GLOBALE VISION

Paths to Modernity vient d’ouvrir ses portes à Shanghai et le succès ne s’est pas fait attendre. Il promet d’être historique… Les vastes espaces du MAP (Museum of Art Pudong), dessinés par Jean Nouvel, ont déjà accueilli des milliers de visiteurs. Et comme le public chinois n’est pas blasé, ni bruyant, il manifeste en silence son enthousiasme à la vue de la centaine d’œuvres rassemblées et orchestrées autour d’insignes chefs-d’œuvre, des Glaneuses de Millet au Plaisir de Bonnard. Le titre et son pluriel disent bien que la modernité dont il s’agit ne se confond pas avec le modernisme du XXe siècle et ses détestables œillères. Saisir un moment, les années 1840-1910, et non un mouvement, l’impressionnisme par exemple, telle est l’offre. A Manet, Degas ou Monet aurait pu se borner le paysage parcouru. Mais une exposition d’art français loin de ses frontières ne saurait se plier aux dogmes d’un autre âge. Il leur a été préférée une approche globale, et apte à manifester les interférences et les rencontres oubliées entre les générations et les esthétiques apparemment contraires. Maîtres et élèves se retrouvent, les amis séparés se réconcilient, la mémoire des grandes œuvres se rend sensible au regard par les échos de l’accrochage, et Millet, pour ne prendre qu’un exemple, se devine derrière Bastien-Lepage, Monet, le Gauguin de Pont-Aven, le Van Gogh d’Arles, voire le Signac de Saint-Tropez. C’est peut-être la première fois, depuis les années de sa préfiguration, qu’Orsay se donne pour objet d’une exposition de pareille ampleur. Le partenariat du MAP l’a rendu possible et il faut s’en féliciter à l’heure où l’institution muséale, en son ensemble, est sujette à de nouvelles pressions. Sûre d’elle, l’opinion éclairée réclame un dépoussiérage de nos vieux musées « élitistes » et coupés du réel : le sociétal, panacée de tous nos maux, est érigé en remède de l’érudition clivante et du beau discriminatoire. Lieu d’admiration, de transmission, de connaissance, les temples du génie se voient intimer l’ordre de se muer en espaces de dialogue, de réconfort, d’empathie. Le premier Orsay, voilà près d’un demi-siècle, se voulait investi d’un autre message, et porteur d’une utopie plus raisonnable. L’un et l’autre revivent à Shanghai, où les œuvres sont situées et les contraires réinterrogés. D’un côté, le socio-politique comme cadre ; de l’autre, la croisée des parallèles comme horizon. Gérôme et Cabanel, comme on ne les a jamais vus, ouvrent le bal, les Nabis, en pleine mutation vers 1900, le referment après une série de chats goguenards. Des uns aux autres, l’Histoire a fait son chemin, jamais à sens unique. Le réalisme de 1848 en fut l’une des boussoles.

De Courbet, il faut tout attendre, pensait Proudhon. Qu’aurait-il pensé, le socialiste chaste, de cette correspondance « cochonne », plus que pornographique (les mots sont préférés à l’action), cochonne puisque ses auteurs la qualifient ainsi ? Jean-Jacques Fernier, en 1991, non content d’exposer pour la première fois L’Origine du monde et son merveilleux cache (bijou de Masson peint pour Lacan), livrait les premières bribes du « roman de Mathilde », du prénom d’une intrigante, « rouleuse d’hommes en vogue », qui échangea une centaine de missives érectiles, entre novembre 1872 et mai 1873, avec le maître d’Ornans. De cette romance salée et épistolaire, Courbet parle alors à Castagnary, peu porté sur la galanterie. Cette « correspondance frénétique », selon sa formule innocente, dormait en grande partie à la bibliothèque de Besançon. On l’y avait déposée autour de 1920, et condamnée à l’Enfer des écrits délictueux. Cas classique, des chercheurs remirent la main récemment dessus en traquant autre chose. Transcriptions et annotations composent un indispensable volume, refuge et chaudron des fantasmes les plus débridés, sorte de Sodome et Gomorrhe en version crue, voire campagnarde. Familière de ce genre d’escroqueries, et sans doute de chantage (il sera étouffé par l’entourage du peintre), Mathilde fait les premiers pas sur le mode victimaire : une femme malheureuse s’épanche sur l’épaule du communard génial, cassé par les conseils de guerre, la prison et la presse. Le gros Gustave mord à l’hameçon et Mathilde, objet de ses rêves, se transforme vite en objet de ses désirs. Tout y passe, franchement contés, des poils pubiens à la taille de leurs sexes, des « douces privautés », comme dit Molière, aux secrets trésors de l’intimité féminine. La gauloiserie appelant la gauloiserie, Courbet se remémore et narre les bonnes aventures de sa jeunesse. Ses biographes n’ont pas parlé de sa sexualité, nous voilà servis. Se pourrait-il que cette explosion scabreuse, teintée ici et là d’élans fleur bleue, dénotât une virilité mal assurée, se demande Petra Chu, l’éditrice de la correspondance générale, qu’avait épaulée en son temps le regretté Loïc Chotard ? Quoi qu’il en soit, ces lettres retrouvées n’ont pas fini d’agiter les experts. Elles fournissent maints éléments propres à analyser la sexualité inhérente aux tableaux, du virilisme au saphisme, du gracieux au brutal. Les lettres de Gustave sont celles d’un lecteur de Baudelaire, ce que la présente édition aurait pu gloser, de même que la référence à Poulet-Malassis sous la plume de Mathilde. Je ne partage pas non plus l’analyse de L’Origine du monde où Du Camp avait raison de sentir une sorte de mise en scène du fantasme fusionnel con amore, plus que l’intrusion voyeuriste des photographies vendues sous le manteau. Mathilde, du reste, parle très bien de l’imagination et du piment qu’elle donnera à leurs futurs ébats. Son impatience, en partie jouée, croît de lettre en lettre. A l’inverse, plus étonnantes, mais peu relevées, sont les raisons que Courbet allègue devant les appels de Mathilde à le rejoindre. Se dérobant à tout rendez-vous, il répète ainsi à sa « petite Vénus » que les préliminaires valent mieux que la « réalité ennemie ». On se pince. Est-ce le réaliste en chef qui parle ? Gautier n’avait-il pas raison de le taxer Courbet de « maniériste du laid », manière amusante de signaler ses folies libidineuses, mentales, et ses obsessions anatomiques, hors nature?

Comme Orsay, la Fondation des Treilles aime à penser la littérature et la peinture sous leur lumière commune, l’une à partir de l’autre, ce qui permet de respecter la spécificité des langages par-delà les parentés de forme et d’esprit. Sa riche archive, abondée par celle de la Fondation Catherine Gide, est essentielle à la compréhension du milieu de la N.R.F. et du choix de ses fondateurs en matière d’arts visuels. Malgré sa fidélité à Maurice Denis, nous savions André Gide très proche de Maria et Theo van Rysselberghe, le rôle de Madame auprès de l’écrivain dépassant assez vite celle de l’assistante. L’auteur des célèbres Cahiers fut un témoin et une confidente sans équivalent. A côté de la « Petite Dame » et ses écarts saphiques, il y eut donc son mari, le peintre néo-impressionniste, exigeant toujours plus de lui-même, auquel elle donna une fille, Elisabeth. Future épouse de Pierre Herbart, elle fut peut-être la seule passion féminine de Gide. Une autre fille devait naître de leur brève et si peu orthodoxe relation. A la naissance de Catherine, en avril 1923, la belle amitié qui liait Gide et Théo van Rysselberghe achève de se ternir. Tout avait commencé, vingt-cinq ans plus tôt, de la meilleure façon du monde. L’éclairage qu’apporte leur correspondance inédite change profondément ce qui se disait d’eux et de la place qu’occupa le pointillisme dans les cercles littéraires du tournant 1900. Il est très significatif que le poète mallarméen Francis Vielé-Griffin, dont Théo a portraituré la femme dès 1895, ait joué le rôle d’intercesseur. En effet, les émules de Seurat et Signac cultivent un mélange de rationalisme et de symbolisme qui les distinguent des autres acteurs de la fin-de-siècle. On y ajoutera une dose d’anarchisme qui, pour être de salon, plus que d’insurrection, n’en était pas moins sincère et de portée durable. Mariés en 1889, les Van Rysselberghe quittent Bruxelles en 1898. Paris leur est déjà, en partie, acquis ; la relance de L’Ermitage, une de ces revues libre-penseuses alors florissantes, fera le reste. Le couple, de surcroît, fréquente Verhaeren, très apprécié alors des deux côtés de la frontière. C’est l’époque où le poète aux longues moustaches fait les yeux doux à la peinture claire de Théo, « vie choisie qu’il montre sous ses aspects de santé et de beauté ». Henri Ghéon embraye, quelques mois plus tard, lors du fameux bilan qu’abrite Durand-Ruel au début de 1899 : « on comprend jusqu’à quelle solidité peut atteindre, bien employé, un procédé qui semble fait pour de fugaces notations. » Les 463 pages du présent volume fourmillent d’échos savoureux, et des habitués que réunissent rituellement Maria et Théo. Musique, lectures, peintures, voire lecture dans la peinture, ainsi que le célèbre tableau de Gand, en 1903, l’atteste. Verhaeren et Gide y occupent le centre, Fénéon brille en marge, le peintre Cross s’y trouve représenté aussi. L’auteur de La Porte étroite, grâce à ses amis belges, faisait table faste. A la mort de Théo, durant l’hiver 1926, Jean Paulhan confiera à Maria qu’il ne séparait pas son défunt mari « d’une sorte de légende ». Celle d’un âge d’or des lettres et des arts. Stéphane Guégan

*Gustave Courbet, Correspondance avec Mathilde, Ludovic Carrez, Pierre-Emmanuel Guilleray, Bérénice Hartwig et Laurence Madeline (éd.), préface de Petra Chu, Gallimard, 22€ / Théo van Rysselberghe, Correspondance avec André Gide et les siens (1899-1926), Les inédits de la Fondation des Treilles, édition établie, présentée et annotée par Pierre Masson et Peter Schnyder, Les Cahiers de la NRF / Gallimard, 23€. Signalons aussi le catalogue d’exposition dirigé par Phillip Dennis Cate, grand connaisseur de l’art fin-de-siècle, Paris Bruxelles. 1880-1914. Effervescence des visions artistiques, Palais Lumière Evian / In Fine, 39€, avec ce cher Bottini en couverture. Outre la qualité des collaborations et la diversité des approches (du japonisme à la caricature), c’est le corpus même des œuvres qui retient, toutes issues d’une collection privée, avec ses limites naturelles et ses nombreuses surprises. Toute exposition doit surprendre.

DEUX GÉNIES DU TERRAIN

Ils ont la peau dure et le verbe célinien les damnés de Cayenne au début des années folles. C’est même la seule richesse possible là-bas, leur peau et leur poésie. Aussi s’ornent-ils de tatouages à fonctionnement codé. Certains se payent la tête des marchands de bonheur en trois coups : « Le Passé m’a trompé, / Le Présent me tourmente, / L’Avenir m’épouvante. » Un ancien curé, qui a sauvé sa tête, s’est marqué au cou : « Amen ».  Albert Londres, ennemi juré de l’injustice, fut le Victor Hugo de ces misérables-là. Poète avorté, il s’est vengé de la muse en poussant la littérature au cœur du reportage. Au bagne résiste au temps, comme les vrais chefs-d’œuvre. Livre cruel envers la machine à broyer les hommes, il tire des sursitaires de Guyane le peu qui reste d’humanité en régime carcéral, quand s’efface l’horizon derrière les barreaux. La plupart des détenus, en effet, étaient assignés à résidence après avoir purgé des peines rarement proportionnées aux délits. C’est que les besoins de la colonisation priment depuis Napoléon III. Chaque tentative d’évasion vous fait plonger davantage. En 1923, pour le Petit parisien, moins centre gauche que son « reporteur », Londres ouvre les yeux à ses abonnés, qui se bercent de l’illusion d’une relégation trop laxiste des voyous et des détenus politiques. Londres découvre aussi que l’espace de la Loi y échappe, que l’immoralité et l’administration règnent sans contrôle. Le livre né de ses articles choquera sans mettre fin à l’Enfer. Il se referme sur une lettre terrible à Sarraut, alors ministre des colonies. Pour donner plus de poids aux mots, Londres rapporta des photographies, restées inédites. La nouvelle édition et son appareil critique les intègrent enfin. Le Papillon de Franklin James Schaffner n’est plus très loin. SG / Albert Londres, Au bagne, édition de Philippe Collin, postface de Bernard Cahier, Mercure de France / Le Temps retrouvé, 12€.

S’étant rendu aux îles du Salut, au large de Cayenne, archipel où s’entassaient les enterrés vivants, le Londres d’Au bagne se heurte à une cellule, celle de Dieudonné (cela ne s’invente pas), un sympathisant de « la bande à Bonnot » dont la justice, faute de grive, fit son merle à plumes bien noires. Le journaliste comprend vite qu’il y a erreur sur la marchandise, cet ébéniste, lecteur de Stirner et Nietzsche, ressemble peu à un tueur et encore moins à un lanceur de bombes. A la suite de cette rencontre qui l’a ému, Londres se multiplie en démarches. La révision du procès devient sa croix. C’est son « affaire Dreyfus », qui avait connu l’île du Diable… Cayenne, toujours. Mais Dieudonné ne sera pas entendu de la France qu’il s’obstine à vouloir ré-épouser. En attendant la grâce, il se fait la belle. Le Brésil est à deux pas… C’est à Rio que Londres, toujours missionnaire pour le compte du Petit Parisien, le localise en 1927. Quatre ans ont passé. Dieudonné en a 43. Il se livre au journaliste, raconte son évasion, du pur Jules Verne avec passeurs, rebondissements et belle Chinoise. Il faut lire L’Homme qui s’évada pour le croire. L’anarchie ne fut pas que tueries aveugles et extrémisme absurde. Elle donnait aussi des ailes à l’espoir déçu. En repartant, Londres emporte l’évadé après avoir emporté la grâce présidentielle. Conférence de presse à la gare de Lyon. Dieudonné avait pris cette fois le bon train. SG / Albert Londres, L’Homme qui s’évada, Arléa, 9€. Du même, lire impérativement aussi Dante n’avait rien vu : Biribi, Arléa, 10€. Autre monde, autres bagnes. Nous sommes en Afrique du Nord, mais la clientèle à collier de fer reste française. Maroc, Algérie, Tunisie, soit la sainte trinité des pénitenciers militaires, et le reflux des conseils de guerre que Drieu a vu fonctionner aux Dardanelles en 1915. De quoi enflammer Londres et sa haine des dénis de justice. Biribi, c’est le nom faussement riant de cet enfer… dantesque.

Peut-être son meilleur livre avec Les Cerfs-volants, car sa plus grande réussite dans le symbolisme involontaire et la polyphonie des consciences : en cela, Les Racines du ciel, Goncourt 1956, hissent Romain Gary, adepte de Conrad et de Dostoïevski, parmi les maîtres du premier XXe siècle, de Proust à Drieu. A la parution du livre sous sa couverture originale (une sorte de Rothko avec bande centrale d’éléphants), et surtout à l’annonce de sa victoire sur L’Emploi du temps de Butor, la double désapprobation des ténors du Nouveau roman (Nadeau) et du roman décolonial (la presse communiste) n’est guère surprenante. En 1980, à la faveur d’un de ces regards en arrière qu’il affectionnait, Gary s’épingla la médaille (il ne les détestait pas) du premier auteur à avoir écrit un roman écologiste, et écornait l’époque, les années 50 justement, où le mot et la chose n’éveillaient rien dans les dîners en ville. La « protection de la nature » ne devient une cause militante qu’à partir des années 60-70. Comme les éléphants qu’il aimait, et dont la vitesse de déplacement lui semblait une image adéquate d’un vitalisme venu de la nuit des temps, Gary arrive trop tôt, explique Igor Krtolica, en tête du bel essai, nourri de références littéraires, cinématographiques et philosophiques, que Les Racines du ciel lui ont inspiré. Erreur de montre, mais erreur tout aussi bien de mode. La cause de l’environnement s’appuie moins volontiers sur le littéraire que sur la parole scientifique. En outre, le refus de l’énonciation univoque se double d’une fascination de la vie sauvage qui sentirait son homme blanc. Tout faux, en somme. Où Nadeau est-il allé chercher, sinon dans sa duplicité militante ou le vide des romanciers du rien réifié, que Gary pratiquait le « sermon en images » ? Amochés par la guerre et ce qu’elle a tué de l’homme en l’homme, les contre-héros des Racines ont tendance, certes, à interroger un ciel devenu presque orphelin. Les curés que Gary avait vus se battre restaient dans sa mémoire intacte de tout anticléricalisme (autre passion des modernes). Nous aimons déconstruire, lui cherchait les voies capables de rebâtir après 39-45, après la shoah, après Hiroshima, après la Corée… Comme l’écrit avec drôlerie et justesse Krtolica, le travail du deuil n’est remplacé par le travail du rire qu’en raison de l’ironie dont Romain Gary sait les vertus. La dérision et le simple sourire à la vie habitent cet écrivain que la mythologie gaulliste a privé de son franciscanisme moins clivant qu’il se dit. Un dernier conseil, puisque Krtolica aime le cinéma et en parle bien : revoir le film de John Huston (1958), adapté du roman, que Gary traitait à tort de « navet » (ne serait-ce que pour la prestation d’Errol Flynn et de Juliette Greco) avant de lui comparer Hatari ! (1962), où le vieil Hawks, dès le long plan-séquence silencieux qui l’ouvre, produit un geste comparable à l’humanisme blessé de Gary, si typique de notre monde abîmé.  SG / Igor Krtolica, Romain Gary. De l’humanisme à l’écologie, Gallimard, 19,50€. Du même Gary, lire aussi Johnnie Cœur, Gallimard, Folio Théâtre, 8,50€. Rions encore, puisque l’humour sert l’amour du vrai, avec cette pièce de 1961 qui met en scène une fausse grève de la faim et les dérives de l’humanitarisme dès que les moyens (les mass-médias, l’ivresse de la célébrité) dévoient ses causes. Après l’ère de la compassion, l’ère de la confusion débutait : certains chefs d’Etat en sont aujourd’hui les complices lamentables.

DEUX MAÎTRES RELEVÉS

Il y a un demi-siècle exactement, l’exposition de Frederick Cummings, Pierre Rosenberg et Robert Rosenblum, De David à Delacroix, offrait un panorama de la peinture française des années 1774-1830 qui n’a jamais été renouvelé. Ses apports mériteraient un livre, n’en mentionnons que deux. Les tableaux réunis au Grand Palais et à Detroit, en 1974, invalidaient enfin l’idée que la rupture davidienne suffisait à expliquer et épuiser ce tournant vertigineux, sur fond d’impermanence et de violences politiques. Il était soudain possible d’apprécier autour des grands tableaux d’histoire, des Horaces à la Liberté guidant le peuple, socle de la mémoire collective, une moisson de portraits, paysages, scènes de genres, transpositions littéraires et inventions inclassables, autant d’indices que la vieille hiérarchie des genres, en vacillant, ouvrait aux œuvres d’imagination une carrière aussi nouvelle que la société postrévolutionnaire, et aussi ouverte que le marché de l’art et la presse d’art redéfinis alors. Parmi les exhumations les plus curieuses que provoqua le désir de réécrire l’histoire de ce moment, deux tableaux mobilisèrent l’attention, la Mort d’Hyacinthe de Broc et le Dédale et Icare de Landon. L’un illustrait la quête primitive des Barbus, dissidents post-thermidoriens de l’atelier de David, épris d’une simplicité et d’une sentimentalité épurées, hors de toute rhétorique directe. Plus porcelainée, plus cinétique aussi, la petite toile de Landon aspirait au même type d’émotions insinuantes, et à une grâce androgyne que les critiques, lors du Salon de 1799, dirent racinienne. Landon, élève de Regnault comme Guérin, comme son ami Robert Lefebvre, aurait-il été le Barbu masqué de cet atelier rival, hostile aux davidiens, chercheur d’un idéal formel, et parfois politique, éloigné du peintre de Brutus et de Marat ? Landon, malgré les trouvailles et les études accumulées en cinquante ans, restait un mystère, sur lequel Katell Martineau lève enfin le voile, sans jamais nous faire peser la masse d’informations nouvelles que contient son étude. Ce n’était pas un mince sujet que le sien, car si Charles-Paul Landon (1760-1826) a peu peint, il a beaucoup écrit, il s’est même rendu digne de figurer au palmarès de la critique d’art française, telle qu’elle s’est développée et diversifiée au cours du premier quart du XIXe siècle. Force était donc de saisir cette personnalité intrigante, né au sein de la petite noblesse normande et appelé tôt à enseigner le dessin aux fils du comte d’Artois, entre le renouveau pictural qu’il incarne en son raphaélisme vaporeux, ses stratégies politiques et le Salon, où il met le pied dès 1791 et dont il se fit l’historien, aux côtés de maints collaborateurs, à partir de 1800. Le sous-titre de l’étude de Martineau, liée à l’aide précieuse de la Fondation Napoléon, ne saurait faire oublier que le meilleur de ses pinceaux, souvent léonardesques, s’est exposé au public entre la fin de la Constituante et la fin du Consulat, parenthèse magique dans l’histoire de notre peinture. Son Prix de Rome, en 1792, ne l’envoya pas à Rome où les Français, avant même la décapitation de Louis XVI, n’étaient plus désirés. Il n’en fut pas moins pensionné par le gouvernement révolutionnaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe de son destin de royaliste modéré, qui se serait contenté d’une monarchie parlementaire, à l’anglaise, mais épargnée par le sang de la Régénération sociale. SG / Katell Martineau, Charles-Paul Landon. Peintre et critique d’art, Mare § Martin, 45€.

Prix de Rome de sculpture en 1865, Louis-Ernest Barrias (1841-1905) n’a dû sa survie qu’à l’éblouissant chef-d’œuvre d’Orsay, La Nature se dévoilant devant la science, point d’orgue de l’Exposition universelle de 1900, métaphore transparente et effeuillage polychrome qui transcende la froideur de ses matériaux. Laura Bossi, en tête du catalogue des Origines du monde, lui a donné sa pleine signification. Il faut y lire avec elle ce « temps de la science » dont Barrias fut l’exact contemporain, d’une science « vue comme la plus haute forme de vérité accessible à l’homme ». Un siècle après, même les partisans acharnés du progrès en sont revenus. Et les Barrias d’aujourd’hui donnent corps à des pensées plus sombres, hélas accordées à la destruction méthodique du vivant et à l’illusion que les gourous de la technique tentent d’entretenir quant à leur pouvoir de sauver la planète par les moyens qui la tuent. Le dernier cri d’alarme de Philippe Bihoux (L’Insoutenable abondance, Gallimard, Tracts, 3,90€) fait mal et rappelle le Baudelaire en guerre contre le satanisme des prophètes de l’utile. Barrias aurait offert au poète maints sujets de réflexion, ses allégories se colorant souvent d’un pessimisme prometteur (chimères victorieuses, enfants étouffés par le fatum). Camille Orensanz a soigneusement reconstitué la carrière inouïe de cet infatigable défenseur du beau, et analysé, dans un second temps, ses principes esthétiques. Que ce qu’on nomme l’académisme par peur de ses « vérités » doive être aujourd’hui réexaminé se confirme de page en page. Son récit bien mené ressuscite l’ami d’Henri Regnault, foudroyé à Buzenval, l’auteur du Siège de Paris (dont Mantz vanta « l’accent moderne »), le créateur du michelangelesque Spartacus de 1872 (Barbey s’en dit atteint au cœur) et le père de tant de monuments à destins variables. C’est là un des points cruciaux. « Ce que c’est que la gloire ! », a-t-on envie d’écrire en paraphrasant Mirbeau, bête noire de Barrias… Le défenseur de Rodin était de ceux qui voulaient abattre la statuaire publique réfractaire à l’avant-garde. Ainsi Camille Mauclair, en 1919, appelle-t-il au déboulonnage du Victor Hugo de Barrias érigé en 1902. Aragon devait en pleurer la fonte par « les Fritz ». Mais est-il plus « glorieux » d’avoir « abattu » en 2020 le Victor Schoelcher de Cayenne au prétexte que le racialisme de l’abolitionniste nous paraît contradictoire ? Ne sommes-nous pas assez grands pour faire la part des choses et accepter, à l’occasion, leur dualité ? Déboulonner ne fait pas avancer le débat et le savoir, ça les crispe et finalement les vicie. Ma position (voir le catalogue du Modèle noir), à ce sujet, diffère de celle de l’auteur. Nul plus que Barrias, si fameux de son vivant, si invisibilisé désormais, avait besoin de son livre informé et réparateur ! SG / Camille Orensanz, Louis-Ernest Barrias. Entre académisme et naturalisme, Mare § Martin, 33€.

THÉÂTRE

Vient de paraître aux éditions SAMSA, 12 euros !

Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat,

David ou Terreur, j’écris ton nom

Homme d’argent et de pouvoir, David fut de toutes les révolutions, même les plus radicales ! Puisque le monde est une scène, voici le peintre de Marat sur le  théâtre de son action, entre Caravage et Bonaparte, Paris et Bruxelles.

RÉVOLUTION DANS LA RÉVOLUTION

Au sortir de l’Occupation, durant laquelle les autorités de la Résistance et de Vichy s’étaient disputé son nom, Victor Schœlcher, l’homme de l’émancipation des Noirs et de la continuité coloniale, pesait encore sur le débat, très inflammable, lié à l’avenir de l’empire. Dès juillet 1945, depuis sa Martinique natale, Aimé Césaire fêtait « le grand initiateur » et le décret historique d’avril 1848 par lequel l’esclavage avait été définitivement aboli. Dans la France d’alors, puis de Vincent Auriol, résonnait encore le discours que le général De Gaulle avait prononcé à Brazzaville en janvier 1944 : la politique d’assimilation restait la ligne du gouvernement. Possible et souhaitable en théorie, le transfert de souveraineté demandait du temps, il aboutit d’abord à des mesures administratives de poids. Mais l’époque exigeait des signes plus forts. Le centenaire de l’abolition de l’esclavage, en 1948, fournit cette occasion que saisirent aussi bien Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor que Gaston Monnerville. Suivra, en mai 1949, la panthéonisation  de Schœlcher… Le transfert de ses restes s’était préparé sous la IIIe République et trouva son premier symbole, sans surprise, parmi la statuomanie de l’époque. Le groupe sculpté qu’on inaugura en 1896, à Cayenne, devait lui-même être classé, en 1999, au titre des monuments historiques ! Plus près de nous, lors des cérémonies du 170eanniversaire de l’abolition de l’esclavage, le 27 avril 2018, la mémoire de Schœlcher a été justement citée en exemple.

Mais sommes-nous encore capables d’adhérer à l’œuvre de Louis-Ernest Barrias, bronze déclamatoire, érigé sur un vaste socle de pierre blanche? Cet hommage posthume de la IIIe République, si confiante alors en ses principes et sa puissance intégratrice, n’est-il pas frappé du discrédit où ont sombré sa rhétorique triomphaliste et l’hypocrisie néocoloniale dont elle serait le masque? Il est vrai que l’œuvre, conforme à la «thématique du don et de la dette» (Françoise Vergès), montre un Noir presque nu, les mains réunies sur le cœur, lançant un regard humide vers Schœlcher, en position dominante et le bras tendu, quant à lui, vers l’azur des transcendances laïques. La statue est de celles qui provoquent notre conscience malheureuse, notre culpabilité maladive, elle pose pourtant clairement l’appartenance politique en clef d’un destin commun. D’un autre côté, elle fait horreur à ceux qui en dénoncent le paternalisme trompeur. Rien, en effet, n’y rappelle l’impact instantané des révoltes d’esclaves, à Saint-Domingue et en Guadeloupe, dans le lent processus qui mène de 1789 à 1848. Et si l’allégorie de Barrias épouse parfaitement la ferveur abolitionniste de Schœlcher, elle cannibalise, au profit de la République et de ses héros, un phénomène historique autrement plus tortueux et complexe. Qui veut saisir ou rendre la vraie portée du décret d’avril 1848 ne peut plus faire l’économie, en effet, de ceux qu’Olivier Grenouilleau nomme les « prédécesseurs » de Schœlcher, ce digne héritier de l’abbé Grégoire.

Avec d’autres, tel Andrew S. Curran, Olivier Grenouilleau défend une nouvelle approche de l’histoire de l’esclavage et de l’abolitionnisme, nouvelle en ce qu’elle accepte l’apport contradictoire du siècle des Lumières et introduit d’autres critères que le strict politique dans l’analyse. Si l’esclavage, présent dès l’antiquité sur tous les continents, n’était jamais allé de soi, le projet abolitionniste fut l’une des nouveautés radicales de la fin du XVIIIe siècle, en France notamment. Corrigeant ce que l’historiographie anglo-saxonne tendait à minorer, Grenouilleau étudie cette « révolution méconnue », antérieure à l’autre, et ceux qui la rendirent possible en rejetant ou pas le régime monarchique. A travers « l’infâme trafic » de la traite, par-delà le scandale de l’esclavage au regard du « droit naturel », les apôtres de la liberté ne visaient pas tous la République qui nous délivrerait des « despotes ». Ce combat fut parfois d’essence morale, morale et chrétienne chez ceux qui restaient fidèles au double principe paulien de l’unicité de la famille humaine et de l’iniquité de traiter en animaux des créatures de Dieu, et donc douées d’âme et d’entendement. Il n’en reste pas moins que la marche de l’abolitionnisme s’enchevêtra très souvent aux aspirations réformistes du siècle. Le Montesquieu de L’Esprit des lois et le Voltaire de Candide firent sonner leur ironie tranchante avant que d’autres voix, Raynal et Jeaucourt, en appellent à la révolte des damnés et au surgissement d’un « Spartacus noir ». Le tournant des années 1770-1780, dont Diderot n’est pas le seul étendard, buta toutefois sur l’antagonisme des intérêts, la raison économique et le bilan exceptionnel du commerce triangulaire dont seuls les physiocrates dénonçaient la logique à courte vue, en plus d’être monstrueuse.

Les débats révolutionnaires, confrontés aux effets de leur propre dynamique et aux soulèvements effectifs des esclaves, furent ainsi empoisonnés par le poids écrasant des Antilles françaises dans le commerce extérieur du pays. Mais d’autres formes de résistance agirent, elles nous ramènent au cadre anthropologique où se pensèrent et la vision des Noirs et l’affranchissement des esclaves, décrété une première fois en février 1794 ! Elles ressortissent donc aux représentations qui guidèrent aussi bien le personnel des Lumières que les différentes assemblées post-révolutionnaires. Matière difficile, matière délicate, que le livre magistral d’Andrew S. Curran nous rend enfin intelligible ! Qu’en est-il, en effet, des Noirs eux-mêmes, de leur « espèce  » leur devenir ? Pour tenter d’y répondre, le XVIIIe siècle disposait de deux outils fascinants et dangereux, la littérature ethnographique, dite de voyage, et les sciences de la vie en plein essor. Or elles s’accordaient trop souvent à peindre le « nègre » de la façon la plus défavorable, l’animalisant, intelligence, morale et sexualité, et le condamnant à ne jamais pouvoir sortir de son infériorité raciale, produit de plusieurs siècles de dégénérescence. Il appartint surtout au discours scientifique de légitimer une telle vision du destin de l’humanité et de sa déchirure originelle.  En 1808, six ans après le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, l’abbé Grégoire pouvait écrire, rageur : « Ceux qui ont voulu déshériter les Nègres, ont appelé l’anatomie à leur secours. »

Avoir condamné l’esclavage, en réclamant sa réforme ou son abrogation, et s’être simultanément rallié à la théorie d’une évolution différentielle des «variétés de l’espèce humaine» (Buffon), c’est là un des grands paradoxes de l’abolitionnisme éclairé. De même que Montesquieu, le polygéniste Voltaire et Raynal lui-même, auquel Girodet rend hommage dans son portrait de Jean-Baptiste Belley (Versailles), la plupart des anti-esclavagistes du temps tiennent les « nègres » pour des êtres aux capacités réduites, du fait de leurs conditions d’existence ou de leur spécificité. On frisait la casuistique des partisans de la traite, convaincus que les Noirs étaient nés pour servir et que leur sort s’améliorait dans les fers, physiquement et spirituellement, puisque leurs maîtres les arrachaient aux violences, licences et rites fétichistes de leurs pays d’origine. Peu d’abolitionnistes avant le règne de Louis XVI ne défendirent le principe d’une égalité raciale, ou d’une perfectibilité des Noirs. Mais il y en eut et cela mérite d’être nettement souligné avec Andrew Curran. Car cette diversité d’opinions, peu reconnue aujourd’hui, engageait l’avenir, y compris celui des arts et de la littérature, et pas seulement Les Etudes de la nature de Bernardin de Saint-Pierre dont Girodet fut un lecteur attentif. Alors qu’Helvétius et Jaucourt ont franchi « le pas de l’antiesclavagisme à l’abolitionnisme » (Jean Ehrard), Louis-Sébastien Mercier fait paraître, en 1770, L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais, où résonnent déjà les mouvements insurrectionnels à venir… Un passage du roman frappe même par une sorte de prémonition de ce que l’île de Saint-Domingue allait connaître vingt ans plus tard. S’y lit l’étrange description d’un monument commémoratif très différent de celui de Barrias, il exalte la bravoure de l’esclave et le pardon des pays responsables de ses malheurs : « Je sortais de cette place, lorsque vers la droite j’aperçus sur un magnifique piédestal un nègre, la tête nue, le bras tendu, l’œil fier, l’attitude noble, imposante. Autour de lui étaient les débris de vingt sceptres. A ses pieds, on lisait ces mots : Au vengeur du nouveau monde ! » Cette vision plus positive des « nègres » sera le crédo de la fameuse Société des Amis des Noirs, née en 1788, et qui accueille en ses rangs Brissot, Mirabeau, l’abbé Grégoire, Condorcet, Lafayette et d’autres adeptes d’une sortie définitive, mais progressive, de l’esclavage. On sait l’importance qu’eut ce groupe de pression sur les premières mesures de l’Assemblée constituante en faveur de colonies que 1789 avait mises en mouvement. Les brissotins éliminés par Robespierre, le camp girondin fut accusé d’avoir allumé les révoltes caribéennes et provoqué la perte de Saint-Domingue. L’instauration de la Terreur aurait pu mettre fin à l’action de la Société des Amis des Noirs. Il n’en fut rien malgré les besoins d’un pays en guerre, à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières, et la contre-offensive des colons. Lucide en ce qu’il entérinait la façon dont les insurgés de Saint-Domingue avaient chassé les Anglais de l’île, le décret d’abolition de février 1794 respirait l’idéal émancipateur de l’an I (Michel Dorigny). Il n’était pas que stratégie et circonstances.

Stéphane Guégan

*Olivier Grenouilleau, La Révolution abolitionniste, Gallimard, 2017, 24,50€ (du même auteur, on lira, autre tentative réussie d’histoire mondiale, Les Traites négrières, Gallimard, 2004, disponible en Folio Histoire, 2006, 12,99 € ; sa couverture fait subir au célèbre tableau de Théodore Chassériau, métisse de Saint-Domingue, un quart de tour significatif, puisqu’il convertit la chute de l’éphèbe noir, image du démon repoussé par le Christ, en symbole de l’esclave affranchi) // Andrew S. Curran, L’Anatomie de la noirceur. Science et esclavage à l’Âge des Lumières, traduction de Patrick Graille, Classiques Garnier, 2018, 32€. Signalons, de plus, la parution du livre testamentaire du regretté Alain Testart, L’Institution de l’esclavage, Gallimard, 2018, 27€, reprise complétée d’un précédent ouvrage qui malmenait déjà les idées reçues, nombreuses, on le sait, en ce qu’elles touchent à un sujet plus propice aux émotions qu’à « l’exercice de la raison » et au respect des faits. Rien ne faisait peur à cet anthropologue au savoir panoptique, l’un de nos meilleurs connaisseurs de la préhistoire. Il ne sera pas/plus dit, entre autres fausses évidences, que l’esclavage, ce fléau universel, était pire en Europe qu’ailleurs en raison d’on ne sait quel suprémacisme blanc déjà généralisé. Stéphane Perrier (La France au miroir de l’immigration, Gallimard/Le Débat, 2017) réserve une part de son brillant essai, primé depuis peu, au poids de l’esclavage dans ce qu’il appelle une « compréhension appauvrie de l’histoire » et la culpabilisation exclusive du passé européen. On lira enfin de Michel Dorigny, grand expert du domaine, Les Abolitions de l’esclavage, Que sais-je?, 2018, 9€.

Un(e) autre ami(e) des Noirs // « Ô, Olympe ! Que de crimes en ton nom ! » Je me permets de paraphraser le mot sublime que Madame Rolland adressa à la statue de la Liberté qui jouxtait la guillotine, place de la Révolution, le 8 novembre 1793. Cinq jours plus tôt, Olympe de Gouges avait perdu la tête dans les mêmes circonstances, immolée à la Terreur dont elle fut l’une des adversaires les plus précoces et les plus tenaces. La chute de ses amis brissotins, au lieu de la tétaniser, galvanisa cette ennemie déclarée de Robespierre, qu’elle dit « sans génie, sans âme », et « prêt à sacrifier la Nation entière pour parvenir à la dictature ». Sa décapitation sert généralement à noircir la misogynie du personnel révolutionnaire et à disqualifier le bilan des républicains en matière de législation publique et privée. Du côté des complaisances médiatiques, cela donne : « dans la Révolution française, les grands hommes ont été des femmes » (Michel Onfray, 2016). C’est mal connaître son sujet, dirait Mona Ozouf, c’est aussi oublier l’espace que les patriotes du beau sexe surent s’ouvrir au sein de la parole politique, avec la complicité de certains hommes, à la veille et durant la Révolution… Fermement inscrit dans la pensée féministe et la pensée du féminin du moment, le livre très entraînant de Michel Faucheux n’en oublie pas les autres titres d’Olympe de Gouges à notre admiration. Le romanesque s’attache à elle dès la naissance, car cette native de Montauban, fruit de l’adultère à particules, argua jusqu’au bout de ses origines aristocratiques en les associant à son audace de plume, théâtres et libelles, et son goût libertin des plaisirs, mari et amants.

Au-delà du cercle littéraire qu’il décrit bien (Louis-Sébastien Mercier, etc.), Michel Faucheux aurait pu s’attarder davantage sur ses pièces, qu’on aimerait mieux situer parmi le répertoire pléthorique de l’époque. Ses difficultés avec Beaumarchais, qu’elle défie en donnant une suite au Mariage de Figaro, et ses vifs démêlés avec la Comédie Française du temps ne sont pas tout. On apprend toutefois qu’Olympe a jeté sur les planches sa passion anti-esclavagiste dès 1785, trois ans avant de rejoindre la Société des Amis des Noirs du cher Brissot. Puisque le théâtre est devenu le diapason d’une Histoire qui est désormais à faire, et d’une « liberté qui s’invente » (Starobinski), les amours contrariées de deux esclaves, Zamore et Mirza, affrontent les feux de la rampe afin d’en éclairer l’horreur aveuglante de la traite. Mais la pièce ne fut jouée qu’en décembre 1789, et celle qui tint le rôle de Mirza n’était autre qu’une jeune débutante, Julie Candeille, future « tendre amie » de ce Girodet dont on connaît les accointances abolitionnistes (il affuble Belley, dans le sublime tableau de 1798, de la boucle d’oreille de Brissot !). Rebaptisée L’Esclavage des Nègres, Zamore et Mirza deviendra L’Esclavage des Noirs en 1792, reformulation qui fait écho à la révolte des esclaves de Saint-Domingue. La fille naturelle de Lefranc de Pompignan, restée fidèle à la monarchie constitutionnelle, parce que conforme au droit naturel des sujets modernes, n’a pas déchu. Ce serait humilier son œuvre et son destin, qui en est la part la plus étonnante, que les enterrer sous quelques slogans expéditifs, ce que ce livre se garde bien de faire. SG // Michel Faucheux, Olympe de Gouges, Folio biographies, Gallimard, 8,90€.