvais romans », pensait Dutourd, c’est-à-dire des romans qui ne ressemblent à rien. Il s’est pris au mot, avec pour guide celui de La Rochefoucauld : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. » Il avait prouvé qu’il pouvait faire un roman classique, il lui restait à battre les raseurs du Nouveau roman sur le terrain de la narration erratique, des dialogues impayables et du détachement de soi. L’accueil des Horreurs de l’amour, contre toute attente, fut largement favorable. Il m’a rendu « le goût de vivre », dit Alain Bosquet, après avoir conférencé 3 semaines aux USA sur Robbe-Grillet, Butor, Sarraute, Pinget et consorts… Pierre de Boisdeffre, pareillement, a joui du feu roulant des digressions délicieuses, et cette histoire amère et drôle ravit le grand balzacien en André Maurois. Car l’auteur de La Maison Nuncingen, cité en exergue par Dutourd, savait prendre son temps lorsqu’il peignait, plus qu’il ne croquait, la société postrévolutionnaire. André Thérive note avec raison que le malicieux Dutourd se fiche bien de la théorie de l’auteur omniscient ou absent, il fait feu de tout bois, même quand sa verve taquine la critique littéraire. Certains ont peu apprécié. Paul Morand, qui a adoré le livre, rabroue Matthieu Galey (Arts) et Robert Kanters (Le Figaro littéraire) pour avoir fait la fine bouche, il l’écrit même à Dutourd : « On aime, au sortir de ce cauchemar, votre bonne foi, votre lucidité, votre sérieux, votre honnêteté ; votre talent original, par-dessus tout. […] L’intelligence est partout, mais derrière, comme vous dites, et n’abîmant rien. » Cette lettre inédite ajoute au bonheur que constitue la réédition du roman que propose La Dilettante, la postface très informée de Max Bergez en est l’une des vraies richesses, l’autre, aussi abondante que spirituelle, sensuelle en diable, est l’œuvre du peintre et illustrateur Philippe Dumas que Dutourd avait adoubé. Ses lecteurs savent que tous ses romans comprennent, sinon une figure de peintre, des considérations acerbes sur la peinture. Dans Les Horreurs de l’amour, cet amoureux de Titien et de Rembrandt crucifie la pornographie faussement policée, Bouguereau et Gérôme, et loue les vrais et discrets pétrisseurs de chair désirante. Dumas a retenu le conseil, merci à lui et son éditeur. SG / Jean Dutourd, Les Horreurs de l’amour, 433 dessins de Philippe Dumas, postface de Max Bergez, La Dilettante, 30€.

Après s’être vu décerner un Prix de l’Académie française, Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) a été distingué par le Prix du Syndicat National des Antiquaires.

Le peintre et l’auteur remercient l’éminent jury auquel ils doivent ce nouvel honneur.

PROUST, L’AUTRE CÔTÉ

Proust du côté juif est un de ces livres, rares, marquants, qui renouvellent leur objet, a priori connu, et dissipe bien des malentendus. Nous savions que Jeanne Weil, la mère de l’écrivain, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, baptisé, futur défenseur des cathédrales, a été un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que la Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugent aujourd’hui contestable. Pire, condamnable. Mais nous ne mesurions pas à sa juste échelle, loin s’en faut, le sentiment d’appartenance de Proust et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste. Fruit d’une enquête à multiples rebondissements, Antoine Compagnon jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. On ne retiendra ici qu’un des points les plus forts du livre, celui où s’élucide, à la faveur d’échanges électroniques que le confinement a favorisés, le mystère d’une citation qu’André Spire fut le premier à reproduire en 1923, fragment d’une lettre de Proust dont la date et le destinataire restaient à trouver. C’est chose faite, et c’est donc à Daniel Halévy que son ancien condisciple du lycée Condorcet expédia, le 10 mai 1908, le texte suivant, symptomatique de sa fidélité familiale et rituelle : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » SG / Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 32€.

Stéphane Guégan : A quand remonte l’intérêt que vous portez à ces intellectuels et écrivains juifs qui s’enflammèrent pour Proust dans l’entre-deux-guerres, peu après sa mort, et affirmèrent fièrement son génie autant que sa judéité ?

Antoine Compagnon : Cela remonte à une invitation de l’université de Tel-Aviv et au colloque qu’elle a organisé en 2007, Israël avant Israël. Je m’étais alors penché sur quelques figures du sionisme français des années 1920, très favorables à Proust et aucunement hostiles à l’image que donne des juifs A la recherche du temps perdu. Ma communication portait aussi sur les allusions au sionisme dans le roman proustien même. Cela dit, je m’étais précédemment intéressé à l’une des expressions de l’antisémitisme qui s’amplifia au temps de l’affaire Dreyfus, celle du « profil assyrien » comme marqueur des israélites français. Par ailleurs, mon livre sur Ferdinand Brunetière, qui fut antidreyfusard sans être antisémite, m’avait éclairé sur les énormes anachronismes que nous commettons en appliquant à l’affaire Dreyfus nos perspectives d’aujourd’hui. N’oublions pas, et j’y insiste dans Proust du côté juif, que certains des intellectuels juifs les plus proustophiles d’alors sont des lecteurs admiratifs de Péguy, Barrès, voire Maurras, et qu’ils n’éprouvent aucune gêne à parler de race, et de race juive notamment. Il en est même, plus rares, qui revendiquent un déterminisme ethnique et en font un critère d’évaluation de la littérature juive.

SG : Tous ces travaux, et votre dernier livre même, ne sont pas donc liés à l’émergence, voire à la radicalisation, d’analyses qui tendent à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être, ou par précaution ?

Antoine Compagnon : Il est vrai que cette tendance s’est accusée ces vingt dernières années et qu’elle ne brille guère par sa subtilité d’analyse, qu’il s’agisse du contexte historique propre à Proust, ou des voix narratives qui se croisent dans La Recherche. Le Narrateur n’y est pas un simple alter ego de Proust et lui-même, juif par sa mère, n’a pas fait de tous les juifs de son roman des figures aussi exemplaires que Swann. Mon dernier livre résulte surtout d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust. Au départ, il y a cette citation qui m’a longtemps intrigué et que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » Le texte, pensait-on, datait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement.

SG : On reviendra plus loin à ce texte sans collier et à sa signification. Mais il importe au préalable de dire un mot de l’arrière-plan familial des Proust, dont vous renouvelez la connaissance de façon décisive. Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, écrivent aussi, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte.

Antoine Compagnon : Alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828) a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godechaux (1806-1878) mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan.

SG :  Baruch, en effet, agit en véritable chef de dynastie, puisque, deux fois mariés, il fut le père de treize enfants, y compris ceux qui moururent en bas âge. Le père de Jeanne Weil, Nathé Weil, compte parmi les enfants du second lit.

Antoine Compagnon : Aux archives de Paris, qui n’avaient pas été sollicitées par les proustiens, j’ai pu constater que Baruch signa un grand nombre d’actes concernant les cousins et cousines de Jeanne, Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine.

[…]

Lire la suite de cet entretien dans La Revue des deux Mondes, mai-juin 2022, qui propose un riche dossier sur Proust et les juifs (Nathalie Mauriac Dyer, Mathilde Brézet, Sébastien Lapaque, Serge Zagdanski, Nicolas Ragonneau, Lucien d’Azay, Eryck de Rubercy, Stéphane Barsacq).

Verbatim / Sylvain Tesson au sujet de la guerre russo-ukrainienne : « L’émotion a saisi l’Europe occidentale. C’est une bonne nouvelle. Car, après le massacre des Arméniens chrétiens par les forces turco-azéries pendant quarante-quatre jours, en 2020, dans l’indifférence de l’Union européenne, on pouvait croire les cœurs fermés ! »

PROUST ENCORE

La refonte des écrits critiques de Proust, qui empruntèrent tous les modes et tous les genres, était attendue, elle n’a pas déçu. Et le Contre Sainte-Beuve, charge inaboutie mais prélude involontaire à La Recherche, n’en constitue peut-être pas la part la plus délectable. Un constat, d’abord : l’admirable persistance d’un goût qui, affirmé à 15/16 ans, ne variera plus. Son panthéon brillera toujours de quelques élus, ils sont les nôtres : Baudelaire et Mallarmé plutôt qu’Henri de Régnier, Balzac, Stendhal et Flaubert plutôt que Zola, Manet plutôt que Monet et même Degas. Encore lycéen, Marcel voue déjà aux gémonies la critique des tièdes, épingle Brunetière et Faguet, sourds au Fracasse de Théophile Gautier et à la littérature voyante, vivante, de façon générale. On devine une tendance qui ne demandera qu’à s’approfondir, du côté de la sensation comme saisie du réel, au mépris des apôtres de l’intellect et de l’œuvre pure. Comme la plupart de nos grands écrivains, Proust fut un grand journaliste, un tribun. Il a, du reste, voulu le volume des Pastiches et mélanges (NRF, 1919), dont La Mort des cathédrales (Le Figaro, 16 août 1904, au lendemain de l’Assomption !) tient du brûlot. A le relire, il est clair que la défense émue, car inquiète, du patrimoine religieux ne procède pas seulement d’une indignation d’esthète. Proust se savait, se sentait aussi catholique que juif, et la beauté de la liturgie était proportionnelle à « la vie » et à l’esprit qui s’y concentraient et rayonnaient. Après les cathédrales, ce seraient les églises qui auraient à souffrir de la « séparation », soit le lieu du culte avant son cœur de principes et de sagesse : le demi-siècle écoulé en fut le théâtre. L’admiration que Proust a toujours témoignée à Alfred de Vigny et à un certain Hugo exige d’être comprise dans le même sens. Et, pareillement, le choix de Manet. Laisser se dissoudre ce qui avait été l’âme de la grande peinture, sa portée métaphysique à travers la figure humaine et son ambition de toucher au grand mystère, lui inspire ici et là des réflexions de premier ordre. A ce titre, le chef-d’œuvre très sous-estimé est sa préface à Propos de peintre de Jacques-Emile Blanche (l’un des précoces et plus pertinents soutiens du Swann). Proust y privilégie ce que son ami, qui en fut l’émule, dit de Manet. Sans toujours comprendre le témoignage de Blanche, sans même le citer textuellement, il en retient la leçon inépuisable, et que tout une partie de l’historiographie du peintre n’a pas assez méditée : « Il [Blanche] montre l’absurdité de certaines formules qui ont fait admirer les grands peintres pour les qualités contraires de celles qu’ils avaient. (Opposez le Manet de Blanche à l’irréel Manet de Zola « fenêtre ouverte sur la nature »)». Entre l’auteur et son préfacier, la connivence allait loin, une même méthode les unissait, garante d’une écriture qui mêlait l’analyse, une manière de conversation avec le lecteur et des incursions romanesques. Cette « hésitation » générique, qui donnait le tournis au dernier Barthes, Antoine Compagnon la commente parfaitement au cours de la longue préface, essai parmi les Essais, qu’il a donnée à cette Pléiade, aussi gourmande de textes que d’éclaircissements savants. Oui, le flux proustien plie les catégories à son mépris des normes narratives ou journalistiques. La fiction a tous les droits, même de ressembler aux chiens écrasés de la presse à grand tirage, aux potins mondains qui ont leur beauté, ou aux diatribes religieuses qui ont leur grandeur. SG

*Marcel Proust, Essais, sous la direction d’Antoine Compagnon, avec la collaboration de Christophe Pradeau et Mathieu Vernet, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 69€. // Au point de clore sa préface au Journal de Kafka, désormais lisible sous la forme d’un fort volume de Folio classique (Gallimard, 8,60€) et qu’il a lui-même intégralement traduit de l’allemand, Dominique Tassel cite ce passage du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. » On sait ce qu’il en est des textes qui ne seraient écrits que pour être connus de soi et de ses rares proches… Le Journal de Kafka, par une inversion de visée, nous aide aussi à nous comprendre. Pour revenir aux parallélismes qui rapprochent le Praguois de Proust (son aîné de 12 ans), l’Album Kafka de la Pléiade s’en révèle riche. Songeons seulement à l’incipit de La Métamorphose, scène de lit inaugurale qui fait du réveil le début du cauchemar, songeons surtout à la façon dont la judéité travaille, pensée, remémoration, forme et thèmes, l’œuvre de celui que la tuberculose allait achever de consumer à moins de 41 ans. Pour nous Français, Kafka est un auteur posthume, lu, lui mort. Le livre de Stéphane Pesnel, écrit net, nous le restitue dans le mouvement de sa vie, de ses amours et de ses publications, une vraie résurrection. SG

Parmi les amitiés proustiennes qui se forgèrent au lycée Condorcet, et se renforcèrent des premières tentatives littéraires collectives, celle d’Horace Finaly (1871-1945) n’avait pas le prestige des liens que Marcel noua avec Fernand Gregh, Robert Dreyfus et Daniel Halévy. Or, ce jeune homme, issu de la communauté juive d’Ukraine, va vite retrouver la place qu’il occupa au sein de la galaxie qui nous importe. Une quinzaine de lettres, tardives, mais significatives à maints égards, sont enfin portées à la connaissance des amoureux de Proust. Du Banquet, feuille éphémère, à la Banque de Paris et des Pays-Bas, l’itinéraire de Finaly échappe à la banalité que ce raccourci suggère, celle du sacrifice des choses de l’esprit aux affaires. Du reste, Proust a vécu, sa vie entière, au milieu des soucis d’argent, des titres à garder ou vendre, des hauts et surtout des bas de son portefeuille de rentier. En 1919-20, pariant sur le succès durable des Jeunes filles en fleurs, Marcel en vient à imaginer, avec la complicité de Gaston Gallimard, une édition de luxe de son Prix Goncourt : les exemplaires doivent aller aux amis et aux cercleux, garants d’une certaine discrétion. Sur l’exemplaire de Finaly, d’une encre qui n’écarte pas la répétition et fait d’elle le gage d’une amitié ancienne et indéfectible : « A mon cher ami d’autrefois et de toujours, Monsieur Horace Finaly, avec le souvenir ému des jours d’autrefois. » Cet envoi autographe ouvre le présent volume, remarquablement préfacé et annoté par Thierry Laget, 19 autres lettres suivent, la plupart de Marcel. Certaines demandent au destinataire d’être détruites après lecture. Par chance, Finaly, qui n’a peut-être pas conservé les lettres de leurs vingt ans, s’est détourné du conseil. Du reste, c’est lui le conseiller écouté, voire sollicité pour des affaires qui sortent du cadre des fluctuations financières. Après s’être amouraché d’un serveur du Ritz, Proust demande à Horace de trouver au favori déchu une situation dans l’une de ses succursales, le plus loin de Paris… Ce fut chose faite, avec tact. Finaly n’en manquait pas. Aux parents d’Horace, avec lesquels il correspondit, Proust disait, en 1913, qu’il « possédait une intelligence complète ». Un an plus tard, il lui adressait son Swann avant de lui confier d’autres cygnes. SG / Marcel Proust, Lettres à Horace Finaly, éditions établie, présentée et annotée par Thierry Laget, bel avant-propos de Jacques Letertre, président de la Société des hôtels littéraires, important cahier photographique, 16€.

Une perfection, mais un chef-d’œuvre « sans action » désormais sur le présent de la littérature : c’est ainsi, à peu près, que Gaëtan Picon fixe la situation historique de La Recherche, en 1949, au seuil de son irremplacé Panorama de la nouvelle littérature française. Cette sortie de l’histoire ne relève d’aucune saute d’humeur : Picon, qui l’admire, ne rejette pas Proust en son nom. C’est le mouvement du siècle, des surréalistes à Malraux et Sartre, qui l’en a chassé. Trop symboliste, trop individualiste, trop coupé de la politique et du social, pas assez ouvert au frisson de l’action directe, à l’incertitude de l’instant vécu, à l’acceptation héroïque d’un futur incertain, à la brutalité d’un langage étranger aux salons, le récit proustien serait frappé d’obsolescence, d’illégitimité, selon ses détracteurs, mauvais lecteurs en tous sens… Comme l’a noté Denis Hollier, Proust avait anticipé sa condamnation, qu’il mit dans la bouche de Bloch : « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. » Il serait naïf de croire que ce procès, pour nombrilisme raffiné et inutilité criminelle, a perdu aujourd’hui ses procureurs… En 1949, l’espoir de révolutionner le monde et son écriture, voire de le changer par l’écriture, restait entier. Puis les années passèrent et la ferveur, la faveur de « la littérature engagée » s’estompa. Malraux cesse d’écrire des romans, Sartre et Aragon persistent, à tort le plus souvent, le nouveau roman refuse de « servir », certes, mais préfère la froideur des mots à la chaleur du vivant. Proust serait-il redevenu fréquentable au cours des années 1950 ? C’est ce que pensent Nimier en le disant, Céline en le taisant, le Kerouac d’On the road en le proclamant… Même un Drieu, refusant la purge des années 1930, n’avait jamais cessé d’être secrètement proustien, les inédits de l’après-guerre, après Drôle de voyage, le confirment… Picon lui-même, comme Barthes plus tard, se sent libre d’y revenir, et c’est le très beau Lecture de Proust de 1963, auquel Hollier ajoutera une préface incisive en 1995. La double parution spectaculaire de Jean Santeuil (1952) et de Contre Sainte-Beuve (1954) avait confirmé, sinon révélé, un écrivain de combat, combat en faveur de Stendhal et Baudelaire, combat en faveur du capitaine Dreyfus, combat enfin pour une littérature en prise sur un réel en transformation, et non en proie seulement à l’Eros solitaire de la remémoration privée. Dès 1960, nouvelle édition du Panorama oblige, Picon commence à corriger le tir : « La grandeur d’une œuvre ne se mesure pas à son action dans l’actuel. » Autrement dit, la littérature n’a pas besoin de se plier au sartrisme pour justifier de son existence. Car, cette « action », Proust n’a cessé de l’exercer depuis sa mort, et le Proust de Ramon Fernandez (1943) – que Picon cite en 1963 -, l’enregistra à sa manière. Sa Lecture de Proust, malgré son titre, ne suit pas une grille unique. Au contraire, il y avait urgence à déconditionner l’approche de l’écrivain. Très informé des critères modernistes pour les avoir en partie suivis, Picon exagère le parallèle flaubertien du livre sur rien (la Recherche fourmille d’actions), mais cela lui permet de donner du présent, tel que le récit proustien le suspend ou l’étire, une définition moins utilitariste qu’hédoniste ou angoissée. La vertu première du grand roman n’en reste pas moins pour Picon l’alliance unique entre la littérature comme conscience et la sensation comme accès au monde, corps et âme. SG / Gaëtan Picon, Lecture de Proust, présentation de Denis Hollier, Gallimard, Tel, 11€.

D’elle, il avait hérité la douceur du regard, de longs sourcils, l’arrondi de la lèvre inférieure, une lumière. Le physique et la métaphysique, chaque visage en révèle l’unité profonde. A propos de Marcel Proust et de sa mère, Jeanne Weil, on préfère parler ordinairement de fusion, ce que La Recherche, dès ses premières pages, établit dans la ferveur du baiser attendu. Cette filiation ardente, amoureuse pour les freudiens, en devenant un mythe, a caché ce que de très récentes enquêtes ont permis de préciser. L’exposition du Mahj, documentée mais non documentaire au sens sec du terme, orchestre parfaitement l’état de la question. Cela nous ramène au livre d’Antoine Compagnon, conseiller scientifique de Marcel Proust du côté de la mère et co-directeur de son catalogue. Isabelle Cahn, sa commissaire, est parvenue à tresser deux récits sans qu’ils en souffrent, on lui sait gré aussi de ne pas avoir cantonné tableaux, dessins et photographies au rôle ancillaire que leur assignent parfois les manifestations du souvenir. Deux récits, disions-nous, et peut-être trois : la judéité proustienne, ses racines et ses signes forment la principale perspective, le destin proactif des élites juives de la Belle Époque ouvre une deuxième piste, les Juifs de la Recherche, à l’épreuve de La Revue blanche, du procès Dreyfus et des ballets russes, fixent un troisième niveau de lecture. En résulte une très remarquable exploration des cercles hors desquels l’écrivain et son Livre ne s’expliqueraient plus convenablement. Bien que l’idée d’une œuvre où tout était connecté se soit très vite imposée à la glose savante, elle a tardé à prendre la mesure de ce qui constituait « l’autre côté » de l’homme et de l’œuvre. Proust aimait se dire deux, et pas seulement parce qu’il idolâtrait Baudelaire (Gaëtan Picon situait la réussite intégratrice du roman proustien à la croisée du grand Charles et du non moins génial Balzac). Et, très tôt, le parcours nous confronte à l’aveu de cette dualité fondatrice : c’est le fameux brouillon de la lettre, doublement amère, adressée à Daniel Halévy, que nous citions plus haut. Quoique les manuscrits à multiples paperolles et apparence talmudique y tiennent leur place, il serait injuste de laisser penser que l’écrit domine l’exposition. Certains des plus éminents artistes de l’entre-deux siècles, d’Helleu à Blanche et Picasso, de Caillebotte à Vuillard et Bonnard, donnent régulièrement de la voix. Le Cercle de la rue royale de James Tissot apporte au visiteur l’inoubliable instantané d’un Charles Haas plus dandy que jamais dans l’entrebâillement d’une porte-fenêtre qui a beaucoup fait parler d’elle. Autre prêt insigne, outre L’Asperge Ephrussi de Manet, le Mehmet II de Gentile Bellini dont Proust, ou plutôt le Narrateur, disait qu’il était le portrait craché de Bloch. La Recherche est pleine de ces courts-circuits. SG // Marcel Proust, du côté de la mère, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris, exposition visible jusqu’au 28 août 2022, beau et intéressant catalogue co-édité par la Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 39€.

NOTHING MORE

Bien que la descendance de Walter Sickert (1860-1942) se nomme principalement Alfred Hitchcock et Stanley Spencer, Francis Bacon ou Lucian Freud, Michael Andrews ou Paula Rego, et s’étende aujourd’hui à la délicieuse Lynette Yiadom-Boakye, sa vraie patrie reste la France, où se recrutèrent toujours ses interprètes les plus aigus, car les mieux préparés à retrouver en lui Degas et Baudelaire, Balzac et Poe, le Manet du Bar aux Folies-Bergère (tableau connu de Walter), le Lautrec des jambes en l’air et le Bonnard des nus impudiques, femmes et hommes 1900. Le livre de la regrettée Delphine Lévy, partie trop tôt, le confirme s’il était besoin, et nous fait entendre ceux qui, avant elle, depuis Paris ou Dieppe, accueillirent à bras ouverts cette peinture si peu victorienne, et rapidement peu whistlerienne. Quelles sont-elles ces voix bienveillantes à l’artiste dont on ne pas assez dit combien il fut hostile, entre autres purismes, à la conception anti-littéraire, anti-narrative, de son art ? Ses trois plus prestigieux chaperons en milieu français furent, bien sûr, Jacques-Emile Blanche, André Gide et Félix Fénéon, lequel vendit à Signac (dont Orsay s’apprête à célébrer la collection) The Camden Town Murder, sur la foi duquel Patricia Cornwell a échafaudé l’idée farfelue que notre peintre se confondait avec Jack The Ripper. Nothing more… Il est vrai que l’univers de Sickert, riche en ventres toisonnés et seins lourds, ne déroule pas seulement de longues plages normandes aux baignades revigorantes, et que ses huis-clos respirent l’odeur du sexe et du crime, quand l’ennui domestique, cher à Caillebotte, n’appelle pas une violence compensatoire. Selon Blanche, la passion que Gide vouait à Sickert éclairait la vraie nature de l’auteur de L’Immoraliste, sa « subtilité sadique » (Henri Ghéon). « Je crois que c’est l’homme le plus absolument distingué que j’ai connu », disait perfidement Blanche, de Sickert, à Gide. La valorisation parisienne de l’œuvre, à laquelle œuvrèrent les trois susnommés en le collectionnant et le poussant, s’appuya aussi sur les galeristes, Durand-Ruel et Bernheim-Jeune, et quelques plumes de la presse. Autour de 1906, un Louis Vauxcelles sacrifiait sans mal l’Arcadie fauve au « poème nocturne de la misère et de la prostitution » que Sickert débitait en petites toiles aux pénombres inquiétantes ou perverses. Citons encore cette belle page interlope du raffiné Paul Jamot, manetomaniaque averti, en janvier 1907, empreinte d’une rêverie qui balance de Lucain à Constantin Guys : « Le visiteur n’est pas étonné que ce peintre anglais très francisé se plaise, comme Baudelaire, à lire les poètes latins. Nue ou habillée, sous les panaches de plume de la soupeuse ou le châle noir de la Vénitienne, il observe, dans ses poses coutumières, professionnelles, de lassitude, d’ennui ou d’affût, la fille stupide, inconsciente ou lamentable, jouet méprisable et attirant du caprice masculin. Il la peint avec un humour dont l’âcreté n’est pas sans saveur ; et il fait preuve d’un talent qui, parti du dilettantisme whistlérien, semble s’être humanisé au contact de notre jeune école. » 

La monographie que Delphine Lévy nous offre, merveilleux message d’outre-tombe, est aussi complète qu’affranchie dans ses analyses, complète parce qu’elle revisite la production tardive autant que ce que savons et aimons du peintre, affranchie parce que la cancel culture n’y a aucune prise sur cette peinture que les musées d’aujourd’hui n’osent montrer. Avant de nous quitter, le 13 juillet 2020, l’auteure avait mis la dernière main à ce livre monumental et au projet de l’exposition qu’elle préparait avec Christophe Leribault, et que nous verrons au Petit-Palais dans un an très exactement. Près de 600 pages abondamment illustrées, nul ne s’en plaindra, ont été nécessaires à cette lecture élargie du destin mobile d’un peintre né à Munich, et mort à Bath, 82 ans plus tard. L’ascendance paternelle, danoise, compte plusieurs générations de peintres, dont un élève de Couture, comme Manet. Autre bénédiction, le « charbonnier pornographique » qui divisa le Paris de la Belle époque aura fait quelques rencontres miraculeuses, la première le fit entrer dans la confiance de Whistler, qui se dira très impressionné par ce jeune homme au visage de voyou (et qu’il peindra tel). Avec Degas, autre choc, la vie et l’art de Sickert bifurquent à partir de 1885. Les scènes de music-hall, où migre la fascination collective que Daumier a explorée avant lui, se charge d’une indétermination morale qui n’a d’égal que la spirale des espaces aux reflets infinis et parfois infernaux : « La volonté de perdre le spectateur du tableau grâce au jeu du trompe-l’œil ou du miroir est particulièrement représentative de l’ambiguïté qui caractérise toute l’œuvre de Sickert », résume Delphine Lévy. Le cercle anglophile de Jacques-Emile Blanche achève, au cours des années 1890, de le faire naître à lui-même. Sickert choisit Dieppe pour port d’attache entre 1898 et 1905, puis retrouve Londres et s’installe à Camden Town, quartier très mal famé autour des gares de King’s Cross (les lecteurs de Guignol’s Band ne seront pas dépaysés). La France, nous le savons, plébiscitera ce moment de l’œuvre et sa résistance pugnace à « l’intolérable cliché de la peinture claire ». La guerre de 14 ramène Sickert à la peinture d’histoire et le conduit même à se dresser contre la Prusse qui avait avalé le Schleswig-Hostein danois en 1867… Sa boue colorée, intentionnelle, ses tonalités frugales tutoient alors la boue des soldats livrés à une mort certaine. Les années 1920-1930, souvent tues, se révèlent nettement tournées vers le recyclage des gravures victoriennes et des photographies de presse ou de cinéma. A l’évidence, le 7e art fut d’un apport plus fertile que ces transferts d’image à image. Sickert, à 70 ans passés, s’empare du close-up, du plan américain et même du panoramique avec l’espoir, comblé souvent, de sortir du registre où on l’attendait et d’où, en esprit littéraire, il parvint à se sortir. Si ses nus ont obsédé la peinture britannique de l’entre-deux-guerres, ses ultimes tableaux durent attendre les années 1970 pour être compris. Delphine Lévy s’élançait alors dans l’existence. Son Sickert en concentre toutes les ardeurs. « La mort, et la mort seule, est le grand tamis de l’art », écrivait son héros en 1929.

Stéphane Guégan

Delphine Lévy, Sickert. La provocation de l’énigme, préface de Wendy Baron, Cohen & Cohen, 95€.

Verbatim (car Sickert maniait aussi la plume)

« Un puritanisme incohérent et lubrique a réussi à transformer un idéal qu’il cherche à dignifier en le nommant le NU, avec un N majuscule, et en l’opposant à la nudité. […] Est-ce qu’une personne sensée peut soutenir que l’ensemble de la production et la multiplication des nus qui inondent les expositions en Europe, qui culminent avec la publication et la diffusion de catalogues comme Le Nu au Salon, doit son succès à des enjeux purement artistiques ? »

Walter Sickert, « The Naked and the Nude », The New Age, 1910

« Cela fait presque un siècle que je me suis rangé, pour ma plus grande satisfaction, définitivement contre la théorie anti-littéraire de Whistler en matière de dessin. Tous les grands dessinateurs racontent une histoire […]. Un peintre peut raconter une histoire comme Balzac. »

Walter Sickert, « A Critical Calendar », English Review, mars 1912 

En librairie, le 13 octobre, Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 99€.

NOIR MANET

En janvier dernier, j’ai perdu un ami, il est parti comme partaient les Romains, comme partit Drieu, à l’âge de Drieu. La vie avait cessé de le retenir, il décida de ne pas s’y attarder. On ignore très souvent quel sens la mort, la mort voulue, donne à l’existence de ceux qui soudain la quittent, quel sens elle résume. La seule beauté vérifiable du suicide est dans sa noblesse. Le reste, bien plus trouble, nous renvoie à nos interrogations où rôdent la faute et l’oubli impossibles. En amitié, disait Drieu, on se voit tout le temps ou on ne se voit jamais. Il faudra m’habituer à la seconde option.

C’est Manet qui avait provoqué la première rencontre, Manet et le regretté Pierre Bergé, aussi toqué du peintre que nous l’étions. Dans les années 1920, le milieu de l’art désignait avec respect ou inquiétude les fous de Géricault, tu fus un fou de Manet, jusqu’à courir la moindre occasion de voir ou revoir un tableau, un dessin ou une estampe rare de l’artiste que, jeune, me confirme ton frère, tu avais élu. J’ai vite soupçonné des raisons politiques à cet engouement précoce, ton passé de militant en faisait foi, comme cet attachement que partageait Bergé pour Zola et ses causes. L’une d’entre elles, amère, car mêlée d’incompréhension, fut Manet. En fouillant mes souvenirs, je m’aperçois que ton amour de Manet était si ferme que l’idée ne m’est jamais venue d’en discuter avec toi les autres raisons et d’en connaître le déclic initial. Ta mort les éclaire enfin, de même que certains de tes livres, qui parlent de toi, de ton Manet. Il était naturellement étranger à l’actuelle vulgate, alliage insupportable de puritanisme, de repentance, d’ignorance ou de modernisme béat.

Ce sottisier n’avait jamais pu atteindre le peintre « marqué de romantisme dès la naissance » que Baudelaire t’avait enseigné, un peintre chez qui « l’accent vital », l’énergie de l’Eros, la beauté des femmes, l’intelligence des formes ne s’était mesuré, par hygiène physique et mentale, qu’à son contraire, la souffrance, le sacrifice, le spleen, le néant. Le principe d’égarement qu’a formulé Georges Bataille en 1955, au sujet du Balcon, te semblait applicable à l’œuvre entier. Pour que la peinture égale la vie, il faut qu’elle en restitue la part de hasard, d’opacité, et n’éveille l’attention sur l’essentiel qu’après en avoir suscité et dispersé l’attente. Aux clones de Bataille qui paradaient et t’insupportaient, tu préférais ses sources les plus françaises, Baudelaire et Gautier, Mallarmé et Valéry, bien sûr, mais aussi Théodore Duret, Antonin Proust, Jacques-Émile Blanche ou encore le beau livre de Léon Rosenthal sur les gravures de Manet, ce concentré du monde tel qu’il a voulu fiévreusement le fixer. Le Manet dont Rosenthal louait la « mentalité simple et saine » nous agaçait, et la cécité si freudienne qu’Olympia lui causait nous consternait. Il n’en reste pas moins que Rosenthal a merveilleusement saisi ce qui ne s’est dit qu’à travers le noir et le blanc de l’eau-forte et de la lithographie. Comment Manet traquait sur le visage de son père ou celui de Léon le drame de la maladie ou du secret, comment un tableau médiocre, Le Buveur d’absinthe, s’est mué en chef-d’œuvre, noir et inquiétant, une fois gravé, le romantisme de Rosenthal l’a perçu d’instinct. C’est ce Manet-là, celui des délicatesses risquées dont a parlé Drieu, qui t’a suivi au moment du grand saut. Stéphane Guégan

COLD WAR ?

De la fascination que Drieu exerça sur François Mauriac (1885-1969), son aîné de presque dix ans, les preuves abondent, diverses, passionnées et donc contradictoires. Cet attrait multiple, qui ne fut pas sans retour, résista à tout ce qui les séparait, socialement, politiquement et sexuellement. Est-ce le mystère d’un tel miracle, pour parler comme nos deux catholiques, qui gêne celles et ceux que ce rapprochement a occupés ou préoccupés (1) ? Commençons par les faits, si chers à Drieu : Mauriac a  beaucoup écrit sur son cadet, sur lui, pour lui et contre lui. En comparaison, les héritiers putatifs du feu follet des lettres françaises, nos Hussards, ont préféré la concision extrême, se contentant le plus souvent d’un salut amical au-dessus de la mort héroïque, propre, du grand frère disparu. Le silence des orphelins possède sa beauté, ils n’en sortent qu’avec pudeur. Ainsi le Nimier de 1949, résumant ce que fut la littérature de l’entre-deux-guerres, déclasse-t-il sans hésiter le surréalisme, rival institué du sartrisme, au profit du « romantisme des années 1930 ». A sa tête, il place « l’accent fiévreux » de Drieu et lui associe Céline et Bernanos, mais aussi Malraux, mais encore Mauriac, ne l’oublions pas… Chez Nimier, l’écrivain peut faiblir, faillir, le lecteur ne se trompe jamais. Mauriac, pareillement, a lu et très bien lu Drieu, dès le début des années 1920, alors que le jeune écrivain fréquente le milieu Dada, la faune du Bœuf sur le toit et la NRF. Son cadet lui apparaît dans l’éclat rimbaldien des poètes que la guerre de 14 a brisés et révélés du même élan. Le nietzschéisme d’Interrogation (1917) et d’Etat-civil (1921) aurait pu l’en détourner, il ne suffit pas à désarmer Mauriac, quoique de longue date hostile à l’exaltation de la violence et de la force salvatrices. Au contraire, la folle jeunesse de l’après-guerre, ces survivants en surchauffe, suscite autant sa compassion, sa curiosité qu’elle le tente, et active les désirs d’une homosexualité qui n’ose se vivre, se dire, et que Drieu a tôt devinée. Nous mesurons mieux aujourd’hui le vif intérêt que Mauriac et son ami Jacques-Emile Blanche portent alors à Jacques Rigaut, dadaïste sans œuvre et bisexuel suicidaire, que Drieu a sauvé de la mort fin 1920, avant de multiplier les tombeaux littéraires et les chants funéraires, La Valise vide préfigurant la fin tragique de son modèle, Le Feu follet la consacrant et la désacralisant tout à la fois (2). Mauriac, plutôt révolté par la nouvelle de 1923, fut de ceux, rares si l’on en juge par le mutisme de la NRF, que secoua le roman de 1931 : Le Feu follet a confirmé Drieu, sa vigueur neuve, ironique, comme son «rôle de témoin», note lucidement Mauriac dans Les Nouvelles littéraires d’août 1932. Avant qu’il ne soutienne ainsi ce « portrait magistral d’un des enfants perdus que nous n’avons pas été dignes de sauver », l’auteur de Thérèse Desqueyroux a plébiscité le Blèche de Drieu (1928), roman analogue aux siens en ce qu’ils creusent l’écart entre « la sexualité des personnages et leur religion ». Mauriac tenta de faire obtenir un prix littéraire à cette satire de l’imposture bourgeoise et des sacrifices trompés, récompense qui eût consacré sa proximité avec Drieu à la veille des grandes turbulences.

L’affaire éthiopienne et la guerre d’Espagne, en 1935-36, sont facteurs de clivage. De Mauriac avec lui-même : celui qui avait milité avec Le Sillon, à vingt ans, s’est rapproché de l’antiparlementarisme de droite au temps de l’affaire Stavisky et des remous du 6 février 1934. De Mauriac avec Drieu, qui cherche du côté du néo-socialisme à poigne : l’éloignement s’aggrave après juin 1940, et le choix de la collaboration où s’engage Drieu selon des modalités et une attitude qu’on aime à simplifier ou à caricaturer. Mauriac, qui fut longtemps barrésien, n’afficha guère de sympathie pour le Front Populaire, se rangea parmi les Munichois avant de se déclarer un temps maréchaliste, avait beaucoup aimé Gilles. La lettre qu’il adresse à Drieu en janvier 1940 n’hésite pas à parler d’un livre « essentiel, vraiment chargé d’un terrible poids de souffrance et d’erreur ». C’est aussi par son érotisme cru, roboratif, œcuménique, que Gilles est « grand », « beau », générationnel. Le point d’achoppement, ce sera donc ce socialisme fasciste où Drieu, greffier des couleurs instables d’une époque mouvante, joue sa vie après juin 40, non sans comprendre très vite que le cours des choses trahira ses espoirs de révolution européenne. La critique actuelle reproche à Drieu d’avoir agi et parlé en guerrier lors des polémiques de l’Occupation, oubliant que ses adversaires en faisaient autant et que le niveau de tolérance, d’une zone à l’autre, était assez élevé. On sait que Drieu n’épargne pas  Mauriac dans La Gerbe du 10 juillet 1941, alors qu’a débuté l’invasion allemande de la Russie, il l’accuse de faire, comme en 1936 par anti-franquisme, le jeu des communistes, sous couvert d’indiquer aux catholiques le bon chemin. En usant du double entendre, Mauriac venait de donner un article en ce sens à L’Hebdomadaire du Temps nouveau, revue d’inspiration chrétienne et crypto-gaulliste qui succédait à Temps présent : « Vous avez rompu le silence, écrit-il à Mauriac, le 15 juillet 1941, je ne puis le garder. » Par courrier privé, Mauriac fit savoir à Drieu ce qu’il pensait de cette attaque qu’il jugeait inique, il n’estima pas toutefois utile de se brouiller avec le polémiste endiablé, contrairement à ce que certains historiens laissent entendre afin d’incriminer chaque parole prononcée par Drieu sous la botte. En février précédent, Mauriac avait dîné chez son ami Ramon Fernandez, en compagnie de l’auteur de Gilles, et noté leur commune peur des représailles « en cas de défaite ». Les menaces d’assassinat sont pourtant loin d’avoir abattu les deux hommes de la NRF… Tout en regrettant la ligne que Drieu avait donnée à la revue depuis décembre 1940, Mauriac n’a pas condamné la relance de la prestigieuse vitrine du génie français, opérée sous l’œil de l’occupant. N’envisagea-t-il pas, quelque temps encore, de contribuer à la revue de Gallimard, pourvu que son directeur en transformât la teneur, la mît au-dessus ou en dehors de la politique ? Ce qui le refroidit, en revanche, ce fut la recension que Drieu y signa de La Pharisienne en septembre 1941, terrible par ses réserves quant à l’écrivain cette fois, et cruel quant à la noirceur jugulée de ce roman trop plein de son narrateur et trop sage au regard de ceux de Dostoïevski, leur commune admiration. Plus dures sont les conclusions de Notes pour comprendre le siècle (Gallimard, 1941) dont les astres en matière d’écriture catholique sont Rimbaud, Huysmans, Léon Bloy, Péguy, Claudel et Bernanos… Au printemps 1942, alors que Paulhan entendait prendre le contrôle de la NRF par un effet de billard à trois bandes, il crut possible de faire entrer Mauriac dans un nouveau comité de rédaction. Mais Drieu refusa net et laissa dériver encore le vaisseau amiral jusqu’au début 1943. Les ponts étaient alors coupés avec l’auteur du Cahier noir (3), ils se reverront pourtant aux funérailles parisiennes de Ramon Fernandez, le 5 août 1944, moins d’une semaine avant que Drieu ne tente de mettre fin à ses jours. Se parlèrent-ils ? C’est plus surement la mort de Drieu, le 15 mars 1945, qui pousse le dialogue à renaître. Mauriac, le 20, dans Le Figaro, se garde bien de hurler avec les loups de L’Humanité et de Front national. S’il juge durement les choix politiques de Drieu, il dit « l’amère pitié » que lui inspire la fin de « bête traquée » du combattant de 14, « ce garçon français qui s’est durant quatre ans battu pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardannelles ». Mauriac n’en avait pas fini avec « Drieu, le beau, le prestigieux Drieu des années mortes (4). » Stéphane Guégan

(1) L’excellent Dictionnaire François Mauriac (sous la direction de Caroline Casseville et Jean Touzot, Honoré Champion Editeur, 2019, 150€) consacre l’une de ses notices les plus fournies à Drieu la Rochelle. Claude Lesbats y fait son miel des similarités de départ : milieu bourgeois, père disparu ou nié, collèges marianistes (erreur : mariste, dans le cas de Drieu), expérience écrasante de la guerre de 14… Il pointe les convergences des années folles, mais sacrifie banalement à la vulgate sartrienne (la haine de soi) ou à la thèse de l’homosexualité refoulée, cause supposée chez Drieu de son donjuanisme et de sa conversion au fascisme (lequel se voit presque réduit au culte de la force virile). Julien Hervier  (Drieu la Rochelle. Une histoire de désamours, Gallimard, 2018) a déconstruit le mythe de l’inversion rentrée et donc sa valeur heuristique. Il eût plutôt fallu souligner la séduction physique que Drieu exerçait, sciemment parfois, sur les hommes de son entourage, autant que son libéralisme en matière de libido. Quant à son évolution politique et son attitude réelle sous l’Occupation, notamment l’aide qu’il apporta à Paulhan ou Colette Jéramec (sa première épouse, Juive de très bonne famille, qu’il sauva en avril 1943 de Drancy, et qui tenta de l’arracher en 1944-1945 aux Fouquier-Tinville de l’heure), il fait mentir les généralités du genre : « Chez Drieu la vision politique conditionne l’éthique individuelle, chez Mauriac la morale individuelle, fondée sur la foi, engendre l’engagement politique. » On ne saurait ignorer, par ailleurs, l’ancrage des choix de Drieu, en septembre 1940, dans les aspirations néo-socialistes, anti-capitalistes, anti-modernes, qu’il embrasse au cours de l’entre-deux-guerres (comme l’écrivait Pierre Andreu en 1958, « Drieu croyait à quelque chose »). La notice de Claude Lesbats minimise l’enthousiasme de Mauriac pour BlècheLe Feu follet et Gilles, glose trop peu les articles que Mauriac a rédigés sur Drieu et, plus encore, ceux de Drieu sur Mauriac. Par exemple, sa magnifique contribution à La Revue du siècle, en juillet-août 1933 (« Signification sociale »), attribue à l’auteur du Désert de l’amour le terrible bilan de santé d’une bourgeoisie provinciale aux désirs aigres et nauséeux, au catholicisme rance. Il nous manque aussi, au-delà des travaux de Jean-Baptiste Bruneau, une évaluation complète des hommages réconciliateurs que Mauriac a rendus à Drieu après 1945. De manière dispersée, mais cohérente (notices Brasillach, Chardonne, Paulhan, né en 1884, et non 1886), le Dictionnaire Mauriac rappelle comment ce dernier, après avoir fait partie du Comité national des écrivains téléguidé par les communistes, s’en fit le pourfendeur véhément et irrésistible. Les notices consacrées à l’Occupation et à Temps présent ne condensent pas la richesse des recherches de Jean Touzot sur le Mauriac d’alors. Ces réserves faites, cet ouvrage de 1200 pages force l’admiration à bien des égards /// (2) Voir Jean-Luc Bitton, Jacques Rigaut. Le suicidé magnifique, Gallimard, 2019, et ma recension dans La Revue des deux mondes, « Tu éjaculais le néant », février 2020 /// Au sujet du Cahier noir, voir mon blog du 27 novembre 2016 /// Pour citer Claude Mauriac et l’une des superbes pages du Temps immobile.

Verbatim (de saison)

« Drieu est celui qui, dans une épidémie, est frappée plus complètement, plus définitivement que les autres – celui qu’il ne faut pas quitter d’une semelle si l’on veut comprendre. » (Ramon Fernandez, « Plainte contre inconnu par Pierre Drieu la Rochelle », N. R. F., janvier 1925)

« Je dis homme de droite en parlant de Drieu. Je sais que l’expression n’est pas exacte. Drieu était plutôt au centre, non pas au centre politique, mais au centre nerveux, au centre magnétique des attractions et des tentations d’une génération. Il ressentait très fort tous les courants, tous les passages de force d’une époque. » (François Mauriac, « Présence de Drieu la Rochelle », Défense de l’Occident, février-mars 1958)

Le mélodrame dans Cold War de Pawel Pawlikowski / Valentine Guégan

Cold War, réalisé en 2018 par Pawel Pawlikowski, confirme les liens de proximité et de distance que le cinéaste entretient avec le mélodrame. Dès la première scène, lorsqu’on voit un groupe de paysans polonais jouer un air traditionnel au beau milieu de la campagne enneigée, s’amorce l’ambiguïté esthétique qui fait la richesse de l’œuvre : un contexte proprement mélodramatique, musical, populaire; des personnages qui nous prennent à partie en nous regardant droit dans les yeux; une pure chorégraphie musicale (la caméra panote successivement sur chacun des musiciens à mesure qu’ils se relaient dans le chant) sans lien avec la diégèse; mais aussi, en contre-point, la sobriété d’une esthétique du « tableau » méticuleusement composé, une recherche de réalisme acerbe qui rappelle la carrière de documentariste de Pawlikowski. Ultime « anomalie » dans cette scène introductive potentiellement annonciatrice d’un mélodrame, le réalisateur ne la clôt pas sur les musiciens qui, leur numéro fini, s’effaceraient pour laisser place à la fiction; il révèle par un dernier panoramique un enfant au visage marquant la perplexité et l’incompréhension, qui contemple la scène. Extérieure à l’action, cette figure d’incompréhension annonce la non-identification des protagonistes à la « chorégraphie » de l’histoire. Cold War raconte en effet une histoire d’amour impossible entre deux musiciens, Wiktor et Zula, ballotés entre les deux « blocs » est/ouest au temps de la guerre froide. Nouveaux Roméo et Juliette, les personnages tentent de s’aimer des deux côtés d’un monde irréconciliable et leur malheur provient justement de ce qu’aucun lieu ne semble épargné par la bipartition, aucun espace n’est suffisamment neutre pour accueillir le désintéressement amoureux. Ce « manque d’espace » est au cœur du projet esthétique de Pawlikowski qui épouse, par sa mise en scène, l’idée de la passion manquée faute d’espace (ce qui devient en langage scénique: faute de cadre). Partant, le film s’apparente moins à un mélodrame qu’à son envers: il est l’histoire d’un mélodrame impossible car les ingrédients qui s’y rattachent sont dans un même temps résorbés, contenus, frustrés, les sentiments ne semblant pas trouver d’issue mélodramatique – spectaculaire et pathétique – pour s’épancher. 

Cold War se rattache à un certain nombre de topoï mélodramatiques, au premier rang desquels une conception de l’amour absolu, transcendant et assimilable, sous certains aspects, au conte de fée. Le destin semble provoquer leur rencontre, au cours d’une scène où les personnages se « reconnaissent », saisis par l’évidence du coup de foudre: Wiktor, responsable d’une école de musique dont l’objectif est de former une troupe de musiciens folkloriques en l’honneur du parti soviétique, fait passer un casting afin d’en recruter les membres. C’est alors que Zula, l’une des candidates, s’impose à lui en dehors de toute rationalité (ses talents artistiques ne la distinguent pas particulièrement). Il dit d’elle qu’elle a « quelque chose », une grâce inexplicable. L’amour qui se développera entre Wiktor et Zula, de nature transcendante, apparaîtra durant tout le film comme la seule chose échappant au rationalisme (dans un monde où tout geste a une portée politique) mais aussi comme le domaine du « non-lieu » par excellence, résistant au temps et à l’absence (les personnages passent plus de temps séparés qu’ensemble). Cet amour absolu est aussi un amour « u-topique » au sens où aucun lieu ne semble être à même de l’accueillir.  

Car le drame du film réside dans l’incapacité des personnages à choisir un lieu et à s’y ancrer. D’un côté ou de l’autre, le sacrifice semble trop lourd à porter. A l’Est, au sein de la troupe de musique, Viktor ne supporte pas la pression des autorités qui voudraient faire des spectacles une célébration de Staline, mais lorsqu’il s’installe à Paris et que Zula vient le voir, le déracinement et la stigmatisation qu’elle ressent en tant qu’étrangère rendent à Zula la vie infernale. L’espace est bien ce qui constitue, pour reprendre la formule de Jean-Loup Bourget (Le Mélodrame hollywoodien, 1985),  « l’obstacle au bonheur » des personnages. Plus qu’un affrontement, la guerre froide est montrée comme étant un phénomène de politisation et de stigmatisation de l’espace, celui-ci étant sujet à une dichotomie que le film ne laisse pas de signaler. Ainsi les séquences à Paris font apparaître une ville d’émancipation, de licence, de désinvolture tandis que les séquences de spectacles à l’Est qualifient un espace de contrainte, de censure et de réglementation. Paris est montré dans tous les clichés qui lui sont attachés: des amoureux s’embrassant sur les bords de Seine, des cafés, des clubs de jazz où les corps se déchaînent. A l’Est, au contraire, c’est la rigueur, les formes rectilignes, la synchronisation. La musique redouble l’antithèse: à la frénésie créatrice et désordonnée du jazz s’oppose les chants populaires extrêmement ordonnés et mesurés, filmés par Pawlikowski comme une succession de tableaux à la composition figée.

Pour autant, le film ne s’en tient pas à la représentation d’un monde duel et encore moins ne prend le parti d’un côté plutôt qu’un autre. Si Paris métonymise le monde occidental et semble être un espace de liberté, les protagonistes n’y trouvent pas davantage le bonheur qu’à l’Est. Le film évacue ainsi tout manichéisme et finalement rejette la dichotomie car la tragédie de Cold War réside dans le fait que tout lieu est une entrave à la liberté et qu’il n’y a finalement pas d’espace pur. Se distanciant de la nature manichéiste du mélodrame, l’esthétique de Pawlikowski est davantage l’expression d’une quête tragique et sans fin d’absolu, une vaine tentative de sortie de la dialectique du bien et du mal, dans un monde incompatible avec de telles aspirations, où est exclue toute forme de spectaculaire, de pathos et dès lors, de mélodramatique. Pour traiter d’un drame « spatial », le réalisateur élabore une véritable problématique de l’espace dans la composition des plans et dans leur agencement, qui contrebalance sans cesse les accents mélodramatiques que l’on penserait voir s’affirmer. Les deux héros ont en effet rarement un « cadre » à eux-seuls, un espace d’isolement. Les quelques cadres qui leur sont propres sont eux-mêmes le signe d’une privation d’intimité: une scène d’amour dans les toilettes d’un train, une des scènes finales où Zula, ivre morte, s’échoue à ses côtés, une fois encore, dans des toilettes. L’espace des toilettes est l’indice marquant d’un amour réduit à la basse clandestinité et condamné à demeurer en dehors de la normalisation. Quelques autres scènes nous les montrent seuls: les séquences à Paris, une échappée dans une prairie qui a trait, pour un court instant, au lieu archétypal de la romance pastorale. Mais très vite les personnages se disputent, tout comme à Paris, ce qui laisse penser que leur amour, de nature clandestine, s’abîme dans l’intimité, car celle-ci leur révèle la nature illusoire de leur idylle. Aussi les deux héros ne bénéficient-ils pas de « favoritisme » visuel à l’écran, au sens où la caméra leur refuse l’intimité du cadre. 

Ce qui permet au film de poser la question du rapport entre individualité et collectif en Europe de l’Est où tout participe à l’effacement de l’individuation. La mise en scène porte ainsi l’accent, durant les représentations de la troupe (à mesure que celle-ci se plie aux exigences du Parti) sur l’homogénéité des corps et des visages, souriants, unidirectionnels, soumis. Zula y est peu isolée par la caméra et pourtant, le spectateur ne doute pas que son attention est toute entière portée sur Wiktor qui, de l’autre côté, dans le hors-champ du chef d’orchestre, coordonne l’ensemble. Pawlikowski, refusant la commodité d’un découpage qui isolerait Zula et Wiktor du reste et satisferait le spectateur (habitué que nous sommes au cinéma à ce que le découpage différencie le tout du monde insignifiant et les protagonistes singularisés par l’intrigue), s’impose ainsi la même épreuve que celle infligée aux héros: expérimenter la possibilité d’une histoire individuelle, singulière, au sein d’une collectivité qui tend vers l’uniformité et l’abolition de l’intime. Par ailleurs, la sobriété est également de mise dans le jeu des acteurs. L’accent n’est jamais mis sur l’extériorisation des sentiments mais au contraire, sur la contenance et la retenue dont font preuve les personnages jusqu’au bout. Les visages sont souvent impassibles, peu expressifs, mais les regards longs et pénétrants, sans que le réalisateur explicite toujours « l’objet » du regard. Dans la  scène de la petite réception qui succède à la première représentation de la troupe à Varsovie, Wiktor est adossé à un miroir mural avec une collègue, dans un grand angle qui laisse apercevoir la foule derrière eux. En réalité la foule se situe devant eux mais le miroir trompe le regard. Parmi cette foule indifférenciée, floutée à l’arrière-plan, Zula est assise à une table, sans que l’on puisse la discerner précisément. Pendant toute la longueur (assez conséquente) du plan, on ne sait pas si le regard de Wiktor est plongé dans la contemplation d’une chose en particulier ou tout à fait perdu vers l’horizon. Ce n’est qu’à la fin de la scène que la caméra révèle, en contre-champ, Zula en train de lui rendre son regard plein de désir.

Leur complicité est donc comprise rétrospectivement et « intellectuellement », comme c’est souvent le cas dans le film qui privilégie la pudeur, la discrétion et en appelle à la réflexion du spectateur au détriment de la dramatisation et de la mission première du mélodrame: émouvoir. En cela, la caméra répressive de Cold War laisse souvent le spectateur dans la frustration de ce qu’il voudrait voir. Pawlikowski s’en tient à montrer le strict nécessaire à la compréhension, éliminant tout le superflu, notamment dans son refus quasi systématique du champ/contre-champ. Il s’approprie le concept du « montage interdit » bazinien selon lequel le réalisme prend en ampleur et en valeur (au sens métaphysique du terme) sans découpage et sans montage car ainsi le mystère du réel demeure entier et l’intelligence du spectateur sollicitée pour le sonder. Ainsi, au montage qui explicite l’espace et les points de vue des personnages, le réalisateur substitue des longs plans fixes, épousant un unique point de vue, obligeant le spectateur à penser le hors-champ et parfois à douter de ce qui se joue. Le film trompe ainsi nos attentes, nos envies de romantisme justement héritées de la tradition mélodramatique. La caméra s’en tient à une frontière infranchissable ne permettant pas le raccord, laissant les personnages dans leur séparation. Ce choix du non-raccord peut se considérer comme étant la formule esthétique d’un film portant sur la séparation et la frontière. 

Le fait de réduire le découpage à son utilisation la plus restreinte renforce aussi le sentiment d’immobilité produit par le plan long et fixe, sentiment qui semble être à l’origine du désespoir des personnages. La narration rend en effet visible une contradiction: le fait que les personnages, alors même qu’ils traversent une multiplicité de lieux et de décors (le film s’étale sur la période 1949-1959), éprouvent un sentiment permanent de « sur place », sentiment de stagnation qui les suit au fil des années et en dépit de leurs évolutions spatiales. Cette contradiction dément une fois de plus une des caractéristiques du mélodrame évoquée par Françoise Zamour dans Le Mélodrame dans le cinéma contemporain (2016): la tendance à considérer « le récit comme un parcours, une traversée, plus que comme un tableau ». Cold War porte davantage sur l’immobilisme, politique comme amoureux et s’apparente bien à un film-tableau, non à une traversée. Le tragique du film réside davantage dans le statu quo que dans l’évolution des choses et la transformation psychologique des personnages. La représentation de l’espace creuse la dichotomie des lieux, des cultures, des mentalités comme un état du monde enraciné. Rien ne laisse entrevoir une possibilité de changement. La structure cyclique du film, qui s’ouvre comme il se termine (dans une petite chapelle perdue dans la campagne polonaise) ne produit pas l’effet rassurant du retour à l’ordre évoqué par Jean-Loup Bourget au sujet de certains mélodrames. Ici, c’est la noirceur de l’ironie qui triomphe quand on comprend que cette chapelle où les personnages se rendent à la fin du film pour sacraliser leur union est l’endroit où Lech Kaczamrek, le supérieur de Wiktor dans l’école de musique, fervent staliniste, a uriné dans un des premiers plans du film. La construction cyclique, loin d’apaiser le spectateur, approfondie le sentiment désespérant de l’immuabilité de l’histoire (à petite et grande échelle). 

Cette immuabilité est aussi le fait des personnages qui eux-mêmes ne sont pas des combattants, n’aspirent à aucun changement ou du moins, n’agissent pas dans ce sens. Aspirant à la liberté pour elle-même, ils ne la confondent avec aucune idéologie. D’ailleurs Zula épousera Lech, émanation de l’autoritarisme soviétique, et Wiktor lui devra sa sortie de prison à la fin du film, après qu’il a tenté de rentrer en Pologne en passant la frontière clandestinement.  Tout ce à quoi les personnages aspirent, semble-t-il, c’est de changer de côté, inlassablement, pour mieux fuir le constat qu’aucun lieu n’est accordable à leur bonheur. Sur les mots de Zula, « allons de l’autre côté », le film se referme, laissant les personnages sortir du champ pour cadrer fixement leur banc vide. Cet « autre côté », perspective d’avenir toujours renouvelée et destinée à ne jamais donner satisfaction aux personnages, est précisément ce dont nous prive la caméra, dans un ultime refus du contre-champ. Bien plutôt le réalisateur nous invite à scruter le paysage du « côté » délaissé et nous imprégner de son absurde tranquillité. Ambiguïté de fin qui rappelle celle du début et est à l’image d’un film qui se distingue du mélodrame par son pessimisme politique fondamental mais s’y rattache indubitablement par sa croyance en l’absolu de l’amour, en la création artistique et la beauté, qui demeurent une issue, si tragique soit-elle, au prosaïsme. C’est ce que ce cadre final, où il n’est plus question d’hommes mais de nature, une fois les personnages sortis, semble offrir comme espoir à la contemplation du regard. Valentine Guégan

VOILES D’IMPUDEUR

bouchardon-2Bouchardon ou l’antique fait homme, répétaient en chœur ses contemporains les plus avisés ! C’est que le sculpteur, l’un des plus éminents du règne de Louis XV, voua une passion égale à l’art grec et au sexe fort. Après avoir exploré l’intimité de Parmesan, le Louvre nous livre magnifiquement la sienne. On verra, du reste, que le Français n’ignorait rien des turpitudes du maniériste italien. La rétrospective de Guilhem Scherf et de Juliette Trey ne pratique pas le voile de pudeur. Elle s’ouvre sur la copie du Faune Barberini, que Bouchardon exécuta, à Rome, au titre des obligations scolaires de l’Académie de France. Son métier plus gras, plus sensuel, plus moderne et épidermique, transfigure le modèle vénéré et décuple l’impudeur inouïe de sa pose. A l’autre bout d’un parcours qui alterne habilement sculptures et dessins, inséparables leviers d’une perfection jamais desséchante, surgit le très suggestif Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, autour duquel le visiteur est appelé à tourner, comme Bouchardon roda autour de l’adolescent de chair qu’une série de sanguines montre sous toutes les coutures. Or, en 1750, le sourire de ce Cupidon espiègle et ses fesses rebondies, souvenir précis du Parmesan, déplurent, déçurent. L’«antiquité retrouvée », dont Bouchardon était le superbe champion, devait rester sourde aux grâces et aux invites du rocaille dont le janséniste La Font de Saint-Yenne, parmi d’autres, s’érigeait en pourfendeur. A revenir sur cette polémique révélatrice, comme le fait Scherf en détails, l’audace latente de l’œuvre force les silences de la censure morale pour qui sait lire entre les lignes. Le reproche fait à Bouchardon d’avoir dégradé l’image du jeune dieu tenait à deux choses, l’opération mécanique, triviale, de la taille de l’arc, et les volutes hanchées du contrapposto. Au fond, la souplesse érectile de l’Amour, plus explicite que son précédent italien, fait horreur à La Font de Saint-Yenne, et le bras gauche trop uni à la cuisse ne lui semblant d’un « effet heureux ». Dénégation caractérisée… Plutôt que blâmer le souci de réveiller les sens du public, il eût mieux fallu congratuler Bouchardon d’être parvenu à réchauffer le marbre et conjuguer tant de naturel à tant de noblesse. C’est précisément ce à quoi répond l’exposition. Là où l’histoire de l’art cantonnait au rôle d’annonciateur du néoclassicisme spartiate, que préfigurent assurément les bustes du baron Stosch et de ses tendres amis anglais, le Louvre nous révèle un fanatique du baroque romain et un homme pour qui, selon l’adage platonicien de Gautier, le beau est la splendeur du vrai. Adage que Fantin-Latour, le réaliste contraint et souvent contrit, fit sien…

csmbaxrweaao4gzN’opposait-il pas, selon Jacque-Emile Blanche, la saine « tradition » aux « progrès de la folie et de l’orgueil » ? Dès 1879, à mots couverts, deux ténors de la critique lui faisaient grief d’une tiédeur vite venue… Tandis que Huysmans parle du « charme puritain et discret » d’une peinture trop retenue à son goût, Paul de Saint-Victor a ce mot : « Le pinceau de Fantin-Latour ne pourrait-il pas enfin quitter ou éclaircir son long deuil ? » Nous célébrons tous quelque enterrement, notait Baudelaire en 1846, à l’appui de sa définition du moderne et de la beauté paradoxale de l’habit noir… Sans doute Fantin trouvait-il du charme, et du « charme indigène », aux funérailles dont sa peinture est remplie. Son meilleur tableau reste L’Hommage à Delacroix de 1864. La nouvelle vague, avec Manet et Whistler pour phares, s’y rassemble et l’ensemble a une allure folle, une fermeté de facture et de composition, et une densité de pâte qui s’accordent encore à l’audace des tout débuts. Certains autoportraits datent de cette époque, l’un d’entre eux eut même les honneurs du Salon des refusés en 1863 (ce tableau non identifié et non retrouvé, sauf erreur, il me semble l’apercevoir dans la photographie de Fantin, au milieu de son atelier, qui orne le seuil de la rétrospective du Luxembourg). Sans doute Le Toast du Salon de 1865, que Bridget Alsdorf a réhabilité dans un livre décisif, serait-il considéré aujourd’hui comme un des must de la « nouvelle peinture » si son auteur ne l’avait lacéré, de rage, au lendemain d’une exposition dont il fut, avec Olympia, la risée. Pourquoi tant de haine ? Fantin avait choisi de peindre ses amis, Manet et Whistler toujours en tête, trinquant à la Vérité, laquelle n’était autre qu’un beau modèle d’atelier dressée au-dessus des messieurs en frac ou en kimono… Mieux que La Liberté de Delacroix, son Toast fusionnait l’allégorie et la chose vue. Alsdorf a raison d’y voir la marque de L’Atelier de Courbet et du Déjeuner sur l’herbe de Manet, où la femme se hisse au symbole sans cesser d’être un être de chair et de désir. Mais là était le hic. En détruisant l’œuvre dont la presse gaussa l’arrogance de mauvais goût, le neurasthénique Fantin effaçait autant une humiliation que l’aveu d’une frustration sexuelle qui s’avoue ailleurs. Ce que suggèrent ses autoportraits spectraux, la correspondance le confirme. Delacroix, Whistler et Manet agirent sur lui comme un surmoi paralysant. Les tributs qu’il aura multipliés au « génie » traduisent assez clairement le doute, que seul le succès final de sa peinture de « fantaisie » soulagera un peu. Ces rêveries vénitiennes enveloppent leurs étreintes possibles dans une atmosphère qui les déréalisent assez pour en faire un objet de fantasme enfin heureux. Que Fantin-Latour ait eu recours à la photographie, et notamment aux nus féminins les plus scabreux et les moins licites, ne fait que confirmer le transfert qui irrigue un univers pictural condamné à biaiser en permanence, pour le meilleur et le pire.

besnard_dosdefemme1889L’amour des femmes, Albert Besnard (1849-1934) n’en fit pas une passion clandestine, presque honteuse, et la remarquable rétrospective du Petit Palais, vraie revanche sur l’oubli, examine cette prédilection avec une franchise stimulante. De tout ce qui peut aujourd’hui nous ramener à lui, son mundus muliebris constitue le meilleur passeport. La preuve que ce soi-disant pompier n’en fut pas un, c’est que le beau sexe étincelle dans sa riche peinture et y allume toutes sortes de choses. Sa verve, tout d’abord. L’indépendance du peintre, style et sujets, joue ainsi en sa faveur. Elle est d’autant plus méritoire que Besnard décida tôt de faire carrière… Comme la plupart des élèves de Cabanel et des futurs Prix de Rome, il acquit vite les moyens et les titres pour accéder aux commandes officielles et, en particulier, aux chantiers de peinture murale, vitrine du pouvoir par excellence. Sous la IIIème République, la décoration monumentale reste un prolongement de la prédication civique. Et c’était très bien ainsi, d’autant que la veine néobaroque ou néo-rocaille de Besnard ne s’épuisera jamais à couvrir les surfaces exigées. Sorbonne, Ecole de pharmacie, mairies d’arrondissement, jusqu’au Petit Palais, rien ne lui fait peur et rien n’entame son sens de l’espace et l’éclat d’une palette imprévisible, orientale avant même de se découvrir orientaliste. Le portrait, de même, lui allait comme un gant. Face au tapage des spécialistes du genre, Carolus-Duran et ses clones, il sait résister à la cacophonie des accessoires et à la virtuosité gratuite. Le modèle n’est jamais sacrifié à son image, qu’il s’agisse de proches d’Henri Rochefort (Besnard est très rad-soc), d’un ancien Communard devenu Ambassadeur de France à Rome, ou de brûlantes créatures dont on ne sait trop à quel monde elles appartiennent. Madame Pillet-Will, qui ébranla le fragile Mauclair en 1901, nous fait vite comprendre pourquoi on l’appelait la panthère…On navigue entre Largillière et Van Dongen. Plus piquante encore, la féline créature qui émerge de Féérie intime, justement qualifiée de baudelairienne en 1902, efface d’un coup les plâtreuses et théâtrales hétaïres de Cabanel. En peinture, il y a une vérité du médium qui ne trompe pas. Or Besnard fut aussi l’un des restaurateurs du pastel rococo, épiderme caressé et vapeur de lumière, de même qu’il se range parmi les poètes de l’eau-forte. Legros avait été son ami, Rops et Whistler ses pères… Le noir, il nous le rappelle, sied aux grands coloristes et aux grands amoureux. Besnard a donc bien mérité de la patrie. Doublement académicien, patron de l’Ecole des beaux-arts, directeur de la villa Médicis, il eut droit aux actualités Pathé-Gaumont et, avant Braque, à des funérailles nationales dans la cour du Louvre, quelques mois après les événements de février 34. Qui dit mieux ? Stéphane Guégan

NM 770*Bouchardon (1698-1762). Une idée du beau, Musée du Louvre, jusqu’au 5 décembre. Du catalogue (Somogy éditions/Louvre éditions, 49€) et du volume que Juliette Trey consacre au millier de dessins de Bouchardon que conserve le Louvre (Mare § Martin/Louvre éditions, 110€), nous reparlerons quand il s’agira de faire le bilan objectif des meilleures réalisations de l’année en matière de livres d’art. Signalons le Solo que Guilhem Scherf consacre à L’Amour controversé de 1750 (Somogy éditions/Louvre éditions, 9,70€) et le brillant essai de Marc Fumaroli, sur qui glisse avantageusement l’opposition scolaire du rocaille et du néoclassicisme (Le comte de Caylus et Edme Bouchardon. Deux réformateurs du goût sous Louis XV, Somogy éditions/Louvre éditions, 7€). On en aura fini après avoir évoqué trop rapidement deux expositions remarquables, visibles au Louvre jusqu’au 16 janvier : tandis que Geste baroque frissonne des outrances sucrées de l’art autrichien des XVIIème et XVIIIème siècles, Un Suédois à Paris regroupe les perles de la collection du comte Carl Gustaf Tessin, diplomate et figure du monde des arts dans les années 1730-1740. Le meilleur du goût français, de Bouchardon à Lemoyne et Oudry, se prit à ses filets experts. Les Boucher en constituent l’acmé. A lui seul, Le Triomphe de Vénus, grand chef-d’œuvre du XVIIIème siècle, justifie ce formidable partenariat avec Stockholm.

fantin_couv_solo-1024**Fantin-Latour. A fleur de peau, Musée du Luxembourg jusqu’au 12 février. Catalogue sous la direction de Laure Dalon (RMN éditions, 35€). Les photographies érotiques, et la façon dont elles documentent la peinture de « fantaisie », en forment la partie la plus neuve. En 2013, Bridget Alsdorf signait la meilleure étude jamais consacrée à Fantin depuis la rétrospective de Douglas Druick et Michel Hoog (1982). Fellow Men : Fantin-Latour and The Problem of the Group in Nineteenth-Century French Painting (Princeton University Press, 45$) place l’idiosyncrasie instable du peintre au cœur de l’étude qu’elle consacre à ses portraits collectifs, dont elle explore chaque tension (mal vécue) et chaque pulsion (mal contenue). De son côté, Frédéric Chaleil a eu la brillante idée de réunir quelques-uns des grands textes inspirés par l’artiste. Ceux de Blanche et, à un moindre titre, de Gustave Kahn sont de purs bijoux, qui mériteraient de retenir davantage les historiens d’art (Fantin-Latour par ses contemporains, Les Editions de Paris, 15€).

sarony_wilde_assis_0***Albert Besnard (1849-1934). Modernités Belle Epoque, Paris, Petit-Palais, jusqu’au 29 janvier 2017. Catalogue sous la direction de Christine Gouzi, Somogy, 39€. Il faut absolument voir, dans ces mêmes murs, l’exposition Oscar Wilde. L’impertinent absolu (jusqu’au 15 janvier) sur laquelle se sont penchées toutes sortes de fées, y compris son petit-fils. L’Irlandais scandaleux passa les dernières années de sa vie à Paris, une manière d’élection, afin d’inverser l’éviction que la prude Albion venait de lui signifier. Sans être condamné à l’exil, Wilde avait préféré se rapprocher du monde libre. Et le Paris de Lautrec, Gide et Henri de Régnier l’accueillit, avec plus ou moins de chaleur, comme l’enfant prodigue, enfin revenu… Grand lecteur des Français, Gautier, Baudelaire et tant d’autres, Wilde se fit d’abord connaître par d’insolents articles sur la peinture, principalement anglaise, qui se voyait à Londres dans les années 1870. On lui pardonnera d’avoir parfois préféré les seconds couteaux du préraphaélisme à Whistler, Tissot et Legros, puisque ses choix répondaient au double impératif du beau et de la passion. Or, en ces matières, il n’était de loi que la sienne. SG

Livres illustres, livres illustrés

product_9782070197514_195x320Les plus grands s’y sont attaqués, Füssli, Delacroix, Manet, Masson… Le sublime Hamlet est resté le rêve et le cauchemar de l’illustrateur, si libre que soit son accompagnement, disait Matisse, du texte. Un rêve, d‘abord. Hamlet place l’image devant une suite apparemment désordonnée de situations passionnelles, toutes aptes à frapper les esprits et stimuler les crayons. Il y a donc abondance, cascade, vertige. La difficulté n’est pas tant de dominer l’action dans ses hardiesses que de la saisir dans son halo de non-sens et presque de « nonsense ». Car la folie du monde, la folie des hommes, thème central du grand William, ne s’isole pas, elle colore l’ensemble de la pièce de toutes les nuances du noir des âmes et des désirs. La folie vaporise jusqu’au sentiment d’être. Aki Kuroda avait donc fort à faire. Il dit, en couverture, avoir voulu « interpréter » le texte. De fait, il le laisse respirer, en saisit la fantaisie, l’humour et la métaphysique dans la multiplicité de ses registres graphiques et chromatiques. L’œil passe du gris au rouge, du jaune au bleu, comme il passe d’un hommage crypté à Malevitch aux brouillages savoureusement boueux d’un De Kooning. A héros divisés, palette ouverte et scénographie centrifuge, théâtre dans le théâtre, of course. Le néant est toujours de bon conseil (William Shakespeare, Hamlet, interprété pat Aki Kuroda, Gallimard, 45€). SG

nouvelles-orientales-de-marguerite-yourcenar_embed_news_focusL’hygiène du voyage, Marguerite Yourcenar l’appliqua à sa vie et son œuvre, ignorantes du mono-culturel, comme des frontières du temps et de l’espace. Il est vrai que la République des Lettres où l’écrivain prit place, dans les années 1930, mettait un point d’honneur à cultiver son cosmopolitisme et laissait courir en tous sens une curiosité qui s’est perdue. Les Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar illustrent l’amour du vagabondage littéraire dès leur titre, à double horizon. L’Orient neuf qu’elles visitent s’étend de la Chine au vieil Amsterdam de Rembrandt, de l’Europe centrale à la Grèce de l’entre-deux-guerres. Ces nouvelles orientales, en outre, fondent leur nouveauté sur la réécriture d’anciens contes, ainsi renouvelés. Certaines sources sont chinoises, d’autres japonaises ou indiennes. S’il puise ici aux ballades balkaniques du Moyen Âge, le récit emprunte ailleurs aux simples fait-divers, réservoir d’anciennes pratiques. Une même errance, essence de toute fiction, relie l’ensemble. De peur d’en ralentir ou alourdir le pas, la main de Georges Lemoine se fait elle aussi orientale. Le vol de l’insecte lui sert de boussole, le grain du papier de limite. Ses légers crayons ne couvrent pas plus la page qu’ils n’en abusent. Quelques signes, presque rien, et le tour est joué. Même les Vanités de Philippe de Champaigne se délestent de leur jansénisme pesant… Ces Nouvelles orientales, Marguerite Yourcenar les confia initialement, en 1938, à Paul Morand, alors directeur de collection chez Gallimard. Grasset avait été jusque-là son principal éditeur. Emmanuel Boudot-Lamotte, entre les deux maisons rivales, fut le parfait trait d’union. Tendre ami d’André Fraigneau, l’un des piliers de Grasset, il s’occupa de Yourcenar, à partir de 1938, pour le compte de Gallimard, notamment des Nouvelles orientales et du Coup de grâce, roman construit sur un triangle amoureux impossible (Fraigneau n’était pas fait pour les femmes, quant à Marguerite…). La correspondance Yourcenar / Boudot-Lamotte s’adresse à ceux qu’intéressent la France de la « drôle de guerre », le milieu littéraire français, la culture américaine et, last but not least, l’épuration de l’édition parisienne, Grasset ayant particulièrement dégusté. (Marguerite Yourcenar, Nouvelles Orientales, illustrations de Georges Lemoine, Gallimard, 25€ ; idem, En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte, Gallimard, 21€) SG

i24374On pensait tout avoir de Sylvia Plath (1932-1963), tout savoir d’elle et de sa très belle poésie d’écorchée vive. Et voilà, nouvelle révélation, que La Table ronde réunit en un précieux album quelques-uns de ses « dessins » dont le public londonien, apprend-on sous la plume de sa fille, avait eu la primeur en 2011. Frieda Hughes, l’un des deux enfants qu’eut Sylvia avec le poète Ted Hughes, nous rappelle qu’il arriva à sa mère d’écrire sous l’inspiration des peintres, Gauguin, Klee, De Chirico et même le douanier Rousseau. Ses dessins, eux, racontent une autre histoire. Face à la feuille blanche, son « style primitif » (Sylvia dixit) n’a rien de primitiviste. La jeune femme, au contraire, serre le motif avec l’acharnement de celle qui sait que la poésie répondra à cette concentration d’effet. On pense à Dürer et Hopper plus qu’aux champions de l’archaïsant ou de l’enfantin. La suite parisienne, vues des toits, instantanés urbains, farniente d’une Américaine de passage, cafés et chats, possède le délicieux parfum du Paris des existentialistes, dont elle se moque gentiment. Mais les lecteurs d’Ariel, depuis George Steiner, se méfient de « l’altière nudité » que Sylvia Plath mettait dans tout. N’était-ce pas la marque d’une pudeur et d’une peur, d’un goût et d’un dégoût de la vie ? « Mourir est un art, comme tout le reste. Je m’y révèle exceptionnellement doué», énonce Dame Lazare. Ces croquis poussés en maître sont sa part solaire (Sylvia Path, Dessins, introduction de Frieda Hughes, La Table ronde, 22€).

1014Notre rapport aux animaux, dit-on, a changé, il est plus respectueux, plus responsable. Viendra peut-être un jour où, l’éthique dégénérant en morale liberticide, il ne sera plus possible d’offrir aux lecteurs le très singulier bestiaire que Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss ont conçus ensemble, dans l’écoute l’une de l’autre, comme tout bon livre d’images doit l’être. Le leur fait écho aux imagiers de notre enfance, format oblong, texte ramassé sur son mystère, et « vingt-huit bêtes », qui sont autant de miniatures fantasques, détachées du papier blanc, mais habitées d’une étrange « vie intérieure ». Oiseaux, poissons, crustacés et mammifères, pareils aux divinités orientales, ont accédé à la sainteté loufoque des corps transparents et au grouillement kaléidoscopique de la baleine Jonas (sa cousine fait une apparition). Mais cette drôle de ménagerie ne se contente pas de défiler devant nos yeux attendris ou amusés, elle s’ouvre, chambre d’échos, à la poésie de Marie NDiaye. Les plus beaux chants d’amour ne sont pas nécessairement tristes. Le sien s’animalise secrètement par petites touches et subtils déplacements de mots répétés. N’était-ce qu’un songe ? Aux bêtes que nous sommes de le dire (Marie NDiaye et Dominique Zehrfuss, Vingt-huit bêtes ; un chant d’amour, Gallimard, 18,50€). SG