D.E.L.P.H.I.N.E.

D comme… Féminisant et métamorphosant Tartuffe en 1853, Delphine de Girardin (1804-1855) n’annexe pas le chef-d’œuvre de Molière au sectarisme, souvent puritain, de certaines féministes de son temps, et du nôtre. La dénonciation du sexisme systémique eût insulté sa connaissance du monde et sa conception du théâtre. Elles se rejoignent précisément dans ce tableau des mœurs contemporaines où son pinceau superbe, coloré et drôle, moliéresque, s’abstient de « corriger la société ». Rire et faire rire de celles et ceux qui font profession de vertu suffit à sa tâche. Le mal et le bien, comme le soulignait déjà la Delphine de Germaine de Staël en 1802, ne sont pas de chimie pure, ils n’en gouvernement pas moins nos destinées, variant selon les individus, les circonstances, capables de renversements spectaculaires dès que le don de soi, c’est-à-dire la vraie charité, vous révèle à vous-même et dissout l’hypocrisie ambiante. En apparence, Madame de Blossac agit en fonction de ce que lui dicte un cœur sans limites ; en vérité, cette sainte, enlaidie et prude par ruse, cache une intrigante prête à tout pour conquérir une position que son sexe et son peu de fortune rendent moins accessible. Delphine de Girardin, pour se méfier des suffragettes, n’ignore pas les difficultés inhérentes à la condition féminine. Son coup de génie est de ne pas y enfermer les femmes de sa pièce, autrement énergiques que les hommes, et de ne pas excuser la faute de son héroïne par la force des entraves sociales. L’autre originalité de Lady Tartuffe, si irrésistible envers le cant trompeur des élites et des philanthropes d’occasion, tient à sa chute hugolienne, le contraire même des comédies à thèses. Du reste, la sienne s’élève au tragique, comme Rachel, pour qui le rôle fut écrit, l’a magnifiquement traduit sur les planches. L’amour vrai peut prendre tous les masques et « l’attrait de l’abîme » tenter les êtres les plus corsetés. Eminent connaisseur de la scène romantique, du texte aux acteurs, de la création à sa réception, Sylvain Ledda signe l’excellente édition d’un ouvrage que Gautier couvrit d’éloges et qui connut le succès. Digne d’être comparée à Dumas, Musset et même à Balzac, Lady Tartuffe, reprise aujourd’hui, désennuierait bien des salles parisiennes, agrippées au nouveau cant comme au graal.

E comme… L’Eros féminin n’est pas absent de la littérature masculine, qui reconnaît bien volontiers sa singularité et la difficulté de la percer. La passion, le désir, la jouissance et la frustration, avant d’ondoyer au flux des genres, ont une réalité biologique. Il est naturel que l’écriture en possède une également, et il est ainsi légitime de parler d’écriture féminine en matière amoureuse. Les 1500 pages de cette anthologie rose, doublement rose même, rayonnent de cette vérité aujourd’hui attaquée de toute part. Le paradoxe est qu’elle le soit souvent au nom de la libération des femmes. Romain Enriquez et Camille Koskas, d’un pas décidé, foulent donc un terrain dangereux. Ne les soupçonnons pas d’avoir plié devant la vulgate, et concédé à l’air du temps une partie de leur sommaire bien réglé, notamment son ultime moment, dévolu aux « regards militants sur l’Eros », autant dire à la guerre des sexes et aux violences masculines. Car nos ébats et nos débats sont bien lestés d’une indéniable continuité historique. Christine de Pizan, au début du XVe siècle, s’emporte contre les étreintes forcées et même ce que notre époque nomme « la culture du viol », généralisant à l’extrême et oubliant ce qui sépare les jeux de l’amour des crimes odieux. La brutalité masculine, objet de maintes gloses puisque sujette à variantes, n’est qu’un des nombreux thèmes du volume, ouvert à tous les sentiments et toutes les pratiques, soucieux des minutes heureuses et des transports douloureux, accueillant à la pudeur et à l’impudeur, à l’humour comme au silence des mots, conscient enfin de l’évolution des comportements. Aucune frontière n’a freiné nos deux compilateurs et fins analystes. Certaines, les géographiques, s’évanouissaient d’elles-mêmes, l’ailleurs et l’autre étant les meilleurs alliés de Cupidon ; d’autres craintes, d’autres liens, tel celui du charnel au sacré, traversent ce massif de textes souvent peu connus. C’est le dernier compliment qu’il faut lui adresser. George Sand, Marie d’Agoult, Judith Gautier, Rachilde, Renée Vivien et Colette l’unique y siègent de droit. On est surtout heureux de faire la connaissance des « oubliées dont l’œuvre est parfois rééditée ici pour la première fois », Félicité de Choiseul-Meuse, « autrice » peu rousseauiste de Julie ou J’ai sauvé ma rose (1807), ou Faty, SM anonyme, à laquelle on doit des Mémoires d’une fouetteuse restés sans lendemain. La préface nous apprend qu’Annie Ernaux n’a pas souhaité figurer dans cette anthologie où l’on regrette davantage l’absence de Marie Nimier, qui sait être crue et joueuse, joyeuse, chose rare.

L comme Longhi… Après avoir été son modèle dominant, la peinture est devenue la mauvaise conscience du cinéma au temps de sa majorité. Et l’invention du parlant n’aura fait qu’aggraver la dépendance coupable de la photographie animée et sonore aux poésies immobiles et muettes. Elève de Roberto Longhi au crépuscule du fascisme italien, un fascisme dont on préfère oublier aujourd’hui qu’il était loin de partager l’anti-modernisme des nazis, Pasolini n’a jamais coupé avec la peinture, ni accepté la séparation entre les anciens et les modernes. Elle n’avait, d’ailleurs, aucun sens pour Longhi, que Piero della Francesca a retenu autant que Courbet et Manet. Et les derniers films du disciple, à partir de Théorème (1968) et du tournant figuratif qu’il marque, se signalent par l’irruption de Francis Bacon et même, au cœur de Salo (1975), de Sironi et du futurisme. Dans l’une des innombrables scènes de cette allégorie pesante de l’ère mussolinienne, un tableau de Giacommo Balla appelle le regard du spectateur, Pessimismo e Ottimismo. La toile de 1923, contemporaine des tout débuts du Duce, dégage son sujet, éternel et circonstanciel, d’une simple opposition de couleurs (le noir et le bleu) et de formes (tranchantes ou caressantes). Pasolini montre, il ne démontre pas, importe la subtilité de la peinture au cœur d’un médium réputé plus assertif. Il était tentant d’arracher ses films aux salles obscures et d’en tirer le matériau d’une exposition riche des sources qu’il cite jusqu’à l’ivresse d’une saturation boccacienne. Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, furieusement iconophiles, ne s’en sont pas privés. L’une des plus hautes séquences de l’art italien, qui s’étend de Giotto au Caravage, en passant par Masaccio, Vinci, Michel-Ange, Bronzino et Pontormo, a durablement hanté Pasolini et provoqué une folie citationnelle très picassienne. La composante érotique de ce mimétisme saute aux yeux tant elle fait vaciller l’écran et rappelle que le cinéaste, ex-marxiste repenti, a vécu son art et sa sexualité en catholique, heureux d’affronter symboliquement le mal dans sa chair et sur pellicule, afin d’en dénoncer les avatars historiques, l’existence sans Dieu, le technicisme éhonté, le retour inlassable des guerres.

P comme... La langue des Fleurs du Mal et une certaine pratique du sonnet remontent à Ronsard, dont le nom évoque désormais une manière de sentir (les émotions) et de sertir (les mots). Il est aussi devenu synonyme d’un moment poétique soumis aux aléas du temps. La renaissance de la Renaissance date du romantisme. En 1828, le fameux Tableau historique de Sainte-Beuve, citant A Vénus de Du Bellay, résume les causes de la résurrection dont il se fait l’agent et que la génération suivante allait rendre définitive : « On y est frappé, entre autres mérites, de la libre allure, et en quelque sorte de la fluidité courante de la phrase poétique, qui se déroule et serpente sans effort à travers les sinuosités de la rime. » Les poètes de La Pléiade, ce groupe à géométrie variable, sont-ils sortis des habitudes de lecture au cours des XVIIe et XVIIIe siècles ? Ils firent sur Hugo, Musset, Gautier ou Banville l’impression d’une source fraîche, trop longtemps écartée des salles de classe, en raison de leurs licences de forme et de fond. Même l’histoire de la censure confortait les cadets dans l’admiration des poètes d’Henri II. Le Livret de folastries de 1553, où sont impliqués Ronsard, Muret, Baïf et Jodelle, se pare d’une bien discrète feuille de vigne, deux lignes du grand Catulle : si le poète peut choisir d’être chaste, ses vers n’y sont en rien tenus, disaient-ils en substance. On brûla l’ouvrage délictueux, qui s’était déjà diffusé. En 1862, sa réédition subit le même sort pour ainsi dire, la condamnation des Fleurs du Mal était toute proche. L’inspiration de La Pléiade, si tant est que ce générique ait un sens, ne se réduit pas aux plaisirs vénusiens, loin s’en faut. Mais une nouvelle liberté de mœurs trouve là matière à mignardise et anacréontisme, exaltations et regrets, quand l’heure n’est plus à folâtrer. Le volume qu’a conçu Mireille Huchon, aubaine des lecteurs affranchis, florilège dont chaque notice rend plus savant, satisfait d’autres attentes : le règne d’Henri II (1547-1559), dont la salle de bal de Fontainebleau nous rappelle les magnificences, voit s’affirmer une politique de la langue qui vient de François Ier et aboutit à Richelieu. Tout un pan du présent recueil en découle, les poèmes de circonstance, bien sûr, et les traités de poétique, certes horaciens ou cicéroniens, qui plaident et servent, par leur beauté propre, un élargissement de l’idiome national. Cette embellie du lexique ne tient pas du mythe. Avant Baudelaire et ses vocables empruntés à la peinture ou aux chiffonniers, Ronsard et les siens agirent de même avec le grec, le latin, l’italien, l’espagnol et les termes techniques de leur temps. De vrais modernes.

H comme… Héliogabale est à l’imaginaire du premier XXe siècle ce que Néron fut aux représentations du précédent, le bouquet superlatif des crimes dont l’humanité se rend capable, un monstre à partir duquel penser le politique et l’homme vacille. Porté sur le trône à 14 ans, assassiné en 222, au terme d’un règne bref qu’on pensait aussi illégitime qu’indigne, il illustrait le concept pascalien de tyrannie, soit la force sans la justice. Le réexamen de ses méfaits est tout récent. Quand Jean Genet se saisit du sujet, l’historiographie dérive du passif accablant des sources anciennes. On sait aussi qu’il a été très impressionné par le livre qu’Artaud avait consacré à l’empereur dé(ver)gondé. Quoi de plus tentant pour un néophyte ? Au printemps 1942, Genet, 32 ans, se mue en écrivain sous les fers. C’est sa huitième incarcération et, en cas de récidive, le bagne l’engloutira, lui et ses amours masculines, lui et ses rêves de poésie. Car ce petit voleur, pas toujours adroit, pas toujours droit non plus, a des lettres et, tout de même, une conscience. Poésie, roman et théâtre, il les embrasse tous avec une fulgurance de style difficile à contrôler. En amoureux des classiques, il retient pourtant le lyrisme qui bouillonne en lui et que réclame l’époque de l’Occupation. « Boileau hystérique », disait-on de Baudelaire au soir de carrière. Au début de la sienne, Genet serait plutôt un « Racine dépravé ». Héliogabale, pièce que l’on pensait perdue et dont l’exhumation fait « événement », comme l’écrivent François Rouget et Jonathan Littell, c’est un peu Britannicus réécrit par Rimbaud, Verlaine, ou Léon Bloy. Sur l’empereur deux fois déchu, abandonné aux égouts après avoir été égorgé dans les latrines de son palais, Genet ne projette pas uniquement ses lectures et son désir d’écrire un drame antique (qu’il voulait confier à Jean Marais). Si la folie du pouvoir illimité y apparaît dans sa nudité tragicomique, le (faux) fils de Caracalla personnifie surtout une déviance sexuelle, un appétit de vie et une fascination de l’abject que la duplicité des mots permet d’exalter ou de transfigurer en feignant de les condamner. Si cette farce ubuesque avait eu droit aux planches sous la botte, elle eût effacé ses apparents semblables, de Sartre à Camus, en passant par Anouilh. Le boulevard se frotte à la toge, la verve populaire au grand verbe. La grâce à laquelle Héliogabale aspire entre deux turpitudes, deux boutades assassines, ou deux auto-humiliations, n’aura pas le temps de l’atteindre. Genet pourtant le fait mourir en romain (le glaive de son amant) et en chrétien : « Tu n’es plus qu’une couronne d’épines », lui dit Aéginus, avant de le frapper.

I comme Italie… Tempérament de feu et marchand proactif, Léonce Rosenberg n’a besoin que de quelques mois, entre mars 1928 et juin 1929, pour métamorphoser son nouvel appartement en vitrine de l’art moderne. Quelques noms, certes, manquent à l’appel, Bonnard et Matisse, qui appartiennent à Bernheim-Jeune, Braque, qui l’a molesté lors des ventes Kahnweiler, ou encore Picasso qui s’est éloigné et lui préfère son frère Paul, après l’avoir portraituré, vêtu de son uniforme, et lui avoir vendu L’Arlequin grinçant du MoMA, le tout en 1915. Deux ans plus tard, la figure sandwich du manager français de Parade, roi de la réclame, serait une charge de Léonce, à suivre la suggestion suggestive de Juliette Pozzo. Que voit-on, dès lors, sur les murs du 75 rue de Longchamp, immeuble des beaux quartiers, peu préparé à recevoir l’armada d’un galeriste œcuménique. En effet, sa passion du cubisme ne l’a pas détourné du surréalisme narratif, voire sucré, et des réinventeurs de la grande peinture, De Chirico et Picabia, las des culs-de-sac de l’avant-garde. A moins d’être aveugle, le visiteur du musée Picasso, où l’ensemble a été reconstitué et remis en espace avec soin et panache, plébiscite immédiatement nos deux renégats. A leur contact, Léger, Metzinger et Herbin semblent d’une terrible sagesse, Jean Viollier et Max Ernst d’un onirisme inoffensif. L’alternance de temps forts et de temps faibles, d’où l’exposition tire aussi sa nervosité, se conforme à la stratégie commerciale de Rosenberg et à son sens de la décoration intérieure, de même que le mobilier Restauration ou monarchie de Juillet. Le hall d’entrée remplit son besoin d’ostentation avec les gladiateurs mi-héroïques, mi-ironiques, de De Chirico ; la chambre de l’épouse de Léonce se remplit elle des transparences érotiques de Picabia, salées ici et là de détails insistants. Rosenberg a les idées larges et l’intérêt qu’il porte au régime mussolinien d’avant l’Axe, à l’instar de son ami Waldemar-George, juif comme lui, mériterait d’être plus finement analysé qu’il n’est d’usage aujourd’hui.

N comme… Les confidences, Marie Nimier ne se contente pas de les susciter, elle aime les provoquer, en manière de réparation. Il y a quelques années, en Tunisie déjà, lors d’une signature de librairie, une femme s’approche et l’invite à la revoir le lendemain, autour d’un couscous au fenouil. Elle veut lui parler de son frère, de « mon frère et moi ». Mais l’auteur de La Reine du silence, pressentant des aveux « trop lourds à porter », recule et monte, soulagée et coupable, dans l’avion du retour. Les années passent, les régimes politiques changent, le mouvement de libération des femmes s’intensifie dans l’ancien protectorat français, la question religieuse devient plus saillante… Les langues ne demanderaient-elles pas à se délier, de nouveau, à l’ombre de l’anonymat ? Le souvenir de la femme éconduite, du couscous manqué, a creusé entretemps son sillon. Que faire sinon retourner en Tunisie et recueillir les histoires des « gens sans histoires », au café, par internet ou par l’entremise, comme chez Marivaux, de « petits billets » ? Point de dialogues, juste des monologues. Marie Nimier se méfie des interrogatoires, dirigés en sous-main, les sondages de notre fallacieuse époque l’ont vaccinée. Le résultat est magique, simplicité des destins racontés en confiance, fermeté de la langue qui refuse aussi bien la neutralité clinique que la surchauffe sentimentale. Les propos recueillis, quand le rire du confident ne libère pas l’atmosphère, auraient pourtant de quoi ébranler la distance que s’impose Marie Nimier. Chaque confession forme un chapitre, en fixe la durée, le ton, le degré d’intimisme, le risque encouru. Le courage qu’il faut à ces femmes et ces hommes s’ajoute à leurs motivations de parler, et de parler de tout, l’emprise du social, le poids de la famille et des traditions, la sexualité dans ses formes diverses, conquérantes, clandestines, malheureuses, farfelues ou tristement mécaniques chez les plus jeunes, condamnées à réserver leurs fantasmes aux écrans d’ordinateur. Le lecteur referme le livre de Marie Nimier plus riche de couleurs, de senteurs, d’autres relations au corps, du sourire de cet enfant oublié dans un orphelinat, qui sait que pleurer est inutile, et de ce jeune homme, malade du sida, à qui l’on vient d’apprendre qu’il ne saurait contaminer sa famille, et qui se redresse à l’appel de la vie retrouvée.

E comme écriture… Gautier disait qu’on voyage pour voyager. Partant, on écrit pour écrire, pour mettre sa vie en récit et en musique. Le Chant des livres, titre rimbaldien du dernier Gérard Guégan, doit s’entendre dans les deux sens, l’écrivain et le lecteur sont liés par l’écoute, une sorte de pacte qui doit rester mystérieux, un dialogue que le texte appelle sans l’épuiser, une invitation frappée d’inconnu. Même quand on croit se parler, on parle aux autres, des autres. « En effet, on écrit pour écrire, me répond Guégan. Du moins, le croit-on. Car c’est moins certain qu’il n’y paraît. On voyage aussi dans l’espoir d’une nouvelle aventure. En tout cas, c’est ainsi que j’aurai vécu. » Guégan, de surcroît, aura fait beaucoup écrire, l’éditeur et le lecteur qu’il fut et reste l’exigent… Le Marseille des années 1950-1960 prête son décor canaille aux premiers chapitres du Chant des livres et aux souvenirs, les bons et les mauvais, qui toquent à la fenêtre : le PCF et ses oukases esthétiques, le cinéma américain et ses dissidences secrètes, les écrivains célèbres qui fascinent et bientôt aspirent le fils de la Bretagne soularde et de l’Arménie meurtrie. A Manosque, Giono roulait ses beaux yeux de pâtre libertin ; à Paris, vite rejointe, Paulhan paraît plus fréquentable qu’Aragon. Mai 68 décime, au moins, les menteurs « en bande organisée ». Puis le temps du Sagittaire, moins porté à l’idéologie, succède à Champ libre. Deux Jean-Pierre, Enard et Martinet, souffle court mais grand style, laissent la faucheuse les accrocher trop tôt à son tableau de chasse. Au lieu de les pleurer, Guégan les ressuscite fortement, c’est moins morbide, et plus utile aux nouvelles générations. Certaines rencontres se moquent du temps révolu avec un air de jeunesse délectable, Charles Bukowski auquel GG a converti Sollers, Michel Mohrt le magnifique, aussi breton que son cher Kerouac, ou Florence Delay, « la Jeanne d’Arc de Bresson » et l’écrivaine pétillante, autant de rencontres narrées sans rubato. Les détails qui disent l’essentiel sont serrés, et la nostalgie, qu’on lui pardonnerait, bridée. Les « années mortes » valent tous les « Fleuves impassibles ».  Stéphane Guégan

*Delphine de Girardin, Lady Tartuffe, édition de Sylvain Ledda, GF Flammarion, 8,50€. Si ce n’est fait, les fous du théâtre à gilet rouge doivent absolument se procurer le grand livre de l’auteur, Des feux dans l’ombre. La représentation de la mort sur la scène romantique (1827-1835), Honoré Champion, 2009. Sachez aussi que Ledda prépare une biographie de Delphine de Girardin, heureuse perspective. / Romain Enriquez et Camille Koskas, Ecrits érotiques de femmes. Une nouvelle histoire du désir. De Marie de France à Virginie Despentes, Bouquins, 34€ / Guillaume de Sardes et Bartolomeo Pietromarchi, Pasolini en clair-obscur, MNMN / Flammarion, 39€. L’exposition se voit au musée national de Monaco jusqu’au 29 septembre 2024 / La Pléiade. Poésie, poétique, édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 69€ / Jean Genet, Héliogabale, édition établie et présentée par François Rouget, Gallimard, 15€. Autre prose brûlante, brûlante de passions comprimées ou libérées, mais aussi d’incendies criminels et de xénophobie délirante, Mademoiselle, écrit pour le cinéma, reparaît. Effroi garanti et émois de toutes natures (Gallimard, L’Imaginaire, 7,50€). Ce scenario impossible, cet antiroman rustique, nous ramène à la question que Lady Tartuffe inspirait à Gautier. Peut-on faire d’un personnage (très largement) odieux le héros ou l’héroïne d’un drame ou d’un roman ? La réponse est oui, évidemment. C’est aussi celle que Balzac fit à George Sand. Et Genet à tous ses détracteurs. Mentionnons enfin la passionnante analyse que Jonathan Littell consacre à Héliogabale dans La Nouvelle Revue française, laquelle connaît une nouvelle renaissance (n°657, printemps 2024, 20€) et se donne une nouvelle ligne éditoriale sous le direction d’Olivia Gesbert. Le dossier voué à l’écriture de la guerre fait une place justifiée à Albert Thibaudet. Benjamin Crémieux, grande plume de la maison, aurait pu être appelé à la barre, lui qui sut si bien parler de Drieu et de La Comédie de Charleroi, qu’il faut ajouter à la petite bibliothèque idéale qui clôt cette livraison du renouveau/ Giovanni Casini et Juliette Pozzo (sous la dir.), Dans l’appartement de Léonce Rosenberg, Flammarion / Musée Picasso, 39,90€. L’exposition s’y voit jusqu’au 19 mai. Courez-y vite ! / Marie Nimier, Confidences tunisiennes, Gallimard, 20,50€. / Gérard Guégan, Le Chant des livres, Grasset, 16€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

Nous rendrons compte bientôt de la nouvelle édition des Œuvres compètes de Baudelaire, sous la direction d’André Guyaux et d’Andrea Schellino, à paraître ce même jour, dans la Bibliothèque de La Pléiade.

COQUIOT SE VENGE ENFIN

Gustave Coquiot (1865-1926) offre à l’histoire de l’art un cas de maltraitance caractérisé. Personne ne s’est vraiment penché sur celui qui fut l’intime de Huysmans et Jean Lorrain, fit plus que préfacer la première exposition parisienne de Picasso en 1901, devint le secrétaire de Rodin à partir de 1911, publia la première monographie jamais consacrée à Toulouse-Lautrec en 1913 et parvint même à faire paraître, en 1914, le fameux Cubistes, futuristes, passéistes, dont l’historiographie actuelle ne fait pas grand cas. Cela ne date pas d’aujourd’hui. En 1966, dans le livre qu’il cosigne sur le Picasso des années 1901-1906, Pierre Daix inhume Coquiot en deux paragraphes cruels et fautifs. Coquiot donc y est présenté comme un abondant chroniqueur, un polygraphe aux « titres évocateurs » (Les bals publics, 1895, Les Cafés-concerts, 1896), un « boulevardier », ajoutera Daix, dans son Dictionnaire Picasso de 1995. Le livre de 1966, souvent peu scrupuleux, ne l’est guère avec Coquiot. Ainsi Daix écorche-t-il les citations avec lesquels il entend dévaluer son aîné. Or Coquiot n’a pas écrit : « Picasso ignore tout et il s’assimile tout ; mais rien ne reste de lui. » Coquiot, en 1914, a écrit : « Picasso ignore tout et il s’assimile tout ; mais rien ne reste en lui. » Différence cruciale ! Coquiot n’affirme donc pas, en 1914, que l’œuvre de Picasso, changeante et mimétique, est promise à un oubli rapide ; au contraire, il caractérise, l’un des premiers, les deux principes auxquels l’œuvre picassien obéit, le recyclage permanent et le refus de s’assujettir à un style unique. Et pourquoi ne pas reconnaître, avec Coquiot, qu’une partie de la production de jeunesse est bâclée, inaboutie, victime de la précipitation dans laquelle Picasso s’est trouvée, notamment à la veille de l’exposition Vollard de juin 1901 ? Contrairement au catalogue décisif de Washington, Picasso. The Early years (1997), dont il ne tint aucun compte dans la réédition de son Dictionnaire, Daix n’accorde pas même à Coquiot d’avoir établi, le premier pourtant, une chronologie des fameuses « périodes » propres au Picasso de ces années-là. Daix se moque de la terminologie de Coquiot au lieu de l’analyser, parler de « période Steinlen » ou de « période Lautrec » lui semble naïf, presque risible ; sans preuve, il affirme aussi que Coquiot fixa lui-même, en dehors de toute concertation avec Picasso, le titre des œuvres qui composèrent l’exposition Vollard de juin 1901. A cet égard, le Dictionnaire Picasso est aussi affirmatif que le livre de 1966 : « la plupart des titres des œuvres exposées sont de lui et reflètent davantage la lecture que [Coquiot] en a faite ou les bons mots de boulevardier qu’elles lui ont suggérés, que les véritables sujets traités. » Conclusion de Daix, en 1966, au sujet du Picasso de 1900-1901 : « Coquiot est, en réalité, le principal responsable de la méconnaissance qui dure encore de cette période capitale de la formation de Picasso. » On ne saurait être plus dans le faux.

Le témoignage et les textes de Coquiot possèdent une valeur heuristique et historique inappréciable. Du reste, le portrait qu’en brosse Picasso lui-même fin 1901, d’une rare puissance expressive et libertine, phare de la présente exposition Bleu et rose, incline à rapprocher les deux hommes. Plus que l’hommage rendu à son préfacier, selon l’usage de reconnaissance mutuelle typique de la modernité du XIXe siècle (Manet, Degas), ce tableau maçonné par endroits dit aussi la commune appartenance de l’artiste et du modèle à l’esthétique, libre en tout, formes et mœurs, où le jeune Espagnol inscrit résolument ses pas. Cette esthétique se rattache davantage à l’héritage baudelairien que réactive le Paris et le Barcelone fin-de-siècle par opposition à tout ce qui tentait de vider la peinture de sa fonction d’observatoire des temps présents. Or un nom, autour de 1900-1901, personnifie ce refus de l’insignifiance, de l’inactuel et du puritanisme, c’est celui de Toulouse-Lautrec. Ce n’est pas seulement Coquiot qui pose en 1901, c’est Lautrec lui-même par ricochet, Lautrec auquel s’identifie alors pleinement Picasso. Sur cette identification, Paloma Alarcó a dit tout ce qu’il fallait en dire dans l’extraordinaire exposition du Musée Thyssen en 2017. J’en ai détaillé ici le contenu et les attendus. En deux mots, il était démontré combien l’emprise de Lautrec sur Picasso avait été précoce, profonde, durable, qu’elle touchait autant à l’approche érotisée du monde qu’à la redéfinition du narratif pictural et de l’espace-temps. L’histoire de l’art formaliste et pieuse a fait de Cézanne le socle de sa téléologie de la peinture pure, et pure en tout : la passion que Picasso voue à Lautrec autorise une autre lecture de sa position et de son œuvre, une lecture plus sémantique et moins évolutive. Paloma Alarcó a notamment attiré notre attention sur l’une des célèbres photographies qu’Edward Quinn a prises, durant l’été 1960, de La Californie et du seigneur des lieux. Le cliché est d’enseignement multiple, il marque l’indifférence de Picasso a toute hiérarchisation de son œuvre et toute héroïsation du seul cubisme. Quant à la présence de Lautrec, par l’entremise du portrait de Paul Sescau, je crois qu’elle signifie une dette dont les années 1960, et Daix le premier, n’ont pas saisi l’importance. L’œuvre peint de Picasso confirme le cliché de Quinn. Picasso s’est constamment associé au monde de Lautrec et à la ménagerie parisienne du « vice errant », pour paraphraser une célèbre caricature de Jean Lorrain, dont Gustave Coquiot devient le complice, le nègre et le collaborateur affiché à partir de janvier 1899. Il faut lire, à cet égard, leur précieuse correspondance éditée par Eric Walbecq (Honoré Champion, 2007).

La Chambre bleue, présente à Orsay en ce moment, coïncide probablement avec l’annonce de la mort de Lautrec en septembre 1901, décès stupéfiant (à moins de 37 ans) qu’elle enregistre et met en perspective par la citation directe d’une affiche représentant May Milton. Destinée à une tournée américaine de la danseuse britannique, proche de Jane Avril et de Lautrec, elle ne fut jamais exploitée en France. Mais Arsène Alexandre, saisi par son audace et son dynamisme, la reproduisit dans Le Rire du 3 août 1895. Il nous reste à trouver comment Picasso la croisa et en fut tétanisé. Notons aussi comment Pablo intègre à son iconographie, voire à sa propre image, la figure du jouisseur intempérant et libertin voire priapique. Là encore, au vu de ses carnets et de ses boulevardiers combustibles, la prégnance de Lautrec est irréfutable. Le portrait de Coquiot lui-même en porte l’empreinte et je ne suis pas le premier à le rapprocher du portrait de Monsieur Delaporte au Jardin de Paris. Le Jardin de Paris, aux approches des Champs-Elysées, se rendit célèbre par les performances de Jane Avril et l’affiche que lui consacra Lautrec en juin 1893, affiche pour laquelle il sollicita la publicité de Roger Marx et André Marty. En outre, l’une des particularités communes aux portraits de Coquiot et Delaporte, c’est l’indécence feutrée mais calculée des mains, dans le souvenir de l’Olympia de Manet, une des obsessions des dessins érotiques de Picasso. Ce dernier exploite pleinement l’incertitude visuelle où il place le ballet de danseuses orientales sur lequel le visage de Coquiot se détache. Elles agissent simultanément sur le spectateur, comme sur le modèle, à la manière d’un spectacle vivant et mental. On comprend pourquoi le jeune Freud s’est autant et si durablement intéressé à Yvette Guilbert, laquelle l’a proprement fasciné durant l’hiver 1885-1886, comme le rappelle l’actuelle exposition de Jean Clair. C’est, à peu de chose près, le moment où Coquiot fit la connaissance de l’art de Lautrec avant de connaître l’artiste lui-même. Il y a fort à parier que le portrait de Picasso ait été lui aussi peint à l’automne 1901, et qu’il faille y lire un second hommage, à peine masqué, à Lautrec. En d’autres termes, le peintre dit son adhésion à la façon toute baudelairienne que Coquiot avait eu de le présenter dans le catalogue de Vollard.

Le texte de juin 1901 mériterait une longue exégèse, je m’en tiendrai à deux aspects essentiels : en soulignant l’hispanité d’Iturrino (il partageait l’affiche de l’exposition), le préfacier exalte la francité adoptive de Picasso. On appréciera aussi l’esprit avec lequel il rend lisible le caractère interlope des thèmes picassiens : « Dans ce lot d’œuvres, chacun, je crois, s’il n’est pas un mystique ou un gothique, pourra trouver le sujet qu’il affectionne. Les filles, les enfants, des intérieurs, des paysages, des cafés-concerts, des dimanches aux courses, aux bals publics, etc. etc., voilà les “sujets” généralement représentés. A considérer cette “manière”, ce style preste et un peu hâtif, on se rend vite compte que M. Pablo Ruiz Picasso veut tout voir, veut tout exprimer. Certes, on imagine aisément que la journée n’est pas assez durable pour ce frénétique amant de la vie moderne. » Parler ainsi, en 1901, ce n’est pas parler en boulevardier soucieux de faire des mots, comme le croit Daix. C’est, bien sûr, lier la démarche picassienne à l’héritage de Baudelaire, de Huysmans et aux mannes de Constantin Guys dont l’autorité grandit au long des années 1880-1890. Manet et Nadar, à ce sujet, font le lien entre les générations.  L’autre preuve que de réelles connivences se nouèrent entre Picasso et Coquiot nous est fournie par les deux projets avortés de collaborations qu’atteste leur correspondance. Je n’en dirai qu’un mot. Sainte Roulette relève des pièces courtes que Coquiot et Lorrain multiplièrent au tout début du XXe siècle, Lorrain la destinait au Théâtre Antoine, avec lequel Lautrec avait collaboré, et non au boulevard… Le cocasse scabreux, mais très observé, de Sainte Roulette aurait trop bousculé les scènes bourgeoises. Lorrain tordait le cou à la comédie convenable et au mélo d’un même élan, ce que Picasso a parfaitement traduit dans son projet d’affiche, qui hésite entre macabre et fou-rire. Parallèlement, comme une carte postale des archives du musée Picasso l’atteste, Coquiot a cherché à l’associer à l’illustration de ses livres de même acabit. Le 13 juillet 1904, alors que Sainte Roulette n’est pas encore entrée en répétition, Coquiot écrit à Picasso afin de l’encourager à voir son éditeur, Ollendorf. Il s’agissait d’Hôtel de l’ouest, autre pièce cosignée par Lorrain; l’Espagnol s’exécuta sans succès, mais en se référant explicitement au graphisme de Georges Bottini, artiste dont Lorrain et Coquiot utilisaient le merveilleux talent après l’avoir adoubé en 1899, lors de la fameuse exposition de la Galerie Kleinmann, Bals, bars, théâtres, maisons closes. L’ami de Gide et de Jean de Tinan avait été l’élève de Cormon comme Lautrec, toujours lui. Coquiot et Picasso continuèrent à s’écrire au-delà de 1914, bien au-delà casus belli qu’aurait constitué Cubistes, futuristes, passéistes. Sur ce point aussi, Daix s’est trompé. Le 17 janvier 1923 (lettre inédite, Archives du musée Picasso, Paris), en vue d’illustrer un « petit volume de notations parisiennes », Coquiot priait Picasso de le laisser reproduire un dessin que ce dernier lui avait donné autrefois, « une danseuse de l’ancien Jardin de Paris’. Le Jardin de Paris, Delaporte, Lautrec, Picasso et donc Coquiot. Stéphane Guégan

Picasso. Bleu et rose, Musée d’Orsay jusqu’au 6 janvier 2019. L’exposition, dans une sélection et une présentation différentes, sera montrée à la Fondation Beyeler, Bâle, à partir du 3 février. Le cubisme, lui, s’affiche en grande pompe au Centre Pompidou. Au singulier ! Il n’eût pas été déplacé de parler de cubismes, c’est même l’originalité de la proposition de Brigite Léal, Ariane Coulondre et Christian Briend que de jeter ses filets au-delà des prévisibles Picasso et Braque, Gris et Léger, Laurens et Picabia. Comme toute appellation exogène, née du rejet critique des premiers tableaux aux allures sévères, vaguement géométriques, l’étiquette ne convient qu’à ceux, au fond, qui s’en réclamèrent, la lestèrent d’une théorie et d’une portée presque morale. Morale des formes, bien entendu, morale de réaction, en réponse au postimpressionnisme, au symbolisme et au nabisme dont on ne voulait plus autour de 1907-1914. L’originalité de l’exposition se traduit d’abord par la réévaluation qu’elle offre, ainsi, à Metzinger et Gleizes. De ce dernier, Les Joueurs de football, grand chef-d’œuvre en provenance de la National Gallery de Washington, mériteraient de figurer dans tous les manuels au même titre que L’Équipe de Cardiff de Delaunay, ici présente, tableau vertical et ascensionnel quand l’autre a la puissance d’un boulet de canon dirigé vers le public. L’œuvre figura au Salon des indépendants de 1912. Par contamination, on parle à tort de cubisme de salon, alors que les grands tableaux réunis par le Centre Pompidou apportent une diversité et une variété qui ont souvent manqué au cubisme, vite menacé de formalisme. Il est peu étonnant que Picasso soit le seul cubiste à y briller constamment et à s’en détacher avant tout le monde. C’est que, pour lui, chez lui, le cubisme n’est pas déni du réel, refus de l’humour, rejet du sexe, mais redéfinition de ses codes figuratifs, sous la nécessité d’en rendre l’image plus ferme et plus ludique à la fois. Natures mortes et figures frontales se prêtent d’abord à une volumétrie agressive avant de donner lieu à une pulvérisation plus joyeuse où « les signes en liberté » jouent même avec le trompe-l’œil qu’ils liquident. Les collages, comme le montre l’exposition, loin d’accentuer la déliaison des formes et l’éloignement du monde, contiennent le correctif qui remet Picasso sur le chemin de lui-même. Au seuil du conflit mondial, auquel il refuse de prendre part, le Peintre et son modèle liquide définitivement la logique destructrice qui avait fini par remplacer la révolution dénotative. Choix dont, dès 1914, Coquiot applaudit et explicite le sens : « je n’ai pas à commenter les triomphes du Cubisme. Il est maintenant familier à tous. Il a même toute une suite qui escorte Picasso. Aussi celui-ci […] songe aujourd’hui à une totale transformation du Cubisme, déjà commencée par le collage de véritables morceaux d’objets […] – et il peut se faire – tellement Picasso est adroit ! – qu’il reste longtemps sans imitateur possible dans l’art des collages d’objets divers sur la toile ou sur le papier ; dans l’art, en un mot, de la présentation des panoplies.» SG/ Le Cubisme, Centre Pompidou, jusqu’au 25 février 2019. Catalogue au riche appareil documentaire, 49,90€, voir aussi Brigitte Léal (dir.), Dictionnaire du cubisme, Bouquins/Centre Pompidou/Robert Laffont, 32€. Quant au Tout Matisse (Bouquins/ Robert Laffont), dirigé et principalement rédigé par Claudine Grammont, voir notre recension dans le numéro de décembre/janvier 2018-19 de la Revue des deux mondes.

D’autres Espagnes, d’autres hispanismes

*La ressemblance est frappante entre le Paris du jeune Picasso et la Rome que découvre Théodore Van Loon en 1602. L’éventail des possibilités esthétiques y est d’une amplitude identique, la difficulté de trouver sa voie comparable, l’ivresse du neuf similaire. En écartant l’idée d’un caravagisme qu’on postule alors souverain, l’exposition de Bruxelles se/nous donne la chance de comprendre ce qu’il en fut du destin très italien, très varié et très brillant d’un peintre qu’on avait relégué parmi les satellites de l’inventeur du réalisme moderne. Comme Picasso, Van Loon n’a que 20 ans au premier choc, le bel âge pour tout s’assimiler et se mettre au niveau de la Caput Mundi. Entre 1602 et 1608, c’est-à-dire au moment où Ribera va démultiplier la leçon du Caravage et tant marquer Valentin, le jeune Bruxellois d’adoption laisse son cœur et son pinceau courir où bon leur semble : la première salle du parcours ordonne le pêle-mêle des tentations, des plus suaves aux plus sévères, de Marco Pino à Baroche, des Carrache au jeune Rubens, qui se trouve lui aussi dans le saint des saints, et que l’époque oppose moins aux fossoyeurs de l’idéal qu’on ne le pense aujourd’hui. Le voilà armé, Théodore, pour servir le grand dessein des Flandres espagnoles, bouclier de l’Empire et du catholicisme face aux protestantes Provinces-Unies. Le voudrait-il, Van Loon ne peut se raidir dans un caravagisme de strict observance. Son ambition le pousse vers les cycles de retable, la grande éloquence, le théâtre des émotions fortes, plus que vers les tableaux de cabinet dont le marché naissant profitait aux émules du Caravage. De temps à autre, bien entendu, les deux veines qui le caractérisent, la note sombre et l’image de culte, se rejoignent, c’est le cas de la Pietà, peinte vers 1620, dans le souvenir des Carrache, du Caravage et de Goltzius ; l’union des contraires s’observe aussi dans Le Martyre de saint Lambert, tableau qui a autant souffert que le prélat qu’il met aux prises de deux bravi romains, hallebardes meurtrières en mains. L’état de la toile qui a été pliée en tous sens dit le sort longtemps réservé à cet art trop fracassant, trop tridentin pour complaire au goût moderne. On s’étonnera donc moins de la propension de Van  Loon à traduire le réel, corps et étoffes, nature et animaux, qu’à recycler, au sens de l’émulation baroque, un vénétianisme qui l’apparente à Rubens et Gaspar de Crayer. La Conversion de saint Hubert est une merveille d’empirisme poétique et de symbolisme latent ; l’ultime Annonciation du parcours prolonge Titien en l’épurant et en le plongeant dans les ombres de la Passion, l’image concentre le destin du Christ et charge celui de Marie des souffrances à venir. Du grand art, inventif et efficace. La remarque vaut pour la scénographie, les panneaux de salles au français impeccable, et le précieux catalogue. SG / Théodore van Loon. Un caravagesque entre Rome et Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BOZAR), catalogue sous la direction de Sabine van Sprang, Fonds Mercator, 49,95€.

**C’était au temps où la France aspirait les chefs-d’œuvre de l’Europe liguée contre elle, transfert qui récompensait ses exploits militaires et répondait à des usages antiques ; c’était le temps où la République était menacée de toutes parts et où les admirables soldats de l’an II tenaient en échec les vieilles monarchies absolutistes. Le 31 août 1794, l’abbé Grégoire, le réfractaire que l’on sait à tout iconoclasme, chante le butin des armées du Nord, victorieuses des Autrichiens en Belgique : « Crayer, Van Dyck et Rubens sont en route pour Paris, et l’école flamande se lève en masse pour venir orner nos musées. » Dans la bouche de l’orateur, on l’entend, Gaspar de Crayer (1584-1669) précédait deux artistes que nous mettons aujourd’hui très au-dessus de lui. Que s’est-il passé en deux siècles ? L’étoile de l’Anversois, au vrai, a continué à briller jusqu’au romantisme puisque Delacroix l’inscrit à ses périples septentrionaux, puis elle s’abîme lentement et sûrement. Nous étions les héritiers involontaires de cette cécité galopante jusqu’à cette année et l’heureuse initiative du musée de Cassel. Sandrine Vézilier-Dussart et Alexis Merle du Bourg viennent de secouer notre torpeur coupable, les yeux peuvent se rouvrir sur un artiste de premier plan. Quel peintre, en effet, que cet oublié, ce refusé, assez proche en son temps de Rubens et Van Dyck pour accéder aux trésors du premier et se faire portraiturer par le second ! Quelle aisance à dominer les genres où le meilleur du baroque flamand a coulé son lyrisme, jamais gratuit, et imprimé sa griffe aussi nordique qu’italienne. Crayer, dont on finira par décréter la personnalité flottante, se voulut aussi l’homme des deux rives, autour d’un ancrage chrétien qui semble irréfutable :  ses dispositions funéraires le confirment au terme d’une carrière qui ne peut se comprendre qu’en lien avec la politique des Flandres et des gouverneurs Habsbourg. A leur demande, Crayer n’a pas chômé, contrairement à la réputation de paresse que les Espagnols faisaient à leurs concurrents du Nord. Il agit partout avec la même prestesse et le désir d’humaniser la gravité requise par les commandes sacrées, le décor d’apparat et le portrait aulique. Cette habitude l’entraîne très loin parfois, comme le montre la Pietà de 1627, relecture étonnante de Fra Bartolemo qui n’a pas échappé au savant catalogue. Du reste, les souffrances du Christ, dans ce qu’elles ont de volontairement sensuel en terre baroque, ont manifestement tiré le meilleur de lui, la grande Crucifixion du Louvre, bien que fort belle, le cédant aux dépositions du Rijksmuseum et surtout de Vienne. Du Kunsthistorisches Museum, seul est venu l’admirable Ecce Homo, qui eût étonné Louis Marin et lui eût fourni matière à réfléchir sur la façon dont la peinture ancienne intègre la conscience de ses pouvoirs propres à la méditation sur le corps absent et présent du Christ. Du reste, cet Ecce homo renvoie explicitement à ce que les Évangiles nous apprennent de Jésus entre la crucifixion et la sortie du tombeau. On ne saurait trouver de meilleur exemple de la fonction rédemptrice de l’image en soi, comme l’écrit Alexis Merle du Bourg. Ce dernier est de loin le meilleur spécialiste de la peinture flamande de sa génération et un écrivain de race. Son cursus honorum n’attendant pas les années, il a déjà organisé maintes expositions remarquées, touchant à ses chers Rubens, Van Dyck et Jordaens. On se demande ce que les musées et l’université françaises attendent pour se l’attacher. Nos voisins belges ont vite compris, eux, à qui ils avaient affaire. Il a été ainsi approché par l’équipe prestigieuse du Corpus Rubenianum et investi d’un des volumes les plus délicats à accomplir. Paru en 2017, ce livre savant et vivant a en quelque sorte réalisé le vœu, celui de Rubens lui-même, de voir se réaliser le grand programme destiné à glorifier la mémoire d’Henri IV, le nôtre. Car la galerie Médicis, fleuron du Louvre, est à jamais orpheline de celle qui aurait dû lui répondre au Luxembourg. L’architecture de Salomon de Brosses, avant qu’elle ne perde sa lisibilité, réunissait les époux au-delà de la mort du roi assassiné. Marie de Médicis, la veuve effervescente d’Henri IV, n’entendait pas abandonner le premier rang à Louis XIII qui n’avait pas de « chambre » chez sa mère… En 1622, Rubens s’engage à produire, « de sa main », les deux ensembles ; en 1625, il est à Paris ; puis vient la disgrâce du commanditaire. Pour Richelieu, qui l’évince, Rubens était l’homme de l’Espagne, il tenta même de lui substituer le Cavalier d’Arpin en 1629… Le parti retenu, à l’origine, prévoyait de célébrer en Navarre, premier des Bourbons à coiffer la couronne royale, l’homme de guerre et l’intelligence religieuse. De la quinzaine de toiles et d’esquisses qui nous sont parvenues, Alexis Merle du Bourg étudie chaque détail et ressuscite l’esprit de l’ensemble avec une acuité d’analyse et d’érudition peu commune. Il dégage notamment les prémices de la symbolique solaire dont devait s’emparer son petit-fils. Henri, roi photophore et de confession rédimée, ne pouvait qu’allumer la verve de Rubens, la peinture faite homme, l’intelligence faite image. Marie de Médicis avait conçu son palais comme un mausolée de résistance et de conquête. La galerie Henri IV possède la beauté des échecs héroïques et des épaves somptueuses. SG// Entre Rubens et Van Dyck. Gaspar de Crayer (1584-1669), catalogue (Snoeck, 28€) sous la direction de Sandrine Vézilier-Dussart et Alexis Merle du Bourg ; Alexis Merle du Bourg, The Henri IV Series, Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, Brepols Publishers, 2017, 175€.

***Les extrêmes se touchent, dit-on. Encore faut-il, pour ce faire, l’action d’intermédiaires avisés. Antonio de La Gandara, auquel le musée Lambinet rend un hommage qui doit beaucoup à la belle ténacité de Xavier Mathieu, fut un de ces équilibristes et de ces passeurs sans lesquels la vie des « heureux de ce monde » serait plus ennuyeuse. A son sujet, on prononcerait volontiers le mot de Barrès sur Anna de Noailles, dont il fut le portraitiste acharné et inspiré (couverture) : « Voilà donc qu’enfin nous goûtons le plaisir de rencontrer unies la franchise et la beauté. » Né lui-même d’une rencontre improbable, celle d’un père mexicain et d’une mère anglaise, La Gandara eut un parcours peu banal avant d’immortaliser ensemble la gentry parisienne et les princes de la décadence, que la survalorisation actuelle du symbolisme et le puritanisme ambiant ont renvoyé au magasin des accessoires de la mondanité fin-de-siècle… L’élève de Gérôme et Cabanel eut vite besoin d’horizons plus larges, ils les trouve en fréquentant les Hydropathes et les grands Espagnols. Son Portrait de Rodolphe Salis avec chat noir obligé, « farce à froid » (Adolphe Willette), a tout l’air d’un Meissonier corrigé par Velázquez. Cet hispanisme de cœur, qui privilégie le rose, le noir et le gris perle, convient évidemment aux portraits de femme, à leur chute de rein et à leurs exquises toilettes, il sert surtout le panache seigneurial de son Montesquiou, supérieur aux tableaux de Boldini et Whistler, et accuse l’allure apache de son Jean Lorrain. Le peintre se serait-il projeté dans l’auteur de Monsieur de Phocas ? Une énorme moustache barre le visage étiré de Lorrain et son nez grec. Mais les lèvres, trop rouges, trop charnues, et les bagues, trop voyantes, trop nombreuses, signent l’écrivain dépravé. La Gandara, qui préfère désormais se tenir, donne aux photographes de presse de quoi rêver aux liens secrets qu’il entretenait avec le monde de Proust. Le confirmerait l’exhumation souhaitable des portraits de Boni de Castellane et d’Edmond de Polignac dont Tissot avait fixé la silhouette racée sous le Second Empire. Cette méchante langue d’Aragon, dans Aurélien, moquera la réussite prétendument factice, usurpée de La Gandara en la rapprochant du Picabia des années 30. Nous n’avons plus besoin d’adhérer à l’oukase et de nous priver d’un tel carnet de bal. SG / Antonio de La Gandara. Gentilhomme-peintre de la Belle époque (1861-1917), Musée Lambinet, Versailles, jusqu’au 24 février 2019. Catalogue de Xavier Mathieu, Gourcuff Gradenigo, 24€.

****Ayant eu vent très probablement de leur union secrète, bientôt effective, Zuloaga peint séparément, en 1913, Anna de Noailles et Maurice Barrès : les deux portraits enterrent la Belle époque avant que la guerre ne s’en charge pour de bon. L’une n’est que neurasthénie levantine et parfums d’Orient, l’autre n’est que rocher tolédan et lame tendue. D’un côté, une Récamier morphinomane ; de l’autre, un Bonaparte increvable. Derrière l’odalisque malingre, consumée par ces « yeux qui débordent » (Frédéric Martinez), le bleu envahit la composition de pensées idoines, ce bleu que Zuloaga et son ami Émile Bernard ont utilisé bien avant Picasso. L’indigo à haute dose, dès les années 1890, était un marqueur du post-symbolisme dont la princesse gréco-roumaine de Bracovan, du reste, nimba une poésie qu’on ne lit plus. Est-ce parce que, images, vocables et alexandrins, elle semble contredire le génie moderne ? « Allègre effluve », « rêveuses gravures », « malaise insigne », « chevaux divins », « crever de tendresse », sont-ce attelages devenus indigestes ? Pourtant la biographie de Martinez libère un charme certain qui tient autant au modèle qu’à la touche percutante de son peintre, auquel on ne reprochera que de brusquer ses considérations idéologiques sur le Paris de l’affaire Dreyfus. Il se méfie davantage, à juste titre, des poses d’Anna, reine des abattements et autres « désir[s] de ne pas être ». Sans doute le premier Proust, le premier Gide et le premier Cocteau ne s’y sont pas laissés prendre non plus ? Mais chacun l’a flatté, même Léon Daudet, avant de rompre brutalement, l’animal, et de la dire « vaniteuse comme un paon ». Du reste, sa poésie méritait un nouvel examen. Il faut, après un tri nécessaire, relire ce qu’il y a de plus frais chez elle, ce panthéisme vibrant de ses désirs inapaisés, plus sève que cendres. Républicaine et dreyfusarde, elle n’en déclarait pas moins, fille de Racine, Nerval, Gautier et Baudelaire : « Une haute littérature est nécessairement nationale ». Et ce n’était pas, quoi qu’en pense Martinez, une simple caresse adressée à Barrès. SG / Frédéric Martinez, Anna de Noailles, Folio, Gallimard, 9,40€.