QUOI QU’IL EN COÛTE

Le piéton de Paris, dès qu’il est un peu écrivain, marche dans un rêve. C’est que la capitale tient du navire qui la symbolise depuis le XIVe siècle, elle vogue sur les mots. La parole des poètes lui sert à gonfler ses voiles qui « jamais ne sombrent ». Poète, grand poète même, grand batteur de pavé aussi, Léon-Paul Fargue le fut assurément. Condisciple d’Alfred Jarry, – ce qui lui vaudra d’être portraituré par le douanier Rousseau (l’œuvre a resurgi en 2005), il eut la vingtaine au milieu des années 1890, et se garda aussi bien des bombes anarchistes (malgré ses sympathies rimbaldiennes pour la cause) que du symbolisme coupé du monde (malgré son admiration pour Mallarmé et les Parnassiens). Il suffira, pour le résumer alors, de le situer du côté de Jean de Tinan et de Pierre Louÿs, ou de Levet, cher à Frédéric Vitoux. Fargue était assez fortuné pour ne pas mourir de sa plume, Gallimard publiait sa poésie d’happy few sans rechigner. L’aristocratie des faux rentiers et des vrais viveurs semblait lui offrir une famille durable. De Montmartre à Montparnasse, il accompagna le transfert de 1909-1910 et, les années passant, connut tout le monde, de Lautrec, qu’il observa avec révérence, à Salmon et Picasso, Drieu, Cocteau et Morand au temps du Bœuf et du Grand écart… Car les années folles l’occupèrent à plein temps, les cafés, de jour, et les boîtes, de nuit. Ses services de noctambule furent si brillants qu’il se tailla sous peu une manière d’autorité en matière de vagabondage littéraire. Il y avait là de l’or à exploiter. L’argent ayant fini par manquer, du reste, Fargue entra en journalisme à partir de 1934, quand la presse renouait avec le reportage d’impressions, accompagné de photographies (jusqu’à Man Ray) ou d’illustrations. Le résultat, s’agissant de Fargue, l’emporte sur la concurrence qui n’a pas sa plastique émue, son esprit, celui de la rue et parfois des Apaches. Si Le Piéton de Paris (Gallimard), grand succès de 1939, continue à faire connaître une partie de ses chroniques pédestres, un grand nombre d’entre elles appelaient l’exhumation que leur ouvrent les excellentes Editions du Sandre. Elles devaient charmer Maurice Blanchot sous l’Occupation, qui les installa immédiatement dans la filiation du poème en prose de Baudelaire. Il n’est de bon spleen que de Paris, pensait Fargue, qui savait sa ville plus rapide à changer « que le cœur d’un mortel ». Toute description un peu sensible de la capitale, on le sait, navigue entre ce qui fut et ce qui sera. Le présent y est plus instable qu’ailleurs, la nostalgie plus poignante, l’attention aux travaux d’urbanisme plus exigeante. Fargue alterne désinvolture et gravité, laisse remonter les souvenirs entassés depuis la Belle époque, qu’il préfère aux années 1920-30, trop hygiéniques, ou trop sérieuses. Il est l’écrivain des odeurs, des ombres, des fantômes, des Parisiennes et des géographies sécrètes, il refuse de décrire froidement ce qui est une part de lui-même. On le sent peu haussmannien, et très hostile à ce qui prépare le règne de la bagnole et de la trottinette. La marche est une éthique, une esthétique, qui le tient près de Verlaine ou de son cher Charles-Louis Philippe, de Gautier, voire du Paris vécu de Léon Daudet (1929, Gallimard).

Rien de Paris ne lui est inconnu, ses pages sur le «Ghetto » (du Marais) sont une merveille, Stefan Zweig y passe une tête, de même que les filles aux yeux verts et ces vieux ivrognes qui ne souhaitent plus que « mourir dans une patrie libérale et facile qui n’autorise pas les pogroms ». Parmi tous les peintres que Fargue nous fait croiser, Modigliani (1884-1920), Juif de Livourne, a droit à des égards de prince. En cette année anniversaire, Thierry Dufrêne consacre un livre formidable, en tous sens, au « bel Italien », selon les mots de Beatrice Hastings qui savait de quoi elle parlait. Le format, d’abord, confère aux images une respiration inouïe et presque un grain, chose importante quand on s’attache, autant que l’auteur, à l’épiderme des toiles et à ce qui fut le triomphe de cette peinture chaude, soit les nus tardifs de l’artiste, où Modi prit tous les risques, le dialogue ouvert avec Ingres et Manet, la tension charnelle qui ne conserve que l’ocre de sa rivalité avec Gauguin et Picasso. Carco, Coquiot et surtout Waldemar-George en furent les lyriques clairons. La fraîcheur d’analyse de Dufrêne récompense sa parfaite connaissance des sources et sa volonté évidente de rendre au peintre une épaisseur que le mythe du génie soûlographe, ne peignant qu’avec ses tripes malades et son primitivisme ressourcé à la seule statuaire africaine, avait largement gommé. On pourrait multiplier les exemples du profit que l’auteur tire des annotations puisées aux marges des dessins, croix de David, élans ésotériques ou christiques, citations du Parallèlement de Verlaine, vitalisme nietzschéen, etc. « Le cœur, la compassion, la beauté sont valorisés au détriment de la tête, du savoir […]. C’est par l’incarnation dans l’œuvre et non par un savoir abstrait que la vertu peut être retrouvée. » Une recommandation s’impose donc à quiconque aborde l’œuvre avec la juste suspicion qu’inspire la mythologie des montparnos : il y a bien, de la part de Modi, « un engagement dans l’œuvre quoi qu’il en coûte ». Une note de 1913, en outre, autorise à dissocier son vocabulaire archaïsant, mêlé d’emprunts à Botticelli, Greco ou Cézanne, d’une simple apologie de l’instinctif : Modigliani y confesse ne pas chercher « le réel, pas l’irréel non plus, mais l’inconscient, le mystère de l’instinctivité de la Race ». Dufrêne s’oppose, du reste, à ceux qui systématisent désormais le prisme de la judéité comme unique lecture de l’œuvre. Par race, Modigliani entendait un atavisme plus large que ses racines juives, et qui passait par l’héritage politique des siens, très libertaire (tendance Kropotkine, comme chez Van Dongen), et englobait une culture artistique dont ce livre très riche dévoile chaque recoin, à notre plus bel étonnement. Formé jeune à l’école des macchiaioli, frotté de culture française par sa mère, goûtant tôt aussi bien Beardsley que Lautrec, Amadeo n’aura pas besoin de céder au fauvisme et au cubisme, encore moins au futurisme, pour se doter d’une légitimité moderne et d’une conscience anti-moderne. Sa vision, écrit Dufrêne, était assez ethnicisée et chaleureuse pour cartographier l’école de Paris sans réduire les individus au type. Ou à quelque essence. Le contingent dessinait une ligne d’horizon ou de contour plus troublante.

Stéphane Guégan

Léon-Paul Fargue, L’Esprit de Paris, édition intégrale des chroniques parisiennes établie et annotée par Barbara Pascarel, Éditions du Sandre, 35€ / Thierry Dufrêne, Modigliani, Citadelles et Mazenod, 235€ / Les éditions Bartillat, toujours bien inspirées, remettent en circulation l’un des plus beaux livres de Théophile Gautier, l’un de ceux qui font mentir sa réputation d’observateur distant, inaccessible à l’émotion ou à la compassion. Tableaux de siège en montra envers les Parisiens qui, comme lui, endurèrent la guerre franco-prussienne et même, quoi qu’on en ait dit, envers les Communards, exécutés ou sous les fers, après la Semaine sanglante. Il faut bien lire les pages qu’on dit haineuses sur la tourbe des révoltés, en raison de la bestialité qu’elles partagent avec celles et ceux qu’elles stigmatisent, mais aussi de l’esprit de charité qu’elles laissent transparaître malgré elles. Son rapport aux forces primitives, à la violence élémentaire, au sublime du mal, a toujours été double, évidemment, comme sa relation au progrès technique. Confiné à l’intérieur des remparts parisiens au cours de l’hiver 1870-1871, Gautier n’a jamais autant nourrri la presse du temps de ses déambulations, pensées intimes et aperçus d’un monde artistique toujours actif. Né de ces articles écrits à chaud, le livre se referme sur un texte que Fargue eût pu signer. Quand Paris fut ainsi menacée de perdre son rôle de capitale, conséquence de la guerre civile qui venait de déchirer le pays, Gautier s’emporta contre cette idée absurde des amis de Thiers. La « lente élaboration des siècles », la centralité artistique et intellectuelle, la beauté de la ville, tout s’y opposait. C’eût été comme vouloir arracher le soleil à son rôle cosmique, ou éteindre le génie français (Théophile Gautier, Tableaux de siège. Paris 1870-1871, édition établie par Michel Brix, Bartillat, 20€).

BLEU PISCINE

Puisque rien n’interdit de s’instruire par temps chaud et que certaines expositions fort recommandables restent visibles, laissons-nous tenter ou flotter… Du dessin génois aux libellules de Calder, les jeux sont ouverts. De même qu’une piscine bien tenue doit réunir le bon Ph à la bonne température, l’exposition, délicate chimie, requiert de n’être ni neutre, ni tiède… Plutôt que d’aller à Gènes et de risquer la mauvaise rencontre, comme celle de ces Modigliani qui ne semblent pas le fait du génial Livournais, rendons-nous d’abord au Louvre. Génois, ces 80 dessins le sont bien, ils composent le meilleur de ce que  le cabinet d’art graphique abrite en matière de maîtres ligures. Près de cinq cents feuilles, le chiffre impressionne. La qualité de l’inconnu étonne davantage… Hormis Luca Cambiaso, cher aux cubistes, le très nordique Bernardo Strozzi, Castiglione, le chéri de Fragonard, et du pré-goyesque Magnasco, ces artistes ne parlent qu’aux spécialistes les plus pointus, telle Federica Mancini, à qui l’on doit cette exhumation passionnante et le fil d’Ariane des excellents panneaux de salle. Un peu d’histoire, d’abord. En  s’emparant du port le plus actif de la péninsule, lors de la première campagne d’Italie, l’armée du Directoire, paradoxe, mit fin à plusieurs siècles de régime républicain. République patricienne, sans doute, pareille à Venise la rivale, mais République, Gênes avait déjà eu à faire aux Français. 1528, qui marque le seuil du parcours, voit l’amiral Andrea Doria se saisir du pouvoir, troquer François 1er pour Charles Quint et se tourner vers Rome, un an après le Sac. La nouvelle alliance vaut à la ville affranchie de basculer dans la modernité picturale, l’école de Raphaël et le premier maniérisme. Pordenone, Perino del Vaga et Beccafumi administrent aux indigènes le coup de fouet qui manquait au prestige de la Superba, selon le mot de Pétrarque, surnom plus adapté à Gênes qu’à ses pinceaux. 250 ans plus tard, compte tenu du séjour séminal de Rubens et Van Dyck, l’école locale continuait à prospérer sur la vague initiale. S’il fallait citer trois des vraies découvertes que l’exposition propose au grand public, je parlerais d’Ottavio Semino, de Giulio Benso et de Lorenzo De Ferrari (notre photo). Eros solaire, force magnétique, puissance d’entrain… A eux trois, ils disent la valeur du tout. Superbe, confirmerait le poète de Laure.

Walker Evans (1903-1975) n’a jamais coupé, lui, avec la France, il y avait fait ses classes, en tous sens, au lendemain de la guerre de 14-18, il y restera attaché comme aucun autre des géants de la photographie américaine. En 1926-27, l’élève de la Sorbonne apprend notre langue en lisant ou traduisant Gautier, Gide, Proust, Cendrars, bon départ… Sans qu’il le sache encore, Flaubert et surtout Baudelaire (objet d’une adoration équivalente à celle que lui vouera Brassaï), poussent déjà Evans sur la voie du nouveau médium, Flaubert et son réalisme indiciel, Baudelaire et sa relation duelle au moderne, au progrès, à la démocratie, à l’utilité de l’art, au trivial enfin, issu de la culture de masse ou des rejets de la grande ville. Le 1er janvier 1962, sous l’emprise de quelque vision désabusée, il fixe Trash 3, un caniveau en vue plongeante, une sorte de piscine urbaine à la surface de laquelle dérivent mégots et papiers déchus. La beauté de l’insignifiant, son accès au symbolique (et non au symbolisme), le mouvement des eaux usées comme signe du transitoire (et non de la nostalgie), le renversement des échelles et des substances, il n’est nul besoin de s’y attarder plus pour comprendre ce qu’Evans en dit lui-même : «Quand bien même elle s’écarte de la nature, cette image de caniveau a quelque chose de très humain. Elle est baudelairienne. J’aimerais que Baudelaire puisse la voir.» Pour clore le sujet, rappelons avec Gilles Mora, auteur d’une mise au point roborative sur le père putatif de la photographie « impersonnelle », qu’Evans usera constamment du littéraire contre toutes les démarches, le plus souvent américaines, visant à ramener le médium dans les limites de son essence ou de sa valorisation picturale. La rétrospective du Centre Pompidou et du San Francisco MOMA, d’une richesse exceptionnelle, cherche à réconcilier les points de vue, mais privilégie la perspective documentaire, voire sociale ou sociologique, celle qui mène à Bernd et Hilla Becher, à Gursky et Thomas Ruff. Par goût, je préfère l’autre Evans, le flâneur qui tirait de ses profondeurs intimes des images moins nettes, fruits d’un sujet lyrique en crise ou en suspension, mais capable de soutenir le regard des femmes, des zombies métropolitains et des culs-terreux sans céder sur son désir et les complexités du monde moderne. En un mot, l’humain et sa part d’indéchiffrable, plutôt que l’iconisation froide d’une américanité de façade…

La boussole intérieure de Calder ne l’a jamais tenu longtemps éloigné de la France. Atteint du perpetuum mobile qu’il a traduit en douces fulgurances, leur imprimant sa bougeotte, son humour et sa manière toute baroque de fuir la glaciation du visible, il aura enjambé des centaines de fois l’atlantique. La vie et l’art, il fallait que ça bouge et rebondisse. Un homme capable de si bien croquer les chats, dirait Baudelaire, ne pouvait être sculpté lui-même que dans le bon pain. Il l’aura partagé, son pain, avec beaucoup de nos concitoyens. C’était la générosité même, confirme Diego Masson, le musicien et fils du peintre, au détour de l’entretien précis et drôle qu’il a accordé à Benoit Decron, l’inventif directeur des musées de Rodez. C’est, en effet, une trouvaille que d’inviter Calder chez Soulages et de ruiner ainsi l’idée que l’abstraction soit, dans les deux cas, le mot de la fin. Une centaine de pièces de toutes époques vivent sous le feu d’un éclairage subtile, qui n’en fait pas trop, et d’une scénographie aux nappages fluides. La perfection… Dès son premier séjour parisien, la même année qu’Evans, Calder vibre aux sons de la Revue Nègre et trouve le moyen de convertir cette belle plante de Josephine Baker en fil de fer à rondeurs sur ressorts. Malgré ses accointances avec Fernand Léger et les suiveurs de Mondrian, la température ne baissera jamais plus, même quand elle frôle le froid du linceul. Moderne et rustique à la fois, sa Mercury Fountain, salut terrible aux Espagnols de 1937, se joue de la mort et de la fable à un degré où seuls s’établissent les jongleurs éternels. Masson préférait aussi les forces aux formes, le flux du vivant à son gel. Ils étaient faits pour s’entendre, voire se croiser longuement. La victoire allemande, en juin 1940, rendit possible la rencontre, décisive, sur laquelle revient Diego Masson dans l’entretien. Roxbury, où vivait Calder, et New Preston, nouvelle adresse de l’« heureux fugitif » et des siens, sont deux villes du Connecticut que séparent une trentaine de kilomètres. Le petit garçon qu’était alors Diego Masson se rappelle encore combien leur voisin avait enchanté son existence et celle de son père. Son pouvoir de transformer le moindre objet trouvé, comme les boîtes de Coca chères à Evans, faisait merveille. Deux rares curiosités de l’exposition, mes préférées, témoignent de ce moment historique, un encrier de 1943 et un portrait farce de Masson, l’un et l’autre de Calder, la fausse hélice du premier rejoignant le faux masque du second dans la facétie toujours complice qui a uni ces deux immenses poètes.

Il y a du bleu chez Calder et Masson, il abonde, sature et rayonne de joie chez David Hokney. A la couleur mariale, l’Anglais conserve sa pureté, en aficionado des Siennois, de Masaccio et de Piero della Francesca, mais il l’enrichit, dès la mue californienne, d’harmoniques plus crapuleuses. Rien de shocking, cela dit. L’enfant de Bradford, le rejeton de parents affiliés aux bonnes causes, a rarement dépassé les bornes. Sous le soleil du Los Angeles de la fin des années 1960, au bord de ces piscines baptismales qui ont pris place parmi les emblèmes du siècle, dans les portraits totémiques de ses puissants collectionneurs, le trash serait déplacé. Ce n’est ni Francis Bacon, ni Lucian Freud, ni même mon cher Michael Andrews que la France, Jean Clair mis à part, persiste à ignorer. La blancheur immaculée d’une paire de fesses, pâles de tout soleil et donc interdites de regard, le comble, c’est du reste son droit, c’est même un prédicat de sa peinture, qui dégage l’ambiguïté de la clarté, quand d’autres ne la conçoivent qu’en eaux sales. Plus arty que dirty, comme l’eût énoncé Bataille, Hockney n’a pas méprisé les écoles qui ont fait de lui un docte et subtile peintre. Au milieu des années 1950, le débutant puisait aussi bien à Degas qu’à Bernard Buffet, avant de mixer l’abstraction made in USA à la Brit Pop painting. La réussite se paie alors d’une victoire difficile, il l’avouera plus tard, sur l’iconoclasme  ambiant. Avant d’être happé par la Californie de tous ses fantasmes, et de quitter une Angleterre où l’homosexualité resterait illégale jusqu’en 1967, Hockney a connu son chemin de Damas. Eté 1960, Picasso lui jette cette lumière sidérante, cet aveuglement d’en haut, qui le désarçonne. Adhesiveness, cette année-là, se veut la réponse gay aux baigneurs et baigneuses violemment accouplés du maître. Au sortir de la rétrospective de la Tate, le jeune Hockney, « décillé », en a fini avec le modernisme new yorkais. Plis avare de compliments que de blâmes, Clement Greenberg le lui rendra au centuple, neuf ans plus tard, alors que le Californien expose à New York : «Ce sont des œuvres d’art qui ne devraient pas avoir droit de cité dans une galerie qui se respecte.» Sifflets de sots sont fanfares de gloire, disait qui vous savez. Nous le savons aussi, le formalisme américain, en sa version la plus sectaire et américaine (le plan Marshall a aussi bénéficié du soutien actif des intellectuels de gauche), est la bête noire de Didier Ottinger, qui le prouve doublement cette année, en signant un des essais du catalogue Evans et en orchestrant le plus bel hommage que la France ait jamais rendu à Hockney. Au pays d’Ingres, de Manet et de Matisse, cela fait sens. Stéphane Guégan

*Dessiner la grandeur. Le dessin à Gênes à l’époque de la République, Musée du Louvre, jusqu’au 25 septembre 2017. Federica Mancini, Inventaire général des dessins italiens du musée du Louvre. Tome XI. Dessins génois XVIe-XVIIe siècle, Musée du Louvre éditions / Officina Libraria, 96€.

**Walker Evans, Musée d’art moderne, Centre Pompidou, jusqu’au 14 août 2017. Ample et très documenté catalogue sous la direction de Clément Chéroux, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quant au littéraire, comme modèle structurant du photographique, voir l’excellente synthèse de Gilles Mora, Walker Evans en quinze questions, Hazan, 2017, 15,95€.

***Calder. Forgeron de géantes libellules, Musée Soulages, jusqu’au 29 octobre 2017, avec des prêts exceptionnels du Centre Pompidou. Le catalogue (Gallimard, 35€) reproduit le manuscrit du poème que Masson, en 1942, avec écrit pour son « ami américain », loin de cette Europe en guerre, loin de la « vie calomniée », et dans lequel on lit ceci : « Bonjour forgeron de géantes libellules / Sorcier du mercure ta fontaine montrait / Une eau lourde comme les pleurs. »

****David Hockney. Rétrospective, jusqu’au 23 octobre. Catalogue sous la direction de Didier Ottinger, Editions du Centre Pompidou, 49,90€. Quelques analyses thématiques bienvenues, nombreux et utiles éclaircissements sur l’attrait du peintre pour la phénoménologie de la perception et la magie duplicative de ce monde faustien.

DE QUEL BOIS VOUS CHAUFFEZ-VOUS ?

9782330057794-1Le corpus de Jérôme Bosch (1450-1516), une vingtaine de peintures et une soixantaine de dessins, vient de subir une sévère cure d’amaigrissement. Les fautifs en sont les doctes membres du Bosch Research and Conservation Project (BRCP). Désormais la Bible en la matière se présente sous la forme d’un ample catalogue, 600 pages informées et illustrées,  une manière de codex inépuisable dont Actes Sud publie la version française sans lésiner. Car l’excellence est requise dès qu’on s’aventure sur le domaine de l’attribution et de l’érudition, injustement calomnié par la critique d’art française, qui préfère sans doute la vulgarisation branchée… Texte et images précisent ici les critères qui permettent de retenir telle œuvre ou de rejeter telle autre du corpus boschien. Le lecteur évolue donc en pleine connaissance et transparence de la démarche rigoureuse des catalographes, aussi nets dans l’examen des candidats à l’immortalité que dans l’interprétation historique des élus. Tout bilan philologique fait des victimes. Certaines étaient prévisibles. L’Escamoteur de Saint-Germain-en-Laye, à moins d’être aveugle, ne pouvait être considéré comme du maître de Bois-Le-Duc, bien que l’invention de cette scène de vol, où l’image dénonce la crédulité dont elle est complice, lui en revienne. Sa réalisation a même été précédée par une série de rares dessins. Croire, c’est voir, pour Bosch, et non l’inverse. L’Escamoteur a donc rejoint la moisson posthume des « suiveurs » du peintre, bien plus nombreux qu’on ne le croit.

9782754107730-001-TCar Bosch, bourgeois presque gentilhomme, aura suscité, par son succès même, une légion d’émules ou de copistes. Aussi insatiable que Léviathan, le marché des images, tableaux et gravures, en redemandait. Fantaisies et diableries  se transformaient en or, quelle que fût la clientèle visée ou la composante moralisatrice. Le pire et le meilleur se partagent cette manne tout au long du XVIe siècle. Ainsi Le Portement de croix de Gand, longtemps considéré comme un des chefs-d’œuvre de Bosch a été peint une vingtaine d’années après sa mort, mais dans son sillage. L’attestent le cocasse de certaines trognes animalisées et la grâce, en tous sens, que leur oppose la belle Véronique, porteuse souriante du visage de notre Sauveur dans son voile (vera icona). Trois recalés du BRCP, en provenance tous du Prado ont fait couler beaucoup plus d’encre ces derniers mois. La Tentation de saint Antoine, thème éminemment boschien, est désormais tenue pour l’œuvre d’un suiveur, et les Sept péchés capitaux pour celle de l’atelier. L’Extraction de la pierre de folie, troisième panneau jeté hors du corpus, méritait-il pareil sort ? On peut s’interroger, La qualité  intrinsèque de la peinture, son paysage notamment, et sa provenance réclament sans doute une plus grande clémence. L’œuvre, en effet, a appartenu à Philippe de Bourgogne, évêque d’Utrecht, et doit avoir bénéficié d’une participation du maître. Pleinement autographe, Le Jardin des délices l’est restée quant à lui. Mais le Prado, en l’occurrence, n’avait rien à craindre de ce côté-là. C’est l’une des œuvres les mieux documentées de Bosch, l’une de celles qui s’inscrivent le mieux dans la culture de cour propre aux Bourguignons, aussi proche des attentes du Ciel que des appels de la chair. Reindert Falkenburg, dans une étude magistrale, en a redéployé  la chaîne d’échos, convaincu que ce triptyque princier, ballotté entre Paradis et Enfer, s’ouvrait d’abord aux multiples résonances, morales, religieuses et sexuelles, que son premier public était armé à dégager pour son édification et sa joie, deux domaines menacés des débordements  de la même libido. En adoptant le nom de la ville où il était né, Jérôme tirait du bois force et ancrage, feu salvateur et destructeur simultanément. Stéphane Guégan

*Bosch Research and Conservation Project, Jérôme Bosch. Peintre et dessinateur. Catalogue raisonné, Actes Sud, 99,95€

9782754108478-001-T**Reindert L. Falkenburg, Bosch, Le Jardin des délices, Hazan, 74€. Si l’œuvre de Bosch se prête historiquement et culturellement au protocole de la lecture ouverte chère aux modernes, elle satisfait aussi aux bonheurs de la lecture rapprochée par son culte du détail, séducteur, trompeur, voire faussement délirant. L’ouvrage de Till-Holger Borchert, au-delà de ses propres choix d’attribution et de datation, n’entend pas fixer un lexique invariable, que le peintre se serait contenté d’exploiter en croisant microcosme et macrocosme, variété du monde déchu et unité de sa source divine. L’auteur, au contraire, montre comment ces éléments de langage récurrents doivent être compris en fonction de leur emploi concerté, et souvent inattendu (Bosch par la détail, Hazan, 39,95€). SG

product_9782070105571_195x320Lectures // Les cafés ont tant de choses à donner, tant de rencontres à offrir, à ceux qu’ils attirent. Les solitaires peuvent s’y frotter au reste du monde à leur gré. Nulle obligation de parler ou de partager. On se laisse porter par le désir de l’instant, la poésie  de l’endroit, c’est tout. Les cafés ont toujours formé une part essentielle de la vie de Patti Smith, qui leur rend un  merveilleux hommage dans M Train, où la chaîne volontiers décousue des souvenirs possède la subtile amertume du kawa qu’elle idolâtre. Le Café ´Ino, en plein Greenwich Village, a encore sa préférence parce que l’esprit du lieu, comme ses chaises à deux sous, se moque du temps et des modes. C’est l’esprit du New York de 1965, lorsque Patti Smith quitta le sud du New Jersey pour une existence nettement moins rangée, aux côtés de Mapplethorpe assez vite. Elle avait vingt ans et foi en Rimbaud, Artaud, Genet et Kerouac : « Je crois bien que tout a commencé avec la lecture des histoires de la vie dans les cafés chez les Beats, les surréalistes et les poètes symbolistes français. Là où j’ai grandi, il n’y avait pas de cafés, mais ils existaient dans les livres et s’épanouissaient dans mes rêveries. » Les Beats … J’ai acheté son Just Kids à San Francisco, en 2010, dans l’incontournable librairie City Lights, où quelques poètes de comptoir cherchaient désespérément le génie au fond de leur verre. Patti Smith boit elle du café, des centaines de tasses par semaine, et du meilleur. Cette drôle de nomade, au visage d’indienne de western, promène ou plutôt pousse son obsession de l’or noir à travers le monde, à la faveur de conférences ou de concerts. M Train, écriture et géographie, s’abandonne à sa propre errance, au passé qui fait signe avec la grâce des chers fantômes, au défilement du temps réel qui étire soudain le récit. On comprend mieux sa passion pour le Japon, littérature et cinéma, et qu’elle parle si bien de l’Eyes Wide Shut de Kubrick, son dernier et meilleur film. À partir de 1975, entre la lente agonie  des New York Dolls et  l’arrivée de Richard Hell et des Ramones, Patti Smith fut de celles et ceux qui réveillèrent la scène rock new-yorkaise avant que le punk ne devienne un label de consommation courante. En 1980, elle épousait Fred Sonic Smith, enfant terrible de Detroit, avec lequel elle enregistra le superbe Dream of Life de 1988. Mort prématurément, son guitar hero ne quitte pas M Train d’une page et d’un éternel deuil. La beauté impossible de son visage osseux magnétise plus d’une des photographies du livre. Sans doute, pour Patti Smith, Fred réalisait-il l’idéal énoncé par Wittgenstein : « Le monde est ce qui arrive ». SG // Patti Smith, M Train, Gallimard, 19,50€. Durant l’été 1991, alors qu’elle vit à Detroit avec son mari et leurs deux enfants, Patti connaît sa mid-life crisis… En décembre suivant, elle aura 45 ans et achèvera son premier livre, longtemps caressé, et donc écrit sous la pressante emprise du temps passé. L’enfance et l’adolescence de Patricia, l’autre d’elle-même, se présentent désormais à bonne distance; laquelle rend aux premiers émois, aux premiers choix, leur sens alors opaque. Mais Glaneurs de rêve, qui reparaît en Folio (Gallimard, 4,80€), n’alourdit pas de psychanalyse sa subtile chronique, au plus près du sensoriel et de l’imagination des premiers âges.

Dernières heures !

catalogue-dans-l-atelier-l-artiste-photographie-d-ingres-a-jeff-koonsTout n’est que théâtre dans l’atelier des artistes. Tous y prennent la pose, le modèle, le bric-à-brac plus ou moins délirant et le créateur lui-même, qui se et nous convainc ainsi de sa vocation surhumaine. Les photographes se sont emparés très tôt d’une matière qui pouvait les hisser parmi les beaux-arts, modestement d’abord, avec éclat ensuite… La superbe exposition du Petit Palais, forte de près de 300 clichés, déroule un siècle et demi de dialogues multiples entre le nouveau médium et le laboratoire de ses rivales, peinture et sculpture. Nulle solution de continuité, autre constat, ne coupe ici les anciens des modernes. Même le foutoir d’un Francis Bacon prend sa source dans la profusion décorative des ateliers de la Belle Époque. Devenue aujourd’hui un genre en soi, la photographie d’atelier a seulement brouillé le protocole ancien : qui désormais, de l’artiste et du photographe, est l’objet de l’autre ? SG // Dans l’atelier. L’artiste photographié d’Ingres à Jeff Koons, jusqu’au dimanche 17 juillet. Catalogue, Paris-Musées, 49,90€, une mine…

catalogue-amadeo-de-souza-cardosoLes lévriers d’Amadeo de Souza-Cardoso ont le museau bien effilé des énigmes persistantes. Au fond, qui est ce jeune Portugais qui aimait la chasse et sa campagne autant que la peinture, Paolo Uccello autant que le cubisme, le futurisme et l’orphisme ? Salmon, l’ami d’Apollinaire et de Picasso, le découvre en 1911, aux Indépendants, et lui adresse une de ses légendaires piques. Le nouveau venu « orientalise avec des soucis de décorateur ». Bref, le train de la modernité a laissé derrière lui ce rejeton attardé de l’Art Nouveau et des Ballets russes première manière… Amadeo s’amendera vite, il n’en restera pas moins un moderne à part… La rétrospective du Grand Palais, qu’il eût fallu signaler plus tôt tant celui qu’elle exhume frappe par son originalité, le ramène dans le Paris qu’il découvrit en 1906. Son séjour se brise sur la guerre de 14, pas ses amitiés… Modigliani, Brancusi, les Delaunay… Ce couple peu patriote, fuyant le feu avec leurs disques irradiés en poche, il les retrouvera au Portugal, où notre peintre devait mourir de la grippe espagnole, un comble ! Soumise à un tel destin, l’œuvre aurait pu n’être qu’embryons et promesses non tenues. Or on découvre un artiste plein de lui-même, assez rimbaldien pour joyeusement bousculer la vulgate des avant-gardes et flirter avec le Malevitch le plus explosif. La dernière salle fera date. SG // Amadeo de Souza-Cardoso, Grand Palais, jusqu’au lundi 18 juillet. Catalogue sous la direction de Helena de Freitas, RMN-Grand Palais, 40€. L’exposition profite largement des prêts de la grandiose fondation Calouste Gulbenkian, qui fête ses 50 ans.

COMME UN GOÛT D’AVANT-GUERRE…

small_1454942355Deux yeux intelligents, un immense sourire, silhouette nerveuse et chevelure d’époque, Hélène Hoppenot (1894-1990) était de ces femmes qui ne voudraient obéir qu’à leur intrépide amour du monde. Incapables de rester en place, elles le parcourent, le savourent, et jouissent sans compter de cette nationalité multiple qu’offrent les professions voyageuses. Mois après mois, année après année, un véritable trésor s’accumule, une moisson d’images, d’impressions, de rencontres, heureuses ou pas. Certaines, plus têtues, demandent à survivre. Photographe et écrivaine, mais étanche au moindre cabotinage, Hélène Hoppenot ne s’est pas dérobée à la tâche, et nous a transmis le meilleur de son univers aux frontières mouvantes, bien décidée à le préserver de l’oubli et des menaces qui tiraient l’Europe vers le chaos. Photographier apprend à voir, active les perceptions et, au fil du temps, leste d’une émotion unique ce qu’on lui arrache. Plus profondément s’ancre le besoin de s’écrire, de livrer au papier la trace presque quotidienne de ses actes, pensées et doutes, à côté des rumeurs de la grande histoire. Hoppenot dont Claire Paulhan poursuit la savante publication du Journal, attribuait à son kodak et à sa plume une valeur de révélation différente, elle leur communiqua l’élégance et le mordant d’une femme d’ambassadeur… Le quai d’Orsay fut autrefois une pépinière d’écrivains, Claudel, Paul Morand, Saint-John Perse, autant de noms que nous croisons en la lisant avec ceux de Léon-Paul Fargue, Valery Larbaud ou des Milhaud, autant de figures qu’elle croque d’un trait, juste, vif, jamais cruel. Dans le cas des Hoppenot, en effet, c’est la femme qui tient la plume.

003648286En épousant son mari, jeune diplomate ambitieux, Hélène avait épousé une vie qu’elle savait promise à changer perpétuellement d’horizons. Elle allait vite le vérifier et devenir la gardienne de leur commune itinérance. Le Brésil, l’Iran et l’Amérique du Sud, au sortir de la guerre de 14, sont encore des destinations fabuleuses, à mille lieux, en tous sens, de l’Europe saignée et saignante. Vint ensuite la Chine, trois formidables années qui lui déchirent le cœur au moment du départ, et creusent le Journal d’une longue éclipse. Entre novembre 1933 et Noël 1936, elle choisit de se taire. L’étrange envoûtement que lui a causé Pékin et ses alentours n’aura eu que la photographie pour traductrice. Quelques-uns de ces clichés au grain caressant, vides de toute présence humaine ou riches d’une altérité secrète, sont visibles à Montpellier : on ne saurait faire moins exotique, moins « dominateur », plus « ouvert » au miracle d’avoir été là. Le deuxième volume du Journal redémarre donc en décembre 1936, et s’ouvre sur une citation de l’Anabase de Saint-John Perse : « Nous n’habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice. » L’écriture est à nouveau possible, nécessaire : « Je crois que c’est la raison qui me pousse à reprendre cette conversation avec moi-même, ce Journal interrompu depuis trois ans par cette surcharge de bonheur. »

9782754108676-001-GRevenu à Paris, triste privilège des longues absences, le couple découvre que leurs amis ont très bien vécu sans eux. Le temps, en revanche, les a changés, courbés, d’autant plus que l’atmosphère, en 1937, n’est pas à l’optimisme. Même le faste des soirées poétiques de Paul-Louis Weiller, protecteur de Francis Jammes et de Claudel, se laisse entamer par les minces illusions dont chacun se berce. Mieux informée que quiconque du cours des « affaires étrangères », Hélène Hoppenot noircit son Journal des verbatim de son cercle, précieux dépôt. On entend ainsi Saint-John Perse, toujours lui, se plaindre de la veulerie de ses supérieurs, incapables d’opposer la moindre fermeté aux provocations d’Hitler. On voit un Abel Bonnard, plaider, au contraire, la nécessité d’une guerre, fût-ce pour préparer « l’aube des temps nouveaux ». Entre la chute de Léon Blum et les accords de Munich, l’angoisse monte : « Nous abordons à l’un des moments les plus périlleux de notre histoire depuis 1914 et, en scrutant l’horizon, il est impossible d’apercevoir un chef capable de nous tirer de là. » Daladier, Gamelin et Reynaud lui semblent déjà condamner le pays à l’échec L’attitude trop conciliatrice de Chamberlain, elle le pressent, mène au déshonneur. Le Reich, elle l’a compris, ne peut plus échapper à la logique belliciste de son chancelier et à ses brunes poussées de fièvre. Gisèle Freund, qui a laissé un merveilleux portrait d’elle, lui a raconté comment on y dépouillait déjà les Juifs et traitait les opposants au programme d’épuration ethnique. Rentré d’Allemagne, à la fin septembre 1938, Saint-John Perse en rapporte le détail des rencontres préparatoires aux « accords de Munich ». Des confidences du poète, qu’Hitler et Mussolini ont flatté, elle tire une page d’anthologie, grosse d’orages, de l’affaire des Sudètes et du Pacte Ribbentrop-Molotov. Peu avant que le volume ne se referme, en date du 22 août 1939, cette fusée : « Louis Aragon, dans Ce soir, se réjouit de la nouvelle politique des Soviets et ceux qui estimaient qu’il fallait à tout prix s’entendre avec Hitler triomphent. L’avenir est sombre et il nous faut vivre au jour le jour. » Le temps de l’avant-guerre, privé de futur, se disloque.

1540-1Qu’y croire ? Sur qui compter ? L’un des informateurs les plus aigus de l’observatrice a belle figure et n’est autre qu’André François-Poncet. S’il aime à friser sa moustache et tenir son auditoire sous les effets de sa parole étincelante, notre ambassadeur, fort actif à Berlin et Paris depuis 1931, se répand en indiscrétions et prévisions de moins en moins rassurantes. « A son avis, écrit Hoppenot, Hitler est un inverti de tendance. L’inversion en Allemagne étant considérée plutôt comme un signe de sur-masculinité que de dégénérescence : l’homme fort ne pouvant se contenter des seuls rapports intimes avec l’être inférieur qu’est la femme. » Homosexuelles ou pas, les frustrations du dictateur n’ont pas attendu Chaplin pour s’afficher. François-Poncet, que de mauvaises langues aiment à dire fasciné par le national-socialisme, a surtout été un témoin averti de son triomphe électoral et, une fois atteint, de la rouerie d’Hitler, « parjure né ». Le Français n’aura cessé de bombarder de documents et d’alertes le quai d’Orsay, et trompé ses hôtes sur ce qu’il pensait d’eux… L’un de ses livres majeurs, Souvenirs d’une ambassade à Berlin 1931-1938, reparaît chez Perrin, enrichi du beau travail de Jean-Paul Bled, grand connaisseur du personnel hitlérien où beaucoup de médiocres se haussaient du col. Mais le propre des tyrans, cela se voit ailleurs qu’en politique, n’est-il pas de s’entourer d’intelligences modestes et d’âmes serviles ? Normalien et bon germaniste quant à lui, François-Poncet n’épargne guère les représentants de la « race supérieure », si petit-bourgeois de goût, pas plus que les rodomontades d’une France piégée par sa « politique d’apaisement ». Le haut fonctionnaire, à défaut de la croire suffisante, y aura toutefois contribué de la manière la plus efficace possible. Étrangement, il nous parle peu d’une entreprise négligée par les historiens, l’exposition d’art français, et d’art moderne, que l’ambassadeur organisa, à Berlin, en juin 1937, avec l’aide de Robert Rey, critique d’art aujourd’hui malfamé pour avoir publié Contre l’art abstrait (Flammarion, 1938) et surtout La Peinture moderne ou l’art sans métier (Que sais-je, 1941).

3023964087_435c349c03_zLe fait que Lucien Rebatet ait tenu en estime cet inspecteur général des Beaux-Arts, nommé par le Front populaire, n’a guère disposé la postérité en sa faveur. Ainsi Michèle C. Cone, en 1998, donnait-elle de l’exposition de juin-juillet 1937, voulue par le gouvernement Blum, un bilan plutôt négatif. Tout en reconnaissant que le critère de nationalité, alors indiscuté, excluait de facto les artistes juifs de l’Ecole de Paris ou l’espagnol Picasso, elle ne soulignait pas assez l’audace qui consistait à montrer en Allemagne, déjà très avancée dans la stigmatisation de « l’art dégénéré », des tableaux de Matisse (qui prêta son concours enthousiaste), Braque, Léger, Vlaminck, Derain et autres Fauves. Derrière les intentions de François-Poncet, soucieux de rappeler que l’art français véhiculait un parfum de civilisation autrement plus libéral et une esthétique moins régressive que les valets néoclassiques du Reich, il faudrait voir une démarche réactionnaire, et complaisante envers les Nazis ! Le Départ de Chapelain-Midy et Le Goûter des enfants de Maurice Asselin (notre photographie) ayant séduit la presse allemande par leurs thèmes et leurs accents quattrocentistes, Cone croyait tenir la confirmation de sa thèse, que conforterait la présence de Vuillard, Lucien Simon, George Desvallières, Maurice Denis, Despiau et Maillol parmi les exposants. Son erreur, assez courante, venait d’une confusion entre l’éclectisme ouvert de Robert Rey, conforme aux habitudes de l’administration des Beaux-Arts, et l’esthétique antisémite et étroitement nationaliste, selon les termes de Cone, qui définiraient la culture vichyste. Outre que le canon officiel, sous la botte, ne romprait guère avec toutes les options du Front populaire, la stratégie de François-Poncet tranchait, elle, sur la caporalisation nazie de l’art germanique. Laissons-lui, d’ailleurs, le mot de la fin : « En juin [1937], une exposition de peinture française moderne est organisée à Berlin par l’Académie des beaux-arts de Prusse. Hitler, dont les goûts, en la matière, ne vont pas au-delà de la peinture romantique du milieu du XIXe siècle et pour lequel l’impressionnisme et le cubisme, qu’il confond, ne sont que des produits de l’esprit juif, prend, cependant, la peine de venir la voir et d’y acheter une statuette. » Dont acte. Stéphane Guégan

product_9782070177646_195x320*Hélène Hoppenot, Journal 1936-1940, Editions Claire Paulhan, édition établie et annotée par Marie France Mousli, 49€. Le controversé Alexis Leger (Saint-John Perse), en raison du non-interventionnisme qu’il aurait soutenu jusqu’à son renvoi en mai 1940, sort grandi du témoignage de Hoppenot. Où se situe la vérité ? La lecture des Lettres familiales 1944-1957 (Cahiers Saint-John Perse, n°22, édition établie, présentée et annotée par Claude Thiébault, Gallimard, 19,50€) confirme l’étrange situation où il se trouve à l’heure des règlements de compte que l’on sait. Interdit de séjour en France, où cette « crapule » de Paul Reynaud reprend du service et le tient pour responsable du « Pacifisme » qui avait perdu le pays, Saint-John Perse, très anti-gaulliste, vit d’expédients à Washington, rime peu et souffre de cet exil prolongé. Son statut littéraire le préoccupe, évidemment. Que Gaëtan Picon l’ait intégré à son Panorama de la Nouvelle Littérature française le rassure. Début 1953, Paulhan l’associera à la N.R.F, qui renaît après quelques années de bâillon. Le futur Prix Nobel, Ulysse peu commode, devra patienter encore avant de revoir sa patrie. SG

**Alain Sayag et Marie France Mousli, Hélène Hoppenot. Le monde d’hier, Hazan, 24,95€. L’exposition du Pavillon Populaire, espace d’art photographique de la ville de Montpellier, se tient jusqu’au 29 mai 2016. Cinq albums, tous publiés en Suisse, succéderont au Chine de 1946, que Skira accompagne d’un texte de Claudel. Les focales courtes de Hoppenot sont celles d’une diariste attentive au motif plus qu’aux effets.

***André François-Poncet, Souvenirs d’une ambassade à Berlin 1931-1938, préface et notes de Jean-Paul Bled, Perrin, 24€.

product_9782070105960_195x320****Peu de temps après l’exposition de juin 1937, et en manière de réponse, Entarte Kunst ouvrait ses portes à Munich. Parmi les artistes « dégénérés » qu’elle livrait aux rires de la foule en les apparentant aux bacilles dont la culture allemande devait se nettoyer, on trouvait deux « experts » honnis des déformations monstrueuses. Otto Dix (1891-1969) n’en était pas à son premier procès. Sous la République de Weimar, sa Tranchée de 1923 lui avait valu une bordée d’insultes. Ce De Profundis verdâtre, bouillie de corps anonymes et de terre éventrée, souleva alors le cœur de Meier-Graefe : « Le cerveau, le sang, les entrailles sont peints de façon à porter à leur paroxysme nos réactions animales. » Le procureur voyait juste, la « peinture infâme » de Dix annulait la distance mentale qu’induit l’esthétique traditionnelle. Nul ménagement, c’est, l’année suivante, la morale de Der Krieg, série de 50 eaux-fortes que l’artiste réalise en défiant Callot, Goya et Géricault, note Marie-Pascale Prévost-Bault dans sa présentation du rare exemplaire complet qu’abrite L’Historial de la Grande Guerre. Sa publication très soignée (Gallimard, 24€), papier et encrage, sert parfaitement le propos du peintre, croix de fer de 1915, et n’écoutant plus que le fracas de ses souvenirs et la voix éteinte de ses camarades de combat. Le pire se situe peut-être au-delà des motifs, cadavres obscènes, corps déchiquetés, macédoines de visage, fous errants, putes à soldats…

product_9782070178674_195x320Le pire surgit du cœur même de l’ancienne figuration que Dix déchire à pleines dents ou sublime ironiquement. No man’s lands lunaires et paysages de terreur, sous la lumière des fusées éclairantes, touchent au merveilleux des Calligrammes d’Apollinaire. Ce dernier, avant d’enfiler l’uniforme français, avait bataillé pour la survie du nu en peinture. Le fait qu’il n’ait jamais chanté ceux de Modigliani (1884-1920) n’en est que plus curieux, d’autant que les deux hommes eurent le temps de se fréquenter : il existe un portrait du poète par l’Italien, Juif de Livourne, auquel les nazis firent bel accueil, à l’été 1937, dans l’exposition d’art dégénéré… Celle du LaM (visible jusqu’au 5 juin 2016), sculptures et peintures de toute beauté, fait revivre le Montparnasse dont l’Allemagne hitlérienne voulait purger l’art d’Etat. Si Ingres et ses rondeurs imprévisibles sculptent en partie les nus de Modi, les portraits en portent également la marque, à égalité avec Greco, Picasso (fût-ce le Picasso ingresque) et la statuaire égyptienne ou africaine. Il en fallait plus pour effrayer le Paris des années 1910, et moins pour connaître les foudres de la propagande nazie. Le catalogue (Gallimard, 35€), sourd à la légende du maudit et du reclus, explore tous les liens, esthétiques, poétiques et commerciaux, qui inscrivaient l’apatride dans le paysage. Le Nu Dutilleul et le Nu d’Anvers en sont deux des fleurons. SG

LE RELATIF ET L’ABSOLU

A moins d’être hantée, une collection d’art reste imparfaite. Amasser les chefs-d’œuvre ne suffit pas, encore faut-il les faire vivre ensemble, les frotter à plus modestes qu’eux et doter le tout d’une présence toujours surprenante : le vrai collectionneur assume son âme de sorcier avec une sorte de ferveur inquiète, s’entoure de fantômes familiers et varie leur emplacement dès que revient le besoin d’en réveiller le mystère. Il y a de l’alchimiste qui ne s’ignore pas chez les amants de la beauté. Doucet et Yves Saint Laurent furent de tels magiciens. Une exposition unique les réunit et nous le confirme.

jacques-doucet_679-squaresmallJérôme Neutres est ici dans son élément. De Marcel Proust et Jacques-Emile Blanche, passions du commissaire, à Jacques Doucet (1853-1929), le chemin mène tout droit, les lecteurs de La Recherche le savent. Nous voici confrontés au destin romanesque d’un couturier de la Belle Epoque, féru de littérature et de Chine, qui commença par collectionner comme son grand-père, selon son mot, avant d’inventer le goût des petits-enfants qu’il n’eut pas. Quelles sont les intimes motivations et les secrètes divinations qui poussent un même homme à vendre en 1912 ses trésors du XVIIIe siècle et à s’enticher de Brancusi, Modigliani, Matisse, Picabia, Duchamp et Masson, jusqu’à acheter, douze ans plus tard, Les Demoiselles d’Avignon et en faire la pièce maîtresse du fameux pavillon de la rue Saint-James, à Neuilly, meublé de tout ce que l’Art déco compte alors de gloires futures? Doucet, amusé et intrigué par l’audace des « jeunes », précède toujours le mouvement, au point que son Picasso insigne, boudé par l’administration française, rejoindra le MoMA en 1929. No comment… Ce n’était pas faute d’avoir souhaité qu’il en fût autrement. André Breton, l’un de ses conseillers au sortir de la guerre de 14, lui avait fait acheter les Demoiselles parce qu’il fallait maintenir, à tout prix, sur le sol français, l’étendard du mouvement moderne et la toile qui résumait leur besoin commun d’altérité radicale. Pour Doucet, Breton et Picasso, la peinture doit avoir de l’esprit, elle doit même convoquer les esprits, parler de haut et de loin. Il en découlait aussi l’impératif d’une présentation habitée, animée, finement tressée, l’inverse de celle des musées.

doucet_ysl_plat_1Saisissant, à chaque pas, est le parcours de la fondation Bergé, qui débute sous l’œil du grand Bouddha de Doucet et d’un mur entier de Picasso : Rêverie et Couple, tous deux de 1904, ont conservé les cadres du collectionneur, note de luxe jetée sur l’ambiguïté bleue et brune de ces confessions de jeunesse fortement sexuées. Au centre, L’Homme à la guitare, l’un des chefs-d’œuvre de 1912, frétille d’harmonieuses brisures visuelles. Avant l’achat un peu fou des Demoiselles, Doucet fit sagement l’acquisition de Table, rareté suisse et comble de la synecdoque cubiste ou nègre. A Neuilly, du reste, le cabinet oriental faisait écho à tous les exotismes de l’entre-deux-guerres. Ces liens invisibles ont été retissés, et la Charmeuse de serpent du douanier Rousseau a retrouvé sa place au-dessus du Sofa africain de Marcel Coard, prêt insigne du Virginia Museum of Fine arts. Vitrine de l’Art Déco, meubles et encadrements d’Eileen Gray ou de Pierre Legrain, tapis de Ruhlmann et reliures de Rose Adler, le studio Saint-James se laisse rapidement envoûter par le surréalisme, du précurseur Chirico au catalan Miro. Après 1917, on vit aussi Doucet financer les revues d’avant-garde, de Nord/Sud à Littérature, et faire entrer dans sa fameuse bibliothèque aussi bien Apollinaire, Reverdy, Max Jacob que les nouveaux agités du freudisme à la mode, Breton et Aragon. Ce dernier, la duplicité même, ne ménage pas son protecteur dans sa correspondance intime. La chose vint aux oreilles de Doucet. Il fallut toute la diplomatie de Drieu pour recoller les morceaux. Ne devait-on pas pardonner aux « enfants sublimes » de vivre dans l’absolu, puisque les maîtres du relatif n’y accédaient que sur leurs ailes ? « Les rois sages ont toujours nourri les moines fous. »

affiche_expo_doucetOn pense à cette fusée de Drieu devant la grande tenture de Burne-Jones, qui montre Melchior, Balthazar et Gaspard venus s’agenouiller aux pieds du Sauveur. Avant de rejoindre Orsay, grâce au don de Pierre Bergé, elle avait longtemps orné la sobre bibliothèque d’Yves Saint Laurent, rue de Babylone. D’une tout autre munificence brillait naturellement le grand salon du grand couturier, qu’évoque le second moment de l’exposition dans l’éclat rocaille des miroirs de Claude Lalanne. Jérôme Neutres y a regroupé quelques-uns des trésors qui furent dispersés en 2009, certains provenant de la collection Doucet, tels le Tabouret curule de Legrain, propriété désormais du Louvre Abu Dhabi, et le Revenant de Chirico, aujourd’hui au Centre Pompidou. Cette toile possède un superbe pedigree, nous apprend Edouard Sebline, puisque Yves Saint Laurent et Pierre Bergé l’acquirent en 1985 auprès des héritiers de Pierre Colle. Avant d’ouvrir boutique, l’ami de Max Jacob avait été un temps le collaborateur de Dior, maître de qui l’ont sait… L’histoire du goût ressemble souvent à une histoire de famille. On est ainsi heureux de revoir, vieilles connaissances, le portrait des enfants Dedreux, l’un des plus beaux Géricault revenus en mains privées, et les quatre Warhol explosifs de 1972, conservés par Pierre Bergé, où s’affirme la modernité que partageaient le peintre Pop et son modèle, saisi ici entre l’action et le songe, le relatif et l’absolu. Stéphane Guégan

Jacques Doucet / Yves Saint Laurent, Vivre pour l’art, Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, jusqu’au 14 février 2016. Catalogue sous la direction de Jérôme Neutres, Flammarion, 39€.

product_9782070142255_195x320Pierre Bergé est le plus libéral des collectionneurs et des prêteurs. La propriété exclusive, jalouse, mesquine, le laisse froid. Sitôt achetés, tableaux, livres et manuscrits sont à partager ou montrer au plus grand nombre. Ce qui est figé n’est jamais complet : « J’ai toujours considéré que les livres n’entraient dans ma bibliothèque que d’une manière temporaire, en transit en quelque sorte, et qu’un jour ils partiraient.  » Avant de tout vendre, de tout éparpiller aux quatre vents de l’éternelle bibliophilie, il fait circuler. Une de ses dernières trouvailles (2003) tient du miracle : les carnets du jeune Guillaume Apollinaire ne courent pas les rues, ni même les documents de première main sur ce moment d’éclosion du poète français, le plus grand entre Rimbaud et Breton. À quoi rêvent les génies en herbe? Qu’attend-on des aveux opaques d’un adolescent jeté dans une vie nomade, ballottée entre un père absent et une mère très présente, belle et intelligente, mais dépendante des hommes qu’elle charme et qui l’entretiennent avant de disparaître? Là où nous voyons des annonces, il ne percevait aucun signe. C’est même la beauté de ce carnet, une beauté de nuit étoilée, que de tout maintenir en suspension, de résister aux lectures trop intrusives, malgré l’éclairante postface de Pierre Caizergues. Dans la perfection d’un reprint qui conserve jusqu’aux maculatures et aux transferts du crayon gras, une trentaine de dessins nous est révélée, qu’a généralement signés celui qui se nomme encore Wilhelm de Kostrovitzky. Ils s’étalent de sa 12ème à sa 15ème année, de la fin de la 5ème à la fin de la 3ème, alors que le collégien du lycée Saint-Charles, où enseignent des Pères marianistes (Société de Marie) montre sérieux et piété. Mais le passionnel l’habite déjà en ces années 1893-1895. Son besoin extrême de lecture et de religion, son goût précoce des uniformes et des actions d’éclat, son attirance pour la mode féminine et même sa pente à voyager en esprit nous parlent déjà du futur écrivain fantasque et superstitieux, moderne et antimoderne, le seul lyrique qui ait complètement conquis et compris Picasso. Avec Pierre Caizergues, notons aussi la veine noire qui colore d’énigme les pièces  chrétiennes et les pages profanes : Noël se construit autour du dialogue angoissé que le narrateur noue avec l’Enfant Jésus qu’il tutoie ; Minuit inscrit le sommeil d’une dormeuse, peut-être chinoise, parmi les figures et écritures d’un calligramme involontaire; Macbeth porte une citation de Shakespeare en anglais (« I’gin to be aweary of the sun ») et réunit en mosaïque les éléments d’un obscur roman familial. Apollinaire, on le sait, se voudra un poète du soleil et de l’amour, son double nervalien, alors naissant, le suivra tout au long de sa courte vie. SG / Guillaume Apollinaire, Un album de jeunesse, préface de Pierre Bergé, postface de Pierre Caizergues, 17,50€

VIVE LES DICOS !

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Soutine, Maternité, 1942. Coll. part.

Notre vision de l’art du premier XXe est encore lestée de lourds aprioris et de terribles oublis. Michel Charzat, dont la biographie de Derain est très attendue, le vérifiait, il y a peu,  dans son excellent Jeune peinture française 1910-1940 (Hazan, 2010). Même constat si l’on se tourne vers le dictionnaire que consacre Nadine Nieszawer aux artistes juifs de l’école de Paris, actifs donc entre la révolution fauve de 1905 et les débuts de la si mal nommée drôle de guerre… Nous les avons oubliés, pour beaucoup, ces hommes et ces femmes que recense son précieux volume. L’une des raisons de l’amnésie, Claude Lanzmann la rappelle en préface, ce fut la disparition de près de 40% d’entre eux, entre 1941 et 1944, à la suite de leur déportation. La mort va vite, disaient les romantiques, et la mémoire n’est pas moins prompte à se déliter. En dehors de Modigliani, Chagall, Lipchitz, Zadkine, Pascin, Kisling ou Marcoussis, un amateur respectable peine aujourd’hui à citer d’autres noms. Sait-on qui étaient ce Kikoïne et ce Kremègne, restés en France sous l’Occupation et épargnés par la shoah, sans lesquels pourtant le génie de Soutine, leur ami, se comprend moins?

url-1Il est des figures plus effacées encore parmi les 178 que retient ce dictionnaire du réveil. On pourrait même y ajouter quelques ombres perdues tant les limites de l’École de Paris sont floues. Si les notices varient en longueur et en acuité, sujettes qu’elles sont à l’état de la recherche, l’introduction aurait pu être plus nourrie. Les travaux de Jean-Louis Andral, Sophie Krebs, Romy Golan, Dominique Jarrassé et Yves Chevrefils Desbiolles nous ont rendus plus exigeants qu’à l’époque où le sujet restait prisonnier d’une détestable nostalgie, comme tout ce qui touchait aux «Montparnos» de l’entre-deux-guerres. Baptisée par Roger Allard, et non par André Warnod, à rebours de ce que laisse entendre Nadide Nieszawer, l’école de Paris se trouve rattrapée, dès 1923-1925, par les tensions dont elle n’est qu’en partie responsable. Critiques et artistes se déchirent alors sur l’existence d’un art proprement juif, idée défendue alors par les milieux israélites les plus réceptifs à la cause sioniste. Ils ne craignent pas d’invoquer la vérité de la race contre ceux qui en doutent. Kisling, refusant leur définition ethnique de l’art, partageait également les grandes réserves d’Adolphe Basler, Vauxcelles (né Louis Mayer) et Waldemar George, juifs comme lui, à l’égard des excès de cette Ecole de Paris et de ses prétentions à incarner à soi seule l’art français.

1415009760La ligne de partage passe donc à l’intérieur de la communauté israélite et donne du grain à moudre à ceux qui dénoncent déjà «l’art juif», tel Fritz René Vanderpyl, cette école «envahissante» qui ne serait que laideur, saleté, obscénité et «matière anti-française». Le futur auteur de L’Art sans patrie (Mercure de France, 1942) laisse déjà entendre combien les secousses de 1923-1925 vont peser sur les clivages de l’Occupation et les rendre beaucoup plus complexes qu’on ne le dit généralement par manichéisme. Le Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969, né de la patience scrupuleuse de Claude Schvalberg et d’une cinquantaine de spécialistes, évoque quelques-uns des acteurs du débat. Alors que le judaïsme combatif de Gustave Kahn est bien analysé, il n’est pas fait mention des sarcasmes de Basler au sujet de «l’esprit exalté des nationalistes juifs». La notice relative à l’étonnant Waldemar George, au contraire, souligne avec justesse le paradoxe apparent de ce juif polonais qui chanta à la fois la judéité tragique de «l’instinctif» Soutine et (un temps) les vertus du fascisme italien. Au sujet de la presse de la collaboration, qui n’a pas été occultée ou caricaturée, on peut regretter que Rebatet n’ait pas sa place là où Jean-Marc Campagne et  Camille Mauclair (parfaite notice de Pierre Vaisse) ont la leur. Ce ne sont évidemment que d’infimes réserves, cet admirable instrument de travail est appelé à durer et nourrir plusieurs générations d’étudiants en histoire de l’art et en littérature. Longtemps la profession de critique, en effet, a été servie par nos meilleures plumes et l’ambition de faire coller les mots à l’image. La période couverte ici, entre le symbolisme et la fin du ministère Malraux, de Féneon et Apollinaire à  Georges Limbour  et  Jean Paulhan, ne déroge pas à cet ancien mariage de la plume et du pinceau. Ces années, par ailleurs, ont vu les meilleurs peintres, Matisse et Picabia comme Masson et Dubuffet, défendre directement leurs positions et leurs passions. Rien de cela n’échappe au dictionnaire de Schvalberg qui abonde en données bibliographiques et en annexes plus utiles les unes que les autres. Sa richesse inépuisable va jusqu’à introduire une information très poussée sur les galeries, l’édition d’art et même les principales collections à travers lesquelles se diffusa bien plus que les éternelles interrogations sur la modernité et ses disputes. Stéphane Guégan

*Nadine Nieszawer (dir.), Artistes juifs de l’école de Paris 1905-1939, Somogy-Editions d’art, 49€

*Claude Schvalberg, Dictionnaire de la critique d’art à Paris 1890-1969, préface de Jean-Paul Bouillon, Presses Universitaires de Rennes, 39€

*Sabrina Dubbeld (dir.), Juana Muller (1911-1952). Destin d’une femme sculpteur, Somogy, 29€

url-2Très dynamique sous l’Occupation, à Lyon comme à Paris, le groupe Témoignage plaidait l’alliance de l’art moderne et d’une spiritualité renouvelée, reconquise sur le matérialisme moderne, et appelait à la revalorisation des vertus de l’artisanat traditionnel, seul rempart au quotidien déshumanisé. S’il n’était né en 1936, nos censeurs actuels y dénonceraient illico la main agissante de Vichy… On sait, ou plutôt on admet mieux aujourd’hui les liens qui unissent le Front populaire à certains aspects du programme de la révolution nationale. Aucune raison, du reste, ne permet de dire que les artistes de ce collectif encore peu connu partageaient les mêmes options politiques : Jean Bertholle, auquel le musée de Dijon a rendu un bel hommage récemment, Gleizes, les sculpteurs Etienne-Martin et Stahly exposaient donc aux côtés de Jean Le Moal, personnalité intéressante, homme de gauche, resté fidèle à lui-même après avoir rejoint La Jeune France au lendemain de la débâcle. Son épouse, Juana Muller, n’était qu’un nom, elle redevient une artiste à part entière grâce à la présente publication. Cette jolie Chilienne, débarquée en France peu de temps avant l’Exposition de 1937, fut tour à tour la disciple de Zadkine et de Brancusi qui la chérirent tous deux. Mais il serait peu courtois et malvenu de la réduire à cette double tutelle. Son rare corpus respire le goût des matières douces à la main, pierre et bois, et des formes massives, élémentaires, investies, drôles parfois, mais toujours « fermes sur leurs bases », disait Henri-Pierre Roché. Une belle redécouverte. SG

Paris noir

En date du 16 décembre 1916, dans son Journal d’un attaché d’ambassade, Paul Morand écrivait ceci : «Exposition d’art nègre chez Paul Guillaume, avec Derain et Modigliani. L’art nègre, dont est sorti le cubisme, arrive au grand public en même temps que les soldats sénégalais.» Morand fait sourire mais ne plaisante pas, il enregistre. Quelque chose est en train d’affecter la vogue de l’art africain, d’abord collectionné par les artistes d’avant-guerre et d’avant-garde, avant de snober un public plus large… Ce public, Morand le connaît bien, car il en fait partie, c’est la bourgeoisie éclairée et le beau monde. «L’art nègre est à la mode!», claironnera Paul Guillaume en mai 1919. C’est d’art qu’il s’agit, et non de plus de fétiches bons à décorer une garçonnière, un bordel ou une maison de colon. Si ces objets reçoivent alors leur pleine reconnaissance esthétique, ils n’en sont pas moins ramenés à quelque spontanéité pré-rationnelle, à quelque «candeur native», pour user d’une formule de Charles Ratton, sans doute l’un des plus grands marchands d’arts primitifs des années 1930/1980… La circulation accrue des objets, à la faveur de la dynamique coloniale, fit alors plus d’un heureux. Ratton et ses amis surréalistes n’eurent qu’à se pencher. Dénoncer les effets, voire le principe de l’Europe impérialiste, ne signifiait pas qu’on s’interdît d’en tirer de jolis profits. Il fallait répondre à la demande qu’on se faisait fort de nourrir par tous les moyens, la poésie, la publicité, voire le discours contestataire au moment de l’exposition coloniale de1931. Ratton, roi du timing, profite de l’événement, auquel il est lié, pour faire mousser la vente Breton/Éluard. Cette même année, Morand, que le surréalisme n’empêchait pas de dormir, s’adressait au marchand astucieux, lecteur de Gobineau comme lui, au sujet d’objets du Bénin… Ce que nous apprend encore le savant catalogue de l’exposition du musée du Quai-Branly, c’est que les affaires continuèrent à briller sous l’Occupation. Faut-il, du reste, s’en étonner? Paris ne subissait aucun des effets du malthusianisme culturel en vigueur à Berlin ou Munich. Tout s’y négociait, Picasso comme l’art nègre. Et l’on voit sans mal pourquoi un Dubuffet, faux candide, s’est si vite et si bien entendu avec Ratton. Le jazz, autre manifestation de ce génie africain qu’on aimait dire sauvage, intéressait les deux hommes.

On sait que la Première Guerre mondiale a favorisé l’introduction de cette musique en Europe et l’installation de musiciens noirs, sensibles aux conditions de vie moins discriminatoires qu’aux USA. Avant la crise de 29, son foyer le plus créatif reste New York, comme le fait comprendre le livre passionnant de Robert Nippoldt. En quelques pages bien frappées, l’auteur caractérise la personnalité musicale des plus grands jazzmen des «années folles», la vie de nuit, les clubs, le business du disque et la géographie raciale de Manhattan au temps de la prohibition et du piano stride. S’affrontent alors Jimmy Johnson, Fats Waller, Willie the Lion Smith et tant d’autres jeunes diables, certains riches d’une formation classique. La mise en scène est capitale, le cérémonial étudié: on dépose sa canne sur le pupitre, on pose son manteau plié, doublure à l’extérieur, sur le pupitre, on ôte son chapeau «face au public» et on entame une conversation informelle avec une voisine tout en jouant les premières notes d’un ragtime. La musique monte en puissance jusqu’à ce que le morceau atteigne son tempo. Les Big Bands franchissent le mur du son dès que s’en mêle Louis Armstrong, la star de Chicago, lequel stimule celui qui restera l’inventeur du sax ténor, Coleman Hawkins. À partir de 1927, Duke Ellington enflamme le Cotton Club avec sa jungle music, «résurgence du vieux sud profond». Comme nombre de lieux chauds, le Cotton Club appartenait à un gangster, Owney Madden. Pour débaucher le Duke, il fit à son ancien employeur une proposition qu’il ne pouvait refuser. Avec la crise, la pauvreté s’installe à Harlem, les clubs ferment… Armstrong, Ellington et Hawkins quittent New York pour l’Europe, eux qui, avec l’aide de quelques écrivains et journalistes, avaient fait de Harlem «un Paris noir».

Stéphane Guégan

*Charles Ratton, l’invention des arts «primitifs», musée du Quai-Branly, jusqu’au 22 septembre 2013, catalogue Skira-Flammarion 35€, sous la direction des commissaires Philippe Dagen et Maureen Murphy. Cette dernière, en 2006, a publié l’excellent De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006), Les Presses du réel, 26€.

*Robert Nippoldt, Jazz dans le New York des années folles, CD musique inclus, Taschen, 39,99€