MUNDUS MULIEBRIS

C’est le titre baudelairien que Marc Fumaroli a donné à son bel essai sur Vigée Le Brun, où l’éloge du féminin récuse tout anachronisme féministe. Des femmes, de la fièvre qu’elles embrasent et embrassent, il est question dans Fragonard amoureux. Un bonbon, disent les uns. Un bijou, disent les autres. L’exposition du Luxembourg est surtout un chef-d’œuvre. « Vouloir fuir l’Amour, c’est une entreprise inutile », pensaient les Anciens. Sagesse confirmée.

affiche_fragonardLes frères Goncourt, ces réveilleurs du rococo à la suite de Gautier et Baudelaire, voyaient en Frago le « Chérubin de la peinture érotique ». Volage ne pouvait être que l’homme auquel on doit tant d’images lascives, plus suggestives pourtant que littérales… Volage et donc plus soucieux d’inspirer le désir sexuel que d’en explorer les variantes, les jeux, les limites et la troublante impureté, aux confins du plaisir et du sentiment, du corps et du cœur. Volage et donc moins porté sur les romans et les idées de son temps que sur les profits de sa petite entreprise. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Le premier mérite de l’exposition de Guillaume Faroult, et de son époustouflant catalogue (chose rare, désormais), est de rendre Fragonard à lui-même, de nous le montrer parmi les artistes qui orientèrent ses choix et au plus près d’un milieu d’amateurs, écrivains et intellectuels que le mouvement des Lumières entraîne sans les enfermer dans une morale trop rigoureuse. Le sensualisme du temps les guide plus que l’obsession de durcir les mœurs. Il s’en faut que les amis de « la philosophie » aient tous souhaité la purger des bas instincts du libertinage aristocratique… Comme la Révolution, selon un mot célèbre, le XVIIIème siècle est un bloc, qui chercha longtemps un équilibre possible entre la libération des sens, les valeurs familiales et le ciment social à réinventer. Fragonard fut le peintre de cette heureuse ambiguïté, passant du tendre au scabreux, des caresses au viol, des soupirs aux pâmoisons, et même du libertinage le plus affiché aux bonheurs domestiques les plus innocents, avec un naturel confondant. « Quel homme ! », se dit-on à chaque étape de la merveilleuse démonstration du Luxembourg. Après 1789, David le fera nommer au Louvre. Il résumait donc son époque.

jean-honore-fragonard-cephale-et-procrisBien qu’elle assiste au triomphe de l’imprimé et que Fragonard ait puisé à l’illustration des livres lestes, cette époque n’est pas que de papier, elle emprunte d’abord ses couleurs et ses ardeurs nouvelles à Watteau, Chardin, Boucher, Coypel et Van Loo. Notre peintre, avant de se frotter à l’Italie et notamment au grand souffle baroque, a vite appris, au point d’étonner ses maîtres et de nous étonner encore. Il est Prix de Rome à 20 ans. A moins de 30, peindre la Psyché de Londres, et son adorable poitrine, n’est pas donné à tous ces jeunes provinciaux (il vient de Grasse l’odorante) en quête d’une position capitale. L’Aurore triomphant de la Nuit (Boston) est à se damner… Avant 1756 et le départ pour Rome, toute une cohorte de bergères, d’allégories bien incarnées, et déjà d’amants en doux colloques, disent le bonheur d’une jeunesse un peu folle. La pâte est crémeuse, le coloris printanier, les seins palpitent, les accessoires parlent sotto voce. La liberté des cœurs faisant loi, l’ombre du saphisme rode ici et là, bien que la possibilité de l’inversion se borne souvent à offrir aux amants un fantasme de plus. Mais l’un des chefs-d’œuvre de cette période, le Céphale et Procris d’Angers souffle le désarroi sur le jardin des délices. Et Le Baiser gagné (Met), peint à Rome, confirme une aptitude à nous confronter à de complexes situations psychologiques.

NUfragchemiseLa fadeur des béatitudes de convention ne l’a jamais effleuré, comme l’atteste l’œuvre du « retour », qu’il s’agisse de La Gimblette absente (la gravure de Charles Bertony n’aurait pas été de trop), du Lever Resnick très Picabia ou de la Chemise enlevée (qui nous rappelle qu’Olympia, si tributaire de Titien, doit sa literie blanche et froissée à Frago). Un artiste très oublié aujourd’hui, et dont Faroult restaure l’ascendant, pèse alors sur les destinées du genre érotique : Pierre-Antoine Baudouin, gendre de Boucher depuis 1758, s’empare de la scène au cours des années 1760 et fréquente Fragonard (leurs collections témoignent d’échanges peu glosés jusque-là). L’ère des gazes a cessé, Baudouin peint la chose. Giulio Romano et Agostino Carracci sont ses pères. Frago suit le mouvement et se fait moins allusif. L’Escarpolette de la Wallace collection et les panneaux de Louveciennes, deux sommets inamovibles du génie français, frondent moins le rousseauisme ambiant qu’ils n’annoncent la secrète gravité des Liaisons dangereuses. Plus bouleversant encore, Le Verrou se referme à la fois sur le boudoir des ébats brusqués et la pomme de l’interdit jamais levé. L’érotisme, lorsqu’il se libère de la faute, s’expose au facile voyeurisme. Et Fragonard, le sachant, ne réduit jamais la femme à un simple objet de consommation expéditive, au rebours de ce que peuvent en dire les tenantes du nouveau féminisme. Chacune de ses grandes inventions oblige le spectateur à s’exposer à la vérité de ses fantasmes et à quitter la position dominante qu’assigne le roman libertin à son lecteur. Fragonard était donc armé pour affronter le tournant « grec » des années 1770-80 (on vient, scoop, de retrouver son anthologie de la poésie amoureuse de l’antiquité, avec un « envoi » de Massard, le graveur de Greuze). Le Vœu à l’amour, La Fontaine d’amour et Le Sacrifice de la rose font le voyage de Corinthe dans une sorte de nuit rembranesque très électrique. A la veille de la Révolution, Fragonard n’accuse ni retard, ni regret.

Stéphane Guégan

*Fragonard amoureux. Galant et libertin, Musée du Luxembourg, jusqu’au 24 janvier 2016. Catalogue indispensable, tant il est « écrit » et informé, sous la direction de Guillaume Faroult avec les contributions de Pierre Rosenberg, de l’Académie française (on lui doit, entre autres choses, l’achat controversé du génialissime Verrou en 1974), Marie-Anne Dupuy-Vachey, Mary D. Sheriff, Michel Delon et Juliette Trey, RMN/ Musée du Luxembourg-Sénat, 39€.

9782711862788FSLe Petit Dictionnaire Fragonard en 16 plaisirs de Jean-Marie Goulemot nous ouvre les portes du libertinage visuel de l’artiste sans enfoncer celles de la banalité égrillarde ou de la moralisatrice théorie du genre. L’auteur de Ces livres qu’on ne lit que d’une main (1994), admirable analyse du roman pornographique du XVIIIe siècle, sait qu’il ne faut pas confondre sensualité et sexualité, implicite et explicite en matière d’image et d’incitation rétinienne. Il n’ignore pas, à l’inverse, ce que la peinture et la littérature des années 1750-1780 s’empruntent par besoin de mobiliser le corps et l’imaginaire de leur public, le roman multipliant les tableaux à voir, et la peinture les amorces de récit. Merveilleusement écrit, ce viatique de poche s’intéresse donc aux ruses fragonardiennes, à sa façon d’en dire plus qu’il n’en montre. Le peintre procède par ellipses, équivoques et ambiguïtés quand Baudoin exhibe des sexes en action, des mains qui se perdent, des cuisses qui s’ouvrent. Peu de nus chez Fragonard, mais combien de tableaux et de dessins emportés par le dévoilement, l’effraction, les fausses résistances ! L’acmé du plaisir l’intéresse moins que « la tension du désir ». SG

product_9782070105595_195x320En 1987, alors que Pierre Rosenberg fête Fragonard de manière inoubliable au Grand Palais, Philippe Sollers publie un court essai conforme en tout, Eros et verve, au virage qu’a marqué, quatre ans plus tôt, Femmes. Dès la première page, l’intuition que cette peinture pense, autant qu’elle dépense, éclate en une formule d’avenir : « Il est temps de faire de Fragonard un peintre profond. » Les récentes études lui ont donné raison, non sans avoir débaptisé les supposés portraits de Diderot et de La Guimard, sur lesquels s’appuyait Sollers. Si la référence des illustrations aurait pu en tenir compte, le texte n’en souffre pas. Sa musique, du Vivaldi, évidemment, traduit le lyrisme du peintre au bon tempo, et son ancrage littéraire. Fragonard, nous dit Sollers, s’autorise toutes les libertés à l’intérieur de sa science de grand conteur, à l’instar de Manet et Picasso, deux de ses héritiers directs et déférents. SG

Vigée fêtée // Une pluie de livres, mais une pluie d’or, est venue saluer l’exposition Vigée Le Brun, à laquelle je suis trop lié pour dire le bien qu’il faut en penser. La palme, de loin, revient à Marc Fumaroli, en qui le XVIIIe prérévolutionnaire a trouvé le meilleur des avocats, savant comme Caylus, vif comme Voltaire. A contre-courant des chantres du davidisme et de leur haine suspecte du génie rocaille, à rebours aussi d’un certain féminisme, qui ne comprend rien à la condition des femmes sous l’Ancien Régime et bannit toute stratégie de séduction au nom de la grandeur de leur sexe bafoué, cet amoureux de Watteau, de Boucher et de Fragonard n’hésite pas à les accrocher, sur les cimaises de son musée intime, aux côtés des merveilles de Madame Vigée Le Brun. En cela, il prolonge les habitudes du monde qu’il chérit. La « galerie française » d’un Vaudreuil, comme Colin Bailey l’a montré, réunissait ce que l’histoire de l’art des XIXe et XXe siècles devait séparer par ignorance du goût « d’avant l’orage » (Marc Fumaroli). Son Mundus muliebris, en moins de cent pages, contient et éclaire ce qu’il faut savoir de la carrière exceptionnelle d’une roturière, flanquée d’un mari utile bien qu’infidèle, et parvenue à subjuguer la haute société, Versailles comme Paris, par le seul charisme de ses pinceaux et de sa personne.

vigee-le-brun-souvenirsOn ne triomphe pas ainsi sans s’attirer la haine de ceux qui depuis Louis XV confondent le pouvoir des femmes et la féminité en art dans une même réprobation et une même idéalisation de Rome et de Sparte, ces sociétés parfaites où les hommes, confiants en leur saine et suffisante virilité, dominent les champs politique, moral et esthétique sans partage. Pour mesurer jusqu’où aura porté le rejet du frivole ou du charme supposé délétère, Marc Fumaroli donne la parole à Baudelaire et aux frères Goncourt, prophètes d’un monde, le nôtre, où le féminin ne semble plus avoir d’autres choix que la négation de soi (Beauvoirisme) et l’euphémisation (Sophia Coppola). Autre éminent connaisseur du XVIIIe siècle – son Dictionnaire libertin (Gallimard, L’Infini) est un mustPatrick Wald Lasowski a accepté de préfacer et d’annoter les trois tomes des Souvenirs de Vigée Le Brun, qui n’en ont font qu’un, superbement illustré (certaines images débordant l’habituel florilège) et restituant l’édition Fournier de 1835-1837 de façon, semble-t-il, plus scrupuleuse que certaines éditions modernes. Mais le meilleur est l’intelligence féline avec laquelle il approche, en introduction, l’esprit du portrait tel que Vigée en hérita et le haussa à la perfection d’un mimétisme où la ressemblance et l’éclat de « l’âge d’or » cessent de se contredire : « La peinture d’Elisabeth accueille le regard des spectateurs, comme elle-même accueille ses modèles. Une piété profane leur offre cet espace de repli, cette protection : chaque portrait est une assomption, chaque visage est un visage sauvé. Après quoi, le modèle souffre, vieillit, trahit son image, dont il n’est plus que le lointain souvenir. » Admirable… Différemment, Cécile Berly, qui a beaucoup et bien écrit sur Marie-Antoinette, demande aux Souvenirs de Vigée le secret de la puissance de leur auteur. En somme, Loulou – pour le dire comme Joseph Bailllio – a peint deux fois ses plus beaux portraits, la première dans l’élan de la vie, la seconde dans le plaisir de les raconter. Rousseau, cité en exergue des Souvenirs, et Casanova, doublant les « plaisirs » de son existence par les mots qui les fixe, sont ses frères de plume. SG

9782854956115_1*Marc Fumaroli, de l’Académie française, «Mundus muliebris ». Elisabeth Vigée Le Brun, peintre de l’Ancien Régime féminin, Editions de Fallois, 12€

*Vigée Le Brun, Souvenirs, préface et notes de Patrick Wald Lasowski, Citadelles § Mazenod, 59 €

*Cécile Berly, Louise Elisabeth Vigée Le Brun. Peindre et écrire. Marie-Antoinette et son temps, Artlys, 25 €.

LES DEUX ETAGES DU TEMPS

054L’immense nostalgie qui a toujours porté Marc Fumaroli vers les sociétés savantes du premier XVIIe siècle français devait fatalement accoucher du beau livre que nous avons aujourd’hui entre les mains. Son horreur de la culture d’État, des Trissotins de cour, des imposteurs à réseaux, appelait cet éloge enflammé de la République des Lettres, puissance spirituelle étrangère aux religions et pouvoirs institués, quand bien même elle entendait, et entend encore, agir sur l’Église et la puissance publique par ses lumières héritées de l’Antiquité. Ils furent vite taxés de libertinage ces hommes qui aimaient à se réunir sous Louis XIII et Louis XIV, loin des dorures et du pédantisme, pour le bonheur de peser et penser ensemble la réelle valeur des idées et des livres. Car la conversation honnête, à laquelle Marc Fumaroli consacre le cœur de son ouvrage, est l’indispensable dynamique de ces réunions peintes par Le Sueur et Poussin. Proches à la fois des académies de la Renaissance et du troisième cercle de Pascal, elles ont inventé le gai savoir et réaffirmé sans cesse sa règle fondamentale, la libre érudition, c’est-à-dire l’intelligence affranchie des tutelles universitaires et royales, quelque part entre le miracle de Gutenberg et le Collège de France de François Ier. Un tiers-état peu ordinaire, en somme.

gallimardComment participer au monde, accepter certains liens de vassalité, sans s’y laisser enchaîner, tel est bien le paradoxe que les libertins du XVIIe siècle eurent à affronter et incarner sous leurs charges variées. Ce qu’écrit Fumaroli de Philippe Fortin de La Hoguette, figure oubliée du panthéon qu’il rajeunit, vaut pour les frères Dupuy et le grand Pereisc, relation épistolaire de Rubens, voire les écrivains pensionnés, de Racine à Perrault : «Fortin n’est pas cependant Balthasar Gracián, et il ne propose pas à ses “enfants” la tension solipsiste du “héros” ou de l’“homme de cour” espagnols. S’il veut la liberté, jusque dans les liens du monde, il veut aussi qu’elle soit partagée par des frères d’âme. La lecture, la méditation, la prière soutiennent dans la solitude celui qui participe à la cour sans y mettre son cœur.» Sociabilité et même citoyenneté idéales, elles font de la rencontre rituelle leur espace actif et leur symbole. Paris n’en est que l’un des foyers, à côté d’Amsterdam, de Londres et même d’Aix… La poste aidant, l’Europe entière se voit irriguée par la «solidarité encyclopédique» dont le XVIIIe siècle va élargir les points d’appui et durcir les fins. Aussi le bilan de Marc Fumaroli est-il plus international que celui de René Pintard, son illustre prédécesseur. En cette année Barthes, pourquoi ne pas avoir une pensée pour Pintard et sa grande thèse sur les libertins français antérieurs à Louis XIV? Publié en 1943, date qui fait rêver, ce livre monumental, si proustien de ton, remontait les siècles sur les traces du paradis perdu. Sa morale éclaire cruellement notre époque, tiraillée entre l’amnésie, le conformisme et l’intolérance. Pour échapper à ces Parques trop actuelles, nous dit Marc Fumaroli, il faut savoir vivre sur «deux étages du temps».

EdwardsNe serait-ce pas un signe d’élection que la capacité à se dédoubler dans la fidélité à soi? On le croirait volontiers à lire le discours que Marc Fumaroli, toujours lui, prononçait en mai dernier lorsqu’il remit à Michael Edwards l’épée qui complétait son uniforme, dessiné par David, de nouvel académicien. Menacée de toutes parts, la lingua franca est évidemment heureuse d’avoir gagné à sa cause un Anglais qui la sert si bien. Michael Edwards, n’ayant jamais séparé histoire et pratique littéraires, a donc adopté une autre langue que la sienne, pour la faire sienne justement, et y découvrir les raisons profondes de son attirance précoce pour le théâtre et la peinture du XVIIe siècle, dont il ne détache pas d’autres passions françaises, Villon et Manet parmi d’autres. Le 21 février 2013, il succédait à Jean Dutourd sous la Coupole. Le chassé-croisé n’aurait pas déplu à l’auteur d’Au bon beurre et des Taxis de la Marne, aussi anglais de cœur que Michael Edwards est français… Tout discours de réception ressemble aux dialogues de Fénelon. La mort y suspend son vol. Les âmes se parlent dans l’éternité d’une sorte de conversation amicale enfin renouée… L’une devient le miroir naturel de l’autre. Il arrive, bien sûr, que la rhétorique l’emporte sur la complicité affichée. Ce n’est pas le cas ici. Michael Edwards prend un plaisir évident à saluer l’écrivain inflammable du fauteuil 31, les choix qu’il fit sous la botte, l’alliance d’aristocratisme, de bonté chrétienne et d’humour rosse qui l’apparentaient à son cher Oscar Wilde. On ne lit plus guère les Mémoires de Mary Watson et l’on a tort. Dutourd réussissait le tour de force d’une métempsycose parfaite, entraînant derrière lui Whistler, Mallarmé et Verlaine, plus vivants que jamais. Avec son allure de pilote bougon de la R.A.F, Dutourd fut moins le décliniste dont on plastiqua l’appartement un 14 juillet, bel élan républicain, qu’un résistant à l’avachissement général. Un libertin Grand siècle, à sa manière. Stéphane Guégan

*Marc Fumaroli, La République des Lettres, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 25€

*Discours de réception de M. Michael Edwards à l’Académie française et réponse de M. Frédéric Vitoux, Éditions de Fallois, 13€

VitouxDans sa réponse à Michael Edwards, Frédéric Vitoux fait état, élémentaire politesse entre immortels, de ses lectures anglaises et du bon accueil que notre pays à toujours réservé à la «perfide Albion» en matière de littérature. Pour le reste, nous le savons, c’est une autre affaire… Le fait est que nous chérissons Shakespeare, Byron, Wilde et quelques autres comme s’ils étaient des nôtres. Et Vitoux, entre autres correctifs, de dépoussiérer l’idée fausse qui veut que les Français n’aient pas compris, ni admis, le créateur d’Hamlet avant 1820. Voltaire et Ducis ont ouvert la voie à Stendhal plus que ce dernier, romantisme oblige, ne souhaitait le reconnaître. Mais Vitoux, of course, ne lui en tient pas rigueur. Le polémiste et sa furia milanaise appartiennent à ses grandes admirations. Au fond de son cœur, certains le savent, brillent et brûlent la lueur de trois hommes, et de trois muses peu étanches: Rossini, Stendhal et Manet n’auront pas cessé de franchir les lignes de la vie sans crier gare. Les deux étages du temps, ils ont connu, un pied dans le siècle, l’autre on ne sait où. Les personnages des Désengagés ont aussi beaucoup mal à rester en place, à s’adapter et s’enrôler. Comme le roman n’a pas été inventé pour tout dire de ses héros, celui de Vitoux respecte leur clair-obscur malgré les appels de la grande histoire. Le chahut de Mai 1968 s’apprête à déferler et libérer son verbe assourdissant, Octave, Marie-Thérèse et Sophie n’y prêtent guère plus d’attention que ça. Une Révolution, ce chahut en blue-jeans? D’ailleurs, ils n’en ont pas besoin pour faire l’amour quand ça leur chante et avec qui ça leur plaît. La musique, les livres, l’alcool les rapprochent ou les séparent avec une liberté nécessairement insolente. Jeunes ou moins jeunes, ils sont des enfants de Mai, sans le savoir, ils n’ont donc pas besoin de le hurler. Les anathèmes de l’après-guerre et le naufrage algérien leur semblent si loin… Bien que drapé dans sa bonne conscience contestataire, Mai 68 marque, sans le savoir non plus, la fin des engagements de grand-papa. André Breton a cassé sa pipe à temps, à temps pour ne pas subir ce qu’Aragon, Sartre et même Debord vont endurer. Vitoux, bon observateur des illusions et des passions de ce printemps éruptif, les peint à distance, depuis le milieu littéraire des années 1960. On en retrouve ici l’ambiance, les couleurs, le ton, les rites et ses camaraderies latouchiennes dans un livre qui doit plus à la nouvelle vague qu’au nouveau roman. Les plus malins en démasqueront les clefs, les autres n’auront qu’à se laisser porter par un récit vif et drôle, où la nostalgie des anciens combattants serait de mauvais goût. SG // Frédéric Vitoux, Les Désengagés, Fayard, 20€

cvt_Sous-lecorce-vive--Poesie-au-jour-le-jour-2008-2_1448Michel Butor est un admirable poète. Mais qui le sait en dehors de ses amis ou des artistes à qui il adresse ses vers libres en manière d’hommage ou de préface? Certains ont jugé presque criminelle cette confidentialité, contraire à leur évidence allègre ou malicieuse, et on les comprend. La bonne poésie, ont estimé Marc Fumaroli et Bernard de Fallois, est devenue chose trop rare pour ne pas en faire profiter un plus large lectorat, en manque de ces musiciens des mots qu’on disait bénis des dieux au temps de Gautier et Baudelaire. Étrangement, bien que Butor rime peu et refuse le carcan du sonnet, sa poésie n’est pas sans faire penser à celle des années 1850-1860. Nul symbolisme obscur, une légère ivresse du sens et des sens, aucune pesanteur. Quelque chose de très français nous ramène aux charmeurs de silence et aux fantaisistes, Villon, Marot, le trop oublié Germain Nouveau et Apollinaire, voire Banville, dont Butor, joli clin d’œil, cite avec sérieux le Traité de versification pour excuser ses «licences». Le mot sent la politesse des vrais inspirés, ceux qui font chanter leur verbe à la bonne hauteur et tirent le merveilleux d’un rien. «À travers les grands arbres / le ciel a rajeuni». Cette jeunesse du monde est le privilège des fils d’Apollon, aurait dit Banville. SG / Michel Butor, Sous l’écorce vive. Poésie au jour le jour 2008-2009, avant-propos de Marc Fumaroli, éditions de Fallois, 20€

Vite, vite, vite…

Comme le temps vole, selon la formule américaine, et que l’été est déjà à moitié dévoré, parlons sans plus tarder de quelques livres en souffrance… Une poignée de «beaux livres» qui méritent d’être lus, la chose est assez rare pour ne pas la laisser filer. De Mauro Lucco, chéri de l’édition française, nous connaissions les ouvrages sur Giorgione, Lotto et Antonello. En publiant de façon majestueuse son Mantegna, Actes Sud permet à cet enfant de Padoue de donner pleine mesure au plus grand peintre que sa ville ait formé. Au début des années 1950, tout jeune encore, il a découvert les fresques de l’église des Eremitani sous la conduite de son père. On imagine leur émotion commune devant ces peintures martyres, plus qu’amputées par les bombardements alliés de 1944 (à Paris, apprenant ce qui se passait en Italie du Nord, Lucien Rebatet ne décolérait pas). Mauro Lucco, en grandissant, a assisté à la réhabilitation du peintre «sec». Elle débute par la grande exposition de 1961, organisée à Mantoue, et réparatrice à plus d’un titre. On préfère alors la «picturalité» de Bellini aux «gemmes» de son beau-frère. On a oublié, de ce côté-là des Alpes, ce qu’un Roberto Longhi, dans les années 1920, pouvait écrire de Mantegna, trop savant et trop froid, selon lui, pour incarner les vraies valeurs de la Renaissance… Ce livre prouve le contraire avec science, humour et une qualité d’écriture qui écarte tout jargon et toute philologie inutile («Ce qui  n’est pas cité ou reproduit n’est pas pour moi une œuvre authentique de Mantegna»).

Une des spécificités du Padouan, bien mise en valeur ici, est d’avoir très vite dépassé l’anticomanie de la ville. De là ses emprunts à la peinture flamande, son expressionnisme de plus en plus affirmé et son vénétianisme oblique. Ce dernier trait, Véronèse, pour n’être pas né à l’intérieur des limites de la Sérénissime, l’aura aussi pratiqué de maintes façons. Parce qu’il fut un fresquiste de première grandeur et qu’il ne sacrifia jamais au mur son style serré, Véronèse déborde les cadre de toute exposition. Les livres ambitieux ont cet avantage de pouvoir confronter peinture de chevalet et peinture murale, où le blond Véronèse anticipe souvent Tiepolo… Bien que la qualité de reproduction laisse parfois à désirer, la somme d’Alessandra Zamperini couvre l’ensemble de l’œuvre avec la maîtrise d’une érudite habituée à enseigner. Sa synthèse profite des récentes recherches sur les réseaux de sociabilité dont le peintre a tiré le meilleur profit et sans lesquels il n’aurait pu s’intégrer au tissu vénitien. L’auteur montre aussi combien la culture antique, une des fiertés de Vérone dont Mantegna tint compte, imprègne jusqu’aux œuvres les plus éloignées, en apparence, de la sérénité des Anciens. Les références savantes, dont Véronèse aura émaillé son œuvre, servent d’autres propos, même les plus lestes, et obéissent à une stratégie d’ensemble. Alessandra Zamperini, par exemple, explore les résonances du thème de la virtù d’Alexandre dans la culture politique du césarisme moderne. Bref, une lecture totale et fine à la fois.

L’Europe du XVIIIe siècle, qui parlait français mais chantait en italien, se serait crevé les yeux plutôt que renoncer au charme pénétrant des peintres vénitiens. À leur manière, toute pimpante, les nouvelles salles d’objets d’art du Louvre font droit à la composante italienne du rococo national. D’ailleurs, dans le livre somptueux qui accompagne cette réouverture longtemps attendue, Frédéric Dassas montre très bien en quoi le milieu Crozat, cher à Marc Fumaroli, a assuré, en la protégeant, cette jonction de Paris et Venise sous la Régence. La difficulté a dû être grande d’isoler deux cents objets parmi le flot de chefs-d’œuvre qui nous sont rendus. Ce moment, nous étions quelques-uns à l’attendre depuis 2005. Il faut bien reconnaître que le XVIIIe siècle, tout au long des dix dernières années, ne fut guère en France la priorité des expositions et des  publications. Bref, il y avait urgence à revoir les merveilleux meubles Boulle du Louvre, le mobilier Crozat, les perles de Cressent, l’orfèvrerie la plus chantournée, la porcelaine de Vincennes et ses transes de coquilles exubérantes, ou encore le moulin à café de Madame de Pompadour. Entre-temps, la caverne d’Ali-Baba  s’est enrichie de nouveaux trésors. On connaît des collectionneurs qui se damneraient pour le Nécessaire à thé du duc d’Orléans et ses chinoiseries 1720. Chine encore avec l’une des révélations des salles réaménagées: le plafond provenant du palais Pisani de Venise et jamais remonté depuis 1962. Son auteur, Giovanni Scajario est un singe de Tiepolo, mais un singe savant et bougrement séduisant. La fête rocaille serait impensable sans ce merveilleux à portée de ciel.

Parce qu’ils mêlèrent une dose de rococo à leur modernisme intransigeant et socialement démocratique, disons un mot des architectes et designers «californiens» de l’après-guerre. Richard Neutra, Eeero Saarinen et Charles Eames (né à Saint Louis, Missouri, quasiment sur la route 66!), pour citer les plus célèbres et les moins issus de la côte Ouest, ont mis du soleil dans leurs maisons individuelles et leurs mobiliers, pareillement fluides et océaniques, ouverts sur la nature et sur l’industrie conquérante des années 1940. «Freedom of expression at low cost», tel est le genre des formules choc qui étayaient la morale d’Arts and Architecture, la revue phare de l’époque dont Taschen nous offre un florilège roboratif. Le lecteur d’aujourd’hui, revenu de tout, parcourt avec regret, envie et espoir ces pages propulsées par une maquette dadaïste et un appétit de bonheur et de création aussi explosif, typique d’une Amérique qui sort victorieuse de la guerre, assiste au retour de ses G’I et décide de révolutionner l’habitat quotidien par l’acier, le bois et le formica… L’utopie pour chacun et chaque instant, ce fut le rêve de ces architectes aux origines diverses qui avaient rendez-vous là, à Los Angeles, avec le destin. Si le Case Study Houses n’aura que peu produit, sa philosophie s’est répandue au cours des années 1950-60 et devrait retrouver un certain écho dans la redéfinition écologique du monde actuel. Nul hasard: ce livre arrive bien à son heure.

Je mentirai en disant l’inverse d’El Lissitzky. L’expérience de la totalité, catalogue d’une exposition qui tourne, aujourd’hui à Malaga, demain à Barcelone… La France se serrera la ceinture! Demeure son catalogue qui préfère la minceur savante à l’obésité redondante. Maintes raisons justifient qu’on en parle après Arts and Architecture: la première est qu’El Lissitzky, juif de Vitebsk et sujet du tsar à sa naissance, formé dans le milieu de l’avant-garde allemande de l’avant-guerre, a connu Richard Neutra à la fin des années 1920, peu avant qu’il ne se donne corps et âme à la propagande stalinienne la plus odieuse, celle qui fit croire, au sens fort, que le père Joseph n’avait d’obsession que le bonheur de ses peuples et qu’à défaut d’exporter le communisme, il le ferait triompher en grande Russie, rempart rêvé du capitalisme et de l’hitlérisme. Si les Américains ont appliqué en Californie le modernisme des années 1920-1930, structure ouverte, nouveaux matériaux et clarté euphorisante, l’histoire de l’art moderniste s’est refusé à valider le tournant stalinien de Lissitzky, qui recourra à la scénographie et la typographie les plus délirantes, aux maquettes désaxées et aux pages en accordéon, et surtout au photomontage, comme d’un opium efficace. L’opposition entre le bon grain et l’ivraie, la pure abstraction et son dévoiement iconique/idéologique, a longtemps prévalu. On peut aujourd’hui avec Jean Clair savourer  une continuité inavouée et esthétiquement souvent soufflante. Il était permis d’avoir du génie sous Staline, à condition d’en faire bon usage. Du génie, Lissitzky n’en manquait pas: ses «livres d’artiste», qu’ils exaltent une judéité perdue ou un monde rédimé, comptent parmi les incunables du genre.

À la faveur de leur désormais canonisée Histoire du livre de photographies, Martin Parr et Gerry Badger ont déjà souligné l’importance décisive des «livres de propagande des années 1930, en particulier ceux de l’Union soviétique» dans la redéfinition du langage moderne du médium et de l’album. Au seuil du volume III, codicille : grâce à la guerre froide,  l’impact de ces publications, qui tiennent de la très ancienne rhétorique de la persuasion et du très moderne lavage de cerveau, s’est prolongé jusqu’au début des années 1980. Martin Parr et Gerry Badger reviennent donc sur leurs pas ici, préalable audacieux à une exploration des usages plus récents de la photographie et de son livre. Le refus des limites habituelles, idéologique et géographiques, a toujours été une des grandes forces de l’entreprise. Leur premier chapitre passe sans prévenir de l’Allemagne nazie à la Lybie de Kadhafi, de l’Angola « indépendant » au problème palestinien vu de Pékin… Toutes sortes de revendications se sont saisi du moule pour dire d’autres « libérations », de l’uchronie collective à l’utopie nombriliste. Ce troisième et dernier volume, avec humour souvent, tente donc de trouver son chemin parmi les écueils d’une pratique qui, sous prétexte de dire je, se démultiplie et cède trop souvent au travail du deuil qui la constitue au regard des autres modes de l’image. Stéphane Guégan

– Mauro Lucco, Mantegna, Actes Sud, sous coffret, 140€.

– Alessandra Zamperini, Véronèse, Imprimerie Nationale, sous coffret,  144€.

– Jannic Durand, Michèle Bimbenet-Privat et Frédéric Dassas (dir.), Décors, mobilier et objets d’art du musée du Louvre de Louis XIV à Marie-Antoinette, Louvre éditions / Somogy, 45€.

– Benedikt Taschen (dir.), Arts and Architecture 1945-1949, Taschen, 49,99€.

– Olivia Maria Rubio (dir.), El Lissitzky. L’expérience de la totalité, Hazan, 45€.

– Martin Parr et Gerry Badger, Le Livre de photographies : une histoire volume III, Phaidon, 80€.

Plafonds volés

La malchance et l’incurie se sont toujours acharnées contre les plafonds peints du XVIIe siècle. Dernier carnage en date, l’incendie de l’hôtel Lambert, le 11 juillet dernier, a livré aux flammes un des fleurons du goût français, le cabinet des Bains et les peintures de Le Sueur. Il faut croire que sa célèbre branche de corail, seul éclat de rouge dans cette symphonie bleu et or, n’était pas de taille à conjurer cette étrange fatalité. Tout un symbole que cet échec prophylactique! Il confirme les menaces qui ont toujours pesé sur ce patrimoine, des aléas du goût aux transferts de propriété, des catastrophes naturelles aux destructions massives. L’exposition du Louvre, en s’intéressant à la révolution picturale qui bouscula le décor des plafonds sous la Régence d’Anne d’Autriche, Louis XIV et son frère, nous apprend qu’ils furent plus nombreux, et souvent plus audacieux, que nous ne le pensions. Ce n’est pas une mince surprise! Pendant longtemps a prévalu l’idée que les Français, loin de défier les Italiens sur le terrain des «plafonds volants», s’en étaient sagement détournés, obéissant à leur mépris de la virtuosité gratuite et des acrobaties visuelles imposées par la vue di sotto in sù. On était plus sérieux de ce côté des Alpes, évidemment. À la suite des réserves d’un Abraham Bosse ou d’un Poussin, les préventions d’un Ingres et d’un Braque ont coulé dans le bronze cette supposée allergie nationale, elle fit les beaux temps de l’histoire de l’art.

Or il n’en est rien et Bénédicte Gady le prouve dans le palais même où la peinture plafonnante, vers 1650, a pris son envol. Cette poussée ascensionnelle, dont la fable antique allait profiter avant le décor d’église, eut quelque chose d’une fièvre italienne. L’un de ses plus frénétiques promoteurs, François Perrier, fut l’élève de Lanfranco à Rome. Où sont passés les centaines de dessins et cartons que nécessita son immense voûte de l’hôtel La Vrillière? On devait retrouver Perrier sur le chantier de l’hôtel Lambert, de même que Le Brun, condamné à l’exploit par la sourde rivalité des chefs-d’œuvre ultramontains. La galerie Farnèse et les fresques de Pierre de Cortone en auraient découragé de plus forts. Ne jamais sous-estimer le poids de l’orgueil national en cette affaire. Les Italiens sont à Paris, ils travaillent pour la Reine mère, comme Romanelli, et pour Mazarin, tel le Turinois Giovanni Francesco Grimaldi, dont l’exposition exhume le spectre de décors détruits. Le palais du cardinal, aujourd’hui happé par la BNF, n’est pas parvenu à nous sans perdre quelques plumes, une aile pour être plus précis. Mais Henri Labrouste eut l’heureuse idée de faire relever les plafonds qu’il mit à bas. Autre trouvaille intéressante, un dessin de Jean Nocret, qui semble documenter le décor de la chambre à coucher de la reine. Nous sommes aux Tuileries au seuil des années 1670. Louis XIV et Marie-Thérèse ont quitté le vieux Louvre pour une maison plus pimpante. Charles Le Brun, impérial, est aux manettes. Mais d’autres travaillent avec une relative autonomie, nous ne le savions pas. Ce siècle, apparemment, a encore des choses à nous dire. Il suffit sans doute pour cela de prendre de la hauteur. Stéphane Guégan

*Peupler les cieux. Dessins pour les plafonds parisiens au XVIIe siècle, Musée du Louvre, jusqu’au 19 mai 2014. Catalogue, un vrai livre, savant et lisible à la fois, sous la direction de Bénédicte Gady, Louvre / Le Passage, 35€. // Dans le cadre des Conférences Sara Yalda aux Mathurins, j’interviendrai le lundi 10 mars, à 12h30, sur le thème: Impressionnisme: entre choc et charme. Théâtre des Mathurins, 01 42 65 62 51.

Haro sur le Grand Siècle

Marc Fumaroli n’a pas son pareil pour secouer les certitudes de l’histoire culturelle et rafraîchir notre vision de ce que l’on appelait encore, avant la réforme des programmes scolaires, l’âge classique. Son inutilité semble aujourd’hui une évidence à la plupart des enseignants. Au lieu de s’en attrister une fois de plus, on notera que le mépris des vieilles humanités, poussé à ce degré d’intolérance, rappelle les débats qui avaient agité le monde savant sous Louis XIV et Louis XV, et auxquels nous ramène avec science et humour le dernier ouvrage de Fumaroli. Les trois préfaces qu’il agrège, livres en soi, en forment un quatrième dont l’interrogation principale touche à l’exercice même de la littérature et des arts sous les derniers Bourbons de droit divin. Qu’en est-il en effet de «l’indépendance libérale d’un Montaigne» quand l’absolutisme monarchique exerce sur ses sujets une autorité plus implacable que le rejet janséniste du libre arbitre? Le Sablier renversé, beau titre, qui fait songer à Gautier et Baudelaire, se situe volontairement à la croisée de la réflexion politique, de l’anthropologie chrétienne et de la guerre du goût. La querelle des anciens et des modernes, déclenchée par Perrault en 1687 sous un déluge de flagornerie courtisane, et entretenue tout au long du XVIIIe siècle par l’anticomanie ambiante, ne résume qu’en apparence le propos de Fumaroli. La vraie question qu’il pose, si actuelle, recoupe davantage l’équilibre des pouvoirs et des devoirs dans la société civile.

On ne pouvait pas mieux l’aborder qu’en partant du génial Gracián. L’Homme de cour est le titre fallacieux sous lequel parut, dans une traduction flottante, le grand livre épigrammatique du jésuite espagnol. Autour du roi soleil, les représentants de l’ordre ignacien jouissent alors d’une faveur certaine. C’est qu’ils ont poli leurs griffes avec le même opportunisme qu’Amelot le texte de Gracián, toilettage qui lui valut de devenir un best-seller et un bréviaire de stratégie laïque jusqu’à Guy Debord. Pourtant, L’Art de la prudence, si l’on revient au titre originel, ne prêche aucunement la diabolisation du collectif ni le sacrifice de sa dignité aux «ambiguïtés du monde temporel» et aux ajustements qu’elles imposent. On conçoit qu’une telle discipline, nourrie de Sénèque, ait pu susciter l’enthousiasme de certains penseurs, Bayle entre autres, irrités par l’abaissement des écrivains pensionnés par le roi. Au titre des contre-pouvoirs, qui inaugurent les Lumières, Fumaroli place aussi très haut la société lettrée des salons, souvent féminins, dont la liberté d’esprit et de corps fait le bonheur des Historiettes de Tallemant des Réaux. Leur rôle, après la Régence et la crise de la culture rocaille, sera d’autant plus crucial que le gouvernement royal, courant après le prestige perdu de Louis XIV, entendra ramener les arts dans l’orbite du « grand goût » et de la morale en acte. Mais ce dressage « romain » n’épuise pas la richesse du XVIIIe siècle, comme Fumaroli le souligne, en conclusion, avec soulagement.

Il fut un temps où l’on n’écrivait guère par vocation sacrée ni obsession d’être publié. Écrire revenait à parler, à converser autrement, librement, à prolonger sa vie plus qu’à la grimer ou la flatter, sans égards pour les bienséances et la censure qu’imposait la chose imprimée. Pour s’être plus que d’autres méfié des servitudes et des risques du livre, Tallemant des Réaux (1619-1682) fut un auteur tardif. On parle bien de bombe à retardement… Il n’a rejoint le cercle des classiques confirmés, ou fréquentables, qu’en 1960, grâce aux bons soins d’Antoine Adam, sourd aux préventions esthétiques et morales qui s’étaient accumulées sur le manuscrit des Historiettes. Cet éminent professeur de la vieille Sorbonne, bon connaisseur du Fracasse de Gautier, cédait volontiers au magnétisme de la littérature Louis XIII. Verdeur de vue et style brutal, souci du détail et mépris de la composition, réalisme en un mot, Tallemant préfère regarder de près que juger de haut. Comme il se fiche de bien écrire, il excelle à brosser son époque telle qu’il l’a vécue. D’autres, dès avant Voltaire, peindront le Grand siècle avec les couleurs guindées d’un mythe toujours vivace. Le témoignage de Tallemant en sape par avance les fondations, la rhétorique, l’hypocrisie, la veulerie ancillaire et la fausse majesté. Dans son admirable préface, vrai morceau de littérature libertine, au sens que le premier XVIIe donnait à ce mot, Michel Jeanneret examine une à une les audaces de cette chronique déniaisée d’un temps qu’on découvre moins corseté, et moins fermé au mouvement brownien des sociétés modernes. Parce qu’elles en recueillent l’écume, récits, intrigues et confessions intimes, les Historiettes épousent le parti et la verve des élites lettrées où le talent l’emportait sur la naissance, le fait et l’effet sur les cachoteries assommantes. Mme de Rambouillet, Mme de Scudéry et Ninon de Lenclos furent les muses d’une fronde des esprits affranchis et des mœurs déliées. Imagine-t-on aujourd’hui une plume capable de s’amuser des plus hauts personnages de l’État comme Tallemant et ses amies le faisaient d’Henri IV, de Richelieu et de Louis XIII ? Verbe et parole découvrent les joies de l’escrime. C’est l’autre cour, celle qui mène à Rétif, aux romantiques et aux Hussards. Nimier assouplissait ses épées en lisant le cardinal de Retz, l’ami de Tallemant… Il fut enterré, belle sortie, non loin de Molière qu’il tenait pour le génie de son siècle. Stéphane Guégan

*Marc Fumaroli, Le Sablier renversé. Des Modernes aux Anciens, Gallimard, collection Tel, 22€

*Tallemant des Réaux, Historiettes, choix et présentation de Michel Jeanneret, Gallimard, Folio classique, 12,50€.