NEW YORK ! NEW YEAR !

Maintenant que sa mémoire est harcelée par les tenants des cultural et/ou gender studies, Clement Greenberg (1909-1994) m’est devenu éminemment sympathique. L’ancien pape du modernisme, le chantre indiscuté de l’expressionnisme abstrait, le mentor de Jackson Pollock et de David Smith, sert désormais de repoussoir à la nouvelle doxa. Outre l’élitisme que Greenberg a toujours revendiqué par mépris de la « culture de masse » et du « kitch » (dont la dernière FIAC donna l’effarant spectacle), il lui est surtout fait grief d’avoir incarné une démarche « occidentalo-phallocentrée », combattu le penchant des années 1960 pour les formes hybrides et poussé son anti-stalinisme jusqu’à servir le maccarthysme. On lui reproche même d’avoir été un mauvais Juif pour n’avoir ni soutenu la cause sioniste, ni applaudi au pittoresque de Chagall, ni souligné la judéité des artistes de son cercle, de Barnett Newman à Rothko. Bref, il est devenu, vingt ans après sa mort, l’homme de toutes les tares qui servent de morale négative à notre sinistre époque. Comme il serait trop long de les examiner une à une, je m’en tiendrai à quelques remarques de bon sens, avant d’en venir au formalisme étroit dans lequel Greenberg, dit-on, se serait enfermé, lui et l’art américain des années 1940-1950. On rappellera, d’abord, que ce fils d’émigrés juifs lithuaniens a fait le coup de poing, dans sa jeunesse, aux côtés de son frère, quand les néo-nazis paradaient sur la Vème avenue. Les procès de Moscou l’ont simultanément édifié sur le supposé bouclier/ bonheur soviétique. Le pacte d’août 39 fera le reste.

La correspondance de la famille Pollock, que Charles Dantzig et Grasset eurent la bonne idée de publier dès 1999, témoigne d’une même lucidité. Greenberg se méfie assez vite également de l’enthousiasme que suscite l’alternative trotskyste et refuse catégoriquement  la tendance des gens de gauche à vouloir embrigader les artistes, sans parler du réalisme socialiste qu’il a en horreur, comme toute forme d’illusionnisme néo-pompier. L’alternative, c’est plus que jamais l’éthique du médium. « On ne dira jamais assez l’importance de l’honnêteté en art », écrit-il en 1952. Le processus de transformation sociale, dont Greenberg se dit solidaire, passe uniquement par le langage des formes et leur mise à nu. Quand bien même l’artiste d’avant-garde est lié économiquement à la société dont il entend se séparer, il en prépare la réforme. Modernisme et formalisme, on le sait, trouvent leurs racines dans la fin du XIXème siècle et Greenberg, à cet égard, systématise l’héritage de Roger Fry et Maurice Denis. Plus près de lui, Alfred Barr en avait fait le credo du jeune MoMA. Greffée sur le marxisme, la pureté que Greenberg requiert du médium, au regard des données figuratives, aboutit à rejeter le « sujet » du côté de « la culture officielle bourgeoise », le dit sujet ferait appel à un savoir de classe, et écran au langage des formes. Plus le médium est libre de se déployer dans son être, en somme, plus il est esthétiquement et politiquement révolutionnaire ! L’atmosphère intellectuelle du New York de la fin des années 1930, sous sa plume, pourra se résumer ainsi : « Il faudra raconter un jour comment l’anti-stalinisme, qui commença par être plus ou moins du trotskysme, mena à l’art pour l’art et ce faisant ouvrit la voie, héroïquement, à ce qui devait suivre. »

On voit que « l’art pour l’art », selon Greenberg, bon lecteur de Théophile Gautier, ne saurait signifier une forme hautaine d’indifférence au monde et au sens, voir le pur règne du visuel. J’y insiste, car je l’ai longtemps pensé. Je m’aperçois que je l’avais lu trop vite et pas assez, entraîné par la vulgate post-moderne des années 1980. La republication de son opus magnum, Art et Culture, offre l’occasion d’un mea culpa dont je m’acquitte d’autant plus volontiers que les éditions Macula y ont mis un soin admirable. Au livre de 1961, bilan du théoricien, une série d’articles des années 1940-1950 ont été ajoutés, préambule indispensable à l’intelligence d’un parcours qui débuta dans Partisan Review. Ces textes portent aussi bien sur Delacroix, Seurat, Klee, la peinture surréaliste que l’expressionnisme abstrait, ils permettent de se faire une idée plus fine de Greenberg. Ceux qui l’imaginaient incapable de parler des œuvres autrement qu’à travers la fameuse grille de la spécificité du médium, le présent volume les fera réfléchir. Certes, Clem, comme disait Peggy Guggenheim, définit l’art moderne, celui qui va de Manet à Pollock, par la primauté progressive des formes et de leur matérialité sur l’iconique. C’est, du moins, ainsi qu’on résume habituellement sa pensée. Il est vrai que l’héritier déclaré du Laocoon de Lessing et des Salons de Baudelaire ne cesse de condamner la « tricherie des moyens », de l’anecdote à l’imagerie du surréalisme. Mais le théoricien de « l’autonomie » de la peinture, et de sa marche prédéterminée vers l’abstraction, n’aveugle pas complètement le critique soucieux de la diversité des œuvres. Aux marges du dogme, il y a liberté du regard et l’acceptation que le contenu de l’œuvre d’art déborde parfois les enjeux de médium. Si La Liberté de Delacroix lui paraît le « tableau le plus révolutionnaire qui soit », le sujet n’y est pas pour rien, non moins que le chapeau de l’homme en noir. A propos de Seurat et Lautrec, il parle de « l’aura inhumaine des acteurs comiques ». De Pollock, il admet le sceau existentialiste et l’écriture symbolique quand vécu et style fusionnent : « Son émotion qui est d’emblée picturale n’a pas besoin d’être castrée ni traduite pour devenir tableau. »

Quant à l’impact des surréalistes, qu’il a un peu croisés à Paris avant la guerre, et ensuite à New York, Greenberg fait évidemment le bon choix en préférant Miró et Masson à Dali et Magritte :  « En outre, écrit-il en 1953, nous avons énormément gagné à la présence d’André Masson de ce côté-ci de l’Atlantique pendant la guerre. Si peu accompli soit-il, et c’est là chose tragique, il demeure le plus fécond de tous les peintres de la génération d’après Picasso, Miró inclus. Plus que tout autre, il a anticipé la nouvelle peinture abstraite, et je ne pense pas que justice lui soit en l’occurrence suffisamment rendue. »  André Breton eût été saisi d’une violente nausée à la lecture d’un pareil « statement ». L’art abstrait lui donnait des boutons, comme tout ce qui lui semblait tendre à la négation de la pensée. Certes, le risque qu’il ait jamais lu Greenberg, pendant et après ses années d’exil, reste fort limité. A cela, plusieurs raisons. Le barrage de la langue constitue la première, le Français ayant refusé d’apprendre l’anglais, sans doute par esprit de résistance… Breton, dont Varian Fry avait rendu possible le transfert depuis Marseille, n’avait même pas la reconnaissance du ventre. L’Amérique libérale une fois rattrapée par le conflit, elle lui devint presque un objet de détestation. Il convient de lire attentivement, à cet égard, le nouveau volume de sa correspondance, dont on ne saura trop remercier Aube Breton et Antoine Gallimard de nous y donner accès. Les plus attendues de ces lettres sont celles qu’il échangea avec Benjamin Péret, le fidèle des fidèles parmi ses généraux dévoués corps et âme. Or, ce sont les années 1941-1945 qui retiennent avant tout, et notamment ce qu’il dit du milieu intellectuel où il est supposé avoir fait fonction de mage écouté. Au contraire, assez isolé et fauché, bientôt plaqué par Jacqueline, Breton ne comprend pas grand-chose à l’intelligentsia new yorkaise et ses codes. Il semble inapte à saisir et exploiter les tensions du milieu marxiste, voire repérer les staliniens qu’il déteste autant que Péret. Ce dernier, chose rare parmi les surréalistes, avait le courage de ses opinions et s’était battu en Espagne contre les franquistes. Il eut tout loisir là-bas d’examiner les hommes de Moscou à l’œuvre, il en conçut à jamais une haine envers la Russie soviétique et ses sbires. Est-il encore nécessaire de recommander son Déshonneur des poètes de 1945, réponse tonique aux nouveaux « cadres » du PCF, Aragon, Eluard, Tzara ? Avant cela, celui qui ne « mangeait pas de ce pain-là » aura applaudi à toutes les démarches de Breton visant à démonétiser la mobilisation des artistes de New York, américains ou pas, en  faveur de la guerre contre Hitler. Du côté de Duchamp, pas de risque de prurit patriotique, il flottait dans le déni de réalité depuis la première guerre mondiale, qu’il avait su contourner. Devenu scénographe de Peggy Guggenheim, il avait déjà fort à faire.

Dès Pearl Harbour, depuis le Connecticut où il s’est retiré (et où Gorky le visita), Masson, lui, se collette à l’Histoire. Le désir d’en découdre, de la part du miraculé du Chemin des Dames, déplaît à Breton et à Péret. Début janvier 1942, le premier écrit au second, exilé au Mexique : « Masson, également très éveillé (agité aussi, je n’ai pas besoin de te le dire). Il habite la campagne où nous allons souvent le voir. […] il estime qu’il faut commencer par soutenir tous les efforts, même militaires, qui ont pour but d’abattre Hitler (grande méfiance à l’égard des mots d’ordre révolutionnaires, tendance à professer passionnément son mépris du prolétariat, etc.). » La correspondance Breton / Péret cède souvent aux petites vacheries.  Elles vont se corser après que Masson, le 14 juillet 1942, eut exposé son allégorie au titre frontal, Liberté, Égalité, Fraternité (voir notre Art en péril, Hazan, 2016, p. 94-95). Malgré l’absence de note à cet endroit, je pense que la réaction tardive de Péret, le 6 avril 1943, est à mettre en relation avec ce tableau trop tricolore à son goût : « L’histoire de Masson ne me plaît guère : je ne peux pas m’empêcher de penser que cette inscription figurait aux frontons des prisons. Cela indique de sa part, à coup sûr, une grande confusion. » Le meilleur, c’est la réponse de Breton, le 19, au sujet des revues et des artistes qu’il juge compromis : « Par contre, je crois à la nécessité absolue de briser ici avec View (c’est-à-dire une fois de plus la pédérastie internationale). Rompu avec [Kurt] Seligmann qui, sans me prévenir, a cru nécessaire à sa publicité de recouvrir de ses chenilles écrasées le dernier numéro. En difficulté avec Masson à ce même sujet mais tu connais l’antienne avec les peintres ! » Que diraient nos bons esprits si une telle lettre était signée de Drieu la Rochelle ? On préfère, évidemment, la violence d’André quand elle s’exerce sur la clique communiste. Fin 1944, alors qu’il s’agit de réussir son après-guerre mieux que sa guerre, Breton crache avec justesse sur le ralliement de Picasso au PCF, propulsé aux premières loges désormais avec Aragon et Eluard. Mais la logique clivante des surréalistes et leur vœu d’extériorité à toute action commune, en faveur des vieilles démocraties, exigeaient que Breton tapât simultanément sur elles. Aussi Masson, toujours lui, se voit-il accuser, en février 1945, de s’être « perdu dans le conformisme gaulliste le plus exalté ». Mais soudain, avant que la lettre ne se referme, un moment de lucidité involontaire, freudien : « Force est de reconnaître que dans l’ensemble les surréalistes se sont plus plutôt moins bien tenus que les autres éléments de l’immigration. Et pourtant ! »

Stéphane Guégan

*Clement Greenberg, Katia Schneller (éd.), Ecrits choisis des années 1940, Art et Culture, Macula, 48€. Dans L’Abstraction avec ou sans raisons (Gallimard, collection Art et Artistes, 26€), Eric de Chassey ausculte et discute à maintes reprises l’esthétique de Greenberg, son obsession de la planéité, sa remise en cause du tableau de chevalet (limites, loi du cadre) et l’idée d’un leadership américain au sortir des années 1940. Notons aussi la reparution indispensable de Jackson Pollock, Lettres américaines 1927-1957, Grasset, Les Cahiers rouges, 10,90€.

**André Breton et Benjamin Péret, Correspondance (1920-1959), édition et présentation de Gérard Roche, Gallimard, 29€. Le même éditeur fait paraître la Correspondance de Breton avec Tzara et Picabia (26€) dont Henri Béhar reconnaît lui-même qu’elle était presque entièrement connue des lecteurs du grand livre, bien que vieilli, de Michel Sanouillet, Dada à Paris (Pauvert,1965). L’introduction du volume en résume la matière, au lieu de la réviser dans un sens critique. Qui mettra fin à La Légende dorée du dadaïsme ?

D’autres Amériques… Détesté des surréalistes, ce qui est souvent une preuve de mérite, Paul Claudel pratiqua l’amour fou en donnant bien plus de sa personne que certains d’entre eux ?  Il est vrai que sa fougue sexuelle, dévorante et dévoreuse, ne se révèle à lui, et ne se libère que fort tardivement. En matière de révélations, Dieu et Rimbaud, qu’il ne dissociait guère, suffisaient à Claudel. Dans son premier théâtre, qu’on dit symboliste quoique tout y ramène à la vraie vie, il est plus de femmes désirées que de corps unis. Ainsi la fameuse Lâla descend-elle naturellement des chimères du romantisme, êtres de rêve et de nuées : « Je suis la promesse qui ne peut être tenue. » Or, voilà qu’à 32 ans, encore vierge, Claudel croise, sur le bateau qui les mène en Chine, l’élue. Nous sommes en octobre 1900. Et le nouveau siècle semble tenir ses engagements. Rosalie Vetch n’appartient pas aux communes allumeuses, prédatrices au long cours que la Belle Époque ne cantonne pas aux hôtels internationaux. Native de Cracovie, mariée et mère de quatre enfants, convaincue de voler très au-dessus du tout-venant, elle s’offre tous les luxes et répond à l’instant sans penser au lendemain. Quatre années va pourtant durer cette intense et étrange liaison. Puis les amants, en 1904, se séparent d’un commun accord, Rosie porte et déporte l’enfant du péché, Louise, à qui on cachera tout. D’autres hommes remplacent immédiatement le consul torturé de remords. Claudel se sent à la fois trahi et obligé de dire son malheur dans Partage du Midi. Rosie se mue en Ysé, l’être de chair rejoint les tentatrices claudéliennes, porteuses de malheur et de rédemption. Mais l’histoire, trop belle, refuse de s’arrêter. Après 13 ans, une lettre de Rosie surgit du silence et réveille les ardeurs de l’amant à bicorne. Les lettres reprennent, les étreintes aussi, puis les unes et les autres s’espacent, l’Amitié efface Éros. Leur correspondance, filtre interdit, touchait au mythe. Elle se fait entendre enfin, merveilleusement présentée et éditée par Jacques Julliard et  Gérald Antoine, le meilleur connaisseur de Claudel. Elle confirme que le désir de possession, au double sens de la plénitude et de la pénitence que l’écrivain y cherchait désespérément, resta frappé d’insatisfaction. On découvre une Rosie plus attachée à ses intérêts et ses besoins d’argent qu’à son amant et ses livres. Le plus motivé des deux fut donc Claudel, ses lettres d’amour brûlent en autarcie. C’est aussi l’Asie, la Chine et surtout le Japon, qui rendit possible la belle rencontre d’Émile Guimet et de Félix Régamey. L’un est l’héritier entreprenant d’industriels lyonnais, lecteur de Renan, féru de religions et impatients de les comparer sur le terrain… L’autre est un peintre qui attend toujours son livre, cet ami de Fantin-Latour appartient à la « génération de 1863 » (Michael Fried). Républicain, il se cogna à Verlaine et Rimbaud à Londres au moment où la Commune en fait le refuge des indésirables de toutes espèces. Van Gogh appréciait ses contributions à The Illustrated London News. Passé au service de Guimet en 1873, il mettra en images leurs pérégrinations et les rites religieux  dont ils furent les témoins précis. Ethnographie moderne et « japonisme interprété » (Philippe Burty) expliquent le succès de toiles qu’on est plus qu’heureux, reconnaissants, de voir revenir sur les murs du grand musée parisien. SG // Paul Claudel, Lettres à Ysé, édition de Gérald Antoine, sous la direction de Jean-Yves Tadié, préface de Jacques Julliard, Gallimard, 29€ / Cristina Cramerotti et Pierre Baptiste (dir.), Enquêtes vagabondes. Le voyage illustré d’Émile Guimet en Asie, Musée national des arts asiatiques – Guimet / Gallimard, 39€.

GÉNIE DU DÉSORDRE

Gautier, Borel, Dumas, trois frénétiques de premier ordre, et de la première heure. Que le romantisme procède bien d’une nouvelle « manière de sentir », et donc d’être et de créer, selon la formule de Baudelaire, la flambée de 1830 continue à nous en infliger la confirmation définitive, dérangeante et décapante. Pour la jeunesse qui eut vingt ans lors de la révolution de juillet, le « bourgeois » ventru et glabre, son parfait symétrique et repoussoir, symbolise moins un état social qu’un état mental, moins un désir de loi que le renoncement à la loi du désir… L’oubli de ce distinguo a égaré un grand nombre des commentateurs de l’art et de la littérature du premier XIXème siècle, victimes des anachronismes et réductionnismes d’une sociologie brutale. Nos révoltés, sans exception ou presque, sortaient de bonnes familles, firent de bonnes études, écrivaient le latin, n’eurent pas à fronder l’interdit familial et ne connurent la misère, pas tous, qu’au temps de la sainte bohème. En politique, quand la fantaisie les prenait d’agiter le drapeau rouge et le souvenir glacé de Saint-Just, la provocation et l’ironie l’emportaient, très souvent, sur les convictions montagnardes. 1793, avant que Victor Hugo ne l’idéalise, n’eut pas le lustre de 1789… Loin de moi l’intention de nier le républicanisme de certains, sincère et parfois virulent sous Louis-Philippe, plus conséquent que l’actuelle agitation de nos gavroches illuminés. Mais, par dévotion à Marianne, les chevelus et barbus de 1830 mirent eux-mêmes une limite sérieuse à leur urgence de refaire le monde ou de « changer la vie ».

Furtivement emporté par la fièvre des lendemains révolutionnaires, Théophile Gautier incarna surtout l’aspiration aux libertés imprescriptibles, celles de l’âme, du corps et de l’art. Ses premiers livres, Albertus, Les Jeunes-France, Maupin et La Comédie de la mort, dessinèrent vite au-dessus de sa crinière une auréole d’extravagance et d’outrance qu’il conforta jusqu’à sa mort, malgré le poids des ans et des concessions, au point d’embarrasser la critique littéraire, de son vivant, et les comptables de sa gloire posthume. De ce double tribunal, Aurélia Cervoni vient d’éplucher et d’analyser les jugements. Son sens de la synthèse et de la formule ne la quitte jamais au fil des pages, malgré ce qu’eurent de répétitif et de borné les censeurs de celui que nous appelons le « bon Théo », alors qu’il passait pour l’apôtre d’une éthique du plaisir et d’une esthétique de l’abus. Gautier aura toujours scandalisé pour de mauvaises raisons, la gratuité flamboyante qu’on reproche à l’hernaniste, au gilet rouge, et la froideur immorale ou indifférente qu’on déplore à partir d’Émaux et camées. La presse, souvent de gauche, commença par flétrir l’émule de Byron, l’empoisonneur de la saine jeunesse, le chantre des noceurs orgiaques, avant de conspuer l’impassible Parnassien. Les temps changent, de Louis-Philippe à Napoléon III, pas les arguments, ni le fiel des journaux « responsables », incapables d’admettre que la littérature puisse chanter autre chose que les bonheurs du vivre-ensemble. Guidée par les rares pourfendeurs de cette doxa, Barbey d’Aurevilly et Baudelaire essentiellement, Aurélia Cervoni nous oblige à en penser les résonances ou les résurgences. Notre époque, comme le vertueux Céline de Taguieff l’atteste, s’honore à nouveau de faire barrage à la « mauvaise » littérature. On disait de Gautier, faute de saisir sa hantise d’une humanité déchue, qu’il manquait de profondeur, de sens métaphysique et donc d’utilité sociale. L’art pour l’art, la liberté de parole au pilori ! Nous y sommes revenus. Le livre d’Aurélia Cervoni, on l’a compris, vient à sa date.

Moindre écrivain que Gautier et Nerval, ses complices du Petit Cénacle, Pétrus Borel a pris sa revanche au XXème siècle. On aime à citer, à son crédit, les témoignages d’admiration de Tzara, Breton et Eluard. Aussi louangeurs soient-ils, ils ne sauraient nous aveugler sur la réelle valeur de Borel et la mythologie nihiliste qu’il alimenta involontairement. Du reste, les surréalistes valorisèrent davantage le parcours vertigineux du « lycanthrope », en gommant l’épisode algérien final, que son œuvre stricto sensu. Certes, il faut lire ou relire la poésie bizarre et éructante de Borel, ses romans gothiques, céder à leur force d’entraînement et à leur humour macabre, savourer le goût qui s’y prononce des situations les plus noires et des sensations les plus fortes, où abondent les motifs et les poncifs du frénétisme 1830. Mais l’écrivain véritable qu’il fut, assurément, n’en sort pas toujours vainqueur. L’excès tuant l’excès, on se lasse par endroits des convulsions de style un peu forcées, de son acharnement à paraître plus byronien ou shakespearien que tous ses amis réunis. Borel avait tâté de l’architecture, fréquenté les peintres, fait sa cour à Nodier et Hugo, bataillé au théâtre, pratiqué le naturisme, et appelé à l’insurrection permanente, en raison de son « besoin d’une somme énorme de liberté ». Ne réservant pas le rouge à ses pourpoints, il s’affilia aux républicains de l’ombre sous la Monarchie de juillet et fut surveillé par la police du roi, qui le suspectait de sodomie et de sédition, comme le rappelle Michel Brix dans le volume très soigné des éditions du Sandre. Ce spécialiste du romantisme sait de quoi il parle et tente, de bonne foi, une réévaluation de Borel. Au passage, il réexamine une lettre de Gautier fraîchement exhumée, qu’on croyait adressée à Nerval et datée de 1836. Borel en serait le destinataire et 1838 le bon millésime. Plausible. Mais ce faisant, Brix affaiblit la thèse qui voudrait que Gautier, devenu l’homme incontournable de La Presse d’Émile de Girardin, eût alors préféré se faire oublier de Borel par prudence politique…

Les frénétiques n’ont pas cantonné leur enthousiasme de jeunes farfelus à Hugo, celui de Han d’Islande, des Orientales et d’Hernani. Alexandre Dumas fut l’autre dieu de leurs planches idéales. On devrait le jouer davantage sur les nôtres, comme Gautier s’égosilla à le réclamer toute sa vie. Outre Anthony, figure identitaire de toute une génération, sorte de James Dean des passions fatales, Kean ramasse génialement le climat et les ardeurs de ce début, fort turbulent, des années 1830. Il y avait tout de même beaucoup d’audace à vouloir faire du comédien anglais, mort en 1833, après avoir été un Hamlet, un Othello, un Roméo ou un Richard III exceptionnel, le personnage d’une pièce qui entendait rivaliser, elle aussi, avec le modèle shakespearien et profiter de sa vogue. Le pire, c’est que Kean y parvient à merveille, alternant le cocasse et le lyrisme amoureux, et dévoilant le métier de l’acteur dans la tension qui sépare le don de soi, sous les feux de la rampe, à la solitude du verbe, une fois le rideau tombé. Durant l’été 1836, Frédérick Lemaître en fit l’un de ses rôles les plus explosifs et réflexifs. Car Dumas mêle le drame à la comédie, et hisse le génie au-dessus des privilèges, mais ne gomme rien de sa réalité. Comme l’écrit Sylvain Ledda, « il dissèque les tourments de l’incarnation, scrute avec humour et profondeur le conflit entre l’Art et la Vie ». En effet, on s’y amuse beaucoup, jamais au détriment pourtant de la tragédie qui se joue sur une scène en perpétuel dédoublement. Avant que Sartre n’en signe une adaptation, Jacques Prévert, celui de l’Occupation, y trouva de quoi nourrir le scénario des Enfants du Paradis. Le reste, il l’emprunta aux chroniques de Gautier. Imparable. Stéphane Guégan

*Aurélia Cervoni, Théophile Gautier devant la critique 1830-1872, Classiques Garnier, 56€

**Pétrus Borel, Œuvres poétiques et romanesques, textes choisis et présentés par Michel Brix, Éditions du Sandre, 45€.

***Alexandre Dumas, Kean, édition de Sylvain Ledda, Gallimard, Folio Théâtre, 6,60€.

Et aussi… Depuis les romantiques, qui en firent un frère de rires et de larmes, on ne lit plus Rabelais de la même façon. Sans doute, par amour, par accord du cœur et des sens, l’ont-ils trop peint à leur semblance. Qu’on pense au beau portrait de Delacroix et ses éclats de sensualité heureuse, qu’on se tourne vers Daumier et son Louis-Philippe-Gargantua se goinfrant des biens du peuple, ou qu’on pense à Gustave Doré, aussi glouton que le texte qu’il choisit d’illustrer en sa complexité amusante et savante. Gautier lui-même, dans la chaleur du souvenir, devait décrire le Petit Cénacle comme une abbaye de Thélème enfin reconquise. On pourrait pousser plus loin la reconnaissance des filiations. Le lecteur qui le souhaiterait n’aura qu’a ouvrir ce volume riche de mille informations, livrées avec esprit et érudition, alliance rare, voire surprenante ici. Rabelais, au gré des traverses qu’aime à emprunter Marie-Madeleine Fragonard, y retrouve le chemin d’une Renaissance royale, farcesque, peu bégueule, très française jusque dans ses italianismes et sa catholicité éclairée. Le texte n’a rien perdu à être un peu adapté. Mais ni traduction, ni trahison : le génie d’un écrivain-monde et d’une prose sublime qui « attend un lecteur à sa mesure » ou à sa démesure, c’est selon. SG / François Rabelais, Les Cinq Livres des faits et dits de Gargantua et Pantagruel, édition publiée sous la direction de Marie-Madeleine Fragonard, Gallimard Quarto, 32,00€.

PICASSO EN 3D

catalogue-d-exposition-picasso-sculpturesLes voies de la création picassienne ne sont pas insondables. Ceux qui continuent à diviniser Don Pablo, par sotte dévotion au « génial touche-à-tout », sacrifient l’analyse aux mots, effaçant d’autorité le cheminement, long parfois, voire interminable, des œuvres mêmes. Bien que notre époque ait une fâcheuse tendance à préférer l’étude des processus à la pleine jouissance du fruit mûr, l’actuelle exposition du musée Picasso, très différente de sa version new yorkaise, fait son miel de métamorphoses peu glosées habituellement. Le regard se déplace, de l’amont vers l’aval, des sources aux variations, effets de série, mutations de matière et de médium. Là est la nouveauté. Car les sculptures de Picasso, contrairement à ce qui se lit encore, sont loin d’avoir été négligées par les chercheurs, les livres et les expositions. L’artiste n’avait pas agi autrement, qui se prêta à leur diffusion internationale. Très tôt, en effet, le marché de l’art, dont Picasso fut un as, s’enticha de ses multiples. Aussi étonnant que cela paraisse, la bibelot-manie de la Belle époque, féconde en petits bronzes de bureau ou de cheminée, a su s’accoupler avec le flair de Vollard et Kahnweiler. Jusqu’au fameux Verre d’absinthe, concrétion rodinienne et dérivante sous les effets de la fée verte (Picasso en avait mesuré les ravages autour de lui), l’andalou jette ses primes admirations (Rodin, Medardo Rosso, Gauguin, Cézanne, l’Afrique noire) dans le creuset de sculptures déclinables à plus ou moins grande taille et échelle. Cette Joconde alcoolisée et paradoxale du cubisme, dont les 6 variantes sont réunies pour la première fois depuis 101 ans, signale deux choses : nulle frontière ici entre peinture et sculpture, surface et volume ; nulle évolution progressive et progressiste vers l’épure du signe.

product_9782070179961_195x320Chaque choix stylistique emporte son contraire, ou le libère plus tard. Picasso n’use guère des vides et des pleins en dehors de leur union mouvante. L’effort « plastique », mot d’époque, ne s’autorise d’aucun gel des apparences… Le Monument à Apollinaire, dont les premières maquettes datent de l’automne 1928, ne tisse pas sa toile autour du « rien » de sa vulgate, il émerge du carnet de Dinard et des baigneurs en forme de l’été précédent. Naissent alors les futurs échos phalliques de son hommage posthume au grand poète (mort e 1918) et la production mi-solaire, mi-régressive de Boisgeloup, car héritière des Vénus callipyges de notre préhistoire et tributaire du compagnonnage distant avec les surréalistes. Si Breton excelle à comprendre dès 1933 en quoi le composite picassien fait sens (le statuaire ne cessera plus d’accroitre la part du bricolage et de l’assemblage hétérogènes), c’est Malraux et sa géniale Tête d’obsidienne de 1974 (étrangement absents du catalogue) qui diront le mieux la dimension fractionnelle (au regard de ses amis communistes) et hérétique (vis-à-vis des chapelles modernistes) des années 1950-1960. Avec sa répugnance instinctive pour toute concession sentimentale, Malraux préférait La Femme à la poussette, totem ironique et unique, à L’Homme au mouton, dont la propagande coco s’était emparée.

ob_ad6853_2015-special-picassoLe 6 août 1950, une foule compacte devait assister à l’érection du dit mouton sur la place du marché de Vallauris. L’événement se déroule sous la férule du PC, spécialiste des estrades au cordeau. Invité d’honneur, le camarade Picasso siège aux côtés de Françoise Gilot. Paul Eluard et Tristan Tzara, eux, se serrent parmi les membres du bureau politique. Cocteau, le pestiféré, observe le tout depuis le balcon de son hôtel. Claude Arnaud a très bien raconté la scène (Gallimard, 2003), le poète ostracisé jetant ensuite de terribles anathèmes, sous les yeux de James Lord, au sujet de « l’engouement stalinien » du peintre milliardaire. Cocteau réserva-t-il l’une de ses pointes assassines à l’espèce de carnaval auquel Picasso se pliait alors pour coller à l’image du bon « ouvrier de Vallauris » ? Dans le très remarquable numéro spécial des Cahiers d’arts que viennent de diriger Cécile Godefroy et Vérane Tasseau, les photographies d’atelier dont la revue abreuva ses lecteurs et appuya ses analyses nourrissent une série de nouveaux essais. Or, dès sa reprise en 1945, Zervos y seconde les visées hégémoniques du « parti des fusillés » et la mythologie naissante de L’Homme au mouton et du potier en espadrilles. Les Cahiers d’art, du reste, s’étaient toujours conduits en caisse de résonance du culte picassien. Autres temps, autres mœurs, Godefroy et Tasseau ne secouent plus l’encensoir sur les mannes de leur héros. Elles préfèrent le surprendre au travail, sa passion, et interroger, à neuf, le ballet des médiums.

product_9782070178681_195x320Picasso l’a dit à Pierre Daix, au sujet des œuvres produites après qu’il eut rejoint La Californie : « La peinture et la sculpture ont vraiment discuté ensemble. » la formule, on le sait, vaut pour d’autres époques de sa création, elle s’étend aussi à d’autres effets de capillarité, sur lesquels l’artiste s’est montré moins loquace. Il est des modèles qu’on avoue et d’autres qu’on cache, ou qu’on abandonne aux psychanalystes… A Marseille, sur les hauteurs du Fort Saint-Jean, à l’abri donc du freudisme banalisé, Bruno Gaudichon et Joséphine Matamoros ouvrent maints passages vers cet autre « musée imaginaire » où Raphaël, Rembrandt, Ingres, Goya et Manet s’effacent devant les toiles du père, les ex-voto du cru et toute une imagerie hispanique prête à resurgir dès que la psyché picassienne bute sur l’Éros des baratines et des mantilles, les sacrifices ritualisés de la corrida ou les jeux de l’enfance. Le primitivisme qu’il partage avec son siècle ne s’arrête pas à la supposée virginité de l’art nègre. Il fait sien, autant que son ami Jarry avant lui, l’entier trésor des formes et des pratiques populaires. A Vallauris, après la Libération, sa frénésie céramique fera coup double. Elle réveille son fond d’archaïsme méditerranéen et flatte l’image de l’homme qui, outre l’adhésion claironnée au communisme, a su revêtir son marcel et retrouvé l’humilité de l’artisan pour parler aux simples mortels. L’enfantin et le bricolage relèvent aussi des préoccupations de l’après-guerre et offrent des leviers efficaces à sa création polymorphe. Mais la véritable audace ne pouvait éclater avant que l’énergie du premier âge n’électrise ou ne vandalise les derniers tableaux. Ils sont là aussi, garants d’une jeunesse indomptée, aux portes du barbouillage.

Stéphane Guégan

*Picasso. Sculptures, Musée Picasso, Paris, jusqu’au 28 août. Catalogue sous la direction des commissaires, Virginie Perdrisot et Cécile Godefroy, Somogy Editions d’art/Musée Picasso, 45€. Pourvu d’utiles chronologies (mais d’où Malraux est banni), il propose une série d’essais. Le plus neuf et informé, de loin, est celui de Clare Finn, qui enrichit notre connaissance des bronzes que Picasso fit couler sous l’Occupation, jusqu’à l’été 1942. Il est amusant de penser que la fameuse Tête de mort, bibelot ad hoc des années sombres, ait connu plusieurs tirages malgré la pénurie… Le célèbre crâne serait de 1941, dit Finn, et non de 1943. Correctif que proposait déjà, à titre d’hypothèse, Elizabeth Cowling, à l’occasion de sa marquante exposition Picasso : Sculptor / Painter (Tate Gallery, 1994). Quant à Malraux, La Tête d’obsidienne et Picasso, voir mon Il faut tuer l’art moderne dans la dernière livraison de L’Infini (n°135, Gallimard, Printemps 2016, 20,50€).

** Cécile Godefroy et Vérane Tasseau (dir.), Picasso dans l’atelier, numéro spécial des Cahiers d’art, novembre 2015, 75€. Puisqu’il s’agissait d’éclairer l’« aller-retour entre les médiums » (V. Tasseau) et les échanges que provoque Picasso entre sa création et le reflux du photographique ou du filmique (le matériel de Clouzot), certains essais (Godefroy, Cowling, Tasseau), touchent au but mieux que d’autres. L’ensemble comporte une série d’interviews d’artistes d’aujourd’hui (Longo, Condo, Koons…).

product_9782070180844_195x320***Bruno Gaudichon et Joséphine Matamoros (dir.), Un génie sans piédestal. Picasso et les arts et traditions populaires, Gallimard /MUCEM, 35€. Gaudichon signe aussi l’alerte Hors-Série Découvertes (8,90€), chez le même éditeur, qui accompagne le catalogue sans le démarquer. Save the date : Conférence-lecture, Picasso est une fête !, Musée de l’Orangerie, mercredi 25 mai, 19h00, dans le cadre de l’exposition Apollinaire, le regard du poète, avec la participation d’Émilie Bouvard, Emilia Philippot, Stéphane Guégan et de comédiens du centre dramatique national Les Tréteaux de France.

LE PARI(S) DE CAILLEBOTTE

9780226263557Depuis le 8 novembre, le peintre des Raboteurs a pris ses quartiers au Kimbell Art Museum, après avoir triomphé à la National Gallery de Washington. Juste triomphe. La rétrospective parisienne de 1994 avait mis l’accent sur le dynamisme de ses perspectives et la conquête du plein air. Changement d’optique avec Mary Morton et George Shackelford, vingt ans plus tard : c’est la masculinité de Caillebotte, tantôt conquérante, tantôt secrète, souvent sportive, toujours sociable, que les deux commissaires privilégient avec une audace et une rigueur qui ne se combinent plus chez nous.

280px-Gustave_Caillebotte_-Man_at_His_BathHendrick Goltszius - Mars and Venus Surprised by VulcanCe faisant, le curseur s’est déplacé, et la modernité du peintre ne s’évalue plus seulement à l’aune du magistère de Degas, indéniable dans les extérieurs à personnages amorcés, ou à la lumière de la photographie des années 1850-1860 (malgré son impact certain, comme l’a rappelé Nancy Locke lors de la journée d’étude du CASVA). Formé par Léon Bonnat au sortir de la guerre de 1870 et de la Commune, double trauma pour ce Républicain né en 1848, Caillebotte ne tarde pas à entrer en compétition ouverte avec Manet dont, par ailleurs, il possédera trois tableaux insignes. Sa tentative de ramener le peintre d’Olympia dans le giron impressionniste, début 1877, se solde par un échec. Mais le symbole demeure. Il nous indique que l’élève de Bonnat, dont l’enseignement est réévalué par le catalogue, n’a qu’une obsession dans le Paris meurtri du maréchal de Mac Mahon, y réinscrire la grande peinture, celle qu’on disait d’histoire et qui entendait alors coller à l’époque et la galvaniser. Delacroix, Courbet et Manet avaient ouvert la voie à cette nouvelle énergie prosaïque où traîne, à des degrés variables, l’ancienne rhétorique profane et sacrée du grand genre. Tel homme penché à sa fenêtre se cambre à la façon d’une figure de Raphaël, tel fessier jeté impudiquement au regard réactive un poncif des maniéristes les plus outrés, tel autre prend possession de l’espace avec une virilité digne du baroque rubénien. Caillebotte n’est pas de ces peintres qui oublient d’où ils viennent et bâclent le travail par soumission à l’instant. Huysmans, qui l’a mieux compris et défendu que Zola, disait qu’il possédait l’intensité et l’imprévu de Manet, la méthode en plus.

9782754107938-001-TIl est vrai que cette peinture se maintient dans une tension permanente, et souvent désarmante, par peur du banal et crainte de déchoir. L’ombre de Manet, celle de Chemin de fer (Juliet Wilson-Bareau l’a montré en 1998), du Portrait de Zola et du Balcon, n’en diminue jamais la valeur. L’inertie, ils l’ignorent tous deux, même quand ils peignent l’attente, l’absence ou le néant. Aucune zone morte ne dépare leurs tableaux. Ils ont enfin cette façon commune de faire circuler le désir et le regard en invitant le spectateur à en chercher l’objet et le sens. Cette part voilée du tableau, et de son récit discontinu, a manifestement toujours intrigué Victor Stoichita, dont le dernier livre rapproche de l’investigation policière la démarche de l’historien et celle du regardeur, en ce qui concerne précisément l’esthétique qu’inaugurent Manet et Caillebotte. Faisant le constat de leur recours aux « regards entravés », aux figures de dos ou à peine entrevues, notre Sherlock Holmes explore le drame de la vision, ou sa thématisation picturale, qui fait le lien entre les acteurs si différents de la nouvelle peinture. Monet et Degas interviennent aussi dans l’analyse que fait Stoichita des modes par lesquels cette génération engage les figures du tableau et son public à partager l’expérience d’une réalité qui reste en partie inaccessible. Duranty, champion inspiré de Caillebotte en 1876, parlait de « l’impromptu » comme d’une des « grandes saveurs » du monde qui nous appelle. On en dira autant de ce livre à surprises. Stéphane Guégan

*Gustave Caillebotte. The Painter’s Eye, catalogue sous la direction de Mary Morton et George Shackelford, The University of Chicago Press, 60$. Voir aussi Stéphane Guégan, Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 2021 (couverture plus bas).

*Victor Stoichita, L’Effet Sherlock Holmes. Variations du regard de Manet à Hitchcock, Hazan, 25€.

Salle époque (suite)

product_9782070115211_195x320Le 14 octobre 1940, depuis Cannes, Gaston Gallimard adresse un télégramme amical à Giono, l’un des phares de la maison, pour l’encourager à rejoindre le comité éditorial de la NRF et contribuer à son (nouveau) premier numéro. L’heure est grave… Quelques jours plus tôt, Drieu, son nouveau directeur, a écrit lui-même au Virgile de Manosque. Avec lui, Paul Éluard et Céline, l’auteur de Gilles se sent capable de relancer la machine sous un pavillon qui serait celui, tant bien que mal, de la liberté de penser et de créer, hors de tout contrôle direct des boches. Il est de bon ton d’en sourire aujourd’hui. On a tort, évidemment, comme le regretté Pascal Mercier eut le courage de l’écrire. Giono, sans rejoindre le comité, confiera quelques textes à la revue jusqu’au début 1943. Ce que nous apprend le formidable volume des Lettres à la NRF, c’est que les Gallimard, Gaston autant que son neveu Michel, se sont souvent faits les médiateurs de Drieu auprès de Giono. Autant dire qu’ils étaient persuadés de l’importance de maintenir en vie leur revue et qu’ils estimaient l’éclectisme idéologique des contributeurs, ligne de Drieu, préférable au choix de la stricte Collaboration. Giono, de même, leur semblait une caution respectable. Venu de la gauche et surtout du pacifisme, Munichois en 38 mais aussi hostile aux communistes qu’à Hitler, membre à ce titre de la F.I.A.R., comme André Breton et André Masson, continuant à chanter la terre et sa Provence sous le maréchal (il y en a que ça gêne), il crut possible de conserver sa neutralité en confiant, de temps à autre, sa production littéraire à des revues ultra (La Gerbe et La Révolution nationale) et en faisant jouer son théâtre avec succès dans les deux zones. Mauvais calcul, il sera épuré à la Libération… Qu’il ait eu conscience de la façon tendancieuse dont on utilisait sa plume ou interprétait ses positions d’avant-guerre, le volume le montre aussi. Il confirme aussi son étanchéité à toute forme d’antisémitisme, son besoin d’argent constant, sa duplicité en matière éditoriale (mettant les nerfs de Gaston à rude épreuve), son nez en matière de littérature étrangère et sa verve sudiste. Remontant la pente assez vite après 1945, il préfère la nouvelle vague (Nimier, Pierre Bergé, Bernard Buffet, l’équipe de la Table Ronde) aux existentialistes et à cette aimable fripouille d’Aragon. Les combinaisons et pressions liées au Prix Goncourt, dont Giono devint membre en 1954, colorent quelques lettres échangées avec les Gallimard parmi les plus drôles. SG // Jean Giono, Lettres à la NRF (1928-1970), édition établie, présentée et annotée par Jacques Mény, Gallimard, 26,50€.

9782081366350_cmThéoricien de l’antisémitisme nazi et même « père de l’Église du national-socialisme » (Hitler), Alfred Rosenberg a laissé le souvenir d’un idéologue inflexible. Sa froideur impressionnait ses proches qui, comme lui, ont accrédité la vision d’un homme extérieur à la mise en œuvre concrète de la « solution finale ». Rien de moins faux. Et la parution de son Journal, retrouvé en 2013 et désormais déposé au musée Mémorial de l’Holocauste (Washington), en apporte maintes preuves sinistres. Le traumatisme de la défaite de 1918 lui avait fait rejoindre le nationalisme de tendance « völkisch ». Populiste et raciste, il transforme ses convictions en livres (La Trace du Juif à travers les époques, 1920) et militantisme actif. L’inspirateur de certains passages de Mein Kampf gravit les échelons au sein du parti nazi à partir de 1923. Son domaine reconnu sera celui de l’éducation des masses. Rosenberg, architecte de formation, a des vues sur l’esthétique, inséparable du redressement pangermanique en cours… Sa chance, si l’on ose dire, ce sera la guerre, qui lui vaudra presque rang de ministre. D’un côté, à la tête de l’E.R.R., il est un des principaux responsables de la spoliation des biens juifs, œuvres d’art comme documents historiques, à Paris comme partout où flotte la croix gammée. De l’autre, l’invasion de la Russie, qui efface le pacte germano-soviétique qu’il n’a jamais digéré, lui ouvre un vaste champ d’action. Il prend sa revanche sur Goebbels et Himmler dont chaque faux-pas le met en joie. C’est là et alors, comme l’expliquent les éditeurs du Journal, que Rosenberg va radicaliser sa vision de la question juive. Face aux tueries de masse, dont il a vite connaissance, face aux civils et aux prisonniers qu’on affame par millions pour nourrir la Wehrmacht, Rosenberg va petit à petit accepter l’idée de l’éradication totale de la « non-race ». SG // Alfred Rosenberg, Journal 1934-1944, édition présentée par Jürgen Matthäus et Frank Bajohr, Flammarion, 32€

9782081365407_cmAux psychiatres américains venus l’interroger sur son collectionnisme boulimique, lors du procès de Nuremberg, Goering déclara sa flamme pour « l’art et le grandiose ». Grandiose, il le fut par le faste tapageur dont il s’entoura à partir du milieu des années 1930 ; il le fut surtout par l’étendue et l’organisation de ses rapines. Le catalogue de ses tableaux se confond, à peu de choses près, avec le catalogue de ses forfaitures. Nous aurions pu attendre longtemps l’accès aux inventaires et aux photographies qui le reconstituent. Le nouveau cadre législatif et la volonté de Laurent Fabius, patron du quai d’Orsay depuis 2012, ont donc rendu possible la publication de ce document exceptionnel. Destiné à jeter une lumière définitive sur la provenance des œuvres et le rôle des intermédiaires, voué aussi à faciliter le travail en cours des localisations et restitutions, le Catalogue Goering oblige aussi à interroger le sens des milliers d’œuvres que le Reichsmarschall amassa en ces demeures seigneuriales. Certes, comme le note Jean-Marc Dreyfus, il en allait du standing de celui qui fut longtemps le numéro 2 du régime et auquel étaient imparties, en plus d’une politique économique à grande échelle, les obligations de représentations auxquelles Hitler renâclait. Les deux hommes, liés depuis 1921, et animés d’une passion dévorante pour les maîtres anciens, croient pareillement à l’esthétisation du pouvoir. L’art, sous toutes ses formes, agit sur le réel et déculpabilise le pire. Goering et Hitler vont se disputer le fruit des spoliations. Leur rapacité s’exerce essentiellement aux dépens des collections juives, sur le territoire allemand (confiscations et ventes forcées contre droit au départ) et en terres conquises. Une moitié des cimaises de Goering avaient été tapissées de tableaux d’origine française… À Paris, les services de Rosenberg (E.R.R.) rabattent tableaux, sculptures, tapisseries, objets d’art et bijoux pour le grand carnassier de Carinhall. Celui-ci favorise, nulle surprise, les écoles du Nord, mais il affiche aussi, en nouveau Frédéric le Grand, un faible pour le rocaille français, sans crainte d’être comparé aux collectionneurs juifs dont il avala les Lemoyne, Watteau, Boucher, et Fragonard. Les rares « modernes » qui ornent ses murs montrent souvent une petite touche de sensualité flatteuse pour le maître de maison. Ainsi en est-il d’Europe et le taureau qui, bien sûr, trône dans la chambre à coucher. La toile risible est due au pinceau repenti de Werner Peiner (1897-1964), ex-représentant de la Nouvelle objectivité et de l’art dégénéré. Moins avant-gardiste que Goebbels, Goering s’aligne sur les positions de son ami Rosenberg et n’avait guère plus d’œil que lui, si l’on en juge par le nombre d’œuvres secondaires et de faux qu’abritait aussi la collection. La palme d’or, en fait de croûtes, c’est le Jésus et la femme adultère, un supposé Vermeer miraculeusement exhumé ! Il s’avéra être l’œuvre, on le sait, du faussaire Han Van Meegeren. La grande peinture s’était vengée du maréchal. SG // Les Archives diplomatiques et Jean-Marc Dreyfus, Le Catalogue Goering, préface de Laurent Fabius, Flammarion, 29€

 

S.A.D.E.

Sade, bien sûr, dirait cette chère Annie Le Brun, qui manie le franc-parler comme d’autres le paradoxe. Elle est, toute de noir vêtue, la grande prêtresse du bicentenaire de la mort du marquis de Sade dont on pensait la cause entendue. Quelle erreur! Une nouvelle croisade, lancée par Michel Onfray en 2007, se plaît à tancer la mémoire de cet aristo qu’on dit indifférent à la cruauté avec laquelle il aurait traité les femmes et les hommes du peuple qu’il payait et pliait à ses monstrueux jeux érotiques. Les meilleures biographies, à commencer par le monument de Maurice Lever en 1995, ont dénoncé, inutilement semble-t-il, outre quelques légendes tenaces, les abus d’une interprétation trop littérale du texte sadien. Au diable la narratologie moderne, disent ses détracteurs vertueux, au diable la spécieuse distinction entre celui qui écrit et la voix du récit, au diable même la polyphonie de ces contes et romans brodés sur le mode du théâtre et de ces dialogues où la licence sourit parfois d’elle-même! Que nous font les dénégations de Sade et sa correspondance si fine, poursuivent ces Torquemada sûrs de leur droit à bouter hors de la littérature un roué à particule, que ses années d’emprisonnement n’ont pas absout. On noiera leurs vapeurs ridicules dans la liqueur ténébreuse de l’essai, flamboyant, qu’Annie Le Brun signait en tête des Œuvres complètes de Sade, voilà près de 30 ans, et qui, détaché, est devenu un livre à ranger parmi ceux qui nous rendent  sensible cette philosophie inversée.

Anniversaire oblige, la collection Folio rhabille aussi quatre de ses titres, nouvelles couvertures et étuis lestes (le mot désignait tout autre chose au XVIIIe siècle). La Philosophie dans le boudoir date de Thermidor pour ainsi dire, Sade sort de prison peu après que «l’infâme Robespierre» ait mordu la poussière. Sous couvert d’un demi-anonymat, puisque l’auteur masqué se dit être celui de la très «poivrée» Justine de 1791, Sade se livre à un double exercice. D’un côté, l’initiation de la tendre Eugénie, qui prend plaisir aux pires lubricités dans une sorte de crescendo verbal et phallique qui, miracle de l’art, ne dissipe jamais l’impression d’une délicieuse farce. «L’obscénité en moins, écrivait Yvon Belaval, on l’assimilerait à la comédie légère.» Où l’on retrouve la théâtralité centrale de Sade dont  il ne serait pas malvenu de jouer les pièces. Mais La Philosophie dans le boudoir contient aussi une étrange digression politique (Français, encore un effort…), où se fait jour un autre Sade, l’admirateur de Rousseau («un être de feu») et des penseurs de la morale naturelle. Ce qu’il faut entendre par là révolterait pourtant aujourd’hui jusqu’à nos hédonistes de service, si rétifs à un vrai divorce entre mœurs privées et ordre public. Je ne suis pas sûr que Sade y programme le rêve libertaire d’une société entièrement déliée, ce que Foucault aurait appelé avec son sens des nuances «la sortie de l’âge disciplinaire». Moins inconséquent que ses supposés émules, et faisant son miel de la tourmente révolutionnaire plus qu’il ne l’épouse, Sade se serait reconnu dans le bel aphorisme de Benjamin Constant, l’auteur d’Adolphe : «Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons d’être heureux.»

De la prison, au reste, Sade fit le meilleur usage. N’était la difficulté de se pourvoir en papier, encre et livre, le calme cellulaire n’aurait pas d’équivalent pour travailler en paix, remanier ses manuscrits, limer son style, à défaut d’autre chose. Image indélicate, je le concède, elle convient assez bien toutefois à la couleur des songes érotiques qui viennent peupler la solitude du prisonnier et nourrir sa théorie du manque fertile. L’imagination, l’un de ses mots favoris, s’échauffe dans la réclusion célibataire dont l’onanisme, que Sade pratique en furieux, est le compagnon miraculeux. On a souvent dit qu’il observait ses désirs et ses dérives en clinicien. Certains des témoins de sa vie, très tôt, ont noté son caractère «combustible». Les étreintes dont il est privé sous les barreaux, il les jette dans ses fictions où rode évidemment la question du mal. Afin de désamorcer l’adversaire par un titre faussement contrit, Sade fait imprimer sous son nom, en 1800, Les Crimes de l’amour, nouvelles héroïques et tragiques, qui déclenchent à son encontre une vague d’hostilité. À cette date, même les critiques d’art signalent l’essor détestable d’un certain sadisme au cœur du Salon de peinture (voir notre contribution au catalogue Mélancolie de Jean Clair, récemment réédité).  Quelques mois plus tard, Sade (61 ans) est jeté à nouveau en prison: il ne fait pas bon fronder la mise au pas imposée par Bonaparte. Viendront alors ce que Maurice Heine, en les publiant au XXe siècle, appellera Les Contes étranges, plus désinvoltes et insolites que violemment scabreux, mais aussi ironiques à l’égard de l’ubris social.

En les rééditant, Michel Delon les a agrémentés d’une belle préface, tout entière tournée autour de la technique et l’esthétique romanesque de Sade. Son aura d’érotomane incurable a en effet jeté un voile d’impudeur sur l’écrivain, ses options et ses refus en matière de récits galants. Évidemment, le souffle corrosif de Tallemant des Réaux s’y reconnaît plus que l’ombre des histoires lénifiantes d’un Jean-Baptiste Grécourt. Delon toujours, l’admirable éditeur des trois volumes de la Pléiade en 1990-1998, en regroupe la fleur en un quatrième volume: Justine ou les Malheurs de la vertu prend place entre Les Cent Vingt Journées de Sodome et La Philosophie dans le boudoir. De 1785 à 1795, en somme, l’écrivain se présente sous les trois modes qu’il a pratiqués avec une conscience générique dont il faudrait tenir compte. Sade a du métier, assurément, et la folie des vrais stylistes. Longtemps le XXe siècle a moins prisé l’habile conteur et l’ironiste (qui n’a pas échappé à Barthes) que le pulvérisateur de toute morale puritaine. Arrogance ou ignorance, comme le rappelle Delon, Apollinaire et ses suiveurs, tous les saints du surréalisme notamment, se sont fait passer pour les redécouvreurs, les réinventeurs du divin marquis que le siècle précédent, prison de silence, aurait mis en veilleuse ! C’était faire peu de cas de Balzac, Jules Janin, Gautier, Borel, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly ou Huysmans, émules avoués pourtant  d’une littérature dont «la morale se moque de la morale», qu’ils soient catholiques ou pas. Classer Dieu parmi les «chimères» et le désigner comme le prête-nom des forces répressives d’une société qui n’admet pas l’innocence des passions privées, blasphémer donc en imagination, c’est précisément restaurer la toute puissance du Créateur et la nécessité d’un ordre collectif. La Philosophie dans le boudoir, on le sait, justifie par un égoïsme bien réglé le besoin d’une République qui repenserait les droits de l’homme et surtout de la femme (insistons-y après Apollinaire et Éluard). Rien n’y fit. En 1955, cette chère Simone de Beauvoir voulait encore «brûler Sade», apôtre supposé de la sujétion volontaire et de la mort. Au poteau, l’aristo macho. En cet automne de toutes les inconvenances, Annie Le Brun et Michel Delon l’arrachent joyeusement à cette proscription d’un autre âge. Le plaisir et la vie, en pleine conscience. Et pourquoi la révolution ne pourrait-elle pas se poudrer les cheveux ? Stéphane Guégan

*Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio essais, Gallimard, 8,40€

*Sade, La Philosophie dans le boudoir, préface d’Yvon Belaval, nouvelle édition comportant cinq gravures de l’édition d’origine, Folio, classique, Gallimard, 9,40€

*Sade, Contes étranges, édition de Michel Delon, Folio classique, 5,60€

*Sade, Justine et autres romans [Les Cent Vingt Journées de Sodome et La Philosophie dans le boudoir], La Pléiade, édition à tirage limité, Gallimard, 60€

Lâchez tout

Dada était-il soluble dans le surréalisme? Telle est, en substance, la question que pose l’excellente exposition du Centre Pompidou, qui fait de la revue Littérature, à partir de mai 1922, le lieu et le levier d’une captation d’héritage et de pouvoir. Résumons: pour défaire Tzara et refaire Dada, André Breton aura amadoué Picabia avant de le congédier à son tour… Cette valse à quatre temps ne ressemble pas nécessairement à sa légende. Car elle éclaire davantage les petites stratégies inhérentes au milieu de l’art que la volonté «révolutionnaire» des surréalistes, cœur de la vulgate que l’on sait. En dehors de celles et ceux qui ont intérêt à maintenir en vie le mythe des insurgés au cœur pur, nous sommes de plus en plus nombreux à récuser la thèse des iconoclastes magnifiques, avide d’en finir avec le vieux monde. Dès la Libération, mais au nom d’engagements aussi dangereux, Sartre s’attaqua aux surréalistes et mit en doute les conséquences réelles de leur radicalisme, de leur «négativité», dans un brillant réquisitoire: faux insurgés et «cléricature» qui ne dit pas son nom, ils se seraient maintenus «en dehors de l’histoire». Il y avait sans doute un peu de malhonnêteté intellectuelle à l’affirmer ainsi, Breton et les siens ne s’étant pas abstenus de toute agitation entre la crise marocaine de 1925 et la fin des années 1930. Mais Sartre n’en restait pas moins juste quant aux «motifs» premiers de la «violence» surréaliste lorsqu’il la ramenait, avant Camus, à un non-conformisme de parade et une stratégie littéraire.

Couverture de Littérature, n.5
1er octobre 1922
Paris, Centre Pompidou,
musée national d’Art moderne

Faut-il innocenter complètement un tel prurit nihiliste, et oublier les appels au meurtre dans lesquels se drapait la morgue de ces jeunes gens de bonne famille qui semaient la haine autour d’eux par jeu et rejet de «la France de papa»? Ce recours narcissique à l’insulte et à la calomnie, que leurs victimes fussent Proust, Cocteau, Barrès, Claudel ou Anatole France, ne pouvait pas ne pas contribuer au joyeux naufrage de l’entre-deux-guerres. Amusant paradoxe, si j’ose dire, puisque Dada s’est voulu, en sa version primitive, une réponse aux tranchées de 14-18. Faut-il rappeler, du reste, que peu en virent la couleur? Et Tzara, Picabia et Duchamp bien moins encore qu’Aragon et Breton… Au cours de ses Entretiens avec André Parinaud, publiés en 1952, ce dernier est revenu sur les débuts de Littérature et la sagesse des six premiers numéros, parus entre février et l’été 1919. On s’y montrait encore accueillants aux générations précédentes et modérés de ton. Jean Paulhan, avec qui Breton devait bientôt refuser de se battre en duel, compte aussi parmi les contributeurs d’une revue qui file doux. À Parinaud, qui était en droit de s’étonner de tant de retenue, Breton rappela qu’Aragon et lui étaient encore mobilisés alors et que les «pouvoirs» étaient conscients de la nécessité de ne pas libérer trop tôt les soldats traumatisés, révoltés par le «bourrage de crâne» et l’impression d’un sacrifice inutile. On notera que Breton eut alors la décence de ne pas ce compter parmi ceux qui souffrirent le plus du terrible conflit, Masson, Drieu ou le météorique Jacques Vaché

Littérature opère un virage radical début 1920. Mais la raison n’en est pas l’abandon des uniformes et l’appétit de vengeance, la raison s’appelle Dada et le besoin de dominer seul l’avant-garde parisienne. Entre les complices d’hier, c’est la guerre ouverte, démonétiser Tzara devient une priorité. Qui mieux que Picabia et Duchamp peuvent servir ce dessein? Au premier, Breton a proposé dès décembre 1919 de «collaborer à Littérature». Ce qu’il fit en donnant quelques poèmes. Il faudra que les choses s’enveniment sérieusement et que la revue s’ouvre aux images, dessins et photographies, pour que la «collaboration» de Picabia prenne un poids autrement plus symbolique et significatif. Deux ans donc passent… Littérature vient d’entamer une «nouvelle série» sous une couverture de Man Ray et la conduite de Breton, qui a écarté Soupault de la direction. Le nouveau chef des opérations peut écrire à Picabia une des ces lettres flagorneuses dont il a le secret. En gros, exit Soupault, sentez-vous enfin chez vous chez nous, cher maître… «Je vous prie de m’accorder votre collaboration, toute votre collaboration (c’est Breton qui souligne). […] Envoyez-moi, par ailleurs, tout ce qui vous plaira et surtout ne reculez pas devant aucune violence, la voie n’a jamais été si libre.» Dès le numéro suivant, Picabia signe la première des neuf couvertures qu’il donnera à Littérature entre septembre 1922 et juin 1924.

Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924.
Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne

En plus des dessins originaux du peintre scandaleux, l’exposition de Christian Briend et Clément Chéroux regroupe et met en scène de façon piquante un certain nombre de projets alternatifs où Picabia donne libre cours à son humour le plus corrosif, oscillant entre le détournement des maîtres anciens (Botticelli, Ingres), la pornographie souriante et l’anticléricalisme sauvage. De son côté, Breton multiplie les déclarations d’amour. Ainsi, en tête du n°4, qui ouvre précisément la nouvelle série: « Dieu merci, notre époque est moins avilie qu’on veut le dire: Picabia, Duchamp, Picasso nous restent.» La ressemblance, du reste, est indiscutable entre les dessins du premier et le néoclassicisme piégé du troisième, qui ne cèdera pas aux avances de Breton avant 1923 et Clair de terre. Circonvenir Picasso, c’est le rêve de l’écrivain, qui joue déjà au shaman hugolien avec Desnos et Crevel (il est surprenant de voir le crédit que les spécialistes du surréalisme continuent à accorder à leurs séances «spirites»). Duchamp se laisse plus rapidement séduire. Ses aphorismes impayables ornent la revue dès son n°5, qui reproduit aussi une vue du Grand verre empoussiéré, mais prise par un Man Ray récemment débarqué à Paris et déjà en ménage avec Kiki. D’autres photographies de l’Américain auront droit de cité jusqu’au fameux Violon d’Ingres avec ses ouïes taillés en pleine chair, au-dessus  d’une paire de fesses mémorable. Chéroux a raison d’y insister, Littérature assure ensemble la promotion de Man Ray et la légitimité de son médium. C’est que Breton a déjà compris les profits possibles du nouveau révélateur… Le scabreux Picabia, lui, deviendra vite encombrant. Stéphane Guégan

– Christian Briend et Clément Chéroux (dir.), Man Ray, Picabia et la revue Littérature, Centre Pompidou, jusqu’au 8 septembre, catalogue très fouillé et donc très utile, 29,90€.

Quelques récentes publications relatives au surréalisme…

*Nadja Cohen, Les Poètes modernes et le cinéma (1910-1930), Classiques Garnier, 49€. /// Voilà un livre comme on aimerait en lire plus souvent, informé, exempt de tout jargon et affranchi de la langue de bois qui sévit en milieu universitaire quand on aborde les saintes avant-gardes du premier XXe siècle. Nadja Cohen, première audace, ne réduit pas la modernité poétique d’alors au surréalisme (Cendrars s’y taille la part du lion qu’il était). Bien avant Breton, c’est Apollinaire qui introduit la photographie et le cinéma dans les publications qu’il dirige. Les Soirées de Paris, on l’oublie trop, s’intéresse aux salles obscures dès 1912. La défense du cinéma muet, dernier né d’un monde dont il est aussi l’expression adéquate, «sans emphase ni effusion», va conduire les poètes à repenser l’espace-temps de leur propre langage et à privilégier l’image sur le récit. Un certain merveilleux populaire, de plus, y renouvèle la frénésie des romantiques pour la pantomime. L’espèce d’hallucination «stupéfiante» dont procède la jouissance du spectateur constitue enfin un autre attrait puissant et un objet de réflexion pour les surréalistes, soucieux de comprendre les mécanismes de la pensée et du désir, et jaloux de l’impact du film sur notre imaginaire. SG

 

– Paul Éluard, Grain-d’Aile, illustré par Chloé Poizat, Nathan/Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 14,90€. /// En 1951, un an avant d’être emporté par une crise cardiaque, et en marge de tout activisme politique (Ode à Staline, 1950), Paul Éluard publie une fantaisie qui fait écho à son Etat-civil (Eugène Grindel) et, plus profondément, à L’Albatros de Baudelaire. Les romantiques, on le sait, ont précédé les surréalistes dans le culte de l’esprit d’enfance. Ce conte, où règne déjà l’esprit de Topor, reparaît accompagné des illustrations inquiétantes de Chloé Poizat. Derrière le charmant apologue de la légèreté, qu’elles servent sans mignardise, on peut lire une métaphore du poète et, plus précisément, du poète qu’est alors Éluard, refaisant une dernière fois sa vie avec Dominique Lemort, mais prisonnier des serres de Moscou. SG

*Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, et autres textes, introduction de Jean-Jacques Lebel, Acratie, 15€. /// On a souvent lu ce classique comme une défense et illustration de l’autonomie de l’art («la poésie n’a pas à intervenir dans le débat autrement que par son action propre»). Péret, depuis Mexico, y répondait en 1945 au volume anonyme et clandestin, L’Honneur des poètes, publié par les éditions de Minuit en juillet 1943. Il fallait un certain courage pour tenir tête aux Fouquier-Tinville du moment, à tous ces poètes que le PCF avait érigés en résistants admirables et en juges impitoyables. Comme le souligne la préface de Jean-Jacques Lebel, le texte de Péret reste l’un des premiers à dénoncer le nouvel opium des intellectuels français de l’après-guerre: «Mais le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance  humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège», martèle l’ami de Breton. SG

*Sarah Frioux-Salgas (dir.), «L’Atlantique noir de Nancy Cunard», Gradhiva, Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, n°18, Musée du Quai Branly, 20€. /// Celle qui se voulait «l’inconnue» ne l’est pas aux lecteurs d’Aragon. Elle est la «grande fille», de taille et d’ambition, «félonne et féline», qu’il évoque dans La Défense de l’infini avant d’enfouir à jamais ce livre fou. Née en Angleterre, la même année que Breton, Nancy Cunard se rattache au surréalisme par d’autres liens que sa romance agitée avec un poète encore en froid avec sa libido. Cette publication très soignée nous montre l’ex-châtelaine jouant les travestis chez les Beaumont (avec Tzara!), prenant des poses d’androgynes illuminés devant Man Ray et libérant son «cœur d’ébène» à travers le jazz, les bijoux d’ivoire et la lutte constante contre l’apartheid. Elle fut donc de toutes les avant-gardes. SG

 

*Serge Sanchez, Man Ray, Folio biographies, Gallimard, 8,49€. /// Récit alerte comme le fut la vie du plus français des Américains. Que serait la planète du dadaïsme historique sans le cosmopolitisme du New York des années 1910? Man Ray, issu de l’immigration des Juifs russes, s’est rêvé peintre avant de découvrir que la photographie pouvait en être plus qu’un succédané. C’est un trentenaire déjà riche de multiples expériences et d’une culture solide (lecteur et mélomane, il a même croisé Robert Henri, le maître de Hopper) que Duchamp et Cocteau vont lancer dans le Paris des «Roaring Twenties». SG

 

*Henri Béhar et Michel Carassou, Le Surréalisme par les textes, Classiques Garnier, 29€. /// Cette synthèse destinée aux étudiants, parue en 1988 et plusieurs fois complétée depuis, demeure une introduction substantielle à la connaissance et à l’histoire remuante du mouvement. Si les auteurs évitent à maints endroits l’hagiographie coutumière à ce genre de publications, ils ne font pas toujours preuve de recul critique et de grande tolérance. Voir leur addendum persifleur (p. 281), et donc leur dérobade, au sujet de l’essai de Jean Clair, Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes. Contribution à une histoire de l’insensé, Mille et une nuits, 2003. SG

Paris noir

En date du 16 décembre 1916, dans son Journal d’un attaché d’ambassade, Paul Morand écrivait ceci : «Exposition d’art nègre chez Paul Guillaume, avec Derain et Modigliani. L’art nègre, dont est sorti le cubisme, arrive au grand public en même temps que les soldats sénégalais.» Morand fait sourire mais ne plaisante pas, il enregistre. Quelque chose est en train d’affecter la vogue de l’art africain, d’abord collectionné par les artistes d’avant-guerre et d’avant-garde, avant de snober un public plus large… Ce public, Morand le connaît bien, car il en fait partie, c’est la bourgeoisie éclairée et le beau monde. «L’art nègre est à la mode!», claironnera Paul Guillaume en mai 1919. C’est d’art qu’il s’agit, et non de plus de fétiches bons à décorer une garçonnière, un bordel ou une maison de colon. Si ces objets reçoivent alors leur pleine reconnaissance esthétique, ils n’en sont pas moins ramenés à quelque spontanéité pré-rationnelle, à quelque «candeur native», pour user d’une formule de Charles Ratton, sans doute l’un des plus grands marchands d’arts primitifs des années 1930/1980… La circulation accrue des objets, à la faveur de la dynamique coloniale, fit alors plus d’un heureux. Ratton et ses amis surréalistes n’eurent qu’à se pencher. Dénoncer les effets, voire le principe de l’Europe impérialiste, ne signifiait pas qu’on s’interdît d’en tirer de jolis profits. Il fallait répondre à la demande qu’on se faisait fort de nourrir par tous les moyens, la poésie, la publicité, voire le discours contestataire au moment de l’exposition coloniale de1931. Ratton, roi du timing, profite de l’événement, auquel il est lié, pour faire mousser la vente Breton/Éluard. Cette même année, Morand, que le surréalisme n’empêchait pas de dormir, s’adressait au marchand astucieux, lecteur de Gobineau comme lui, au sujet d’objets du Bénin… Ce que nous apprend encore le savant catalogue de l’exposition du musée du Quai-Branly, c’est que les affaires continuèrent à briller sous l’Occupation. Faut-il, du reste, s’en étonner? Paris ne subissait aucun des effets du malthusianisme culturel en vigueur à Berlin ou Munich. Tout s’y négociait, Picasso comme l’art nègre. Et l’on voit sans mal pourquoi un Dubuffet, faux candide, s’est si vite et si bien entendu avec Ratton. Le jazz, autre manifestation de ce génie africain qu’on aimait dire sauvage, intéressait les deux hommes.

On sait que la Première Guerre mondiale a favorisé l’introduction de cette musique en Europe et l’installation de musiciens noirs, sensibles aux conditions de vie moins discriminatoires qu’aux USA. Avant la crise de 29, son foyer le plus créatif reste New York, comme le fait comprendre le livre passionnant de Robert Nippoldt. En quelques pages bien frappées, l’auteur caractérise la personnalité musicale des plus grands jazzmen des «années folles», la vie de nuit, les clubs, le business du disque et la géographie raciale de Manhattan au temps de la prohibition et du piano stride. S’affrontent alors Jimmy Johnson, Fats Waller, Willie the Lion Smith et tant d’autres jeunes diables, certains riches d’une formation classique. La mise en scène est capitale, le cérémonial étudié: on dépose sa canne sur le pupitre, on pose son manteau plié, doublure à l’extérieur, sur le pupitre, on ôte son chapeau «face au public» et on entame une conversation informelle avec une voisine tout en jouant les premières notes d’un ragtime. La musique monte en puissance jusqu’à ce que le morceau atteigne son tempo. Les Big Bands franchissent le mur du son dès que s’en mêle Louis Armstrong, la star de Chicago, lequel stimule celui qui restera l’inventeur du sax ténor, Coleman Hawkins. À partir de 1927, Duke Ellington enflamme le Cotton Club avec sa jungle music, «résurgence du vieux sud profond». Comme nombre de lieux chauds, le Cotton Club appartenait à un gangster, Owney Madden. Pour débaucher le Duke, il fit à son ancien employeur une proposition qu’il ne pouvait refuser. Avec la crise, la pauvreté s’installe à Harlem, les clubs ferment… Armstrong, Ellington et Hawkins quittent New York pour l’Europe, eux qui, avec l’aide de quelques écrivains et journalistes, avaient fait de Harlem «un Paris noir».

Stéphane Guégan

*Charles Ratton, l’invention des arts «primitifs», musée du Quai-Branly, jusqu’au 22 septembre 2013, catalogue Skira-Flammarion 35€, sous la direction des commissaires Philippe Dagen et Maureen Murphy. Cette dernière, en 2006, a publié l’excellent De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931-2006), Les Presses du réel, 26€.

*Robert Nippoldt, Jazz dans le New York des années folles, CD musique inclus, Taschen, 39,99€

Mea culpa

La semaine dernière, coup de fil de Claire Sarti, très mécontente de ma chronique sur son grand-père, Paul Éluard, postée à l’occasion de l’exposition d’Évian. On décide de se voir, de s’expliquer. Je ne le regrette pas. Aucune malveillance ne m’animant à l’endroit du poète, il importait que Claire Sarti et ses frères en fussent convaincus. Je reconnais sans mal que certains passages de mon texte prêtent involontairement à confusion. Il n’y a pas lieu, par exemple, de suspecter l’attitude patriotique d’Éluard en 1914, à rebours de bien des peintres qu’il collectionnera dans l’entre-deux-guerres. Car le commerce d’art, autre point délicat, fut bien l’une des activités constantes de l’écrivain, très vite conscient des profits à tirer de l’emballement de l’époque pour la peinture moderne et les arts primitifs. La liberté d’écrire, et de publier de la poésie pour le petit nombre, réclamait quelque sacrifice à l’économie capitaliste, bête noire, en théorie, du surréalisme. Je n’ai pas voulu accuser Éluard du moindre acharnement mercantile, mais sourire du mépris orgueilleux dans lequel la bande de Breton affectait de tenir l’argent et «le bourgeois». Quelle rigolade, en effet ! Est-ce vraiment diminuer la valeur de l’écrivain que de souligner, après Anne Egger, son souci extrême des droits d’auteur. La modernité des XIXe et XXe siècles, si cachotière soit-elle en l’espèce, n’avait pas les moyens de briser sa dépendance aux lois du marché.

Le besoin d’une nouvelle biographie d’Éluard, et Claire Sarti le concède volontiers, ne se fait pas moins sentir quant à l’épisode de l’Occupation allemande et aux comportements de la République des lettres sous la triple férule de Vichy, Berlin et Moscou. Loin de moi l’intention de jeter le doute sur les choix d’Éluard, la résistance intellectuelle et l’édition clandestine, lorsque je redisais la nécessité de mieux comprendre le dédoublement de son activité scripturaire entre la fin 1940 et l’été 1944, du Livre ouvert aux Armes de la douleur. Puisque notre connaissance du milieu littéraire s’est largement enrichie et complexifiée ces dernières années, pourquoi ne pas y inscrire l’ubiquité courageuse d’Éluard et son ralliement au PCF ? Avant cela, selon ses mots, il y eut bien une période d’incertitude dont Paulhan l’aura aidé à sortir. Ce dernier n’a jamais caché sou goût pour la poésie d’Éluard, qu’il dit préférer en 1939 à la «non-fraîcheur» de Cocteau. C’est ce même Paulhan qui écrit à André Lhote, le 19 novembre 1940, au sujet de la recomposition des équipes de la NRF. Drieu vient d’être bombardé à sa tête par les Allemands : «La NRF garde Gide, Jouhandeau, Audiberti, s’ajoute Boulenger, Fabre-Luce, Bonnard, se prive de Benda, Suarès, Éluard (juifs), de Bernanos, Claudel, Romains (anti-nazis).» Le poète de Capitale de la douleur faisait partie, comme Lhote, des contributeurs d’une revue dont Paulhan était loin de vouloir éloigner ses protégés. Paulhan, le lendemain, en avertit Francis Ponge dans les mêmes termes.

Or Éluard apparaît bien au sommaire de la NRF en février 1941 avec «Blason des fleurs et des fruits», dont seul l’ultime distique, en forçant un peu, était susceptible d’une lecture circonstancielle. Le long poème, d’inspiration verte, était dédié à Paulhan et devait rejoindre en octobre le Choix de poèmes publié par Gallimard. La revue de Drieu, du reste, ne se fait pas prier pour rendre compte très favorablement des publications officielles d’Éluard et sa «poésie en court-circuit». C’est le cas de Livre ouvert, en janvier 1941, et de Livre ouvert II, dédié au «sublime» Picasso, en octobre 1942. Or, depuis quelque temps, Éluard est devenu l’auteur surveillé de «Liberté». Plus encore que Le Crève-cœur d’Aragon, Poésie et vérité 1942 fait entendre un patriotisme indompté et le pays qui souffre. Imprimée au grand jour par les éditions de La Main à plume, la brochure va vite se voir réduite aux circuits confidentiels. Si la fronde se durcit au cours des mois suivants, elle s’aligne toujours plus sur les exigences du «parti». L’époque, rappelons-le, regonfle les adversaires de l’Allemagne et de Vichy. Le débarquement allié en Afrique du Nord, suivi par la «poignée de mains» de Giraud et De Gaule, puis la capitulation du maréchal Paulus devant Stalingrad, a galvanisé la résistance, quelle qu’elle soit. En regard des maquis, que le refus du STO peuple soudain de jeunes recrus, l’insoumission des intellectuels se sent pousser des ailes sous le masque de l’anonymat. Le 14 juillet 1943, les éditions de Minuit mettent en circulation L’Honneur des poètes, dont Benjamin Péret dira plus tard le mal qu’il en pense.

Paulhan, dès l’édition princeps, s’étonnait du «curieux effacement des poètes catholiques devant les c[communistes]», et notait «une absence étonnante […] de patriotisme». L’encensoir stalinien n’est plus très loin… Bien que de faible tirage et de lecture cryptée, ces publications clandestines n’en exposaient pas moins Éluard à toutes sortes de dangers. En octobre, on le sait, il se réfugie avec Nusch à Saint-Alban-sur-Limagnole, derrière les murs de l’hôpital psychiatrique que dirige son ami, le docteur Lucien Bonnafé. De cette époque particulièrement accidentée, qu’on aimerait mieux connaître, retenons que l’écrivain continue son commerce d’art et se montre, de temps à autre, à Paris, bien que son seul nom provoque l’ire de la presse collaborationniste. Le si précieux Journal de Jacques Lemarchand nous apprend qu’en février 1944 il déjeune avec Paulhan et Camus, dont le communisme n’est pas la tasse de thé, après avoir participé, à sa façon, au jury du Prix de la Pléiade, mené tambour battant par Gaston Gallimard. Jusqu’à la Libération, où les intellectuels acquis à Moscou allaient se surpasser, Éluard sut donc rester l’homme de deux espaces littéraires, de deux mondes, qu’on a trop longtemps cru exclusifs. L’effervescence des galeries lui donna aussi l’occasion de se manifester en pleine lumière. En mai 1943, il préfaçait le catalogue de l’exposition des Peintures et dessins de Gérard Vulliamy.

L’ancien élève d’André Lhote avait fait du chemin depuis le début des années 1930. Sa participation au groupe Abstraction-Création ne fut qu’un feu de paille. Mais la courte flambée signale un tempérament incapable de se plier aux disciplines austères. Herbin, Villon et Delaunay ont dû vite réaliser que Vulliamy, trop sensible au primitivisme picassien, leur échapperait vite. En rejoignant les forces du clan surréaliste, à l’époque où Masson rentrait d’Espagne, le transfuge versa dans le frénétique. Ses tableaux, thèmes et véhémence, sont parfaitement au diapason du climat d’avant-guerre. En décembre 1937, Vulliamy compte parmi les exposants de L’Art cruel, manifestation cornaquée par Jean Cassou et révélatrice, dès son titre, d’un besoin d’engagement. L’auteur du Cheval de Troie, fantasmagorie de fin de monde, joue des anamorphoses et d’un tourbillon de références. Bosch, Grünewald, La Tour… Après 1941, au contact du groupe de La Main à la plume, toujours lui, Vulliamy maintient le cap. Sa première exposition personnelle se tiendra chez Jeanne Bucher, en mai 1943, sous le signe d’Éluard, nous l’avons dit. Dans la plaquette qui sert de catalogue, on lit «Seule», un poème où le souvenir d’Apollinaire affleure autant que l’impératif de percer le voile ou le silence. Les deux hommes ont fait connaissance en 1938 et Vulliamy épousera la fille du poète, Cécile, en 1946. Revenu alors à l’abstraction pour participer à l’aventure de l’art informel, le gendre d’Éluard mérite assurément qu’on l’expose en entier, seul, comme y travaille Claire Sarti, avec une belle fidélité familiale. Stéphane Guégan

*Lydia Harambourg, Gérard Vulliamy, RMN/Grand Palais, 2012, 50€.

Donner à voir

Comme nos économies, la réputation des écrivains n’échappe pas au risque des chutes les plus sévères. Un jour, sans qu’on sache très bien pourquoi, les lecteurs cessent de faire crédit à certaines étoiles du panthéon national. La piété collective change d’objet, efface l’ardoise, ouvre à d’autres sa boîte à rêve. Voilà un mois, le Figaro littéraire publiait la liste des chouchous du moment, c’était à pleurer. Encore ne s’agissait-il que des romanciers dits contemporains. Si l’on avait questionné les sondés sur leurs préférences en matière de grands morts, la surprise n’eut pas été moins grande. Lit-on encore, par exemple, Paul Éluard ? En 1982, rappelez-vous, il y avait  foule à Beaubourg pour visiter l’exposition qu’on consacrait à l’homme de Liberté, au mari de Gala et de Nusch, au cœur saignant du surréalisme, au complice de Picasso, à l’homme de Moscou… Mais la cote d’Éluard a dégringolé depuis. Pas de biographie récente et pas de recherches fouillées sur sa critique d’art. Les belles publications de Jean-Charles Gateau ont trente ans elles aussi ! Ce vide très regrettable, l’exposition d’Évian et son catalogue ne prétendent pas le combler. Issue essentiellement des collections du musée d’art et d’histoire de Saint-Denis, ville dont Éluard était originaire et qu’il a couverte de dons généreux, la liste des œuvres « données à voir », selon la formule aujourd’hui galvaudée du poète, souffre de terribles lacunes. Pour un sublime Picasso, le bien connu Portrait de Nusch de 1941 en divinité pompéienne, pour un Chirico et un Toyen de premier plan, combien d’abonnés absents ? Et le Sommeil d’André Marchand, curieuse rêverie autour de Gala, de ses petites rondeurs appétissantes et de son Eros glacé, ne saurait faire oublier le Masson, le Max Ernst, le Dali et la flopée picassienne qu’appelait le sujet. On y insistera d’autant plus que Sylvie Gonzalez livre à cette occasion le fruit de ses recherches décisives sur la collection du poète. De cet inventaire scrupuleux, ébauché par Jean-Charles Gateau, sort en puissance une tout autre exposition qu’il faudra faire un jour (cela vaut aussi pour Aragon, le faux ami ou le faux ennemi d’Éluard). Ce musée privé était d’une richesse infinie et d’un goût très sûr. S’il était dominé par les noms déjà cités, il comptait aussi un Constantin Guys (ah Baudelaire !), un Gauguin, un Duchamp, quelques Derain, sept Picabia, etc. Relevons au passage le Portrait d’Éluard, dessiné par Cocteau en 1942, et un Dubuffet de 1944, preuves que la grande voix de la clandestinité ne se montra pas aussi exclusive sous l’Occupation qu’elle le devint après. À parcourir ce trésor dispersé, on finirait par oublier deux choses, inégalement pointées par l’exposition d’Évian. Éluard, fils de famille, fit commerce d’art, avec acharnement et profit, peintures et objets primitifs, spéculant même sur l’impact de l’exposition coloniale, conspuée par les surréalistes… Et puis il y a l’autre aspect du poète, volontiers oublié, paradant dans l’ex-bloc soviétique, au nom de la Liberté ! Stéphane Guégan

Paul Éluard. Poésie, amour et liberté, Palais Lumière Évian, jusqu’au 26 mai, catalogue sous la direction de Sylvie Gonzalez, avec notamment les contributions de Martine Créac’h et Sophie Leclercq, Silvana Editoriale, 35€.

Malgré ses lacunes, l’exposition n’en reste pas moins à voir. En plus des œuvres que nous avons signalées, art moderne et arts premiers, sa profusion de manuscrits et de photos, certaines très peu connues, la rend indispensable à qui s’occupe du siècle passé ou s’y intéresse. Indispensable aussi, et pour les mêmes raisons, le récent volume des Entretiens de la Fondation des Treilles, Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue, dirigés par Alban Cérisier, Pascal Fouché et Robert Kopp (Gallimard, 2012, 29€).  Trois des études les plus neuves ont trait à la période de production d’Éluard. On sait qu’il avait échappé au service armé, comme Gaston Gallimard, pendant la Grande Guerre, sur laquelle Laurence Campa jette un regard impartial, et donc rafraichissant. La maison, où s’observe un patriotisme non xénophobe, ne publiera pas les Poèmes pour la paix d’Éluard. En revanche, elle s’est ouverte au Drieu d’Interrogation, poèmes de guerre, marqués par Claudel et Dada. Gide fait grand cas du jeune auteur, héros des tranchées et proposant du conflit barbare une vision où « le mysticisme guerrier voisine avec l’incertitude, l’interrogation avec l’affirmation ». Éluard, lié à Paulhan à partir de 1918 (leur correspondance a été publiée par Claire Paulhan), attendra encore huit ans pour accéder à la Blanche avec le superbe Capitale de la douleur. Suivront, comme Anne Egger le rappelle, « une vingtaine de recueils poétiques jusqu’à son décès en 1952. Son entrée dans La Pléiade, évoquée dès 1944, est effective en 1968. » Gallimard, dès L’Anicet d’Aragon, fut bien la maison des surréalistes. Tout en crachant sur tout et tous apparemment, des curés à l’argent, de l’Académie à la NRF, ces maudits professionnels avaient le sens de la carrière et des affaires. Bibliophile pacifiste, Éluard était le plus soucieux de la qualité éditoriale et de ses droits d’auteurs. D’argent, il ne manquait pas, de pouvoir, non plus. À la Libération, Fouquier-Tinville de l’heure, il plaida la cause de Gaston, que ses charitables, et sans doute irréprochables, confrères isolaient des éditeurs « restés dignes pendant l’Occupation ». Par la suite, Gallimard sut caresser dans le sens du poil les énervés du PC, Éluard et Aragon en premier lieu. Donnant donnant, bien sûr. Du reste, pendant les années qu’on dit noires et qu’étudient ici Anne Simonin avec une largeur de vue admirable, Éluard et Aragon jouèrent eux-mêmes sur les deux tableaux, l’édition contrôlée et l’édition clandestine. Avant d’être le poète de Liberté (poème d’amour dédié à Nusch transformé en arme de guerre), Éluard fut celui de Blason des fleurs et des fruits, donné à Drieu et publié dans le numéro de février 1941 de la NRF, entre des Notes du maréchal Lyautey et la prose pro-allemande de Chardonne. On ne le voit que trop, et ce volume y contribue grandement, une nouvelle biographie d’Éluard, moins manichéenne, et moins soluble dans la mythologie communiste, s’impose aux générations nouvelles. SG