ENTRE-DEUX

C’est parfois en écrivant qu’on devient écrivain, et c’est assurément en guerroyant qu’on se découvre soldat. Daniel Cordier (1920-2020) sera mort avec la conviction de n’avoir pas écrit, au sens plein, et le regret de ne pas s’être assez battu. Le lecteur enthousiaste de ses Mémoires, magnifiques d’élan et de cran comme le fut son existence, butte sans cesse sur l’amertume de l’ancien résistant, qui se pensait incapable de littérature et eût préféré tuer des « boches » aux missions du renseignement, bien qu’elles l’aient associé à l’homme qu’il admira le plus au monde, Jean Moulin. Mauvais juge de ce qu’il aura accompli lui-même, aidé en cela par les conflits internes de la France libre dont il reste un des témoins les plus sûrs, Cordier laisse une œuvre. Même si on le soupçonne ici et là de ne pas avoir pu tout dire, il est parvenu à imprimer au récit de sa vie l’authenticité d’un vrai diariste et l’éclat d’un roman à multiples rebondissements. Chocs politiques et chocs esthétiques furent vécus et sont présentés comme autant de révélations qui engageaient l’essentiel. La foi maurrassienne de son adolescence […] s’était effondrée en juin 40, l’évolution de l’Action française achevant de le convertir à De Gaulle et à Londres, où l’attendaient deux ans de formation et l’amitié de Raymond Aron.

Suite d’Alias Caracalla, La Victoire en pleurant refait l’aveu du péché d’extrême-droite devant les zizanies de la Libération. On y trouve également les traces d’un autre culte naissant, la peinture, découverte au Prado, en mai 1944. Entre l’arrestation de Moulin et le démantèlement du groupe de Cordier, « brûlé » dès la fin 1943, il s’écoula quelques mois. Il lui faut rentrer à Londres par l’Espagne, long et harassant détour. Mais la récompense, imprévisible, ce fut Greco, Velázquez, Goya. […] Caracalla a reçu en pleine poitrine la décharge du Tres de Mayo, et l’aura fantomatique des Ménines a réveillé tant de camarades effacés, exécutés ou déportés on ne sait où. Porteuse d’une tragédie plus haute ou d’une barbarie éternelle, la peinture lui offre plus qu’un réconfort provisoire. D’autres futurs, d’autres combats s’annoncent soudain, que rien n’entravera, à commencer par la pagaille qui entoure en 1945-46 les règlements de compte de la Libération, au sein même des vainqueurs, et la démission de De Gaulle. Le troisième volet des Mémoires de Cordier, Amateur d’art, débute à cette époque ; il quitte alors le cabinet du colonel Passy et les services secrets. Stéphane Guégan, « Caracalla ouvre boutique », lire la suite dans La Revue des deux mondes, mai-juin 2024 / Daniel Cordier, Amateur d’art, 1946-1977, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2024, 23€. Les deux premiers volumes de ses Mémoires sont désormais disponibles dans la collection Folio.

ENTRE-DEUX-GUERRES

D’abord à deux temps, la Recherche de Proust s’en donne un 3e au début de 1912. Ainsi naît Le Côté de Guermantes et se déploient, entre rires et larmes, l’entrée dans le monde et la sortie de l’innocence, en deux temps aussi, du Narrateur : décès de la grand-mère, soit la perte inconsolable de la mère, et décès (annoncé) de Swann, soit la conquête du beau à relever. La toile de fond du théâtre proustien, à ce stade, nous ramène à 1898 : après en avoir rêvé, le Narrateur accède aux salons du faubourg Saint-Germain, il en exalte la grandeur généalogique autant qu’il en vitriole les vanités (le snobisme de la naissance). D’un côté, l’éclat d’un monde qui croit survivre à son déclin par fanatisme de race, selon le mot que Proust décline ; de l’autre, le séisme de l’affaire Dreyfus et les comportements souvent asymétriques qu’elle enclenche. Yuji Murakami en est le meilleur connaisseur. Son édition de Guermantes donne un bel avant-goût du livre qu’il prépare sur le sujet, central dès Jean Santeuil et promis à innerver, comme la guerre de 14 et surtout l’homosexualité, le reste de La Recherche.  Dans son édition de Sodome et Gomorrhe, qui paraît aussi au Livre de poche, Alexandre de Vitry commence par rappeler sa solidarité avec Guermantes, dont le volume II, en 1921, s’étoffait contre toute attente d’une brève extension consacrée aux « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». C’est l’amorce et l’annonce d’une nouvelle relance du récit, dont Charlus et Albertine seront les principaux instruments. Le fou de Balzac et Baudelaire qu’était Proust se fait biblique et, à l’occasion, priapique, en se refusant au blâme et à l’éloge, exclus de son régime de vérité, et de son approche polyfocale du monde et de sa propre sexualité. Pas plus qu’il ne catégorise, résume Vitry, Proust ne catéchise, plus proche de Vautrin que du Corydon (1920) de Gide. SG Marcel Proust, Du côté de Guermantes, édition de Yuji Murakami ; Sodome et Gomorrhe, édition d’Alexandre de Vitry, Le Livre de poche, sous la direction de Matthieu Vernet, 10,90€ et 9,90€. Chaque volume est doté d’un substantiel appareil de notes et d’un dossier.

Avant que, centenaire oblige, le Manifeste du surréaliste ne réveille en fanfare l’œcuménisme bébête dont bénéficient encore son auteur, son groupe et leur « aventure », relisons les trois lettres, rendues publiques, que Drieu adressa à Aragon et aux siens entre août 1925 et juillet 1927. Bertrand Lacarelle les a réunies, il les éclaire d’une préface alerte et les agrémente de textes contemporains. Entre la première et la dernière, Aragon et Breton ont cédé aux sirènes du communisme, c’est-à-dire à la double fascination fractionnelle (rupture avec sa classe, convergence des violences, avant-gardiste et politique). Le peuple est le cadet de leurs soucis. La Lettre ouverte à Paul Claudel, en janvier 1925, s’était même abaissée à idéaliser l’Orient sotto voce, exotisme de potache supposé conforter l’horreur de la France et l’anticléricalisme dont le surréalistes font profession. Tout cela sidère Drieu, qui a marché avec eux tant que « le culte du tumulte » visait à rétablir de vraies valeurs sur les ruines fumantes de 14-18. Mais voilà que ses petits camarades brandissent l’antipatriotisme et l’irresponsabilité morale comme les hochets d’une révolte dérisoire. Moscou et ses agents parisiens n’attendaient que cela pour les mettre au pas. Lacarelle pense que Drieu a été probablement tenté par le communisme, je dirais plutôt qu’il eut rapidement toutes les raisons de résister à cette pulsion. Dès mars 1921, il dit son fait aux nouvelles formes de l’autoritarisme politique, indifférent aux véritables révolutions sociales et économiques : réactionnaires, démocrates, socialistes and, last but not least, bolcheviques sont pointés du doigt, le même doigt qui, à la mort de son ami Raymond Lefebvre, maurrassien passé à l’Est, ou de Jacques Rigaut, victime lui de ses « amis » surréalistes, tracera une croix sombre sur les « erreurs » où mène le sacrifice de sa conscience. SG / Pierre Drieu la Rochelle, Trois lettres aux surréalistes, édition de Bertrand Lacarelle, Les Cahiers de la NRF, 17,50€. Sur l’été 1926, crucial dans cette brouille, voir ma présentation de Drôle de voyage (qu’Aragon crucifia en bon stalinien) dans Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Bouquins, 2023).

« Solitaire, nomade et toujours étonnée… » Le 4 avril 1936, depuis Bruxelles, Colette décrit ainsi Anna de Noailles dont elle occupe désormais le fauteuil au sein de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Hommage dans l’hommage, elle a emprunté à la dolente poétesse qu’elle salue par-delà la mort ce vers baudelairien. L’étonnement, en mode actif ou passif, fut le mot de passe des modernes. Et celle dont Valère Gille, lors de cette séance enregistrée, dit qu’elle fut « audacieusement romantique et foncièrement romantique » se l’applique à son tour. « Où aurais-je puisé, dans ma carrière, autre chose que de l’étonnement ? » Ne s’enfermer dans aucune routine, entretenir le doute de soi, Colette, à 63 ans, distribue ses recettes de jeunesse et d’écriture avec une émotion non feinte. Le 33e fauteuil, qu’elle illustrera encore 18 ans, accueillerait son dauphin en 1955, Jean Cocteau, dont Proust, Diaghilev, Picasso et Radiguet n’eurent pas à beaucoup stimuler la force d’envoûtement. Ces deux élections, la cordée qu’elles nouent, et le symbole que personnifiait Colette, plume sensuelle et dissidence sexuelle, sont tour à tour commentés, chacun avec sa sensibilité propre, par André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon et Antoine Compagnon. Puis, comme un phonographe, ce remarquable Colette à l’Académie ressuscite les voix facétieuses, si françaises par le style de conversation, des complices du Palais-Royal. La Belgique de Sido, ne l’oublions pas, en abrita et démultiplia les échos… Heureuse de rejoindre le panthéon des grands aînés, Colette n’a jamais désespéré de ceux qui venaient. Fin 1934, elle écrivait ceci d’un ami de Bertrand de Jouvenel, son ex-amant et le directeur de La Lutte des jeunes, revue étonnante : « Souvent, j’écoute mes cadets parler de Drieu avec feu, et j’y puise une certaine mélancolie, moi qui ne l’aime que parce qu’il a beaucoup de talent. » Pour Colette et Cocteau, vieillir, c’était trahir. SG / Antoine Compagnon, de l’Académie française, André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon, Laurence Boudart, Jean Cocteau, Colette, Valère Gille, Colette à l’Académie, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 17€.

Si Aragon fut antimunichois sur ordre de Moscou, Drieu l’est par patriotisme, respect de la parole des Français envers la Tchécoslovaquie et profonde sympathie pour Edvard Bénès, qu’il a rencontré à Paris fin 1933. A rebours de Morand, Emmanuel Berl et Giono, partisans des Accords, sans être bien sûrs qu’ils éviteront une nouvelle boucherie, mais préférant cette infime chance de paix à la crainte de provoquer ou de précipiter la guerre, d’autres écrivains, de Montherlant à Julien Green, stigmatisent la politique de l’apaisement, où Chamberlain s’aveugle en croyant se grandir, utopie qui condamne la Bohème redessinée par le traité de Versailles à l’abattoir. L’indécision de Daladier le plongera dans un enfer tout autre, celui d’un très long remords. De ce qui fut une faute morale et un échec politique, Maurizio Serra rouvre le dossier en se gardant de juger de haut. Le procès vertical du passé, l’indifférence à ses multiples paramètres et au moi de ses acteurs, n’est pas de bonne méthode en Histoire. Avant d’y revenir plus longuement dans une prochaine livraison de Commentaire, il faut souligner le réexamen du rôle de Mussolini, précoce et tenace rempart à Hitler, auquel se livre Serra. Le quatrième homme, humilié par l’Anschluss de mars 38, était peut-être le plus déterminé à arrêter le Führer. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Munich 1938. La Paix impossible, Perrin, 2024, 24€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

De Valentin à Augustin

Excès de vin, excès de vie, fièvre maligne, coup de froid fatal, la mort de Valentin de Boulogne a gardé son mystère. Mais, en cet été 1632, le milieu romain sait que le défunt, « Pictor famosus », était doublement « gallus », sujet de Louis XIII et exilé de sa Brie natale. Il est frappant que Roberto Longhi, dénicheur de l’acte de décès, l’ait publié quelques jours après la rencontre de Laval et Mussolini, bien décidés à contrer Hitler en 1935. Pour s’être rallié, on ne sait quand, on ne sait comment, à la nouveauté du Caravage en faisant aussi son miel de Ribera, de Manfredi et de Cecco del Caravaggio – le plus voyou des émules -, Valentin perce vers 1620, à presque trente ans. Aussitôt, la Rome des Barberini francophiles l’emploie, le fête, l’accouple à l’autre Français enrôlé par la grandeur papale, un Normand, l’éminent Poussin. Le chantier toujours continué de Saint-Pierre les rapprochera en 1629, comme on rapprocherait Manet et Degas aujourd’hui. Convoités, les tableaux de sa main quadruplent de prix dès qu’il s’éteint brutalement. La rivalité des collectionneurs italiens franchit vite les Alpes. Mazarin, Jabach et d’autres poussent notoriété et cote, le financier parisien François Oursel aussi. Lors de la dispersion de sa collection insigne, en 1670, la couronne se fait attribuer un Caravage, aujourd’hui au Louvre, et les quatre Évangélistes de Valentin, qui quittèrent Versailles sous la Révolution, avant d’y revenir sous Louis-Philippe, sauveur du château. Louis XIV avait fait des Valentin le principal ornement de son grand Salon, puis les fit transporter, en 1701, dans sa Chambre à coucher plutôt opulente. Double, en fait. Les tableaux de Valentin, jusque-là accrochés à hauteur d’homme, gagnèrent l’attique. De bas en haut, une manière d’élévation s’opère par ordre royal, les images changent de fonction, les évangélistes retrouvent celle du Verbe révélé. Ces chefs-d’œuvre de peinture, goûtés du jeune roi, veillent désormais sur l’âme et peut-être le salut du monarque vieillissant, et anxieux. Matthieu (ill.) et Marc, aux obliques contraires, ont été montrés au Louvre en 2017 par Annick Lemoine et Keith Christiansen ; l’ensemble bénéficie aujourd’hui d’une exposition passionnante, à Versailles, entièrement dédiée au décor où il s’insérait. Voilà nos tableaux retrouvant la cimaise et l’ordre esthétique. Ce n’est pas une raison de les réduire à leur sombre et sobre beauté, aux gestes et visages ordinaires qu’elle magnifie, à la présence insistante de modèles connus (frottés que nous sommes au reste du corpus), à l’intelligence des choses muettes et des couleurs, chaque toile ayant sa dominante, vive ou éteinte, selon l’identité que le peintre rend à ces hommes qui connurent ou non le Christ. On ne saurait peindre pareillement les inspirés, témoins de la vie de Jésus, et ceux qui vinrent après, et transmirent une parole médiate. Les images avaient aussi ce pouvoir, et Valentin, chez qui le sacré et le profane refusent de s’ignorer, n’oublie pas de nous le rappeler. Aussi son Saint Luc écrit-il, sans trembler, sous le regard du bœuf et d’une Madone à l’Enfant, une icône, une œuvre de l’Évangéliste lui-même, et la trace modeste d’une vision, d’un message d’en-Haut.

L’érosion du caravagisme, prévisible revers de fortune, a épargné les meilleurs, Caravage et Valentin, dont David a copié la sublime Cène, au Palazzo Matei, en 1779. Vingt-et-un ans plus tôt, toujours à Rome, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792) s’attaquait à un tableau aussi intimidant, La Mise au tombeau du Christ. Réalisme et pathos tranchant, Caravaggio avait de quoi étourdir le Français issu d’un autre monde, fils de graveur modeste, élève de Charles Antoine Coypel et de Boucher, arrachant très tôt les prix de dessin et repéré aussi vite par l’institution académique qui en fait son protégé et l’envoie en Italie sans attendre qu’il remporte le Grand Prix de peinture. En 1753, il était arrivé second… De là à être tenu pour secondaire, il n’y avait qu’un pas. L’historiographie du XIXe siècle n’y résista pas. Souvent expéditive envers l’Ancien Régime, elle dira de Brenet qu’il « cultiva assidument le goût ennuyeux ». Mais le mal était parti de plus loin. Lors de ses funérailles, en février 1792, l’Académie royale, à laquelle David (son produit) n’avait pas encore coupé la tête, salua Brenet d’une formule mortelle : « Bon père, bon ami, bon maître, artiste instruit. » A condition de les lire vite, les Salons de Diderot ne semblaient guère plus chauds envers ce peintre d’histoire mobilisé, dès la fin du règne de Louis XV, par le grand programme d’ostentation monarchique et patriotique qu’on attribue au seul Louis XVI, et à son bras séculier, le comte d’Angiviller. La vertu, publique ou privée, et ses héros, voire ses héroïnes, occupèrent une génération de jeunes artistes, talentueux ou géniaux, durant la douzaine d’années qui menaient à 1789, du Du Guesclin de Brenet (notre ill.) au Brutus de David. Un siècle plus tard, alors que le peintre du Marat semblait surclasser ses contemporains, les meilleurs spécialistes de l’époque, de Pierre Rosenberg à Jean-Pierre Cuzin, réclamèrent plus d’égards et de recherches en faveur de Brenet. Après Marc Sandoz, mais en y mettant un soin documentaire plus fouillé, Marie Fournier a royalement exaucé le vœu de ses aînés. L’œuvre est considérable, près de 250 tableaux, et considérables leurs dimensions. Quand on peint alors pour le Roi et l’Église, la grandeur est partout. Les plus vastes chantiers, à l’appel des collégiales et chartreuses, ne faisaient pas trembler Brenet, que sa pauvreté incline à l’ubiquité. Le cruel Diderot, en 1767, le compare à un curé de campagne qui en donne à ses patrons pour leur argent. Trop d’effet mécanique, ou trop de réalisme (Caravage !), c’est aussi ce que le philosophe reproche à l’outrance dramatique du peintre laborieux, dans les deux sens du terme. La critique se justifie de cette gestuelle peu économe, de ces éclairages de théâtre, dont Brenet a parfois abusé, la mémoire pleine de Le Brun et Jouvenet. Mais quelle erreur se serait de méjuger les tableaux plus sobres, plus graves, plus émouvants, comme son François de Sales en prière, où s’humilient les apparences. N’oublions pas enfin que Gérard, Guérin, Girodet et Fabre passèrent entre les mains de cet artiste qu’il nous est enfin permis de juger sur pièces.

Le seul des jeunes émules de David à ne pas avoir connu l’atelier de Brenet, et ceci compte, fut Gros. Et qu’une partie du romantisme se soit formé auprès de lui n’a pas moins de sens. Détail piquant, un jeune Anglais, au lendemain de Waterloo, se sera aussi tourné vers l’ex-chantre de la geste napoléonienne. Richard Parkes Bonington avait vu le jour l’année de la Paix d’Amiens, mais il ne débarqua chez nous qu’en 1818, à 16 ans, poussé par son entrepreneur de père, aux affaires multiples, les images, le textile… Calais ne fut qu’une étape stratégique sur la route de Paris, aussi « british » que la capitale sous la Restauration. Pensons aux portraits que firent de Charles X et de la duchesse de Berry un Thomas Lawrence dépêché par la couronne d’Angleterre, sûre encore de tirer le meilleur parti de l’abaissement de sa rivale vaincue. Bonington, qui eut tant d’amis parisiens, de Colin à Delacroix, se contenta d’y faire fortune, et de contribuer à l’émergence d’une conscience nationale blessée, et donc avide d’images de son patrimoine monumental et de sa géographie hexagonale. La magie que Bonington imprime tôt à ses aquarelles, la transparence de ses huiles radieuses, double choc pour le milieu français, a parfois éclipsé le sujet de ses œuvres, voire le projet des éditeurs d’estampes et de « voyages romantiques » qu’il seconda avec une facilité de touche désarmante. Delacroix la signale à ses correspondants et nourrit, sous le Second Empire, une vraie mythologie : « personne dans cette école moderne, et peut-être avant lui, écrit-il à Thoré en 1861, n’a possédé cette légèreté dans l’exécution, qui, particulièrement dans l’aquarelle, fait de ses ouvrages des espèces de diamants dont l’œil est flatté et ravi, indépendamment de tout sujet et de toute imitation ». C’est le XXe siècle qui lut ici quelque annonce prophétique de l’art pur. Fausse route dont s’est toujours écarté Patrick Noon, le plus fin connaisseur de Bonington et du goût vénéto-britannique des années 1820. Du reste, le livre, le vaste bilan que publient les éditions Cohen & Cohen après nous avoir donné un Lawrence aussi généreux, déborde les limites de la monographie canonique et explore l’ensemble des forces et formes qui unirent Paris et Londres, avant 1830, dans un même destin. Car, le « Keats de la peinture », ainsi baptise-t-on rapidement Bonington, met aussi sa grâce délicatement effusive au service de la littérature de son pays : Shakespeare et Walter Scott prennent des couleurs. On voit Richard s’enflammer pour les Grecs et contre l’Ottoman. On le voit enfin, tel un Turner plus diaphane, déposer ses bagages à Venise et s’enchanter des dédales et canaux pouilleux, réponse italienne aux plages du Nord et aux labyrinthiques cités médiévales. Songeons que Charles Nodier identifiait Rouen, réveillée et rompue au « tourisme », à la « Palmyre du Moyen Âge ». A sa mort, le 23 septembre 1828, le prodige et prodigue Bonington, qui peignit avec l’air de ses claires marines, fut pleuré comme l’un des « nôtres ». Le Salon de 1824, « Salon anglais », ne quitterait plus les mémoires.

La part que prirent les Anglais au renouvellement de la peinture de paysage chez leurs voisins vient d’être rappelée. Il y aurait néanmoins un peu de masochisme national à désigner en Bonington et Constable les seuls agents de la révolution que la presse parisienne relève, souvent en ces termes, au cours des années 1820. Pour mieux faire coïncider esthétique et politique, l’habitude de parler d’une « école de 1830 » suivit, en outre, les Trois glorieuses. Théodore Rousseau (1812-1867), au nom prédestiné, profita plus que d’autres du mariage apparent des libertés conquises, une façon de traduire sans manière l’expérience de la nature semblait avoir ouvert la route au régime de Juillet, d’autant plus que le fils aîné de Louis-Philippe, Ferdinand, ne tarda pas à patronner ces paysagistes soucieux de substituer l’organique à l’ordre humain, l’empirique aux formules codifiées, « l’agreste » au « champêtre », pour citer une lettre oubliée du chantre des sous-bois. Elle appartient aux innombrables données de première main que réserve le livre décisif de Simon Kelly ; cet expert reconnu de l’art du XIXe siècle et de son marché étudie enfin la nouveauté de notre artiste, manière et sujets, au regard des discours et de la dynamique commerciale qui en assurèrent le succès, le triomphe, devrait-on dire. La légende édifiée par les premiers commentateurs préférait héroïser la figure du « grand refusé ». Ce qui était une réalité, le refoulement massif de Rousseau hors du Salon au cours des années 1830-1840, n’a que trop dissimulé la stratégie payante de l’artiste, appuyée à d’autres leviers et réseaux. Le plus visible, quoique désormais mieux documenté, nous ramène aux aigles de la critique d’art, les deux Théophile, Gautier et Thoré, avant que le Baudelaire de 1845, leur lecteur attentif, ne place Rousseau « à la tête de l’école moderne du paysage ». Plus la victime du jury, où siègent les survivants de l’ère davidienne, est interdite de cité, plus la parole contestataire des polygraphes se déchaîne et valorise l’exclu des cimaises officielles. Le vocabulaire de la défense annonçait la rhétorique des années 1870 : originalité, naïveté, vigueur de sensation, franchise d’impression. Thoré, intime du peintre, célèbre une sorte de mystique panthéiste en écho au matérialisme déiste des Lumières. Kelly a parfaitement mesuré le poids des milieux socialistes sur la carrière florissante de Rousseau, de Pierre Leroux et George Sand aux fouriéristes. L’un d’entre eux, le savoureux Sabatier-Ungher, crédite l’artiste, en 1851, d’avoir su rendre « le fouillis de la nature, où l’on ne voit jamais tout du premier coup d’œil ». 1848 avait entretemps ramené le proscrit au Salon, mais un proscrit riche. Car la cote de l’artiste n’a cessé de croître, soutenue par des collectionneurs, des marchands et des cercles alternatifs que l’esprit d’entreprise du Second empire devait galvaniser. Chercheur né, et chiffres inédits en mains, Kelly nous ouvre définitivement les yeux sur tout un processus de promotion, que Rousseau accompagna d’une souplesse accrue envers Napoléon III et ce monarchiste de Durand-Ruel. Monet n’a plus qu’à surgir.

Longtemps, et de son vivant même, Pierre Bonnard (1867-1947) fut accusé d’impressionnisme tardif, d’avoir dérogé au XXe siècle, en somme, et d’être resté l’esclave de la perception quand ses rivaux, de vrais inventeurs eux, s’en étaient émancipés. À sa mort, un article des Cahiers d’art le condamnait en bloc ; il était signé de Christian Zervos, pâle séide de Picasso, et révolta Matisse. Malgré d’autres réactions similaires, Balthus en France, d’autres aux États-Unis, Bonnard fit progressivement l’objet d’une relégation vertueuse, à bonne distance des récits autorisés de la modernité. Près d’un demi-siècle devait s’écouler avant la reprise des hostilités. On veut évidemment parler de la fracassante rétrospective de 1984, qu’organise Jean Clair au nez des « clercs » de l’époque. Scandale, polémique, mais succès. Les expositions consacrées à Bonnard allaient se multiplier jusqu’à aujourd’hui, Isabelle Cahn a souvent été associée à leur commissariat. Et la synthèse qu’elle signe cette année en regroupe les fruits. Plus, ce volume aux images innombrables, et parfois rares, rejoint la collection des Phares de son éditeur. Qui, en dehors de Jean Clair, auteur d’une monographie décisive dès 1975, eût parié alors sur ce cheval ? Qui l’eût admis dans l’écurie baudelairienne des dieux du beau ? C’est chose faite, on s’en réjouit. Après le chapitre d’ouverture sur « le temps des Nabis » et la troisième voie qu’ils ouvrent, à mi-chemin du réalisme et du symbolisme, et chacun de façon singulière, Isabelle Cahn propose une lecture diachronique de cinquante ans de peinture, gravure, livres illustrés et photographie, que Bonnard ait commandé ou pas l’objectif. L’attachement au nouveau médium, et au cinéma bientôt, précipite son évolution après 1900, et conditionne de nouvelles inscriptions du temps et de l’espace, – thème cher à l’auteure -, au contact de la rue parisienne (Bonnard a tout du flâneur et du croqueur), du nu (au moment où une partie de la modernité le déclare périmé) et de l’univers domestique, théâtre des possibilités infinies qu’offrent sa vie avec Marthe et l’ombre portée de quelques aventures sans lendemain. Si Bonnard s’est vite guéri des tentations du décoratif, ou d’une peinture tournant le dos au réel par esthétisme japonisant, il n’a rien abdiqué de la volonté première de repousser les limites usuelles du chevalet ; et l’on comprend que le vieux Monet l’ait souvent consulté au sujet des Nymphéas en cours, et invité à Giverny. Isabelle Cahn ouvre, du reste, son livre sur une toile représentant le 14 juillet 1890, que je suis tenté de rapprocher, pour l’éclat pavoisé, de la fameuse Rue Montorgueil d’Orsay. Le tableau de Monet (1878) avait été remontré en 1889 dans l’exposition Monet/Rodin de la galerie Georges Petit. Deux tableaux républicains, assurément. Mais le Bonnard qu’Isabelle Cahn nous propose n’a pas la tête politique, il aurait répondu à l’affaire Dreyfus et aux deux guerres mondiales par une sorte de persistance ou de résistance arcadienne, par des « compositions radieuses et atemporelles ». Qu’elle me pardonne de ne pas la suivre sur ce chemin-là.

C’est là même où Bonnard avait exposé durant la guerre, deux accrochages où la presse salua une ferveur inentamée, qu’Augustin Rouart fit ses vrais débuts en 1948, et appela l’attention sur sa peinture volontairement, gravement inactuelle. Autre bravade, il s’offrit le luxe d’avoir pour préfacier le plus inflammable critique d’art du moment. Waldemar-George, que sa judéité avait réduit au silence sous la botte, retrouvait sa plume des grands jours. Ce fanatique de la figuration, à qui on reprochait d’avoir applaudi à la peinture italienne d’avant l’Axe, couvrait donc de son autorité un « jeune homme » de quarante ans, étanche aux avant-gardes du moment. Waldemar-George savait Augustin d’illustre lignée, peintre par le sang, la collectionnite et une vocation familiale au contre-courant (voir Le Nageur de 1943). Ses deux grands-pères, à n’en pas douter, revivaient en lui, Henri Rouart, ami de Degas et pilier des expositions impressionnistes, Henry Lerolle, lié aussi à Degas par leur maître commun, un ingriste de stricte obédience. Le père d’Augustin, Louis le tempétueux et l’amoureux, Louis le pieux aussi, avait sympathisé avec Maurice Denis et d’autres réinventeurs de l’art sacré. Riche ascendance, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas tout. Par cousinage, le « jeune homme » touchait à Manet et Berthe Morisot… D’autres se seraient dérobés et auraient renoncé à la térébenthine. Mais la mystique familiale fit un autre adepte, aussi peu préoccupé de sa carrière que fidèle à des choix plastiques volontiers hors d’âge : les autoportraits, très nombreux, l’affirment crânement. L’hommage de la mairie du VIIIe arrondissement remet devant nos yeux une peinture parente des frères Limbourg, de Dürer ou d’Holbein, autant de petites toiles épurées, que ses clients américains devaient rapprocher du précisionnisme des années 20 et du tout premier Hopper. Une poésie assez semblable les porte vers les figures solitaires, le vide prometteur de l’espace, ou la bénédiction lumineuse. Quand la pensée triste et rêveuse d’Augustin l’appelle sur les plages de Noirmoutier, un besoin d’apaisement se devine. D’où vient cette sensation d’ordre et de fragilité en concurrence ? D’abandon et de distance au réel entrevu ?  Jean-Marie Rouart, le fils d’Augustin, note joliment que son père « avait une dilection particulière pour les enfants et pour les fleurs : deux modèles éphémères ». La remarque vaudrait pour Manet, le peintre des passages, je la tire du livre que le romancier vient de dédier à la mémoire de son peintre de père, plus peintre que père peut-être. L’adulation rétrospective, danger de l’exercice, n’y a aucune part. C’est le portrait tendre d’un homme qui n’apprivoisa jamais le bonheur, le chercha moins autour de lui, près des siens, qu’en dehors du monde. Or la peinture ne suffit pas à rendre heureux, et la vivre comme un apostolat, jusqu’à cultiver une certaine gêne financière, non plus. Après avoir été le modèle favori, Jean-Marie Rouart se saisit donc des pinceaux et avoue sans détour s’être construit contre ce père plus absenté qu’absent. Cela n’interdit pas les connivences, le respect et une sorte de pacte secret, que Waldemar-George laissait deviner en appliquant la formule que Gautier prêtait déjà à Platon : le beau est la splendeur du vrai. En fils reconnaissant, l’Académicien tire de son dictionnaire intime un autre mot pour le dire : féérie. Stéphane Guégan /

*Sous la direction de Béatrice Sarrazin (dir.), Chefs-d’œuvre de la Chambre du Roi, Éditions In Fine, 19€ // Marie Fournier, Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Arthena, 110€ /// Patrick Noon, Bonington. Le virtuose romantique, Cohen & Cohen éditeurs, 138€ //// Simon Kelly, Théodore Rousseau and the Rise of the Modern Art Market, Bloomsbury Publishing, 108$ ///// Isabelle Cahn, Bonnard, Citadelles & Mazenod, Collection « Les Phares », 199€ ////// Jean-Marie Rouart, de l’Académie française, Augustin Rouart. Entre père et fils, Gallimard, 26€. L’exposition Augustin Rouart, mairie du 8e arrondissement, 56 bd Malesherbes, reste visible jusqu’au 30 mai.

LE GRAND ART DE VOYAGER

L’âge venu, Chateaubriand cessa d’avaler les kilomètres et déroula ses souvenirs du haut de la plus belle prose française qui ait jamais été. Il est vrai que la nostalgie de ses anciens périples, du nouveau monde aux terres bibliques, apporte une chaleur particulière, celle de la piste ou de « l’histoire ancienne », aux Mémoires d’outre-tombe. Du reste, il n’y avait pas lieu d’aller toujours très loin pour éprouver ces différences d’aspect, de langage et de mœurs qui font le sel des voyages. En juillet 1830, sous un soleil d’Orient, le temps de quelques jours d’effervescence, Paris devint un terrain d’observations comparable aux contrées lointaines. La jungle américaine, l’islam andalou, le spectacle ou l’appel en soi de l’Autre, Chateaubriand les retrouve alors dans la rue parisienne. Du moins, nous l’a-t-il fait croire… Rentré trop tard de Dieppe où Juliette Récamier villégiaturait, il s’est replié, à partir du 28 juillet, rue d’Enfer, avec son épouse, qui y donna refuge à des prêtres en difficulté. Des Trois Glorieuses, en fait, Chateaubriand a ramassé quelques miettes, un peu d’éphémère brûlant, de rares choses vues, une bonne pincée d’effroi, beaucoup d’exaspération envers les derniers ministres de Charles X. Cet événement qui lui aura échappé occupe pourtant l’ensemble du Livre 32 des Mémoires. Comment expliquer un tel écart ? Thomas Bouchet s’y emploie dans un livre bref et vif où, après l’avoir annoté, il commente le récit d’une insurrection que René a surtout vécue à travers les mots des autres et qu’il a fixée à travers les siens, au lendemain des faits. Peu prolétaire, peu sanglante (700 morts), la révolution de 1830 n’avait rien pour fasciner Marx, qui lui préféra juin 1848. Le peuple, que Chateaubriand ne méprisait pas, réagit moins aux ordonnances liberticides qu’au commandement militaire de Marmont, le traître d’avril 1814, traître à Napoléon. Le mémorialiste contient moins sa rage concernant l’incompétence des proches du roi déchu, et se montre très occupé, on le comprend, par les chances dynastiques de plus en plus minces de l’héritier de la couronne, le tout jeune Henri V. Le pair de France est bien décidé, en conséquence, à ne pas se rallier à Louis-Philippe, l’usurpateur de la branche cadette. Quand il parle de « victoire populaire », Chateaubriand désigne ainsi les adversaires du monarchisme libéral, le « parti démocrate », aux contours flous, mais habile à mettre en scène « sa misère et ses lambeaux ». On le sent près de ramener 1830, pour le dire comme Louis Blanc qu’il a pillé, à une « querelle toute bourgeoise », à peine dénaturée par la « racaille » et la « populace » qu’on reprochera à Delacroix d’avoir logées au premier plan de sa Liberté. Quoi qu’on pense des vitupérations du vieil écrivain, l’écriture rétrospective des Glorieuses ajoute à sa propre gloire. Son lyrisme sec, son reportage s’ouvre au contingent et à la confusion du réel, dès que l’espace et le temps, les hommes et les femmes, semblent devenir étrangers à eux-mêmes.

Aux yeux d’André Suarès (1868-1948), – et surtout à son oreille rétive à la moindre emphase, il était deux Chateaubriand. Le seul bon avait écrit Les Mémoires d’outre-tombe, l’autre ployait sous le fardeau d’un triple crime, conservatisme politique, rhétorique incontrôlée, vanité incorrigible. Suarès ne prétendait pas juger en toute indépendance le fautif vicomte, que d’autres maltraitent au début du XXe siècle, de Gide à Thibaudet. Au-delà d’eux, c’est tout le stendhalisme qui réordonne notre patrimoine littéraire et vise les autorités qui le régissent après 1900, les trois B notamment, Brunetière, Barrès et Bourget. Les deux derniers présentaient cette singularité de lire et élire aussi bien le grand Beyle et l’admirable René. Je me souviens encore d’un colloque de la Fondation Singer-Polignac, voilà trente ans, au seuil duquel Marc Fumaroli félicita Philippe Berthier d’avoir su réaliser le même exploit, je comprends mieux aujourd’hui le sens de ses paroles. Elles résonnaient d’une brouille qui resta vive jusqu’aux années 1960-1980. Quant à séparer la graine de l’ivraie, Suarès a probablement salué la plume voyageuse de Chateaubriand à la faveur de ses plusieurs centaines d’articles et d’essais. Une même appétence sensuelle au divers les soude, un même attachement à la mare nostrum, bien que l’appellation trop possessive ait déplu à Suarès. D’ancienne souche portugaise, Juif marseillais comme mon cher Gozlan, styliste merveilleux, il se disait, telle Vénus, né de l’eau. Une bonne partie de son immense corpus en provient. La passionnante anthologie d’Antoine de Rosny nous y replonge, car l’essentiel des pérégrinations de Suarès, en plus de l’Italie qui obséda ce condottiere de la beauté, suivit une boussole hexagonale, la Méditerranée, Marseille la phocéenne, port et porte du monde, mais aussi, – les Bretons le savent -, le pays où la terre finit et baigne dans le vert salé. Partagé entre la Provence et la Bretagne, Gauguin et Cézanne, ce Celte d’adoption, Lord Spleen à ses heures, refait escale parmi nous, il était temps. On avait un peu froid sans lui, et l’ardeur nietzschéenne ou baudelairienne qu’il met dans le moindre de ses textes. A Jean Paulhan, qui le repêcha après sa rupture (1914) avec Gide et la NRF, Suarès écrivait ceci, nous étions le 9 septembre 1933 : « Un pays sans la mer est un visage sans yeux. » C’était paraphraser Stendhal… 1933 : Suarès avait été dreyfusard, il ne serait pas hitlérien, le fascisme originel, du reste, lui rappelait la tyrannie des foules, fléau du tourisme moderne. Tout est clair, en 1902, dès le merveilleux Livre de l’Émeraude : « Je vais au bord le plus lointain de la terre, là où la Bretagne s’enfonce dans la mer, maintenant que tous les hommes et ses propres fils se précipitent vers les lieux de la foule ; je leur tourne, comme elle, un dos de granit. » Il y a mur et mur.

Usera-t-on de la même pirouette au sujet d’Henri Béraud (1885-1958) qui traine encore de lourdes et sonores chaînes ?  S’il échappa à la mort en janvier 1945, Mauriac ayant obtenu qu’on la lui épargnât, il reste frappé d’une mort plus certaine, la mort littéraire. Ses choix politiques, après février 1934, le poursuivent, lui qui fut aussi hostile au Front populaire qu’enthousiaste des accords de Munich et de Pétain. Très actif sous l’Occupation, oubliant de réduire la voilure fin 1943, débarqué alors de Gringoire par un Horace de Carbuccia plus prudent, il expia derrière les barreaux un parcours politique qui ne penchait pas à droite au départ. On dira que c’est banal, on se procurera surtout le volume de Séguier éditions afin de revenir à sa prose prophétique d’avant 1934. Comme le soulignait le récent album Joseph Kessel de La Pléiade, Béraud fut, très jeune, un as du journalisme à grand horizon, très admiré de ses contemporains (Kessel, donc), une plume au vent, mais plus lestée que le jazz de Paul Morand. Rabelais, Michelet et Flaubert sont certains de ses mentors intimes. Loin d’être un « antisémite de toujours », – Simon Epstein a corrigé ce point crucial -, Béraud ne cède à la xénophobie qu’au lendemain de l’affaire Stavisky. Encore ne s’attaque-t-il qu’aux « métèques » jusqu’au Front populaire… Cet ancien dreyfusard, ce lieutenant d’artillerie en 14, appelait encore à la guerre contre Hitler en 1933… L’antisémitisme qu’il a longtemps vilipendé et qu’il rejoint à l’heure de Léon Blum se justifie, selon lui, par la trop grande présence des Juifs dans l’appareil d’État. On connaît la suite, on connaît moins les textes qu’il signa entre 1919 et 1932 dans la presse, souvent radical-socialiste. Cédric Meletta nous dit que « Stendhal et Chateaubriand auraient pu reconnaître » l’Europe de Béraud, malgré les modifications apportées à sa carte et les tensions afférentes. De l’Irlande à l’Albanie, de l’Alsace-Lorraine repassée sous pavillon français à l’Autriche rabotée, Béraud est partout, et il ouvre les yeux. Il tire sur les poncifs de l’arrière : une Allemagne rendue insolvable et pacifiste par les traités de paix, l’euphorie sociale de la Russie soviétique, etc. Ce sont Rome et Vienne, où il séjourne à plusieurs reprises, qui mobilisent son attention. Plus clément envers l’autoritarisme mussolinien, il ne l’exonère pas de son muselage des Italiens et de ses violences instituées, il note aussi avec humour, en 1929, le virage du régime : « La révolution de 1922, qui se proclamait futuriste et crachait avec dégoût sur les vieux plâtras, se réclame à présent de la Rome d’Auguste, des victoires de Scipion. » Mais sa grande peur en 1932-33, c’est la menace de l’Anschluss généralisé. Le feu couve à Prague, Vienne, Budapest, écrit-il alors : « Que cherchez-vous, camarades, dans les dernières lueurs de ces beaux jours ? Une menace ? Un grand signe d’espoir ? N’avez-vous pas assez souffert ? Oubliez-vous ? » Faut-il oublier ce Béraud-là ?

Venu de la gauche anti-capitaliste et anti-communiste, George Orwell (1903-1950) n’en varia pas. Comme Drieu, il perçut vite en Hitler un socialisme dénaturé, et dans l’hitlérisme un authentique mouvement populaire trompé sur ses fins. Comment l’étiqueter lui-même ? Socialiste et tory à la fois, bourgeois fier et contempteur de ses origines, bourlingueur épisodique des bas-fonds, il fut tout cela et, sans contradiction, un écrivain du genre « sharp », abominant l’angélisme orné d’un William Morris, crucifiant l’héroïsation chère aux séides de Moscou et leur façon indécente de chanter le productivisme ou le sacrifice de l’ouvrier à la grande cause… Son journalisme d’investigation, disait le grand Simon Leys, est aussi vécu que littérairement tendu. Dire qu’il n’a pas pris une ride, ce n’est pas en confirmer la valeur artistique (elle n’a plus besoin de nous), c’est répéter, après le dernier préfacier du Quai de Wigan, la persistante pertinence de sa description des classes laborieuses, peu enclines au socialisme, pas toujours très propres, quand le minimum vital interdit le superflu, et l’espace domestique condamne les familles nombreuses à son insalubre exiguïté. En 1936, avant la guerre d’Espagne, le POUM anti-stalinien et la balle qui faillit l’emporter, Orwell se frotte aux mineurs du Nord de l’Angleterre, entre Liverpool et Manchester. Y a mieux comme Paradis. Les gueules noires, veinées de bleu indélébile sous la suie, menacées de partir tôt par les bronches ou de voir leurs yeux s’éteindre avant l’âge, lui font une place parmi eux. Mais il n’est pas des leurs. D’où la question qu’Orwell se pose à lui-même : peut-on être un transfuge de classe, nier la sienne afin de faire tomber les barrières et de réinventer le socialisme ? Peut-on abdiquer ses goûts, son habitus, diraient les cuistres ? Et est-ce la condition suffisante d’une nouvelle organisation sociale ? L’incipit traduit un éloignement qui demande, en vain, à disparaître : « Le premier bruit, le matin, c’étaient les galoches des ouvrières martelant les pavés. Plus tôt encore, il y avait sûrement des sirènes d’usine, mais n’étant pas réveillé je ne les entendais pas. » Au cœur du réacteur, car le charbon mène le monde, Orwell en vient à citer son confrère D. H. Lawrence, enfant des terrils, et la réaction de l’amant de Lady Chatterley qui, après avoir échappé à sa classe, refuse d’y retourner… Le simplisme n’a pas cours chez Orwell. Même les villes industrielles, reconnait Le Quai de Wigan, possèdent leur beauté, les parias leur dignité. Leçon qui ramène le futur auteur de 1984 à Baudelaire, qu’il cite fort à propos : la beauté moderne ne s’abreuve pas seulement à nos laideurs morales.

Rien n’autorise désormais à séparer l’anthropologue du XXe siècle, objectif et relativiste dans sa quête de diversité, des voyageurs qui l’ont précédé sur les routes du monde et même hors d’elles. Cela reviendrait à opposer le scientifique froid au promeneur subjectif, se payant de sensations dépaysantes avant d’y faire rêver ses lecteurs, mais refusant la réalité dès qu’elle contrevient aux attentes du départ. Claude Lévi-Strauss (1908-2009), sur lequel paraît un dictionnaire attentif à ses innombrables centres d’intérêt, s’était préparé, par ses lectures, à subir et surmonter l’« amer savoir qu’on tire du voyage ». Son cher Baudelaire, objet d’une notice qui aurait pu dépasser la linguistique, l’avait averti : l’altérité absolue est un leurre, mais un leurre utile. Les premiers mots de Tristes tropiques parlent le langage d’un romantisme conscient des limites propres à tout dialogue interculturel : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Lévi-Strauss le savait. A défaut de Théophile Gautier, sans doute peu pratiqué, Chateaubriand, en plus des explorateurs des XVI et XVIIe siècles, marqua son approche de ceux qu’on appelait encore les sauvages dans les années 1930. Le terme, du reste, ne relevait pas d’une pure négativité avant que l’ethnologie ne s’en débarrasse. Chateaubriand et Baudelaire, qui avait bien compris Atala, sont précisément là pour en témoigner. Bref, Tristes tropiques, en 1955, peut changer de continent américain, il reste arrimé au meilleur romantisme, celui qui se sait aller au-devant de la désillusion, celui qui surtout n’y sacrifie pas les autres « savoirs » qu’on tire du voyage. L’amertume, voire la crainte de précipiter le nivellement des cultures ou, pire, la souillure généralisée de la planète, ne le fait pas reculer d’horreur. Et si Lévi-Strauss nous est si utile aujourd’hui, il ne le doit pas au prêt-à-penser contemporain et à sa détestation criminalisante de l’homme blanc, voire de la vieille Europe en son entier. Dans ce qui semble être son premier article, la recension de Voyage au bout de la nuit en 1933, le jeune professeur de lycée n’ignore pas les pages très acides de Céline sur l’Afrique coloniale et la lèpre moderne. Plus tard, la neutralité axiologique de l’approche structurale mettra en évidence des invariants au sein de groupes humains, de mythologies et de formes artistiques que tout, par ailleurs, sépare. Mais il y a aussi une conscience des différences chez Lévi-Strauss, une reconnaissance du droit des cultures et des sociétés à préserver dans leur être, une pensée des frontières, un souci de ne pas torturer la langue commune et un refus raisonné de l’écriture inclusive, au temps de l’Académie (objet d’une notice inutilement sarcastique). De même que l’art, dont il était friand et expert, n’avait pas à renoncer à sa « visée objective », qu’il soit réaliste ou pas, l’intellectuel ne devait pas abdiquer l’hygiène du franc-parler aux convenances du jour. Le dernier Lévi-Strauss n’aura pas hésité à durcir le ton au sujet des idéologies identitaires, il n’a pas moins déploré, rappelle Jean-Claude Monod, l’apologie croissante « d’un brassage qui conduirait à condamner tout souci de préserver une culture ou une tradition propres. »

Stéphane Guégan

*Chateaubriand et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, La Fabrique éditions, 15€ / André Suarès, Ports et rivages. Anthologie, édition d’Antoine de Rosny, Collection Les Cahiers de a NRF, Gallimard, 21 € / Henri Béraud version reporter, préface et choix de textes par Cédric Meletta, Séguier Editions, 22€ / George Orwell, Le Quai de Wigan, préface de Jean-Laurent Cassely, nouvelle traduction de Clotilde Meyer et Isabelle D. Taudière, Climats / Flammarion, 21€ / Jean-Claude Monod (sous la direction de), Dictionnaire Lévi-Strauss, Bouquins, 33€. / Les préventions de Stendhal à l’égard de « l’emphase » de Chateaubriand ne l’ont pas empêché de le lire et de le citer sans cesse, en bien plus qu’on ne le pense ; elles ne sauraient non plus nous écarter du dernier et bel essai de Philippe Berthier, entièrement dédié aux passions viatiques de son héros.  Mérimée, premier beyliste, a parlé du « besoin de locomotion » de Stendhal comme d’un trait qui peignait autant l’homme que son style allègre, alerte, accordé à l’électricité de l’existence et de ses heureux court-circuit : incurable vivant, Stendhal fut, de fait, un touriste impénitent, mais conséquent, l’opposé du vagabond, malgré la foi qu’il vouait aux miracles de l’imprévu ou, à défaut, aux charmes de la rencontre. « Le grand art de voyager », comme il le dit à sa sœur Pauline, exige du sérieux, conseil que Flaubert et Gobineau feront leur. Savoir voyager, au XIXe siècle de la bougeotte standardisée, n’est plus l’affaire de tout le monde. Remède contre la déprime, la promenade, mot stendhalien, varie dans les distances parcourues, non dans sa recherche du plaisir. Femmes, cuisine, musées ou simples béatitudes de l’attente, « le métier de touriste » consiste à butiner ici et là ; par essence, il résiste au curieux patenté, répertorié, « incontournable ». Un must : fuir évidemment les fâcheux qui chantent leurs trésors locaux. N’étant pas à une contradiction près, Stendhal a écrit quelques-uns des meilleurs guides de son temps, il semble même avoir cru au progrès, à la démocratie illimitée en tout. Ce qu’il dit du voyage et des devoirs du flâneur montre les limites de cette utopie politique. SG / Philippe Berthier, Stendhal et le « grand art de voyager », Honoré Champion, 38€.

COLLOQUE // Gaëtan Picon et la pensée de l’art

Vendredi 3 et samedi 4 juin 2022 // École Normale Supérieure, Salle Dussane, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris, programme en ligne.

C’est dans la proximité d’André Malraux, rencontré lorsqu’il est très jeune, que Gaëtan Picon (1915-1976), philosophe de formation, précise son adhésion à la pensée de Nietzsche et qu’il élabore, peu à peu, une esthétique de la création fondée sur la triade : connaissance, culture, création. Construit sur le principe « une communication/un livre », le colloque Gaëtan Picon et la pensée de l’art s’attache au questionnement qui a conduit Picon jusqu’aux « Sentiers de la création », la collection qu’il dirige chez Skira à partir de 1969.

L’UOMO NUOVO ?

Bien que peu osent l’admettre, notre vision de Mussolini et de son parcours serait bien différente si, comme ce fut un temps sa ferme intention, il avait stoppé Hitler dans son impérialisme irrépressible, raciste et vite délirant. Mais l’alliance que le Duce entendait précipiter autour de ce dessein, à partir de 1935, ne se fit pas, et elle échoua malgré la bonne volonté des Français, Laval compris, au départ. A lire le nouveau livre de Maurizio Serra, qui substitue à la biographie classique une fine exploration des profondeurs et des contradictions du personnage et de son régime, ce sont ces mêmes Français auxquels revient, en grande partie, l’échec diplomatique de la dernière chance. On ne peut pas dire ainsi qu’Alexis Leger, Saint-John Perse en littérature, et Philippe Berthelot, aient fait pencher le quai d’Orsay dans la bonne direction. Pierre Laval lui-même, dès la fin 1935, semble regretter les premiers accords passés avec Rome. Le dernier espoir, en avril 1938, aura le visage et la lucidité d’Édouard Daladier. Celui-ci croit encore possible un rapprochement tactique avec Mussolini, il sait, comme nombre d’intellectuels français, qu’il faut éviter la fusion des fascismes autour de l’astre hitlérien montant. La guerre d’Espagne, sur lequel Serra jette une lumière crue, avait bien mobilisé l’Allemagne et l’Italie contre la Russie soviétique, mais Mussolini n’avait tiré aucun profit durable de ce bourbier inextricable. Les dictateurs s’y étaient déchirés plus qu’unis auprès de Franco. Bref, tout était encore possible au printemps 1938. Mussolini, aussi francophile que son peuple, a longtemps cru que le pays de Napoléon et de Stendhal, – qu’il aimait et traduisait à ses moments perdus -, saurait redresser la tête. Mais les accords de Munich douchent ce secret désir. La funeste politique de l’axe peut s’y substituer ! De la fin 1938 précisément, jusqu’à sa liquidation monstrueuse, le 28 avril 1945, le prophète de l’uomo nuovo semble impuissant à enrayer la fatalité du narcissisme blessé qui l’aveugle. L’une de ses plus terribles erreurs, après s’être rallié à l’abject antisémitisme d’État contre ses intimes convictions, fut d’imposer aux Italiens, le 10 juin 1940, un conflit qu’ils ne voulaient pas. La première guerre mondiale avait laissé de mauvais souvenirs, et l’hostilité anti-tudesque s’était acquise maintes chemises noires. Le jeune Mussolini, issu du socialisme 1900 par son père, du christianisme par sa mère, et longtemps peu belliciste, comprit que la guerre de 1914 achèverait l’unité nationale, à laquelle les armées de Napoléon III avaient beaucoup contribué. Mis au ban des rouges, il connaît alors son baptême du feu, qui aggrave son nietzschéisme, puis détourne le fruit des traités de paix. Fort du concept d’annunzien de la « victoire mutilée », duperie que Serra démonte, Mussolini construit son destin politique, du tournant droitier au césarisme détestable, sur la culture de la violence, devenue révolutionnaire, et sur la fin illusoire du clivage de classes, au profit de l’État tout puissant – autorité et providence incarnées en un seul homme, le podestà lui-même. L’homme que peint Serra avec une aisance toute italienne, et un humour très anglais, est pourtant loin de se confondre avec la caricature du chef ivre de lui-même. C’est le courage de son livre que de saisir les fourvoiements d’une personnalité hors-norme, de n’en pas séparer les aspects sympathiques (ses amours, son végétarisme particulier, son goût significatif de Pirandello, sa puissance de travail) de l’engrenage du pire. Stéphane Guégan

Maurizio Serra, de l’Académie française, Le Mystère Mussolini, Perrin, 25€.

Quant à l’indispensable D’Annunzio le Magnifique (Grasset, 2018) du même auteur, voir ma recension, « Un érotomane de l’action », Revue des deux mondes, mai 2018 (consultable en ligne).

MAIS DORT-IL?

« Ce masque exprimant la volonté d’être dur, on se heurte à lui de quelque côté que l’on se tourne, dans les salles de rédaction, chez le confiseur, chez le perruquier, dans les cabines téléphoniques, chez le marchand de tabac […]. C’est une obsession. C’est à se demander s’il garde cet air-là en dormant. Mais dort-il ? Cesse-t-il, pendant de courts moments, d’être un demi-dieu porté par un destinée violente. »

Maurice Bedel, Fascisme an VII, Gallimard, 1929, p. 9-10.

L’EMPIRE DU SENS

Notre époque est aux éructations, forme nocive de l’indignation, et au gauchisme irraisonné, retour détestable des années 60… Parce que frapper fort, ce n’est pas nécessairement frapper juste, mieux vaudrait calmer quelques-un(e)s des avocat(e)s de la grande cause du Bien. La vérité y gagnerait, l’antiracisme et la littérature aussi (avez-vous déjà essayé de lire du Virginie Despentes ?). Les époques où débat et pugilat se séparaient encore nous remplissent, par contrecoup, de mélancolie. De la vie des sociétés et des formes de l’art, on devrait pouvoir converser sans s’écharper, ferrailler sans stigmatiser. Mais nos bons intellectuels, ou auto-proclamés tels, n’ont-ils pas définitivement rejeté le passé du côté du Mal ? Ce n’est pas que tout aille si bien que cela aujourd’hui… On préfère toutefois penser le présent sur le mode de la table rase, et rêver d’un avenir purifié des errances et injustices du temps d’avant. À l’inverse, la France du XIXe siècle, collectionneuse des révolutions que l’on sait, offre l’admirable spectacle d’un bouillonnement d’idées et de revendications compatible avec une certaine pérennité de l’unité nationale. Bref, on ne jetait pas alors le bébé avec l’eau du bain (expression qui fera la joie de ceux qui ont connu les derniers tubs). Même le Second Empire, si dévalué dans la mémoire collective, fut une époque fertile en polémiques, contestations, réformes, et en avancées démocratiques, ajouterait François Furet, que les paradoxes du régime, comme les contradictions du réel, n’effrayaient pas. Sa justesse habituelle, au moment du bicentenaire de 1789, lui faisait écrire que l’ère du sabre offrait l’exemple exceptionnel d’une dictature qui s’était libéralisée par la volonté du dictateur. Raison suffisante pour ne pas écraser le bilan de Napoléon III, éternel carbonaro, sous le poids de ses supposés avatars, Mussolini, Hitler ou Mao. Furet savait aussi que le Second Empire, pour avoir été un temps trop autoritaire et trop clérical, s’était fait l’instrument et l’artisan du suffrage universel contre les forces réactionnaires les plus périmées.

Au milieu des années 1850, Marie d’Agoult n’en accorde pas autant à Napoléon III, qu’elle continue de nommer Badinguet dans sa correspondance, document essentiel dont un nouveau volume paraît chez Honoré Champion. La comtesse rouge appartient à la mouvance des républicains modérés ou formels, le coup d’Etat les a aussi révulsés que l’idéologie montagnarde de juin 1848. D’une plume hyperactive, plus sociable que socialiste, Marie entretient une petite cour, moins moralement suspecte que celle de la princesse Mathilde pour laquelle s’éclipse son sens des solidarités féminines. Ses grands hommes restent Michelet, Tocqueville, Vigny et Lamartine, auquel elle sacrifie Hugo. Le succès des Contemplations, au printemps 1856, lui semble le fait d’une « coterie », la sienne n’y trempe pas. Gautier et Baudelaire, sous le Second Empire, furent nettement plus hugophiles ! Sobre de style elle-même, Marie reste l’amie et le soutien de Ponsard, même si son théâtre antiromantique, « engagé », paye ses « vertus » d’être froid et ennuyeux. Ses lettres de 1856-1857 la montrent soucieuse d’étendre sa régence morale sur l’opposition, elle échoue avec la Revue de Paris où Du Camp fait de la résistance, elle réussit mieux avec Jules Grévy ou Émile Ollivier, qui épouse sa fille Blandine, à Florence, sous la coupole du Duomo, le 22 octobre 1857, en l’absence de Liszt mais en présence d’« un Monsieur Manet ». Eût-elle compris qu’elle croisait là notre bien-aimé Édouard qu’elle n’aurait pas eu grand-chose à partager avec lui, en matière de peinture, au-delà de Titien… Marie, toujours sensible au charme de Chassériau, reste sévère de goût, elle le dit à Claire, la fille du premier lit, versé désormais dans la critique d’art. Le réalisme, dont elle ne pense pas grand bien, la dépasse et le succès de George Sand la met au supplice. Il arrive ainsi que sa correspondance enregistre d’une manière délicieusement cruelle certains traits de la sensibilité contemporaine. Toujours à Claire, le 7 août 1857 : « Je remarque avec bien de la satisfaction que la jeune critique s’attaque vigoureusement au réalisme et à l’échevelé romantique, il est curieux de voir les Saint-Victor, les Maxime du Camp, les Licherie [sobriquet agréable de Charles Blanc] s’enrôler sous la bannière de M. Ingres. »

Gautier, devenu le patron de L’Artiste en décembre 1856, prit part à la croisade suscitée par les attaques de Théophile Silvestre. Un nouveau tome de ses Critiques théâtrales donne des éclairages fort utiles sur ces années de bascule. L’autorité du poète n’a jamais été aussi grande, mais un paradoxe la mine : le dédicataire des Fleurs du mal, le modèle du célèbre portrait de Nadar, que Bracquemond grave magnifiquement en 1857 et expose au Salon de 1859 (notre photo), a rejoint le Moniteur universel, l’organe du régime honni par une partie de la république des lettres et des arts. Et la censure très active, qui frappe d’anciens complices et édulcore le reste, ajoute à ses scrupules. Plus tard, il se félicitera d’être resté le plus fidèle possible à ses convictions sous l’œil du pouvoir et il faut lui en donner acte… Parler des théâtres au Moniteur comportait quelques obligations, comme le note Patrick Berthier, on ne peut négliger, par exemple, la Comédie-Française, temple du grand répertoire, qu’elle défend, pense Gautier, avec trop de prudence. Molière et Corneille, voire la Zaïre de Voltaire, demandent un rendu plus cru. Au sujet de Regnard, Le Sage et de son cher Marivaux, il en appelle au même respect des anciens, souvent plus audacieux et violents que l’actualité des scènes parisiennes, où les vaudevilles succèdent au faux réalisme des drames bourgeois et des pièces à sujets modernes : les mœurs douteuses ou l’obscénité de l’argent font recette, la prostituée et la bourse encombrent les planches, platement, hypocritement, là où Gautier pleure le romantisme. Dennery, About, pour ne pas parler de Ponsard, ne sauraient faire oublier l’exil des chefs-d’œuvre d’Hugo, que Gautier s’autorise à citer en signe de connivence secrète. La raréfaction de la fièvre et de la verve de 1830 explique, en outre, les éloges continus à Dumas père, que Marie d’Agoult prise moins. Le théâtre de celle-ci, symétrie parfaite, laisse Gautier, sollicité par elle, de marbre. Son plaisir, quand ce n’est pas au cirque, aux courses de taureaux ou aux danseurs espagnols qui retiennent alors Manet, Gautier le prend aux pièces de Gozlan et à celles où brillent ses acteurs et actrices préférés, Rouvière, bon dans tous les registres, Mlle Plessy ou Augustine Brohan, nouvelles stars, au crépuscule d’une Rachel en fin de carrière. De temps en temps, un inconnu crée la surprise, sur la scène de l’Odéon souvent : Charles Edmond, un proche des frères Goncourt, se voit ainsi créditer « d’un souffle shakespearien » à propos de sa Florentine. Ce genre de miracle reste hélas l’exception. Mais, lorsque Gautier s’ennuie, sa plume compense ou s’émancipe. La littérature et la peinture du temps, les morts de Heine et Chassériau, le bonheur de lire Poe dans la traduction de son ami Baudelaire, viennent au secours du chroniqueur enchaîné aux interminables colonnes à remplir. Et pourtant notre danaïde léonine les comble de la plus solide et spirituelle des proses françaises. Gautier, espérant servir l’histoire, polissait ses articles comme s’ils eussent vocation à durer : « Peut-être ces pauvres feuilles griffonnées au bout de chaque semaine et aussitôt oubliées offriront-elles à l’avenir une mine de documents curieux où l’on viendra chercher mille détails singuliers ou frivoles dédaignés de l’histoire. » Que de prescience, auraient commenté les frères Goncourt, greffiers irrésistibles du XVIIIe siècle et de leur siècle moins enchanteur !

Une double actualité éditoriale les désigne à notre attention, un nouveau tome du Journal, dans la version non expurgée qu’exhume courageusement Jean-Louis Cabanès, et une biographie, due à ce spécialiste et à Pierre Dufief, autre éminent expert de ceux que je me refuse à appeler « les bichons ». Car ce terme dépréciatif, dont use Flaubert en privé, les ravale au niveau des bibelots ou de « l’écriture artiste » dont ils sont supposés s’être fait une carapace contre le réel déchu. Leur exigence de collectionneurs, d’une part, n’a rien à voir avec la bricabracomanie des amateurs sans œil, ni argent. De l’autre, leur apport à la littérature ne se résume pas à leur manière inégale de mêler fantaisie et réalisme, la première corrigeant ce que le second pouvait avoir de trop grossier à leurs yeux, et dotant la traduction du réel d’une composante subjective et malsaine accrue. Edmond et Jules ne sont jamais parvenus à souffrir la peinture de Courbet, dont l’aplomb trop objectif, trop massif leur apparaît comme le fruit d’une passivité créatrice, d’une apathie mimétique et d’une santé despotique, pour ne rien dire du démocratisme claironné sans nuance. L’art, le grand art, selon eux, touche à l’hypersensibilité, à la névrose, à la perversité, au dérèglement de l’être, bien que Baudelaire (« c’est Béranger à Charenton »), leur semble avoir porté trop loin la négation des convenances poétiques.  Cette biographie à quatre mains d’un projet gémellaire, et voulu tel par les deux frères, « n’entend pas entrer dans les menus faits d’une aventure existentielle ». Dommage ! Le genre de la biographie doit accepter son impudeur principielle, sa quête compulsive du détail, ainsi que les Goncourt procédèrent eux-mêmes, afin de renouveler l’histoire intime du XVIIIe siècle, Révolution et Directoire compris. Barbey d’Aurevilly, Gautier et Baudelaire ont adoré le vagabondage qu’ils s’autorisaient, documents positifs en mains, au cœur des mœurs, pas toujours propres, du siècle de ce cher Diderot (Jacques le fataliste brille au panthéon de leur bibliothèque idéale). Après avoir souligné la misogynie et l’antisémitisme détestable des Goncourt, ce qui les prive parfois d’en expliquer les ressorts et d’en souligner les exceptions, – ou de faire la part des stéréotypes d’époque –, Cabanès et Dufief explorent « la biographie de l’œuvre » à la lumière de toutes sortes de facteurs, la dispute esthétique autour du réalisme dont les frères se réclament malgré tout, l’avènement de « la littérature industrielle », le milieu conflictuel des gens de lettres, le donjuanisme vénérien de Jules et, bien entendu, les matériaux privés que la fiction transpose. À cet égard, leur livre redresse maintes idées reçues.

Le lecteur en tirera une meilleure connaissance de l’évolution politique des deux frères, marquée par le clivage idéologique du milieu familial, et le souvenir traumatique de juin 1848 et décembre 1850, double théâtre d’une répression disproportionnée et d’un mépris social qui hypothéquaient l’avenir. Pour chaque ouvrage important, nos deux auteurs analysent contenu et réception, tissant chapitre après chapitre le réseau serré de relations et de détestations où s’engouffrent les aigles et les minores d’un demi-siècle d’art et de littérature. Plus familiers de la chose écrite que de la peinture, ils montrent bien cependant les effets de fusion et d’émulation entre les deux langages, à la manière des travaux de Bernard Vouilloux. On écrit au XIXe siècle « avec » la peinture, au point qu’il est possible d’assigner à Gavarni, auquel Gautier, Manet et Caillebotte ont rendu hommage, une influence considérable sur les Goncourt, imaginaire social et écriture du réel, d’un réel toujours un peu faisandé. Constantin Guys, souvent croisé, souvent glosé, a beau moins les combler, « le physionomiste moral de la prostitution de ce siècle » inspire maintes réflexions au Journal des Goncourt quant à la nécessité et aux difficultés de dire la vie présente, d’en saisir les signes et de les faire parler. La parution d’un nouveau tome de ce monument jamais assez visité tient toujours de l’événement ; et la moisson des années 1865-1868 ne déçoit pas, en soi et en comparaison de la version longtemps accessible du texte. Entre le scandale d’Henriette Maréchal, qui a marqué Manet, et la publication de Manette Salomon, où se peint « le peintre de la vie moderne » que le Second Empire leur refuse, les diaristes font mouche, ne nous épargnant aucune de leurs grandeurs et de leurs petitesses. Ponsard et Gautier s’y rencontrent souvent, l’un pour hurler sa nullité, l’autre pour incarner avec Flaubert la morale de l’art pur. Sans les Goncourt, le salon de la princesse Mathilde, salon frondeur, hostile à l’impératrice et à son faux goût, ne serait tout simplement pas compréhensible. Stéphane Guégan

*Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult, Correspondance générale, tome IX : 1856-1857, édition établie et annotée par Charles F. Dupêchez, Honoré Champion, 98 € // Théophile Gautier, Critique théâtrale, tome XIII : septembre 1855 – mars 1857, textes établis, présentés et annotés par Patrick Berthier, Honoré Champion, 78 € // Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, Les Frères Goncourt, Fayard, 35 € // Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt, tome IV : 1865-1868, édition critique publiée sous la direction de Jean-Louis Cabanès, texte établi et annoté par Christian et Jean-Louis Cabanès, Honoré Champion, 80 €

QUE FAIRE ?

À chaque remontée de sources fiables, le mythe du surréalisme s’effrite un peu plus. On en connaît les ressorts et le récit trop indiscutés. Il était une fois quelques preux chevaliers de la poésie pure et de l’image onirique, désintéressés en tout, unis par l’idéal, vague mais prometteur, d’une subversion totale des valeurs dites bourgeoises. Patrie, famille, religion, argent, nous vous haïssons : la formule est à peine caricaturale. André Breton et les siens se greffent d’abord sur l’agitation Dada sans brusquer les parrains utiles, Paul Valéry ou Jacques Doucet. Ces jeunes gens en colère, ces vrais poètes des turbulences intimes, la guerre de 14 les a secoués, moins Breton et Eluard toutefois qu’Aragon et Drieu la Rochelle, plus exposés aux orages d’acier. Jusqu’en juillet 1925 et sa fameuse rupture, occasion d’une fanfaronnade d’Aragon, Drieu aura communié dans « la virulence destructrice » (Julien Hervier) des surréalistes, préalable à une hypothétique reconstruction. C’est le propre des nihilismes, ceux notamment des fils de famille, que d’enchaîner l’avenir du monde aux vertus purificatrices du feu rédempteur. La troisième partie de Gilles, en 1939, renverra, ironie et signe à la fois, à L’Apocalypse de Jean (1). Avant de se rapprocher du PCF et de Moscou, faute originelle dont Breton mettra près de 30 ans à se laver (1936-1966), les surréalistes «manifestent», ils sèment en chœur le désordre et multiplient les meurtres, et autres cadavres, symboliques. C’est le temps de la bohème, inquiète, inquiétante, si l’on veut, entre-deux économique et stratégique qui, on le sait, ne peut durer éternellement. Le surréalisme vient après tant d’autres sécessions provisoires, et bénéficiaires, du monde de l’art !

Mais la révolte de quelques poètes extrêmes, en dehors de tout parti, pouvait-elle accoucher d’une révolution ? Comment tirer des mots une force agissante ? La correspondance Eluard-Breton, véritable bombe à maints égards, est traversée par quelques hantises de cette sorte, et par leurs conséquences édifiantes (2). Glissons sur la préciosité postromantique des premières lettres qui s’étale avec la candeur d’une toile Marie Laurencin, peintre dont Breton était alors friand et proche. Le 7 mars 1919, il écrit ainsi à Eluard : «Vraiment je goûte fort l’accent de vos poèmes, la même note claire dans ceux-ci.» Mais vit-on de poésie et d’eau fraîches à 23-24 ans ? Puisque travailler, c’est déroger, une économie de substitution s’est vite mise en place. Plus que Breton, qui feint de mépriser ses parents sans rompre tout de même, Paul Eluard jouit des subsides familiaux. La vente des tableaux et des fétiches, mot qui désigne souvent l’art africain dont ils font commerce, occasionne aussi des rentrées non négligeables. Les manuscrits aussi, qu’un temps Breton et Aragon, avec le soutien de Drieu, ont rabattus vers Doucet… Certes, en matière de négoce surréaliste, l’argent sale, ou jugé tel, reste proscrit. Quant à la définition du vil pécule, elle varie selon les hommes et les contextes. Breton se jette ainsi sur l’opportunité des ventes Kahnweiler, suite à la saisie inique de son stock pendant la 1re Guerre mondiale, mais dénonce avec la plus extrême vigueur, en 1926, la contribution géniale de Miró et Max Ernst au Roméo et Juliette des Ballets russes.

Il faut croire que le mécénat d’Étienne de Beaumont depuis le Mercure de Satie et Picasso, spectacle encensé par Aragon en juin 1924, signifiait désormais l’horreur insoutenable et mercantile de la classe dominante. En cette affaire, du reste, moins inconséquent que Breton, Eluard lui rappelle que les tableaux de Miró et d’Ernst se vendent dans les galeries associées au surréalisme et que leur clientèle touche, à regret, évidemment, au snobisme parisien le plus huppé ! La pire des difficultés qu’affronte le groupe, en effet, découle du divorce entre leur image sociale et leur programme politique. Car, au milieu des années 20, la ligne s’est durcie : Breton et Eluard font leurs délices du «merveilleux livre de Trotski sur Lénine», portrait sans ombre, servile, du chantre de la dictature du prolétariat. Le concept issu de Marx traîne déjà dans les numéros de La Révolution surréaliste, il sera le credo du Surréalisme au service de la Révolution, la revue suivante (1930-1933). Au petit jeu du grand remplacement, Aragon et Eluard dévoilent leur face la plus sombre. Mais il aura fallu la publication des correspondances de Breton pour préciser les positions de chacun, autant dire leur degré de lucidité ou d’irresponsabilité au regard de la situation mondiale des années 1930. Face à Moscou et ses divers bras armés, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) dont Breton a caressé l’ambition de diriger la revue en gestation jusqu’au début 1933 (ce sera Commune), nos deux amis ont longtemps louvoyé. Dès mars 1932, le ralliement définitif et tapageur d’Aragon à Staline rend plus problématique la situation d’ensemble. Eluard, qui a co-rédigé la brochure contre le traître passé à l’Est (Paillasse), se berce encore des chances du surréalisme au pays des soviets, puis cède aux même sirènes autoritaires et esthétiques qu’Aragon…

Breton, de son côté, lit avec stupeur en octobre 1936 le télégramme qu’un certain nombre de personnalités des arts, d’Eluard à Picasso et Giacometti, ont envoyé à Maxime Litvinov, afin de saluer le geste de la Russie en faveur des antifranquistes espagnols et des livraisons d’armes dont elle avait brisé l’embargo. On sait aujourd’hui ce qu’il en fut de la mainmise de Staline sur le conflit en cours. Breton ne peut tolérer qu’à l’heure des procès de Moscou ces écrivains et peintres «engagés» congratulent l’U.R.S.S. «pour avoir sauvegardé les principes indestructibles de la justice, de la dignité et de la paix».  Eluard, que la terreur moscovite ne trouble pas (il l’écrit à Gala en moquant Breton), publie Novembre rouge dans L’Humanité du 17 décembre. C’en est presque fini d’une amitié qui va continuer à s’effilocher jusqu’aux accords de Munich. Concernant Hitler justement, leur correspondance ne brille pas par sa clairvoyance, bien que Breton soupçonne un fond de pensée racialiste derrière l’attrait que Dali avoue ressentir envers le IIIe Reich. Cette nouvelle dictature, pour Eluard, n’est que l’acmé d’un patriotisme et d’un conservatisme aggravés. Hors les paroles incantatoires ou le piège stalinien, ni l’un, ni l’autre n’envisage une riposte cohérente et efficace au nazisme, contrairement à un Blanchot (3), un Paulhan et même un Drieu. Il faut donc revenir à lui.

En prélude à Gilles, dont Gallimard édite en décembre 1939 le volume partiellement censuré pour satire du personnel politique et des surréalistes, l’auteur du Feu follet, qui croit son heure venue, s’autorise deux prépublications : dès l’été qui glisse vers la guerre, la première partie de son grand roman se lit dans La Revue de Paris. Mais Drieu, misant sur les effets d’annonce comme de miroir, offre simultanément aux futurs lecteurs de Gilles le début de son épilogue. Paru dans Gringoire, ce dernier coup de sonde avait été passablement oublié, Pierre-Guillaume de Roux vient d’en faire un petit livre incisif avec la complicité de Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen (4). A travers Le Faux Belge, qui se donne des allures de longue nouvelle, à la fois tributaire et détachée du livre à paraître, Drieu ménage le suspens. Car les feuilletons de Gringoire sont loin de mettre un point final au récit à venir. Entre les chapitres liminaires de Gilles et l’ultime pirouette de son héros éponyme, le raccourci se voulait fulgurant : le rescapé des tranchées et des années folles, où il avait lié son destin, ses dégoûts et ses furies à ceux de Caël (Breton) et Galant (Aragon), passait de la moderne Babylone à l’Espagne du rachat. Entretemps, Gilles est devenu Walter. Se réclamant des rexistes belges et non des phalangistes, il faut y insister, l’homme de Charleroi replonge au cœur des conflits qui scellent le sort de l’Europe.

Terrain de chasse de Mussolini et d’Hitler, l’Espagne de 1936-1937 fut peut-être davantage le laboratoire du stalinisme, qui jugule les forces antifranquistes avec l’approbation du PCF, tout en peaufinant l’illusion que la Russie soviétique constitue le seul rempart du fascisme international. On a tort de réduire la guerre d’Espagne au seul clivage des partisans et des ennemis de Franco. Plus fin, car plus informé, très hostile aux communistes et à leur emprise déjà tentaculaire, Drieu a approché la guerre, à Séville, en août 1936.  Deux articles, à chaud, répondent au choc, et au sentiment que cette guerre échappe à ceux qui pensent la conduire. «Ce qui meurt en Espagne», écrit Drieu dans la NRF, c’est le projet d’une Europe fière de sa civilisation chrétienne et conservant à chaque pays sa souveraineté, capable enfin de tenir son rang entre la Russie et l’Amérique. Depuis 2020 et le chaos présent, on appréciera… Le Faux Belge, comme son titre l’indique à l’été 1939, c’est la ronde des masques et le drame d’une cécité collective. C’est la coda inachevée de Gilles, bien plus catholique et européenne que nazie, n’en déplaise aux historiens et à leur lecture idéologiquement et bêtement prédéterminée. Andreu et Grover nous ont dit combien Drieu a remanié son texte, durant l’hiver 1938-1939, pour éradiquer toute concession possible à la germanophilie que le pacte Molotov-Ribbentrop va lui rendre plus odieuse (5). L’une des figures essentielles du Faux Belge se nomme Cohen, c’est un rouge en mission… Or Walter et lui se montrent d’une loyauté réciproque exemplaire. S’éloigne le simplisme de la «panoplie raciste» (Jacques Lecarme) qui colle encore au mari de Colette Jéramec. Le Faux Belge est une vraie réussite.

Stéphane Guégan

Verbatim / Dans sa dédicace de Gilles à Beloukia (Christiane Renault), Drieu écrit fin 1939 : «souhaitons que ce livre ressemble un peu aux peintures que nous avons aimées ensemble, à ces forts paysages lyriques, apparemment excessifs, mais d’abord bien vus et bien observés de Van Gogh, avec dans les coins certaines délicatesses risquées de Manet.»

(1) Quant aux avatars du texte de Jean, voir notre recension de D.H Lawrence, Apocalypse, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, in La Revue des deux mondes, décembre-janvier, 2019-20.

(2) André Breton et Paul Eluard, Correspondance 1919-1938, présentée et éditée par Etienne-Alain Hubert, Gallimard, 2019, 32€. Sur Picasso et Eluard, voir notre contribution (Tendre miroir ?) au catalogue de l’exposition Pablo Picasso / Paul Eluard. Une amitié sublime, Museu Picasso de Barcelone, jusqu’au 15 mars 2020, puis Musée Picasso de Paris, dans une version différente (en contrepoint au très attendu Picasso poète).

(3) Nous avons rappelé ici même combien l’anti-hitlérisme maurrassien du jeune Maurice Blanchot s’était montré plus précoce, net et efficace que celui des surréalistes. Il se trouve que l’étonnant Paul Lévy (1876-1960), grand homme de presse de l’entre-deux-guerres, avant d’être frappé par les lois anti-juives de Vichy, abrita une bonne partie de ses articles dans ses journaux. Il se trouve qu’il avait réagi vivement, le 4 juillet 1925, dans le Journal littéraire dont il assurait la direction, à l’ignominieuse Lettre ouverte à M. Paul Claudel des surréalistes. Les termes de Paul Lévy, où il retourne la critique du nationalisme en xénophobie de l’intérieur, déplurent à Breton («dégoûtant article») et Eluard, lequel écrit, le 7 juillet 1925 : «Évidemment, sa patrie, son temple et son argent paieront pour lui, mais si l’on pouvait l’égorger rapidement et sans bruit, quelle bonne petite fête intime !»

(4) Pierre Drieu la Rochelle, Le Faux Belge. Nouvelle, édition établie par Jean-Baptiste Baronian et Frédéric Saenen, Pierre-Guillaume de Roux, 2020, 16,50€. Frédéric Saenen est l’auteur de l’excellent Drieu la Rochelle face à son œuvre, Infolio, 2015.(5) Le pacte germano-soviétique (août 1939) envenime davantage les relations d’Aragon, aligné sur la politique lamentable du faux retrait stalinien, et Drieu. Lequel s’est vu attaquer ad hominem par la presse communiste, notamment celle du premier (Ce soir), dans les années 1930. À rebours de Drieu, Aragon bénéficie aujourd’hui d’un crédit remarquable auprès des universitaires et des journalistes, voire de ses biographes récents, crédit qui appelle pourtant un certain nombre de correctifs quant à son bilan littéraire, son parcours politique et certains écarts de conduite dès avant la Libération. Une certaine bienveillance (voir, par exemple, les notices AEARBretonDrieuEluard) caractérise ainsi l’ambitieux Dictionnaire Aragon qu’ont dirigé Nathalie Piégay et Josette Pintueles pour le compte des éditions Honoré Champion (2019, 130€). Mais il se trouve suffisamment d’entrées moins sujettes à caution pour justifier la lecture de ce massif placé sous le constat suivant : «Peu d’œuvres (que celles d’Aragon) manifestent une sensibilité aussi vive à la contradiction et à la diversité du réel, à l’infini du monde concret auquel il faut donner forme, à la pluralité des voix et des consciences […].»

ANNÉES 30, LE RETOUR

9782757210710_humblot_1907-1962_2016-1Les meilleurs bilans en histoire de l’art ont une durée de vie qui n’excède pas 20/30 ans, après quoi le droit d’inventaire devrait s’appliquer à nouveau. Encore faut-il trouver de bonnes et patientes volontés ! On croit, par exemple, tout savoir sur la figuration de l’entre-deux-guerres depuis les années 1970-1980. Illusion, pourtant, et qu’il est urgent de dissiper… Or la grande paresse des vingtièmistes français n’a d’égale que leur cruelle absence de curiosité. Rien de comparable chez nous au formidable élan qui anime la recherche américaine en faveur du réalisme des années 30. De même qu’il ne se réduit pas outre-Atlantique à Edward Hopper, Grant Wood et Benton, comme vient de le rappeler la remarquable exposition du musée de l’Orangerie, « nos réalismes » débordent l’étiage des noms les plus publiés. Prenez Robert Humblot, que la Galerie Bernheim-Jeune a remis sous nos yeux sans que la presse d’art mainstream en ait parlé. Elle a eu tort, of course, mais vous aurez raison de vous jeter sur la publication qui accompagnait l’accrochage réparateur. Humblot, certes, est loin de s’être effacé de toutes les mémoires. Pour peu que vous vous intéressiez à l’école française du premier XXe siècle, le nom des Forces Nouvelles devrait vous être familier. Avec d’autres, Jannot, Lasne, Pellan, Rohner et Tal Coat, Humblot plongea sa belle insolence dans le ventre mou de l’académisme du temps. L’académisme ? Les avatars fatigués du post-impressionnisme, du nabisme, du fauvisme, du cubisme et même du surréalisme, qui eut aussi ses suiveurs inutiles et ses chromos.

9782754108270-001-G« Six jeunes peintres […] ont compris que le temps des escamotages […] était révolu », proclame Henri Héraut, lors de la première exposition de groupe, en avril 1935, Galerie Billiet-Vorms. J’ai dit ailleurs en quoi cette réaction n’avait rien de conservatrice (L’Art en péril, Hazan, 2016). On peut peindre grave sans renoncer à ce que la vie à de plus dramatique ou de plus intense. Sur fond de guerre d’Espagne et d’agitprop communiste, Humblot réinvente la peinture d’histoire et le nu sous la double étoile des peintres français du XVIIe siècle et du Quattrocento le plus sévère. D’autres alliances, plus modernes, pimentaient ce revival pur de tout pastiche. Lydia Harambourg voit bien ce que Picasso et Masson ont apporté de frénésie et d’inquiétude au groupe des Forces Nouvelles. En présence des Paysans de 1943, l’appel des Le Nain ne lui a pas échappé non plus. Quant à la somptueuse série de natures mortes de 1944, un genre que la défaite de 1940 et l’espoir de la Libération ont galvanisé, elle relie Humblot à Manet et Bazille. Ce que ce livre exhume aussi, c’est la pointe de saine grivoiserie qui titille l’artiste dès la fin de la guerre. On le verra jusqu’au début des années 1960 frayer dans les eaux, plutôt chaudes, de Balthus et Bernard Buffet. L’autre très bonne surprise du moment nous vient de Lyon et de l’éminente publication de Jean-Christophe Stuccilli sur Jean Martin, un peintre du cru, qui fit cause commune avec les Forces Nouvelles et les chrétiens du groupe Témoignage avant d’incarner, sous l’Occupation, une forme de Résistance que l’on pourrait croire aujourd’hui, par excès de manichéisme, plutôt paradoxale…

jean-martin-peintre-de-la-realiteÀ l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, Humblot avait été l’élève de Lucien Simon, le meilleur représentant de la Bande noire. À Lyon, mais issu des quartiers ouvriers, Martin connaît d’abord le destin des autodidactes, ces innocents aux mains avides. À 15 ans, il est embauché par Noilly-Prat où il restera 15 ans… Nous sommes en 1926. L’année suivante, une exposition d’art belge le retourne. Permeke et son expressionnisme plébéien vont déterminer durablement sa peinture, réaliste à la manière aussi de Memling, Grünewald ou du dernier La Fresnaye, celui du Bouvier aux mains si parlantes. Une coïncidence historique, en profondeur, recharge de sens et d’urgence l’art le plus cruel, le passé le plus synchrone. On en verra la confirmation dans la rencontre qu’Henri Héraut favorise entre Martin et Forces Nouvelles. Une exposition générationnelle les réunit en 1938. C’est Humblot vers lequel Martin se sent le plus attiré. L’indécence de leurs nus les rapproche, de même que l’impératif de témoigner. La précision d’analyse de Stuccilli nous fait reconnaître ici une allusion aux déserteurs de la Wehrmacht, là un écho tragique à l’exil des Juifs de zone libre fin 1942. Martin n’était pas du genre à plier sous les boches. En contact avec la Résistance active et l’édition frondeuse, il ne fuit pas l’action des Jeune France, née du souhait qu’eut Vichy de galvaniser les nouvelles générations. Le cas de Martin confirme que le patriotisme prit des routes et des détours complexes après juin 40… A nous de les apprécier ! Humblot, dès 1936, et Martin, neuf ans plus tard, à l’heure de la reconstruction et du débat sur le nouvel art catholique, ont inspiré sympathie et respect au grand critique Waldemar-George (1893-1970), toujours incandescent dès qu’il se sera agi de promouvoir les « valeurs de l’esprit », et les « valeurs humaines », contre le formalisme. l’abstraction ou le primitivisme anti-occidental.

1472462160Cet Antimoderne de toujours, chantre précoce de l’identité malheureuse, a multiplié les causes, comme à plaisir, de la détestation et de la proscription dont il fut longtemps l’objet. Au temps de ma jeunesse, il ne faisait pas bon citer positivement ce Juif qu’on disait antisémite et fasciste parce qu’il n’avait pas chanté les vertus de l’École de Paris et qu’il avait claironné celles de Benito Mussolini et de sa conception latine de l’art comme transformateur social. La vieille Rome et le jeune christianisme, que le Quattrocento avait mariés, lui paraissaient constituer, vers 1930, un socle assez solide pour justifier la foi en un réalisme identitaire et universaliste à égalité. Je ne résume ici qu’à grands traits l’essai subtil et téméraire que vient de lui consacrer Yves Chevrefils Desbiolles, dont certains connaissent les travaux sur la presse d’art du premier XXe siècle. Nous voilà enfin armés pour comprendre l’homme et son parcours apparemment contradictoires. Car Waldemar-George, sous ses allures et vitupérations de prêtre réactionnaire, n’a pas taillé ses idées, et son obstination néo-humaniste, dans la soutane de Camille Mauclair et autres ténors de l’art aryanisé. Ils le lui rappelèrent sous l’Occupation…  Après la Libération, d’autres voix s’indignent, à gauche cette fois-ci. Quoi ! lui, le survivant, le Juif écarté du Paris des années sombres, comment peut-il soutenir Derain et Despiau, dénoncer le culte de l’informel et de l’inhumain avec des accents vichystes, et défendre Édouard Pignon et Augustin Rouart plutôt que le camarade Picasso ? C’était mal connaître son courage et son refus des lynchages hâtifs. Faisant de la « négation de l’homme » et de la barbarie de salon les fléaux majeurs de l’art moderne, Waldemar-George est passé de la religion communiste à la conversion catholique, et de Roger de La Fresnaye à Cobra, par fidélité à soi. Yves Chevrefils Desbiolles invoque, au contraire, la fameuse « haine de soi », clef trompeuse, me semble-t-il, de sa judéité, ni confessionnelle, ni communautariste : « Je ne cherche pas le Juif par-delà l’homme, écrivait-il en 1929. Je cherche l’homme par delà le Juif. » Il tint parole.

Stéphane Guégan

*Lydia Harambourg et Brigitte Humblot, Humblot (1907-1962), Somogy Éditions d’Art, 39€

*Jean-Christophe Stuccilli, Jean Martin (1911-1996). Peintre de la réalité, Somogy Éditions d’Art, 39€

rn_spengler_homme-et-technique-610x1024*Yves Chevrefils Desbiolles, Waldemar-George. Cinq portraits pour un siècle paradoxal. Essai et anthologie, Presses Universitaires de Rennes, 24€. Comme il est rappelé ici, Waldemar-George, au sortir de la guerre de 14, nourrit de Spengler et de Nietzsche sa vision pessimiste, c’est-à-dire lucide, d’un Occident en décadence et de la toute puissance des machines, génératrice d’une domination des hommes qui s’accomplirait sous couvert de la seule domination de la nature. Spengler publie L’Homme et la technique en 1931, peu de temps avant de dire son fait au nazisme (grosse différence avec Heidegger) et de tirer sa révérence. La lecture de Montaigne et Nietzsche l’avait vacciné contre l’euphorie progressiste et technocratique des modernes. Il observe avec le plus grand intérêt la naissance du sentiment écologique, le naufrage programmé du monde colonial et prédit ses conséquences à brève échéance. Que n’a-t-il parlé du retour (inversé) des guerres de religion, autre véhicule du loup prédateur ? (Oswald Spengler, L’Homme et la technique. Contribution à une philosophie de la vie, RN Éditions, 18,90€)

DRIEU À TOUT PRIX

drieu-la-rochelle-a-son-bureau-rue-des-archivesSuspectant quelque manifeste néo-fasciste, notre époque ne lit plus Le Jeune Européen autant qu’il le faudrait et comme il le faudrait. J’ai déjà salué la réédition récente de ce livre que Drieu fit paraître, chez Gallimard, en 1927, alors que sa supposée « brouille » avec les surréalistes était loin d’être consommée. Aragon pouvait-il couper les ponts avec son double, lequel se répandait partout en clamant que Le Paysan de Paris (Gallimard, 1926) était le livre de l’heure ? C’est Drieu qui décide de s’éloigner progressivement, mais résolument, de cet ami dont la duplicité l’impatiente autant que l’adhésion au communisme lui répugne. Paru entre la Deuxième et la Troisième lettre aux surréalistes, lesquelles déplorent le choix soviétique qui consiste à sacrifier  « la voie de la vérité » aux « mensonges du siècle », Le Jeune Européen n’en est pas moins dédié à André Breton et fidèle à l’esprit du premier Aragon (avec citation du Paysan à la clef !). Ce parrainage s’approfondit de l’ombre insistante d’Une saison en enfer où baigne cette nouvelle « autobiographie ». Comme Rimbaud en 1873, Drieu regarde sa jeunesse le fuir, dresse le bilan des « expériences » dont il a tâté, de la guerre de 14 au libertinage sans frein, interroge l’emprise du spectaculaire sur les masses, du music-hall au cinéma, et se demande ce que cet humus de plaisirs et de corruptions, dont il est le premier à jouir, peut apporter au futur d’une Europe déjà magnétisée, ou menacée, par Staline et Mussolini.

pierre-drieu-la-rochelleLivre majeur, insiste à son tour Hideki Yoshizawa, dans sa thèse de 2010, désormais disponible. Livre de la maturité plutôt, où Drieu parle en personne et a trouvé enfin sa « voix propre ». Mais ce sont là mots trop simples, et peu conformes au byzantinisme de la narratologie universitaire. Thèse oblige, Hideki Yoshizawa abuse du sabir hérité des cuistres années 1960-1970, au point que l’on finit par se perdre, à sa lecture, dans les diverses « instances d’énonciation » qu’il cherche précisément à distinguer. À quoi s’ajoutent les difficultés de l’auteur à maîtriser notre langue et les coquilles ( Léon-Paul Fargue, qui poussa le premier recueil de poésies de Drieu, se mue en Lafargue ). Je le souligne à regret, car l’étude elle-même ne manque ni d’intuitions, ni d’érudition, ni même de courage. Combinant l’histoire littéraire à « l’analyse interne », Hideki Yoshizawa ne se laisse pas étourdir par les apparentes contradictions du Drieu des années 1920, capable ainsi de tenir tête à Breton, lors du procès Barrès, tout en partageant son goût de Freud et appliquant, à sa façon, les principes de l’écriture automatique dès État civil (1921), bien que le Verlaine des Confessions y ait sa part. Le surréalisme, Drieu l’aura toujours pratiqué le plus librement du monde. Sa critique d’un certain nihilisme Dada, improductif et éthiquement irresponsable, en le rapprochant de Cocteau, ne l’aura donc pas coupé de Breton et de la nécessité de refonder la vieille Europe, enfin libérée des cadavres de la guerre, du traité de Versailles et des tabous de la Belle Époque. À cet égard, Hideki Yoshizawa fait justice de l’homophobie supposée de Drieu, le seul romancier français de son temps à avoir mis en scène crûment toutes les libidos sans racolage moral d’aucune sorte.

malraux-drieu-la-rochelle-amis-et-adversairesBien que Drieu « ait manqué de devenir communiste vers 1934 », il ne s’y résoudra jamais, contrairement à Aragon et Malraux. Car le refus de s’encarter n’aura pas empêché le futur ministre de De Gaulle de servir la cause stalinienne, avec beaucoup d’autres, tout au long des années 1930. Dégagé du prestige de ses romans, l’itinéraire politique du premier Malraux offre la parfaite illustration d’un leurre générationnel et circonstanciel, qui fit croire que l’armée rouge nous protègerait d’Hitler. C’était affaire de foi plus que de conviction. Gide, vite détrompé, ne parviendra pas à dégriser son jeune confrère ! La guerre d’Espagne, dont L’Espoir donne une vision euphémisée, ne l’arrache pas non plus à ses illusions téméraires. Trois ans plus tard, Malraux et Aragon ne jugèrent pas utile de dénoncer le pacte Molotov-Ribbentrop, qui déchaîna pourtant le feu de la Wehrmacht sur l’Europe des misérables accords de Munich. De son côté, le Drieu du milieu des années 1930, socialiste devenu fasciste, anti-munichois, estimait que l’Italie de Mussolini et l’Allemagne d’Hitler, malgré de sérieuses réserves, indiquaient une voie possible au mariage souhaitable entre son anti-capitalisme foncier,  l’héritage révolutionnaire et l’assurance d’un pouvoir fort dans un cadre national redéfini. Malraux et Drieu, à partir de la fin 1927, devinrent si proches qu’ils ne laissèrent pas la politique les séparer. On peut même parler, avec Jean-Louis Saint-Ygnan, de fascination mutuelle. Chacun reconnut en l’autre la meilleure part de lui-même, culte de l’action et de la noblesse d’âme, haine du vieux monde, glorification de l’art et sens du défi. Dans l’inconscient collectif, Malraux reste cependant le héros, et Drieu le salaud. Saint-Ygnan, excédé par les simplifications de notre mémoire historique et son évolution récente vers le pleurnichard communautariste, opère les rectificatifs qui s’imposent. S’il va trop vite parfois – vision paxtonienne de Vichy – il analyse bien les motivations de Drieu sous l’Occupation, l’inconfort de sa position et rappelle que Malraux, à rebours de ses demi-frères, fut un résistant de la dernière heure. Le panache a toujours été du côté de Drieu, ce que Malraux finit par avouer à Grover et à Gaëtan Picon dans les années 1950.  On se plaît à les imaginer tout deux, enfin frères d’armes, boutant les boches hors de France, sous l’informe de la brigade Alsace-Lorraine. Mais Drieu, comme on sait, préféra mourir en réprouvé magnifique. Avant le grand saut, il connut toutefois un moment de grâce, écriture et mental, dont Récit secret distille le trouble.. Son suicide « manqué » – quel mot ! – le remet en selle dès la fin du mois d’août 1944… Quelques jours plus tard, il avoue à l’une de ses maîtresses actives que son « mouvement vers la mort » se nourrit de ce qu’il y a de plus vivant en lui. Ceux qui ont déjà lu Les Mémoires de Dirk Raspe saisiront. Ce « petit roman », selon Drieu, est grand par la puissance littéraire qui s’y confirme, s’y renouvelle, et par l’ambition qui s’y déploie. Son inachèvement ne doit pas nous tromper ; plusieurs fois différé, il ressemble à une décision de romancier maître de son art, et capable de stopper le récit où cela lui chante. En l’état actuel, les trois parties manquantes ne déséquilibrent en rien la beauté du reste. Et la dernière phrase est si fulgurante que Drieu la laissa dormir entre la mi-janvier 1945 et le 13 avril, date où le Journal se referme sur l’annonce d’une reprise proche du roman… Le 15, l’écrivain n’est plus. La rédaction de Dirk Raspe l’aura donc à la fois arraché et préparé à la mort, ce sont ses Mémoires d’outre-tombe et sa Vie de Rancé

chartreuses_drieu_raspe-610x1024Comme le rappelle Julien Hervier, en tête d’une nouvelle réédition du livre, la passion de l’art et la passion de la vie se ramassent et s’épousent une dernière fois dans une sorte d’hommage à Van Gogh et à la sainteté singulière qu’il incarne. L’écriture de soi va connaître son ultime et plus bel avatar… Drieu avait « découvert » le peintre en 1937, au palais de Tokyo, à la faveur de la mémorable exposition de René Huyghe. Un choc dont l’onde le rattrape en 1944. Mais au lieu de broder sur l’unité du génie et de la folie, il se laisse guider par les « lettres à Théo » et la lumière que jette cette peinture, vraie sous l’excès, sur le siècle des premiers modernes. Un siècle qu’éclairent alors, pour Drieu, le destin abrégé de Rimbaud, le Baudelaire des Litanies de Satan et la riche relation de Van Gogh au monde des putains. À son tour, il s’adresse au siècle de tous les progrès depuis son point aveugle, le mal, le sexe et le salut… Brossant le portrait oblique de Van Gogh, Drieu se surprend à tracer une « nouvelle figure de [sa] liberté », écho à son vieil attachement pour l’écriture automatique, où le sujet se dissout moins qu’il se diffracte. « Découvrir le soi », tel est le principe unificateur d’un roman au style fragmenté, « bloc compact et rugueux » (Hervier), assez rimbaldien pour rappeler la flamme du Jeune Européen, et où l’art le plus tangible, la peinture, annexe la métaphysique la plus exigeante. Car le sens du récit est clair : l’initiation de Dirk Raspe a pour prix l’abandon des fausses valeurs et des déguisements bourgeois. C’est la femme damnée préférée à l’union convenable, c’est Rembrandt et Delacroix préférés à Meissonier, Ziem, De Groux et même Alfred Stevens, qu’il me semble reconnaître derrière ce Stavelot dont Dirk apprécie la compagnie plus que la peinture superficiellement moderne, « timide » et « chaste », avait dit Baudelaire. Le roman inédit de Drieu, hanté par la haute leçon de la chair, fit du bruit en 1966, lors de sa naissance posthume. Le critique Henry Bonnier trouva alors la formule la plus juste pour saluer l’événement : « un jour ou l’autre, il faudra réajuster nos idées sur Drieu la Rochelle et l’on s’apercevra non sans stupeur que […]  son œuvre est l’une de celles qui résistent le mieux à l’épreuve du temps. » Stéphane Guégan

*Hideki Yoshizawa, Pierre Drieu la Rochelle. Genèse de sa « voix » littéraire (1918-1927), L’Harmattan, 35€

**Jean-Louis Saint-Ygnan, Malraux et Drieu la Rochelle. Amis et adversaires, Ovadia, 20€. On regrette de dire que l’ouvrage affiche un manque de soin éditorial assez gênant, références omises, quelques coquilles et surtout passages répétés

***Pierre Drieu la Rochelle, Les Mémoires de Dirk Raspe, préface de Julien Hervier, RN-Éditions, 18,90€. Cette jeune maison d’édition, au catalogue déjà recommandable, offre à Hervier la possibilité de prolonger sa riche réflexion sur le roman qu’il présentait, en 2012, dans l’édition de La Pléiade. Ce que Dirk Raspe doit au genre du « roman de l’artiste », hérité de Balzac, Gautier, Zola et Huysmans, le retient moins ici que les obsessions propres à Drieu, le sexe et la grâce comme lieux d’une vérité que seul l’art est capable de dire pleinement. Souvenons-nous du Journal, le 28 mars 1940 : « Si l’Eglise n’avait pas les écrivains catholiques que deviendrait-elle ? Ce sont eux maintenant les Pères. Et que furent les Pères, si ce n’est des écrivains ? Je ne parle pas de Mauriac, mais de Claudel, de Bernanos. Qui sait, de Céline ? » Dirk Raspe, autre trait rimbaldien, vise au biblique, non à la prédication.

chancelierseuguierSAVE THE DATE // 8 décembre 2016, 18:30

15 mai 1942 : Séguier entre au Louvre! Enrichir les collections à l’heure allemande

Conférence de Stéphane Guégan

Auditorium du Louvre, cycle Les Très Riches Heures du Louvre (programme et tarifs sur le site du musée)

Déserté par ses chefs-d’œuvre ou réduit à stocker les biens juifs en partance vers l’Allemagne, le Louvre des années sombres, dans nos mémoires, reste le musée du vide et de la honte… Or cette image, nourrie de photographies aussi frappantes qu’aveuglantes, doit être discutée aujourd’hui. Il est un autre Louvre que cette grande maison aux salles orphelines, sinistre cimetière d’une défaite acceptée. Sur ordre des forces d’Occupation, qui n’exigent pas le retour des œuvres mises à l’abri, le musée rouvre dès septembre 1940. Mais c’est une peau de chagrin, tout juste bonne à distraire les soldats de la Wehrmacht, qui jouissent de la gratuité… Pour la direction du Louvre, soumise aux demandes contradictoires des Allemands et de Vichy, la marche de manœuvre est étroite, risquée et aléatoire. Elle n’en existe pas moins. Certaines acquisitions, dont le Portrait du Chancelier Séguier de Le Brun, disent une volonté intacte : celle de rendre aux Français un musée enrichi et libre du joug ennemi.

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LIRA QUI VOUDRA…

Conférence de l’Observatoire de la modernité // Dix phares de la pensée moderne, 2ème partie (sous la direction de Chantal Delsol et Laetitia Strauch-Bonart)

Collège des Bernardins, mercredi 5 octobre 2016.

L’HOMME AUX VALISES PLEINES

« Quelle folie que de vouloir ramer à contre-courant », s’exclamaient Drieu et Berl en février 1927, au milieu du prospectus des Derniers jours, l’éphémère bimensuel politique où cherchait à se définir une nouvelle Europe, sortie du cercle fatal de l’après-guerre, une Europe qui tiendrait de Genève, Moscou et, Rome sans verser dans la dictature… La possibilité d’un socialisme fasciste, et non d’un fascisme socialiste, est déjà en marche. 1934 en sera l’année de cristallisation. Quant au danger de « ramer à contre-courant », certaines personnes présentes ce soir, elles se reconnaitront, savent le risque que l’on court à parler de Drieu en France et, plus encore, à réexaminer la vulgate qui l’enferme dans son solide carcan. Même à s’en tenir aux années d’écriture antérieures à 1934, comme je le ferai ce soir, on s’expose à se voir taxer de révisionnisme, de racisme, voire de pétainisme. J’en ai fait l’expérience à l’occasion des deux livres que j’ai publiés sur l’activité des artistes français sous l’Occupation. Dire qu’on y jouissait d’un contexte de création fort libéral, très éloigné de la situation berlinoise, dire que Picasso ne fut guère inquiété par les Allemands ou qu’il y eut différentes formes de résistance et de patriotisme alors, cela m’a valu les foudres d’une certaine presse et d’une certaine université. L’exemplaire repentance à laquelle nous sommes enjoints aujourd’hui d’obéir chaque jour a accouché d’un déni de l’histoire. Or, c’est l’histoire, la conscience de la relativité des temps et des hommes, l’attention aux circonstances et à la transition des valeurs qui seules permettent d’échapper à « la criminalisation du passé » dont Pierre Nora parlait, en 2008, avec une juste colère. Comprendre le passé pour lui-même, et non l’évaluer selon les critères d’aujourd’hui, tel doit rester le cap, malgré les ravages de cette mauvaise conscience qui pousse à noircir les moments de crise de notre histoire, la Révolution de 1789-93 comme la Commune, la guerre de 14 comme celle de 39-45. Après avoir été « au centre magnétique des attractions et des tentations de [sa] génération » (Mauriac, 1958), Drieu se trouve désormais captif de la régression mémorielle que nous évoquions à l’instant. De surcroit, le soupçon s’aggrave ici d’un déterminisme psychologique étouffant : être et destin pareillement clivés, il est le traître parfait.

Ce géant aux yeux bleus n’aurait accumulé les conquêtes que par haine de soi, selon le mot souvent repris de Sartre, avant de contenter sa féminité profonde et sa virilité défectueuse en embrassant la cause de Doriot, dès 1936, puis celle d’Hitler, après la défaite de juin 1940. Séduisante tant qu’elle colorait ses romans et nouvelles d’une nonchalance et d’une incertitude pleines de charme, la faiblesse congénitale et suicidaire de Drieu l’aurait condamné à se soumettre, sous l’Occupation, à la discipline des forts et au parti des vainqueurs : « Raté sexuel, s’en étonnera-t-on ? Drieu a cherché dans la politique l’ordinaire consolation des mous, tranche L’Encyclopaedia Universalis. Incapable de s’attacher virilement une femme, il se donna fémininement à un parti, le parti qui lui paraissait le plus fort, le plus mâle. » Dans le même esprit, à la suite de Bernard Frank et sa brillante Panoplie littéraire (1958), un certain consensus s’est opéré autour de l’antisémitisme de Drieu, qui renverrait aussi à la détestation de son être propre. Il était normal, dit Frank, qu’un écrivain aussi « enjuivé » que Drieu finît par rejeter cette part de lui-même où s’était logée la décadence des oisifs de l’entre-deux-guerres, décadence dont il aurait eu à cœur de débarrasser la France. L’antisémitisme de Drieu, antisémitisme paradoxal, plus social que racial, appartient donc au domaine déchirures intimes. On le voit, pour la vulgate, le parcours politique découle à la fois de son incapacité à s’aimer et du plaisir presque masochiste à saborder, au profit d’Hitler, son rêve d’un socialisme de droite et d’une Europe au-dessus des nations, apte à contenir l’hégémonie grandissante de la Russie et des Etats-Unis. Le dernier trait de trahison dont on accable Drieu touche à ses choix esthétiques. Le poète néo-futuriste de 1917, l’amateur de Braque et de Picasso, le chantre de Matisse et de Derain, l’ami de La Fresnaye, le compagnon de route des dadaïstes n’a-t-il pas développé après 1934 un anti-modernisme conforme à sa « conversion fasciste » ? Sa délicieuse satire du groupe surréaliste, et non du surréalisme, au cœur de Gilles (1939), confirmerait cette coïncidence historique. Tout, en somme, fait de Drieu l’archétype de la volte-face, le symbole du moderne progressiste, en art et en politique, passé à l’ennemi. Mais ne sommes-nous pas victimes de notre propre tendance aux reconstituions anachroniques et aux oppositions trop lisses ? Il me semble que Drieu a toute légitimité pour « ouvrir » cette série de conférences sur les modernités du XXème siècle.

Derrière ses œillères bien fixées, la perception courante de Drieu s’obstine, de fait, à ignorer sa « vraie nature », sensuelle et changeante, mais aussi sa culture révolutionnaire, son goût du pari pascalien et de l’aventure que devait rester la vie, mais encore ce que Frederic Grover appelait son « impitoyable sincérité » en citant Gaëtan Picon : « [Drieu] n’a jamais pu se mentir, soit en acceptant de faire de sa disponibilité une valeur, soit en se réduisant à une part de lui-même, choisie une fois pour toutes et tenacement approfondie. » Je ne prétends pas le libérer de ce déterminisme, en un soir, je me livrerai donc à de simples remarques, propres à revaloriser, je l’espère, l’œuvre et de l’homme. Une fois n’est pas coutume, parlons d’abord de littérature et de la place qu’on continue à refuser à Drieu parmi les plus authentiques écrivains de son temps. Il va sans dire que le style de Drieu étincelle aussi à travers ses essais politiques et qu’il a même pratiqué le genre, comme Céline le pamphlet, parce qu’il convenait à sa verve percutante autant qu’au souci d’engagement propre aux écrivains de l’entre-deux-guerres. Fictions et essais doivent êtres lus dans le flux qui les suscita. Je voudrais procéder ainsi et m’approcher des tensions de l’écrivain, questionner son questionnement incessant plus que ses contradictions supposées natives ou constitutives. C’est donc en lecteur que je m’avance, non en juge, et encore moins en censeur. L’histoire me semble une meilleure gardienne de la vérité des êtres que la doxa simplificatrice qui poursuit Drieu. « Un collabo dans La Pléiade », titrait je ne sais quel obscur journaliste en 2012. C’est l’esprit des comités d’épuration, dénoncé en 1944-45 par Paulhan, et dont le « retour » confirme la fragmentation communautariste, très actuelle, du devoir de mémoire.

On se gardera donc, pour commencer, de lier fatalement le choix de la collaboration et l’expérience de la guerre de 14-18. Ni les deux premiers recueils de poésie, ni La Comédie de Charleroi, ne chantent platement l’héroïsme de ceux qui se jetèrent au-devant du feu allemand en surmontant l’angoisse d’une mort presque certaine. D’Interrogation et de Fond de cantine, publiés respectivement chez Gallimard en 1917 et 1920, se dégage une ambiguïté volontaire. La lyre que saisit Drieu, en manière de baptême guerrier et littéraire, aura la couleur de la boue, du sang, du sexe et de l’extase sacrée. Thibaudet, dans la NRF d’avril 1920, à propos des récits de guerre, réclamait des «romans de la volonté», non «des romans de la destinée». Drieu avait anticipé ses désirs et tourné sa guerre, action et réflexion, en vers énergiques, nobles et familiers. Il se souviendra, sous l’Occupation, combien il avait peiné à broder «artistement» sur le merveilleux involontaire des orages d’acier, et la folie d’y faire son devoir. Dans une lettre expédiée en juillet 1917 à son ami Jean Boyer, autre héros de la guerre et autre familier de Berl, lettre récemment exhumée par la Revue des deux mondes, Drieu annonçait la parution d’Interrogation chez Gallimard et ajoutait : «Pour moi la guerre m’a profondément labouré. […] J’intitulerai “Cris” ce recueil de chants en prose, car aucune musique ne les enveloppe.» Julien Hervier, qui vient de rééditer le recueil poétique de 1917, a confirmé ce premier titre en sondant les archives Gallimard. Passer de Cris à Interrogation marque le refus d’une littérature purement tripale et instrumentalisée par la propagande de l’après-guerre, plus antigermanique que jamais. Combien de fois ai-je entendu dire que Drieu s’était complu dans l’esthétisation banale ou machiste de la guerre, l’exaltation cocardière, voire la libido de la violence qu’on s’impose et qu’on exerce ? Au contraire, comme le savent ceux qui le lisent, la censure s’émut des pièces qu’elle considéra comme ambigües ou germanophiles…

Après plusieurs campagnes, de la frontière belge aux détroits ottomans en passant par Verdun, après plusieurs blessures graves et comme miraculé, Drieu n’écartait pas ses ennemis du salut « européen » de 1917 : « Ma joie a germé dans votre sang. » Sans gloriole inutile, Interrogation exalte tous les frères d’armes, brisés, cassés par une guerre trop mécanique, mais qui épargna les chefs incompétents et les planqués. Dire la beauté de l’action, où se rachète l’absurdité de cette «comédie» sanglante, lui paraît urgent. Car ce bain de sang possédait sa nécessité imprévue. Précipitant le destin des peuples, vainqueurs et vaincus, elle jette les fondations d’un avenir révolutionné, voire révolutionnaire… Parce que la guerre lui permit de se connaître tout entier, courage et faiblesse, elle devait marquer à jamais les livres et les choix politiques de Drieu. Né en janvier 1893, bercé par la geste napoléonienne et les romans de Paul Adam (qui devaient plaire au jeune Genet), Drieu appartient à cette génération façonnée par l’humiliation de 1870 et le bain de sang de la Commune, l’affaire Dreyfus, la montée des masses, la découverte de Nietzsche, Barrès, Kipling, Darwin, D’Annunzio, Sorel, l’aura de L’Action française, l’agitation et les faillites de la IIIe République, mais aussi la militarisation croissante du régime face aux provocations de l’Allemagne. Au vu de l’évolution de Péguy, on imagine comment l’époque a pu aiguiser l’appétit révolutionnaire des jeunes nationalistes, qui aspirent à bousculer à travers la politique, non seulement les limites étroites de la vie bourgeoise et celles de l’économie capitaliste. Le jeune soldat est aussi un humilié précoce. L’échec aux examens de Sciences Po a été plus que cuisant. Il s’en est ouvert à Colette Jéramec, sa future épouse, qui incarne l’ambition des élites juives, intégrées et converties. La guerre rachète cet échec, elle va le faire homme et écrivain. Le 23 août 1914, c’est «la bataille de Charleroi» où Drieu dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence en sortant de soi. Une expérience double, au demeurant : «Comme j’avais été brave et lâche ce jour-là, copain et lâcheur, dans et hors le sens commun, le sort commun.» Les pertes avaient été lourdes. Le frère de Colette, André Jéramec, dont Drieu dira le courage et le patriotisme en 1934, fait partie des disparus. Durant l’été 1916, convalescent, il fait la connaissance d’Aragon, un ami de Colette. L’ambition littéraire de Drieu peut s’épanouir. Un très étrange poème de lui paraît dès août dans SIC. «Usine = Usine» file la métaphore d’une mécanisation du monde, guerre et production capitaliste, et stigmatise l’aliénation des hommes, soumis à la loi d’airain des capitaines d’entreprises.

Un an plus tard, Interrogation reçoit un accueil très favorable. Les comptes rendus s’égrènent au cours de l’année suivante à propos de ce «petit livre, dur, mystique, tout flamboyant, tout fumant encore de la bataille», qui rappelle à la fois Claudel, Whitman et Lamennais à Fernand Vandérem. Apollinaire lui concède aussi quelques lignes très positives. La recension la plus enflammée revient à Hyacinthe Philouze, plume de L’Europe Nouvelle, proche de l’auteur, et d’autant plus sensible à «l’âme tout entière de la génération qui, au sortir de la tranchée, va façonner le monde nouveau!» Quant à la réaction de Paul Adam, c’est la reconnaissance du vieux professeur d’énergie, heureux de saluer en Drieu un émule de Rimbaud. Vraie crise morale, la guerre de 14 a enterré le patriotisme hérité de 1814 et de 1870 et laissé un vide que la « génération perdue » va devoir combler. Il faudra bien que la République déchue cède la place à une nouvelle organisation politique, économique et sociale, et se dote de nouvelles élites. La boucherie de 14-18 a révélé toute une jeunesse à elle-même, elle a réveillé son sens de l’action après lui avoir fait presque perdre celui de l’obéissance, elle a vérifié ce à quoi Drieu va se tenir : l’histoire se recrée dans la violence, martial ou politique, comme l’art dans le mal assumé. Chance de l’individu moderne, que tout condamne à l’apathie servile, la guerre sonne le sursaut collectif. Tel est, du moins, le credo d’Interrogation et, avec moins de confiance prophétique, de Fond de cantine. Notre époque pardonne à Aragon ce qu’elle reproche à Drieu. Souvenons-nous de Feu de joie, le premier volume de poèmes d’Aragon en septembre 1919. S’ils sont indemnes du moindre héroïsme cocardier, ses poèmes ne pratiquent pas le grisâtre cafardeux ou contrit : « Le masque du second degré à la fois nargue la guerre haïssable et avoue l’exaltation vécue » (Lionel Follet). Aragon rend compte, en 1920, de Fond de cantine, et prise le mélange d’électricité sexuelle et de désespérance racée : « Nous avons aimé la guerre comme une négresse. »

Drieu est alors devenu un solide compagnon des futurs surréalistes. Alimenté par l’argent d’une épouse qu’il délaisse, son libertinage ne connaît aucune borne : sexe et alcool, adultères et bordel, remplissent sa vie et bientôt ses nouvelles et romans d’un aristocratisme libertin qui rend un son net et franc. Il a frappé Mauriac, toujours lui, et Colette, autant que la critique qui va le suivre au cours des années qu’on dit folles. Aragon, Breton et Drieu se voient au café ou se croisent aux vernissages où fourmillent le ban et l’arrière-ban de Dada, comme l’exposition Picabia de décembre 1920, galerie La Cible. Son premier récit autobiographique, Etat civil (Gallimard, 1921) porte l’empreinte, encore discrète, de la camaraderie dadaïste, mâtinée de freudisme et de jalousie galopante : à Colette Jéramec, qui en suit le difficile accouchement, Drieu dit vouloir électriser le style classique par l’énergie du sport, ce dernier salut des sociétés avachies : « Voilà : il faut percuter et non suggérer. » Issue du libertinage de bon ton, l’écriture de Drieu mêle phrases heurtées et images sidérantes, accélérations et coupures, cynisme et désinvolture, sadisme et masochisme, pétrarquisme et sexualité directe. Derrière le cri d’alarme que lui inspire la dénatalisation française, au regard des chiffres de l’Allemagne, Mesures de la France (1922) intègre résolument la leçon de l’écriture automatique, telle que Breton et Soupault l’expérimentent. Plainte contre inconnu (1924) et L’Homme couvert de femmes (1925), dédié à Aragon, respirent une liberté sexuelle, qui est la réponse de Drieu au « dérèglement des sens » rimbaldien que préconisent les surréalistes. Du premier, on cite surtout La Valise vide, joli brouillon du Feu follet. En août 1923, quelques mois après que les surréalistes eurent salué l’assassinat du monarchiste Maurice Plateau, Drieu avait lancé sa première bombe à leur endroit. La Valise vide, publiée par la N.R.F. et dédiée à Eluard, peint en noir l’infortuné Jacques Rigaut, l’un des noceurs du groupe Dada, toujours à court de femmes, d’argent et de drogue, époux malheureux, écrivain stérile, amant à éclipses…

La nouvelle de Drieu choqua. C’est qu’elle ne triche guère et dissèque. Jacques-Emile Blanche, pâle héritier du grand Manet, portraitiste de Drieu, joue aux vierges effarouchées lorsqu’il écrit, sous l’émotion, à Mauriac : « Je n’ai jamais lu quelque chose de plus répugnant – car c’est très juste et absolument injuste à la fois. » Rigaut flirta encore quelques années avec le vide, la poisse et l’impuissance littéraire, avant de se tuer. Cette mort inspira à Drieu un Adieu à Gonzague qui n’adoucit guère les rosseries de La Valise vide. Il en fallait sans doute plus pour faire voler en éclat cette société de jeunes jouisseurs artificiellement déclassés, et unis par l’amitié autant que par l’émulation et les rivalités amoureuses auxquelles allaient s’ajouter le différend politique que créerait le ralliement progressif d’Aragon et Breton au parti communiste. Drieu, on le sait, cherche à les détourner de cette alliance contre-nature, dès l’été 1925, avec la complicité de Jean Paulhan. La correspondance de celui-ci montre suffisamment qu’ils font cause commune contre la dérive communisante du groupe surréaliste et leur rhétorique de l’abjection, où la haine sans nuances de l’Occident inaugure une détestation dont nous mesurons aujourd’hui les dégâts. « La véritable erreur des surréalistes », l’article que Drieu donne à la NRF d’août 1925, doit se lire comme une lettre ouverte à Aragon. De son propre aveu, Aragon dépassera les bornes en répondant à Drieu. Il y eut toujours de l’amant meurtri ou frustré dans les ruades du futur romancier d’Aurélien ! Lionel Follet, dont les travaux ont été décisifs sur ce point d’abcès, rappelle qu’Aragon vit alors une liaison, à la fois passionnée et blessante, avec Eyre de Lanux, femme mariée, qui avait été la maîtresse de Drieu et qui ne se console pas de leur séparation dans les bras d’Aragon. Le 7 septembre 1925, ce dernier écrit à Breton : « Il paraît que Drieu n’avait jamais envisagé que son article pût le brouiller avec moi. Faut-il que chacun me connaisse mal. »

Au contraire, Drieu le connaissait trop bien. Et l’alignement d’Aragon sur les positions de l’IC et du PCF ne pouvait aboutir, sous la gloire et la richesse, qu’au terrorisme et au sacrifice de soi… S’il a toujours excellé au jeu de massacre, culbutant pêle-mêle les notables hypocrites et les intellectuels inconséquents, Drieu n’est jamais aussi bon que lorsqu’il épingle ses propres velléités de héros endormi par l’argent et le sexe. Et à ce compte-là, la concision cruelle de Blèche, en 1927, se révèle plus blessante que la saga noircie des siens dans Rêveuse bourgeoisie. Il y avait du Juvénal en lui, mais un Juvénal qui ne s’épargnerait pas lui-même. Le personnage principal de Blèche joue les catholiques fervents pour la galerie, c’est un sauteur sans talent ; quant à Alain, l’homme des addictions et des illusions stériles du Feu follet, il promène le deuil de ses leurres et le déclin de sa jeunesse avant de « se heurter » à son revolver… Une chute sans rédemption ni explication. Les jeunes Sartre et Camus en prendront de la graine. Le Feu follet reste le diamant noir de la décennie. En 1931, Drieu y solde une dernière fois son éloignement définitif du groupe surréaliste. Le suicide de Rigaut, dans la grande tradition des « maudits », a beaucoup troublé Drieu. Cette mort s’adresse au petit cénacle des jouisseurs et demi-écrivains dans l’effervescence desquels Drieu a frayé. Valaient-ils mieux que le défunt ? On ne peut pas s’empêcher d’y entendre la voix du soupçon, cette mauvaise conscience qui aura empoisonné la vie de Drieu, mais sauvé son œuvre. Ce « mythomane à rebours » (Bernard Frank) a préféré plonger le fer plus profond, à la manière du bourreau de Baudelaire, plaie et couteau. Grover avait très bien vu la prégnance des Fleurs du mal chez Drieu. On ne quitte pas Baudelaire en retrouvant l’espace des écrits politiques. Drieu renoue, en effet, avec eux au moment où il croise le fer avec Aragon.

Publiés tous deux en 1927, La Suite dans les idées et Le Jeune Européen, par leur lente élaboration, remonte à ces années de bascule progressive, de ressaisissement, les années 1924-1925, ainsi que l’enregistrera la première page du génial Intermède romain en 1943. En ce milieu des années 1920, Drieu, devenu un pilier de dancings et de cafés à Américaines, prend conscience que la fuite dans les plaisirs n’aura qu’un temps. Don Juan insatiable, mais «tête politique », il ne peut abandonner le soldat de Charleroi au stupre des années folles. Peu convaincu par Mussolini, trop nationaliste, lucide quant à Moscou, et refusant de suivre Aragon sur la pente du léninisme, il publie donc, coup sur coup, La Suite dans les idées et Le Jeune Européen. Balançant de la confession intime à la réflexion globale, La Suite dans les idées appartient à ces objets indéfinissables chers à Drieu, à cette « indéfinition générique » où Jean-François Louette a vu un trait et un charme de l’écrivain rétif aux définitions asséchantes. Fait de bribes échouées depuis 1917, poèmes et récits courts, le premier volume n’a pas convaincu Gallimard, auquel Drieu avait tenté de le vendre dès 1925. Ce décousu ne doit pas abuser et Julien Hervier donne la clef de l’étrange bouquet en rapprochant son Préambule de l’adresse liminaire des Fleurs du mal. La recherche du plaisir ne saurait dédouaner les jouisseurs d’agir sur le monde environnant et d’interroger le sens de leur vie de débauches. Drieu lance ainsi à son lecteur : « Et tu pourras toujours dire que, dans ce fatras, tu ne t’es pas reconnu. »

La Suite dans les idées peint en tons crus et drôles, cruellement drôles, la difficulté de s’arracher aux délices de Capoue pour la jeunesse des bistrots et des boîtes, où les jeunes surréalistes ne sont pas les derniers à s’étourdir. A cet étourdissement généralisé, à ces femmes affranchies et qui éclatent de « toute leur fureur sexuelle » aux terrasses des cafés, Drieu ne jette pas la pierre, il en fut, il en est encore un peu… Son besoin d’autre chose n’en est que plus impérieux et se fait entendre, en 1927 toujours, des lecteurs du Jeune Européen. « Rêveries lyriques sur l’état de notre civilisation », ce grand livre passablement occulté attrape la décomposition contemporaine au filet de son étrange alliage. Dédié à Breton, il cite Le Paysan de Paris d’Aragon en tête de sa seconde partie, où le music-hall et les divers attraits du merveilleux populaire illustrent « le tragique moderne » des surréalistes avec lesquels Drieu n’a donc pas rompu en tout. Il redit, par contre, « l’affreuse déconvenue » que la Russie soviétique lui a causée, il le redit en admirateur trompé de l’autre choc de 1917. Il lui semble, d’ailleurs, que l’actualité voit triompher les fausses valeurs, les engagements frelatés, l’imposture des mots dévoyés… De même que la supposée victoire du prolétariat masque celle du machinisme et de la servitude d’Etat, l’époque entière glisse vers le règne de la duperie, surtout en France. Où trouver la force d’un changement authentique ? Comment réveiller les appétits du fantassin devant lequel l’Europe déroulait un rêve de fraternité par-dessus les clivages, les classes et les frontières ? Ce fut l’interrogation de 1927 ! Interrogation dont on ne peut dissocier sa rencontre de Malraux, qui remplace aussitôt Aragon dans le cœur et l’esprit de Drieu.

En 1928, avec Genève ou Moscou, il prend les hauteurs et le grand style d’un Talleyrand des temps modernes pour juger du « monde qui change » et donner un sens plus net à sa conduite et à sa littérature, le clerc et le guerrier, un guerrier encore pacifique, ne se séparant plus. Le manque d’imagination qui serait le sien, avoue-t-il à son lecteur, lui impose de tirer sa matière du présent et de ce présent déboussolé et inquiétant propre à cette Europe du près-krach où l’Allemagne cherche un second souffle : « je suis de ceux-là qui dans une génération font la liaison, à leurs risques et périls, entre la Cité et l’Esprit. Jetez-moi la pierre, si vous ne tirez de moi aucun profit. » Peu d’écrivains eussent été capables alors d’alterner, à la manière de Genève ou Moscou, « les digressions séduisantes » (Grover) et un programme qui ne visait à réformer le capitalisme et liquider toute forme de nationalisme, au nom de la paix et d’une Europe régénérée ? Plus que jamais, persister dans la vieille politique aboutirait au second suicide de l’Europe. Mais à transgresser la logique des partis, Drieu risquait de n’être compris d’aucun, et de ne plaire qu’aux aventuriers de la pensée : Genève ou Moscou sera ainsi soutenu, à sa sortie, par Léon Blum et Jacques Benoist-Méchin, l’homme clef du Front Populaire et l’une des grandes figures de la Collaboration. L’un et l’autre, à la veille du krach de Wall Street, partagent le diagnostic lucide de Drieu : l’avenir de l’Europe est conditionné par sa réorganisation économique. Aider l’Allemagne des années 1920 à surmonter le coût de sa défaite leur semble de meilleure politique, dans la perspective d’une Europe tenaillée par la Russie et l’Amérique, que l’acharnement cocardier de courte portée.

L’Europe contre les patries, en 1931, exhorte les Allemands, en bonne logique, à un effort symétrique : l’Europe ne se fera pas sans eux et leur propre renoncement au nationalisme étroit qui s’est réveillé, et pousse le parti nazi vers le pouvoir. Le livre contiendrait « le vrai sentiment de mon âme », note le Journal de Drieu, en mai 1942, à l’heure où il se dit avoir surmonté « les vérités contradictoires de son moi » : « L’agonie de la France, je l’ai vécue en 1918. Depuis, j’ai dépassé du fond de mon esprit et de mon cœur le moment du nationalisme. » De L’Europe contre les patries à Socialisme fasciste, de 1931 à 1934, il n’y a qu’un pas. C’est que le temps historique connaît alors un de ces coups d’accélérateur qui précipitent soudainement l’histoire des peuples. Socialisme fasciste, bien que son titre prête aujourd’hui à confusion, parait chez Gallimard, sans encombre particulière. L’Europe retient son souffle depuis l’accession d’Hitler au poste de chancelier d’Allemagne et la nouvelle donne politique pousse éditeurs et observateurs de toute nature à l’affronter. Depuis 1932 et l’Affaire Aragon, à la suite de la parution de Front rouge, l’intelligentsia parisienne se déchire de plus belle. L’appel au meurtre n’est plus une posture dadaïste, Aragon en fait le levier de la lutte des classes, version Moscou. Prêt à durcir aussi le ton, Drieu découvre l’Argentine en 1932, rencontre Borges et se passionne pour l’histoire de l’Amérique du Sud, si riche en révolutionnaires et dictateurs. Il sait déjà que la différence est souvent mince. Lors de cette tournée sud-américaine de conférences, un motif prévaut, celui de l’opposition communisme / fascisme où se joue, il en est convaincu, le sort du monde occidental. Prendre parti devient une des obsessions déclarées.

Durant l’hiver 1932-33, sous la nécessité de connaître ses ennemis, il assiste à un meeting du comité Amsterdam-Pleyel, avant de s’engager aux côtés de son ami Gaston Bergery, qui fonde en mai 1933 Front commun, parti auquel se rallient des socialistes, des radicaux et des dissidents du PCF. « Ce fut probablement, dans le panorama de la Troisième République, la tentative la plus audacieuse de dépasser la dichotomie droite-gauche », écrit Maurizio Serra, tentative qui intéresse Drieu, longtemps fasciné par Bergery, auquel est dédié L’Europe contre les patries. Notons, au passage, afin de souligner la différence entre ces deux hommes flamboyants, que Bergery poussa le projet de rapprochement avec l’Allemagne, dans le but d’éviter une nouvelle guerre, jusqu’à approuver les futurs accords de Munich. Pas Drieu. Du reste, ses deux grands livres de 1934, La Comédie de Charleroi et Socialisme fasciste, parus de part et d’autre de l’embrasement contagieux du 6 février, montrent que Drieu n’a ni tout à fait renoncé à son attachement viscéral à la France, ni tout à fait tué en lui le jouisseur non encarté. Sa sensualité fondamentale et son individualisme foncier l’empêcheront de se donner complètement à la discipline des partis et à l’idéologie du chef qu’il n’exaltera jamais que de manière ambivalente. Certains y voient une faiblesse, j’y verrais plutôt le signe de son obsession à réconcilier dandysme et nouveau pacte social. A cet égard, Socialisme fasciste, contre Marx et le marxisme, nie la lutte des classes et les classes elles-mêmes, réclame une nouvelle alliance entre la politique d’en-haut et le peuple d’en-bas. C’est de leur divorce qu’agonise la IIIe République, dont les intrigues font le jeu des extrêmes en prétendant sauver les valeurs sacrées du pays. Pour l’heure, les fascismes n’offrent à son idéal qu’une méthode, non un programme. « J’accueille toutes les idées en vue de les corriger l’une par l’autre, écrit Drieu ; je ne crois en effet à leur fécondité que dans leur incidence possible avec le plan politique. » On comprend que Socialisme fasciste ait pu enthousiasmer un Brice Parain, déçu communisme et prêt à de nouvelles configurations. Mais il n’y a pas lieu de s’étonner que Drieu se soit gardé de dire sa flamme envers Hitler dès 1934. En janvier de cette année, il avait découvert la nouvelle Allemagne. Or, et il l’écrit dans la NRF à chaud, son bilan est loin d’être positif : racisme, statisme, bellicisme, impérialisme. Que Drieu en soit arrivé à faire taire, en partie, ces terribles réserves, c’est une autre histoire. Stéphane Guégan

Mes remerciements à Chantal Delsol, Laetitia Strauch-Bonart, Martine Picon, Julien Hervier et Gilbert Comte.

STARO, PRIMO, MUSSO

product_9782070145607_195x320Starobinski aura 100 ans en 2020. Par avance, si j’ose dire, se dresse ce massif, une centaine d’études rédigées entre 1943 et aujourd’hui, autant de textes publiés en marge des grands livres, mais sertis comme eux, et s’y rattachant par le brio de l’analyse, la langue superbement intelligible et l’unité d’intérêt. L’ensemble, qui suffirait à notre bonheur, est précédé d’une longue présentation biographique, alliant photographies et données de première main, conforme aux usages de Quarto. Martin Rueff, éditeur du volume, signe aussi ces 200 pages passionnantes, première synthèse à être tentée et accomplie sur le très riche parcours de celui qu’il nomme le « plus grand herméneute littéraire de langue française du XXème siècle ». On explique la grandeur en la montrant et en fouillant ses origines, à défaut de tout clarifier. La beauté du destin, la force de réalisation propre à chaque individu, y perdrait. Les origines de Starobinski se confondent avec celles de ces Juifs polonais pour qui le XXème siècle, bien avant Hitler et Staline, inséparables fléaux des futures « terres de sang », signifiait l’exil. Afin de poursuivre des études de médecine, sans renoncer à la philosophie, Aron Starobinski quitte Varsovie pour Genève, à la veille de la guerre de 14, où sa situation s’améliore malgré d’autres blocages xénophobes. En dehors des années d’enseignement aux États-Unis, son fils Jean restera fidèle à la Suisse et au choix paternel, étudier l’homme sous la double lumière de la pensée et de la thérapie. L’impact de la psychanalyse sur ses travaux est notoire. Fasciné par l’univers clinique, il fait entrer très tôt l’étude la mélancolie dans sa vision d’un monde toujours déchiré entre maux et désirs. Freud l’aidera à y voir plus clair en Rousseau, l’homme des fausses transparences, et en bien d’autres, de Füssli au regretté Yves Bonnefoy.

product_9782070770373_195x320Les délires du freudisme ont fait tellement souffrir l’histoire littéraire et l’histoire de l’art, en affranchissant l’exégèse de tout rapport objectif à l’œuvre et son auteur, qu’il importe de rappeler les réserves et réticences de Starobinski à leur sujet. Ses premiers maîtres, au seuil des études classiques (1939-1942), l’avertirent du danger qu’il y avait à se contenter du dessous des mots et à se réfugier hors de l’histoire. A l’évidence, l’expérience de la guerre, fût-ce de Suisse, rendit impossible toute complaisance envers la tentation de survaloriser l’inconscient ou, à l’inverse, les seuls appels du présent dans la lecture des grands textes ou des grands peintres. Il avait commencé, sous l’œil vite amical de Marcel Raymond, par questionner la « connaissance de soi » chez le héros stendhalien, thème qui montrait que la littérature n’avait besoin d’aucune théorie extérieure à elle pour examiner ses procédures et sa finalité. Associant dans l’acte créateur cette construction de soi et le rapport à la communauté, Starobinski situera toujours le travail interprétatif à égale distance de l’œuvre et du milieu avec qui elle s’est formée. En conséquence, les divers modes sous lesquels un auteur se désigne lui-même à son lecteur ne pouvaient que le passionner.

product_9782070746545_195x320Starobinski est un de ceux qui ont le mieux traqué, par exemple, les masques épars et volontiers contradictoires de Baudelaire, dont il explora exemplairement les multiples faces et fonctions, du mélancolique lucide au critique d’art hyperactif, du saltimbanque marginalisé à son besoin des stimulations de la rue moderne. Très ouvert au poète des Fleurs du Mal et à sa décisive postérité, ouverture typique d’un disciple de Marcel Raymond, le présent volume surprendra par le peu de place qu’il fait au XVIIIème siècle. A explorer l’autre corpus de Starobinski, il souligne justement son souci des contemporains et rappelle ce qu’il doit à la communauté intellectuelle et artistique dont Genève fut le port franc et la revue Labyrinthe l’un des fiers vaisseaux. En1943, son premier article sur Balthus interroge « l’attitude profonde d’un grand peintre à l’égard de l’événement de notre temps ». Le privilège que le jeune critique accordera très vite à Montaigne et au XVIIIe siècle en découle : Starobinski éprouve une sorte d’amour fusionnel pour l’époque qui réévalue tous les discours « porteurs d’autorité » et ouvrit l’espace d’une communication directe, horizontale et aléatoire, entre l’art et son public. De l’opéra au Salon, du livre à l’estampe, de la souveraineté régalienne au partage politique, le siècle des philosophes invente notre modernité. Si « le retour de l’ombre » reste l’une des obsessions de son cheminement critique et politique, la « dignité de l’homme » en constitue le pendant. A scruter ainsi le monde et ses artistes, il se voulut sans doute moins solidaire de Michel Foucault et Pierre Bourdieu que de René Char et Gaëtan Picon. Stéphane Guégan

*Jean Starobinski, La Beauté du monde. La littérature et les arts, volume dirigé par Martin Rueff, Quarto, Gallimard, 30€

De l’autre côté des Alpes…

product_9782070143887_195x320Le dernier livre de Sergio Luzzatto a fait l’objet d’un lynchage médiatique en son pays, où la mémoire de la résistance reste un domaine difficile à aborder et dangereux à défier. Dans Le Corps du Duce, l’historien téméraire avait déjà affronté les fantômes de l’Italie fasciste, des années 20 à sa phase terminale (fin 1943-1945), en rappelant que les violences et les victimes de la guerre civile ne furent pas toujours celles que l’on croyait. Parce qu’il convoque la figure éminente de Primo Levi et narre un épisode peu glorieux de ses trois mois de lutte aux côtés des partisans, Partigia s’exposait à de plus grands déboires. Luzzatto s’est donc vu accuser d’avoir souillé le rescapé d’Auschwitz et, à travers lui, la cause de ceux qui se dressèrent contre la République de Salo et ses alliés allemands. Mais est-ce vraiment les noircir, le diffamer que d’éclairer la réalité des combats et des comportements dans la confusion qui suivit l’armistice de septembre 1943 et dont le Malaparte du Compagnon de voyage a génialement saisi les incertitudes ? Le groupe de partisans auxquels Primo Levi fut lié ne brilla guère par sa préparation et son efficace, hors du jour où deux innocents furent exécutés, sur fausse dénonciation, « à la soviétique ». Une balle dans la nuque, sans prévenir, joli travail, vite tu. SG // Sergio Luzzatto, Partigia. Primo Levi, la Résistance et la mémoire, Gallimard, 26€

9782262065232Mars-avril 1932, palais de Venise, Rome… Mussolini, au pouvoir depuis 10 ans, ne sort plus guère, mais il reçoit encore… Singulier visiteur que cet Emil Ludwig, Juif de Silésie, polygraphe phare de l’Allemagne pré-hitlérienne, venu interviewer le Duce… Comment refuser de s’entretenir avec cet auteur à succès, qui a déjà Staline à son tableau de chasse ? En outre, rappelle l’excellente présentation de Maurizio Serra, le Benito d’alors conserve le prestige de ses années socialistes et a entamé une politique d’apaisement avec ses amis/ennemis d’hier. De cet homme autoritaire, de l’amant de Margherita Sarfatti, qui ne fait pas profession d’antisémitisme et ne présente aucune des tares psychiques d’un Staline ou d’un Hitler, ajoute Serra, qui pourrait deviner l’évolution, le rapprochement avec l’Allemagne, les lois raciales et la chute en marionnette de Berlin ? Ce que l’on a oublié de Mussolini, de notre côté des Alpes, sa grande culture germanique, lettres et musique, Emil Ludwig le sait et en joue durant ces rencontres qui accouchèrent d’un livre clef, paru chez Albin Michel dès 1932, et que les éditions Perrin nous rendent. Mussolini, dont le narcissisme n’avait pas encore montré tous ses coups de menton et ses profils césariens, y laisse courir son verbe facile, Ludwig tend une oreille attentive et pleine d’espoir. C’est que le journaliste, bientôt exilé en Suisse, avant le départ pour les États-Unis, voit encore en Mussolini un « révolutionnaire », « une réaliste constructif », incapable de céder aux sirènes du nazisme et du communisme. De fait, nietzschéen conséquent, le Duce devait longtemps résister à Hitler. SG // Emil Ludwig, Entretiens avec Mussolini, présentation et notes de Maurizio Serra, collection Tempus, Perrin, 8€.

BARONS ROUGES ET FAUCONS NOIRS

product_9782070792191_195x320La rue a donc parlé. Casseurs de vitres et casseurs de flics nous auraient soudain ramenés à l’époque, voilà un siècle, où socialistes, communistes, anarchistes et fascistes s’entretuaient dans une Italie qui sortait à peine des épreuves de la guerre de 14. En mai 1968, cherchant des excuses à ses origines bourgeoises et son aspiration au plaisir, l’ardeur estudiantine s’était donné un programme politique. Nos insurgés aux méthodes dures s’agitent eux dans les limbes de fausses espérances ou, pire, de fallacieux prétextes. La manif n’est plus alors qu’hubris autorisée. Puisque les médias s’amusent à comparer l’incomparable, ou idéalisent le rebelle en pronostiquant le retour du fascisme, mieux vaut revenir à la vérité des années 20-30, quand la révolution, rouge ou noire, restait un horizon possible.

5063195_11-1-1441517913_545x460_autocropDeux événements majeurs, on le sait, en furent les mauvaises fées, la révolution de 1917, dont on imagine Poutine préparer le bicentenaire, et le solde monstrueux des tranchées. Après avoir connu le feu et reçu quelques blessures méritoires, Mussolini ne s’y était pas trompé : « La guerre a été révolutionnaire, car elle a noyé, dans un fleuve de sang, le siècle de la démocratie, le siècle du nombre, de la majorité, de la quantité. » L’Europe postrévolutionnaire avait failli en se suicidant, Benito et les siens n’en démordraient plus… Sur ces ruines, le nationalisme pouvait seul reconstruire un état durable et digne de son passé, mais un nationalisme régénéré par la discipline militaire et une vaste redistribution sociale. Raisonnement typique de la « génération perdue », en ce qu’il mêle constat indéniable et dangereuse utopie, l’idéal d’acier des fascistes italiens parut inacceptable, à plus d’un, dans l’Europe du traité de Versailles… C’était le cas de Romain Rolland et de Stefan Zweig, chez qui l’horreur de la guerre avait pourtant ébranlé le pacifisme foncier, et son règlement maladroit accru très vite l’inquiétude de nouveaux cataclysmes. Leur correspondance, qui continue à nous éblouir volume après volume, respire l’air du temps avec une largeur de vue et un souffle littéraire peu communs. L’intelligence et l’art, il n’est pas d’alternative au naufrage de 14-18, et de meilleure réponse à ce qui gagne l’Europe saignée, mutilée et redécoupée en fonction d’une ligne démocratique aux chances précaires. Romain Rolland doute de cette nouvelle Europe, demande des leçons de sagesse à l’Inde de son cher Gandhi et se tourne vers un ordre international dominé par les USA et bientôt l’URSS, aussi réfractaire soit-il à « l’idole moscovite » et à la terreur communiste. Zweig, lui, se cramponne à l’espoir de voir refleurir l’âge d’or de l’ancien Empire austro-hongrois. Il faut avoir le cœur bien accroché, toutefois, pour ne pas flancher. Car le succès de ses géniales nouvelles et biographies, d’Allemagne et de France en Russie, ne l’aveugle pas sur les « courants de folie », noirs et rouges, qui fragilisent déjà la reconstruction européenne, sous l’égide de la SDN et l’impulsion des accords de Locarno. Zweig a les yeux bien ouverts, et la plume intraitable des républicains de 1789, son horizon indépassé. Sur le renouveau nationaliste, l’antisémitisme bavarois sous la poussée nazie dès 1923, sur les profits que tire la stratégie stalinienne de l’antifascisme relayé par L’Humanité ou la revue Clarté d’Henri Barbusse, et sur le milieu artistique tenté à son tour par l’anathème et le délire en chambre, c’est le Juif autrichien au-dessus des communautés et des nations qui a raison, c’est l’émule de Freud et le fou de Balzac qui se montre le plus mordant. Sa défiance des dérives dadaïstes, « anarcho-snobisme » que Rolland épingle aussi, égale son aversion pour les rouges aux yeux doux : « J’apprécie l’antifascisme mais ce n’est pas Barbusse qui doit organiser cela, lui, l’homme de parti, qui jamais ne donnerait une signature pour une protestation contre une violence bolchevique. » Dont acte.

product_9782070145058_195x320Obsédés par le destin d’une Allemagne brisée, les faiblesses de la République de Weimar (qui a pourtant vaincu l’inflation) et le pangermisme nazi, Rolland et Zweig n’en sont pas moins très attentifs à l’autre révolution nationaliste, la première même de l’après-guerre, celle des squadristi à chemise noire. Le 20 juin 1924, quelques jours après l’assassinat du secrétaire général du PSI, Zweig s’émeut de l’indifférence de l’opinion publique envers Matteotti, froidement liquidé par les phalangistes. Deux ans plus tard, l’instauration des lois fascistes, qui réduisent au silence les ennemis du Duce et condamnent à l’exil certains de leurs amis, révolte l’attachement viscéral des deux écrivains aux « libertés publiques ». Que penser aujourd’hui de l’« abjecte terreur noire » (Rolland) dont l’Italie du pauvre Victor-Emmanuel III fut l’otage plus ou moins docile ? Que penser des exactions sanglantes et des bravades continuelles qui permirent à Mussolini et aux siens de prendre le pouvoir, contre toute attente, à l’issue de la fameuse « marche sur Rome » d’octobre 1922 ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles le livre efficace d’Emilio Gentile répond en croisant les sources et en montrant ce que la logique insurrectionnelle des fascistes italiens doit au « régime de violence » qui intéresse tant les historiens des années 1920 (voir ici ce que disent Maurizio Serra et Guillaume Payen de la virulence guerrière des intellectuels et artistes du temps). L’impôt du sang, le souvenir de la défaite de Caporetto et la solidarité des combattants pesèrent, au lendemain de l’armistice, autant que le sentiment de voir l’Italie frustrée des fruits de sa victoire… Mais la vigueur martiale des milices nationalistes, et bientôt fascistes, fut loin d’être la seule à éclater en 1920-1921. Emilio Gentile brosse un tableau saisissant des baronnies rouges, ces régions sous contrôle socialiste et communiste, et des manifestations de force, en tous sens, dont « les amis du peuple » furent aussi les chantres affichés. De cette guerre civile occultée par la mémoire nationale (et le politiquement correct), nous ignorions le lourd bilan et l’impact. C’est la peur de « l’engouement bolchevique », dont il joue en maître, qui portera en grande partie Mussolini à la tête du gouvernement et lui ouvrira le cœur du patronat comme de la reine mère. L’État libéral, en dépit sa légende, noire elle aussi, résista d’abord à la fronde fasciste et lui tint même tête lors de la fameuse « marche de Rome », dont Mussolini fut loin d’être le principal instigateur. Il en fut, par contre, le principal vainqueur, avec la bénédiction du roi et de l’Église qu’il avait, en bon paysan, roulés dans la farine.

product_9782070136315_195x320Ce fut son mot, plus tard, lorsque les besoins de sa propre légende le forcèrent à s’approprier le mérite du coup d’octobre 1922… Comment imaginer qu’il en eût été autrement ? Son charisme en dépendait. Benito avait été physiquement engagé dans chacune des étapes de son parcours providentiel, nul ne devait en douter : le corps du Duce, ainsi que l’analyse le brillant Sergio Luzzatto, le magnétisme qu’il exerce sur les femmes et les hommes, est la « clef du consensus populaire » dont il bénéficia jusqu’au début des années 1940. Dans cette tête à silhouette d’obus, dans cette force ramassée, qui sentait sa Romagne natale, le régime avait trouvé son plus sûr symbole, et le signe de sa durée. Durer, ne jamais hypothéquer l’avenir, tels avaient été les messages adressés aux foules enamourées en 1926, à l’occasion des cérémonies d’anniversaire de « la marche sur Rome ». Jusqu’à son arrestation, le 25 juillet 1943, Mussolini cultiva ainsi son image de dictateur indestructible comme son bien le plus précieux, avec l’appui, certes, d’une propagande efficiente, mais qui se fit plus discrète quand il apparut aux Italiens que la politique de l’Axe signifiait de nouvelles privations et proscriptions,  et la mort de ses fils, envoyés sur le stupide front russe. Mais tant que le Duce resta le Duce, ses ennemis n’eurent de cesse d’attenter à sa vie ou,  à défaut, au mythe de sa santé miraculeuse. En 1926, le doux Romain Rolland se félicite que notre tyran vive dans une peur constante… On sait que Mussolini fit piètre figure lors de sa mise aux arrêts, avant que les paras d’Hitler ne le remissent en selle. Il fut longtemps admis qu’il s’était comporté de façon plus lamentable encore lorsque les partisans communistes, mettant un point final à la République de Salò, lui firent enfin la peau. « Visez le cœur », lança-t-il. Ce dernier mot, héroïque, rachetait un peu sa fuite calamiteuse, mais il sera tenu secret par ses juges expéditifs. Il fallait que Mussolini fût mort en lâche, il fallait qu’il disparût, corps et âme, de la dévotion, déjà ébréchée, des Italiens. Ce qu’il advint du cadavre du Duce, et de celui de Clara Petacci, son ultime maîtresse, lorsqu’ils furent livrés à la sauvagerie des Milanais, est trop connu pour être redit. Luzzatto a raison d’y insister, ce vent de barbarie collective ne concerna qu’un petit nombre d’individus. S’annonçait déjà le destin posthume de Benito dont le corps éteint allait être un des enjeux symboliques des années 1946-1957, du vol de sa dépouille à son inhumation, en passant par la longue éclipse durant laquelle le gouvernement italien, confronté à l’ardeur retrouvée des néo-fascistes, cacha les restes du Duce dans un couvent franciscain. Cette épopée rocambolesque attendait Luzzatto et son talent de conteur pour faire vraiment sens. Mais son livre apporte aussi une contribution majeure à notre relecture de la seconde après-guerre, trop souvent réduite à la tragédie de la Shoah et à la morale édifiante de la Résistance. De même qu’on ne saurait expliquer la naissance du fascisme italien en dehors du contexte de la terreur rouge des années 1919-1921, on ne peut plus désormais fermer les yeux sur les ambiguïtés de l’autre « guerre civile », celle dont l’Occupation allemande fut le théâtre, de part et d’autre des Alpes. Stéphane Guégan

zweigportrett2*Romain Rolland et Stefan Zweig, Correspondance 1920-1927, préface et édition de Jean-Yves Brancy, Albin Michel, 32€. // La collection Folio Essais (voir couverture plus haut) accueille désormais le dernier chef-d’œuvre  de Zweig, Le Monde d’hier (Gallimard, NRF Essais, 7,70€), dernier mais qui fut écrit, à New York, essentiellement en 1941, avant que son auteur ne décide de se tuer. Le suicide d’avril 1942, dont les causes dépassent les circonstances de l’exil et de l’antisémitisme qui l’avait chassé de son Autriche natale, jette encore une ombre crépusculaire sur ce qui ne le fut pas : long et heureux voyage à maints égards, la vie de Zweig ne fut pas cette suite de naufrages qu’une lecture superficielle du Monde d’hier donne à croire. S’il n’y parle pas des femmes qu’il aura aimées, par une sorte de pudeur dont il s’explique, notre nomade de la curiosité, notre polyglotte pétri de cultures comme l’élite juive de Vienne, se méfie de sa propre nostalgie pour l’empire austro-hongrois d’avant 14. La guerre marque bien la sortie du Paradis. Mais ce proche de Freud connaît les pièges de la mémoire des « temps enfuis ». Hannah Arendt aura tort de lui reprocher, en 1943, d’avoir trop idéalisé le cosmopolitisme, la tolérance ethnique et religieuse de l’ancienne Autriche. Écrivain génial, forçant dates et faits dans cette fausse autobiographie, Zweig polit son portrait du vieil Empire, sans l’édulcorer complètement, pour mieux crucifier l’Allemagne d’Hitler et de l’Anschluss. Nous n’avons pas pu, nous intellectuels, nous fiers humanistes, nous créateurs libres, européens et pacifistes, garder en vie ce miracle qu’était la Vienne de Mahler, Hofmannsthal, Klimt… C’était le sens de l’exposition décisive de Jean Clair, en 1986, Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, qui donna lieu à une série de méprises méprisables ! La nostalgie stimule donc le regard que Zweig porte le monde né de la guerre, et s’y jetant à nouveau. Les pages mi-politiques, mi-freudiennes sur le nationalisme allemand, hitlérien ou pas, sont justement célèbres. Mais il faut relire ses évocations de Paris, ses rues, cafés et écrivains, contrepoint lumineux baigné d’un discret érotisme. Le traducteur de Baudelaire y avait trouvé une de ses patries spirituelles, existentielles. Il faut enfin méditer la longue séquence qu’il consacre à Mussolini, au Mussolini d’avant l’Axe et les lois raciales, un Mussolini admirateur de Zweig et capable de faire une fleur au « citoyen du monde« . SG

**Emilio Gentile, Soudain, le fascisme. La marche sur Rome, l’autre révolution d’octobre, Gallimard, NRF Essais, 29€

***Sergio Luzzatto, Le Corps du Duce. Essai de sortie du fascisme, Gallimard, NRF Essais, 28€