MÈCHES COURTES

Il n’est pas donné à tous de se concilier la haute société et le monde des arts, les princesses et les poètes, les milliardaires et les artistes, l’impératrice Eugénie et Mallarmé (Miss Satin), Sissi et Zola, la comtesse Greffulhe et Proust, voire Méry Laurent et Manet. Ce fut le privilège de Worth, premier des grands couturiers au sens que nous donnons à ce mot. Venu de Londres à vingt ans, en 1846, pour dominer Paris d’un absolutisme paradoxal, il avait formé son œil devant les maîtres de la peinture européenne, Bellini, Holbein, Rembrandt, Van Dyck, Velázquez ou Gainsborough, découverts à la National Gallery, émissaires d’un temps qui ne demandait qu’à être retrouvé et sources d’inspiration durable. D’abord employé chez Gagelin, chouchou des journaux de mode dont se sont délectés aussi bien Baudelaire que Cézanne, Worth fonde un Empire, sous Napoléon III, l’un appelant l’autre. On comprend que la mode alors alimente la réflexion esthétique, de Gautier aux Goncourt, et traverse Le Peintre de la vie moderne, ou comment, en régime (plus ou moins) démocratique la passion de l’égalité et le culte de la différence décuplent le besoin d’une vérité individuelle sans précédent. L’exposition du Petit Palais restitue l’éclat et presque la folie de la maison Worth en rapprochant robes, accessoires et documents agencés de façon à amplifier la picturalité essentielle de l’Anglais. Ses excès textiles, ses couleurs souvent tranchantes, ses plissés royaux, ses corps floralisés, tailles pincées et hauts souvent découverts, tout est là, jusqu’aux tableaux qui les dévorent, de Carolus-Duran à La Gandara.  Au XXe siècle, la maison restaurera le 1er Empire et jettera le corset aux orties ; quelque chose, un peu avant la guerre de 14, était bien mort.

1901 : Paul Poiret, à vingt-deux ans, entre chez Worth. Mission : rajeunir la maison et faire tomber les robes, si l’on ose dire, « des épaules aux pieds, en longs plis droits, comme un liquide épais ». 40 rue de la Paix, c’est la révolution, certaines clientes rechignent à perdre leur ligne au profit de manières de kimonos, et de robes qui offrent une fâcheuse ressemblance avec les sacs à linge de leurs domestiques. PP est né dans le tissu comme d’autres dans la soie. Avant Worth, il a connu l’admirable Jacques Doucet, on est en 1898, en pleine affaire. Dreyfusard, Poiret rêve de griffer en son nom. 1903 : l’aventure commence, elle sera l’une des plus des extraordinaires du demi-siècle qui débute, avec fin tragique, sous la botte : la galerie Charpentier lui rend hommage en mars 1944, il meurt en avril, sans le sou. Jean Cocteau signe la préface du catalogue, faire-part anticipé d’une époque que le couturier et le poète avaient incarnée à cheval sur les Ballets russes, les fêtes orientales, la folie américaine et le rejet en peinture des à peu-près de l’impressionnisme. Cela dit, à l’heure du cubisme, malgré une tendance aux tons forts, PP règle sa montre sur l’Empire, les fluides élégances de Joséphine, et sur Vienne (la sécession autrichienne l’a évidemment secoué). Mais on le voit, avant et durant la guerre de 14, prendre à cœur de défendre la mode française, car les contrefaçons foisonnent… Ce que montre la présente exposition, c’est aussi son génie de la diffusion, les dessins de Paul Iribe ou les photographies de Steichen sont ses messagers des deux côtés de l’Atlantique. Poiret, c’est bientôt la France de l’Art Déco, la France qui gagne et s’exporte, au point que l’inénarrable New York Times (qui n’a pas changé), en l’enterrant, parlera du « célèbre dictateur de la mode ». On sait ce qu’il faut penser de la « haute couture américaine ». Quand il n’étalait pas la couleur sur ses robes à garnitures décalées, verre ou métal, PP la cultivait chez les peintres qu’il collectionnait, Cézanne comme Matisse. Léon-Paul Fargue le résumera dans Portrait de famille (1947) en quatre mots : « Il savait tout faire ».

Une célèbre photographie de 1925 campe Poiret sur son 31 en face de ses Lautrec et de ses Cézanne (je n’arrive pas à écrire son nom sans accent, nouvelle convention, que ne suivaient pas tous ses proches). Comme Worth, l’autre Paul avait beaucoup appris de la peinture des autres, et il aurait certainement applaudi aux recherches qui étendent nos connaissances des liens entre le peintre d’Aix et la culture rocaille, l’emploi répété qu’il fit notamment dans ses propres tableaux des gravures anciennes et des accessoires qui ornaient le Jas de Bouffan, objet de la riche exposition du musée Granet. L’importance des prêts ne s’y mesure pas toujours à la renommée des œuvres. On est évidemment très heureux de l’avalanche de tableaux insignes. Mais, avouons-le, les curiosa ne manquent pas d’attraits, à commencer par la toile du Nakata Museum, aussi maladroite dans sa traduction d’un cache-cache de Lancret que savoureuse par le côté fleur bleue du premier Cézanne. Avant le couillard, il y eut le sentimental un peu manchot ou l’enfantin sucré (copie d’après Prud’hon), moment encore difficile à cerner et que l’exposition de Daniel Marchesseau (Martigny, 2017) avait très bien abordé. Date d’alors l’exquise Jeune fille en méditation, riche de ce catholicisme familial qui embarrasse la vulgate moderniste (lire en ligne le bel article de Nancy Locke sur La Madeleine d’Orsay). Le sens du tableautin, pas loin des naïvetés d’ex-voto, découle de la juxtaposition du miroir (Madeleine in absentia) et d’un crucifix, pour ne pas parler du Prie-Dieu. Le fameux portrait (exposé) du jeune Zola, visage baissé, mélancolique, donne l’une des clefs de cet idéalisme un peu contrit qui s’épanouit dans leur correspondance. N’oublions pas que le futur écrivain réaliste a prisé le séraphique Ary Scheffer avant de venir à Manet, si tant est qu’il y ait pleinement adhéré. Par la suite, Cézanne insèrera régulièrement des éclats de paravents XVIIIe, très fleuris, très féminins, à l’arrière-plan de ses œuvres les plus sévères, telle Femme à la cafetière, comme l’analyse utilement le catalogue de l’exposition. Le Jas de Bouffan en s’ouvrant plus largement au public n’a pas encore tout révélé de ce que Cézanne y vécut.

Heureux qui, comme Matisse, a fait de beaux voyages ! En dresser la carte, à l’invitation de la très remarquable exposition du musée de Nice, c’est vérifier la récurrence, la prégnance de la Méditerranée, en ses multiples rives, au cœur des déplacements de l’artiste et de la géographie de l’œuvre. Homme du Nord, mais peintre du Sud, à l’égal de Bonnard, son alter ego à partir des années 1910-1920. Ce tropisme, dont la découverte de la Corse marquerait le seuil en 1898, selon l’artiste lui-même, surgit du fond des âges, il le savait aussi, et l’a rappelé à ses interlocuteurs. A Tériade, par exemple, en 1936, il redit sa conviction d’un temps plus grand que le créateur, et donc d’une identité culturelle transcendante : « Les arts ont un développement qui ne vient pas seulement de l’individu, mais aussi de toute une force acquise, la civilisation qui nous précède. On ne peut pas faire n’importe quoi. »  Nous gagnerions beaucoup à écouter les peintres modernes, plus qu’à les bâillonner au nom d’exégèses expéditives, à l’image de la vulgate matissienne. Appuyée sur les théories byzantinistes de Georges Duthuit et l’avant-gardisme new yorkais des années 1940-1970, elle règne depuis un demi-siècle, certaine que notre peintre serait fondamentalement étranger à sa propre tradition. Or, Matisse, proche en cela d’un Paul Valéry ou d’un Braudel, se voulait moins citoyen du monde, malgré son goût sincère pour les arts d’Afrique ou de Polynésie, qu’enfant de la « Mare nostrum ». Ce baigneur forcené, comme les doges, l’avait épousée, bien avant d’élire domicile à Nice.  En chaque pêcheur de Collioure, écrit Aymeric Jeudy, il devinait un Ulysse qui sommeille. L’illustrateur lumineux de Baudelaire, Mallarmé, Montherlant et Joyce (ah ! Homère) aura doté d’une même ardeur mémorielle ses plages d’azur intense, ses odalisques aux charmes puissants, ses intérieurs et leur « lumière de demi-sommeil » si sensuelle – note Chantal Thomas au détour du catalogue, sa passion rocaille, étendue aux coquillages, aux meubles vénitiens et aux échos de la pastorale et de la fête galante. Poussin et Watteau revivent ensemble dans le baudelairien Luxe, calme et volupté, prêté au musée Matisse comme nombre de chefs-d’œuvre nécessaires au propos, dont deux œuvres du MoMA et Baigneuses à la tortue de Saint-Louis (voir l’excellent article de Simon Kelly dans le catalogue).  De la chapelle de Vence, où la Méditerranée judéo-chrétienne glisse poissons et pureté lustrale, Matisse souhaitait qu’on ressortît « vivifié ». C’est le cas ici. Stéphane Guégan

*Worth, Inventer la haute couture, jusqu’au 7 septembre 2025, Petit Palais, catalogue sous la direction de Sophie Grossiord, Marine Kisiel et Raphaëlle Martin-Pigalle, Paris Musées, 45€ / Paul Poiret. La mode est une fête, Musée des Art décoratifs, jusqu’au 11 janvier 2026, catalogue sous la direction de Marie-Sophie Carron de la Carrière, MAD / Gallimard, 45€. Notons que cette publication contient un texte inédit de Christian Lacroix, qui saluait en 2017 le génie coloré de Worth. Puisque Steichen et Poiret étaient de mèche, signalons l’excellente synthèse de Julien Faure-Conorton (Actes Sud, 19,50€) : la photographie pictorialiste, entre-deux assumé entre le mécanique et l’artistique, prétendait moins égaler la peinture, et moins encore le flou impressionniste, que se hisser à la hauteur d’émotion et de construction du « tableau ». En Europe, comme au Japon et à New York, ceux et celles qui la pratiquent (succès récent de Céline Laguarde à Orsay) considèrent que le nouveau médium, ainsi pratiqué, peut prendre place parmi les arts, non les Beaux-Arts. Baudelaire aurait apprécié le distinguo. / Cézanne au Jas de Bouffan, musée Granet, Aix, jusqu’au 12 octobre 2025, catalogue sous la direction de Denis Coutagne et Bruno Ely, Grand Palais RMN Editions, 39 € / Matisse Méditerranée(s), Musée Matisse Nice, jusqu’au 8 septembre 2025, catalogue sous la direction d’Aymeric Jeudy, In fine éditions, 39€.

Le polar de l’été / L’intérêt de lire Conan Doyle m’avait échappé jusque-là, j’étais persuadé que les aventures de Sherlock Holmes ne valaient que par les films qu’elles avaient inspirés ou suscités, au premier desquels se place la merveilleuse variation de Billy Wilder (1970) sur les travers et les secrets du personnage légendaire. Il fallait être bien naïf pour penser que La Vie privée de Sherlock Holmes, joignant le sacrilège à l’humour, cherchait à remplir les silences de l’écrivain, comme si Wilder, à la barbe du flegme britannique, avait répliqué au puritanisme qui poursuivait ses films aux Etats-Unis. En réalité, Conan Doyle, dont Alain Morvan nous rappelle qu’il a lu Stevenson et Poe religieusement, n’a pas forgé un héros d’acier, imperméable au doute, à l’échec, à la terreur du quotidien, et même à « l’ennui » (en français dans le texte). Au reste, il ne voile guère les habitudes du détective cocaïnomane les plus aptes à être « very shocking » en terre anglaise. L’incipit du Signe des quatre en fait foi : « Sherlock Holmes prit sa fiole sur le coin de la cheminée et sa seringue hypodermique dans son élégant étui de marocain. » On apprend ensuite que son avant-bras est grêlé « de traces innombrables de piqûres » et, sa brève hésitation passée, qu’il s’injecte le doux poison avant de se laisser « retomber au fond du fauteuil recouvert de velours en poussant un long soupir de satisfaction ». Seuls les grands auteurs possèdent le don de mêler la morale et l’immoral, la déchéance volontaire et le chic dont il peut s’accompagner, à Londres surtout, entre deux siècles. Il est vrai aussi que Conan Doyle était né en Ecosse de parents irlandais et s’est reconnu très attaché à la vision catholique de la dualité humaine. Les quelques lignes que nous venons de citer font entendre une autre convergence entre l’auteur et son héros, la croyance aux signes, indispensables à l’enquête, à sa narration haletante et à la teneur parfois spirite de certains romans et nouvelles (Holmes n’a pas toujours besoin de 200 pages pour triompher là où la police échoue). Cinquante ans après le film de Wilder, Conan Doyle rejoint les cimes sacrées de La Pléiade et y bénéficie même d’une triple consécration, deux volumes d’œuvres et un album, aussi piquant que percutant, signé de Baudouin Millet. D’une richesse inouïe, son bilan iconographique, tous médias confondus, jette les vrais contours d’un imaginaire tentaculaire, égal à l’ascendant des écrivains capables de parler à chacun. Il n’est de détail insignifiant, vulgaire, voire ignoble au collecteur du 221b Baker Street. Tous les publics se retrouvent en lui, et tous finalement partagent son hygiène de l’inconnu. SG / Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, édition sous la direction d’Alain Morvan avec la collaboration de Claude Ayme, Laurent Curelly, Baudouin Millet et Mickaël Popelard, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, deux tomes, 62€ chacun, 2025.

La revue de l’été / Mauriac revient ! Le Bloc-notes fait fureur et, constat rassurant, n’occulte plus le reste de l’œuvre, le journalisme caustique, anti-sartrien, comme les romans déchirés dans leur chair et leurs convictions sociales. Au nombre des signes qui ne trompent pas, citons encore le beau documentaire (2024) de Valérie Solvit et Virginie Linhart. L’embellie se confirme du côté des revues savantes, à l’instar de celle qu’abrite depuis presque deux ans l’éditeur de l’indispensable Dictionnaire Mauriac (2019). Félicitons-nous qu’il accueille désormais à son catalogue cette Revue François Mauriac, sœur des Cahiers François Mauriac (1974-1991, Grasset) et des Nouveaux Cahiers François Mauriac (1993-2018, Grasset). En couverture, le tableau de Jacques-Emile Blanche (dont la correspondance avec l’écrivain vient de paraître), vibrant de l’électricité des années 1920, signale parfaitement le renouveau des chercheurs et l’aggiornamento en cours. Les deux livraisons déjà parues témoignent de cette double ouverture, puisque on ne craint pas d’étoffer le portrait usuel de l’écrivain engagé, soit en s’écartant de la mythologie gaullienne (voir l’attitude de Mauriac au temps de l’Epuration), soit en repensant son destin d’écrivain catholique pascalien. Le dernier numéro s’organise autour des différents régimes et horizons de l’écriture mémorielle, des combats de jeunesse au miroir poignant de soi. SG Revue François Mauriac, sous la direction de Caroline Casseville et Jean-Claude Ragot, 2025-2, Honoré Champion, 38€.

Le roman de l’été / Page 129 du dernier Bordas, on lit, au sujet de Paris : « A mesure qu’augmente le mètre carré décroît la chorale des rues. » Notre langue se meurt, son constat n’a pas varié depuis qu’il écrit. Ecrit-il, d’ailleurs, pour enregistrer autre chose que le deuil impensable d’une certaine façon de dire ? De transformer le vécu en fleurs d’éloquence ? Choral, oui, Les Parrhésiens, clin d’œil à Rabelais, l’est, à hauteur de la capitale que Bordas découvre, « aux derniers jours de Giscard ». Une vraie Babel persistante aux parlers drus :  « les trottoirs étaient nourriciers, riches en boutiquiers à tirades et vendeurs à la criée. Une grenaille de mots crus annonçait la sortie des ateliers et poissait le sillage des militaires. Les émus de Béru et le férus de Guitry bataillaient sur le zinc à coups de citation. Les argotiers sans curriculum et les lettrés à ex-libris pactisaient sur la grille des mots-fléchés. » La rue, comme la poésie, entrera bientôt en clandestinité. Il est au moins deux façons de savourer ces quatre cents pages de résistance au nivellement de la novlangue, au recul de la culture et au naufrage de l’intelligence, suivre ses personnages, de situation loufoque en aventure insolite, ou glaner les présences littéraires où se dessine une fraternité du Français musclé encore possible. Glissons sur les aigles du XIXe siècle, Baudelaire et Rimbaud, que l’institution scolaire n’arrive pas à effacer de ses manuels (ça viendra, évidemment). Mais Bordas a d’autres chevaux à son moteur : Audiard (ne pas en abuser, tout de même) et surtout Alphonse Boudard, sauvé par l’écriture, Boudard dont Bordas se souvient que l’enterrement avait réuni les trois D, Druon, Déon et Dutourd. Boudard et son faux argot, Céline des taulards qui, comme lui, refusaient de porter des armes et donnaient à leur conversation un air de cinoche d’avant-guerre. Soit le « français vivant », comme disait Aragon du style Drieu. SG / Philippe Bordas, Les Parrhésiens, Gallimard, 25€.

A paraître, le 2 octobre : Stéphane Guégan, Matisse sans frontières, Gallimard, 45€.

Nomade à sa façon, Henri Matisse aura fait le tour du monde. De Collioure à Moscou, de Padoue à Séville, de Biskra à Tanger, de Harlem à Tahiti, il ne dissocie jamais le voyage de la peinture. Et sa culture, sa différence, d’une connaissance des autres. Si le pittoresque lui fait horreur, le rival de Picasso n’affirme pas moins, en 1933 : « La rêverie d’un homme qui a voyagé est autrement plus riche que celle d’un homme qui n’a jamais voyagé. » En restituant sa géographie, ce livre fait respirer autrement le récit et l’intelligence de son œuvre, loin des sempiternelles ruptures plastiques ou de la quête abstraite que l’histoire de l’art n’a cessé de mobiliser. Il a semblé vital de revenir à la francité de Matisse, à son historicité propre, autant qu’aux profits, en tous sens, tirés de ses voyages.

ENTRE-DEUX

C’est parfois en écrivant qu’on devient écrivain, et c’est assurément en guerroyant qu’on se découvre soldat. Daniel Cordier (1920-2020) sera mort avec la conviction de n’avoir pas écrit, au sens plein, et le regret de ne pas s’être assez battu. Le lecteur enthousiaste de ses Mémoires, magnifiques d’élan et de cran comme le fut son existence, butte sans cesse sur l’amertume de l’ancien résistant, qui se pensait incapable de littérature et eût préféré tuer des « boches » aux missions du renseignement, bien qu’elles l’aient associé à l’homme qu’il admira le plus au monde, Jean Moulin. Mauvais juge de ce qu’il aura accompli lui-même, aidé en cela par les conflits internes de la France libre dont il reste un des témoins les plus sûrs, Cordier laisse une œuvre. Même si on le soupçonne ici et là de ne pas avoir pu tout dire, il est parvenu à imprimer au récit de sa vie l’authenticité d’un vrai diariste et l’éclat d’un roman à multiples rebondissements. Chocs politiques et chocs esthétiques furent vécus et sont présentés comme autant de révélations qui engageaient l’essentiel. La foi maurrassienne de son adolescence […] s’était effondrée en juin 40, l’évolution de l’Action française achevant de le convertir à De Gaulle et à Londres, où l’attendaient deux ans de formation et l’amitié de Raymond Aron.

Suite d’Alias Caracalla, La Victoire en pleurant refait l’aveu du péché d’extrême-droite devant les zizanies de la Libération. On y trouve également les traces d’un autre culte naissant, la peinture, découverte au Prado, en mai 1944. Entre l’arrestation de Moulin et le démantèlement du groupe de Cordier, « brûlé » dès la fin 1943, il s’écoula quelques mois. Il lui faut rentrer à Londres par l’Espagne, long et harassant détour. Mais la récompense, imprévisible, ce fut Greco, Velázquez, Goya. […] Caracalla a reçu en pleine poitrine la décharge du Tres de Mayo, et l’aura fantomatique des Ménines a réveillé tant de camarades effacés, exécutés ou déportés on ne sait où. Porteuse d’une tragédie plus haute ou d’une barbarie éternelle, la peinture lui offre plus qu’un réconfort provisoire. D’autres futurs, d’autres combats s’annoncent soudain, que rien n’entravera, à commencer par la pagaille qui entoure en 1945-46 les règlements de compte de la Libération, au sein même des vainqueurs, et la démission de De Gaulle. Le troisième volet des Mémoires de Cordier, Amateur d’art, débute à cette époque ; il quitte alors le cabinet du colonel Passy et les services secrets. Stéphane Guégan, « Caracalla ouvre boutique », lire la suite dans La Revue des deux mondes, mai-juin 2024 / Daniel Cordier, Amateur d’art, 1946-1977, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2024, 23€. Les deux premiers volumes de ses Mémoires sont désormais disponibles dans la collection Folio.

ENTRE-DEUX-GUERRES

D’abord à deux temps, la Recherche de Proust s’en donne un 3e au début de 1912. Ainsi naît Le Côté de Guermantes et se déploient, entre rires et larmes, l’entrée dans le monde et la sortie de l’innocence, en deux temps aussi, du Narrateur : décès de la grand-mère, soit la perte inconsolable de la mère, et décès (annoncé) de Swann, soit la conquête du beau à relever. La toile de fond du théâtre proustien, à ce stade, nous ramène à 1898 : après en avoir rêvé, le Narrateur accède aux salons du faubourg Saint-Germain, il en exalte la grandeur généalogique autant qu’il en vitriole les vanités (le snobisme de la naissance). D’un côté, l’éclat d’un monde qui croit survivre à son déclin par fanatisme de race, selon le mot que Proust décline ; de l’autre, le séisme de l’affaire Dreyfus et les comportements souvent asymétriques qu’elle enclenche. Yuji Murakami en est le meilleur connaisseur. Son édition de Guermantes donne un bel avant-goût du livre qu’il prépare sur le sujet, central dès Jean Santeuil et promis à innerver, comme la guerre de 14 et surtout l’homosexualité, le reste de La Recherche.  Dans son édition de Sodome et Gomorrhe, qui paraît aussi au Livre de poche, Alexandre de Vitry commence par rappeler sa solidarité avec Guermantes, dont le volume II, en 1921, s’étoffait contre toute attente d’une brève extension consacrée aux « descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel ». C’est l’amorce et l’annonce d’une nouvelle relance du récit, dont Charlus et Albertine seront les principaux instruments. Le fou de Balzac et Baudelaire qu’était Proust se fait biblique et, à l’occasion, priapique, en se refusant au blâme et à l’éloge, exclus de son régime de vérité, et de son approche polyfocale du monde et de sa propre sexualité. Pas plus qu’il ne catégorise, résume Vitry, Proust ne catéchise, plus proche de Vautrin que du Corydon (1920) de Gide. SG Marcel Proust, Du côté de Guermantes, édition de Yuji Murakami ; Sodome et Gomorrhe, édition d’Alexandre de Vitry, Le Livre de poche, sous la direction de Matthieu Vernet, 10,90€ et 9,90€. Chaque volume est doté d’un substantiel appareil de notes et d’un dossier.

Avant que, centenaire oblige, le Manifeste du surréaliste ne réveille en fanfare l’œcuménisme bébête dont bénéficient encore son auteur, son groupe et leur « aventure », relisons les trois lettres, rendues publiques, que Drieu adressa à Aragon et aux siens entre août 1925 et juillet 1927. Bertrand Lacarelle les a réunies, il les éclaire d’une préface alerte et les agrémente de textes contemporains. Entre la première et la dernière, Aragon et Breton ont cédé aux sirènes du communisme, c’est-à-dire à la double fascination fractionnelle (rupture avec sa classe, convergence des violences, avant-gardiste et politique). Le peuple est le cadet de leurs soucis. La Lettre ouverte à Paul Claudel, en janvier 1925, s’était même abaissée à idéaliser l’Orient sotto voce, exotisme de potache supposé conforter l’horreur de la France et l’anticléricalisme dont le surréalistes font profession. Tout cela sidère Drieu, qui a marché avec eux tant que « le culte du tumulte » visait à rétablir de vraies valeurs sur les ruines fumantes de 14-18. Mais voilà que ses petits camarades brandissent l’antipatriotisme et l’irresponsabilité morale comme les hochets d’une révolte dérisoire. Moscou et ses agents parisiens n’attendaient que cela pour les mettre au pas. Lacarelle pense que Drieu a été probablement tenté par le communisme, je dirais plutôt qu’il eut rapidement toutes les raisons de résister à cette pulsion. Dès mars 1921, il dit son fait aux nouvelles formes de l’autoritarisme politique, indifférent aux véritables révolutions sociales et économiques : réactionnaires, démocrates, socialistes and, last but not least, bolcheviques sont pointés du doigt, le même doigt qui, à la mort de son ami Raymond Lefebvre, maurrassien passé à l’Est, ou de Jacques Rigaut, victime lui de ses « amis » surréalistes, tracera une croix sombre sur les « erreurs » où mène le sacrifice de sa conscience. SG / Pierre Drieu la Rochelle, Trois lettres aux surréalistes, édition de Bertrand Lacarelle, Les Cahiers de la NRF, 17,50€. Sur l’été 1926, crucial dans cette brouille, voir ma présentation de Drôle de voyage (qu’Aragon crucifia en bon stalinien) dans Drieu la Rochelle, Drôle de voyage et autres romans, Bouquins, 2023).

« Solitaire, nomade et toujours étonnée… » Le 4 avril 1936, depuis Bruxelles, Colette décrit ainsi Anna de Noailles dont elle occupe désormais le fauteuil au sein de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Hommage dans l’hommage, elle a emprunté à la dolente poétesse qu’elle salue par-delà la mort ce vers baudelairien. L’étonnement, en mode actif ou passif, fut le mot de passe des modernes. Et celle dont Valère Gille, lors de cette séance enregistrée, dit qu’elle fut « audacieusement romantique et foncièrement romantique » se l’applique à son tour. « Où aurais-je puisé, dans ma carrière, autre chose que de l’étonnement ? » Ne s’enfermer dans aucune routine, entretenir le doute de soi, Colette, à 63 ans, distribue ses recettes de jeunesse et d’écriture avec une émotion non feinte. Le 33e fauteuil, qu’elle illustrera encore 18 ans, accueillerait son dauphin en 1955, Jean Cocteau, dont Proust, Diaghilev, Picasso et Radiguet n’eurent pas à beaucoup stimuler la force d’envoûtement. Ces deux élections, la cordée qu’elles nouent, et le symbole que personnifiait Colette, plume sensuelle et dissidence sexuelle, sont tour à tour commentés, chacun avec sa sensibilité propre, par André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon et Antoine Compagnon. Puis, comme un phonographe, ce remarquable Colette à l’Académie ressuscite les voix facétieuses, si françaises par le style de conversation, des complices du Palais-Royal. La Belgique de Sido, ne l’oublions pas, en abrita et démultiplia les échos… Heureuse de rejoindre le panthéon des grands aînés, Colette n’a jamais désespéré de ceux qui venaient. Fin 1934, elle écrivait ceci d’un ami de Bertrand de Jouvenel, son ex-amant et le directeur de La Lutte des jeunes, revue étonnante : « Souvent, j’écoute mes cadets parler de Drieu avec feu, et j’y puise une certaine mélancolie, moi qui ne l’aime que parce qu’il a beaucoup de talent. » Pour Colette et Cocteau, vieillir, c’était trahir. SG / Antoine Compagnon, de l’Académie française, André Guyaux, Bénédicte Vergez-Chaignon, Laurence Boudart, Jean Cocteau, Colette, Valère Gille, Colette à l’Académie, Académie royale de langue et de littérature françaises, 2023, 17€.

Si Aragon fut antimunichois sur ordre de Moscou, Drieu l’est par patriotisme, respect de la parole des Français envers la Tchécoslovaquie et profonde sympathie pour Edvard Bénès, qu’il a rencontré à Paris fin 1933. A rebours de Morand, Emmanuel Berl et Giono, partisans des Accords, sans être bien sûrs qu’ils éviteront une nouvelle boucherie, mais préférant cette infime chance de paix à la crainte de provoquer ou de précipiter la guerre, d’autres écrivains, de Montherlant à Julien Green, stigmatisent la politique de l’apaisement, où Chamberlain s’aveugle en croyant se grandir, utopie qui condamne la Bohème redessinée par le traité de Versailles à l’abattoir. L’indécision de Daladier le plongera dans un enfer tout autre, celui d’un très long remords. De ce qui fut une faute morale et un échec politique, Maurizio Serra rouvre le dossier en se gardant de juger de haut. Le procès vertical du passé, l’indifférence à ses multiples paramètres et au moi de ses acteurs, n’est pas de bonne méthode en Histoire. Avant d’y revenir plus longuement dans une prochaine livraison de Commentaire, il faut souligner le réexamen du rôle de Mussolini, précoce et tenace rempart à Hitler, auquel se livre Serra. Le quatrième homme, humilié par l’Anschluss de mars 38, était peut-être le plus déterminé à arrêter le Führer. SG / Maurizio Serra, de l’Académie française, Munich 1938. La Paix impossible, Perrin, 2024, 24€.

Parution,

le 16 mai 2024,

à l’occasion de la Quinzaine de la Pléiade.

ART FRANÇAIS

Fleuron de la IVe exposition impressionniste, celle houleuse de 1879, Partie de bateau (ci-contre) rejoint les rivages d’Orsay un siècle et demi plus tard. Soulagement général et trésor national riment assez bien… C’est, en peinture moderne, la plus belle acquisition du musée depuis Le Cercle de la rue Royale de James Tissot.

Nous recopions, à la suite, un extrait de notre Caillebotte. Peintre des extrêmes (Hazan, 2021) pour accompagner cet événement. En 1879, outre ses talents d’organisateur, notre peintre déployait 19 peintures et 6 pastels, cette dernière technique le rapprochant de ses amis impressionnistes :

« Le style des tableaux, par ailleurs, s’était assimilé en deux ans les principes d’écriture de Monet, Renoir et Pissarro. Comme il se coule avec ses effets d’empâtements, de reflets fractionnés et de lumière surchauffée, dans les audaces de perspective et de composition, Caillebotte devait en étonner plus d’un et se tailler la part du lion chez les caricaturistes.

Canotiers (ci-contre) vient en tête de la liste d’envois, et ce fruit de l’été 1877 conserve dans sa structure quelque chose de la tension musculaire et du mouvement suggéré de Raboteurs de parquet. Mais s’ils semblent se pencher vers nous, au point que les mains du rameur à la pipe viennent presque à notre contact, leur énergie combinée les tire vers l’arrière du tableau. Afin de nous faire ressentir plus physiquement encore le double coup d’aviron, ce chiasme visuel s’accompagne de deux autres décisions formelles, les visages presque invisibles et l’absence de toute continuité entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur. Sauf à le supposer debout dans l’embarcation, ce dernier est simultanément happé par la composition et rejeté par elle. Caillebotte soigne aussi l’écriture ourlée du sillage, longues touches sur lesquelles la lumière ajoute un dynamisme supplémentaire. Les lignes du bateau font le reste. 

Canotiers et Partie de bateau (ill.1), qui lui succède dans la liste de 1879, ont l’air de pendants. Dimensions semblables, multiples analogies, même saisie instantanée du rameur en action, même sentiment de ne pouvoir échapper à son emprise, rien ne s’oppose à penser que Caillebotte ait voulu dialoguer avec lui-même. Robert Herbert, à leur sujet, parlait d’« études contrastées, peintes au point de vue du connaisseur ». De l’une à l’autre, les différences parlent autant que les continuités. Partie de bateau dit l’occasionnel, le furtif des joies de banlieue, quand Canotiers rend compte d’une pratique sportive, suivie, conforme au climat moral du pays depuis la défaite de 1870. Jusqu’à la première guerre mondiale, les voix se multiplient en faveur de la relève du pays par le sport, notamment le canotage et la voile imités des Anglo-saxons. Les corps et les volontés doivent se durcir dans leur exercice commun. Les canotiers font équipe quand ce Parisien rame seul, en habits de ville, et le chapeau en majesté : les caricatures de 1879 relèvent moins l’incongru de l’accessoire, justifié par l’ensoleillement, que sa netteté phallique, bien accordé aux plis saillants du pantalon. La veste rejetée, ajout tardif du peintre, souligne la virilité conséquente que respire l’ensemble de la composition, où le mariage du sport et du dandysme aurait charmé Baudelaire : Caillebotte connaît aussi bien ses classiques que la nécessité de les actualiser, il nous offre ici, en bras de chemise, mais souligné par le strict gilet, le Torse du Belvédère, complété et ramené aux proportions raisonnables du réalisme moderne !

Ce collectionneur acharné de Renoir ne saurait laisser se dissoudre ses propres figures dans la lumière impressionniste. Ici, plus marquée qu’en 1877, elle irise la surface de l’eau sans attenter au personnage, frère du flâneur de Rue de Paris ; Temps de pluie (1877, Chicago, The Art Institute). Le regard latéral, sans objet apparent, les apparente. On ne sait sur quoi soudain les yeux du rameur se sont fixés, l’instance du moment présent n’en est que plus sensible. Cette perception mobile, du reste, est l’un des charmes du canotage, respiration hebdomadaire du citadin aisé, qui doit compenser ce que la ville, évoquée au loin, peut avoir de débilitant. Le cadrage japonisant active l’impression de mouvement saccadé et d’immersion heureuse. Deux canotiers, en tenue sportive eux, progressent lentement en sens inverse, ils vont se croiser, leur rencontre est imminente, harmonieuse. Caillebotte se mesure au Manet d’En bateau (ill.03), peint en 1874, exposé rue de Saint-Pétersbourg en 1876 et présenté au Salon de 1879, où Gustave le voit, alors que la IVe exposition impressionniste a fermé ses portes. « Le tableau de Manet – tableau de Salon – Les Canotiers [sic], vous le connaissez, c’est très beau », écrit-il à Monet fin mai 1879. Entretemps, il avait lui-même exposé les siens, en réponse au Salon et peut-être, comme l’a suggéré Michael Marrinan, à La Tamise de Tissot, dont l’estampe fut l’un des frissons de celui d 1876 (ill.04).

Stéphane Guégan

ET AUSSI POUSSIN, BONNAT, DEVAMBEZ

Il y a le Poussin sévère des Anglais à particule, Anthony Blunt et Denis Mahon, et il y a le Poussin sexué des Français, Charles Blanc et Vaudoyer naguère, le regretté Jacques Thuillier jadis, Pierre Rosenberg aujourd’hui. Car, en matière d’Éros poussinien, sujet de la très remarquable exposition de Lyon, il faut inverser le mot célèbre, hors de toute grivoiserie gauloise : les Français tirèrent les premiers. En tête de leur catalogue, les commissaires, compères de Poussin et Dieu, l’établissent à grand renfort d’érudition précise et souvent caustique, ce qui n’est pas pour déplaire. Ne citons qu’une source exhumée par Chennevières, l’ami et complice de Baudelaire : merveilleuse trouvaille que cette Peinture parlante d’Hilaire Pader, un peintre du Sud-Ouest au sang chaud, et qui dit tout dès 1657 (Poussin, syphilitique comme Manet, vient de mourir à Rome). Ce témoin oublié du Grand siècle savoure le « charme » des œuvres les plus osées de son compatriote, dont il comprend la force scopique, interne et externe à cette peinture aux intensités mobiles : oui, notre œil alléché « voudrait apercevoir tout ce qu’il ne voit pas ». D’autres, à l’époque, un Loménie de Brienne, découpent leurs Poussin par vertu mal placée. Pas plus que Vasari ne dissimule la libido des peintres dont il recompose la vie, qu’ils aient aimé le beau sexe (Raphaël) ou leur propre sexe (Botticelli), les premiers biographes italiens, eux non plus, ne s’étaient voilé la face… Même privée des prêts russes, l’exposition de Lyon est un must absolu, la perle du moment, qui réunit 40 tableaux et dessins, où le fort célèbre côtoie le moins accessible et parfois le discuté, jamais le discutable. L’Amour, corps et âme, plaisir et douleur, y retrouve ses petits, de l’inspiration ovidienne aux préliminaires de l’étreinte, de l’ivresse redoublée par le vin à l’expérience tragique de la perte ou mélancolique du renoncement. Riche des libertinages à la fois savants et salés de la Renaissance, riche aussi de ses lectures, poussé par un milieu qui dissocie le Mal (la chute) du plaisir des sens, Poussin s’abandonne à l' »ultima dolcezza » ; il aura même caressé le projet d’illustrer, à son tour, Les Métamorphoses, aujourd’hui mises à l’index par certaines universités américaines. Heureuse époque où les cardinaux transalpins, sans trahir leur foi, collectionnaient les Poussin les moins chastes, comme le rappelle Pierre Rosenberg dans son essai. Son exposition romaine de 1977, alors que Balthus dirigeait la villa Médicis (autre temps aussi), annonçait, dès sa couverture, qu’une nouvelle lecture des premières années de l’artiste était en marche. L’exposition de Lyon lui doit beaucoup, au-delà même des œuvres réattribuées. D’une netteté d’analyse, qui ne craint pas d’être crue et embarrassante (aux yeux de la doxa vertueuse), le catalogue, répétons-le, force l’admiration. Sur certains points, priapisme déguisé, petits amours en action (l’un semble bien en érection au premier plan du Vénus et Adonis de Fort Worth, détail en couverture), allusions scabreuses, on serait tenté d’aller parfois plus loin. Car la force d’entraînement du peintre, le plus grand de l’art français avec Watteau et Manet, ne saurait être mauvaise conseillère. SG /

*Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto et Ludmilla Virassamynaïken (dir), Poussin et l’amour, Musée des Beaux-Arts / In fine, 39€.

*A cette exposition soufflante, et visible jusqu’au 5 mars 2023 au musée des Beaux-Arts de Lyon, Sylvie Ramond, sa directrice, offre une coda picassienne qui ne l’est pas moins. Nous en reparlerons.

*Signalons l’admirable essai de Stéphane Toussaint, Le Songe de Botticelli, Hazan, 2022, 25€, et sa lecture décapante du Mars et Vénus de la National Gallery de Londres, une lecture ressaisie « dans les mailles de l’homophilie florentine ».

*Nous en rendons compte dans la prochaine livraison de La Revue des deux mondes.

Les raisons ne manquent pas de se réjouir que Guy Saigne ait donné une suite à son catalogue raisonné des portraits de Léon Bonnat (1833-1922), complément en tout point digne de sa précédente publication (j’en ai dit ici les immenses valeur et utilité). Rien n’oblige, sinon quelque absurde rancune, à traiter les dits pompiers moins bien que les dits modernes, auxquels ils servent de faire-valoir chez les ignorants. Au contraire, il faut redoubler de savoir, de soins documentaires, d’analyses pointues, et se donner ainsi les moyens de comprendre dans sa logique, qui ne saurait se réduire à la servilité de l’artiste envers son public, cette peinture discréditée. S’il fallait commencer par montrer son poids sur le destin  des indépendants, on rappellerait que Bonnat fut proche de Degas et Gustave Moreau à la fin des années 1850, compris de Théophile Gautier vers 1865-1866, apprécié de ses meilleurs élèves, Caillebotte après 1870, Toulouse-Lautrec en 1881. L’échec ou le demi-échec au Prix de Rome de 1857, malgré ses trois années assidues à l’École des Beaux-Arts, ne dut pas l’étonner, lui qui s’était précédemment formé à Madrid et devant les Ribera du Prado. C’est sa ville, Bayonne, qui l’envoie en Italie, à Rome, au contact des maîtres et accessoirement des pensionnaires de la villa Médicis. Là éclate la conscience de son inaptitude à remplir les attentes que ses « camarades » se préparent à satisfaire. Préférant Michel-Ange à Corrège, il ne craint pas de les heurter : « Raphaël ne serait-il pas le Delaroche du XVIe siècle ? » Autant que son romantisme, son mysticisme de jeunesse, Guy Saigne le souligne, mérite grande attention. Car il en découle la primauté religieuse de sa peinture d’histoire, qu’inventorie le présent livre. En dehors de rares escapades du côté d’un Orient visité, scruté, qui nous vaut son merveilleux Barbier de Suez, le meilleur de l’artiste se place au service d’un Dieu de plus en plus absent, et d’autant plus désiré. Dès sa première apparition au Salon, en 1861, les intentions de l’artiste sont claires, prendre le train du réalisme en y raccrochant l’inspiration catholique, voire la peinture d’église, aux antipodes des « saintetés au miel » (Zola) de Bouguereau. Manet pense alors ainsi. Deux choses nous frappent dans ce corpus qui débute avec le superbe Bon Samaritain de 1861 : la prégnance du nu masculin et son érotisation, sur le mode sensuel de l’étreinte endeuillée ou de l’empoignade virile. Que de corps emmêlés, de compostions en chiasme, d’énergie rageuse, pour le dire comme ce fanatique d’Eschyle, Shakespeare et Hugo ! Bonnat était-il même en mesure de se libérer, au sens freudien, de cette exagération anatomique, de cette surabondance de muscles tendus comme des épées ? Ajoutons à cette singularité les résonances profondes de thèmes comme la cécité d’Œdipe ou la chevelure menacée de Samson, et aventurons-nous jusqu’à suggérer l’homosexualité latente, vécue ou sublimée, d’une peinture, on le découvre, à secrets. Voilà une autre raison de se procurer ce livre et de s’intéresser à un artiste qui, dit le préfacier, était frère de Rembrandt et Velázquez plus que de Cabanel et Gérôme. SG / Guy Saigne, Léon Bonnat. Au-delà des portraits, préface de Pierre Rosenberg, de l’Académie française, Mare & Martin, 150€.

Exact contemporain du génial Bonnard (1867-1947) à peu de choses près, André Devambez (1867-1944) l’a sans doute croisé à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts autour de 1887-1889, où le poussent Gustave Boulanger, Jules Lefebvre et Benjamin-Constant. Mais le premier quitte l’institution au moment où l’autre s’apprête à triompher. Prix de Rome 1890, Devambez aurait sombré dans le plus complet oubli s’il n’avait eu la bonne idée, ses rêves d’immenses machines historiques vite avortés, de se muer en chroniqueur du temps présent. On le rebaptisa d’un terme que Zola avait forgé en l’honneur des futurs impressionnistes : « l’actualiste » oublia donc les toiles extravagantes pour l’extravagance de la rue, les vues d’en haut (les meilleures datent de la guerre de 14-18 et de l’Exposition universelle de 1937) et les caprices d’une imagination parfaitement accordée aux attentes de lecteurs de tout âge. Pour Apollinaire, il n’était pas d’humoriste plus apte à égayer le Salon des Artistes français, plus grave et conservateur que les expositions alternatives. Bref, en reconnaissant la force de sa Charge (Orsay) de 1902, malgré ce qu’elle doit à Vallotton, et en appréciant (moins) ses Incompris de 1904, auxquels on peut préférer ses images de la bohème nourries par avance de truculence fellinienne, nous pensions avoir fait le tour du personnage, promis aux honneurs les plus éminents. Nous nous trompions. Le catalogue d’une récente rétrospective, enfant (peu sage) du rapprochement entre le musée des Beaux-Arts de Rennes et le Petit Palais de Paris, nous a révélé de quoi justifier son épaisseur inattendue. Autre point commun avec Bonnard, il sut s’attirer les bonnes grâces de Louis Vauxcelles, le tombeur des Fauves, et d’Arsène Alexandre, très lié à l’image multiple. Dernière convergence : avant de rejoindre le parti des dreyfusards avec toute l’ardeur des frères Natanson et d’un Vuillard, La Revue blanche avait publié son Enquête sur la Commune. Une quinzaine d’années plus tard, nous voyons l’événement fratricide détourner les pinceaux de Devambez, galvanisés pour l’occasion (Hals et Caravage sont quelques-uns de ses dieux). Que penser de ces tableaux exposés lorsque la reprise des tensions avec l’Allemagne se précise ? Ces bougres et ces enfants armés de fortune sont-ils de simples illuminés, gorgés de mauvaise violence et prêts à incendier la ville ? Identifiant le mélange d’ironie et d’empathie qui transpire de ces tableaux pris au piège d’un drame irréductible à sa caricature, Gustave Kahn a vu juste en 1913. Cette peinture, qui s’était pensée d’histoire trop tôt, l’était devenue. SG / Laurent Houssais, Guillaume Kazerouni, Catherine Méneux et Maïté Metz (dir.), André Devambez. Vertiges de l’imagination, Musée des Beaux-Arts de Rennes / Paris Musées, 49€.

A NE PAS MANQUER

Eugenio Tellez. L’ombre de Saturne.

Exposition présentée à la Maison de l’Amérique latine.

217, bd Saint-Germain, 75007 Paris.

Du 15 février au 22 avril.

Catalogue, éditions Hermann, 25 €.

13 BRÈVES D’ÉTÉ

Les sonnets de Shakespeare ne sont devenus un must de la passion amoureuse qu’au temps du romantisme, c’est-à-dire au moment où leur processus poétique ne pouvait plus être pleinement compris. Étrange chassé-croisé mais heureuse méprise, cela va sans dire, puisque les plus grands, de John Keats à Jane Austen, de Philarète Chasles à Mallarmé, ont tourné leur « obscurité » en nouvelle lumière. Ces sonnets furent presque inconnus de leurs lecteurs possibles, au début du XVIIe siècle, alors qu’ils avaient été faits pour eux, pour leur structure mentale, comme nous en livre les clefs l’édition de La Pléiade. Shakespeare recouvre de sa rigueur métrique – trois quatrains, un distique par poème – un théâtre des voluptés qui ne s’embarrasse d’aucune prévention : toutes les libidos sont libres d’être chantées, toutes les géométries du couple ou du trio aussi. Le modèle de Pétrarque, plus chaste, n’est pas entièrement révoquée, et certains vers sont dédiés à l’immortalité qu’ils donnent eux-mêmes au feu des sentiments et au souvenir de celles et ceux qui les ont inspirés. Mais, plus impérieux, nous dit Anne-Marie Miller-Blaise dans sa brillante introduction, s’avèrent l’inter-texte ovidien, les jeux de mots grivois et les inversions scabreuses, dignes du maniérisme de leur auteur. La licence s’éprouve donc à deux niveaux, celui des corps, celui des mots, qui les rendent plus ardents. Shakespeare n’a pas glissé sans raison des sonnets dans ses pièces de théâtre les plus déchirantes. Pour lui, poursuit Anne-Marie Miller-Blaise, il n’y a pas d’interdits de langage. Désirs, jalousie, honte, la palette du peintre génial n’omet aucune nuance du domaine amoureux, aucune ambiguïté de la grande poésie. A lire et relire sans fin. SG / Shakespeare, Sonnets et autres poèmes (Œuvres complètes, VIII), édition bilingue, 59€.

De tout temps, en Occident et ailleurs, nourritures célestes et nourritures terrestres ont convergé dans les pratiques cultuelles, quel que soit le dieu dont on cherchait à incorporer la puissance ou l’exemple à travers ses représentations. Les vertus haptiques de l’image et de la statuaire n’ont pas seulement rendu tangibles les figures du divin, elles ont encouragé leur ingestion. A moins d’être inconséquents, les catholiques n’ont jamais oublié le sens de l’hostie lors de la Messe. « Manger des images pour se soigner, se protéger ou commercer avec une entité supra-naturelle » a pu aussi prendre des formes plus symboliques, c’est-à-dire faire l’objet d’une relation iconique en abyme, comme le montre Les Iconophages de Jérémie Koering qui traite ce sujet complexe sans jargon indigeste. A côté des artefacts voués à être touchés, graffités ou engloutis, il est des tableaux qui en traduisent l’idée. Ainsi en va-t-il de sainte Catherine buvant le sang du Christ et de saint Bernard le lait de la Vierge. Ce livre savantissime fait aussi une place aux friandises en pain d’épice s’assimilant les célébrités du monde politique ou de l’imaginaire théâtral, ce que la caricature moderne détournera à ses fins, qu’elle vise Napoléon Ier, Louis-Philippe ou Mac Mahon. Pas moins que manger et boire, représenter ces actes essentiels de l’humanité en sa « condition merveilleusement corporelle » (Montaigne), n’est innocent. SG / Jérémie Koering, Les iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Actes Sud, 34€.

La stupéfaction que causa Manet en mars-avril 1863, lors du tir groupé de la Galerie Martinet, se lit surtout chez Paul de Saint-Victor, un proche de Gautier et Flaubert. « Imaginez Goya passé au Mexique, devenu sauvage au milieu des pampas et barbouillant des toiles avec de la cochenille, vous aurez M. Manet, le réaliste de la dernière heure. » Typique de l’amplificatio boulevardière qui n’est pas sans charme, le commentaire déborde largement les toiles qu’il brocarde. Seuls Les Gitanos et Lola de Valence (première manière, étincelante sur fond noir) pouvait suggérer une dérive coloriste à faire hurler la toile et le public. Grâce au livre assez stupéfiant lui-aussi que vient de faire paraître Georges Roque, la référence de Saint-Victor à la cochenille retrouve un sens et un relief que les experts de Manet n’ont jamais relevés. Car cet insecte à peine visible aura servi les destinées du grand art depuis les décors aztèques. A dire vrai, documentée en Mésoamérique et valorisée en raison de ses valeurs cosmétiques et médicinales, la cochenille fut plus largement associée à la teinture artisanale et à la symbolique royale. La conquête espagnole en étend soudainement les usages sans rompre avec la souveraineté que ce rouge écarlate, brillant et transparent, traduit et confère. Nous suivons sans mal Roque le long de cette autre route de la soie, itinéraire dont chaque étape, l’Espagne des Habsbourg (Pacheco, Greco, Vélasquez) et surtout Venise (Titien, Tintoret), inspire à l’auteur des considérations passionnantes sur le lien entre peinture, structures sociales et codes de couleur. La cochenille, que Rubens et Rembrandt intègrent aussi à leur esthétique du choc et à leurs scènes religieuses, reste synonyme de rareté et d’élévation. Les modernes, au XIXe siècle, n’en ont plus qu’une conscience réduite, vite dissoute dans l’hégémonie des couleurs synthétiques et industrielles. Manet a-t-il eu souvent recours à cette teinte porteuse d’une mémoire organique et sacrée de la peinture ? La Liseuse de Chicago en exhibe des traces, sur les lèvres de la jeune femme notamment. Le détail eût comblé Mallarmé qui crédita Manet d’avoir ramené la peinture aux prestiges des onguents primitifs. Tout un champ de recherches s’ouvre. Il ne nous déplairait pas que Manet fût le dernier à avoir broyé certaines de ses couleurs « à l’ancienne », dans la fidélité aux résonances cosmiques des toutes premières images. SG / Georges Roque, La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur, Gallimard, Art et Artistes, 24€. Retrouvez Pacheco et son traité (coloriste) de la peinture dans Corentin Dury (dir.), Dans la poussière de Séville. Sur les traces du Saint Thomas de  Velázquez, Musée des Beaux-Arts d’Orléans / In Fine Editions d’art, 2021, 25€. Parce que la couleur pense par elle-même, disait Baudelaire, voir enfin, primée par l’Académie française, l’édition augmentée de Claude Romano, De la couleur, Folio Essais, 2021, 8,10€.

Il est devenu exceptionnel qu’un musée se propose d’exposer aux regards, désormais très surveillés, « le thème de l’amour dans sa forme la plus licencieuse ». Je ne fais que reproduire les mots d’Annick Lemoine qui, en quelques mois de direction, a réveillé sa maison, en plein Marais. Disons-le tout net, l’exposition avec laquelle elle a fêté les 250 ans de la mort de François Boucher fut l’un des rares enchantements de ces derniers mois, pour le moins, mortifères. Comme il n’est pas d’Eros, réel ou virtuel, sans limite, L’Empire des sens s’était donc proposé de délimiter un espace pictural, en vigueur sous la Régence et Louis XV, où pinceaux et crayons explorèrent, non le simple appel des regards et des corps, mais l’imaginaire inséparable du commerce amoureux. Rien, jusqu’à l’acte sexuel, n’échappait ici à l’empire ou l’emprise du sens. C’est ce que les détracteurs de la culture rocaille, que Marc Fumaroli n’aura cessé de ridiculiser, n’ont jamais compris, ou voulu comprendre, lorsque l’obsession de censurer l’irreprésentable les étouffait : le théâtre érotique où agirent Watteau, Boucher, Greuze, Fragonard ou Baudouin réclamait des images aussi pensées et élaborées que l’iconographie de la sévère peinture d’histoire. Louis-Antoine Prat, dans une des notices du catalogue, nous rappelle, sur la foi de Caylus parlant de Watteau, que les artistes faisaient poser les femmes en des lieux discrets, à l’abri de la médisance… Allant de thème en thème, de salle en réduit ou inversement, comme on vole de désir en désir, le parcours de Cognacq-Jay suivait la progression de l’économie libidinale en sa nature scopique profonde, du voir à l’avoir, de l’amorce à l’explosion. Deux tableaux qu’on ne croise pas souvent à Paris, prêts insignes du musée Pouchkine (Vénus endormie et Hercule et Omphale) encadraient cet hommage à Boucher dont Diderot, qui n’était pas un saint, tenta de noircir la réputation auprès des princes éclairés de l’Europe française d’alors. C’était peine perdue quand on voit de quoi un Frédéric II faisait ses délices. Tableaux et dessins, une soixantaine en tout, dressaient le parfait catalogue de nos transports, pour user d’un mot qui dit tout, une section plus scabreuse nous rappelant heureusement que la pornographie cherche moins l’échange suprême que la banale décharge des affects. SG / Annick Lemoine (dir.), L’Empire des sens. De Boucher à Greuze, Paris Musées, 29,90€. Aux amateurs de rococo recommandons l’ouvrage que Nicole Garnier-Pelle a consacré aux Singeries de Chantilly (In Fine Editions d’art, 19€), rare décor de Christophe Huet (1735-37), qui vient d’être restauré dans les appartements des princes de Condé.

En un instant, moins d’une seconde, « l’affreux rocher » de Sainte-Hélène se convertit en Golgotha. Ce 5 mai 1821, entouré par les officiers de sa Maison et ses domestiques, Napoléon expire et, Christ moderne, achève son rêve d’éternité. Loin d’avoir terni sa stature mythique, l’exil, « au milieu de l’écume » (Gautier), aura « répandu sur une mémoire éclatante une sorte de prestige » (Chateaubriand). Les Anglais, à commencer par le misérable gouverneur de l’île, étaient bien attrapés. La mort de l’Empereur, contrairement à ce que laisse entendre un mot sans doute apocryphe de Talleyrand, ne fut pas reçu comme une simple « nouvelle », mais comme un « événement » dans l’Europe de Metternich et du Congrès de Vienne. Une sorte de bombe à retardement. Dès 1823, le Mémorial de Las Cases dote le Sauveur corse et son action révolutionnaire d’Évangiles idoines. Une armée d’imagiers n’a pas attendu la sainte parole et donne à voir, sur le mode naïf ou romantique, les étapes du chemin de croix, de la gloire à l’agonie. Mieux que les photographies, qui l’eussent humanisé, le masque funéraire et sa diffusion gravée (en couverture), sur tous les modes aussi, contribuèrent à la divinisation de Napoléon Ier. La face pétrifiée sert même de négatif aux reconstitutions fantasmatiques de son visage. Les acteurs du cinéma n’auront plus qu’à s’y conformer. L’exposition du Musée de l’Armée et son catalogue, en se penchant sur ce transfert de sacralité, nous vengent un peu de cette année de célébration bâclée par ignorance et servilité au « politiquement correct ». SG / Léa Charliquart et Emilie Robbe (dir.), Napoléon n’est plus, préface de Jean Tulard, Gallimard / Musée de l’Armée, 35€.

La résurrection des frères Flandrin fut l’affaire des frères Foucart, Jacques et le regretté Bruno, il y a plus de 35 ans. La perspective alors adoptée privilégiait ce qu’Hippolyte (1809-1864) et Paul (1804-1842), le premier surtout, avaient retenu de l’enseignement d’Ingres et amplifié, souvent contre l’avis du maître : une manière de primitivisme moderne. Plus nourri de Giotto et de Fra Angelico que de Raphaël, l’ingrisme des Flandrin aspirait à une double authenticité, la première ramenait leurs pinceaux vers les maîtres du Trecento, la seconde fit d’eux des portraitistes pénétrants. « Faire beau en faisant vrai », ce fut le programme des élèves d’Ingres, à relire la lettre que Louis Lacuria adressait à Paul Flandrin en février 1834. Entre l’école de David, qui avait fini par engendrer un nouvel académisme, et les héritiers de Géricault, fossoyeurs du beau idéal, l’esthétique ingresque cherchait à accorder de façon autre noblesse formelle, recherche du spécifique et expression individuelle. Si elle faisait peu de cas de l’arrière-plan religieux (Hippolyte a laissé un portrait de Lacordaire et multiplié d’insignes et engagés décors religieux), si le contexte politique y était presque absent (1830, 1848 et le Second Empire), l’exposition de Lyon abordait franchement, voire documentait, des interrogations décisives, tel l’attrait évident d’Hippolyte pour le nu masculin en son versant éphébique ou l’importance de la photographie dans la sociabilité et la pratique picturale des frères. Au regard de l’année Dante, et en attendant l’exposition que Jean Clair et Laura Bossi organisent cet automne à Rome, l’un des moments les plus forts du catalogue touche au désormais iconique Jeune homme nu assis (Louvre, 1837), qu’Elena Marchetti rapproche judicieusement de la passion d’Hippolyte pour La Divine Comédie. Notons, d’ailleurs, que pour féminiser le corps des jeunes gens, ce dernier ne virilise pas celui des jeunes femmes, domaine où il a laissé d’inoubliables éclats de pure sensualité. Qui dira l’écho de cette double voie dans la libido de l’artiste, en apparence, si pieux ? Et dans celle de sa peinture qui n’a de chaste que le regard des gardiens du temple.  SG / Elena Marchetti et Stéphane Paccoud (dir.), Les Flandrin artistes et frères, Musée des Beaux-Arts de Lyon / In Fine Editions d’art, 39€.

Sa réputation d’éditeur d’art, Ambroise Vollard (1866-1939) ne l’a pas volée, pour désamorcer la boutade de Gauguin (qui, depuis Tahiti et les Marquises, n’eut pas trop à se plaindre de son marchand). A moins de trente ans, en 1893-94, il ouvre et lance sa première boutique, rue Laffitte, sous une pluie de Manet inédits, des dessins et croquis qui émerveillent le mallarméen Camille Mauclair, « une époque léguée à l’avenir par une volonté de plasticien. » Volontaire, Vollard le fut aussi et en tout, choix esthétiques, sens des affaires. Manet eût-il vécu, il l’aurait associé au grand programme qui débute en 1896 et consiste à rajeunir l’estampe et le livre illustré en les confiant à des artistes qui n’y avaient pas touché ou presque. A défaut de Manet, génial serviteur de Poe, Cros et Mallarmé, deux autres lettrés de la peinture, Bonnard et Picasso, accompagneront l’entreprise éditoriale du marchand, qui s’attachera aussi Vuillard, Maurice Denis et Odilon Redon. Le choix des écrivains doit pareillement trancher, Jarry, Verlaine, Mirbeau… Quelques semaines après la disparition brutale du sorcier que le vieux Renoir avait peint en toréador bougon (1917), André Suarès, dans la NRF de février 1940 écrivait sans hésiter de Vollard : « Sa passion du livre, tel qu’il l’a conçu, l’emportait infiniment sur son amour des tableaux. » L’exposition du Petit Palais et son catalogue nous l’ont confirmé de très belle façon. SG / Christophe Leribault et Clara Roca (dir.), Edition limitée. Vollard, Petit et l’estampe des maîtres, Paris Musées, 29€. Voir aussi ma réédition (Hazan) de Parallèlement, œuvre du trio Verlaine/Vollard/Bonnard.

« La gloire de l’écrivain », la gloire posthume, voulait dire Flaubert, ne relevait pas du « suffrage universel », mode de scrutin qu’il disait peu compatible avec la justice littéraire. Ne rejoignaient le firmament des lettres, selon lui, que les élus des vrais arbitres du goût. Certains firent le voyage, en ce mardi 11 mai 1880, pour saluer une dernière fois le faux ermite de Croisset. On l’enterre à Rouen en présence d’une maigre brochette d’édiles et d’une brochette fournie de plumes parisiennes. En plus de Maupassant, le fils spirituel, toutes les chapelles du moment s’y affichent, les naturalistes (Goncourt, Zola, Huysmans), le Parnasse (Banville, Mendès, Heredia) et les spectres du romantisme (le défunt Gautier à travers son fils). C’est qu’ils ne pleurent pas tous le même écrivain, malgré l’unanimité qui se dégage déjà autour d’un mythe promis au plus bel avenir. Flaubert ou le pur artiste, Flaubert ou le culte de la perfection, Flaubert ou la victime de cet absolu.  De la presque centaine de nécrologies qu’a regroupées et étudiées Marina Girardin, l’experte de ce genre si particulier d’éloge isole les composantes de ce que le siècle suivant tiendra pour lettre d’évangile. Il est vrai que la nécrologie, finaliste par essence, porte à l’idéalisation, à la simplification. Flaubert, qui eut plusieurs manières, qui se voulut le styliste et l’adversaire du réalisme, autant que le dernier viking 1830 de fantasmagories onirique (Saint Antoine) ou historique (Salammbô), n’a pas facilité le travail de ses embaumeurs. Et Bouvard et Pécuchet n’était pas encore devenu un livre ! Retenons que la plupart des articles de presse qualifient de « cruellement illisible » l’un des plus 10 plus beaux romans de notre panthéon national. L’Education sentimentale est dite « ennuyeuse » par Brunetière, et donc de peu de conséquence. Lui tient pour Bovary, que sa date (1857) rend désormais lisible par tous et toutes, souligne Camille Pelletan, quand d’autres exaltent l’outrance flaubertienne, son romantisme, filiation où Zola voit l’indice d’un écrivain, au fond, étranger à la marche du siècle, un anti-moderne en tous sens. Nombreux, à l’inverse, se plaisent à dissocier son lyrisme ou sa langue ciselée de l’hérésie naturaliste. Cette formidable collecte aurait ravi l’intéressé, l’écrivain de l’intransitivité semblait se volatiliser à jamais, absent de de sa sacralisation comme il l’avait été de son œuvre. SG / Marina Girardin, La Mort écrite de Flaubert. Nécrologies, Honoré Champion, 68€. // Zola devait, dès 1881, agréger le texte fleuve de sa nécrologie aux Romanciers naturalistes que GF Flammarion nous donne à lire dans l’importante réédition de François-Marie Mourad (2021, 13€).

Ceux qui ignoraient n’avoir de Gabriel-Albert Aurier (1866-1892) qu’une connaissance incomplète vont sursauter à la vue du formidable volume des Editions du Sandre, aussi soigné que riche en surprises de toutes sortes (je pèse mes mots). La piété de Remy de Gourmont est un peu la cause du malentendu que lève cette publication qui fera date. Le volume des Oeuvres posthumes, publié quelques mois après la mort brutale d’Aurier par ses amis du Mercure de France, a entretenu involontairement l’idée d’un poète presque sans oeuvre, et surtout d’un critique d’art qui se fût cantonné dans la défense du symbolisme et du post-impressionnisme. Or l’ami d’Emile Bernard et le défenseur précoce de Van Gogh ne mit pas à ses curiosités esthétiques la limite qu’on croit. Sont enfin portées à notre attention les recensions du Salon, et même des Salons, couverts en 1888-1891. Leur tranchant n’est pas sans rappeler la manière de Huysmans dont Aurier a évidemment lu les recueils critiques de 1883 et 1889. Notons aussi que le jeune poète, fou et familier de Mallarmé comme de Verlaine, ne s’enferme pas dans l’esthétique qui s’invente. Benjamin-Constant, célébrité du Salon, peut simultanément lui apparaître, en 1889, comme un fournisseur de turqueries parfumées pour cocottes et un portraitiste très convenable. Ainsi Octave Mirbeau ne fut pas loin de calomnier cet esprit baudelairien en le réduisant à son militantisme en faveur de Gauguin et consorts. Aucune exclusive ne le coupe de ses admirations pour le vrai naturalisme, fût-il là encore de Salon (Dagnan-Bavouret). Etirant le corpus littéraire (roman, théâtre et poésie) de façon sensible, le volume contient enfin la correspondance révélée au moment des ventes Cornette de Saint Cyr de décembre 2016. Or ces lettres lui ont été adressées par Bernard, Filiger, Roger Marx mais aussi Renoir et même Henner. A cette hauteur, l’éclectisme n’est autre que l’autre nom de l’intelligence et de l’âme, ces armes qu’Aurier brandit contre « l’abrutissement » et « l’utilitarisme » de son époque. SG / Gabriel-Albert Aurier, Œuvres complètes, édition critique établie sous la direction de Julien Schuh, Editions du Sandre, 45€.

Généralement, les livres sur l’abstraction sont d’indigestes fourre-tout dictés par un formalisme triomphal d’arrière-garde. On nous explique que la peinture sans image (mauvaise définition de la sortie du mimétisme post-Renaissance) consacre la victoire de la matière sur l’illusion, ou, à l’inverse, de l’esprit sur l’empirique, ou encore, chez les spirites attardés, de l’indicible sur l’expérience commune, voire de la musique des formes sur leur aliénation iconique. Tous ces arguments, en se mêlant parfois, ont servi à justifier la production de tableaux, sculptures ou photographies plus ou moins affranchis de l’ancienne fonction représentative. En somme, il fallait y voir plus clair, remettre de l’historicité et de l’ordre dans l’examen d’un phénomène esthétique aux sources, ambitions et réalisations fort différentes selon les époques, les cultures et les créateurs, hommes et femmes… C’est à cela que s’emploient, avec la clarté qu’on leur connait, Arnauld Pierre et Pascal Rousseau. La « French touch », en somme, se saisit d’un objet dont les bilans, depuis l’exposition du MoMA de 1936, ont été trop longtemps abandonnés aux Américains, lesquels ignorent assez souvent l’historiographie française, et reconduisent les explications évolutionnistes d’Alfred Barr. Qu’on parle déjà d’abstraction, vers 1880, pour l’opposer aux recherches réalistes, n’en fait pas le sésame du XXe siècle. Sauf à adhérer à la croyance d’une ontogenèse du modernisme, de Gauguin et Cézanne à Kandinsky, Kupka, Mondrian et après, force est de distinguer entre les abstractions qui courent le XXe siècle et restent si vivantes aujourd’hui. Cette lecture ne rend pas les deux auteurs sourds aux échos lointains, Motherwell lecteur de Delacroix et Baudelaire, Pollock dévorant Masson, Gorky navigant entre son Arménie natale et l’adoubement d’André Breton. Ce gros livre parvient à relier aux noms attendus de nombreux inconnus du grand public auquel i il s’adresse, avec un sens accompli de la vulgarisation engagée, rare cocktail. SG / Arnauld Pierre et Pascal Rousseau, L’Abstraction, Citadelles § Mazenod, 189€.

Si le ruissellement est un concept qui a montré ses limites en matière économique, il désignerait assez bien les effets de capillarité propres à la photographie, « art moyen » au départ, et donc apte à être dévoré par les créateurs d’autres disciplines. Dès l’invention du médium, le monde des arts décoratifs crée la jonction (pionnier de la photographie, vers 1850, Jules Ziegler, peintre et potier, fait entrer dans ses clichés les autres veines de sa création). Mais le mouvement s’accuse au siècle suivant, lorsque la photographie entre dans le cursus des écoles de design et que le design, inversement, use de la photographie à tous les stades de son processus de création et de promotion (collecte dans les rues, mise au point formelle, diffusion dans les revues spécialisés qui appellent un supplément d’art dans la reproduction). Eléonore Challine, dont on a dit ici combien ses recherches sur le diasporique photographique portent leurs fruits, a dirigé ce dernier numéro de Transbordeur, l’une des plus belles et plus utiles revues du moment. Les vases communicants de la photographie et du design ont trouvé en elle une complice parfaite, forme et fond. SG / Eléonore Challine (dir.), Transbordeur, n°5, Photographie et design, Éditions Macula, 29€.

Il eût été proprement criminel de laisser dormir davantage Les Mémoires de Marcel Sauvage, oubliés dans les dossiers du Seuil, sous l’étiquette duquel ils auraient dû paraître au début des années 1980. Quarante ans après, Claire Paulhan, toujours bien inspirée, exhume donc un document littéraire de première importance. Autre choix judicieux, elle en a confié l’annotation de Vincent Wackenheim, qui décuple, au moins, le témoignage de Sauvage. Qu’on ait oublié sa poésie un peu timide, malgré ce qu’elle partage avec Max Jacob, son mentor, Salmon, Cendrars et même Cocteau, est une chose sans doute regrettable et réparable. Mais qui se souvenait que cette vie trépidante, riche de rencontres, d’électricité et d’action, pour emprunter le titre de la célèbre revue qu’il fonda, en 1920, avec Florent Fels, critique d’art qui mériterait un livre ? Sauvage, du reste, eut aussi la bosse des tableaux. Ayant survécu aux très graves blessures de la guerre de 14, celui qui avait devancé l’appel pour se battre, et publié ses premiers textes avant 1918, fait d’Action la revanche de la génération perdue. Nouvelle poésie, nouvelle peinture, nouvel élan… D’esprit libertaire, Sauvage n’est ni cubiste, ni Dada, et ne sera pas envoûté par le surréalisme, et guère plus par l’illusion bolchevique. Ce qu’il a voulu être dans l’ordre des mots s’éclaire de ses multiples accointances avec le milieu pictural. Pour qui s’intéresse à Vlaminck, Derain et Pascin entre autres, les souvenirs de Sauvage sont d’une lecture indispensable. Avec le premier, il fondera le mouvement du « vitalisme » en réaction à l’esthétisme desséchant des années 1920, mais la propension de Derain à l’ésotérisme l’aura aussi passionné. Happé par le journalisme, quand le papier était encore une puissance, Sauvage ne couvre pas seulement les expositions ; grand voyageur, il sillonne un monde en effervescence. On comprend qu’il ait cherché à primer, au sein du jury Renaudot, une littérature en prise directe avec les ambiguïtés du réel. En 1932, il poussera Voyage au bout de la nuit. Juin 40 l’encourage à rejoindre Alger où son attitude irréprochable ne l’empêche pas d’interviewer Pétain (lors d’un bref retour en métropole), soutenir Pucheu, un ami d’enfance, lors de son procès, malgré son peu d’appétence pour Vichy. Une vraie vie, de vrais mémoires. SG / Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981, recueillis par Jean José Marchand, édition annotée et préfacée par Vincent Wackenheim, Éditions Claire Paulhan, 33€.

La vie amoureuse, chez certains, n’a pas de boussole fixe, elle peut, sur un coup de tête ou l’étincelle de deux regards, changer d’hémisphère. Vous étiez aimanté par le Sud, Afrique comprise, voilà que le Nord vous agrippe et bientôt ne vous lache plus, signe que cette passade n’en était pas une. Les passions qui débutent dans la foudre ne trouvent pas toujours la bonne durée, le bon tempo. Les deux héros de Cavalier noir, car il y a un héroïsme de l’amour, se sont attendus après le premier choc, ont choisi l’épreuve de l’attente. Au départ, il en va des doutes du Narrateur, bien plus âgé que Mylena, une jeune fille comme seule l’Allemagne sait les produire, toute en lignes altières, les yeux verts, l’âme voyageuse, le goût des vocables précis et des sensations rares. En chaque Français, un lecteur de Germaine de Staël sommeille, mais ne demande qu’à se réveiller et franchir le Rhin avec armes et bagages, voire une bicyclette de compétition. Cette frontière est aussi poétique, comme la prose de Bordas, pour qui tout acte existentiel semble devoir se doubler d’un nouveau pacte d’écriture. Je connais peu d’écrivains d’aujourd’hui qui parviennent à travailler autant leur idiome et, parallèlement, à se prémunir contre l’artificiel, le chic (au sens de Baudelaire) et les fioritures inutiles. Même la conduite de l’action échappe à l’enlisement qui la menace de cet éclat verbal aussi continu que volontaire. Le français de nos romanciers, disait Aragon en pensant à son ami Drieu, doit rester « vivant ». De cela, orfèvre du stylo, Bordas est conscient. Sa palette et son phrasé, qui nous avait épatés dans le très beau Chant furieux (Gallimard, 2014), refusent le cercle de l’absolu; de même, ses deux amoureux, partis au pourchas d’eux-mêmes, ne s’y laissent pas enfermer par faux romantisme. Ils préfèrent s’abandonner au « meurs et deviens » de Goethe, et s’exilent de leurs habitudes, comme si chaque étreinte ne pouvait singer la précédente, chaque rencontre des amants dicter la suivante. Ce que nous dit Bordas, de fait, c’est que la jeunesse n’est pas affaire d’organes, ni d’orgueil, mais de consentement à la puissance des mots qui nous portent et, à l’occasion, nous rallument. SG / Philippe Bordas, Cavalier noir, Gallimard, 21€.

En librairie, le 8 septembre prochain.

MAGIQUE MANET

Le Manet de Georges Bataille roule sur deux mots, ou plutôt s’écoule entre deux extrêmes, la mort et la souveraineté. Mort de la rhétorique ennoblissante. Mort du théâtral qui maintenait la peinture dans l’illusion d’une tromperie généralisée. Mort potentielle de ces femmes, hommes et enfants que Manet tient sous la menace ou le charme de leur effacement. Souveraineté, à l’inverse, d’une peinture ramenée à sa magie primitive. Souveraineté des êtres et des choses dans leur fragilité saisissante ou leur dandysme insolent, que le lieu d’affirmation en soit la maison close, la corrida ou une simple salle de restaurant… On sait enfin que Bataille fait de l’apparent mutisme des tableaux de Manet le sceau définitif de leur victoire sur l’ancien régime de l’image. Marc Pautrel, écrivain du temps rendu sensible à lui-même, ne semble pas séparer son amour de Manet et sa passion de Bataille. Son dernier roman, d’une symétrie inattendue, traite quelques épisodes de la vie du peintre avec la liberté d’une fiction, et approche les individus qu’il a brossés comme s’ils eussent existé. Le moment biographique s’autorise donc tous les écarts, faits, dates, voyages, dont Pautrel a besoin pour camper cet artiste qui mit « toute son énergie à tenir la mort à distance ». Distance qui est une manière de proximité donc. Une élégance, dirait Bataille. Le récit, du reste, débute au milieu des fureurs de la guerre civile, au lendemain du 2 décembre 1851, quand le futur Napoléon III fit sabrer et mitrailler les émeutiers. Nous savons que le jeune Manet, 19 ans, alla méditer, le 4, sur leurs nombreuses dépouilles, cimetière Montmartre. La psychanalyse parlerait de scène inaugurale, Pautrel se contente d’en faire le premier rendez-vous avec le drame politique des modernes. Il y aura ensuite d’autres ressacs, la guerre de sécession, le Mexique, les Prussiens, la Commune, et chaque fois Manet sera au balcon, observateur et acteur du destin. La mort le frôle, puis elle s’installe, lent progrès de la syphilis, inaccessible aux médecins. La peinture, elle, pareille au toréador, « change la mort en vie ». Tant qu’il est possible, elle refuse de se laisser déposséder de son magnétisme unique et, ajoute Pautrel, de « l’idée française ». La francité de Manet, qui frappa Baudelaire et Mallarmé, est l’air un peu rocaille que respire son « peuple », ces personnages issus de son invention qui sont désormais, pour nous, de vraies personnes, plus réels que tant de nos contemporains. Sans âge, malgré l’adhérence du peintre au présent, ils ont l’éternité devant eux, c’est L’Enfant à l’épée et sa désarmante interrogation sur lui-même, Le Petit Lange à l’impériale assurance, Lola heureuse de répondre si bien au célèbre quatrain de Baudelaire, Le Matador saluant et souriant au danger, Le Fifre jouant « sa propre musique » dans un silence tendu, ou encore Olympia, chérie de Bataille et de Paul Valéry avant lui, Olympia, « propriétaire du Temps », et reine de notre attente, comme la bonne littérature. Stéphane Guégan

Marc Pautrel, Le Peuple de Manet, Gallimard, L’Infini, 16,50€.

A l’occasion du colloque Penser avec Marc Fumaroli, qui s’est tenu au Collège de France et au musée du Louvre, les 3 et 4 juin 2021, sous le titre Manet rocaille, j’ai tenté de ramener dans le cercle de Watteau, Boucher et Chardin, entre autres, ce peintre qu’on préfère situer dans le sillage de Velázquez et de Goya, conformément à la logique formaliste qui continue à sévir. Peintre d’esprit, peintre du désir, Manet ne pouvait pas ne pas rencontrer l’attrait de son siècle pour le premier XVIIIe siècle. Peu de temps après sa mort, prononçant une conférence à L’École des Beaux-Arts en janvier 1884, Jacques de Biez eut ce mot à son sujet :  » Ce Parisien du Second Empire est lié par de vives affinités avec le Parisien du règne de Louis XV. »

[ https://www.youtube.com/watch?v=f8Mug8bB3j4 ]

Femmes et pirates !

Accompagnée d’un sous-titre un rien militaire, anachronique et téléologique (« Naissance d’un combat »), l’exposition du musée du Luxembourg met légitimement en valeur un groupe de femmes qui exercèrent la peinture et l’exposèrent avec succès entre Louis XVI et la monarchie de Juillet. Elles recouvreraient enfin la visibilité qui est leur est refusée, s’agissant des années 1780-1830, dans les récits actuels de l’histoire de l’art… Certes, l’exposition exemplaire et défricheuse De David à Delacroix (Grand Palais, 1974), où les artistes du beau sexe n’étaient pas représentées à proportion de leur nombre et de leur rôle grandissant avant et après 1789, n’observait pas « la parité ». Mais la recherche, en un demi-siècle, a largement modifié le paysage traditionnel de la peinture française post-révolutionnaire. La thèse d’une occultation persistante ne résiste pas aux faits, qu’il nous suffise de citer les nombreuses expositions et publications de Margaret Oppenheimer ou de Joseph Baillio (si la première est un peu mentionnée dans le présent catalogue, le second y est tu). Et ces pionniers ne se sont pas contentés de chanter la divine Vigée Le Brun ! Ceci rappelé, reconnaissons que le projet du Luxembourg refuse d’obéir à la dialectique très en vogue des dominants / dominées, « opposition simplificatrice » (Martine Lacas) où s’évanouissent les vrais enjeux du temps, la féminisation accrue de l’espace des beaux-arts à la suite de la Révolution, la marchandisation moderne du champ pictural et la mutation du goût et des pratiques qui entraînent une fragilisation de la hiérarchie des genres et la promotion du » sensible » et du « sentiment ». Bref, la logique des « ismes » (rococo versus néoclassicisme versus romantisme) cède le pas à la logique des « tions ». Le portrait et la scène de genre y gagnent une qualité d’âme, au sens des Lumières, que l’exposition fait précisément sentir, la peinture d’histoire aussi (même dans le cas d’Angélique Mongez, pinceau réputé viril et preuve parmi d’autres que les femmes accédèrent aux modèles masculins et à l’étude de l’anatomie vivante plus tôt qu’on ne le dit). Au Salon, vitrine essentiel à toute carrière, séduire est un impératif catégorique, et les femmes, sans craindre de déchoir ou d’être ravalées à l’ordre biologique, usent des charmes de leurs sujets et de leur palette. Citons parmi les plus habiles à le faire, au-delà Vigée Le Brun, Marie-Guilhelmine Benoist et de Constance Charpentier dont on regrette l’absence de sa fameuse Mélancolie (thème que les femmes vont renouveler vers 1800), les sœurs Lemoine et leur parente Jeanne-Elisabeth Chaudet. Une hypothèse pour finir : l’éblouissant chef-d’œuvre de Nisa Villers, née Lemoine, Portrait présumé de madame Soustras laçant son chausson (notre photographie), qui détourne de sa marmoréenne froideur le célèbre antique de l’Athlète rattachant sa sandale, ne pourrait-il pas être perçu comme un manifeste anti-winckelmannien, soit la persistance et le renouvellement, par les femmes, d’une inspiration rocaille, clandestine, envoutante, loin des désirs de marbre et des coupeurs de tête. SG / Femmes peintres. Naissance d’un combat 1780-1830, catalogue sous la direction scientifique de Martine Lacas, RMN, 40€. L’absence de notices nous prive d’une exploration plus approfondie de certaines œuvres, notamment dans leur relation à la littérature du temps, il en est ainsi de la Mathilde (1805) de Madame Cottin et des amours interdites qu’elle y peint entre la sœur de Richard Cœur de lion et le frère de Saladin. Voir aussi Martine Lacas, Peintres femmes. 17890-1830, Découvertes Gallimard, Carnet d’Expo, 9,50€.

Robert Darnton en redemande ! Le tour de France qu’il effectua en 2019 dans le monde prérévolutionnaire des lettres n’a pas étanché sa soif de connaissance, il n’avait pas tout dit ou compris du filet de la contrefaçon suisse, hollandaise et allemande où étaient pris les libraires du royaume, à profit ou non, et les censeurs de la couronne. Les lecteurs de Darnton savent sa passion ancienne pour les archives de Neuchâtel qu’il découvrit, il y a plus d’un demi-siècle, en pensant y trouver de quoi alimenter une thèse sur Brissot (1754-1793), animateur de la Société des amis des Noirs avant 1789 et futur girondin promis à la guillotine. Bien plus riche que prévu, la documentation de la Société typographique de la ville, un des bastions du piratage littéraire, le détourna du révolutionnaire et le mit sur la voie d’une autre révolution, plus sourde, voire plus sournoise, celle des esprits. A son sujet, la vision du chercheur américain a connu, elle, un virage plus radical : le système monarchique de Louis XV et Louis XVI lui a longtemps semblé avoir tremblé sous le feu roulant d’une vague massive de livres séditieux, à caractère politique ou pornographique, alors qu’en vérité les livres déversés sur la France, après 1750, furent à la fois plus variés et souvent mieux tolérés par le pouvoir royal, qui pensionna quelques philosophes et n’entrava guère l’entreprise de L’Encyclopédie, publiée à Paris sur près de vingt ans. La police du roi traque les libelles qui s’attaquent à ses mœurs ou à la vertu des favorites et courtisans, elle pourchasse aussi les réseaux de la piraterie, qui lèse les libraires parisiens et contrefont des livres qui avaient été souvent agréés. On sait que Malesherbes, Directeur de la librairie entre 1750 et 1763, n’économisa pas sa peine pour œuvrer dans le sens de la tolérance et d’un moindre déséquilibre entre la capitale et les provinces (espace d’accueil et de négoce des pirates limitrophes). A l’opposition strictement idéologique et à l’explication un peu sommaire d’une littérature philosophique tout entière dédiée à détruire la monarchie, et à mener la France où l’on sait, le dernier ouvrage de Darnton substitue l’idée d’une compétition qui fut d’abord économique. C’est à partir de 1783, et devant la violence croissante des libelles vomissant sans nuance le despotisme monarchique, que Vergennes durcit le contrôle des contenus et fit monter le prix des livres interdits. La Révolution n’est pas seulement sortie d’eux. Du reste, on ne lit pas que Voltaire et le plus venimeux Rousseau. Montaigne et Montesquieu, Corneille et La Fontaine ou Fénelon, s’arrachent, quelle que soit la probité de l’édition. Il est assez piquant de voir les terres protestantes du « croissant fertile », d’Amsterdam à Genève, faire de l’argent sur le dos des Français qu’on associe à ses affaires criminelles, mais qu’on accuse allégrement de bigoterie ou de luxure. SG / Editer et pirater. Le commerce des livres en France et en Europe au seuil de la Révolution, Gallimard, NRF essais, 25€.

Son père, un rude soldat, avait chassé avec Louis XV, elle connut le Paris de Louis XVI, à l’heure où ses habitants pouvaient danser au-dessus du volcan sans comprendre que la monarchie marchait à sa fin. Les belles années de 1782-1786, la baronne d’Oberkirch en livre l’une des meilleures peintures. De très ancienne souche alsacienne, et fière de ses quartiers de noblesse, elle ne lie aucunement son protestantisme à la cause des philosophes. Son portrait de l’abbé Raynal, qui gasconne de la façon la plus désagréable aux oreilles, n’épargne guère le nouvel athéisme de salon. Mais, aux yeux de l’admiratrice de Marie-Antoinette, il y a pire parmi ceux qui remuent l’opinion publique ou gagnent la faveur de l’aristocratie, assez naïve pour se croire éternelle. D’un côté donc, Rousseau et Voltaire dont le talent ne l’aveugle pas ; de l’autre, Beaumarchais dont le Mariage de Figaro, vu et revu, l’enchante autant que l’effraie la comédie longtemps interdite. Personne n’a mieux analysé ce succès, mais il est vrai que la baronne tient la plume en 1789… « La pièce de M. de Beaumarchais attire tout Paris ; chacun en dit du mal, et tout le monde veut la voir. […] Le Mariage de Figaro est peut-être la chose la plus spirituelle qu’on ait écrite, sans en excepter, peut-être, les oeuvres de M. de Voltaire. C’est étincelant, un vrai feu d’artifice. Les règles de l’art y sont choquées d’un bout à l’autre, ce qui n’empêche pas qu’une représentation de plus de quatre heures n’apporte pas un moment d’ennui. C’est un chef-d’œuvre d’immoralité, je dirai même d’indécence, et pourtant cette comédie restera au répertoire, se jouera souvent, amusera toujours. Les grands seigneurs, ce me semble, ont manqué de tact et de mesure en allant l’applaudir ; ils se sont donné un soufflet sur leur propre joue ; ils ont ri à leurs dépens, et ce qui est pis encore, ils ont fait rire les autres. Ils s’en repentiront plus tard. » L’écriture alerte, voire en alerte, file ainsi jusqu’au bout du livre, elle est de l’école de Watteau et de Boucher, cités, et non de David, qui n’encombre pas ses souvenirs. Henriette-Louise dit les avoir rédigés pour sa fille, ne prétendant pas être un « bel esprit » ni pouvoir occuper la renommée. Ce fut sa seule erreur. SG / Baronne d’Oberkirch, Mémoires sur la cour de Louis XVI et la société française avant 1789, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 12,80€.

On n’est jamais assez Charles

Sous la verrière d’Art Paris, on étouffait. Et puis, de temps à autre, on avait envie de mettre son masque devant les yeux. Question d’hygiène mentale… Le spectacle des galeries parisiennes, ces derniers temps, nous a aussi prouvé l’admirable souplesse avec laquelle l’art qu’on dit contemporain, flexible comme un marché financier, s’est rallié la vulgate de la bienpensance. Leurs vitrines débordent de femmes dominées, de violences policières et de minorités opprimées dans un rabâchage formel qui oscille entre la figuration la plus scolaire, le néo-primitivisme le plus éculé et l’appropriation bête. Du genre : prenez une mauvaise reproduction de la Grande Odalisque d’Ingres et tatouez-la d’une formule inspirée : « Et pourtant tout cela va changer ». Mais l’art, le vrai, dans sa divine providence, se venge des meilleures causes et des prophéties vertueuses, quand le poncif remplace l’expérience, et l’opportunisme le talent. Rien de tout cela dans l’exposition de Cedric Le Corf, qui ouvre ce jour chez Lou & Lou Gallery, en plein 3e arrondissement. On y retrouve notamment la pièce la plus forte d’Art Paris, car la plus dérangeante aux yeux des tièdes, Justa ! Soit la détresse faite cheval, les pattes en l’air, « comme une femme lubrique ». Pourquoi le souvenir de Baudelaire et d’Une charogne se réveille-t-il à sa vue ? Le mélange de morbidité et de morbidesse, l’agonie tournant à la pâmoison, le déclic doit se situer là. Le sublime Voyage en Espagne de Gautier me revient aussi qui se heurte sans cesse aux chevaux éventrés de la corrida, comme à la vérité de la vie, entre Eros et horreur. Dans Champavert, Petrus Borel, ami du précédent et Jeune-France admiré de Baudelaire, salue André Vésale, l’anatomiste bruxellois du premier XVIe siècle, pour sa passion des écorchés. Vésale, un des mentors imaginaires de Le Corf…

Il est des artistes de l’inertie brutale ou de l’idée recluse, deux façons symétriques de couper l’art de la vie. Se séparer du monde et de son souffle, comme de sa fragilité accrue, Cedric Le Corf n’y a jamais consenti. Il ne pratique pas le détachement ou l’indifférence, refuse de rompre avec l’ordre de la nature. Ordre obscur, irréductible à notre raison, et d’autant plus nécessaire à fouiller, de l’intérieur, par l’énergie, elle aussi irrépressible, des formes. Plus que figuratifs, en conséquence, les sculptures, les gravures et les vastes dessins de Cedric Le Corf touchent au cœur du mystère organique dont nous sommes devenus les témoins inquiets et les passagers plus éphémères. De quoi est-il fait cet univers, le sien, qu’il dit lui-même baroque par choix expressionniste et écoute attentive du vivant où il cherche une place juste ? L’anatomie, humaine et animale, semble en être le principe organisateur, et presque la loi implacable, dont découlent des ossatures en tout genre, crânes, mâchoires, membres, fragments… On dirait de Le Corf qu’il écorche plus qu’il ne sculpte si les matières employées, du bois à la porcelaine, ne rétablissaient immédiatement la vérité de son approche. Ses œuvres les plus sombres, qui nous ramènent à Géricault et Delacroix hors de tout mimétisme, contiennent une humeur caressante, agissante, épidermique, qui n’est pas l’effet de trop habiles contrastes. Se devine plutôt, puisque baroque il y a, le souci des circulations et des mutations au sein desquelles les forces vitales se confrontent victorieusement aux puissances de la souffrance et de la mort. Le Corf n’en fait pas mystère, sa curiosité l’a toujours porté vers les humanistes les plus acharnés à comprendre la machine des corps et les fluides qui en assurent le miraculeux fonctionnement. Michel Servet, martyr de la vérité, et André Vésale, on l’a dit, appartiennent à son panthéon imaginaire, de même que Philippe Etienne Lafosse, Jacques Fabien Gautier d’Agoty ou Honoré Fragonard, le cousin du peintre galant. Chez les anciens, anatomie et dissection ne faisaient qu’une. Ouvrir pour comprendre, nulle alternative. Mais qu’en est-il en art où la « forme ouverte » reste souvent l’alibi de l’interprétation vide d’objet ? J’aime la réponse de Le Corf et sa façon de retrouver naturellement, au-delà des romantiques et de Baselitz, le chemin des grands Sévillans, de Montañés au jeune Velázquez. La représentation, chez eux, se voit soudain menacée par son réalisme même, la figuration par la défiguration. Les frontières s’effacent doucement et, pour le dire comme Le Corf, les corps deviennent des paysages. Ou des péninsules, prêtes à brouiller les règnes, les matières, la vie et son apparente négation. Stéphane Guégan

Cedric Le Corf, Péninsules, du 16 septembre au 31 octobre, Lou & Lou Gallery, 28 rue Notre-Dame de Nazareth, Paris, 75003 / 01 42 74 03 97

BAUDELAIRIANA

Rencontrant Azzedine Alaïa pour la première fois, je me rappelle m’être dit : « Ce gars est petit comme Picasso, et grand comme lui. » Enveloppé de noir jusqu’aux tennis de l’hyperactif, il vous faisait oublier sa taille dès que ses yeux et sa parole s’animaient. Francis Poulenc se disait moine et voyou. Il y avait un peu de cela chez Azzedine, travailleur et jouisseur à égalité, pour qui la conversation devait être une joie, une aventure sans mots creux, sans courtisanerie. Comme l’écrit Donatien Grau dans un livre aussi vivant que son titre, l’enfant de Sidi Bou-Saïd « avait un œil et une oreille pour toute chose ». Cette curiosité s’étendait aux individus les plus différents. Ceux et celles qui ont connu les nuits Alaïa se reconnaîtront. Aux lâcheurs, à ceux qui ne tenaient pas la vodka Petrossian ou décollaient trop tôt de la piste de danse improvisée dans la cuisine de la rue de Moussy, il réservait ses sarcasmes et ses sourires de pitié. Ils ne cherchaient pas à blesser, mais confirmaient une jeunesse inentamée, que la mort brutale, le 18 novembre 2017, nous conserve. Arletty, peut-être sa première protectrice, lui fit lire Les Fleurs du mal, à la fin des années 1950, quand elle comprit que ce couturier-là ne ressemblerait pas aux autres, aborderait le métier en poète, et en poète attentif aux leçons de la rue et à ce qu’elle révèle de l’alchimie du bon vêtement. Peu en importait le prix, seule comptait la vérité de l’alliage… La mode, pensait Baudelaire, nous confronte moins aux illusions de l’artifice et de la société qu’aux blessures de l’être, elle est vérité et élévation, réponse aux limites de la nature et du contingent, séduction et discipline. « Les autres descendent, moi je monte. » Aphorisme parmi d’autres, que Donatien Grau a eu l’heureuse idée de recueillir, il dit la fulgurante carrière d’Azzedine, qui ne sortait pas du sérail. Il résonne aussi d’une nécessité métaphysique en parfaite conformité avec les si pascaliennes Fleurs du mal. La sensualité d’Azzedine était l’autre versant de sa nature « baudelairienne », Arletty dixit. On sait que l’immense actrice française n’était pas avare de ses charmes quand les hommes lui plaisaient. Azzedine n’aura pas démérité de ce qu’elle devina en lui. La femme des années 80, ou plutôt les femmes, ce fut lui, ce furent ses vêtements, écrit Donatien Grau, qui ont changé leur vie, « qui ont affirmé leur puissance féminine, qui ont donné de la liberté et de la tenue aux corps, qui ont fait de la sexualité un pouvoir et non une oppression. » Telle demeura, pendant 40 années, sa philosophie de la mode, à l’écoute de celles qu’elle transfigurait. Dans La Vie Alaïa (Actes Sud, 21€), la sphère la plus intime et la faune des grands soirs se fondent sans se confondre. Parce que Donatien Grau s’y meut avec l’aisance d’un Alain Pacadis et la passion érudite d’un archéologue du présent , il nous donne le portrait le plus juste de l’ami disparu. SG

Faisons-nous l’écho, pour finir, d’une bonne nouvelle. Comme elles sont rares, ce serait un crime de ne pas signaler que Les Fleurs du mal ont retrouvé une place éminente dans les « nouveaux programmes de 1re » et s’incluront au BAC de 2021 (année qui marquera le deuxième centenaire de la naissance de l’écrivain et critique d’art). Avait-il disparu des textes enseignés, le plus beau livre de poésie française avec Une saison en enfer, Parallèlement et Alcools ? On n’ose le croire. Quoi qu’il en soit, Folio Classique (Gallimard, 3,20€) rafraîchit son édition des Fleurs du mal, celle procurée en son temps par Claude Pichois, que prolonge désormais le dossier pédagogique de Fanny Bérat-Esquier. Il débute par des considérations politiques et sociologiques un peu schématiques sur le siècle des révolutions et des restaurations. Car le procesus démocratique en cours, ne lui en déplaise, ne fut pas le seul privilège de la IIe République. Qu’on pense à l’atroce répression de juin 1848, que ni Baudelaire, ni Manet, n’effaceront de leur mémoire. Et puis la censure renaissante sous le Second Empire, dure pour les journaux de l’opposition, n’a pas empêché le succès des Fleurs, de Bovary et d’Olympia. Faut-il ajouter que la démocratisation de la vie publique a fait des pas de géant sous Napoléon III et que c’est un gouvernement de gauche qui nous a valu Sedan? Mieux exposée est la situation littéraire et artistique où s’insère assez habilement Baudelaire, bien que le nom de Courbet, autrement plus décisif que Champfleury, n’y soit pas prononcé. On taquinera aussi Fanny Bérat-Esquier sur son peu d’intérêt pour les frénétiques Jeune-France, source directe d’Une Charogne, comme Pichois y insistait, et de bien d’autres poèmes. De cette pièce plus que troublante et baroque, « emblématique de la transmutation d’une vision horrifiante en fleur de poésie », l’auteure donne une bonne analyse parmi les trois cas particuliers qu’elle retient à l’adresse de ses jeunes lecteurs. Fixant durablement l’image du poète supposé nécrophile, Une Charogne s’achève sur une référence à « l’essence divine », dont la carcasse, figure réversible du néant, se veut moins la négation ironique que la confirmation métaphysique. Du reste, malgré son attachement pour Walter Benjamin et la thèse du « poète lyrique à l’âge du capitalisme », Fanny Bérat-Esquier a fait son miel, comme nous tous, des analyses anti-sartriennes de Georges Blin. Elles imprègnent notamment les excellents passages du dossier sur le grand thème de la double postulation où se déchire l’individu moderne (Spleen et idéal, désir et ennui, or et boue, etc.) et se renouvelle la poésie en affrontant ce que le romantisme avait exprimé de façon moins réaliste, le Mal, le doute, la ville aimablement infâme, la mort réglée comme une horloge et ouverte sur l’inconnu… Ce poète qu’Hetzel disait « classique » en 1862 avait horreur du commun et du mensonge. Il aura joui comme nul autre du pouvoir de transfigurer notre nature fautive sans l’idéaliser, et donc la racheter, complètement. Comme Gautier, le dédicataire des Fleurs, il a fait de l’oxymore, et non plus de l’harmonie hugolienne des contraires, sa ligne de vie et de création. SG

LUCIEN SORT DES DECOMBRES

rebatet1961-3« Au fond, je n’étais qu’un critique d’art », lance Rebatet à ses juges en novembre 1946. Dans une salle électrique, la presse ricane, épiant « les yeux fous » de l’accusé et sa « trouille », autant de motifs à surenchère haineuse. Un critique d’art ! Drôle de manière de sauver sa peau pour ce « mangeur de Juifs », cet indécrottable fasciste de la première heure, « ce gnome à l’œil inquiet, vide, recuit dans le fiel ». On sourit aux ultimes transes d’un homme aux abois, qu’on a déjà condamné. N’avait-il pas « avoué » au fil des Décombres, son best-seller de 1942, d’où l’on tire alors des confessions anticipées ? Ne s’y félicite-t-il pas de ses dispositions précoces à embrasser la cause hitlérienne? Classe 1903, Rebatet n’avait pas fait la guerre, son rejet du vieux monde et des nantis n’en fut que plus virulent : « Comme beaucoup d’autres garçons de mon âge, j’avais, dès la sortie du collège, trouvé chez Maurras, chez Léon Daudet et leur disciples une explication et une confirmation à maintes de mes répugnances  instinctives. J’étais en politique du côté de Baudelaire et de Balzac, contre Hugo et Zola, pour « le grand bon sens à la Machiavel » voyant l’humanité telle qu’elle est, contre les divagations du progrès continu et les quatre vents de l’esprit. Je n’avais jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. » Un peu plus  loin, il ajoutait même une note qui, lors de son procès, magnétisa l’avocat général, une note de 1924, une note à charge désormais : « Nous souffrons depuis la Révolution d’un grave déséquilibre parce que nous avons perdu la notion du chef J’aspire à la dictature, à un régime sévère et aristocratique. » L’affaire était tranchée avant d’être instruite… Promis au peloton de Brasillach et de Laval, Rebatet est gracié par Vincent Auriol et envoyé à la centrale de Clairvaux en 1947, avant de bénéficier de la loi d’amnistie de janvier 1951.

9782221133057Sans le dédouaner de son aversion antirépublicaine et de l’antisémitisme dont il s’est toujours prévalu, peut-on les comprendre aujourd’hui en leur réalité d’époque et leurs nuances oubliées, peut-on lire Rebatet à la lumière d’une histoire qui ne s’était pas encore écrite et qu’il avait cherché, lui et quelques autres, à infléchir en révolutionnaire de droite, peut-on enfin entendre les autres passions du polémiste politique, et notamment son culte de la peinture, égal à celui qu’il rendit, avec le talent que l’on sait, à la musique et au cinéma, comme Boulez et Truffaut le dirent après la guerre, non sans un certain courage  ? Du courage, il en a fallu sans doute à Robert Laffont et aux éditeurs du Dossier Rebatet, Pascal Ory et Bénédicte Vergez-Chaignon, auxquels on doit le retour en librairie des Décombres et l’exhumation d’un passionnant Inédit de Clairvaux. Le premier avait reparu, épuré, en 1976 (Jean-Jacques Pauvert), épuré et donc dénaturé. Or tant qu’à relire les Décombres, autant les lire lestés de cette amplificatio propre au verbe pamphlétaire, comme le note Ory. On renverra aussi aux analyses d’Antoine Compagnon dans ses Antimodernes. Quelle que soit la verve de Rebatet, talent que lui reconnaissaient Paulhan et Bernard Frank, elle s’inscrit dans un courant venu de Joseph de Maistre. La possibilité d’accéder au texte princeps induit également celle d’en reprendre la mesure. Ce n’est pas le parfait vade-mecum du collabo puisque Rebatet y narre sa jeunesse frondeuse, son détachement d’un Maurras devenu trop antiallemand, la radicalisation de Je suis partout en 1936, l’approbation des accords de Munich par adhésion au nazisme et l’expérience traumatisante d’une guerre perdue d’avance. La défaite, en somme, ne fut que l’addition à payer d’un mal et d’un échec antérieurs à juin 1940, antérieurs et internes au pays.

les_secrets_de_vichyLa plume de Rebatet, si ferme soit-elle, si habile aux longues périodes proustiennes (l’un des modèles de sa jeunesse), aime à s’emballer, télescoper le noble et le vil, l’admiration et la vitupération. Arme de combat, l’invective fait loi. Au moment de son procès, très sincèrement et très logiquement, il ne pourra qu’en admettre les excès, devenus sans objet au regard d’un avenir qui s’était soudain refermé. Mais Les Décombres surprennent aussi par le soin, inverse, avec lequel Rebatet marque, par exemple, sa distance à l’égard de ce qu’il nomme l’outrance du germanisme nazi et l’aryanisation mortifère du cinéma issu de l’expressionnisme cosmopolite des années 20. Plus sensible à la vision raciale du monde qu’un Maurras, il se montre capable, comme lui, de séparer le bon Juif du mauvais, le nocif du grand artiste, pour suivre un distinguo que ses articles de Je suis partout, surtout à partir de la fin 1943 et du départ de Brasillach,  préfèrent oublier. À cette époque de bascule et de furie antibolchevique redoublée, le critique d’art se réveille. Nous avons dit ailleurs (Chronique des années noires, 2012) ce que l’histoire de l’art peut tirer de ses articles portés par une véhémence désespérée. Le chapitre VII de L’Inédit de Clairvaux – suite inaboutie des Décombres – mérite la même attention. Là se déploie l’expertise de Rebatet en matière picturale. Des Le Nain à Van Gogh, de Paul Jamot qu’il fréquenta à Camille Mauclair qu’il étrille, de son tableau du Montparnasse des années folles aux galeries de l’Occupation, sa parole a conservé valeur de témoignage. Voilà un secret et un mystère qui auraient pu rejoindre ceux du dernier livre de Bénédicte Vergez-Chaignon, l’excellente biographe de Pétain (Perrin, 2014). Ce dernier ne pouvait pas manquer à l’appel des personnalités dont l’historienne de Vichy, familière des archives, interroge aussi bien la vie politique, sous tension, que la mort souvent violente. Ses chapitres sur l’entrée de l’Aiglon aux Invalides, le calamiteux procès de Laval et les fluctuations de Darnand, hésitant jusqu’au bout entre Londres et la Waffen-SS, sont excellents. En effet, ils tiennent compte des contradictions du régime, de son patriotisme paradoxal et d’une époque à la fois moins docile et plus soumise aux exigences d’Hitler qu’on le profère aujourd’hui, afin de mieux accabler, en bloc, les hommes de Vichy.  Raymond Aron, en son temps, ne commit pas cette erreur. Tout ce qui touche au statut et au destin des Juifs souffre, en revanche, de la vulgate paxtonienne. Les magnifiques travaux du rabbin Alain Michel et de Jacques Semelin, non mentionnés en bibliographie, autorisent aujourd’hui une tout autre approche du sujet. A cet égard, on ne saurait trop applaudir à la décision du gouvernement actuel, justement soucieux de la dignité nationale, d’ouvrir davantage les archives de Vichy et de l’épuration aux historiens. Stéphane Guégan

*Le Dossier Rebatet. Les Décombres. L’Inédit de Clairvaux, édition établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon. Préface de Pacal Ory, Robert Laffont, Bouquins 30€

*Bénédicte Vergez-Chaignon, Les Secrets de Vichy, Perrin, 22€

Pour rester dans le ton

product_9782070149360_195x320C’est fou le nombre d’intellectuels juifs, de gauche et de droite, à avoir soutenu Céline dans sa reconquête, plutôt mal vue alors, de la scène parisienne à partir de 1948. On préfère ne pas en parler, bien sûr. Paul Lévy fut l’un de ces esprits supérieurs qui prirent fait et cause pour le pestiféré du Danemark. À oublier les faits, on comprend mal aussi comment Pierre Monnier épaula à son tour la résurrection littéraire  du « furieux » Ferdinand. Avant de croiser l’exilé, toujours en attente d’un jugement qui finirait par lui être favorable, le jeune Monnier (classe 1911) avait été maurrassien et lié à l’équipe de l’éphémère Insurgé, où il se frotta à Maulnier et Blanchot (lesquels avait travaillé au Rempart, en 1933, sous la direction de Paul Lévy). Il fera aussi un bref passage, sous Vichy, au ministère de la Jeunesse. Relançant Aux Écoutes en 1947, Lévy l’emploie comme illustrateur et ouvre ses colonnes à la cause de Céline. Ce n’est pas fini… Parallèlement à Paulhan et aux Cahiers de La Pléiade dès décembre 1948, Monnier entreprend de rééditer le Voyage et Mort à crédit, préalables à la publication d’inédits (Casse-Pipe), d’abord avec l’homme des éditions Froissart (maison des jeunes hussards), puis seul, seul face au tempétueux et injuste Céline. Leur correspondance, qui reparaît après un sérieux et salutaire toilettage, tonne des éclats continus du grand écrivain, si peu amène avec son complice de « galère » (son mot). Elle se place à côté des lettres échangées avec Milton Hindus, autre intellectuel juif à s’être porté au secours d’un écrivain qu’il considérait comme le plus grand que la France ait produit depuis Proust. SG
Céline, Lettres à Pierre Monnier 1948-1952, édition de Jean-Paul Louis, Gallimard, 31€.

product_9782070106851_195x320François Gibault a-t-il autant de péchés sur la conscience qu’il ait senti besoin de donner une suite à son magnifique Libera me ? L’exergue emprunté à Camus, en outre, nous rappelle que le Jugement dernier a « lieu tous les jours ». Quelle que soit la raison profonde de ce besoin d’absoute, on dévore son livre avec le même entrain diabolique que le premier volume. Trop heureux de vivre, Gibault ne demande pas à ses souvenirs, qu’il égrène en hédoniste à principes, de quoi alimenter la nostalgie des années 1950-1980. On le lui pardonnerait pourtant. Jeune et brillant avocat, marqué par son courage lors de la liquidation de l’Algérie où il a servi,  il devait se rendre vite célèbre par d’autres causes « difficiles », sa biographie de Céline et ses fréquentations œcuméniques, Lucette Destouches comme Lucien Combelle, Buffet comme Dubuffet, Sagan comme Bob Westhof…. Le beau monde, le grand monde, le milieu littéraire, le barreau, tout y passe avec moins de cruauté que sa réputation ne lui en prête. Il se montre même trop indulgent envers certaines personnes qui ne le méritent pas. Daumier et Watteau se disputent alors sa verve. Fidèle en amitié, Gibault préfère flatter son entourage, au besoin, que le blesser. Il n’exige pas, certes, qu’on le croie sur parole. Mais il a vu tellement d’horreurs, défendu tant de gens et appris d’eux, qu’il pèse les âmes avec tact et conserve même une certaine confiance en l’avenir, ce sombre horizon peuplé d’inutiles et d’importuns, qui n’ont ni son style, ni sa large compréhension des choses et de l’histoire. De bout en bout, Libera Me respecte l’esprit de jouissance et l’esprit de justice de son auteur. Ses pages sur Céline, Drieu et Maurice Ronet sont superbes, de même que ses considérations sur Charlie Hebdo, Houellebecq, le lieutenant Degueldre ou le procès de Laval. Croustillantes sont enfin les anecdotes qui touchent à Morand, Maulnier et Pierre Combescot. Quant à ses amis de l’Académie, de Pierre Nora à Jean-Marie Rouart, d’Yves Pouliquen à Pierre Rosenberg, ils seront heureux d’être immortalisés une seconde fois. Il ne reste plus qu’à espérer une suite à cette suite. SG // François Gibault, Libera me. Suite et fin, Gallimard, 19,50€

product_9782070442287_195x320De la révolution de l’exécutif qui a accouché de notre régime politique, De Gaulle fut l’acteur décisif.  Et 1958, selon la vulgate, en serait le moment et l’expression. Coup d’état, fascisme et autres noms d’oiseau, l’adversaire n’eut pas de formules trop fortes pour conspuer le « retour » du général. Belle erreur d’appréciation, se dit-on en lisant la somme de Nicolas Roussellier et son analyse du renversement des pouvoirs  au sortir de l’Occupation allemande. La Chambre est déjà condamnée à céder la plupart de ses prérogatives au Président de la République. Les guerres ne produisent pas toutes les mêmes effets. La terrible défaite de 1870 avait jeté le discrédit sur Napoléon III et le césarisme. Celle de 1914 entraîna celui du haut commandement militaire, ignorant des réalités du terrain et des boucheries consécutives aux ordres donnés à distance. La crise du printemps 1940 montra elle les limites du gouvernement face au défaitisme des supposés chefs de guerre. Reynaud, comme le dira De Gaulle, ne parvint pas à prendre sous son « autorité personnelle et directe l’ensemble des organismes militaires ». Affranchie de toute contrainte constitutionnelle, nourrie par la philosophie gaullienne de l’action, l’expérience de la France libre, Roussellier le souligne fermement, ouvre la possibilité d’une conjonction renouvelée, opératoire, et enfin efficace du militaire et du civil, expérience aussi déterminante que le bilan que De Gaulle avait tiré du premier conflit mondial. Par manque effrayant d’unité de marche entre l’infanterie et l’artillerie, des millions d’hommes s’étaient fait tuer « comme des mouches dans des toiles d’araignée ». On notera enfin, avec l’historien scrupuleux, les effets moins heureux du volontarisme de l’après-Vichy, la pagaille des 18 mois du gouvernement provisoire et le passage en bloc de réformes sociales qui auraient mérité d’être moins brutales. De Gaulle démissionna, son heure devait sonner à nouveau, douze ans plus tard. SG // Nicolas Roussellier, La Force de gouverner. Le Pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles, Gallimard, 34,50€

product_9782070146338_195x320Bonne fille, la guerre frappe les hommes indifféremment. Ainsi nombre de peintres, en dehors d’embusqués célèbres, subirent-ils le feu en 1914. C’est le cas du grand-père de Stefan Hertmans, un Gantois catholique, jeté sur le front belge, le pire, à 23 ans. Soudain la vie d’artiste s’effondra, un monde s’écroulait, un monde où Titien, Velazquez et Rembrandt semblaient avoir perdu leur raison d’être. Urbain Martien n’a pas voulu peindre sa guerre, mauvais sujet, selon lui, mais il en a enfermé l’horreur, par exorcisme, dans une suite de carnets rétrospectifs. Stefan Hertmans aura mis trente ans à les ouvrir et à comprendre la nécessité d´y puiser la matière d’un roman vrai, un roman net, brut, émouvant, proche par moments du Giono de Recherche de pureté. S’il nous touche et connaît en ce moment un succès mondial, c’est qu’il pose aussi la question de l’art comme « réconfort » ou, dirait Baudelaire, comme « consolation ». Des tranchées décrites à vif et de l’absurde surgissent donc les questions essentielles. L’omniprésence de la faucheuse avide n’y peut rien. Tel est l’homme de la guerre ou l’homme des camps en proie à son animalisation, il résiste. À l’instar des carnets d’Urbain, ce roman fourmille d’images, de tableaux, jusqu’à cette lumière chaude qui réchauffait les rats humains dans le couloir de la mort, une lumière qu’Urbain ne pouvait s’empêcher de comparer à celle de Goya. SG // Stefan Hertmans, Guerre et térébenthine, Gallimard, 25€

1038007Goya et ses amis libéraux choisirent de « collaborer » avec l’envahisseur français entre 1808 et 1814. Le trône de Joseph Bonaparte et sa gouvernance éclairée leur semblaient préférables à l’absolutisme que le futur Ferdinand VII incarnait déjà à leurs yeux. Le déchirement que ces patriotes espagnols ressentirent n’en fut pas moins certain, et on comprend que Paul Morand ait dépeint leur situation dans Le Flagellant de Séville (1951), l’un de ses plus beaux livres. Son parallèle reste à méditer… D’autant plus que Goya et son fils furent épurés, c’est-à-dire blanchis au terme d’une enquête qui dura plus d’un an. Le peintre eut à répondre de la fidélité qu’il avait jurée à Joseph et des tableaux qu’il réalisa pour le frère de Napoléon. Palimpseste qui en dit long, l’un d’entre eux a été révélé par la radiographie sous un portrait équestre de Wellington, vainqueur des Français en 1813-14. Le fil politique n’est pas la moindre vertu de la sublime exposition de Londres. Xavier Bray, son commissaire, a l’art de mêler les plaisirs de l’œil et ceux de l’intelligence. Ayant réussi à renouveler notre vision du Greco et de Zurbaran, il nous montre aujourd’hui en Goya autre chose que l’annonce de Manet et de la supposée peinture pure. Le choix du portrait se révèle payant, car il oblige, plus que les gravures et les petites toiles peintes pour soi, à réexaminer la carrière d’un artiste de cour, moins versatile que, paradoxalement, fidèle à soi. La manière dont Xavier Bray élargit la lecture historique et le corpus de son sujet fait de son catalogue un outil désormais indispensable pour la connaissance du portrait européen des années 1780-1820. Goya, a écrit son fils, eut pour maîtres Velázquez, Rembrandt et la Nature. Force est d’étendre le réseau d’influences et d’émulation aux Anglais (Gainsborough, Wright of Derby, l’américain West) et peut-être aux Français (à travers la mode pré et post révolutionnaire et peut-être l’influence de Vigée Le Brun). Goya sut aussi bien faire briller l’intelligence de son cercle éclairé (Iriarte et Jovellanos ont donné lieu à des chefs-d’œuvre) que les derniers feux de la couronne d’Espagne. En 1800, la famille de Charles IV, dans sa fière laideur et son réformisme indéniable, oppose naïvement au premier Consul la poussière sublime d’un pouvoir bien écorné. Plus grave, Ferdinand VII, bardé de regalia en 1815, a l’air d’un conspirateur agrippé à de vains accessoires. Logiquement, mais avec des œuvres peu vues en exposition et peu glosées, le parcours de Londres et son catalogue se referment sur les exilés libéraux, réfugiés à Bordeaux après 1814, loin de l’Inquisition qu’avait restaurée un roi contrefait et sans grand avenir. Bordeaux où Goya, l’esprit libre, choisit de mourir en avril 1828, cinq ans, presque jour pour jour, après l’expédition d’Espagne voulue par Louis XVIII et Chateaubriand, volant au secours de Ferdinand. Des fidèles, eux aussi. SG // Xavier Bray (dir.), Goya. The Portraits, The National Gallery Publishing, 19,90£.

PICON ENFIN !

Retour des journées Barthes de Bayonne. La ville s’est réconciliée avec l’enfant du pays. D’un pays que le destin a choisi pour lui : fils d’un marin mort en 1916, Roland vit le jour à Cherbourg… Bayonne a passé le chiffon du cœur sur les errements politiques et les frasques sexuelles d’un homme qui fait désormais sa fierté. Cette paix profite à l’œuvre. Sous le théoricien du neutre, on savoure désormais une sorte de Chateaubriand égaré chez les chantres de l’écriture glacée ou désaliénée. Comme un anniversaire n’a pas à en cacher un autre, on n’oubliera pas l’autre centenaire de l’heure.

9782021229554Né en 1915, Gaëtan Picon eut également un marin pour père. On le fête ces jours-ci, signe qu’il revient en grâce. Picon et Barthes ne s’ignorèrent pas, et s’estimaient même. Le second participa à l’hommage que le Centre Pompidou rendit au premier en 1979 : « Gaëtan Picon s’ingénie magistralement à entrer dans un art par un autre, à faire communiquer entre eux le texte et l’image », écrit alors Barthes. L’un de ses meilleurs livres, que Le Seuil réédite à l’identique, L’Empire des signes, rêverie sur le Japon et son écriture aux signifiés fluides, parut initialement dans la collection que Picon avait créée chez Skira. Suivre parallèlement le chemin de ces deux figures centrales de la vie intellectuelle française devrait tenter quelque Plutarque moderne. Il disposerait d’une matière ample et de beaux contrastes, propres à faire saigner un peu son récit : à cheval sur son gidisme et son marxisme, Barthes déteste le surréalisme, affiche un anti-gaullisme plus ou moins feutré jusqu’en mai 68… Mais les convergences s’avèreraient aussi fertiles. L’une des plus inattendues nous ramène à Chateaubriand et à son style inimitable, mélange de « cambrure royale » (Flaubert), d’ondoiement et de brusquerie, de violence et de tendresse. Ceux qui ont lu Barthes et Picon ne seront pas dépaysés. Nos deux stylistes, en outre, la cinquantaine atteinte, ont rouvert La Vie de Rancé. Ce livre du temps évolue avec lui et son lecteur. On en sort différent à tous les âges. Suspendue à la mort, la vieillesse n’a pas le choix, elle se mire dans la beauté des ruines ou se réinvente dans sa « jeunesse retrouvée » (Baudelaire). D’un côté, le réconfort ; de l’autre, les derniers orages. Les plus grands artistes, à cet égard, se plient au sort commun.

PiconPicon, aussi familier des musées que des artistes de son siècle, a consacré l’un de ses livres les plus forts au drame du « dernier tableau », à ce moment étrange où la souveraineté de l’esprit et le fléchissement de la main obligent le créateur à ouvrir un domaine qui leur est inconnu. Précédé d’une citation de la Vie de Rancé, qui avait retenu Barthes en 1965, Admirable tremblement du temps (dont L’Atelier contemporain a la bonne idée d’accompagner le reprint d’essais complices) paraît en 1970, l’année de L’Empire des signes et de la mort du général. Or le souvenir des « événements » et l’arrogance du présent ne manquent pas de se glisser parmi ces réflexions, vierges de toute amertume, sur l’œuvre ultime des maîtres. A l’heure des comptes et des ultimes étincelles, les couches du temps s’interpénètrent, tendent à cette « unité indéfinissable » qui saisit le Chateaubriand des Mémoires d’Outre-tombe. Mélancolie et foi tenace en l’existence alternent chez Picon, un siècle plus tard : il nous ouvre, ce faisant, le musée d’une vie, sans concéder quoi que ce soit au formalisme du premier XXe siècle, et notamment à celui de son cher Malraux. Visant le réel, la peinture est aussi « tableau », elle est donc forme, sens et dévoilement. Poussin, Rembrandt, Velázquez, Chardin, Goya, Ingres, Manet, Cézanne, Masson, Balthus, Giacometti, et même le dernier Picasso, suprême audace en 1970, viennent en témoigner : la vieillesse a sa beauté et Picon lui prête sa plume superbe.

Barthes, du reste, lui reconnaissait une aptitude certaine à manifester « l’unité des signes de la beauté » en croisant les forces du lisible et du visible. On sait que lui-même a chanté les peintres qui ramenaient leur langage, selon lui, à un stade pré-sémique. Une écriture sans mots, libre du « pacte de la communication » et parfois de la représentation, ce fut ainsi le privilège de Twombly ou de Masson. Mais la recherche barthésienne, très active à en juger par les publications de 2015, ignore son musée imaginaire pour ainsi dire. A Bayonne, grâce à Pierre Vilar, il nous a été permis de projeter la gravure de l’Endymion de Girodet avec laquelle Barthes a vécu. Continuera-t-on à lire S/Z, glose nécessairement sexuée de la Sarrasine de Balzac, de la même manière ? L’Album du Seuil, qui comprend une passionnante correspondance inédite et des dossiers non moins utiles, nous révèle involontairement par sa couverture une autre de ses images – typiques du goût « bourgeois » a priori honni – qui cheminèrent au long des écrits de Barthes et nourrirent leur composante homosexuelle plus ou moins latente. L’estampe en question, d’après le Daphnis et Chloé d’Hersent, fut célèbre dès après 1817 et rejoint le goût anacréontico-androgyne de cette époque hédoniste. Et quand Barthes envoie à Blanchot quelques mots en septembre 1965 – l’année de la préface géniale au Livre de Rancé – il choisit une carte postale reproduisant un Saint Jean-Baptiste de Caravage. Amour du texte, texte de l’amour, c’est tout un.

9782021188516De l’amour, toutes formes d’amour, Barthes en éveilla la flamme chez ses proches et leur témoignage est en passe de devenir un genre littéraire, comme me le souffle Francis Marmande, qui fréquenta le séminaire de la rue de Tournon lui aussi. Il n’y a aucun mal à rendre publique l’affection qui liait les phalanstériens – Barthes est le dernier fouriériste – à leur maître. Sa voix, nous dit Chantal Thomas, était « d’un autre temps » en sa douceur et sa parfaite francité. Autant que la diction perlée, les digressions enchantaient et les silences en peaufinaient la valeur oraculaire. Sade, que le structuralisme arrachait aux surréalistes, fut le sujet de thèse de Chantal Thomas. Mais elle évoque plutôt ici Le Système de la mode et son arrière-plan mallarméen, le Michelet de 1954 et sa façon d’annoncer La Chambre claire par leur commune obsession « à marquer la trace d’une disparition ». Philippe Sollers se souvient à son tour… Les années de Tel Quel et leurs solidarités de « combat » occupent une grande part de son livre, riche d’une quarantaine de lettres de Barthes (quelques cartes postales prouvent que l’homme des Mythologies avait une tendresse « coupable » pour les chromos du tourisme marocain). Sollers déroule la justesse du diariste dans ces choses vues, saisit dans sa vérité ce Barthes marié à son écriture et à sa mère. Le meilleur de ces coups de sonde concerne l’épisode chinois de 1974 (pas glorieux) et l’antigaullisme du « milieu » entre 1958 et 1968. Alors que Duras, Blanchot et tant d’autres, Barthes compris, criaient au retour du fascisme en perdant le sens des mots, et donc le sens du réel, Bataille se tenait à distance de ces guignolades. Comme Paulhan. Et Picon. Stéphane Guégan

*Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps, L’Atelier contemporain, 25€ (réédition en fac-similé, augmentée d’un cahier d’études critiques par Yves Bonnefoy, Francis Marmande, Philippe Sollers et Bernard Vouilloux).

*Roland Barthes, L’Empire des signes, Seuil, 25€

*Roland Barthes, Album, édition établie et présentée par Eric Marty, Seuil, 29€

*Chantal Thomas, Pour Roland Barthes, Seuil, 13€

*Philippe Sollers, L’Amitié de Roland Barthes, Seuil, 19€

product_9782070140473_195x320Retrouvez ma recension de l’Aragon de Philippe Forest (Gallimard) dans la livraison courante de Revue des deux mondes, ainsi que mon compte rendu de L’Âge des lettres d’Antoine Compagnon (Gallimard) dans la livraison de novembre. Depuis Les Antimodernes, Compagnon s’explique avec / sur Barthes de façon tonique. L’Album du Seuil, à cet égard, comporte un ensemble de lettres que Roland lui adressa, elles sont d’une lecture indispensable à qui veut comprendre l’évolution de leurs rapports.

TOUR D’HORIZON

Les expositions capables de dire un moment de l’histoire ou du goût ne courent pas les rues. Elles exigent travail, recherche et pensée, autant de soins devenus incompatibles avec l’industrie du divertissement. Francis Haskell et Jean Clair avaient prédit l’arrivée du spectacle muséal et des produits frelatés, affiches ronflantes et réalité décevante. Nous y sommes. Avec le public, désormais, les œuvres souffrent inutilement, dans trop de cas. Restent les exceptions, en voici.

catalogue-d-exposition-d-or-et-d-ivoire-paris-pise-florence-sienne-1250-1320La sculpture, dit-on, ne déplace pas les foules. Elles auraient bien tort de bouder l’exposition de Lens et le pont subtil qu’elle jette entre le Paris des derniers capétiens (directs) et la Toscane des cités fleuries. En l’espace de 70 ans (1250-1320), le parcours fait advenir ce qu’on appelait jadis la proto-Renaissance. Par chance, cette façon de compter le temps, et d’anticiper un avenir préconçu, déplaît aux commissaires, plus attentifs aux effets de tuilage, aux évolutions multiples, à la modernité égale du gothique parisien et du giottisme florentin. L’erreur, ils le savent, serait de faire croire à une transformation obligée du langage des formes, enfin arraché à la nuit de l’occident que serait l’obscur Moyen Âge. D’or et d’ivoire se veut et se fait lumineuse dès son départ, qui coïncide avec les nouveaux chantiers de Notre-Dame de Paris et de la Sainte Chapelle. L’admirable Tête de roi mage de Jean de Chelles se rit des mutilations de 1793, elle a traversé les siècles avec la même puissance que l’œuvre des sculpteurs toscans contemporains, et leur bagage antique plus affirmé. L’Ange de Berlin, chef-d’œuvre de Nicola Pisano, annonce la souveraineté de son clan sur la statuaire siennoise. Les plis qui s’agitent dans le manteau de Gabriel mêlent l’accent de Paris à la leçon des vieux sarcophages. On a compris que le propos est tout sauf d’opposer le Nord au Sud. Au contraire, sculptures, peintures, vitraux et manuscrits enluminés invitent à suivre, en tous sens, l’ancienne Via Francigena, qui menait de Rome à Calais. Les migrations y étaient incessantes et touchaient aux flux bancaires comme à la mode. Il suffit d’ouvrir l’œil pour saisir comment des façons de se vêtir, de se coiffer et de séduire enjambèrent aussi les Alpes vers 1300.

expo_francois_ier_gdFrançois 1er a gagné par sa vie exemplaire le privilège d’être solidement ancré dans nos mémoires et nos références. Il n’était pas encore roi que Castiglione pensait lui dédier le livre du Courtisan. La combinaison accomplie du chevalier et de l’humaniste, c’était lui, plus que tout autre prince d’Europe… L’Arétin, un peu plus tard, lui fit présent du portrait de Titien, perle du Louvre. Le Vénitien avait su injecter la vie et l’ironie gauloise au profil de médaille qu’il avait utilisée pour brosser le roi de France. Sur la question des images d’apparat – les « state portraits », disent les Américains aux oreilles longues – on lira l’excellent essai d’Henri Zerner dans le catalogue de la passionnante exposition de la Bibliothèque nationale qui vient de se refermer. Il y réévalue le chef-d’œuvre de Clouet (ci-dessus), ornement des livres d’histoire, et se sépare nettement de ceux qui n’y voient qu’archaïsme français, au regard du portrait de Titien. Zerner retourne leur argument et rappelle que François Ier, tout amateur d’art italien qu’il fût, n’adhérait pas à notre culte du neuf. En outre, devenu roi faute d’héritier mâle dans la descendance de Louis XII, il lui fallait user de l’image pour asseoir un trône de circonstances. Or, en matière de portrait royal, un précédent existait, au prestige immense alors. C’est le Charles VII de Fouquet, auteur aussi d’un portrait perdu du pape Eugène, que Vasari n’omet pas de citer… Clouet n’avait plus qu’à se rattacher au modèle du vainqueur des Anglais pour faire sens. Chantant ses vertus guerrières (Marignan !) et sa piété chrétienne, tout une « stratégie de communication », au dire des commissaires, eut à cœur de légitimer ce grand Français de François. Leur exposition, il est vrai, ne le démentait pas.

catalogue-d-exposition-de-giotto-a-caravage-les-passions-de-roberto-longhi-au-musee-jacquemart-andre-paris-Roberto Longhi est mort sans avoir pu organiser une exposition sur son bilan d’historien de l’art, il l’eût fait avec précision et flamme, comme tout ce qu’il touchait. Ses états de service, tels que le musée Jacquemart-André les évoque de façon stimulante, font plus que rêver. Si le regard est une aventure infinie, il fut le plus grand explorateur du premier XXe siècle, à l’image d’un Sterling et de quelques autres. Ces fous de peinture n’aimaient rien tant que remuer les réserves, fouiller les sacristies, scruter la moindre collection à la recherche de la rareté qui leur permettrait de mettre un nom ou une date sur un tableau sans collier. Longhi, pour sa part, ne dissociait pas le travail d’attribution du travail d’analyse. Et, suprême don, il écrivait comme un dieu. On ne saurait trop en recommander la lecture aux historiens de l’art qui nous accablent de leur jargon souvent mal dominé, double crime. La géographie de ses trouvailles et de ses marottes devrait aussi les faire réfléchir. Nullement coupé de l’art de son temps, familier des futuristes et de la peinture métaphysique, très actif sous Mussolini (ce qui lui vaudra de pouvoir voyager en Espagne sous Franco), il s’est rendu vite célèbre par ses travaux sur les primitifs (son Piero della Francesca est un must), les oubliés de la Renaissance (Cosmè Tura) et le XVIIe siècle le moins bolonais possible. Il aurait donné tout Guido Reni pour un morceau de Caravage ! A ce dernier est consacrée sa thèse de 1911. Il avait à peine 20 ans. Caravage devait l’accompagner jusqu’au bout de la nuit.

UnknownLes occasions de voir ou revoir Matisse ne sont pas rares, mais il est rare qu’elles surprennent. S’y perpétue le plus souvent le blabla habituel sur l’explosion fauve, la religion de la surface, la décantation souveraine du signe ou la sensualité chaste des odalisques… On tremble à l’idée que l’indispensable rétrospective à venir ne s’échafaude sur de telles prémisses. Mais on se rassure en visitant, à Martigny, l’exposition que Cécile Debray consacre à cet artiste qu’elle connaît très bien et s’efforce de questionner autrement. De quel poids, par exemple, pesèrent l’héritage de Gustave Moreau (l’un de ses maîtres), le dialogue occulté avec le cubisme de Picasso et surtout de Juan Gris, et les deux guerres qu’il eut à vivre en observateur inquiet (son âge le protégea des uniformes en 1914 et 1939) ? Comme le dit le titre, Matisse est à comprendre « en son temps », dans son rapport au temps, le défi des autres comme la menace du même. Admirablement, en 1919, il confiait à un journaliste vouloir « chercher quelque chose de nouveau », pour échapper au « nouveau » fossilisé d’avant-guerre et d’avant-garde. En cela, il convient de le rapprocher, comme le fait Cécile Debray à plusieurs reprises, de Picasso et Derain, contemporains capitaux, et pareillement indifférents à toute téléologie moderniste. Au sortir de la guerre, ces trois-là abandonnent à la valetaille de l’époque le pauvre privilège de marcher droit et de traverser le siècle dans les clous. Toujours, en 1919, Matisse parle d’hygiène à propos de ce que nous nommons, avec condescendance, sa « période niçoise » (bête noire de Cocteau et des surréalistes) : « Si j’avais continué dans l’autre voie, que je connaissais si bien, j’aurais pu finir en maniériste. […] Du reste, je cherche une nouvelle synthèse. » On croyait Matisse en paix avec lui-même, on le découvre en proie à ses démons de mauvais père de famille (L’Algérienne, Lorette à la tasse de café, La Culotte rouge) et ses désirs de réincarnation. Le Renoir du XXe siècle, qu’il a tant regardé, comme le prouve Augustin de Butler, l’a précédé dans l’affolement des épidermes et des repères. Sous cette lumière, la période de l’Occupation et des années 1946-1947, très présente et prenante à Martigny, offre le spectacle d’un Matisse revenu du pays des morts, et inventant, me souffle Cécile Debray, le « Modern style » des années 1950. Très fort.

9781849762564_1Restons en Suisse, puisque Marlene Dumas semble condamnée à ne jamais devoir faire l’affiche en France. Trente ans après ses premiers éclats, et le renouveau figuratif dont elle fut une actrice remarquée, elle suspend une manière de journal intime aux murs de la Fondation Beyeler. A quelques salles de là, Gauguin poursuit sa route. Dumas, qui jeune s’imaginait descendre du père des Trois mousquetaires, a trouvé à Bâle la compagnie qu’elle mérite. N’est-elle pas une artiste des frontières ? Frontière des médiums (la photographie conditionne maints tableaux), frontière des sexes (peu de femmes peintres fixent aussi bien l’Eros moderne), frontière des âges (il serait facile de montrer en quoi la prégnance des souvenirs débouche sur une forme d’autofiction picturale), frontière des cultures (une bande-son, entre punk et new wave, se mêle silencieusement à la fibre de ces images délestées du « fardeau » qu’elles sont supposées porter). Sa jeunesse, dans le Cape Town des années 1960, et la confrontation avec l’apartheid, a laissé quelques cicatrices. Et pourtant sa peinture, si réceptive à la question raciale et sociale, ne sacrifie jamais sa force expansive aux clins d’œil assommants du moralisme humanitaire, elle ne pèse pas. Dumas, du reste, sait donner de l’air à ses sujets les plus mordants ou les plus morbides, et de l’humour aux instantanées de son libertinage pornographique (Miss Pompadour, 1990). Rose et noire, en alternance ou tout ensemble, cette plongée autobiographique fait penser tantôt à Manet (Adrian Searle l’a bien senti derrière Stern, 2004), tantôt à Picasso, l’autre grand Français de son panthéon avec Géricault. Peinture référencée, et non référentielle, peinture centrée, et non nombriliste, toute la différence est là.

Unknown-1Cela se vérifie au musée d’art moderne de la ville de Paris, où Markus Lüpertz a pris ses quartiers avec l’autorité qu’on lui connaît. Une autorité que nul ne contestera à celui qui appartient au club fermé des quatre ou cinq plus grands peintres vivants (la mort précoce d’Immendorff l’a érigé, de fait, en maître de la mal nommée « bad painting » des années 1960-1980). Autorité qui ne se traduit pas seulement par l’aisance que déploient ses grands formats et sa façon de convoquer les grands ainés, de Mycènes à Polyclète, de Poussin et David à Ingres, Courbet et Manet, de Velázquez et Goya à Lovis Corinth (dont le prix éponyme le récompensa en 1990). On peut être un doctus pictor et entasser les rapines au lieu d’interroger le réel à nouveaux frais. Tel n’est pas le cas de Lüpertz, qui n’a jamais fermé les yeux sur la réalité du monde, et d’abord la réalité allemande, d’une après-guerre qui n’en finit pas d’étirer ses fureurs et ses ombres jusqu’à nous. Il y avait pourtant danger à se colleter à l’héritage du nazisme. Et, comme le jeune Kiefer, ou Richter plus récemment, Lüpertz s’est vu taxer de nostalgie alors que son art ne charrie la mémoire du IIIe Reich qu’en dévoilant ses subterfuges, ses mensonges et sa mythologie régressive. Ce faisant, il fait aussi la part du grand rêve d’énergie, et de renouveau arcadien, qui servit de paravent à la basse politique d’Hitler. Ignorer l’un, pour mieux démonétiser l’autre, eût affaibli l’acuité de son regard et la poésie souvent sombre de cet art dantesque, habité de bout en bout par les mannes d’Eschyle, et entraîné par un sens dionysiaque, et donc religieux, du baroquisme contemporain. Un demi-siècle de peinture et de sculpture s’est donc engouffré dans ce qui reste l’un des plus beaux espaces d’exposition de la capitale. L’expérience est à vivre. C’est l’une des plus fortes du moment. Stéphane Guégan

*D’or et d’ivoire. Paris, Pise, Florence, Sienne 1250-1320, Louvre-Lens, jusqu’au 28 septembre. Catalogue (Snoeck, 39€) sous la direction de Marie-Lys Marguerite et Xavier Dectot.

*François Ier. Pouvoir et image, catalogue sous la direction de Bruno Petey-Girard et de Magali Vène, BNF, 39 €

*De Giotto à Caravage, Musée Jacquemart-André, jusqu’au 20 juillet. Catalogue sous la direction de Mina Gegori, Maria Cristina Bandera et Nicolas Sainte Fare Garnot, Cultures Espaces / Fonds Mercator, 39 €.

*Matisse en son temps, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, jusqu’au 22 novembre, catalogue sous la direction de Cécile Debray, 42,50 €.

*Marlene Dumas. The Image as Burden, Fondation Beyeler, Bâle, jusqu’au 15 septembre. Catalogue, 48 €

*Markus Lüpertz. Une rétrospective, musée d’art moderne de la ville de Paris. Surprenant catalogue (Paris-Musées, 49,90€), un véritable objet éditorial,  avec des contributions d’Eric Darragon, Pierre Wat et un entretien superbe entre Peter Doig et Lüpertz himself.

J-4

6975-074407c0744-e2436Assurément l’une des deux ou trois expositions les plus décisives de la saison, Les Bas-fonds du Baroque ferme ses portes dimanche et remise sa bacchanale endiablée de peintres bambocheurs. Nos cimaises trop lissées accueillent rarement, et jamais en France, cette autre Rome des années 1610-1620, où règnent la dive bouteille, le sexe cru et le mauvais esprit. Abandonnant à leur sort les fils d’Apollon et les enfants de Saturne, Annick Lemoine réexamine la production des émules de Bacchus, réalistes nordiques, caravagesques de toutes nationalités, aussi inventifs que les partisans de la peinture idéale, mais liant les caprices de l’imagination au défi des bienséances. Ces lointains ancêtres de Courbet n’ont donc pas encanaillé l’art en pure perte. Du reste, la scénographie de Pizzi, contraste savoureux et non contre-sens, ajuste parfaitement ses faux velours et ses dorures théâtrales aux tableaux licencieux, plébéiens et outranciers, qui tirent les bas instincts vers la poésie des extrêmes et rappelaient aux amateurs de peinture moderne la complexité de leurs désirs. Poussin et Velázquez n’ont pas craint de se mêler aux piliers de taverne qui peuplaient les abords du Pincio. Les plus bruyants d’entre eux sont les Bentvueghels, une confrérie d’oiseaux de nuit dominée par les Flamands et les Hollandais de la ville éternelle.

46307332_pNe sous-estimons pas leur culte bachique, ne rions pas des rites qu’ils s’imposent, la religion des marges est estimable, comme l’est leur va-et-vient entre le bien et le mal. Hissés sur cette crête dangereuse, mais si séduisante, ivrognes, joueurs de cartes, saltimbanques, cartomanciennes, filles à soldats et magiciens de fortune ne fournissent pas de simples prétextes à exalter les sens et enflammer les cœurs. Elles et ils jouent avec les codes de la grande peinture et le rappel des vertus morales. Le jeu n’est pas gratuit puisque la condition humaine, certes imparfaite et imprévisible, s’y réfugie avec une sorte d’énergie admirable et d’empathie intacte. À la réflexion, la scatologie et les beuveries troublaient moins sans doute le spectateur d’alors que les indices d’une sexualité brutale (mais en est-il d’autre ?). L’exposition, coup d’audace, se plaît à regrouper un certain nombre d’hommes en verve, tournés vers nous, et faisant «la fica», ce geste populaire par lequel s’affirme ou s’infirme la virilité de qui il vise. Chaque sexualité, notons-le, se voit admise au paradis des affranchis. À suivre la lecture qu’en fait Dominique Jacquot, le Jeune homme aux figues de Vouet inverse le «genre» du fruit qu’il secoue avec une joie obscène… C’est que l’Arcadie, au Petit Palais, a les pieds sur terre et ne se nourrit pas de fruits stériles. «Sans Cérès et sans Bacchus, Vénus grelotte», disait Terence, dont Annick Lemoine signale les échos ici et là. Preuve, s’il en était encore besoin, que ces apôtres du plaisir avaient fait leurs classes, et ne tenaient pas la peinture pour une simple catin. Le grand Caravage, dans l’autoportrait de jeunesse qui le montre en Bacchus malade et puise à Michel-Ange, avait ouvert la voie à ces références cryptées, retournées et comme volées.

Stéphane Guégan

*Les Bas-fonds du Baroque, Petit Palais, jusqu’au 24 mai, catalogue Officina Libraria, 40€.

Dans nos Eclipses (Hazan, 2014), retrouvez la Diseuse de bonne aventure de Simon Vouet. Ce tableau de 1617 figurait comme anonyme sur les inventaires du Palais Barberini depuis 1892. Il fallut un siècle pour que l’on fît la lumière sur la toile, son histoire et son auteur. Le Français devait s’éloigner ensuite de ce réalisme poignant, sans renier toutefois la relation directe au spectateur qu’il impliquait. Quant au caravagisme interlope et international, on se reportera à la synthèse d’Olivier Bonfait (Hazan, 2012) et à l’étude très complète qu’Annick Lemoine a consacrée à Nicolas Régnier (Arthéna, 2007).