ÉPIPHANIE

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L’Avenir de l’intelligence, en 1905, contient notamment une série d’articles publiés deux ans plus tôt sous le titre Le Romantisme féminin. Charles Maurras évalue en détails la panne que la poésie française lui semble avoir connue entre 1893 et 1903, consécutive, pense-t-il, à la lente agonie du Parnasse et du symbolisme, accrochés à un maniérisme stérile et à une liturgie de l’absolu désormais sans objet. Notons au passage que les spécialistes actuels d’Apollinaire partagent son constat d’une crise, non des vocations, mais des réalisations. Or, Maurras, s’il se montre sévère envers la muse masculine, s’avoue presque conquis par une poussée féminine autrement stimulante. Vers 1900, à le lire, « il s’est produit un phénomène singulier : subitement et presque simultanément, quatre poètes sont nés dont la chanson, bonne ou mauvaise, a réveillé les amateurs. Enfin, voilà donc des vivants ! » Ces vivants sont donc des vivantes, et elles se nomment Renée Vivien, Marie de Heredia, Lucie Delarue-Mardrus ou Anna de Noailles. Quelles que soient les réserves émises par Maurras en cours d’examen, et ses considérations sur la virilité ou la féminité en art, elles ne justifient pas la façon dont l’histoire littéraire et la parole féministe aiment à dénaturer la longue et scrupuleuse analyse qu’il accorde aux voix et aux audaces de ces « sirènes ». La seule possibilité que le fondateur de L’Action française ait vibré à cette poésie si souvent saphique fait horreur aux gardiens et gardiennes de la doxa. Il en découle des citations tronquées, des références erronées, des approximations sectaires. Et je ne parle pas, contagion oblige, de ce qui traîne sur les réseaux et autres blogs animés d’un militantisme ignare. On peut penser ce que l’on veut du monarchisme nationaliste de Maurras, et on doit condamner l’antisémitisme qui en découle, l’écrivain royaliste n’en aura pas moins apporté aux Sapho de la Belle Epoque un soutien inattendu, au mépris des multiples résistances que le nouveau siècle oppose à ces poétesses fières de leur sexe et de leur verbe. La position courante de la presse et du milieu littéraire oscillait entre la condescendance et le rejet : comparées aux innombrables imitateurs de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, nos aèdes en jupons subiraient davantage leurs limites physiologique et donc l’ascendant des maîtres.

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Le premier des trois articles à ouvrir Le Romantisme féminin fait judicieusement de Renée Vivien (1877-1909) son étendard. Cette année-là, celle qui signait R. Vivien est devenue Renée Vivien en publiant sous son nom, ou plutôt sous un pseudonyme à résonnance féminine, ses traductions de Sapho, assorties de nouveaux vers. Les précédents recueils, Etudes et préludes, et surtout Cendres et poussières, avaient déjà eu pour éditeur Alphonse Lemerre, le complice des Parnassiens depuis le Second Empire. Mais l’habit ne fait pas le moine, et Maurras ramène plutôt la prêtresse de Sapho sur les rivages du Verlaine de Parallèlement et des pièces condamnées de Baudelaire. Le premier dit la couleur lesbienne des vers de Vivien, non moins qu’une maîtrise de l’idiome de son pays d’adoption : « Le français dont elle use est, en prose et en vers, d’une fluidité remarquable. Ni impropriété dans les mots ni méprises dans l’euphonie. Elle connaît que le e muet fait le charme de notre langue. » Maurras ne cède à aucune xénophobie, contrairement à ce qu’on lit ici et là, en insistant sur les origines étrangères de René, née à Londres d’un père britannique et d’une mère américaine. A 24 ans, Pauline Mary Tarn change d’identité et demande à la poésie, d’inspiration aussi antique que chrétienne, d’y contribuer. Maurras s’intéresse à cette dualité nourrie très tôt de la lecture fascinée de Baudelaire. Il n’est pas d’écrivain, selon lui, qui ait autant pénétré la jeune femme à l’heure où elle a commencé à traduire ses secrètes langueurs. Mais quand d’autres commentateurs accusent Vivien de singer son modèle, en outrant ses effets, Maurras l’innocente du mimétisme des suiveurs : « Imitations, sans doute, mais imitations trop ardentes, trop passionnées, trop près des choses pour n’être pas reconnues tout aussi original que n’importe quoi. » C’est de réincarnation qu’il préfère parler tant la langue frémissante de Renée Vivien s’écrit avec les sens. Lesbos, et ses nuits chaudes, précède Femmes damnées, et leurs « caresses puissantes », dans l’édition de 1857 des Fleurs du Mal, avant que la justice de Napoléon III ne les marque au fer rouge. Ils restaient inscrits en Renée et vibraient d’une irrévérence jumelle, cela n’a pas échappé à Maurras. La « conscience religieuse » de notre affranchie, qui croit au mal moral, lui paraît aussi irréfutable. Il estime la transfuge plus chaleureuse que Baudelaire, et plus soucieuse du plaisir. Le billet inédit que Renée adressa à Maurras en 1905, et que la librairie du Feu follet a exhumé, ne contient pas le plus petit reproche : « Monsieur, En feuilletant votre si intéressant volume : De l’Avenir de l’Intelligence [sic], j’ai relu, avec un plaisir ému, les pages – trop indulgentes vraiment ! – que vous avez consacrées à mes ouvrages. Merci infiniment. Et veuillez agréer mes très reconnaissants sentiments de confraternité littéraire. Renée Vivien. » Plus d’un siècle s’est écoulé… Les amazones 1900, surnom d’époque qui convient mieux à Liane de Pougy et Natalie Barney, n’ont pas quitté les feux de l’actualité, et l’on se réjouit que les éditeurs, Bartillat en premier lieu, fassent pleuvoir inédits et correspondances. Stéphane Guégan

*La suite est à retrouver dans « Les Sapho 1900 », Revue des deux mondes, décembre-janvier 2024-2025 / A lire : Liane de Pougy, Dix ans de fête. Mémoires d’une demi-mondaine, Bartillat, 2022 ; Je suis tienne irrévocablement. Lettres de Renée Vivien à Natalie Barney, Bartillat, 2023 ; Natalie Clifford Barney, Lettres à une connue. Roman de notre temps, Bartillat, 2024 / Le même éditeur remet en librairie L’Inconstante de Marie de Régnier, avec une bonne préface de Marie de Laubier, 23€. Ce roman rapide, intrépide de 1903, que Rachilde plébiscita, superpose les triangles amoureux et divise les amants dévoilés, malgré ou à cause de l’anonymat (Pierre Louÿs, Jean de Tinan) ; la langue est aussi décorsetée que les situations, d’un libertinage déjà 1920 / On lira aussi La Passion selon Renée Vivien, la biographie romancée de Maria-Mercè Marçal, traduction, préface et notes de Nicole G. Albert, éminente spécialiste de Vivien et du saphisme 1900, ErosOnyx éditions, 2024, 25€. Etrange livre que celui de Marçal où l’écrivaine, transfert aidant, s’efface si peu devant son objet qu’elle éclaire davantage les années 1980 (jusque dans son identité catalane réaffirmée) que le moment 1900 ! Je ne m’appesantis pas sur les parallélismes entre patriarcat et franquisme, et ne réagis pas aux oppositions entre « l’ordre hétérosexuel », qui serait propre au récit linéaire, et l’écriture féminine/féministe, favorable elle à « l’éclatement » narratif.

Encres féminines

Le motif de l’exil, très porté par la bienpensance transfrontalière, a toujours stimulé la littérature et la peinture. Ovide l’expulsé, merveilleux exemple, a fait rêver jusqu’aux pinceaux et crayons de Delacroix et Degas. Plus tard, le monde chrétien, en se déchirant, a connu ses migrations et ses martyrs.  Germaine de Staël, protestante de foi, janséniste de cœur, n’ignorait rien des éloignements forcés dont elle fut un brillant avatar, et ajouta au tableau d’honneur la proscription politique. Son père y avait goûté, elle fit mieux encore après avoir échoué à séduire Bonaparte entre Directoire et Consulat. Un rendez-vous manqué, selon la formule d’Annie Jourdan. N’y voyons pas seulement agir la répugnance du général corse envers les femmes de tête. Certes les idées et le génie littéraire ne manquaient pas à la fille de l’ex-ministre de Louis XVI. L’inconvénient, c’est que ces idées et ce génie, pour s’être vite affranchis du jacobinisme invétéré des Français, restaient trop marqués de libéralisme. Bonaparte, impatienté par Benjamin Constant – l’amant de la dame, n’était plus d’humeur à tolérer la moindre résistance à sa réorganisation institutionnelle du régime. A gauche et à droite, à mots plus ou moins mouchetés, on s’émeut de l’inflexion autoritaire, voire anti-démocratique, en cours. Le bannissement doré de notre Clorinde intervient en 1802, il durera dix ans, selon des modalités diverses. Il semble que Germaine y ait mis du sien et participé à la conspiration de Moreau et Bernadotte. Du reste, il suffisait qu’elle en fût soupçonnée pour devenir persona non grata. La proscrite a laissé un superbe récit, à froid, des années qui suivirent, et la virent parcourir l’Europe. La conquérir aussi. Philippe Roger tire avec superbe les leçons du texte, publié après la mort de l’auteure, mais où revit un moment d’histoire. Ce posthume confirme la théorie de Chateaubriand, frondeur monarchiste : la nouvelle littérature, la sienne, comme celle de Constant, Bonald, Népomucène Lemercier (auquel on revient) et « madame de Staël » a été la langue de l’opposition et du nouveau magistère de l’écrivain, quel qu’en soit le sexe. SG / Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition de Philippe Roger, Folio Classique, 9,90€. Edition que Roger dédie à la mémoire du regretté Jean-Claude Berchet, éminent spécialiste de Chateaubriand, disparu en juillet dernier.

Le duel a disparu des mœurs littéraires, et il faut regretter qu’on n’échange plus plomb ou fer en défense d’un livre, de son auteur ou de son autrice, comme ce fut le cas, en 1833, quand Lélia déchaîna les passions et fit se battre Jean-Gabriel Capo de Feuillide, « nature chaude » (Charles Monselet), et Gustave Planche, peu imaginable en bretteur. Du reste, le pistolet fut préféré à l’épée et le sang ne coula pas… Proche de George Sand, qui signe de ce pseudonyme vaguement hermaphrodite le roman à scandale, Planche ne jure que par l’idéalisme dont Lélia serait le triomphe. Entendons un livre où l’action et les sentiments céderaient le pas au symbolisme philosophique, le grossier au céleste. L’argument ne convainc pas Capo de Feuillide et le « renoncement » de l’héroïne ne trompe pas sa perspicacité. Après avoir subi la brutalité d’un premier amant, Lélia sème le malheur, non par vengeance, mais par impuissance d’aimer les hommes, avant de tenter de se racheter. Trop tard, Sténio, son amant frustré et même trompé, a déjà rendu l’âme.  C’est le grand mot du livre, livre qui dénonce avec fermeté l’athéisme moderne. Mais ce mot, la critique d’alors et d’aujourd’hui, le comprend mal et le défigure en lui opposant le corps et ses démons. Sand est réputée très réceptive aux appels de la chair et aux félicités de l’amour. Leur accord, voilà son bel idéal. On a pu écrire que le roman de 1833, plus que la version chaste de 1839, était celui de la frigidité ou du lesbianisme, autant de notions faciles à colorer désormais de féminisme américain. Le vent qui souffle des Etats-Unis a tendance à tout vivifier et « la dissatisfaction sexuelle », franglais répandu aussi, ne saurait s’expliquer que par l’affirmation d’une sexualité proprement et fièrement féminine. Théorie intéressante, mais insuffisante au regard du texte même, assez labyrinthique, fascinant par ses détours moins vraisemblables que chargés de symptômes ou de symboles à éclaircir. Un certain scabreux, voire un scabreux certain, ne l’oublions pas, lui est reproché en 1833. Musset le trouvait « plus hardi et plus viril », c’est que Sand l’a plié aux mouvances et aux caprices de sa libido. Le personnage de la sœur courtisane, double plus que repoussoir, ne permet pas d’en douter. L’édition savante d’Isabelle Hoog Naginski nous confronte donc aux lectures du moment et aux prolongements iconographiques du personnage, Delacroix (pastel bien connu), Courbet (la toile fiévreuse d’Erevan, fort belle a priori, se confond-elle avec le « mauvais tableau » que Théophile Silvestre dit avoir été peint « après la lecture » de Lélia ?) et Clésinger. En mars 1846, plus d’un an avant de devenir son gendre, celui-ci écrivait à la romancière afin de lui faire savoir qu’il exposait une sculpture inspirée de son personnage, mixte féminin d’Oberman et de René. Au sujet de cette Mélancolie, aujourd’hui à l’Ermitage (dessin préparatoire à Orsay), qu’on me permette d’ajouter que l’œuvre fut mentionnée et prisée par Gautier au Salon, cette année-là, avant qu’il ne la retrouve en Russie. Clésinger, sur le point d’immortaliser la Présidente en 1847, avait su ne pas trop refroidir sa propre Lélia. SG / George Sand, Œuvres complètes, sous la direction de Béatrice Didier, Lélia, 1833, suivi de l’édition de 1839, édition critique par Isabelle Hoog Naginski, deux volumes, Honoré Champion, 190€.

Devenue un cas d’école en raison du succès grandissant des expositions qui lui sont consacrées, et des combats qu’elle incarne, Rosa Bonheur (1822-1899) s’est acquis une audience très supérieure à la valeur intrinsèque de son œuvre peint, plus appliqué qu’inventif, théâtral que réaliste. Les tableaux de Salon, à cet égard, n’ont pas la fraîcheur des études, exécutées d’une main plus légère, dans une visée moins rhétorique. Saturée de lions et de lionnes, têtes et corps, l’une de ces pochades séduisantes (couverture) pourrait être signée de Delacroix ou de Barye, familiers des fauves du jardin des plantes sous la Restauration. La beauté des animaux les fascinait, comme ce qui les rapprochait de l’humain dans leur différence. Les dissections au cours des deux siècles précédents avaient renouvelé l’approche d’un problème proprement philosophique, car impliquant le privilège du cogito ; les peintres du XIXe siècle ne l’ignoraient pas, initiés qu’ils étaient aux sciences de la nature. La correspondance de Rosa Bonheur la montre ainsi très curieuse de la chose animale, et très soucieuse de la cause animale. La SPA est née sous la monarchie de Juillet et notre peintre en fut ; elle a vécu, d’ailleurs, entourée de toute une ménagerie, qui faisait sa part au sauvage au sein du domestique et du rustique. Laurence Bertrand Dorléac l’étudie comme un miroir de l’œuvre, sujet aux évolutions anthropologiques et historiques. Après 1870, et la statue de Bartholdi le confirme, la majesté du lion se veut le reflet inversé d’un patriotisme blessé. Le cœur de Rosa saigne aussi. On parle généralement moins de cet amour-là que de son amour des dames. Bertrand Dorléac, quant à elle, refuse de dissocier les identités et les secrets dont Rosa était faite. C’est là que nous retrouvons l’étude féline autour de laquelle s’enroule ce livre, et l’étrange présence d’une forme, en haut, à gauche, anatomiquement ambiguë. Le lecteur découvrira lui-même ce que Bertrand Dorléac tire de cette anamorphose digne de Charles Le Brun et, pour revenir à lui, de Delacroix, deux peintres que Baudelaire aimait à rapprocher. Ô surprise, la quatrième de couverture stigmatise ce siècle de fer, celui de Rosa, « qui ne donne presque aucune chance à une femme d’exister », oubliant que rugissement de lion n’est pas nécessairement raison. SG / Laurence Bertrand Dorléac, Le Lion de Rosa (Bonheur), Gallimard, 23 €.

C’est en réunissant cinq de ses biographies, où le beau sexe a le beau rôle, que Dominique Bona en a perçu la profonde unité : « Il y a une chaîne entre toutes ces femmes. Elles se parlent et se répondent d’un livre à l’autre. » N’allez pas croire que cette chaîne pèse sur les écrivaines et les peintres élues comme les fers du patriarcat dont le XIXe siècle et le premier XXe siècles auraient été les gardiens intangibles… Pas plus qu’elle n’emploie le ton victimaire de rigueur, Dominique Bona ne leste le destin de ses héroïnes d’un « message », ou d’une « morale » distincte de leur pente à créer et aimer. Si les sœurs Lerolle n’ont pas été aussi heureuses en amour que les sœurs Heredia, si Berthe Morisot a noué, par et dans la peinture, une relation avec Edouard Manet plus intense que le couple qu’elle forma avec son frère Eugène, Colette et Jeanne Voilier, la terrible maîtresse de Paul Valéry, ont mieux additionné ferveur artistique et Eros vécu, à l’instar de Marie de Régnier. Mais un même « fil rouge », celui de la passion, les dote d’une complicité fertile aux yeux de la romancière. Car Dominique Bona documente et narre ces « vies », comme le disaient Vasari et Félibien, d’une même verve littéraire. Pour que nos existences ressemblent à un roman, mieux vaut demander à une vraie plume d’en tracer le dessin, de creuser, dit la biographe, un chemin de vérité parmi « les pistes buissonnières de l’imagination ». Il arrive que les forts volumes de la collection Bouquins prennent l’apparence d’une famille recomposée, d’un réseau fraternel ou sororal, c’est le cas ici, et le lecteur, pris à son tour au jeu des correspondances, n’est pas mécontent d’y contribuer. SG / Dominique Bona, de l’Académie française, Destins de femmes, Bouquins, 32€.

Une nouvelle occasion nous est donnée de saluer, en même temps que ses éditeurs, l’acuité et la valeur littéraire du Journal d’Hélène Hoppenot, indispensable à qui veut connaître l’avant-guerre et les années de l’Occupation. Photographe dans l’âme, proche de Gisèle Freund au demeurant, « l’épouse de l’ambassadeur » serre la réalité, enregistre les conversations de table ou de vernissage, cisèle sa langue d’historienne du présent. Quand les boches quittent Paris, elle se trouve toujours à New York, en sympathie avec le milieu gaulliste et avec la nébuleuse surréaliste, Marcel Duchamp, Mary Reynolds, Jacqueline Breton… Qui peut alors se prévaloir de toucher à ces extrêmes sans se brûler les ailes ? Des ailes, justement, elle en use le 7 mars 1945 afin de de rentrer au pays. Elle note au passage l’inquiétude de ceux qui se sont exilés (Alexis Leger), même quand ils y étaient forcés (Henry Bernstein), tous redoutent les reproches de ceux qui étaient restés. Le spectacle, à son arrivée, lui soulève le cœur, l’épuration souvent expéditive ne saurait apaiser les attentes d’une femme d’expérience, prête à punir qui le mérite, mais pas n’importe comment. 17 mars 1945 : « Drieu la Rochelle a réussi à se suicider après avoir reçu l’ordre de comparaître devant la Commission d’enquête. […] Tant d’autres qui ont été pire […] vont s’en tirer à meilleur compte… » Les « hommes du jour » sont finement croqués, Picasso, qui « vieillit bien », Aragon, qui triomphe comme si la place rouge s’était installée à la Concorde. Hoppenot ne le loupe pas fin août : « Il a grisonné et conservé cet air hypocrite de chat qui s’apprête à laper de la crème en surveillant les alentours. Grande amabilité cachant un grand fanatisme. » Même regard percutant chez la fille d’Hélène, au sujet du médiocre roman d’Elsa Triolet, Les Amants d’Avignon : « Ce n’était pas l’atmosphère de la Résistance :  elle n’a pas dû en être. » Jusqu’en 1951 ainsi, sur fond de déconfiture, on croise le ban et l’arrière-ban de l’après-guerre, lettres et beaux-arts – pas seulement donc Sartre et ses sbires, entre Paris et Berne, où Hoppenot est muté, au poste que Paul Morand, l’homme pressé, n’avait pas eu le temps d’occuper. SG / Hélène Hoppenot, Journal 1945-1951, éditions Claire Paulhan, édition établie et annotée par la regrettée Marie France Mousli, 36€.

Remuer la mémoire familiale ne va pas sans risques, chacun en fait, un jour ou l’autre, l’expérience. Les mauvaises rencontres, à ce petit jeu, sont souvent plus nombreuses que les heureuses découvertes. Récidiviste vivifiante, Marie Nimier pensait avoir épuisé la figure du père, l’insaisissable et noir Roger, avec La Reine du silence, magnifique portrait de celui qu’elle a si peu connu, mais qui la poursuit comme une énigme pugnace. A la lecture du livre, son amie Juliette Gréco, pour qui elle a ciselé quelques chansons, l’enjoint à lui donner un pendant. Après les dérobades paternelles – et la mort à toute vitesse en fut une à maints égards, vient donc le clair-obscur de la mère et, à travers cette femme forte, les hommes qu’elle fit entrer en abondance dans sa vie, à défaut de pouvoir ou de vouloir toujours les retenir. Si l’âge a cruellement altéré sa beauté de blonde rayonnante quand le livre débute, le tempérament reste de feu. Marie Nimier ne compte plus les brûlures que lui a values une relation filiale plutôt compliquée, hantée par le fantôme d’un père qui ne se donnait même pas la peine d’y ressembler. La vieillesse n’est pas toujours tendre envers sa propre progéniture, elle peut, à l’occasion, se rendre détestable lorsque les enfants acculent leurs parents à leurs échecs ou leurs secrets. Marie Nimier a le don de mettre son lecteur dans la confidence avec une émouvante franchise et, s’il le faut, une saine impudeur. Et je ne parle pas, legs familial, de son humour unique. Une fois ouverte, la malle aux souvenirs, que réveillent une indiscrétion ici, un parfum là, ne peut plus se refermer, ou se taire, comme cette correspondance longtemps enfouie de la grand-mère de l’autrice, Renée Vautier, une des passions du faunesque Paul Valéry (dont elle a laissé un buste aux yeux éteints). Du reste, l’épistolaire joue un rôle quasi hitchcockien dans le cas présent, autant que certains objets arrachés à l’oubli et porteurs d’aveux troubles. Un livre poignant donc, digne en tout des exigences de la collection où il prend place et fait entendre une musique qui eût enchanté le hussard foudroyé, quelque part, sur l’autoroute de l’Ouest, un jour de septembre 1962. SG / Marie Nimier, Le côté obscur de la Reine, Mercure de France, collection Traits et Portraits, 22,50€.

Meilleurs vœux aux lectrices et lecteurs de ce blog dont l’audience a quadruplé depuis 2020.

Paris-New York-Londres-Rome

Les plus grands musées ont leurs abonnés absents, qui risquent même de se multiplier… Ainsi n’ai-je jamais vu le chef-d’œuvre de Christian Bérard, Sur la plage, accroché aux cimaises du MoMA, propriétaire de l’œuvre depuis 1960… James Thrall Soby, lié au musée de New York, liée surtout au peintre précocement disparu, n’avait pourtant pas fait ce don sans une arrière-pensée précise. N’était-il pas temps que le temple du modernisme, où le dernier Monet menait droit à Pollock, et Matisse à Rothko, s’ouvrît à d’autres expressions, moins attendues et peut-être moins convenues, des années 1920-1950 ? Parce qu’il ne partageait pas les préventions d’un Clement Greenberg, qui jugeait fallacieuse et efféminée (pour ne pas dire plus) la peinture de Bérard et des néo-romantiques, Jean Clair fit retraverser l’atlantique au tableau et l’exposa, en 1980, au milieu de la moisson dérangeante de ses Réalismes. Vilipendé à Paris, applaudi en Allemagne, l’iconoclasme bien connu du commissaire ouvrait une brèche. Longtemps toutefois les Français refusèrent de s’y engouffrer. Patrick Mauriès, qui fait paraître le livre juste et complet que nous attendions de lui sur Bérard et les siens, n’en est pourtant pas à son coup d’essai. C’est plutôt le fruit d’un long compagnonnage, d’une restauration discrète, secrète au grand nombre, qui vient aujourd’hui à maturité. Du reste, il ne fallait pas tarder davantage pour faire entendre une voix française, complice de son objet, mais soucieuse de ne pas céder à l’anachronisme, car la vague des queer studies s’est récemment émue de la relégation dont les néo-romantiques furent les victimes : le canon avant-gardiste, assimilée désormais au mâle blanc dominant, les aurait broyés, de même qu’il aurait bridé la création féminine. A la victimisation excessive, Mauriès préfère l’investigation historique. Voilà près d’un siècle qu’à Paris, rue Royale, Galerie Druet, Bérard, les deux frères Berman et Paul Tchelitchev créaient la sensation d’un art nouveau, nouveau de ne pas l’être complètement. Le mal nommé « retour à l’ordre » définirait tout le regain figuratif des années 1920 en son reflux nécessairement réactionnaire. Or, Bérard, ce Français héritier de Degas, Vuillard et Modigliani, et ses compères, trois Russes poussés à l’exil par la Révolution de 17, n’avaient pas sauté d’un dogmatisme à l’autre. Il faut bien lire ce qu’écrit Mauriès de leur modernisme excentrique, c’est-à-dire rebelle à la ligne droite et à la réification des formes vidées d’humanité désirante ou souffrante, bien comprendre la distance poreuse qu’ils maintinrent au surréalisme naissant, voire au magnétisme de De Chirico , bien analyser leur dialogue avec Picasso, bleu, rose et post-cubiste. Issus d’horizons variés, ils aspirent très vite à repousser les limites du chevalet, vers le théâtre, le ballet, la mode et ses revues. Le crime impardonnable de cette activité diasporique les poursuit, mais donne au livre de Mauriès l’un de ses ressorts. Du reste, le néo-romantisme, à l’exception de ses descentes mélancoliques ou de ses clowns 1900, ne s’est pas aligné sur le cafardeux des années 1930-1940. La bonne peinture est une école de vie, Waldemar-George, leur gourou parisien et italien, ne cessa de le répéter. Dès avant la seconde guerre mondiale, nos quatre mousquetaires avaient conquis Paris et Londres, New York et Rome, où, chaque fois, des êtres d’exception, d’Edith Sitwell aux Polignac, d’Edward James à Cocteau, de Soby à Julien Levy, les aimèrent et les poussèrent. Un second marché s’organisa, relayé par la scène et Coco Chanel, Elsa Schiaparelli et Emilio Terry. Certains appartements new yorkais en conservent la marque. De cet art fort de sa fragilité, comme menacé par le lyrisme dont il prend le risque, il convient de réapprendre le langage et l’ambition toujours actuelle, loin des interdits et des nouveaux fanatismes. Ce livre assurément nous y aide.

Les biographies vont s’accroissant sur les actrices oubliées ou négligées du monde de l’art ; le plus souvent, elles ont et auront pour auteurs des femmes conscientes de réparer une injustice. Mêlée à l’histoire de Dada et du surréalisme, l’américaine Mary Reynolds (1891-1950) n’appartient qu’en apparence à la catégorie de ces figures en attente de réhabilitation. En 2015, l’Art Institute de Chicago, riche de 300 livres, catalogues d’exposition et autres documents historiques venant d’elle, lui a rendu un bel hommage. Derrière la créatrice de reliures, parmi les plus inventives de l’entre-deux-guerres, ce joli coup de chapeau laissait entrevoir une existence au diapason du Paris d’alors. La capitale de la « génération perdue » regorge de ces Américaines, pas toujours homosexuelles, qui ont les moyens de vivre et aimer autrement qu’au pays. Pour être moins argentée que son ami Peggy Guggenheim, Mary Reynolds, veuve d’un officier mort au champ d’honneur durant la guerre de 14, demanda un nouveau départ à la France. Marcel Duchamp s’en occupa. Après l’avoir croisé à New York, où il fuit le conflit comme son ami Picabia, Mary le cueille en France, au début des années 1920, et fait de lui son amant. On ne saurait obtenir davantage du prince du dégagement. Ne met-il pas dans ses amours l’ironie, l’aléatoire et le calcul du joueur d’échec ? Le meilleur moyen de se l’attacher, elle le comprit, était de rester désirable et solvable à ses yeux. Mais Mary possédait une autre arme que son argent et sa beauté androgyne. Son sens artistique, comme Christine Oddo y insiste, déborde ses exemplaires bizarrement habillés ou gantés de Jarry, Apollinaire ou Cocteau ! De la fin des tranchées au début de l’Occupation, dont elle s’éloigna moins vite que le « désinvolte » Duchamp ou « l’héroïque » André Breton, cette femme déterminée a tenu son rôle et son verre au milieu des nuits parisiennes. Jazz, alcools et drogues sont les accélérateurs d’un club ouvert au mondains. A son récit alerte, qui cède un peu à la légende dorée du modernisme et qui aurait pu profiter davantage du travail d’archive dont témoigne l’ample bibliographie, Christine Oddo accroche toutes sortes de figures essentielles, Man Ray et Henri-Pierre Roché notamment. Mais le meilleur du livre, on ne s’en plaindra pas, se niche dans ses portraits de femmes, vivifiantes affranchies.

*Patrick Mauriès, Néo-Romantiques. Un moment oublié de l’art moderne. 1926-1972, Flammarion, 39,90 €. / Christine Oddo, Mary Reynolds. Artiste surréaliste et amante de Marcel Duchamp, Tallandier, coll. Libre à elles, 2021, 20,90 €

*Preuve est royalement administrée à Evian qu’une exposition Christian Bérard était possible, en France, sur un grand pied, sans l’appoint, souhaité mais décliné, du MoMA. D’autres musées, d’autres galeries, d’autres particuliers ont joué le jeu, ce qui nous vaut une large sélection du corpus et quelques insignes raretés. Devant pareille réunion d’œuvres, les portraits où il mit le meilleur de lui-même et parfois ses tristesses, les impromptus balnéaires où les odalisques changent de sexe, le caprice de ses décors, c’est-à-dire l’alliance de gravité et de frivolité qu’il forgeait au service de Mozart, Cocteau, Balanchine ou Massine, on en oublie les défections américaines. Louis Jouvet, fréquent et génial complice, disait de Bébé qu’il était aussi paresseux que travailleur. D’autres témoignages de même saveur contradictoire émaillent le catalogue aussi intéressant qu’est belle sa couverture drapée de bleu. Bérard avait la religion des amis, qui ne furent pas que l’alcool et l’opium. On lira ainsi certains des messages (Marie-Laure de Noailles, Jouhandeau, Christian Dior, Henri Sauguet, Julien Green) qui lui furent adressés après sa mort, au gré des expositions, plus ou moins discrètes, de la mémoire. Celle d’Evian, dont on remerciera Jean-Pierre Pastori et William Saadé, est la plus importante jamais organisée depuis l’hommage de 1950, voulu par Jean Cassou, qu’on lira aussi ici. SG / Christian Bérard, au théâtre de la vie, Palais Lumière d’Evian, jusqu’au 22 mai 2022. L’exposition connaîtra une seconde étape, à Monaco, au printemps. Catalogue sous la direction des commissaires, SilvanaEditoriale, 34€.

ROMANTISMES

Reliant le Caïn et le Don Juan de Byron aux plus chauds poèmes des Fleurs du Mal, Feu et flamme fut à la Jeune France de 1829-1832 ce que fut la Barque de Dante aux incertitudes de l’après-Waterloo, et le Sturm und Drang aux Goethe, Schiller et Haydn des années 1770. Ce mince recueil de poèmes, publié en août 1833 avec un grand luxe de soin éditorial, souleva un silence massif malgré la puissance frénétique, spleenétique et ironique de ses vers, que leur noirceur amusée fit passer à tort pour débraillés et vides de sens. Il est vrai que les « camarades » de Philothée O’Neddy , les membres turbulents du Petit Cénacle, surveillés par la police de Louis-Philippe (on vient de le documenter), soupçonnés de républicanisme et de déviances sexuelles, oublièrent d’assurer la réclame de la plaquette. Pas de brûlot de Pétrus Borel, le plus porté sur le nudisme et la Carmagnole anarchisante, pas plus de lancement de la part de Nerval et de Gautier, qui consacra cependant l’un de ses ultimes et plus beaux articles, en février 1872, à O’Neddy et sa poétique des extrêmes, riche de sincérité unique comme de boursoufflure émouvante. A distance, presque un demi-siècle, leurs folies communes avouaient les nécessaires excès du chahut de 1830. Mais, entretemps, Baudelaire avait fait son miel, comme Aurélia Cervoni le montre indubitablement, de la marée noire. Après un relatif oubli que Marcel Hervier, Valery Larbaud, Max Milner et Jean-Luc Steimetz empêchèrent d’être irréversible, Feu et flamme revient assorti d’un certain nombre de textes critiques, en un volume impeccable qui charmera les connaisseurs et comblera les nouveaux lecteurs. SG / Philothée O’Neddy, Feu et flamme et autres textes, édition par Aurélia Cervoni, Honoré Champion, 2021, 55€.

Vingt ans séparaient Victor Pavie, né en 1808, de l’illustre David d’Angers, Prix de Rome de sculpture, né à la veille de la Révolution de 1789 et fanatiquement attaché aux Lumières. La politique creusait un peu l’écart : le jeune et pieux monarchiste, accueilli par le Cénacle de Victor Hugo en 1826, évolue certes vers le catholicisme libéral et social de Lamennais, l’un des dieux de sa première maturité. Comme de juste, Pavie et David piaffent d’impatience sous la monarchie de Juillet qui ne les a pas maltraités. Mais c’est 1848, février, qui dissipe entre eux toute divergence idéologique. La République renaît nimbée, un temps, de l’onction catholique et presque divine. Dieu, la liberté et le Peuple, le programme mennaisien de Lacordaire et Montalembert (qui n’aimait guère le protestantisme de David) devient l’étendard du jour : même un Baudelaire s’en est saisi en ce printemps des révoltes heureuses. Les lettres que Pavie adresse à son aîné, dont Marianne ressuscitée fit presque son Ministre des Beaux-Arts, explosent de joie. La ferveur, du reste, est la tonalité usuelle de cette correspondance qui manquait à notre connaissance du milieu littéraire et artistique de ces années climatériques. Le génie des élus et la justice pour tous étant les sujets du statuaire, l’époque, ses causes et ses combattants défilent dans son atelier, de Delacroix, que Pavie exalte, à Balzac et Dumas, de l’abolition de l’esclavage à l’unité reconquise de la Nation. L’écho d’autres luttes y résonne, internes au romantisme. Pétrus Borel et son journal incendiaire, La Liberté, s’attaquent en septembre 1832 à la réputation d’intégrité de David et donnent voix aux jeunes sculpteurs, hernanistes impatients d’imposer un art plus radical ou plus chrétien d’aspect et d’idée. Les familiers du cercle de Gautier et Nerval, de Duseigneur et Bion, y retrouveront leurs petits et jouiront de l’ample appareil de notes, comme de l’air exalté que respire ce très beau volume. SG / Victor Pavie, Lettres à David (d’Angers), 1825-1854, édition critique par Jacques de Caso et Jean-Luc Marais, Honoré Champion, 2021, 78€.

Au promeneur qui s’aventure parmi les allées de l’ancien couvent des Chartreux, devenu un cimetière du Bordeaux révolutionnaire aujourd’hui rattrapé par sa banlieue, plusieurs figures du romantisme adressent un salut amical. Le père et le frère de Delacroix y sont enterrés, le cœur du général Moreau aussi, de même que les restes de Flora Tristan. Sa sépulture, un rien maçonnique avec sa colonne brisée, se pare de deux symboles chrétiens, bien faits pour rappeler que la défunte ne dissocia jamais son socialisme saint-simonien du message évangéliste et de la Providence divine. Le lierre de l’immortalité, de l’énergie toujours renaissante, surprend moins que les deux livres, croisés à la manière du symbole chrétien, qui ornent le sommet du monument. L’un d’entre eux, L’Union ouvrière, fait écho à l’inscription faciale du tombeau, hommage des « travailleurs reconnaissants ». Après nous avoir inquiétés par sa préface très MeToo, la biographie de Brigitte Krulic nous rassure par la conscience des dangers qu’elle a su éviter. On a trop enfermé la grand-mère de Gauguin dans ses affres domestiques et sa légende de paria au grand cœur. Or cette fille naturelle d’un grand d’Espagne, mal mariée au sinistre Chazal, n’eut pas d’autre choix que de prendre son destin en main. Ses dons d’écriture, ses contacts avec le milieu des peintres et écrivains « engagés » (que Krulic effleure), sa condamnation du capitalisme sauvage et de la condition indigène (au Pérou et ailleurs), mais aussi son carriérisme (qui la fit moins négliger ses droits d’auteur que ses devoirs de mère, au dire de George Sand !) et sa probable bisexualité nous intéressent plus que la prétendue pionnière du bolchevisme ou de la dissolution des sexes dans le nirvana post-biologique où notre triste époque voit son salut. « L’Odyssée de Flora Tristan » (Mario Vargas Llosa) n’a nul besoin des prophéties qu’on lui prête pour nous passionner. SG / Brigitte Krulic, Flora Tristan, NRF Biographies, Gallimard, 2022, 21,50€.

Chez Louis-Antoine Prat, derrière la retenue anglaise, le romantique perce partout. En témoignent sa collection de dessins fiévreux et sensuels, son panache à la tête des Amis du Louvre, sa façon de réveiller les dîners en ville, son écriture surtout, qui vient de sortir d’un long silence et promet de ne plus y retourner. Les livres s’enchaînent, courts romans, nouvelles désopilantes et pièces de théâtre à risque. Emu par tant de verve, le quai Conti vient de le gratifier d’un prix, on en parle même dans les rares journaux qui lisent encore. Sa façon bien à lui de mêler littérature et art, de faire de celui-ci le sujet d’étonnement et d’égarement de celle-là, fait merveille à nouveau. Il est vrai que le monde des collectionneurs et des marchands, des artistes et de leurs amis, recèle plus d’un motif à croquer, d’une intrigue à filer, d’un trait à décocher. Elle est si drôle à voir s’agiter, sous sa plume pourtant charitable, cette jet-set des musées et des salles de vente, des plateaux de télévision et des sauteries entre soi… Le lecteur comprendra assez tôt que le titre de son dernier recueil ne doit rien au défaitisme ambiant. Il est simplement bon de ne pas frayer trop longtemps avec certains puissants de la finance ou de la politique. Même les mots, à les écouter, perdent leur valeur d’usage et se corrompent. Au terme de la première nouvelle, une uchronie comme cet auteur à imagination les affectionne, une jeune fonctionnaire, lunettes Armani et tailleur bas de gamme, parle aux journalistes en pleine débâcle boursière. Comme la crème de la création contemporaine est cette fois emportée, le choc ébranle sérieusement les institutions. La presse, longtemps complice de la surchauffe, change de camp et accable l’optimisme d’un discours qu’elle qualifie de « néo-romantique » ! Heureusement que tout le livre n’est pas aussi noir que son début et que Prat parvient à nous émouvoir et nous amuser en nous conviant aux obsèques d’un Balthus du pauvre, ou au tournage d’un film troublant sur Chassériau, le métis aux deux sœurs tendrement aimées. Situations cocasses, personnages à clef, fausses exergues, citations farfelues, l’éternel romantisme, en somme. SG / Louis-Antoine Prat, Reste avec les vaincus et autres nouvelles, Editions El Viso, 15€. Lire aussi sa dernière pièce où revit Goldoni, L’Ambigu vénitien, Editions Samsa, 8€, mais dont la morale est baudelairienne : on ne peut s’attacher à l’image d’un être qui vous a trahi, fût-elle le plus beau tableau du monde. Les canaux de Venise en regorgent.

CAILLEBOTTE SUR LES ONDES.

L’Art et la Matière

https://www.franceculture.fr/oeuvre/caillebotte-peintre-des-extremes

Historiquement vôtre

https://www.europe1.fr/emissions/les-recits-de-stephane-bern/gustave-caillebotte-4093067